REVUE
DES
DEUX MONDES
XLVI* ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOMB XIII. — 1" JANVIER 1876,
REVUE
DES
DEUX MONDES
--*-<g51
XLVI« ANNEE, —TROISIEME PÉBIODË
TOME TREIZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1876
I
/f'^p.
LA
TOUR DE PERGEMONT
DERNIERE PARTIE (1).
XII.
Qaand on surveille un fils, il ne faut pas qu'il s'en doute. Je
revins donc au logis, où, lorsqu'il reparut, je ne lui laissai rien
pressentir de ma découverte. Jacques nous arriva sur les dix heures,
disant qu'il revenait d'une partie de chasse, et qu'il n'avait pas
voulu passer devant notre porte sans prendre de nos nouvelles.
— Tu n'as donc rien tué? lui dit M'"* Chantebel, car, contre ta cou-
tume, tu arrives les mains vides. — Pardon, ma tante, répondit-il;
j'ai déposé un pauvre lièvre dans la cuisine. — Veux-tu faire une
partie de piquet avec ton oncle? — Je suis à ses ordres.
Je vis bien que Jaquet avait quelque chose à me dire. — Allons
plutôt, lui répondis-je en prenant son bras, faire un tour de jar-
din. Vous faites grand feu pour la saison, mesdames, et on étouffe
ici.
— Voyons, qu'y a-t-il de nouveau? dis-je à mon grand enfant
de neveu quand nous fûmes seuls. Tu me parais tout à fait battu
de l'oiseau.
— Battu à fond, battu à mort, mon bon oncle ! Je vous le disais
bien, Henri va sur mes brisées. Il y a rendez-vous tous les soirs à
la tour de Percemont.
— Qui t'a dit cela?
(1) Voyez la Revue des l'"" et 15 décembre I8"'5.
8 REVDE DES DEUX MONDES.
— Non, c'est impossible, dit Henri, il n'y a pas de fontaine ce
soir. La pluie noierait nos bateaux de papier; ce sera pour un autre
jour.
Il se leva et sortit. iNinie se prit à pleurer. Ma femme voulut la
consoler. Je ne lui en donnai pas le temps, je la pris dans mes bras
et la portai dans mon cabinet pour lui montrer des images. Quand
elle fut consolée, je tâchai, sans la questionner, de voir si elle était
capable de garder un secret; je lui promis de lui faire de très beaux
bateaux de papier le lendemain et de les faire voguer sur le bas-
sin du jardin.
— Non, non, dit-elle, ton bassin n'est pas assez joli. Sur la fon-
taine du pré! c'est là que l'eau est belle et claire. Et puis il y a
Suzette qui sait m'amuser bien mieux que toi, mieux qu'Henri et
que tout le monde.
— Suzette est donc une petite de ton âge que tu as rencon-
trée là?
— De mon âge? je ne sais pas; elle est bien plus grande que
moi.
— Grande comme Bébelle?
— Oh non, et pas si vieille! Elle est très jolie, Suzette, et elle
m'aime tant!
— Et pourquoi t'aime-t-elle comme ça?
— Ah dame! je ne sais pas, c'est parce que je l'aime aussi et que
je l'embrasse tant qu'elle veut. Elle dit que je suis jolie et très ai-
mable.
— Et oîi demeure-t-elle, Suzette?
— Elle demeure... dame! je crois qu'elle demeure à la fontaine;
elle y est tous les soirs.
— Mais il n'y a pas de maisons.
— C'est vrai. Alors c'est qu'elle y vient pour moi, pour me faire
des bateaux.
— C'était donc là ton grand secret avec Henri?
— .l'avais peur que Bébelle ne me défende de sortir.
Je vis que l'enfant n'avait pas été mise dans la confidence, et
qu'elle oublierait facilement la prétendue Suzette, si elle ne la voyait
plus avant le retour de sa mère. Je vis aussi pourquoi Henri avait
été si pressé d'arranger le vieux gîte de Percemont, car, en dépit
de la pluie, il s'y rendit comme il l'avait promis, et ne rentra qu'à
dix heures. Dès que sa mère fut couchée, il me parla ainsi :
« Je t'ai menti l'autre jour, mon cher père. Permets-moi de te
raconter ce soir une histoire vraie; mais pour débuter vite et
clairement, lis cette lettre que j'ai reçue par la poste la veille de la
Saint-Hyacinthe.
LA. TOUR DE PERCEMONT. 9
« Monsieur, rendez un grand service à une personne qui a foi en
votre honneur. Soyez demain soir à la fête de Percemont, j'y serai
et je vous dirai à l'oreille le nom de Suzette. »
« Tu vois que l'orthographe est un peu fantaisiste. J'ai cru à une
frivole aventure ou à une demande de secours. Je t'ai suivi à la
fête, j'y ai vu Jacques faisant danser une ravissante villageoise dont
il paraissait très épris, et qui, en passant près de moi, m'a lancé
adroitement à l'oreille le nom convenu : Suzuite.
« Je l'ai invitée à danser avec moi, au grand déplaisir de Jacques,
et nous nous sommes rapidement expliqués durant la bourrée.
« — Je suis, m'a-t-elle dit, non pas Suzette, mais Marie de
Nives. Je demeure cachée à Vignolelte. Emilie , mon excellente,
ma meilleure amie, ne me sait pas ici, et son frère Jacques n'est
pas content de m'y voir. Je ne les ai pas mis dans mon secret,
ils m'eussent dit que je faisais une folie; cependant cette folie, je
veux la faire, et je la ferai, si vous ne me refusez pas votre secours
et votre amitié. Je les réclame, j'en ai le droit. Vous m'avez fait
beaucoup de mal sans vous en douter. Yous m'avez écrit, quand
j'étais au couvent de Puom, des lettres de moquerie où on a vu des
crimes. A cause de ces malheureuses lettres, on m'a retirée de ce cou-
vent, où j'étais aimée et traitée avec douceur, pour me cloîirer du-
rement à Clermont. Jacques m'a aidée à me sauver. J'ai été consulter
à Paris, je sais maintenant mes droits, et je les ferai bientôt valoir;
mais si je condamne ma belle-mère, j'ai au cœur un désir tendre
et ardent, je veux voir sa fille, la fille de mon pauvre père, ma pe-
tite sœur Léonie. Elle est chez vous, faites que je la voie. Le mo-
ment est favorable et ne se retrouvera peut-être plus. Toute votre
famille est ici, l'enfant est seule avec sa bonne dans votre maison.
J'ai de bons espions à mes ordres, je suis renseignée. Conduisez-
moi chez vous, introduisez-moi auprès d'elle. Je la regarderai dor-
mir. Je ne l'éveillerai pas, je l'aurai vue, et je vous en aurai une
reconnaissance éternelle.
« Le moment et le lieu ne se prêtaient pas à la discussion. Je ne
sais pas encore quelle réponse j'eusse faite sans un incident mala-
droitement provoqué i)ar la jalousie de Jacques. 11 éteignit le fanal,
et, dans la confusion qui s'ensuivit, M"'' de iNives, saisissant mon
bras avec une force nerveuse extraordinaire, m'entraîna dans les
ténèbres en me disant : — A présent! Dieu le veut, vous voyez!
allons chez vous !
(( J'étais littéralement aveugle. Ce fanal qui crève les yeux ayant
été brusquement supprimé, je marchais au hasard, et ma compagne
semblait me conduire. Au bout d'un instant, je reconnus que nous
marchions dans la direction de la prairie, et que nous n'étions pas
10 REVUE DES DEUX MONDES.
seuls. Un homme et une femme marchaient devant nous. — C'est
ma nourrice avec son mari, me dit M'^^ de Nives; ce sont des gens
sûrs, ne craignez rien, j'en ai encore d'autres à mon service. J'ai
la bonne de ma sœur qui a été renvoyée, et qui espionne pour moi.
« — Savez-vous, lui dis-je, qu'avec ces manières d'agir vous
m'inquiétez un peu?
» — Gomment cela?
tt — Vous avez peut-être le projet d'enlever l'enfant pour tenir
la mère à votre discrétion? Je vous avertis que je m'y opposerai ab-
solument. Elle a été confiée à mes parens, et, bien que cette con-
fiance soit un peu étrange, nous sommes responsables et considé-
rons le dépôt comme sacré.
(t — ■ Vous avez une bien mauvaise opinion de moi! reprit- elle;
on vous a certainement dit beaucoup de mal sur mon compte. Je
ne le mérite pas, et je me résigne à attendre que l'avenir me jus-
tifie.
« Elle a une voix cristalline, d'une clarté et d'une douceur péné-
trantes. Je me sent^ honteux de mes soupçons. Je voulus en atté-
nuer la brutalité. — Ne parlons pas, me dit-elle, cela nous retarde,
courons! — Et elle m'entraîna sur la pente de la prairie, effleurant
à peine le sol, légère comme un oiseau de nuit.
(t Arrivés à la porte du jardin, nous nous arrêtâmes un instant.
— Je n'ai pas encore trouvé, lui dis-je, le moyen de vous introduire
auprès de l'enfant sans que vous soyez vue par la femme chargée
de la garder. Je vous avertis que M"® Ninie couche dans la chambre
de ma mère, et qu'en attendant la rentrée de celle-ci, une bonne
installée sur un fauteuil dort d'un sommeil peut-être fort léger. Je
n'en sais rien, c'est une jeune paysanne que je ne connais pas.
tt — Je la connais, moi, répondit M"* de Nives : elle est venue
chez Emilie, il y a quinze jours, pour demander de l'ouvrage. Nous
lui en avons donné, et je sais qu'elle est douce et bonne. N'ayez
pas d'inquiétude. Je sais aussi qu'elle dort profondément; elle a
passé une nuit chez nous, il a fait un orage épouvantable qu'elle n'a
pas entendu. Allons, vite, entrons!
« — Permettez ! vous entrerez seule avec moi. Les personnes qui
vous accompagnent resteront ici à vous attendre.
« — Naturellement.
(c Je la conduisis sans bruit à la chambre de ma mère en la gui-
dant à travers les corridors sombres. J'entrai doucement le pre-
mier. La petite bonne ne bougea pas. Une bougie brûlait sur une
table derrière le rideau. M"'' de Nives la prit résolument pour re-
garder l'enfant endormie ; puis elle me la rendit, et, s'agenouillant
près du lit, elle colla ses lèvres à la petite main de Ninie en disant
LA TOUR DE PERCEMONT. H
comme si elle eût prié Dieu : — Faites qu'elle m'aime, je vous jure
de la chérir !
« Je lui touchai doucement l'épaule. Elle se releva et me suivit
avec soumission au jardin. Là elle me prit les deux mains en me
disant : — Henri Chantebel ! vous m'avez donné la plus grande joie
que j'aie éprouvée dans ma dure et triste vie, vous êtes maintenant
pour moi comme un de ces anges que j'invoque souvent et dont la
pensée me donne du calme et du courage. Je suis une pauvi'e fille
sans esprit et sans instruction : on m'a élevée comme cela, on l'a
fait exprès, on voulait m'abrutir pour me neutraliser; mais ma lu-
mière, celle dont j'ai besoin pour me conduire, me vient d'en haut,
personne ne peut l'éteindre. Ayez confiance en moi comme j'ai eu
confiance en vous. C'est si beau, la confiance! sans elle, tout est
mal et impossible. Faites que je revoie ma sœur, et que j'entende
sa voix, que je lise dans son regard, que je reçoive son premier
baiser. Laissez-moi revenir demain, déguisée comme aujourd'hui.
Songez que personne ne connaît ma figure, que vos parens ne
m'ont jamais vue, que M™" de Nives elle-même ne me reconnaîtrait
peut-être pas, car elle ne m'a pas vue depuis bien des années. Je
me cacherai quelque part, vous amènerez Léonie de mon côté, vous
serez là, vous ne la quitterez pas. Faut-il vous le demander à ge-
noux? Tenez, m'y voici.
« Un peu inquiet de son exaltation, mais vaincu par le charme
qui émane d'une personne si étrange, je lui donnai rendez-vous à la
tour de Percement pour le lendemain à la nuit tombante, promet-
tant de trouver jusque-là un moyen de lui conduire sa sœur, et je
lui demandai la permission de vous informer du fait. — Oh ! non,
pas encore! s'écria-t-elle. Je dirai tout à votre père moi-même,
car j'ai beaucoup à lui dire, et il sera bien obligé de m'entendre,
c'est son devoir envers M'"^ de Nives et envers ma sœur. Je peux
les ruiner, mais je ne le veux pas. Seulement il y a une chose sur
laquelle je ne peux pas encore être décidée; il me faut revoir l'en-
fant, et, si vos parens s'y opposaient, je ne pourrais plus savoir ce
que je dois faire. Jurez-moi de me garder le secret pour quelques
jours seulement.
(t — Allons, je le jure! Mais Jacques? Que lui dirai-je, s'il vient
m'interroger ?
« — Il ne vous interrogera pas.
« — N'est-il pas votre fiancé?
K — Non; il ne m'est rien qu'un ami généreux et admirable.
« — Mais il vous aime. Voyons ! cela est bien clair.
« — Il m'aime, oui, et je le lui rends de tout mon cœur; mais
il n'y a pas un mot d'amour entre nous...
12 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Vous jurez de me garder le secret?
« — Je le jure. Oh ! que je vous aime !
(( — Pas tant que Jacques?
(( — Encore plus !
« Là-dessus elle s'enfuit avec ses acolytes, me laissant stupéfait
et quelque peu étourdi de l'aventure.
« Le lendemain, c'est-à-dire avant-hier, j'ai avisé la fontaine du
pré comme le lieu de rendez-vous le plus favorable. J'ai pu avertir
la Charliette, cette nourrice dévouée, qui est venue dans le jour
explorer le bois de Percemont, afin de s'y reconnaître sans suivre
les chemins tracés. C'est une femme adroite et prévoyante. Je lui
ai de là-haut montré la fontaine, le sentier des vignes qui y con-
duit. J'ai enlevé les clôtures, et le soir même, tout en jouant avec
Ninie, je l'ai portée sans l'avertir de rien auprès de sa sœur, ca-
chée sous les saules. La connaissance a été vite faite, grâce aux
bateaux de papier ; mais je dois dire que la passion de M"** de Nives
pour cette enfant a été comme un aimant irrésistible. Au bout d'un
instant, Léonie s'est pendue à son cou et l'a dévorée de caresses.
Elle ne voulait plus la quitter. Je n'ai pu la reconduire à sa bonne
qu'en promettant de la ramener le lendemain à la fontaine et h Su-
zette.
« Hier encore j'ai tenu parole. Suzette avait bourré ses poches de
papier rose et bleu de ciel. Elle faisait avec une adresse de re-
ligieuse de charmantes embarcations qui flottaient à ravir; mais
Ninie ne s'amusait pas comme la veille : elle s'était mis dans la
tête de ne plus quitter Suzette et de l'amener ici pour en faire sa
bonne. J'ai eu de la peine à les séparer; enfin ce soir, pour la der-
nière fois, j'ai vu M"® de Nives au donjon, où il était convenu qu'elle
irait m' attendre. Je jugeais cette entrevue inutile à ses projets, et
c'est à regret que je m'y suis prêté, puisque le mauvais temps
m'empêchait d'y conduire Léonie. Je m'y suis rendu avec un peu
d'humeur. C'est une personne irritante que M"^ de Nives. Elle se
jette à votre cou, moralement parlant. Elle a des inflexions de ten-
dresse et des expressions de reconnaissance exagérée qui ont dû
troubler profondément le pauvre Jaquet, et qui m'ont causé plus
d'une fois de l'impatience; mais on ne sait comment lui manifester
le blâme qu'elle provoque. Elle n'est pas affectée, elle ne pose pas,
elle est naturellement hors du vraisemblable, et pour(ant elle est
dans le vrai quand on peut accepter son point de vue. Nous avons
causé deux heures, tête à tête dans le donjon, où j'avais allumé un
grand feu de pommes de pin pour sécher ses vêtemens mouillés. Il
a fallu la réchaufler malgré elle. Intrépide et comme insensible à
toutes les choses extérieures, elle avait marché en riant sous une
LA TOUR DE PERCEMONT. 13
pluie battante et riait encore en me voyant inquiet pour sa santé.
Elle n'éprouvait pas plus d'embarras et de crainte à se trouver seule
avec moi, venant à un rendez-vous facile à incriminer, que si j'eusse
été son frère. La nourrice se tenait en bas, dans la cuisine, se chauf-
fant aussi et ne s'inquiétant pas plus de nous laisser ensemble que
si les excentricités de ce genre n'avaient rien de nouveau pour elle.
Tout cela eût pu monter la tête à un sot ambitieux, car M"^ de iNives
est un beau parti, et elle n'est pas difficile à compromettre; mais tu
as assez bonne opinion de moi, j'espère, pour être bien certain que
je ne lui ai pas fait la cour et ne la lui ferai pas. Voilà mon roman,
cher père. Dis-moi maintenant ce que tu en penses, et si tu me
blâmes d'avoir laissé la partie adverse^ — car ma mère prétend que
tu es le défenseur et le conseil de la comtesse, — embrasser à votre
insu sa petite sœur Ninie. »
XIII.
— Réduite à ces proportions , l'affaire n'est pas grave, répon-
dis-je; mais tu ne m'as pas dit le plus important, votre conversation
de ce soir, votre unique conversation , car, jusqu'à ce moment, vous
n'avez pu échanger que des mots entrecoupés et vous n'aviez pas
été seuls ensemble.
— Si fait! les deux jours précédens, je l'ai reconduite jusqu'à
mi-chemin de Vignolette par les bois; la nourrice, je devrais dire la
duègne, marchait à distance respectueuse.
— Alors tu sais quels sont ces grands projets dont M"« de Nives,
ta cliente, à toi, doit m'entretenir?
— Une tentative de conciliation entre elle et sa belle-mère;
M"^ de Nives veut être libre de voir sa sœur de temps en temps.
— Je crois que les entrevues seront chères, et puis le moyen de
rendre l'engagement sérieux! Marie de Nives n'a aucun droit sur
Léonie de Nives, et la loi ne lui prêtera aucun appui.
— Elle compte sur toi pour trouver ce moyen.
— Est-ce que tu en vois un?
— J'en vois mille, si ta cHente n'a en vue que l'argent, comme
le prétend la mienne. Il s'agit de l'intéresser à la durée de l'amitié
des deux sœurs.
— Tout paraît simple quand on prend des suppositions pour des
faits acquis. Je suppose, moi, que ma cliente, puisque cliente il y a
selon toi, ait pour sa belle-fille un éloignement invincible? qu'elle
combatte pour la fortune, mais que ce soit uniquement en vue de
sa fille, et qu'après tout elle l'aime mieux pauvre qu'exposée à l'in-
fluence d'une personne dont elle pense le plus grand mal?
14 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu plaideras auprès d'elle pour la pauvre Marie!
— La pauvre Marie a pu être fort à plaindre dans le passé, mais,
depuis qu'elle est libre, je t'avoue qu'elle m'intéresse médiocrement.
— Tu ne la connais pas encore!
— Je l'accepte telle que tu me la dépeins, telle que Jacques me
l'a racontée. Vos deux versions rédigées différemment sont très
conformes quant au fond. Je crois doue la personne excellente et
très pure d'intentions; cela suiïit-il pour être une femme de mé-
rite, un être .sérieux, capable de diriger une enfant comme Léonie
et d'inspirer quelque confiance à sa mère ? Je ne la crois pas ca-
pable, moi, d'inspirer de respect !
— Si fait! Je te jure qu'elle en est fort capable.
— C'est-à-dire que tu as été fort ému auprès d'elle, et que tu as
su le lui cacher par respect pour toi-même !
— Ne parlons pas de moi; je suis en dehors de la question. Par-
lons de Jacques.
— Jacques a été encore plus ému et probablement plus timide
que toi. Jacques est un séducteur dont une personne tant soit
peu bien élevée ne doit pas beaucoup redouter les roueries et les
profondeurs. Veux -tu que je te dise? je ne la crois pas en dan-
ger, ta cliente; mais je la crois dangereuse. Je la vois dans une
situation fort agréable et même divertissante, puisqu'elle trouve
moyen de concilier dans sa conscience, obscurément éclairée d'en
haut... ou d'en bas, les plaisirs frivoles de la vie avec les extases
célestes. Elle caresse au couvent l'idée d'être une Vierge sage, mais
elle a les instincts d'une vierge folle, et, du moment qu'elle re-
pousse le frein de l'austérité de toutes pièces qui fait la force du
catholicisme, je ne vois pas bien où elle pourra s'arrêter. Elle n'a
rien à mettre à la place de ce joug terrible, nécessaire aux esprits
sans culture et par conséquent sans réflexion. Elle n'a aucune philo-
sophie pour se créer une loi à elle-même, aucune appréciation de
la vie sociale et des obligations qu'elle impose. Elle se fait du de-
voir une idée fantastique, elle cherche le sien dans des combinai-
sons de roman, elle n'a pas la m.oindre idée de la plus simple des
obligations morales. Il lui plaît de quitter le couvent avant l'heure
très prochaine que la loi fixait à sa délivrance; elle ne saurait pas
trouver un appui sérieux pour cette équipée, elle accepte celui
d'une femme qui spécule sur la libéralité des prétendaus qu'elle lui
recrute. Elle trouve donc naturel d'accepter Jacques Ormonde pour
son libérateur, elle va passer huit jours en tête-à-tête avec lui, et,
comme il ne lui inspire pas d'amour, je comprends ça, elle se soucie
fort peu de celui qu'il peut éprouver, 'des espérances qu'il doit con-
cevoir, des colères et des souffrances qu'elle lui impose.
LA TOUR DE PERCEMONT. 15.
— Mon père, elle les ignore, elle ne se doute pas de ce que
l'amour peut être!
— Tant pis pour elle ! Ce qu'une femme ne sait pas, il faut
qu'elle le devine; autrement il n'y a pas de femme, il y a un être
hybride, mystérieux, suspect, dont on peut tout craindre. Qui
sait où l'éveil des sens peut entraîner celui-ci? Je crois, moi, que
déjà les sens jouent un grand rôle dans cette angélique chasteté
qui pousse la demoiselle des bras de Jacques dans les tiens.
— Disons du bras de Jacques au mien; elle n'a cherché et trouvé
que des protecteurs.
— Un protecteur improvisé, c'est déjà beaucoup. Deux, c'est
beaucoup trop pour deux mois de liberté! Pourquoi cette héroïne de
roman n'ar-t-elle pas su vaincre ma répugnance à la connaître et à
l'écouter? Puisqu'elle sait si bien se déguiser, il fallait entrer ici
comme servante, nous en cherchions une pour garder l'enfant!
— Elle y a songé, mais elle a craint la clairvoyance de ma mère,
qu'elle sait prévenue contre elle.
— Elle a craint ta mère et elle m'a craint! Invitée par Miette,
par Jacques à se confier à moi, elle n'a pas osé; elle n'ose pas en-
core. Elle aime mieux s'adresser à toi pour voir sa sœur, comme elle
s'est adressée à Jaquet pour s'échapper de sa cage. Yeux-tu que je
te dise pourquoi?
— Dis, mon père.
— Parce que l'appui des jeunes gens est toujours assuré à une
jolie fille, tandis que les vieux veulent qu'on raisonne. La beauté
exerce un prosélytisme rapide. Un jeune homme est matière inflam-
mable, et ne résiste pas comme un vieux avocat incombustible. En un
clin d'oeil, avec un regard tendre et un mot suppliant, on a de bril-
lans chevaliers, prompts à toute folle entreprise. On leur confie ses
plus intimes secrets; il leur plaît fort, à eux, d'être pris pour confi-
dens. La confiance n'est-elle pas la suprême faveur? On les amorce
ainsi, et tout aussitôt on les gouverne. On accepte leur amour
pourvu qu'ils n'expriment pas trop clairement leurs désirs, on les
expose sans scrupule à des scandales, on se sert de leur argent...
— Mon père!..
— Pas toi! mais Jacques y est déjà pour une belle somme, je
t'en réponds. On est riche, on s'acquittera, on conservera une re-
connaissance sincère pour les deux amis, sauf à en épouser un troi-
sième; les autres se débrouilleront comme ils pourront. Je te le
dis, mon garçon, il y a un ange avec qui tu viens de passer deux
heures d'un tète-à-tète enivrant et douloureux à la fois; mais sous
cet ange, il y a une dévote ingrate, et peut-être une coquette con-
sommée. Prends garde à toi, voilà ce que je le dis I
16 REVUE DES DEUX MONDES.
En m'écoutant, mon fils tisonnait fiévreusement, les yeux fixés
sur la braise, le visage pâle en dépit de la lueur rouge qu'elle lui
envoyait. Il me sembla que j'avais touché juste.
— Alors, dit-il en relevant et en fixant sur moi ses grands yeux
noirs si expressifs, tu me blâmes d'avoir servi les desseins de cette
demoiselle ?
— Moi? pas du tout! A ton âge, j'eusse agi comme toi; je te dis
seulement de prendre garde.
— A l'amour? Tu me prends pour un écolier.
— Il n'y a pas si longtemps que tu l'étais, et c'est tant mieux
pour toi.
Il réfléchit quelques instans et reprit : — C'est vrai ; il n'y a pas
si longtemps que j'étais épris de Miette , qu'elle me faisait battre
le cœur, qu'elle m'empêchait de dormir. Miette est beaucoup plus
belle à présent surtout, elle a une expression,... et je ne vois pas
que la fraîcheur et la santé nuisent à l'idéal dans un type de femme.
Les statues grecques ont la rondeur dans la poésie. M"^ de Nives
est jolie comme un petit garçon. Sa pâleur est affaire de fantaisie.
Et puis ce n'est pas la beauté qui prend le cœur, c'est le carac-
tère. J'ai étudié ce caractère-là, caractère tout nouveau pour moi,
avec plus de sang-froid que tu ne penses, et dans tout ce que tu
viens de dire je crois qu'il y a beaucoup devrai, l'ingratitude sur-
tout ! Je n'ai pu m'empêcher de lui dire qu'elle faisait trop souffrir
Jacques ; elle se croit justifiée en disant qu'elle ne lui a rien pro-
mis.
— Elle fait quelque chose de pire, à quoi tu n'as pas songé. Elle
travaille à compromettre Emilie.
— J'y ai songé, je le lui ai dit. Sais-tu ce qu'elle m'a répondu?
« Emilie ne peut pas être compromise. C'est une pureté au-dessus
de toutes les souillures. Si l'on venait à dire qu'étant chez elle je
me suis conduite follement, toute la province répondrait d'une
seule voix que c'est contre le gré ou à l'insu de votre cousine. Et
vous d'ailleurs, ne seriez-vous pas là pour crier aux détracteurs :
Vous en avez menti! La preuve qu'elle est respectable, c'est qu'elle
est ma fiancée, et que je l'épouse. »
— Eh bien ! et toi? qu'as-tu répondu à cette question très di-
recte?
— Je n'ai rien répondu. Il me répugnait de parler d'Emilie et de
mes sentimens secrets avec une personne qui ne comprend rien aux
senti mens humains.
— Je regrette que tu n'aies rien trouvé à répondre.
— Dis-moi, père, crois-tu qu'Emilie...
— Eh bien ! Emilie...
LA TOUR DE PERCEMONT. 17
— Elle doit savoir que son amie s'absente tous les soirs depuis
quelques jours ?
— Il me parait impossible qu'elle l'ignore ! La maison de Vigno-
lette est grande; mais, quand on y vit tête à tête, l'absence de l'un
des deux hôtes doit être remarquée.
— M"« de Nives prétend qu'Emilie ne lui fait pas de questions et
ne témoigne aucune inquiétude. Comment expliques-tu cela?
— Par la religion d'une généreuse hospitalité. Vois sa lettre
d'hier.
Henri lut la lettre et me la rendit. — Je vois, dit-il, qu'au fond
du cœur la bonne et chère enfant blâme sa bizarre compagne. Elle
n'a pas tort! As-tu remarqué qu'elle fût triste la dernière fois que
tu l'as vue?
— Triste, Emilie? non, mais mécontente.
— Mécontente de M"'' Marie?
— Evidemment.
— Et peut-être aussi de moi ?
— Je ne sache pas qu'elle ait songé à toi.
— M"« de Nives prétend que Miette a un grand chagrin.
— Pour quelle cause?
— C'est ce que j'ai répondu, il n'y a pas de cause. Miette n'a
pas d'amour pour moi.
— Et tu as ajouté : Je n'en ai pas pour elle?
— Non, mon père, je n'ai pas dit cela, je me suis abstenu de
parler de moi-même; cela ne pouvait pas intéresser M"' de Nives.
Quel jour veux-tu la recevoir?
— Ici, elle risque de rencontrer sa belle-mère, qui peut, qui doit
revenir d'un moment à l'autre pour chercher sa fille.
— M'"^ de Nives ne peut pas revenir encore, elle est malade à
Paris.
— Qui t'a dit cela?
— M"« de Nives la fait surveiller. Elle a pris la grippe en courant
Paris et la banlieue pour la surprendre dans quelque flagrante de-
licto favorable à ses projets hostiles; mais elle n'avait que de
fausses indications, elle n'a rien découvert.
— Alors que cette demoiselle vienne demain au donjon avec
Miette. Ta mère va rendre des visites à Riom, elle ne saura rien.
Je veux que tu assistes à l'entrevue, puisque tu es le conseil de
M"« Marie. Je ferai peut-être comparaître aussi maître Jacques, et
je donnerai l'ordre qu'on nous amène un instant Léonie. Je veux
voir par mes yeux si cette grande passion pour l'enfant est sincère.
Allons dormir. Demain, de bon malin, j'enverrai un exprès à Vi-
gnolette et peut-être à Champgousse.
TOMB XIII. — 1876. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, j'écrivis à Emilie et à son frère. A midi, je montai
au donjon avec Henri et la petite Léonie. JNous y trouvâmes Miette
avec M'^'' de Nives. Jacques, qui demeurait plus loin, arriva le dernier.
Mon premier mot fut un acte d'autorité. La Gharliette était sur
le seuil de la cuisine et y entra vivement en m'apercevant; mais je
l'avais vue, et, m'adressant à M'** de Nives, je lui demandai si c'é-
tait par son ordre que cette femme était aux écoutes. M"'= de Nives
parut surprise, et me dit qu'elle ne l'avait point amenée. — Dès
lors, lui répondis-je, elle vient ici pour son compte, et je vais la
prier de s'en aller. — J'entrai dans la cuisine sans donner à Marie
le temps de me devancer, et je demandai à la Gharliette éperdue
ce qu'elle venait faire chez moi. Elle répondit qu'elle était venue se
mettre aux ordres de mademoiselle. — Mademoiselle n'a pas be-
soin de vous, allez-vous-en. Je vous défends de jamais remettre les
pieds chez moi sans ma permission.
— Ah! s'éciia la Gharliette d'un ton dramatique, je vois que ma
chère demoiselle est perdue! Vous êtes tous contre elle!
— Sortez, repris-je, et plus vite que cela!
Elle partit furieuse. Je rejoignis les dames à l'appartement res-
tauré par Henri. M"*" de Nives avait son costume de villageoise, qui
la rendait merveilleusement jolie, je dois le dire. Léonie s'était je-
tée dans ses bras, elles étaient inséparables. Emilie aussi caressait
l'enfant et la trouvait charmante. Je vis qu'au dernier moment elle
avait été mise dans toutes les confidences. Henri me paraissait un
peu embarrassé dans son attitude. H entendit à propos le galop du
poney de Jacques et descendit pour l'aider à le mettre à l'écurie.
Pendant ce temps, allant et venant, et sans avoir l'air de vouloir
entrer encore en madère, j'observais les traits et les attitudes de
M'^* de Nives. Je la trouvai naïve et sincère. Ce point acquis, j'exa-
minai ma nièce; elle était changée, non pâlie ni abattue, mais sé-
rieuse et comme armée pour un combat quelconque de haute et
magnanime volonté.
Jacques entra, on se dit bonjour. H baisa respectueusement la
main que lui tendait sans embarras M"^ de Nives. H était fort dé-
contenancé par l'étonnement et l'inquiétude. H avait l'air de se pré-
parer à une crise, et de n'avoir rien prévu pour la conjurer.
— A présent, dis-je à M"^ de Nives, nous avons à parler de choses
qui ennuieraient fort M''*" Ninie. Elle va jouer là, sous nos yeux,
dans le préau fermé.
— Oui, s'écria Léonie, avec Suzette !
— Plus tard, lui dis-je. Je vous promets que vous la reverrez
avant qu'elle ne s'en aille.
— Ça n'est pas vrai, tu ne me rappelleras pas I
LA TOUR DE PERCEMONT. 19
— Je vous le jure, moi, dit M'-'' de Mves. Il faut être sage et
obéir à M. Ghantebel. C'est lui qui est le maître ici, et tout le
monde est content de faire sa volonté.
INinie se soumit, non sans faire promettre à Suzette qu'elle s'as-
soirait près de la fenêtre pour la regarder à tout instant.
Quand nous fûmes assis, Miette prit la parole avec résolution. —
Mon oncle, dit-elle, vous avez bien voulu recevoir mon amie, je
vous en remercie pour elle et pour moi. Je pense que vous n'avez
pas à l'interroger sur les événemens qui l'ont amenée chez moi, je
crois que vous les connaissez parfaitement. Elle vient vous deman-
der conseil sur ce qui doit suivre, et conjme elle sait quel homme
vous êtes, comme elle a pour vous le respect que vous méritez, et
en vous la confiance qui vous est due, elle est résolue, elle me l'a
promis, de suivre vos conseils sans résister.
— Je n'ai qu'une seule question à adresser à M"*^ de Nives, ré-
pondis-je, car de sa réponse dépendra mon opinion sur sa cause.
Pourquoi, à la veille du moment fixé pour sa liberté certaine et ab-
solue, a-t-ellecru devoir quitter le couvent? Répondez sans crainte,
mademoiselle, je sais que vous avez beaucoup de franchise et de
courage, toutes les personnes qui sont ici sont maintenant dans
votre confidence; il importe que j'y sois aussi, et que nous délibé-
rions tous sur ce qui est le plus favorable à vos intérêts.
— C'est un peu une confession publique que vous me demandez,
répondit M^''' de Nives, que la présence de Jacques et d'Henri pa-
raissait beaucoup émouvoir; mais je puis la faire et je la ferai.
— Nous écoutons respectueusement.
— Eh bien! monsieur Chantebel, j'ai eu, pour fuir le couvent
avant l'heure raisonnable, un motif que vous aurez peine à croire.
Mon ignorance de la vie réelle était si profonde, et ceci n'est pas
ma faute, que je croyais devoir manifester ma volonté avant d'a-
voir atteint l'âge légal de ma majorité. J'étais persuadée que, si je
laissais passer un jour au-delà de ce terme, j'étais engagée par ce
fait à prononcer des vœux.
— Est-ce au couvent qu'on vous avait dit ce mensonge énorme?
— Non, c'est ma nourrice, la Gharliette, que je voyais en secret,
qui prétendait avoir consulté à Glermont, et qui me disait de me
méfier de la patience avec laquelle les religieuses et les confesseurs
attendaient ma décision. Ils ne vous tourmenteront pas, disait-elle,
ils vous surprendront, et tout à coup ils vous diront : L'heure est
passée, nous vous tenons pour toute votre vie.
— Et vous avez cru la Gharliette I
— J'ai cru la Gharliette, n'ayant qu'elle au monde pour s'inté-
resser à moi et me dire ce que je croyais être la vérité.
— Mais depuis vous avez su qu'elle vous trompait?
20 REVUE DES DEUX MONDES.
— iNe me faites pas dire du mal de cette femme, qui m'a rendu
de grands services, des services intéressés, je le sais, mais dont
j'ai profité, et dont je profite encore. Laissons-la pour ce qu'elle
vaut... Ceci ne mérite peut-être pas de vous intéresser.
— Pardonnez-moi, je dois savoir si je suis en présence d'une
personne conseillée et dirigée par la Ghaiiiette ou par les amis
qu'elle a maintenant autour d'elle.
— J'ai honte d'avoir à vous répondre que les personnes pré-
sentes, à commencer par vous, sont tout pour moi, et la Char-
liette, rien!
— C'est fort aimable, mais ne suffit pourtant pas pour que je
travaille à vous sauver des dangers et des difficultés où cette Ghar-
liette vous a jetée. Il faut me jurer que vous ne la reverrez pas et
n'aurez aucune correspondance, aucune espèce de relation avec
elle, tant que vous demeurerez chez ma nièce. Vous auriez dû com-
prendre que la présence d'une femme de cette espèce souillait la
demeure d'Emilie Ormonde.
C'était, je crois, la première fois que M"« de Nives entendait des
vérités raisonnables. Effrayée et menacée, d'une part, par l'esprit
clérical, gâtée et flagornée, de l'autre, par sa nourrice et par l'amour
aveugle de Jacques, elle ne savait pas avoir des reproches à se
faire. Elle rougit de confusion, ce qui me parut d'un bon augure,
hésita un instant à répondre, puis, par u.n mouvement spontané,
elle se tourna vers Miette et lui dit en se jetant à ses genoux et en
l'entourant de ses bras : — Pardonne-moi, je n'ai pas su ce que je
faisais! Pourquoi ne me l'as-tu pas dit?
— Je te l'aurais dit, si tu m'avais tout confié, répondit Emilie en
l'embrassant et en la relevant. Avant ce malin, je ne savais pas
combien cette Charliette est coupable envers toi et méprisable.
— Je ne la reverrai jamais! s'écria M"" de Nives.
— Vous le jurez? lui dis-je.
— Je le jure sur mon salut éternel!
— Jurez-le sur l'honneur! Le salut éternel n'est jamais compro-
mis tant qu'il reste un moment pour se repentir. C'est une belle
pensée que d'avoir fait Dieu .plus grand que la justice des hommes;
mais ici nous traitons de faits purement humains, et nous n'avons
à nous occuper que de ce qui peut être utile ou nuisible à nos sem-
blables.
— Je jure donc sur l'honneur de ne jamais revoir la Charliette,
bien qu'en vérité l'honneur humain, comme on me paraît l'entendre,
me semble une chose frivole.
— C'est bien là que le bât nous blesse, répondis-je. Voulez-vous
me permettre une petite explication fort nécessaire?
— J'écoute, répondit M"*^ de Nives en se rasseyant.
LA TOUR DE PERCEMOiNT. 21
— Eh bien ! mademoiselle, quand le mot d'honneur humain n'a
pas de sens net pour l'esprit, ce que l'on a de mieux à faire, c'est de
se retirer du milieu social et du commerce des humains. On vit alors
dans un sublime tète-à-tête avec l'esprit divin, et, pour se dispenser
de tout devoir envers les êtres de notre espèce, on a la règle mo-
nastique, qui vous impose la solitude et le silence. Vous n'en voulez
pas, je le sais; dès lors il vous faut, fdle ou femme, consacrée aux
œuvres de charité ou aux occupations de ce monde, un guide et un
maître qui vous fasse connaître les obligations de la vie. Vous ne
ferez rien de bon, à vous toute seule, en dehors de la cellule,
puisque vous dédaignez de rien entendre à la vie pratique. Il vous
faudra un directeur de conscience pour utiliser votre charité ou un
mari pour régler les bienséances de votre conduite. Vous avez
tantôt vingt et un ans, vous êtes séduisante, vous ne l'ignorez pas,
puisque vous vous servez de vos séductions pour réaliser vos pro-
jets au jour le jour. Vous n'avez plus le droit, du moment où vous
agissez fortement sur l'esprit des autres, de dire : u Je ne sais pas
ce que je veux, je verrai! » Il faut voir et vouloir tout de suite; il
faut choisir entre le mari et le confesseur, autrement il n'y a pas
moyen de vous prendre au sérieux.
— Quoi? s'écria M"® de iNives, qui s'était levée, bouleversée de
ma rudesse; qu'est-ce que vous me dites là, monsieur Ghantebel?
qu'est-ce que vous exigez de moi?
— Rien que le libre exercice de votre volonté.
— Mais justement!., ma volonté, je ne la connais pas. J'attends
que Dieu m'inspire.
— Est-ce Dieu qui vous a inspirée jusqu'ici? Est-ce lui qui vous
a commandé de vous faire enlever par Jacques Ormonde?
— Mon oncle, s'écria Jacques, vous m'avez arraché mon secret,
vous l'aviez surpris, j'ai cru qu'il vous serait sacré, et voilà que
vous me mettez au supplice! Permettez-moi de me retirer, j'étouffe
ici, j'y souffre le martyre!
— Je ne vous accuse pas, Jacques, dit M"" de Nives, je comptais
dire à votre oncle tout ce qu'il savait déjà.
— D'autant plus, repris-je, que vous l'avez confié à mon fils
avec permission de ne me rien cacher.
Jacques devint pâle en regardant Henri, qui sut rester impas-
sible. Alors il regarda Marie, qui baissa les yeux avec confusion,
puis les releva aussitôt et lui dit avec une simplicité naïve : — C'est
vrai, Jacques, j'ai tout dit à votre cousin, j'avais besoin de lui
pour accomplir une entreprise où vous eussiez refusé de m'aider.
— Vous n'en savez rien , répondit Jacques. Certes mon cousin
mérite toute votre confiance; mais je vous avais donné assez de
preuves de mon dévoûment pour y avoir çlroit aussi.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu oublies, Jacques, lui dis-je, que quand M"* de Nives a be-
soin des gens, comme elle le dit elle-même, elle va droit à son but
sans s'inquiéter des autres. Elle eût pu, sans doute, prendre ton
bras pour venir regarder Léonie à travers la grille du parc, ou en-
core s'adresser à Henri, toi présent, et lui faire dans ce donjon des
visites romanesques dont tu aurais constaté par toi-même l'indubi-
table innocence; mais tout ceci efit moins bien réussi. Henri se fût
méfié d'une personne présentée par toi, compromise par consé-
quent. Il eût raisonné et discuté, comme je discute en ce moment.
Il était bien plus sûr de le surprendre, de lui donner un rendez-
vous mystérieux, de se livrer à lui comme une colombe sacrée dont
la pureté sanctifie tout ce qu'elle touche, enfin de lui ouvrir son
cœur, libre de toute attache et de tout égard envers toi. L'expé-
rience a prouvé que M"^ de iNives n'est pas si étrangère que l'on
croit aux agissemens de la vie réelle, et que, si elle ignore les
souffrances qu'elle peut causer, elle devine et apprécie la manière
de s'en servir.
— Henri! s'écria M"^ de INives, pâle et les dents serrées, parta-
gez-vous l'opinion cruelle que votre père a de moi?
La figure d'Henri fut un moment contractée par un rictus d'an-
goisse et de pitié; puis tout à coup, prenant le dessus avec l'hé-
roïsme de la bonne conscience, il répondit: — Mon père est sévère,
mademoiselle Marie; mais en somme il ne vous dit rien que je ne
vous aie dit à vous-même, ici, hier soir, et seul avec vous.
M^'^ de Nives se tourna alors vers Jacques, comme pour lui de-
mander aide et protection dans sa détresse. Elle vit qu'il pleurait
et fit un pas vers lui. Jacques en fit deux, et, emporté par son bon
naturel autant que par son manque de savoir-vivre, il l'entoura de
ses bras et la serra sur son cœur en disant: — Oh ! moi, tout cela
n'est pas ma faute! Si vous êtes coupable envers moi, je n'en sais
plus rien du moment que vous souffrez ! Voulez-vous mon sang,
voulez-vous mon honneur, voulez-vous ma vie? Tout cela est à
vous, et je ne vous demande rien en échange, vous le savez bien.
Pour la première fois de sa vie et grâce à la rudesse de mes atta-
ques, Jacques, frappé au cœur, avait trouvé la véritable éloquence.
L'expression du visage, l'accent, le geste, tout était sincère, par
conséquent sérieux et fort. Ce fut une révélation pour nous tous et
surtout pour M"^ de Nives, qui ne l'avait encore jamais pénétré.
Elle sentit ses torts et lut dans sa propre conscience. Elle fit le
mouvement d'une personne que le vertige a saisie au bord d'un
précipice, et qui se rejette en arrière; mais elle se rapprocha in-
stinctivement de ce cœur dont elle avait senti pour la première fois
le robuste battement près du sien, et de là, s'adressant à Emilie :
— C'est toi qui devrais me faire les plus durs reproches, lui dit-
LA TOUR DE PERCEMONT. 23
elle, car j'ai été, à ce qu'il paraît, ingrate envers ton frère et co-
quette avec ton cousin! Comme de coutume, tu ne dis rien, et tu
souffres sans te plaindre. Eh bien ! je te jure que je réparerai tout,
et que je serai digne de ton amitié !
— Dieu vous entende! mademoiselle, lui dis-je en lui tendant la
main. Pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir. Je crois avoir dé-
gagé la vérité du labyrinthe où vous avait poussée la Gharliette. Vous
réfléchirez, j'y compte, et vous ne vous exposerez plus à des aven-
tures dont les conséquences pourraient touraer contre vous. Parlons
affaires maintenant., et voyons comment vous pourrez être réintégrée
dans vos droits sans éclats et sans déchiremens. Sachez que je n'ai
accepté la confiance de votre belle-mère qu'à la condition de me
poser en conciliateur. Je ne m'intéresse point à elle personnelle-
ment; mais elle a fait une chose habile : elle sait que j'adore les
enfans, qu'en toute cause où ces pauvres innocens sont mêlés, c'est
leur intérêt que je plaide, et, bon gré mal gré, elle m'a confié sa
fille. Elle est là, belle et bonne, la pauvre Ninie, et, autant que je
puis croire, médiocrement heureuse. Son sort sera pire avec une
mère aigrie par la pauvreté.
— IN 'en dites pas davantage, monsieur Chantebel! s'écria M"'' de
Nives. Réglez vous-même, et sans me consulter, les sacrifices que je
dois faire, puis vous me donnerez une plume, et je signerai sans lire.
Vous connaissez ma fortune, et je ne la connais pas. Arrangez tout
pour que Ninie soit aussi riche que moi : c'est pour vous dire cela
que j'ai voulu vous voir!
En parlant ainsi, la généreuse fille se tourna vers la fenêire
comme pour envoyer un baiser à sa sœur; iiiais, ne la voyant plus,
elle l'appela et ne reçut pas de réponse. — Mon Dieu ! dit-elle en
courant vers la porte, où peut-elle être? je ne la vois plus!
Au même instant, la porte s'ouvrit impétueusement, et Ninie s'é-
lança dans les bras de M"* de Nives en s'écriant d'une voix étran-
glée par la peur : — Cachez-moi, cachez-moi! maman î Elle vient,
elle court, elle monte, elle vient pour me chercher et pour me
battre. Ne me rendez pas à maman, cachez-moi! — Et, prompte
comme une souris, elle se fourra sous la grande table que recou-
vrait jusqu'à terre un épais tapis.
XIV.
Il n'était que temps. M""* de Nives, pâle et fiévreuse, entrait à
son tour, absolument comme chez elle, sans frapper et sans s'an-
noncer. Marie s'était tournée vers la fenêtre, ne laissant voir que
son fichu noir et blanc, son chignon blond coquettement frisotté et
24 REVUE DES DEUX MONDES.
son chapeau de paille retroussé par derrière. Miette, sans être ha-
billée en paysanne, avait gardé l'habitude de porter ce gentil cha-
peau auvergnat qui s'est fondu avec les modes nouvelles de ma-
nière à paraître élégant sans cesser d'être original. — Pardon,
monsieur Chantebel, dit M"^ de Nives, qui au premier abord prit
ou feignit de prendre ces deux demoiselles pour des paysannes,
vous êtes ici en consultation; je ne savais pas. Pardon mille fois! Je
cherchais ma fille, je la croyais ici. On m'avait dit chez vous que
vous l'aviez emmenée de ce côté. Dites-moi où elle est pour que je
l'embrasse. J'irai attendre dans votre jardin que vous ayez le loisir
de m'entendre à mon tour.
Pendant que la comtesse parlait, j'avais jeté les yeux sur les
derrières du donjon, que l'on voyait par une fenêtre opposée à celle
qu'occupait M"'' de Nives, et j'avais aperçu la Charliette épiant et
attendant dans la partie ruinée et abandonnée du manoir. Dès lors
M""" de Nives me paraissait parfaitement renseignée, et je répugnais
à une feinte inutile.
— Vous ne me dérangez pas, madame la comtesse, lui dis-je.
Je suis ici en famille. S'il y a consultation, vous ne serez pas de
trop. — Et lui avançant un fauteuil, j'ajoutai : — M"" Ninie est ici;
mais elle était en train de jouer à cache-cache, et elle ne vous voit
pas. — Allons, mademoiselle, continuai-je en relevant le tapis,
c'est votre maman, courez donc l'embrasser!
Ninie obéit avec une répugnance visible. Sa mère l'empoigna
plutôt qu'elle ne la prit et l'assit sur ses genoux en lui disant d'un
ton sec : — Eli bien! quoi? êtes-vous folle? ne me reconnaissez-vous
pas?
Pendant que Ninie embrassait sa mère avec plus de crainte que
d'amour, M"*^ de Nives, avide de savoir si l'enfant était une victime
comme on le lui avait dit, s'était retournée pour observer ce baiser
glacial. Les yeux clairs et froids de la comtesse s'attachèrent sur
les siens, et je la vis tressaillir comme à l'aspect d'une vipère. Sans
doute elle n'eût pas reconnu sa belle-fille tout de suite et sous ce
déguisement, si elle n'eût pas été avertie. Elle l'était, car elle ne la
confondit pas un instant avec Miette, et un sourire féroce contracta
ses lèvres.
— Vous prétendez, monsieur l'avocat, me dit-elle d'une voix
haute et claire, que je ne serai pas de trop dans la consultation que
j'ai interrompue. Autant que je puis croire, il s'agit d'un mariage
entre deux demoiselles et deux messieurs. 11 y en a une que je con-
nais; lequel des prétendus est le sien?
— Le voici ! répondit sans hésitation M"" de Nives en montrant
mon neveu. C'est M. Jacques Ormonde. Dans quinze jours, les bans
seront publiés, et, bien qu'à cette époque votre consentement ne
LA TOUR DE PERCEMONT. 25
me soit plus nécessaire, j'espère, madame, que par bienséance
vous daignerez approuver mon ciioix.
— Il le faudra hien, répondit la comtesse, puisque c'est ce mon-
sieur qui, à ce qu'il paraît, vous a enlevée.
— Ce monsieur, répondit Jacques, à qui la joie donnait de l'a-
plomb, se permettra de faire observer à madame la comtesse que
M"^ INinie est de trop ici, et qu'elle s'amuserait mieux dans le
préau.
— Avec la Charliette, qui rôde toujours par là? lui dis-je en éle-
vant la voix; non, conduis l'enfant à sa bonne, qui l'attend dans les
vignes, et tu reviendras ici. Si ta future doit faire quelques conces-
sions, nous avons besoin de ton agrément.
— Elle peut faire toutes les concessions qu'elle voudra, répondit
Jacques en prenant .Ninie, qui le suivit avec une confiance instinc-
tive; elle vous a donné carte blanche, je vous la donne aussi, mon
oncle! ~ et il emmena l'enfant, suivi du regard par la comtesse,
qui songeait beaucoup moins à sa fille qu'à examiner les traits et
la tournure de Jacques avec une curiosité hautaine et railleuse.
— C'est donc là, dit-elle aussitôt qu'il fut sorti, l'objet de la
grande passion de M"'= de Nives?
— Ce jeune homme est mon neveu, répondis-je, le fils de ma
sœur chérie, un être excellent et un très galant homme.
~ Ou un homme très galant? Monsieur Ghantebel, vous êtes in-
dulgent, on le sait, pour les membres de votre famille! Je vois que
vous passez condamnation sur le fait de l'enlèvement. Ce fait-là
pourtant ne sera pas approuvé par tout le monde.
— Ce fait- là restera ignoré, car personne ici ne le divulguera
par égard pour M"^ de Nives et pour vous.
— Pour moi? par exemple!
Je fis un geste pour écarter les autres témoins, et m'approchant
tout près d'elle, je lui dis tout bas : — Pour vous, madame, qui
étiez d'accord avec la Charliette pour amener ce scandale et désho-
norer M"* de Nives!
Elle devint pâle comme si elle allait s'évanouir, mais, luttant en-
core, elle me répondit à voix basse : — C'est un affreux mensonge
de cette femme, et que vous ne prouverez jamais!
— "Voulez-vous que je la fasse monter? elle est encore là!
— Pourquoi la faire monter? reprit-elle d'un air égaré.
— Vous la sommerez devant nous tous de dire la vérité. La ré-
compense que vous lui avez promise sera à ce prix, et au besoin
nous ferons ici une collecte qui lui déliera la langue. Elle produira
vos lettres.
La comtesse murmura faiblement ces mots : — Ne faites pas cela !
Je suis dans vos mains, épargnez-moi! — Puis elle s'affaissa sur
26 REVUE DES DEUX MONDES.
son fauteuil et eut une véritable syncope. J'avais deviné juste. La
force des vraisemblances m'avait conduit à la vérité. J'ai su plus
tard les détails. La Gharliette avait naturellement rançonné, ex-
ploité, trompé et trahi tour à tour tout le monde.
Ma nièce et M"'' de Nives étaient venues au secours de M""^ de
INives avec empressement. Elle reprit ses sens très vite et voulut
renouer la conversation. Je la priai de ne pas se fatiguer inutilement.
— Nous pouvons, lui dis-je, reprendre la conférence plus tard, ce
soir ou demain.
— Non, non, dit-elle, tout de suite! d'autant plus que je n'ai
rien à dire. Je n'ai qu'à attendre les propositions que l'on croira
devoir me faire à la veille d'une liquidation générale de nos in-
térêts.
— Il n'y a plus de proposition, répondis-je. Vous avez pensé que
M'''' de Nives, s'étant laissé entraîner à de graves imprudences, au-
rait besoin de votre silence et d'un généreux pardon de votre part.
Les choses ont changé de face, vous venez de le comprendre. Le si-
lence est dans l'intérêt commun, et le pardon n'est plus qu'une af-
faire de convenances, disons mieux, de charité chrétienne. M"'' de
Nives est maîtresse absolue d'une fortune considérable, j'en ai
maintenant le chiffre, je me le suis procuré en votre absence. Elle
a le droit de vous demander des comptes de tutelle qui monteront,
ainsi que je l'avais prévu et calculé, à environ deux cent quarante
mille francs; mais elle ne veut pas que sa sœur soit élevée dans la
gêne et les privations. Elle vous donnera purement et simplement
quittance de toutes les sommes dépensées ou économisées par vous
pendant sa muiorité : c'est donc à vous, madame la comtesse, de
lui adresser, je ne dirai pas des remercîmens, mais de lui témoi-
gner au moins la satisfaction qu'une mère doit éprouver en pareille
circonstance.
M'"'' de Nives avait cru pouvoir tirer meilleur parti de ses machi-
nations indignes. Elle était là, matée, écrasée par moi. Elle essaya
de parler, ne put trouver un mot et fit à M"* Marie une espèce de
sourire grimaçant avec une inflexion saccadée de la tête; elle re-
trouva cependant assez de force pour dire que Léonie serait en-
core bien pauvre, vu que les économies qu'on pouvait faire dans le
grand et dispendieux château de Nives étaient une supposition
toute gratuite de ma part.
— Je n'en sais rien, moi, répondit M"" de Nives en se levant.
Monsieur Ghantebel aurait-il la bonté de me dire approximative-
ment à combien s'élèvera le chiffre de mes revenus?
— Si vous vendez la terre de Nives, mademoiselle, vous aurez
environ cinquante mille livres de rente. En la conservant, vous en
aurez trente.
LA TOUR DE PERCEMONT. 27
— Et maintenant, reprit -elle, voulez -vous bien demander à
M™« de Nives combien de re'ntes il lui faut, à elle, pour vivre dans
l'aisance et la sécurité?
— Je ne connaîtrai plus jamais ces deux biens-là, dit la com-
tesse; il me faudrait pour élever ma fille, sans qu'elle eût à souf-
frir de ce changement de situation, au moins quinze mille francs
par an.
— Ce qui , avec vos petites économies , dont je sais aussi le
chiffre, vous constituerait une existence égale à celle que vous
avez menée depuis votre mariage. M"* de Nives appréciera si votre
affection pour elle mérite un pareil sacrifice.
— Je le ferai, s'écria précipitamment Marie. — Et, avisant Jac-
ques , qui rentrait , elle lui prit la main en ajoutant : — Nous le
ferons, ce sacrifice; mais à une condition, sans laquelle je m'en
tiendrai à ce que M. Chantebel a formulé : la quittance pure et
simple.
— Quelle est donc cette condition? dit M™^ de Nives, dont les
yeux d'acier brillèrent d'un éclat métallique.
— Vous me donnerez ma sœur, et vous me céderez tous vos droits
sur elle. A ce prix, vous serez riche, vous vivrez où vous voudrez,
excepté à Nives, où je compte m'établir. Vous verrez Léonie, mais
elle sera à moi, à moi seule ! Jacques! vous y consentez?
— Avec joie ! répondit-il sans hésiter.
M'"'' de Nives ne me parut pas foudroyée, comme son rôle l'eût
comporté. L'ilée n'était pas neuve pour elle, Marie l'avait commu-
niquée à la Charliette, et la comtesse avait pu y réfléchir. Elle fei-
gnit pourtant un nouvel évanouissement, plus profond et moins
réel que le premier. Marie et Miette s'en émurent. — Tout cela est
trop cruel, prétendait ma nièce; cette dame est malade, et ne peut
pas supporter de pareilles émotions. Qu'elle soit méchante, c'est
possible; mais elle ne peut pas être indifférente pour sa fille, et on
lui en demande trop !
— Laissez-moi seul avec elle, leur dis-je, et ne vous inquiétez
de rien. Allez m'attendre à la maison, et, si M'"^ Chantebel est ren-
trée, dites-lui de faire préparer un bon dîner pour nous remettre
tous de nos émotions.
Quand ils furent partis, M'"'' de Nives ne me fit pas attendre long-
temps la reprise de possession de ses facultés. Elle versa quelques
larmes pour rentrer en madère en s'écriant que c'était horrible, et
que M"^ de Nives se vengeait d'une manière atroce.
— M"'' de Nives ne se venge pas, répondis-je. Elle est réelle-
ment d'une douceur et d'une mansuétude remarquables. Elle ne
vous a pas adressé une parole amère dans une circonstance où tout
le mal que vous lui avez fait devait soulever son cœur contre vous.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle a pris réellement Léonie en passion, et je crois que l'enfant y
répond autant qu'il est en elle.
— Il est certain que ma fille aime tout le monde, excepté sa
mère ! C'est un naturel terrible. On l'a de trop bonne heure indis-
posée contre moi.
— Je le sais, et c'est un grand mal ; mais il y a de votre faute,
vous n'avez pas su vous faire aimer d'elle et respecter par vos gens.
— Vous ne pouvez pas me conseiller pourtant de l'abandonner à
une folle qui prend fantaisie de tout, et qui ne s'en souciera bien-
tôt plus?
— Si elle ne s'en soucie plus, elle vous la rendra; mais alors
adieu les quinze mille livres de rente! Faites donc des vœux pour
que les deux sœurs fassent bon ménage !
M'"^ de Nives trouvait l'argument très juste, je le voyais bien;
mais elle se débattit encore pour la forme.
— Vous croyez donc réellement, reprit-elle, que M"* de Nives est
capable d'élever convenablement une jeune fille?
— Si vous m'eussiez fait cette question hier, je vous aurais dit :
Non, je ne le crois pas. Je ne l'avais pas encore vue à l'œuvre;
tandis qu'aujourd'hui, ici, devant vous , je l'ai prise en grande es-
time. Cette générosité enfantine a un côté sublime qui l'emporte
sur les peccadilles d'une imagination surexcitée. Je venais de la
gronder fort quand vous êtes entrée; elle m'en a puni en se mon-
trant admirable de repentir et de sincérité. Je suis tout à elle main-
tenant, ce qui ne m'empêchera de vous servir encore en veillant à
ce que votre rente constitue un engagement sérieux et inviolable.
— Ah! oui, voilà ce qu'il faut surtout! s'écria involontairement
la comtesse; il faut que ce ne soit pas un leurre, cette pension !
— Il faut aussi, repris-je, que ce ne soit pas un chantage, il
faut que la pension cesse le jour où vous feriez valoir vos droits sur
Léonie.
— C'est entendu, dit la comtesse avec humeur; mais si M"" Ma-
rie, qui ne sait pas ce que c'est que l'argent, vient à se ruiner! Je
veux une hypothèque sur la terre de Nives.
— On vous la donnera, mais ne craignez pas qu'elle se ruine;
du moment qu'elle épouse Jacques Ormonde, elle s'enrichira au
contraire.
— Et ce fameux Jacques Ormonde qu'on dit être un beau vain-
queur rendra sa femme, par conséquent ma fille, heureuses?
— Ce beau vainqueur est un cœur d'élite et un naïf de la plus
belle eau.
— Et, en attendant le mariage, quç vais-je faire de ma fille, qui
ne songe qu'à me fuir, et dont il faut que je me déshabitue pour
avoir le courage de la quitter?
LA TOUR DE PERCEMONT. 29
— Vous irez à Nives pour faire vos préparatifs de départ. Ninie
restera chez moi avec M"*' Marie, qui, étant fiancée à Jacques, doit
rester désormais sous la garde de son futur oncle.
— Mais votre fils!.. Votre fils vient d'avoir aussi, je le sais, une
intrigue avec elle !
— C'est un mensonge de la Charliette. Mon fils est un honnête
homme et un homme sérieux. Il est possible que la Charliette eût
souhaité l'exploiter aussi; mais il est plus malin que Jacques. Pour-
tant, comme il ne faut pas donner prise à la médisance, mon fils
ira passer la fin de ses vacances avec son cousin à Champgousse,
et on ne se réunira ici qu'à la veille du mariage. INous signerons ce
jour-là les actes qui vous concernent en même temps que le con-
trat, et en attendant, comme vous voici tout à fait calme, vous allez
venir dîner chez nous avec ma famille et la vôtre.
— Impossible! je ne peux pas revoir tout ce monde, Ninie sur-
tout! Cette enfant, qui me quitte avec joie, fait mon supplice!
— C'est un supplice mérité, madame de Nives ! Vous avez voulu
perdre, ruiner et avilir la fille de votre mari, vous vouliez qu'elle
fût religieuse ou déshonorée, c'était trop, vous avez lassé la pa-
tience de Dieu! N'abusez pas de celle des hommes, et faites tout
pour qu'ils ignorent les secrets desseins de votre âme coupable.
Offrez votre fille en réparation de vos cruautés , et acceptez en re-
tour les biens de la terre pour lesquels vous avez travaillé avec tant
de persévérance et si peu de scrupule. Il vous faut dîner chez moi,
parce que vous avez dit à ma femme tout le mal possible de
M"* Marie. Je ne vous demande pas de vous confesser à elle et de
vous rétracter; mais nous lui dirons que vous vous êtes réconciliée
avec votre belle-fille, et que par mes soins un arrangement a été
conclu qui satisfait tout le monde.
XV.
M""* de Nives céda, prit mon bras, et nous descendîmes vers ma
maison. Comme nous sortions du bois de pins, j'aperçus encore la
Charliette, qui nous espionnait, très inquiète pour elle-même du
résultat de nos pourparlers.
— Il faut en finir avec cette coquine, dis-je à la comtesse.
— Non, non! répondit-elle eftrayée, je ne veux plus la voir.
— Pour cela, il faut la payer. — Et, me tournant vers la Char-
liette, je lui fis signe de venir à nous.
Elle ne se fit pas prier pour accourir. — Le moment de régler
vos comptes est venu, lui dis-je; nous sommes tous d'accord à pré-
sent pour vous défendre d'importuner aucun de nous. M. Jacques
Ormondevous a versé trois mille francs, c'est plus qu'il ne fallait. Il
30 nEvtns i>es deux mondes.
n'a plus besoin de vous. M""" de Nives vous donne également trois
mitle francs. Combien vous en a promis M™^ la comtesse de Nives
ici présente?
— Dix mille, répondit effrontément la Gharliette.
— Cinq mille seulement, reprit la comtesse hérissée d'indi-
gnation.
— Vous viendrez chez moi, repris-je, le jour de la majorité de
M'** de Nives, toucher la somme de huit mille francs, après quoi
voïis n'aurez plus rien à espérer de personne.
— C'est peu pour tant d'ouvrage, répondit la Gharliette. Si je
disais tout ce que je sais!..
— Vous pouvez le dire, s'il vous plaît d'être chassée de partout
comme une intrigante et entremetteuse. Si vous parlez de nous,
nous parlerons de vous aussi; prenez garde!
La Gharliette s'enfuit effrayée, et, durant les dix minutes de des-
cente qui nous conduisirent à mon logis, je vis M'"'-' de Nives se
rasséréner rapidement. Cette femme, dont l'avarice était le seul
mobile et la seule passion, me faisait horreur. Je n'en fus pas
moins fort poli, respectueux et attentionné pour elle. Je lui avais
dit son fait, j'avais gagné la bonne cause, je n'avais plus de bile à
exhaler, et j'étais content de moi-même. Je la conduisis à une
chambre où elle désirait se reposer quelques instans.
M'"^ Ghantebel n'était pas rentrée; Miette s'était courageusement
mise à l'œuvre pour nous faire dîner. Elle était un cordon hleu,
connaissait mes goûts, et était adorée de mes servantes. Je vis
avec plaisir que nous dînerions bien, qu'aucun plat ne serait man-
qué, ma femme n'étant pas là pour exciter les nerfs de sa cuisi-
nière par trop d'ardeur.
Ce qui me fit plus de plaisir encore, ce fut de voir Henri sou-
riant près de Miette et l'aidant avec gaîté; il avait ôté son habit et
s'était drapé d'un tablier blanc. Cela était si contraire à ses goûts
et à ses habitudes de tenue sérieuse que je ne pus lui dissimuler
ma surprise. — Que veux-tu? me dit-il, il y a ici des héroïnes de
drame et de roman qui seraient fort embarrassées de nous faire
seulement une omelette. Emilie, qui est cependant pour moi la
seule et la vraie héroïne du jour et qui ne cherche à fixer l'atten-
tion de personne, se consacre à notre service comme si elle n'était
bonne qu'à cela. Il est juste que je tâche de lui épargner de la
peine ou tout au moins que je la fasse rire par mes gaucheries.
Et, comme Miette s'éloignait pour veiller à la pâtisserie : — Vois,
me dit-il, comme elle est adroite et alerte ! Avec sa robe de soie et
ses fichus garnis, elle ne prend aucune précaution, et pourtant elle
ne se fera pas une tache. Elle est là dans son élément, l'intérieur,
la vie de campagne et de famille.
LA TOUR DE PERCEMONT. 31
— Il faut l'y laisser, répondis-je avec une intention malicieuse.
Il n'y a pas là dedans assez de poésie pour un jeune homme de ton
époque.
— Pardon, mon père ; je trouve qu'il y en a, moi ! La poésie est
partout pour qui sait la voir. Il y en avait jadis à Vignolette, quand,
au beau milieu de sa grande cuisine noire, où reluisaient les gros
ventres des vases de cuivre, je regardais Miette pétrissant dans ses
jolis doigts les galettes de notre déjeuner. C'était un tableau de
Rembrandt avec une figure du Gorrége au milieu. Dans ce temps-
là, je sentais le charme de cette vie intime et de cette femme mo-
dèle. J'ai tout oublié, et aujourd'hui voilà que je revois le passé à
travers le fluide renouvelé. Miette est beaucoup plus belle qu'au-
trefois, elle a plus de grâce encore. Avec cela, j'ai faim, l'odeur
de ses mets me semble délicieuse. L'animal est d'accord avec le
poète pour me crier : La vérité est là, une existence bien réglée
et bien pourvue, une femme adorable, un fonds inépuisable de
confiance, de respect et de tendresse mutuels.
— Te voilà dans la pleine lumière du cœur et de la raison; ne
le diras-tu pas à Emilie ?
— Non, je n'ose pas; je ne suis pas encore digne de pardon.
Miette a souffert par ma faute, je le sais. Elle a vu son frère mal-
heureux à cause de moi; elle a cru pendant un jour ou deux que
j'étais épris de l'héritière, et que je me prêtais à la compromettre
pour évincer Jacques. Sans toi, cher père, sans les rudes expli-
cations d'aujourd'hui, elle le croirait peut-être encore. Sais -tu
qu'un moment tu m'as efl'rayé? mais quand tu m'as mis dans la
nécessité de dire à M"" de Nives devant tous ce que je devais pen-
ser, ce que j'avais réellement pensé de sa légèreté, j'ai compris que
tu me rendais un grand service, et je me suis trouvé tout d'un coup
maître et content de moi-même. Si Tétrangeté de Marie m'a sur-
pris un instant, nul que moi ne doit jamais le savoir, et, si elle-
même a conçu quelque doute à cet égard, je suis heureux que tu
m'aies donné le moyen de la dissuader. Elle se doit à Jacques, oui,
certes, et à personne autre. Au milieu de ses petitesses d'enfant,
elle est grande. Jacques a le gros bon sens qui lui manque, et,
comme il l'adore, il le lui communiquera sans qu'il le sache lui-
même, et sans qu'elle sente l'enseignement. Il dira toujours comme .
elle, mais il fera en sorte qu'elle pense à son tour comme lui.
— Bien raisonné, mon fils, et à présent que Dieu nous aide!
Dans ces dénoùmens Cfue les circonstances pressantes nous forcent
parfois à improviser, la vie ressemble fort à un roman fait à plaisir.
Je t'avoue qu'en plaidant devant vous autres la cause de la raison et
de la droiture, je ne m'attendais pas à un pareil succès, je ne
32 REVUE DES DEDX MONDES.
voyais pas que deux beaux et bons mariages allaient sortir de ma
parole simple et sincère; mais oii sont nos amoureux?
— Là-bas, sur ce banc que tu vois d'ici. Ils attendent, je crois,
avec impatience la décision de la comtesse à l'endroit de Ninie.
Penses- tu qu'elle cède?
— C'est un point acquis, répondis-je, et je cours le leur dire.
Miette revenait vers nous avec sa pâtisserie à enfourner. — Je
n'ai pas l'habitude d'embrasser mes cuisinières, lui dis-je en la bai-
sant au front; mais celle-ci est tellement à mon gré que je n'y peux
pas tenir.
Jacques et Marie, me voyant sortir de l'office, accoururent à ma
rencontre avec Ninie. — Eh bien ! dit M''* de Nives en me mon-
trant l'enfant, puis-je espérer?..
— Elle est à vous! répondis-je tout bas, ne lui en dites rien, et
tâchez qu'elle ne nous procure pas de nouvelles crises en refusant
de dire convenablement adieu à sa mère.
— C'est bien simple, dit Jacques, — et, prenant Ninie dans ses
bras : — Écoutez, mademoiselle; votre maman, voyant que vous
vous trouvez bien ici, et que vous avez beaucoup d'amitié pour nous,
consent à vous laisser quelques jours encore avec Suzette chez
papa Bébel. Vous la remercierez, n'est-ce pas? Vous l'embrasserez,
et vous serez très gentille?
— Oui, oui! s'écria l'enfant en gambadant de joie, je serai gen-
tille, quel bonheur ! Nous irons après dîner à la fontaine avec Su-
zette et mon dada Henri.
— C'est moi qui serai le dada, répondit Jacques en riant, et Su-
zette fera les bateaux.
— M'avez-vous pardonné, dis-je à M"* de Nives, et consentez-
vous à rester chez moi jusqu'à votre mariage?
• Marie prit mes mains avec cette effusion charmante qui rachetait
tout, et, malgré moi, elle y colla ses lèvres. — Vous m'avez sauvée,
dit-elle, vous êtes et vous serez mon père ! J'ai tant besoin qu'on
me dirige, et qu'on m'aime véritablement! Vous me rendrez digne
de ce cher Jacques, qui me gâte, et à qui je ne peux pas arracher
le plus petit reproche.
— C'est moi alors qui vous gronderai, et il vous donnera raison.
Il vous dira que vous êtes la perfection...
— Ma foi oui! s'écria Jacques, je le dirai!
— Et que je suis un vieux radoteur !
— Pour cela, non, reprit-il en me serrant sur sa poitrine à m'é-
touffer, c'est vous, toujours vous qui serez liotre ange gardien !
Ma femme arriva sur ces entrefaites, et les bras lui tombèrent de
surprise en me voyant embrasser les deux fiancées. Ses yeux n'é-
LA TOUR DE PERCE5I0NT. 3â
taient pas assez grands pour interroger le visage et le costume de
M"^ de Nives.
— Madame Chantebel, dis-je en la lui présentant, veuillez, je
vous prie, bénir et embrasser votre future nièce, une paysanne
comme vous voyez, mais très bien née et très digne de votre meil-
leure affection.
— Est-ce une plaisanterie? dit ma femme; Jacques se marierait
comme cela tout d'un coup avec une personne que nous ne connais-
sons point?
— Vous me connaîtrez en trois mots, dit M"^ de Nives. Je suis
venue déguisée à Percemont pour consulter M. Chantebel. Il m'a
dit qu'il approuvait mon mariage avec Jacques Ormonde. Ma belle-
mère est survenue. M. Chantebel nous a réconciliées et même elle a
consenti à me faire part d'un trésor inappréciable, l'enfant que vous
voyez jouer là-bas, que vous chérissez aussi, et qui va devenir le
mien.
— L'enfant! votre belle-mère! Je n'y suis pas du tout, dit n^a
femme stupéfaite. Est-ce un pari pour me mystifier?
— Regarde, lui dis-je, cette belle dame qui rajuste sa toilette et
qui passe et repasse devant la fenêtre de la chambre n" 2 dans ta
maison !
— La comtesse de Nives ! Elle est ici?
— Et M"« Marie de Nives aussi.
— Et la comtesse donne sa fille, elle donne Ninie à...
— A la personne dont elle t'a si mal parlé, et qui ne le méritait
pas. Quand je te disais que la grande comtesse était un drôle de
pistolet !
— Je trouve le mot bien doux à présent, car je suppose qu'il y
a de l'argent dans tout cela.
— Beaucoup d'argent, car M"** de Nives ne regarde à rien quand
son cœur parle, et cela est d'autant plus beau qu'elle n'avait rien à
craindre des calomnies dont on la menaçait. Emilie, Jacques, Henri
et moi en tête, nous étions là pour la défendre et la disculper.
— Et tu reçois encore cette comtesse? La voici installée chez
nous?
— Jusqu'à ce soir! Elle a été fort agitée; nous la soignons. Elle
dîne avec nous.
— Ah ! grand Dieu, dîner! Et moi qui n'étais pas là! Une cuisi-
nière qui ne sait rien, et qui n'a pas de cervelle!
— Aussi j'en ai pris une autre, une merveille que je veux te
présenter. Tu n'embrasses pas ta future nièce?
Marie s'approcha avec grâce et confiance, M'"* Chantebel s'atten-
drit, et quand M"« de Nives après ce baiser prit sa main pour la
TOME xm. — 187G. 3
3A REVUE DES DEUX MONDES.
baiser aussi en signe de respect, elle eut des larmes datis les yeux
et fut vaincue.
— Ça n'empêche pas, me dit-elle en se dirigeant avec moi vers la
cuisine, que Jacques fait là un mariage étonnant et bien au-dessus
de sa condition ! Puisque tu t'entends si bien à faire des miracles,
m'est avis, monsieur Chantebel, que tu aurais bien pu songer à ton
fils avant tout autre. Henri eût été pour cette demoiselle un mari
bien autrement convenable et agréable que le gros Jaquet.
— Madame ma femme, répondis-je, écoutez-moi. Laissons la
cuisine aller son train, tout y marche à souhait; causons un peu sous
ces noisetiers, comme deux vieux amis qui ne doivent avoir qu'un
seul cœur et une seule volonté!
Je racontai à ma femme tout ce qui s'était passé, et j'ajoutai : —
Tu vois donc que M"^ de Nives, attendue et espérée à bon droit par
Jacques, ne devait pas être la femme d'un autre, à moins que cet
autre ne fût un ambitieux sans scrupule.
— Tu as raison, monsieur Chantebel, je ne dis pas non, seule-
ment je regrette...
— 11 n'y a rien à regretter. Henri sera heureux dans le mariage,
plus heureux que qui que ce soit au monde !
— Je te vois venir, monsieur l'avocat ! tu veux qu'il épouse ta
Miette Ormonde!
— Il le veut aussi, il l'aime!
— C'est toi qui le lui persuades!
— Non, je me suis gardé de vouloir l'influencer, c'eût été le
moyen de l'éloigner d'elle, et je ne suis pas si sot. Qu'as-tu donc
contre ma pauvre Miette?
— Contre elle? Rien assurément, je lui rends justice; mais c'est...
c'est ce chapeau!
— Ce chapeau de village? M"-* de Nives en a un pareil aujour-
d'hui et n'en a pas moins un air de comtesse.
— Oui, mais elle l'est pour tout de bon, cela se voit.
— Et tu trouves que Miette a l'air d'une maritorne?
— Non pas, elle ressemble à sa mère, qui te ressemblait. Il n'y
a pas d'air commun dans notre famille; mais Miette est froide, elle
n'aime pas Henri !
— Ah ! voilà l'erreur ! Miette te paraît froide parce qu'elle est
digne et forte. Je croyais pourtant que tu la comprendrais, toi, car
je me souviens d'une personne que j'aimais et recherchais en ma-
riage autrefois... jadis! Cette personne fut jalouse d'une petite
blonde qui ne la valait pas, et que je fis danser, le diable sait pour-
quoi, à un bal de la préfecture. Or ma fiancée pleura, mais je n'en
sus rien, et elle ne m'avoua son dépit qu'après le mariage.
— Cette personne-là, c'était moi, reprit ma femme, et j'avoue
LA TOUR DE PERCEilONT. 35
que l'on m'eût coupée par morceaux plutôt que de me faire avouer
que j'étais jalouse.
— Pourquoi ça, dis -le?
— Parce que... parce que la jalousie est une chose qui nous porte
à douter de l'homme que nous aimons. Si nous étions sûres qu'il
nous trompe, nous serions guéries de l'aimer; mais nous ne sommes
pas sûres, nous craignons de l'offenser et de nous abaisser devant
lui par l'aveu de notre méfiance.
— C'est fort bien expliqué, ma femme! et alors... on souffre
d'autant plus qu'on le cache?
— On souffre beaucoup, et il faut un grand courage ! Tu crois
donc que Miette a ce courage-là?
— Et cette souffrance! d'autant plus que sa fierté a été blessée
par quelqu'un.
— Par qui?
— Je me le demande !
— C'est peut-être par moi?
— C'est impossible !
— Eh bien ! c'est la vérité. Je l'ai brusquée, cette enfant, parce
qu'elle semblait croire qu'Henri resterait à Paris. J'avoue que je le
craignais aussi, et que j'en avais de l'humeur. Gela est retombé sur
la pauvre Emilie. Je ne sais pas ce que je lui ai dit, elle est partie
toute consternée, et, comme je ne l'ai pas vue depuis, j'ai cru qu'elle
boudait; mais je t'assure que je ne lui en veux pas, et que je l'aime
comme auparavant.
— Le lui diras-tu? '
— Tout de suite! Tu dis qu'elle est ici, où se cache-t-elle?
— Dans la cuisine avec Henri.
— Henri à la cuisine? Voilà du nouveau! Lui, si aristocrate!
— Il prétend que rien n'est si distingué qu'une jeune et belle
fille au milieu des soins du ménage, et rien de si respectable qu'une
mère de famille comme toi prenant souci du bien-être des siens.
— Ça veut dire que je devrais aller faire le dîner?
— Ça veut dire qu'Emilie s'en est chargée et qu'Henri la con-
temple en se disant que la femme qu'il aimera sera une personne
utile, sérieuse, dévouée et charmante comme madame sa mère.
— Monsieur Chantebel, tu as une langue dorée ! Le serpent sif-
flait comme toi dans le paradis ! Tu fais de moi ce que tu veux, et
tu prétends cependant que c'est moi qui suis la maîtresse!
— Oui, tu es la maîtresse, car, si tu repousses Miette, il faut
bien qu'Henri et moi nous y renoncions.
En ce moment, Henri vint nous annoncer que le dîner était prêt,
et, lisant dans mes yeux, il embrassa sa mère et lui dit : — Mère,
j'ai un secret à te dire après dîner.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
— Dis-le tout de suite, répondit-elle émue, le dîner attendra.
Tant pis, je veux tout savoir !
— Eh bien! il ne faut que deux mots, ma chère mère, j'aime
Emilie, je l'ai toujours aimée; mais je ne veux pas le lui dire sans
ta permission.
Ma bonne chère femme ne répondit rien et courut à la cuisine.
Elle trouva Miette dans l'office, lavant et essuyant ses jolies mains.
Elle la prit par les épaules, puis par le cou, et l'embrassa maternel-
lement à plusieurs reprises. Miette lui rendit ses caresses avec des
yeux pleins de larmes et un adorable sourire sur les lèvres. — 11
n'y a pas besoin d'autre explication, leur di,s-je, ceci est la meil-
leure.
En effet, Henri remerciait et embrassait aussi sa mère. On alla
se mettre à table.
Le dîner fut si bon que, malgré la grande contrainte du premier
moment, on ne put résister à cette entente bestiale, si l'on veut,
mais profondément cordiale, de gens qui communient ensemble
après la fatigue d'une lutte et les bénéfices d'une réconciliation. Je
n'aime pas manger beaucoup et longtemps, mais j'aime une table
élégamment pourvue de mets d'un certain choix. Nos pensées, nos
facultés, notre disposition intellectuelle et morale, dépendent beau-
coup de la distinction ou de la grossièreté des alimens que nous
avons ingérés. Ma femme, plus petite mangeuse encore que moi, fut
presque gourmande ce jour-là, avec l'intention bien évidente pour
moi de complimenter Emilie et de lui répéter qu'elle baissait pa-
villon devant elle.
Comme j'aime à étudier les caractères, et que tout m'est un in-
dice, je remarquai que M"^ de Nives ne vivait que de crèmes, de
fruits et de bonbons, tandis que M'"^ Alix de Nives, avec sa mai-
greur et sa complexion grêle, avait le robuste appétit des avares
quand ils dînent chez les autres. Le gros Jaquet engouffrait tout
gaîment, avec un entrain sincère et florissant; mais cette personne
anguleuse, à la bouche serrée, au joli nez droit, trop plat en-des-
sous, avait l'air de faire avec soin dans son estomac la provision
que les rongeurs font dans leur nid. aux approches de l'hiver. Le
vice est une chose laide, et la peinture en est maussade, parce qu'on
ne peut se défendre d'en voir le côté sérieux; mais, quand on s'est
dépêtré de ses embûches, il est permis d'en apercevoir les côtés ri-
sibles et de s'en amuser intérieurement, comme je le faisais en
remplissant l'assiette de la comtesse, placée à ma droite et traitée
par nous tous avec toutes les formes de la meilleure hospitalité. On
avait placé la chaise de Ninie auprès d'elle. Elle mit de l'affectation
à l'envoyer auprès de M"^ de Nives. — A côté de Suzette! s'écria
l'enfant. Ah! maman, que vous êtes gentille!
LA TOUR DE PERCEMONT. 37
— C'est la première parole aimable qu'elle m'ait adressée en sa
vie, me dit M'"* Alix à voix basse.
— Et ce ne sera pas la dernière, répondis-je. Trop livrée à vos
domestiques, elle apprenait d'eux la méfiance et la révolte. Élevée
sainement par des âmes généreuses, elle rapprendra à vous res-
pecter.
Fort rassurés sur son compte, nous la mîmes dans sa voiture, à
la nuit tombée, et Marie apporta une dernière fois l'enfant dans ses
bras en lui répétant qu'on se reverrait dans quinze jours. M'"^ Alix
crut alors devoir faire quelques haut-de-corps, comme une personne
qui sanglote ; puis, se penchant vers moi en me rendant Ninie : —
Rappelez-vous, me dit-elle, que je veux une hypothèque!
Comme la voiture partait, j'eus un fou rire qui ébahit Miette et
ma femme, aussi naïves l'une que l'autre, et toutes disposées à
s'attendrir. — Vraiment, monsieur Chantebel, tu as le cœur trop
dur! s'écria Bébelle, — c'est ainsi que désormais, à l'exemple de
M"^ Ninie, on appelait ma femme. — Oh ! toi, qui sais tout, lui ré-
pondis-je, tu vas plaindre le vautour qui digère agréablement la for-
tune qu'on lui donne, avec le bon dîner que nous lui avons servi!
Quand j'eus causé en liberté avec ma chère famille, Jacques Or-
monde éleva une objection contre une des parties de mon plan. —
Je ne demande pas mieux, dit-il, que de retourner à Champgousse,
m'y voilà habitué; mais j'avoue que je ne suis plus si pressé d'y
bâtir une maison de maître, vu que M"® Marie veut habiter son
château, et que je n'ai pas de raisons pour regretter ma métairie.
Le pays n'est pas gai, et mon taudis est déjà étroit pour moi tout
seul; je crois que, même pendant une quinzaine, Henri, que vous
condamnez à cet exil, s'y trouvera fort mal. Je propose un amen-
dement : avec deux lits que l'on porterait à la tour de Percement,
nous serions là très gaîment, plus près de vous, et les convenances
seraient sauvées.
— Non, c'est trop près, répondis-je. Nous avons tous besoin de faire
une petite retraite de sentiment et de philosophie avant de nous
réunir dans l'ivresse de la joie; mais j'adoucirai la sentence, car
je trouve Champgousse bien loin , et je voudrais être à même de
m'entendre facilement avec vous deux. Henri adore Vignolette, qui
est à deux pas, et nous avons besoin d'Emilie chez nous pour toute
sorte de préparatifs. Elle restera donc ici , et tu résideras chez ta
sœur avec mon fils.
Cette conclusion fut adoptée, et on ne trouva aucun inconvénient
à se réunir tous les dimanches pour dîner, soit à Vignolette, soit
chez nous.
Je prévoyais bien que le mariage de Jacques ne pourrait pas avoir
38 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu avant six semaines. Nous avions besoin du temps voulu pour
régler l'établissement de la fortune et les conditions de l'abandon
de Ninie. Et puis je ne voulais pas brusquer ce mariage, qui avait
été enlevé par surprise. Je savais bien que M'^*" de Nives n'aurait
pas à s'en repentir, mais il ne fallait pas la laisser à elle-même, et
je voulais consacrer le plus de jours possible à son éducation ia-
tellectuelle et morale.
L'aimable enfant me rendit la tâche facile. Je pus aborder avec
elle les questions délicates relatives à l'amour, au mariage et au
célibat monastique. Je trouvai bien en elle quelque regret de ce re-
noncement qu'on lui avait toujours présenté comme une condition
de grandeur et de pureté. J'eus à détruire beaucoup d'idées fausses
sur le monde et sur la famille. Elle ne pouvait avoir et n'eut pas
de défense systématique; elle était, grâce à Dieu, fort ignorante.
Je n'eus à combattre qu'une exaltation du sentiment. Je lui fis com-
prendre que le premier emploi de nos forces et de nos ressources
était d'élever une famille et de donner à l'humanité des membres
dignes du nom d'hommes. Je l'initiai au respect de cette loi sacrée,
qu'on lui avait montrée comme le pis-aller du labeur et des mé-
rites d'une âme. Elle m'écoutait avec surprise, mais avec ardeur, et,
très sensible aux bons effets d'une parole claire et bienveillante,
elle prétendait qu'aucun prédicateur ne l'avait émue et ravie au-
tant que moi.
De son côté, l'excellente Emilie lui donnait l'instruction néces-
saire. Elle avait déj i entrepris à Yignolette de lui faire de bonnes
lectures; mais, préoccupée ou exaltée, l'élève avait fatigué la maî-
tresse en pure perte. Cette fois elle fut attentive et docile. L'intel-
ligence ne lui manquait pas, et je dois dire que Miette, avec sa
simplicité calme , était un professeur excellent. Miette aimait à
faire bien tout ce qu'elle faisait. Du couvent, où elle était entrée
paysanne, elle était sortie sachant tout mieux que ses compagnes,
et elle avait continué de s'instruire lorsqu'elle était rentrée dans
sa famille. Elle m'avait toujours consulté sur le choix de ses livres,
et lorsqu'elle les avait lus, elle venait en causer avec moi, me pré-
senter ses objections et me demander de les résoudre. Je voyais de
reste alors qu'elle avait lu et bien lu, et j'admirais la paisible har-
monie qui régnait dans ce cerveau, où la volonté et les habitudes
rigides du devoir n'avaient rien desséché, rien éteint. Je savais
bien quelle femme de haute valeur je souhaitais donner à mon fds,
et M"*" de Nives, qui jusque-là n'avait connu que sa patience et sa
bonté, comprit la supériorité de sa compagne. Au bout d'un mois,
elle savait assez de choses pour ne plus avoir la ressource de se
dire trop ignorante pour être judicieuse.
LA TOUFx DE PERCE.MONT. 39
XYI.
Quand Marie eut vingt et un ans accomplis, c'est-à-dire quinze
jours environ après son entrée chez moi, puis quand toutes les af-
faires furent réglées, signées, légalisées, terminées, et que M"^ Alix,
satisfaite et repue, eut pris son vol pour Monaco, où elle voulait
passer l'hiver, Jacques Ormonde vint avec Henri s'installer à la
tour de Percement. 11 faisait encore beau temps, les cheminées
ne fumaient pas, et l'on se vit tous les jours. M^'*" Ninie alla faire
des bateaux avec sa sœur aussi souvent qu'elle voulut, et Bébelle
eut table bien servie tous les jours sans se donner aucune peine,
sans avoir de scènes dramatiques avec sa cuisinière. En quittant
le bureau du professeur, Miette courait plumer une perdrix ou faire
le beurre. Pden n'était jamais en retard d'une minute, même quand
ma femme, qui était une nature inquiète, devançait les heures
fixées par elle-même pour telle ou telle besogne. Avec cela. Miette
conservait sans effort l'aveugle soumission de fait, qui est le sine
qiia non vis-à-vis d'une belle-mère de province, et dès lors celle-ci,
se trouvant satisfaite dans son légitime orgueil de ménagère, lui
laissa la gouverne absolue du ménage, et avoua que le repos était
parfois une douce chose.
De son côté, Jacques Ormonde avait subi et subissait à son grand
profit l'influence d'Henri. Leur tête-à-tête à Vignolette avait été
employé à se pénétrer mutuellement et à s'apprécier davantage.
— Nous n'avons pas songé à courir et à chasser, me disait Jac-
ques. Groiriez-vous que nous nous sommes enfermés à Vignolette,
comme deux ermites, et que nous n'avons fait d'autre exercice que
de nous promener dans les vignes et le jardin en causant du matin
au soir? C'est que nous en avions tant à nous dire! Vraiment nous
ne nous connaissions plus. Henri me l'a avoué, il me prenait pour
un estomac. Je lui ai avoué que je le prenais pour un cerveau.
Nous avons découvert que nous avions avant tout des cœurs qui
s'entendaient parfaitement. Emilie trouvera sa cave aussi bien ran-
gée que quand elle nous en a remis les clés. Nous n'avons bu que
de l'eau d'Anval. Dès le premier jour, nous avons senti qu'il ne
nous fallait pas d'excitans, et que nous étions bien assez émus par
tout ce que nous avions dans l'âme.
— C'est donc cela que je te trouve pâli, rafraîchi et comme ra-
jeuni? Continue ce régime, mon garçon, et en peu de semaines tu
redeviendras le beau Jaquet.
— Soyez tranquille, mon oncle, je vois bien pourquoi, après
avoir été la coqueluche de tant de femmes qui s'y connaissaient,
j'ai échoué auprès d'une petite pensionnaire qui sans vous ne m'eût
AO REVUE DES DEUX MONDES.
point aimé. Il s'agit de redevenir capable de plaire. Je n'ai pas
envie de la faire rire à mon premier baiser.
— Ajoute une chose, lui dit Henri, c'est que tu as fait sur la vie
des réflexions que tu n'avais jamais voulu prendre le temps de
faire! Nous nous sommes confessés mutuellement, nous ne valions
guère mieux l'un que l'autre; mais nous avons touché du doigt nos
erreurs. Tu n'en cherchais pas assez, comme on dit; moi, j'en cher-
chais trop : nous allons marcher dans le vrai, et, si notre vie n'est
pas belle et bonne, j'espère que ce ne sera plus notre faute.
Jacques s'éloigna pour aller cueillir avec Marie et Ninie, qui fort
à propos ne la quittait non plus que son ombre, le bouquet nou-
veau qui chaque jour ornait notre table de famille. La gelée n'avait
pas encore sévi. Le jardin avait encore des reines -marguerites
splendides, des roses-thé modèles, du réséda et de l'héliotrope à
foison, des sauges pourpre, et ces grandes mauves dont la feuille
gaufrée et frisée égaie et embellit les pyramides de fruits du des-
sert.
— Voyons, dis-je à Henri, que me raconteras-tu de toi-même?
Tu n'as rien dit à Miette, je le sais...
— Et je ne lui dirai rien, répondit-il. Je dirais mal, j'ai le cœur
trop plein. J'ai retrouvé à Vignolette toute la suavité de mes pre-
miers enivremens; chaque feuille, chaque brin d'herbe était une
page de ma vie, et m'apportait du passé une image pure et brû-
lante. La demeure d'Emilie est un sanctuaire pour moi. Croirais-tu
que je ne me suis pas permis de regarder dans sa chambre, même
du dehors, par les croisées souvent ouvertes? Au salon, je me con-
tentais de regarder la broderie de ses meubles, dont chaque point
patiemment nuancé et aligné était comme un reproche à mes heures
perdues ou mal employées loin d'elle. Quel effrayant contraste entre
la vie d'une fille pure et celle du moins dépravé des garçons ! Emi-
lie a déjà vingt-deux ans; elle en a passé trois ou quatre à attendre
que mon bon plaisir me ramenât auprès d'elle, les années les plus
difficiles peut-être dans la vie d'une femme! Elle a surmonté la
souffrance de la solitude ou elle l'a acceptée, et il suffît de regarder
le velouté de ses joues, la pureté de ses paupières lisses et de ses
lèvres rosées pour voir que jamais une idée impudique ou seule-
ment hardie n'a jeté son ombre sur cette fleur, sur ce diamant.
Jacques, dans ses heures d'abandon, me confessait ses grosses fre-
daines, et je ne riais pas, parce que je me rappelais mes mauvaises
ivresses. Si je suis réconcilié avec moi-même en raison de mes
bonnes résolutions, je ne suis pas encore débarrassé d'une cer-
taine honte en présence d'Emilie. Nous voilà enfin réunis, vivant
sous les yeux l'un de l'autre. A tout instant où je puis l'approcher
sans être importun, je cherche son sourire, je lui offre mes soins,
LA TOUll DE PERCEMONT. 41
je parle avec elle de notre ancien temps, c'est-à-dire de nos an-
ciennes et heureuses amours! Elle n'a rien oublié, je le vois bien;
elle me sait gré de ma bonne mémoire, et elle rit ou soupire au sou-
venir de nos chagrins et de nos joies d'enfant. Elle comprend bien
que je ne ravive pas ardemment tout ce passé pour l'ensevelir
dans un stérile regret; mais, quand je suis prêt à mettre dans le
présent le mot bonheur, je m'aperçois qu'il faut commencer par
celui de pardon, et, sentant que je n'y aurai droit qu'après des an-
nées réparatrices, je ne dis plus rien. Quand donc, hélas ! verrai-je
approcher le jour où je pourrai lui dire : Sois ma femme! Jacques
est plus heureux que moi, c'est lui qui pardonne!
— Veux-tu me permettre, répondis-je, de te donner, à propos
d'amour, une leçon de haute philosophie pratique?
— C'est ce que je te demande en te racontant mes angoisses.
— Eh bien ! il ne faut pas faire de confessions à sa femme. Un
homme d'honneur ne trahit pas le secret des femmes qui se sont
confiées à lui, quand il y a eu secret, et, quand il n'y en a pas eu,
il ne doit pas lui présenter le tableau de ses faciles triomphes. Ce
sont des souffles grossiers qui flétrissent les fleurs d'une couronne
de mariée. Quelques jeunes femmes ont la curiosité malsaine de
connaître les mauvais côtés de notre passé. Imbécile est le mari
qui les leur fait seulement entrevoir et qui apprend à sa compagne
comment les autres trompent le leur. Je sais que l'homme vivement
interrogé par ce gentil confesseur répugne à mentir; je sais aussi
que parfois il croit se racheter par des aveux et par des compa-
raisons à l'avantage de la femme légitime, sans songer qu'il s'a-
moindrit à ses yeux et détruit sa confiance dans l'avenir. Dans ces
cas-là, il faut résolument nier tout, c'est humiliant, c'est le châti-
ment de nos fautes; mais, pour ce qui te concerne, mon ami, (u
n'auras pas cette mortification. Miette ne te l'imposera jamais. Elle
est trop grande et trop sage pour cela. Elle a vingt-deux ans, elle
devine ce qu'elle ne sait pas; puis, elle a une grande notion de
l'égalité voulue entre époux, elle se dit que l'homme, grâce au dé-
veloppement donné à son intelligence par une éducation plus com-
plète, est le guide naturel de la femme dans les choses de la vie,
et que la femme par sa réserve, sa pureté, s'élève jusqu'à lui et
mérite le respect de son maître. Il y a donc compensation. Tu t'es
donné beaucoup de mal pour acquérir une certaine puissance intel-
lectuelle. Miette s'en est donné pour garder intacte la buée d'inno-
cence qui s'exhale des fruits exquis. Vous n'avez donc rien à vous
reprocher mutuellement. Sans doute, comme tu me le disais l'autre
jour, il vaudrait mieux s'unir aussi purs l'un que l'autre, et je ne
prétends pas que tout soit pour le mieux dans les conditions de la
42 REVUE DES DEUX MONDES.
vie conjugale; mais il faut les accepter comme elles sont ou s'y
soustraire absolument, ce qui est pire. Tâchons d'en tirer le meil-
leur parti, et de voir dans la compagne de notre vie un être dis-
semblable, mais égal à nous, puisque, s'il est faible par les côtés
où nous sommes forts, il est fort par ceux où nous sommes faibles.
Délivré de ses secrètes anxiétés, Henri s'élança vers Emilie, qui
passait, la tête chargée d'une corbeille de raisins mûrs. Si elle eût
été coquette, elle n'eût pu imaginer une plus riche et plus heu-
reuse coiffure. Les pampres délicats, marbrés de tons vifs, retom-
baient sur ses cheveux noirs, et les grappes, brillantes comme des
grenats, formaient un diadème sur son beau front, aussi pur et
aussi fier que celui d'une chaste nymphe. — Miette, lui dit Henri
en l'amenant dans mes bras, veux-tu être tout à fait la fille de ton
oncle, qui t'aime tant, et la femme de ton cousin, qui t'adore?
— Si vous croyez que je mérite le bonheur de ne vous quitter
jamais, répondit Miette en passant ses bras autour de mon cou,
gardez-moi, je vous appartiens.
Les deux mariages eurent lieu le même jour, et les deux noces
n'en firent qu'une à la Maison-Blanche; puis Henri et sa femme
allèrent passer quelques jours dans leur chère solitude de Yigno-
lette, Marie et son époux partirent avec Ninie pour opérer leur
installation dans le beau vieux château de Nives, qu'ils eurent à
remeubler, car M'"^ Alix avait emporté naturellement jusqu'aux
pincettes. Jacques appréciait la valeur de l'argent; mais il eut l'es-
prit de se trouver de niveau avec la grandeur désintéressée de sa
femme, et, au lieu de s'indigner, il eut de si bons gros rires que ce
dépouillement parcimonieux leur fut pendant plusieurs jours un
sujet de gaîté.
D'ailleurs tout n'était pas perdu. Un soir, Marie dit à Jacques :
— Prends une pioche et une pelle, et allons explorer le parc. Je
prétends, si la mémoire ne me fait pas défaut, te donner le plaisir
de déterrer toi-même un trésor.
Elle chercha quelques momens parmi les fougères qui tapissaient
un endroit reculé du parc, et tout à coup s'écria : — Ce doit être
ici, voilà le vieux buis, c'est ici, travaille!
Jacques fouilla, et trouva une cassette doublée de fer qui conte-
nait les diamans de la défunte comtesse de Nives. Quelques jours
avant de mourir, prévoyant l'ambition ou se méfiant des instincts
rapaces de celle qui devait lui succéder, elle s'était confiée à un
vieux jardinier, et lui avait fait enterrer ses bijoux de famille en lui
recommandant d'en instruire prudemment sa fille en temps utile.
Le jardinier était mort peu après; mais sa vieille femme avait mon-
tré l'endroit à Marie, qui ne l'avait pas oublié, et pour qui ces dia-
LA TOUR DE PERCEMOM. hZ
mans, inaltérables souvenirs de sa mère, étaient doublement pré-
cieux.
Pourtant les nouveaux époux furent relativement gênés la pre-
mière année de leur union, mais ils s'en aperçurent à peine. Ils
étaient heureux; ils adoraient Ninie, qui le leur rendait bien, et qui,
jusque-là petite et malingre, prit bientôt l'embonpoint d'une
alouette en plein blé et l'éclat d'une rose en plein soleil.
Au retour de la belle saison, je voulus fêter la Saint-Jean en fa-
mille : c'était la fête de ma femme, le vrai nom de Bébelle était
Jeanne.
Comme les deux jeunes ménages devaient passer la journée avec
nous, j'imaginai de faire préparer un beau déjeuner à la tour de
Percemont et de leur en ménager la surprise. Henri n'avait point
accueilli l'idée de se confiner sur ce rocher, dont l'isolement eût
beaucoup gêné nos fréquentes communications; mais, comme c'é-
tait un des buts préférés de nos promenades, j'avais fait déblayer
et arranger plusieurs pièces, notamment une belle salle à manger
où le couvert se trouva mis , sur un tapis de feuilles de roses de
différens tons, imitant une broderie. Cette tour de Percemont plai-
sait toujours à ma femme, qui aimait à dire, d'un ton dégagé, à
ses amies : — Nous ne l'habitons pas , nous sommes mieux chez
nous, ces choses-là ne sont que des objets de luxe. — Moi , j'a-
vais pardonné au vieux donjon les petits ennuis qu'il m'avait cau-
sés. J'y avais obtenu le plus beau succès de ma vie, succès de
persuasion qui avait décidé du bonheur de mes enfans, sans comp-
ter celui de la pauvre petite Léonie, qui méritait d'être aimée; c'est
le droit sacré des enfans.
Tous mes chers convives se retrouvèrent là avec une joie atten-
drie; au dessert on m'apporta des lettres. La première que j'ouvris
était une lettre de faire part du mariage de M'"^ la comtesse Alix
de Nives avec M. Stuarton, un Anglais bossu, rachitique, mais
riche à millions, que j'avais connu autrefois déjà mûr à Paris dans
ma jeunesse, et que notre veuve inconsolable s'était chargée de
soigner pour en hériter prochainement.
— Ah mon Dieu ! s'écria M'"^ Ormonde consternée, la voilà plus
riche que moi; elle va me redemander Ninie!
— Soyez tranquille, lui dis-je, ce qui est bon à prendre est bon
à garder. Madame Alix sera bientôt veuve, et Ninie la gênerait
pour convoler à un troisième mariage.
George S and.
Kohant, novembre 1875.
LES SOUVENIRS
DU
MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA
PREMIERE PARTIE
LA PRINCESSE CHARLOTTE.
Il y a une douzaine d'années, dans une de ces petites principautés
allemandes qui ne sont plus désormais que de vains titres, s'étei-
gnait un vieillard dont la vie active et modeste, associée discrète-
ment à des existences royales, avait eu sa part d'influence en des
événemens considérables. Peu de temps avant sa mort, un de ses
contemporains lui écrivait : « Vous avez eu une destinée souveraine
anonyme. » Ces paroles extraordinaires furent confirmées bientôt
par un fait très significatif. Quand le vieillard quitta ce monde, la
reine d'Angleterre, le roi des Belges, le prince royal de Prusse,
s'unirent pour lui élever un monument funéraire. Quel était cet
homme à qui de si hauts personnages consacraient un tel tribut
d'affection et de respect? Un simple médecin de la ville de Cobourg
devenu le serviteur, le conseiller, l'ami du prince Léopold, attiré
par ce prince en Angleterre d'abord, ensuite en Belgique , mêlé à
toutes ses affaires publiques ou privées, enfin donné par lui comme
un confident sûr et un guide éprouvé à son neveu le prince Albert,
à sa nièce la reine Victoria. Il s'appelait en naissant Christian-Fré-
déric Stockmar; le sévère monument qui recouvre sa dépouille dans
le cimetière de sa ville natale porte cette inscription : « à la mé-
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. A 5
moire du baron de Stockmar, ses amis des familles régnantes de
Belgique, de Gobourg, d'Angleterre et de Prusse. » Au-dessous on
lit ces mots tirés des proverbes de Salomon : « l'ami fidèle aime
mieux qu'un frère, mieux qu'un frère il est un ferme appui. »
Le fils du baron de Stockmar a publié récemment les Mémoires
de son père, l'éditeur du moins appelle de ce nom des extraits de
ses papiers et de ses lettres (1). C'est une série de notes qui pré-
sentent çà et là un vif intérêt, à la condition de les féconder par
des recherches plus étendues. Parfois une ligne, une réflexion, un
fragment de correspondance, viennent éveiller des souvenirs et
provoquer des rapprochemens; parfois c'est un document qui nous
est communiqué, un épisode qui nous est découvert, quoique défi-
guré par d'énormes lacunes. A vrai dire, le livre qu'on cherche
n'existe pas. Il serait regrettable pourtant de laisser dans l'oubli un
recueil où se rencontrent de si précieux détails. C'est là ce qui nous
attire vers les Mémoires du baron de Stockmar. Les affaires aux-
quelles les circonstances l'ont initié n'étaient pas d'importance mé-
diocre, les personnes royales dont il a été l'ami comptent parmi les
plus illustres et les plus sages de notre siècle. En Allemagne comme
en Angleterre, à propos du trône de Grèce comme à propos du trône
de Belgique, auprès du prince Léopold et de la princesse Charlotte
comme auprès du prince Albert et de la reine Victoria, le baron de
Stockmar a vu de près bien des choses que les annales du temps
présent ne doivent pas négliger. Je voudrais profiter de ces indica-
tions , y ajouter ce qui doit en augmenter le prix , reconstituer les
fragmens épars, d'une main libre enfin renouer la trame de la vie
et l'enchaînement des faits. Il y a là, si je ne me trompe, les élé-
mens d'une histoire intime qui peut en maintes circonstances com-
pléter l'histoire officielle.
I.
Christian-Frédéric Stockmar naquit à Cobourg le 22 août 1787.
Il appartenait à une vieille famille de la bourgeoisie du pays. Son
père, un jurisconsulte savant, lettré, passionné pour les livres, était
mort assez jeune et d'une façon tragique. Un jour, un incendie
ayant éclaté dans une maison contiguë à la sienne, il commença
par mettre en sûreté des sommes d'argent dont il avait le dépôt,
puis il alla surveiller sa bibliothèque, et, voyant les flammes s'ap-
procher, il éprouva une telle commotion qu'il tomba sans connais-
sance; quand on le releva, il était mort. Le même jour, la même
heure avait fait disparaître à la fois le père de famille et le foyer
(1) Denkwûrdigkeilen ans den Papieren des Freilierrn Christian Friedrich von Stock-
mar, zusammcngestcllt von Ernst Freiherr vcii Stockmar, 1 vol. ia-8°, Brunswick 1872,
46 REVUE DES DEUX MONDES.
paternel. Une maison en cendres, une famille en larmes, voilà un
des premiers tableaux qui frappèrent l'imagination de l'enfant.
On mûrit vile en de telles épreuves. La vivacité, la turbulence
naturelle du jeune Stockmar firent bientôt place à une gravité pré-
coce. Après de bonnes études au gymnase de sa ville natale, il alla
suivre des cours de médecine à Wurzbourg, à Erlangen, à léna.
C'était de 1805 à 1810, en des années douloureuses pour l'Alle-
magne. Quand vint la guerre de Russie, il fut chargé à Gobourg de
la direction d'une vaste ambulance qu'il vit se remplir bientôt de
soldats de tous les pays. L'année suivante, il tint dignement sa
place dans la médecine militaire. On raconte qu'en 1814, à l'hôpi-
tal de Worms, il s'attira un jour très noblement et très noblement
repoussa les reproches passionnés du baron de Stein. L'hôpital était
vide depuis plusieurs semaines lorsque, des blessés français s'y
présentant, Stockmar les admit sans hésiter ; peu de temps après,
des blessés allemands arrivent et trouvent la place prise. Le baron
de Stein, administrateur-général des contrées du Rhin pendant la
guerre, mande aussitôt le jeune docteur et lui adresse des objurga-
tions véhémentes. Stockmar ne se trouble pas, il maintient avec
force qu'il n'a fait que son devoir de médecin, et le terrible baron
est obligé de baisser la voix. Est-ce une illusion de notre part? Il
semble que l'éditeur des Mémoires de Stockmar, en racontant ce
fait après la guerre de 1870, ait tenu particulièrement à le mettre
en lumière; si cela est, il y a là un sentiment qui l'honore et dont
nous le félicitons volontiers. Nous aussi, notre impartialité nous fait
un devoir de signaler ce mouvement généreux chez Stockmar,
puisque nous aurons si souvent par la suite l'occasion de montrer
en lui l'adversaire acharné de la France. Le patriotisme en ce
temps-là, même chez nos ennemis les plus violens, pouvait se con-
cilier encore avec les inspirations de l'humanité.
En 1815, la guerre terminée, Stockmar revint à Gobourg; il ne
devait pas y rester longtemps. Le prince Léopold, qui plus d'une
fois pendant la guerre avait eu l'occasion d'apprécier son zèle, son
savoir et surtout la loyale fermeté de sa conduite, lui proposa de
l'accompagner à Londres, où l'appelaient de hautes destinées. La
jeune princesse Gharlotte, petite-fille de George III, fille unique du
prince régent qui devint plus tard George IV, l'héritière présomp-
tive du trône d'Angleterre, venait d'être promise au prince Léopold
de Gobourg. C'était celui-là même qui plus tard, après des événe-
mens que nous allons raconter, devait occuper avec tant d'honneur
le trône des Belges et fonder une maison royale où se perpétuent
les traditions de sa rare sagesse. Le prince Léopold voulut s'atta-
cher Stockmar comme médecin; Stockmar accepta. Le 31 mars 1816,
sur l'appel très pressant du prince, il arrivait à Londres.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA.. kl
Qu'était-ce que cette princesse Charlotte destinée alors au trône
d'Angleterre et dont le prince Léopold allait devenir l'époux? C'est
ici que commencent les renseignemens intimes fournis par Stock-
mar, renseignemens qui complètent ou rectifient même sur bien
des points les récits les plus sérieux de l'histoire contemporaine. On
sait l'histoire du prince de Galles et de sa femme la princesse Caro-
line de Brunswick; ces tristes aventures ont été le scandale de
l'Angleterre pendant un quart de siècle. Ce qu'on sait moins bien,
c'est l'histoire de leur fille, la princesse Charlotte, mariée en 1816
au prince Léopold de Cobourg et enlevée si douloureusement l'an-
née suivante à l'afFection de son mari, ainsi qu'aux espérances de
l'Angleterre. Dans quelles circonstances avait été décidé ce ma-
riage? Quelle éducation la jeune princesse avait-elle reçue? Quels
étaient ses sentimens? Quelle place a-t-elle occupée dans la vie de
son époux? Il n'y a que des mémoires intimes qui puissent nous
renseigner sur ce point. La malheureuse princesse a passé si vite!
C'est à peine si elle a posé le pied sur les marches de ce trône où
sa naissance l'appelait à s'asseoir en souveraine. Si qiia fata aspera
riimpas... Si la destinée lui eût été moins dure, combien de choses
eussent été changées dans l'existence des dynasties royales du
xix'^ siècle ! Le sort ne l'a point voulu. La princesse Charlotte n'a
fait que paraître et disparaître. Les annales de son pays ne connais-
sent d'elle que trois dates, sa naissance, son mariage, sa mort; elle
n'a pas eu le temps de laisser à l'histoire les élémens d'une physio-
nomie distincte et reconnaissable. Essayons de mettre à profit les
confidences du baron de Stockmar et de recomposer cette sympa-
thique figure.
Les malheurs de la princesse Charlotte d'Angleterre ont com-
mencé avec sa vie. Un jour, dans une conversation avec Stockmar, il
lui arrivera de laisser échapper ces paroles : « ma mère a mal vécu,
elle n'eût pas vécu si mal, si mon père n'eût vécu bien plas mal en-
core. » Ce père et cette mère dont elle ne pouvait guère parler au-
trement, c'étaient le prince de Galles, fils aîné de George III, et sa
femme la princesse Caroline de Brunswick. Voilà le résumé de ses
années d'enfance et de jeunesse; atmosphère si douce du foyer do-
mestique, caresses de la mère, émotions du père, sentimens tou-
jours nouveaux de la vie de famille, autant de joies que connaissent
les plus humbles et qui furent refusées à la princesse Charlotte.
Le prince de Galles était né le 12 août 1762. C'était une nature
égoïste et violente; il dissipa sa jeunesse en désordres eiïrénés. En
menant la vie à outrance , il s'occupait aussi de politique, et dans
les grandes luttes qui signalèrent le début du ministère de Pitt
(1783), il se montra partisan passionné des whigs, beaucoup plus
sans doute par esprit de révolte contre le roi son père que par dcvoù-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
ment aux doctrines libérales. Il ne se gênait guère en effet pour trom-
per les gens de son parti. Dans ses relations avec le grand tribun
Charles Fox, dont il était fier de se dire l'ami, ses mensonges al-
laient parfois jusqu'au cynisme. H y a un épisode de sa vie qui se
rapporte précisément à cette date , et qui nous le dévoile tout en-
tier. On y voit à nu ses passions, ses lubies, ses fureurs , tout cela
entremêlé de protestations de dévoûment éternel aux whigs, à
l'heure même où il abuse de la confiance de Fox et l'associe indi-
gnement à ses faussetés. En 1785, le prince de Galles, qui était
alors dans sa vingt-quatrième année, fut pris d'une passion folle
pour une jeune veuve irlandaise, M™* Fitz-Herbert (1), et, comme
l'adroite personne s'entendait parfaitement à enflammer et à repous-
ser ses désirs, le prince avait conçu le dessein de l'épouser. Il se
rendait souvent chez M'"^ Fox pour s'entretenir de son projet avec
elle et son mari. Lord Holland, dans ses Mémoires du parti ivhig,
raconte à ce sujet d'étranges détails qu'il tenait de M'"^ Fox elle-
même. Il paraît que dans ces entretiens le jeune prince ne répon-
dait aux conseils de Fox que par des scènes violentes. On aurait
peine à croire, si la chose n'était attestée par de pareils témoins,
jusqu'où allaient les emportemens de sa passion et de son déses-
poir. M'"^ Fox l'a vu pleurer à chaudes larmes, se rouler à terre, se
frapper le front, s'arracher les cheveux et tomber en des convul-
sions nerveuses. Il jurait que son parti était pris, qu'il renoncerait
à la couronne, vendrait ses bijoux, son argenterie, et ramasserait
une somme suffisante pour fuir en Amérique avec celle qu'il aimait.
Le 10 décembre 1785, Fox lui écrivit une longue lettre, espérant
que, s'il lisait son argumentation à tête reposée, il en tiendrait plus
compte que de ses conversations. C'était bien une argumentation
en effet, une chaîne de raisonnemens serrés , pressans, et sous la
forme la plus affectueuse, a Mon cher Charles , lui répondit le
prince, votre lettre d'hier m'a fait plus de plaisir que je ne puis
l'exprimer. J'y vois une preuve nouvelle de cette amitié, de cette
affection vraie que l'ambition de ma vie est de mériter. » Or le
bruit ayant déjà couru que le prince allait épouser M'"^ Fitz-Her-
bert, il ajoutait résolument, comme un homme revenu d'un accès
(1) M'"* Fitz-Herbert était un peu plus âgée que le prince de Galles; tous les con-
temporains s'accordent à dire qu'elle était d'une grâce accomplie. En ce qui concerne
son caractère, on ne trouve pas le même accord dans les jugemens de l'opinion pu-
blique. Les uns en parlent comme d'une aventurière, bien qu'elle appartînt à l'une
des premières familles d'Irlande; les autres ne lui refusent pas leur estime. Je dois
dire que lord Brougham est de ceux qui l'ont jugée le plus favorablement. Dans son
étude sur George IV, il dit que la passion du prince pour M""' Fitz-Herbert lui est un
mérite qui rachète bien des souillures. (Voyez Historical Sketches of Statesmen ivho
flourished in the time of George III, by Henri lord Brougham. Londres et Glasgow,
1856, vol. II, p. H.)
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. Zi9
de folie : « Soyez tranquille , mon cher ami, le monde sera bientôt
convaincu, non-seulement qu'il n'y a pas, mais qu'il n'y a jamais
eu de motifs aux rapports qu'on fait circuler avec tant de malveil-
lance. » Cette lettre est du 11 décembre 1785; le 21 décembre, le
prince de Galles épousait M""*^ Fiiz-Herbert. Le mariage avait été
célébré secrètement par un ministre de l'église anglicane. Plus
d'une année après, le bruit de cette aventure s'était répandu, un
orateur y fit allusion à la chambre des communes. Une circonstance
particulière ajoutait encore à la gravité de l'accusation; M'"^ Fitz-
Herbert était catholique romaine. On comprend tout ce qu'il y avait
là d'irrégularités réunies dans un seul fait, et combien le prince,
ami des whigs, donnait de prise aux attaques des tories. Fox,
croyant le prince guéri de sa passion, persuadé d'ailleurs que ses
adversaires politiques obéissent en cette affaire à des sentimens
perfides, et que la rumeur dont il s'agit se rapporte à une histoire
ancienne, se lève pour le défendre. 11 nie absolument l'acte qu'on
a dénoncé par allusion, il le nie en fait comme en droit, il affirme
non-seulement qu'un tel acte serait impossible aux yeux de la loi,
par conséquent nul et non avenu, mais qu'en fait il n'a pas eu lieu.
Cependant est-ce lui qui parle? est-ce le prince? En matière si
grave, il faut des réponses concluantes. Pressé de questions sur ce
point, Fox déclare qu'il est autorisé directement à tenir le langage
qu'on vient d'entendre ; ce prétendu mariage secret, il l'affirme, est
une invention calomnieuse.
C'est dans la séance du 30 avril 1787 que Fox fit cette déclara-
tion aux communes. Le jour même, le prince de Galles avait une
entrevue avec lord Grey, et le suppliait de faire au parlement une
déclaration contraire à celle de Fox. u II était horriblement agité,»
dit lord Grey. On le croira sans peine, à moins d'admettre que le
prince avait perdu toute pudeur. H venait de tromper Fox, il l'avait
amené à faire devant le parlement une déclaration inexacte, il l'a-
vait exposé à passer pour le complice de ses mensonges; il priait
maintenant lord Grey de l'aider à tromper M""" Fitz-Herbert. Est-il
nécessaire de dire que lord Grey s'y refusa d'une façon péremp-
toire? Sir George Cornewall Lewis, chancelier de l'échiquier sous le
ministère Palmerston, à qui nous empruntons quelques-uns de ces
détails, résume avec précision cet imbroglio de fourberies. « On ne
saurait, dit-il, concevoir une position plus humiliante et plus désho-
norante que celle où le prince se trouvait alors, niant son mariage
à Fox, l'avouant à Grey, et niant sa dénégation à M'"« Fitz-Herbert,
le traitant de fiction avec le premier, de nullité avec le second, de
réalité avec la troisième. »
Nous n'avons pas à raconter ici la fin des aventures de M'"* Fitz-
TOMB XIII. — 1870. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
Herbert. On devine les mécomptes et les humiliations que lui réser-
vait le prince cle Galles, une fois sa passion assouvie. Un mariage
secret de l'héritier du trône, quoique célébré selon les formes du
culte anglican, était nul de plein droit, cela va sans dire. M'"* Fitz-
Herbert vit bientôt arriver le dernier chapitre de son roman (1).
Elle ne fut pas la seule dont le prince consomma la honte. Le vo-
luptueux sans foi ni loi donna bien d'autres scandales à son pays, et
lorsqu'il se résigna, dix ans après, à subir les liens d'un mariage
régulier, ce ne fut pas chez lui désir de régler enfin sa vie et d'as-
surer la succession du trône ; il ne fit que céder à la contrainte de
ses embarras financiers. Ses dettes s'élevaient à (500,000 livres,
c'est-à-dire à 15 millions. Depuis longtemps le roi son père le pres-
sait en vain de songer à une union digne de son rang. Parmi les
princesses sur lesquelles la cour de Windsor avait jeté les yeux, il
y en avait deux que des raisons de parenté désignaient plus par-
ticulièrement au choix de la famille royale. L'une était la princesse
Louise de Mecklembourg, qui épousa plus tard le roi de Prusse
Frédéric-Guillaume III, et devint la noble héroïne si justement
chère aux Prussiens après leurs désastres de 1806 ; l'autre était la
princesse Caroline de Brunswick. La première était la nièce de la
reine, la seconde la nièce du roi. Si le prince de Galles avait pris
son mariage au sérieux, son choix était dicté d'avance par des rai-
sons décisives. Jeune, belle, comblée de tous les dons du cœur et
de l'esprit, la princesse Louise n'eût pas été seulement le gracieux
ornement du trône d'Angleterre, elle aurait certainement exercé
l'influence la plus salutaire sur l'esprit désordonné du prince de
Galles. Ce furent précisément cette grâce et cette élévation morale
qui, bien loin d'attirer le prince, l'éloignèrent. Il n'était pas homme
à se plier au noble joug de la vertu. La princesse Caroline de Bruns-
wick avait vingt-sept ans, huit ans de plus que la princesse Louise;
elle ne brillait ni par les grâces de sa personne ni par la sûreté du
caractère; ce fut elle qu'il choisit. Faut-il croire avec sir George Cor-
el) Il paraît pourtant que le prince de Galles, malgré sou inconstance et ses désor-
dres, resta longtemps sous le charme de 11°"= Fitz-Herbert. M°" Vigée-Lcljrun raconte
en ses Souvenirs que s'étant rendue à Londres en 1802, un peu avant la rupture du
traité d'Amiens, elle avait été très bien reçue par le prince de Galles cl mise îi l'abri
de toutes les vexations auxquelles des Français pouvaient être exposés pendant la
guerre. Le prince d'3 Galles voulait que la brillante artiste fît son portrait. M"": Vigée-
Lebrun répondit :\ cj désir, elle raconte môme les méchans propos qui coururent à ce
sujet, le dépit et la mauvaise humeur des peintres de Londres, puis elle ajoute : « Dès
que ce portrait fut terminé, le prince le donna à son ancienne amie M'"*^ Fitz-IIerbert_
CelL>ci le fit placer dans un cadre roulant, comme sont les grands miroirs de toi-
lette, afin de pouvoir le transporter dans toutes les chambres quelle occupait, ce qu3
je trouvai très ingénieux. i> {Souvenirs de M^e Vigée-Lebrun, Paris 1869, t. II, p. 140.)
Cela se passait en 1802, dix-sept ans après le mariage clandestin et illégal du prince
de Galles avec M""^ Fitz-Herbert.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 54
newall LeAvis que « le prince, une fois décidé à avaler cette pilule
amère du mariage, résolut de le faire de la manière la plus agréable
au roi, et conséquemment de préférer sa nièce à celle de la reine? »
Le récit même, tel qu'il est présenté par Cornewall Lewis, ne permet
pas d'admettre cette explication. Un jour, en revenant de la chasse,
le prince de Galles entre chez le roi et lui annonce tout à coup l'in-
tention d'épouser la princesse de Brunswick. Le roi dit qu'il n'a
aucune objection à faire au mariage du prince avec sa nièce; il lui
conseille pourtant u de prendre des renseignemens sur sa personne
et sur sa conduite. » N'est-ce pas là une réponse qui laissait au
prince toute sa liberté, s'il avait voulu en faire le noble usage dont
nous parlions 4;out à l'heure? On dirait presqu'un avertissement. Le
prince n'en fut guère ému, car il répondit négligemment qu'il était
satisfait sur ce point. C'est le roi lui-même qui raconta plus tard
cette conversation à lord Liverpool, celui-ci la transmit à lord Hoi-
land, qui la rapporte dans ses Mémoires du jjarti ivhig. Quoi qu'il
en soit, la résolution du prince était arrêtée, et les choses marchè-
rent vite. Au mois de novembre 179/j, lord Malmesbury fut chargé
de se rendre à Brunswick et de demander pour le prince de
Galles la main de la princesse Caroline ; au mois de décembre de
la même année, le roi, dans son discours au parlement, annonça la
conclusion du contrat de mariage.
Il serait difficile sans doute de citer une alliance où les conve-
nances réciproques aient été plus complètement méconnues. 11 fal-
lait au prince de Galles une compagne de haute vie morale et de
noble ascendant, il fallait à la princesse Caroline un guide sûr et
respecté. Dès leur première entrevue, dont le seul témoin fut lord
Malmesbury, les deux fiancés se firent horreur l'un à l'autre. Par
son extérieur, par ses manières et sa conversation, la princesse ex-
cita immédiatement la répulsion du prince; quant au prince, la ré-
ception qu'il fit à la princesse ne fut pas seulement froide, elle fut
u repoussante, dit lord Malmesbury, et grossière au dernier degré. »
Le jour du mariage, qui fut célébré dans la chapelle royale de
Saint-James le 8 avril 1795, si violente était sa répugnance qu'il
eut recours aux plus étranges moyens pour s'étourdir. 11 avait bu
des spiritueux avec rage et pouvait à peine se tenir debout. Sans
l'assistance du duc de Bedford, qui marchait à côté de lui, il serait
toir.bé au beau milieu, du cortège. C'es.t encore un fait attesté par
lord Malmesbury et raconté par lord Holland.
L'unique enfant de ce père et de cette mère vint au monde le
27 février 179(5. C'était une fille, la princesse Charlotte. Le père
n'était pas là pour lui sourire; il y avait six ou sept mois qu'il avait
quitté sa demeure de Carlton-house, il habitait Windsor ou Brigh-
ton, laissant sa femme vivre de son côté comme bon lui semblerait.
52 REVDE DES DEUX MONDES.
Quant à la mère, elle ne parut point en avoir plus de souci. Plus
tard seulement elle comprendra qu'elle peut tirer parti de sa fille
et s'en faire une arme contre un mari détesté. Alors on la verra
s'occuper de son avenir, réclamer pour elle certains droits, montrer
enfin, à défaut de sollicitude morale, une vigilance intéressée. Cette
fille, à peu près abandonnée de tous et dont l'éducation se fait
à l'aventure, n'est-ce pas, après tout, l'héritière présomptive de
l'un des premiers trônes du monde? L'enfant avait à peine deux
mois quand la princesse de Galles , définitivement et d'un com-
mun accord séparée de son mari, quitta sa résidence de Carlton-
house pour s'installer dans une villa de Blackheath (avril 1796).
Elle y demeura huit ans, de 1796 à 180/i. Elle était admise à la
cour dans les fêtes officielles, mais de façon à ne jamais y rencon-
trer le prince, et n'avait presque point de relations avec les autres
membres de la famille royale. Ce qu'était à la villa de Blackheath
la conduite de la princesse de Galles, on peut le deviner par un fait
significatif : au mois d'octobre ISOZi, M. Pitt, chef du ministère, et
lord Westmoreland, chancelier privé, durent se rendre à Blackheath
pour adresser à la princesse les plus sévères remontrances. Elle les
reçut avec une parfaite indifférence, opposant aux paroles les plus
pressantes une impassibilité glaciale. A la fin pourtant, touchée
sans doute de graves considérations relatives à son intérêt, elle
promit de s'amender. C'est à cette occasion que le prince de Galles
réclama sa fille, âgée alors de huit ans, et voulut se charger lui-
même de son éducation. Le roi n'accueillit point cette demande.
Sans estimer beaucoup sa nièce, il croyait pourtant lui devoir cer-
tains égards, tandis qu'il n'avait pour son fils ni estime ni aff'ection.
La princesse de Galles, malgré les réclamations du prince, resta
donc chargée de la tutelle de la princesse Charlotte.
Deux ans plus tard éclata un scandale inoui. Le prince de Galles
fut averti par deux de ses frères, le duc de Kent et le duc de Sus-
sex, que les faits les plus graves étaient reprochés à la princesse.
C'était vraiment une question d'état. Deux personnes de distinction,
sir John Douglas et sa femme, ayant habité à Blackheath dans
le voisinage de la princesse, avaient été reçues chez elle assez
intimement pour découvrir des choses qui intéressaient la succes-
sion au trône. La princesse, disait lady Douglas, serait devenue en-.,
ceinte par suite d'un commerce illicite, et vers la fin de 1802 au-
rait donné le jour clandestinement à un enfant du sexe masculin
qui grandissait auprès d'elle à Blackheath. Si le fait était reconnu
exact, le prince était tenu de le déclarer aux ministres, et les mi-
nistres étaient tenus de le porter à la connaissance du parlement.
Avant d'en venir là, le roi voulut qu'une information eût lieu par
les soins des plus hauts personnages de l'état. Lord Grenville, pre-
LE MEDECIN DE LA REINE VICTORIA. 53
mier lord de la trésorerie, lord Ellenborough, premier juge, lord
Erskine, chancelier, lord Spencer, secrétaire d'état, furent chargés
de cette enquête en vertu d'un ordre secret signé de la main même
du roi le 29 mai :1806. Le résultat de la procédure fut que l'accu-
sation de grossesse et d'accouchement clandestin devait être re-
jetée, mais que certaines particularités dans la conduite de la
princesse donnaient lieu à des interprétations très défavorables. Les
hauts commissaires ajoutaient : « On doit ajouter foi à ces circon-
stances révélées par les témoins tant qu'elles n'auront pas été ré-
futées d'une manière décisive, et, si elles sont vraies, elles mé-
ritent d'être prises en très sérieuse considération. » Le roi ayant
communiqué ce rapport à la princesse de Galles, elle confia sa dé-
fense à trois personnages politiques considérables, lord Eldon,
M. Perceval, M. Plomer, qui attaquèrent très vivement dans leur
mémoire et la procédure des commissaires et les témoignages pro-
duits contre leur cliente. La cause ainsi entendue, il ne restait plus
qu'à prononcer la sentence. Le roi s'en remit à son conseil du soin
de la rédaction. Le fond était conforme à ce que nous venons d'in-
diquer : déclaration par les quatre lords de l'innocence de la prin-
cesse de Galles en ce qui concerne l'accusation de grossesse et d'ac-
couchement clandestin, expression du contentement causé au roi
par ce verdict, toutefois nécessité d'un avertissement sérieux à la
princesse, car l'enquête présentait des circonstances que l'on ne
pouvait considérer sans inquiétude. En somme, les ennemis de
l'accusée avaient le dessous.
Ce jugement allait être communiqué à la châtelaine de Black-
heath, quand le prince pria le roi de surseoir jusqu'à ce qu'il lui
eût mis sous les yeux un nouvel exposé des faits. Ce sursis, qui
aurait pu être funeste à la princesse, lui procura au contraire une
plus complète victoire. L'affaire était encore pendante lorsque le mi-
nistère de lord Grenville fut remplacé par celui du duc de Portland;
or deux des défenseurs de la princesse, lord Eldon et M. Perceval,
faisaient partie de la nouvelle administration , le premier comme
lord chancelier, le second comme chancelier de l'échiquier et chef
de la chambre des communes. Ils n'abandonnèrent pas, on le pense
bien, la cause qu'ils avaient si vivement défendue; lord Grenville et
ses collègues avaient acquitté la princesse au sujet des accusations
principales en laissant subsister des doutes fort graves sur le reste;
lord Eldon et M. Perceval firent accepter par le ministère du duc
de Portland une déclaration qui la justifiait sur tous les points. Les
ministres engagèrent donc le roi à la recevoir à la cour; on lui dé-
signa des appartemens au palais de Kensington, et elle fut invitée
aux réceptions oiïicielles. Au fond, rien n'était changé dans ses rap-
ports avec les autres membres de la famille royale. Ce fut néan-
bli REVUE DES DEUX MONDES.
moins une victoire pour elle dans cette série d'escarmouches et
d'agressions scandaleuses; le prince de Galles était battu.
Les événemens publics lui fournirent bientôt l'occasion de prendre
sa revanche. On sait dans quel état de santé se trouvait le roi d'An-
gleterre George III depuis une vingtaine d'années. Ce ne sont pas
les secousses de la révolution française, les guerres de la répu-
blique et de l'empire qui ébranlèrent la faible raison de George III;
il faut plutôt attribuer son mal aux chagrins profonds que lui cau-
sèrent le triomphe des colonies d'Amérique et l'échec infligé à
l'Angleterre par le traité de Versailles (1783). Dès l'année 1788,
sa raison s'était voilée. Il fut question alors de constituer une ré-
gence, et cette crise amena des luttes dont la tribune anglaise a
gardé le souvenir. Pitt et Burke d'un côté, Fox et les whigs de
l'autre, les premiers pleins de défiance à l'égard du prince de
Galles, les derniers dévoués au prince leur ami, discutaient avec
violence les conditions du pouvoir qui allait être déféré au régent.
Enfin, après quelques mois de grandes angoisses nationales, la santé
du roi se rétablit, et cette guérison fut saluée dans toute l'Angle-
terre par des transports de joie. Malhem'eusement ce sont là des
atteintes dont il est difficile de se relever, — le roi en garda long-
temps la trace. Sa façon de prendi'e part aux affaires publiques, ses
prédilections connues, ses répugnances, son indilTérence pour Wil-
liam Pitt au moment où ce grand homme d'état soutenait de si ter-
ribles luttes, son enthousiasme pour Addington, tour à tour ami
infidèle ou indigne rival de William Pitt, tout cela, suivant les au-
torités les plus graves, indiquait une raison ébranlée. Vers la fin du
mois d'octobre 1810, le mal reparut, l'intelligence s'éteignit, le
souverain de l'Angleterre n'était plus même un fantôme de roi. Le
parlement s'occupa aussitôt de pourvoir aux nécessités publiques,
et le 5 février 1811 le prince de Galles fut investi de la régence
avec certaines restrictions des prérogatives royales. Une fois assuré
de son pouvoir, le prince-régent s'empressa de régler à sa guise la
situation de la princesse : il sépara la fille de la mère; la princesse
Charlotte fut installée à Warwick-house avec une gouvernante, et
la princesse de Galles établie à Connaught-Terrace n'eut la permis-
sion de lui rendre visite que tous les quinze jours.
Le prince-régent était tellement impopulaire que les amis de la
princesse lui conseillèrent d'en appeler hardiment à l'opinion pu-
blique, après avoir tenté auprès de son mari une dernière démarche
qui certainement demeurerait sans résultat. La princesse, au mois
de janvier 1813, adressa donc au prince-régent une lettre où tous
ses griefs étaient rassemblés avec force. On la lui renvoya deux fois
sans l'ouvrir. A la troisième, lord Liverpool, chef du ministère, lui
fit répondre simple^neut que la lettre avait été lue au prince, mais
LE MÉDECIN DE LA RELNE VICTORIA. 55
qu'il n'avait pas jugé à propos d'exprimer son bon plaisir à ce su-
jet, Qu'arriva-t-il? La lettre parut dans le Moniing-Chronicle. On
devine quel en fut l'effet d'un bout du royaume à l'autre : en 1808,
le scandale n'était pas sorti des- hautes sphères de l'état; en 1813,
il était livré sans voiles à l'Angleterre, à l'Europe, au monde en-
tier. L'émotion fut si vive que le prince ne put garder le silence. Sa
terrible adversaire avait trouvé le moyen de lui faire exprimer son
bon plaisir au sujet des remontrances qu'il dédaignait la veille;
cette lettre le plaçait sur le banc des accusés en face de la nation
anglaise. Pourquoi séparait-il la fdle de la mère ? Pourquoi allé-
guait-il des imputations qu'une enquête solennelle avait déclarées
calomnieuses? Pourquoi ne tenait-il aucun compte de ce rapport de
1806? Enfin, en supposant qu'il y eût nécessité de soustraire la
princesse Charlotte à la tutelle de sa mère, pourquoi une jeune fdle
de dix-sept ans, héritière présomptive du trône, était-elle séques-
trée du monde et comme tenue en chartre privée? D'où vient qu'on
semblait prolonger son enfance ? Quel était le dessein du prince en
refusant ou en négligeant de lui faire administrer le sacrement de
confirmation? C'étaient là autant de questions que suggérait à la
conscience publique la lettre insérée dans le Moniing-Chronicle.
Effrayé de ces rumeurs croissantes, le prince-régent voulut se mettre
à l'abri sous une décision judiciaire. Le conseil privé est réuni; il
se compose de tous les ministres, des archevêques de Cantorbérj%
d'York, de l'évêque de Londres, des principaux juges, en tout
vingt-trois conseillers. Le régent leur demande un rapport sur
celte question précise : y a-t-il lieu, oui ou non, de continuer à ré-
gler et à restreindre comme par le passé les relations de la prin-
cesse de Galles avec sa fille la princesse Charlotte? Vingt et un
conseillers sur vingt-trois répondent affirmativement. C'est un ver-
dict de blâme et de défiance prononcé contre la princesse de Galles;
voilà le régent qui triomphe.
La princesse de Galles ne renonce pas à la lutte, elle en appellera
du prince au parlement. Elle rédige une protestation qu'elle adresse
à la fois au président de la chambre des lords et au président de la
chambre des communes. Le président de la chambre des lords,
c'est lord Eldon, son défenseur d'autrefois, aujourd'hui l'un des
ministres du régent et obligé de ne pas déplaire au maître; lord
Eldon renvoie cette protestation à la princesse , lui recommande de
ne pas la rendre publique, et lui intime l'ordre, au nom du prince,
de ne plus faire de visites à Warwick-house. Le président de la
chambre des communes n'a pas de ménagemens à garder ; il com-
munique la lettre à la chambre dans la séance du '2 mars 1813, et
trois jours après une motion est faite par M. Cockrane Johnstone
pour que le rapport de 1806, avec les documens annexés, soit mis
56 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS les yeux du parlement. La motion est rejetée, mais elle a
donné lieu à un débat dans lequel M. Stuart Wortiey (plus tard lord
Wharncliffe) a fait entendre ces vigoureuses paroles : « J'ai autant
que personne le respect de la royauté, mais je dois déclarer que de
tels événemens contribuent à sa ruine. Je le vois avec un profond
regret, nous avons une famille royale qui ne tient nul compte de ce
qu'on dit ou de ce qu'on pense d'elle. Ses membres semblent être
les seules personnes du pays qui ne prennent aucun souci de leur
bien-être et de leur honneur. Il ne faut pas que le prince régent se
fasse illusion, il se flatterait vainement de sortir sain et sauf de toutes
ces affaires. » Ces paroles trouvèrent dans le pays des échos reten-
lissans. On oubliait volontairement tout ce qui pouvait être à la
charge de la princesse, on était décidé à ne voir en elle que la
femme persécutée, la princesse de race étrangère victime des plus
odieux traitemens sur le sol anglais, et qui se défendait avec une
énergie toute britannique. Pendant le mois d'avril 1813, la salle du
palais de justice, le conseil municipal de Londres, d'autres corps
publics, lui votèrent des adresses où était flétrie dans les termes
les plus véhémens « l'infâme conspiration formée contre son hon-
neur et sa vie, » et où des hommages enthousiastes saluaient « sa
modération, sa franchise, sa magnanimité. »
Tout se lie et s'enchaîne dans les choses de ce monde. Les grands
événemens qui à cette date tenaient l'Europe en suspens fournirent
bientôt de nouvelles péripéties au drame domestique de la cour
d'Angleterre. Au mois de mars 181/1, Napoléon, après l'héroïque
campagne de France, venait d'être abattu par la coalition euro-
péenne. Les alliés étaient entrés à Paris le 31 mars, et le 6 avril
l'empereur avait abdiqué. Au mois de juin suivant, l'empereur de
Russie et le roi de Prusse, accompagnés du maréchal Blùcher et de
quelques personnages importans, se rendirent à Londres auprès du
prince-régent. Ils y reçurent, comme on pense, un accueil magni-
fique. Or, dès leur arrivée en Angleterre, la reine, femme de
George III, avait prévenu la princesse de Galles qu'il lui serait in-
terdit de prendre la moindre part à la réception des illustres visi-
teurs. Le prince-régent devait paraître dans toutes les fêtes , et
c'était chez lui une résolution inflexible de ne rencontrer la prin-
cesse en aucune circonstance, soit publique, soit privée. La prin-
cesse protesta une fois de plus dans une lettre au prince qui se ter-
minait par ces mots : « Le temps que vous avez choisi pour cette
conduite est de nature à la rendre particulièrement blessante. Plu-
sieurs étrangers illustres sont déjà arrivés en Angleterre, et entre
autres, me dit-on, l'héritier de la maison d'Orange, qui s'est an-
noncé à moi comme mon futur beau-fils. Je suis injustement exclue
de leur société. D'autres d'un rang égal au vôtre doivent se réjouir
LE MEDECIN DE LA REINE VICTORIA. 57
avec votre altesse royale de la paix de l'Europe. Ma fille pour la
première fois paraîtra en public dans la splendeur qui convient à
l'approche des noces de l'héritière présomptive de cet empire. Votre
altesse royale a choisi cette circonstance pour me traiter, sans pro-
vocation de ma part, avec une nouvelle indignité. De tous les sujets
de sa majesté, je suis la seule personne que votre altesse royale
empêche de paraître à sa place pour prendre part à la joie générale,
et l'on me prive de la jouissance de ces nobles sentimens d'orgueil
et d'affection qu'on permet à toutes les mères. » Lettre habile et
touchante qui eût peut-être éveillé des remords chez un autre
homme que le prince-régent; malheureusement elle venait tard.
Entre le prince et la princesse, il y avait trop de souvenirs odieux,
trop de causes de haine accumulées. La popularité dont elle jouis-
sait alors ne lui était plus d'un grand secours; comme elle la devait
moins à ses mérites qu'au mépris public encouru par le prince, elle
ne pouvait guère s'en faire une arme à l'heure où les succès exté-
rieurs du ministère couvraient la personne du régent. Persuadée
que la lutte était désormais impossible, elle quitta l'Angleterre au
mois d'août ISlZi. Elle se rendit d'abord dans son pays natal, resta
quelque temps à Brunswick et alla ensuite habiter l'Italie.
Ce n'est pas le moment de suivre la princes.se de Galles en ses
dernières aventures. Nous la verrons revenir à Londres en 1820,
lorsque George III, le pauvre vieillard privé de raison, passera de
ce monde en l'autre, et que le régent deviendra roi sous le nom de
George IV. Elle y reviendra pour réclamer son titre de reine, pour
demander sa place dans la cérémonie du couronnement, pour pro-
tester contre la décision qui effaçait son nom des prières liturgiques;
comment répondra le roi? Sa réponse, tout le monde le sait, ce sera
le procès intenté à la reine, un scandale suprême mettant le comble
à tous les scandales antérieurs. Aujourd'hui ce sujet n'est pas le
nôtre. Ce n'est pas la princesse de Galles reina d'Angleterre, c'est la
princesse Caroline, mère de la princesse Charlotte, que nous avons
dû imiter roger d'abord. Le procès de la reine a eu lieu en 1820, et
nous ne sommes qu'en 18i/i. De 181/i à 1820, bien d'autres évé-
nemens nous appellent. On la connaît à peine, cette héritière pré-
somptive du trône, qui est née si malheureusement et a grandi en
des conditions si tristes. Profitons des renseignemens que nous ap-
portent les souvenirs de Stockmar. Tout ceci n'est que le prologue,
un prologue nécessaire, de l'histoire de la princesse Charlotte.
II.
On a remarqué ces mots dans la lettre que nous citions tout à
l'heure : « déjà plusieurs étrangers illustres sont arrivés en Angle-
58 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, et entre autres, me dit-on, l'héritier de la maison d'Orange,
qui m'a écrit pour s'annoncer à moi comme mon futur bsau-fils, » et
plus loin : « ma fille, pour la première fois, paraîtra en public dans la
splendeur qui convient à l'approche des noces de l'héritière pré-
somptive de cet empire. » Lorsque la princesse de Galles écrivait
cette lettre au prince-régent, il était question eu effet d'un mariage
pour la princesse Charlotte. Dès le mois d'octobre 1813, la reine
d'Angleterre, femme de George III, songeant à marier sa petite-fille,
avait jeté les yeux sur le prince héréditaire des Pays-Bas, celui qui a
régné plus tard sous le nom de Guillaume II. Le prince-régent ne
faisait aucune objection à ce projet. Ayant soustrait la jeune prin-
cesse à la direction de sa mère, il avait assumé une responsabililé
morale dont il lui tardait de se dégager. Il était clair d'ailleurs que
le mariage de la princesse Charlotte ferait disparaître, non en
droit, mais en fait, le dernier lien qui existait encore entre le prince-
régent et une épouse détestée. Tant que la princesse n'était point
mariée, la mère pouvait renouveler ses plaintes, réclamer ses
droits, et, avec le caractère qu'on lui connaissait, qui l'eut empê-
chée d'agiter encore le parlement? La jeune fille une fois mariée,
plus de discussion possible entre le père et la mère; la princesse
Caroline restait complètement isolée de la cour. C'est à peine si l'on
se souviendrait qu'il y avait une princesse de Galles épouse du
prince-régent d'Angleterre. Ainsi la reine, par sollicitude pour sa
petite-fille, le régent, dans une vue tout égoïste à laquelle se mêlait
une inspiration de haine contre la princesse de Galles, désiraient
également cette union.
La princesse Charlotte ne se décida point aussi vite; elle voulait
prendre son temps, s'informer, réfléchir. Ce n'était pas une personne
banale, une de celles dont on dispose aisément au nom des conve-
nances publiques et de la raison d'état. L'étrange éducation qu'elle
avait reçue l'avait préservée au moins dà l'insignifiance. Elle était
très vive, très originale, toute de premier mouvement. Le prince
d'Orange, soit; encore fallait-il qu'elle eût occasion de le voir et de
l'apprécier. Or devait-elle l'autoriser à venir sans être mieux in-
struite de ce qui le concernait? Consentir à une entrevue, c'était
presqu'un engagement. D'ailleurs elle n'avait pas encore dix-huit
ans, rien ne l'obligeait à se presser. Elle avait ainsi maintes objec-
tions très sages, maintes raisons d'attendre. Cependant la reine y
mit une telle insistance que la princesse finit par céder; elle con-
sentit au voyage du prince d'Orange.
Le 11 décembre 1813, le prince arrive à Londres, et le même
jour il est présenté à la princesse Charlotte par le régent. L'impres-
sion qu'il fit n'eut rien de défavorable. Le lendemain, la princesse
racontait à miss Cornelia Knight, sa gouvernante, certains détails
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 59
très singuliers da cette première entrevue. Le régent l'avait prise à
part, et, sachant ses dispositions défiantes, lui avait dit : « Eiibien!
cela ne va donc pas? » La princesse avait répondu avec sa vivacité :
« Je ne dis pas cela du tout, sa manière d'être me plaît fort. » Alors,
sans plus de façon, le régent leur avait mis les mains l'une dans
l'autre, de telle sorte qu'elle était fiancée. Elle ajoutait à ce récit,
comme pour se consoler d'avoir été engagée si brusquement : « Le
prince d'Orange n'a pas l'air aussi désagréable que je l'aurais cru. »
Voilà, il faut en convenir, une affaire bien lestement enlevée,
surtout si l'on songe au peu d'empressement de la princesse et à
son désir d'étudier l'affaire en conscience. Il semble que le régent,
étonné lui-même d'un résultat si prompt, ait craint de voir son suc-
cès lui échapper. Les notifications officielles eurent lieu presque
immédiatement. Dès le mois de janvier ISlZi, le projet de mariage
entre la princesse Charlotte et le prince d'Orange fut annoncé aux
souverains de l'Europe par lettres confidentielles. On trouve tous
les détails relatifs à ce sujet dans la correspondance de lord Gastle-
reagh. La demande solennelle de la main de la princesse eut lieu
au mois de mars ; elle fut faite par M. Fagel, ministre de Hollande
à Londres, et par le comte Yan der Duyn de Maasclam, envoyé ex-
traordinaire de la cour de La Haye. La princesse ayant donné son
consentement, le roi de Hollande, peu de temps après, communiqua
la nouvelle aux états-généraux du royaume. En même temps, les am-
bassadeurs hollandais, M. Fagel et M. Van der Duyn, préparaient la
rédaction du contrat. L'affaire était donc comme terminée, il ne res-
tait plus à régler que des points de détail et des questions de forme.
Quel fut l'étonnement du public, en Angleterre et en Hollande,
lorsqu'on apprit au mois de juin suivant que tout était rompu !
Cette singulière aventure, qui fut jugée alors bien diversement et
souvent d'une manière fort inexacte, est le premier point sur lequel
les souvenirs de Stockmar nous fournissent des renseignemens nou-
veaux d'une valeur tout à fait authentique. Stockmar, appelé en An-
gleterre deux années après lesévénemensque nous racontons, avait
eu bien des fois l'occasion d'en parler avec la princesse Charlotte,
il avait reçu ses confidences, il avait eu entre les mains la cor-
respondance échangée entre elle et son père ; on peut s'en fier à
son témoignage pour redresser bien des erreurs. Les personnes qui
avaient accrédité ces erreurs n'avaient vu les choses que du dehors;
Stockmar, initié à tous les secrets, a suivi de jour en jour les péri-
péties de l'imbroglio.
U n'est pas inutile de constater tout d'abord que la princesse
Charlotte, malgré l'impression favorable de la première heure,
n'avait pas tardé à concevoir une idée bien différente de son fiancé.
Le prince d'Orange, à son arrivée à Londres, avait été précédé par
60 REVUE DES DEUX MONDES.
une réputation qui lui attirait les sympathies. Il avait même, clans
un séjour antérieur, laissé de bons souvenirs à la société anglaise.
Son père, avant de régner en Hollande sous le nom de Guillaume I«'",
avait habité assez longtemps l'Angleterre. Lui-même, par son édu-
cation et sa manière d'être, s'était assimilé, disait-on, quelques
traits du caractère britannique. Il avait servi en Espagne sous Wel-
lington ; brave au feu, bon camarade, sans nulle movgue princière,
toujours en joie et prodiguant les poignées de main, il s'était ac-
quis une certaine popularité dans l'armée. Ces choses-là, répétées
de bouche en bouche et considérées à distance, produisent tou-
jours de l'eflet. Il est probable que la princesse Charlotte ne les
ignorait pas lorsqu'elle déclara, dès la première entrevue, que
le prince ne lui déplaisait nullement. Examiné de plus près , le
joyeux officier de l'armée de Wellington devait perdre beaucoup
de ses avantages. Nous avons à^ce propos des témoignages de pro-
venance bien diverse qui s'accordent sur tous les points essen-
tiels. Un écrivain hollandais, M. Grovestins, l'éditeur des Souvenirs
du comte Van derDuyn, consacre au prince d'Orange une note de son
livre qui se termine par ces mots : « il n'y avait dans cette pauvre tête
ni instruction, ni idée arrêtée sur quoi que ce fût. » Un personnage
très célèbre en Allemagne, M. Frédéric de Gagern, esprit naturelle-
ment porté à la bienveillance, ayant rencontré le prince quelques an-
nées plus tard, le peint sous les mêmes traits; il le montre bizarre,
fantasque, ambitieux à tort et à.travers, sans scrupule dans l'emploi
des moyens qu'il croit utiles à ses visées, sans discernement dans le
choix de ses conseillers intimes, affamé de popularité, distribuant à
tout propos des saluts, des sourires, des poignées de main , sé-
duisant d'abord ceux-là même qui sont le plus prévenus contre lui,
mais les éloignant bientôt par la banalité de ces démonstrations et
laissant à tous l'idée d'un pauvre comédien. Ce que les Anglais ap-
pellent respectahility lui faisait absolument défaut. La princesse
Charlotte fut bien souvent choquée du sans-façon de ses allures. A
la date du 9 mars I8I/1, c'est-à-dire au moment où le prince était
admis à faire sa cour à l'héritière présomptive du trône d'Angle-
terre, lord Grenville écrivait au marquis de Buckingham : « Notre
futur beau-fils loge chez son tailleur (1). » La princesse n'ignorait
pas ce détail; elle savait aussi qu'on l'avait vu revenir des courses
assis sur le siège du cocher dans un état voisin de l'ivresse. Deux
années après, racontant à Stockmar ces incartades de son fiancé,
elle lui dira : « Le prince d'Orange peut être fait pour commander
un régiment de cavalerie, ce n'est point l'époux qui me convenait;
il n'a rien d'un prince. »
(1) Voyez Buckingham, Memoirs of the court of the Regency, t. II, p. 75.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 61
Ce ne sont pas pourtant les inconvenances du prince et le désen-
chantement de la princesse qui causèrent, officiellement du moins,
la rupture de l'union projetée. Quels que fussent les sentimens de
la princesse, le dénoûment de l'aventure fut amené par des raisons
d'un autre ordre. Un problème de casuistique'royale, que les né-
gociateurs du mariage avaient négligé de résoudre, se dressa tout
à coup entre les parties contractantes. Si la princesse Charlotte avait
besoin d'un prétexte pour se dédire sans trop blesser l' amour-propre
du prince d'Orange, celui-là se trouva prêt tout à point. Quel était
donc ce problème? En deux mots le voici : la princesse Charlotte
en 181/i était l'héritière présomptive de la couronne, son grand-
père, le roi George III, atteint d'une maladie mentale, avait déjà
laissé la régence au prince de Galles; à la mort de George III, le
régent deviendrait roi sous le nom de George IV, et la princesse
Charlotte, sa fille, si Dieu lui prêtait vie, devait nécessairement lui
succéder un jour. De son côté, le prince d'Orange était aussi l'hé-
ritier présomptif d'un trône ; il était le fils aîné du prince à qui la
victoire des alliés sur Napoléon venait d'assurer le royaume des
Pays-Bas. Or avait-on songé à toutes les complications qui résulte-
raient de ce mariage entre deux personnes destinées à deux trônes?
Et d'abord où serait la résidence du jeune couple? Le prince d'O-
range demeurerait-il en Angleterre? La princesse Charlotte suivrait-
elle son mari en Hollande? Dans le cas où l'un des deux époux serait
appelé au trône de son pays, quelle serait la situation de l'autre?
Dans le cas où tous les deux régneraient, comment leurs devoirs de
souverains pourraient-ils se concilier? Le silence du contrat sur tant
de points importans présageait des difficultés inextricables; il y avait
là pour l'avenir toute une source de conflits.
L'excuse des négociateurs, c'est que la question de succession
pour l'un et l'autre pays semblait fort éloignée : on n'avait pas cru
devoir se préoccuper d'éventualités incertaines. jN'y avait-il pas en
effet bien des chances pour que l'état des choses fût modifié? Le roi
George III, quoique sa maladie l'eût obligé de déposer le fardeau
des affaires publiques, n'était pas sous le coup d'une mort immi-
nente. Le prince de Galles, devenu régent d'Angleterre depuis 1812,
conserverait peut-être ce titre pendant une longue suite d'années.
II était dans la force de l'âge; qui sait ce que lui réservait l'avenir?
La princesse de Galles pouvait mourir, le prince-régent pouvait di-
vorcer; devenu roi après la mort de son père, il saisirait sans doute
la première occasion de faire casser son mariage afin d'en contrac-
ter un autre. Si un fils naissait de cette nouvelle union, tous les
droits de la princesse Charlotte se trouvaient anéantis. A la bonne
heure ! Ces excuses pourtant ne sont que des considérations atté-
nuantes. Fallait-il donc s'en remettre ainsi au hasard? Il était bien
62 REVUE DES DEUX MONDES,
plus naturel de prendre les choses telles que la situation les pré-
sentait, et les diplomates chargés de la rédaction du contrat ne
sauraient échapper au reproche d'imprévoyance. L'ambassadeur
des Pays-Bas, M. le comte Van der Duyn, avait bien imaginé un
moyen de couper court à toutes les difficultés; il était d'avis que le
prince d'Orange abandonnât ses droits au trône des Pays-Bas, qu'il
y renonçât en faveur de son frère et se fît naturaliser Anglais afin
de se préparer sans arrière-pensée au rôle de prince-époux dans
son pays d'adoption. Soit que cette combinaison n'ait pas souri au
prince d'Orange, soit que les chefs des deux familles royales aient
jugé inutile de prévoir les choses de si loin, l'avis du comte Van
der Duyn fut écarté. On passa outre à la rédaction des articles sans
se soucier des embarras possibles. C'était à l'avenir de s'en tirer à
sa manière, quand surgiraient les cas litigieux. Même en des affaires
bien autrement graves, la diplomatie, on le sait, n'obéit que trop
souvent à cette formule : alors comme alors!
Malheureusement on ne s'avise jamais de tout; on avait oublié
de consulter la principale personne intéressée. La princesse Char-
lotte, dans son inexpérience, n'avait pas mis en doute un seul in-
stant qu'elle dût rester en Angleterre. Ce qui était une question
pour des hommes politiques n'en était pas une pour la fille du prince
de Galles. On peut deviner son émotion le jour où elle apprit subi-
tement de la bouche même du prince d'Orange que des arrange-
mens singuliers étaient pris sans son aveu, d'une façon clandestine
et comme dans une sorte de complot. Les Souvenirs de miss Corne-
lia Knight nous font assister à toute la scène. Le prince d'Orange,
dans une de ses visites à la princesse, lui annonça que tous les ans
ils passeraient ensemble deux ou trois mois en Hollande. « Le ré-
gent et ses ministres, ajoutait-il, m'ont conseillé de ne vous en rien
dire; quant à moi, je vous le dis, car je désire que nous agissions
toujours l'un envers l'autre franchement et loyalement. » Là-des-
sus, raconte miss Knight, la princesse fut prise d'une attaque de
nerfs, elle gémissait, criait, sanglotait. La crise passée, elle parut
se résigner et promit au prince de ne pas faire obstacle à ses désirs.
Cependant l'aiguillon de la défiance lui était resté au cœur. Que
signifiaient ces procédés mystérieux? Pourquoi disposait-on en ca-
chette de ses convenances et de sa liberté? Les soupçons une fois
éveillés dans cet esprit si vif y grandirent ds jour en jour. Il y
avait autour d'elle des influences qui ne devaient pas rester inac-
tives. Le prince d'Orange, tout dévoué au régent d'Angleterre, avait
paru ignorer complètement l'existence de la princesse de Galles.
Non-seulement il s'était abstenu de lui demander la main de sa
fille, mais il ne lui avait pas même fait une visite. C'étaient de
nouveaux outrages ajoutés à tant d'autres; on devine quelle dut
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 63
être l'irritation de la princesse. D'ailleurs l'idée que sa fille pour-
rait être éloignée d'Angleterre pendant plusieurs mois chaque année
lui causait d'amères inquiétudes. Bien qu'elle n'eût pas pour sa
fdle une affection très vive, elle tenait beaucoup à ne pas être sé-
parée d'elle. La princesse Charlotte était une sauvegarde pour la
princesse de Galles. Et en faveur de quel gendre l'épouse insultée
devait-elle se dessaisir d'une si précieuse défense? En faveur d'un
homme qui d'avance se déclarait contre elle et se montrait le servi-
teur obséquieux de son plus cruel ennemi.
A ces haines du foyer royal se joignaient les passions du parle-
ment. Les chefs de l'opposition étaient hostiles à ce projet de ma-
riage; l'union de l'héritière du trône avec un prince que tant de
liens attachaient aux monarchies absolutistes du continent leur sem-
blait une manœuvre du parti tory. Les Avhigs les plus considérables,
Lauderdale, Withbread, Tierney, Brougham, avaient de fréquentes
relations avec la femme du régent, les occasions ne leur manquè-
rent pas pour encourager sa résistance et envenimer les soupçons
de sa fdle. On fit croire à la princesse Charlotte que le régent vou-
lait avant toute chose l'éloigner de l'Angleterre et qu'il saurait bien
ensuite l'empêcher d'y revenir. Imputations ridicules assurément;
quelle que fût pourtant la solidité de son droit, surtout dans un
pays comme l'Angleterre, la jeune princesse se sentit menacée par
des intrigues mystérieuses. Imaginez ce qui se passa dans cette tête
si vive, si libre, dans cette âme qui n'avait connu aucune affection
et reçu aucun principe; une partie de l'éducation qui lui manquait
lui fut soudainement révélée. Quoi ! le régent son père prétendait
la déposséder du trône! Jusque-là, rien ne la préparait à ces per-
spectives de la souveraineté; l'attaque dont elle se crut l'objet trans-
figura tout son être. L'enfant devint une personne, une personne
royale, et royalement résolut de se défendre.
Du mois de février au mois d'avril 181/i, la princesse Charlotte
traita directement avec le prince d'Orange la question des clauses
du contrat, ne se fiant qu'à elle-même du soin d'assurer ses
droits; mais elle n'arrivait à rien : le prince faisait des promesses,
les négociateurs du mariage n'en tenaient nul compte, le prince
promettait que, la princesse ne serait jamais obligée de rester
en Hollande contre son gré, les négociateurs parlaient de son éta-
blissement en Hollande sans dire mot de son établissement en
Angleterre. Enfin le 15 avril, décidée à obtenir satisfaction ou à
rompre les engagemens déjà pris, elle s'adressa au régent. Sa lettre
était précise et allait droit au fait; la princesse demandait une
explication formelle au sujet de la résidence. Quand on lui avait
parlé de ce mariage, elle n'avait jamais soupçonné qu'elle pût ha-
biter ailleurs que dans son pays. Elle espérait donc qu'une clause
6à REVUE DES DEUX MONDES.
expresse du contrat lui donnerait à cet égard toutes les garanties
nécessaires. Elle entendait bien n'être jamais obligée de quitter
l'Angleterre contre sa volonté; il fallait stipuler en outre que son
premier départ n'aurait pas lieu avant que sa résidence d'Angle-
terre fût constituée d'une façon définitive. Pourquoi ne s'occupait-on
ni d'installer sa demeure, ni de régler le personnel de sa cour?
Tout cela lui inspirait les plus sérieuses inquiétudes pour l'avenir.
Cette lettre causa une vive irritation au régent. Il n'y répondit
point. Seulement trois jours après, le 18 avril, il manda chez lui
miss Knight, la gouvernante de la princesse, et sa colère fit explo-
sion. « La princesse, dit-il, élève des prétentions inadmissibles;
ses exigences sont incompatibles avec ses devoirs de femme. Si elle
y persiste, le mariage sera rompu, et alors, qu'elle le sache bien,
je ne consentirai pour elle à aucune autre union. Elle n'a que trop
de libertés; le mariage rompu, je me verrai forcé de les restreindre.
Je l'avais avertie dès le commencement qu'il serait juste et conve-
nable qu'elle passât au moins la moitié de l'année en Hollande.
Répétez-lui tout cela et venez demain me rapporter sa réponse. ))
Le lendemain, miss Knight rapportait au régent la réponse écrite de
la princesse Charlotte; la princesse déclarait à son père qu'il lui
était impossible de rien changer à sa demande. Miss Knight, qui
s'attendait à une nouvelle explosion, trouva le régent beaucoup
jlus calme que la veille; le prince de Galles avait prévu sans doute
la persistance de sa fille, il se contenta de dire que son frère, le
duc d'York, irait traiter la question avec elle.
Le même jour en effet le duc d'York se rendit chez la princesse
Charlotte^ accompagné de M. Adam, chancelier de Gornouailles. De
tous les frères du prince de Galles, de tous les enfans de George III,
le duc d'York était celui qui inspirait le plus de confiance à la prin-
cesse Charlotte. Quant à M. Adam, c'était le jurisconsulte qui lui
avait enseigné les élémens de la législation anglaise; de plus il
était l'oncle de miss Mercer-Elphinstone, sa compagne et son amie.
Les deux ambassadeurs, tout en tenant le même langage que le ré-
gent, ajoutèrent quelques paroles rassurantes; le chiffre considé-
rable de la somme qui serait demandée au parlement pour la liste
civile de la princesse montrait bien, dirent-ils, qu'on avait l'inten-
tion de fixer en Angleterre son principal établissement. La prin-
cesse écouta sans répondre, puis, l'entrevue terminée, elle écrivit
au duc d'York qu'elle persistait dans les déclarations qu'elle avait
faites au régent. Le dac d'York lui demanda en vain une nouvelle
entrevue, la princesse s'y refusa, et comme le duc avait fait allusion
aux mauvais conseils que lui avaient donnés sans doute des mem-
bres de l'opposition : « N'en croyez rien, écrivit-elle, le seul motif
pour lequel je persiste à demander la clause dont il s'agit, c'est ma
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 65
volonté très arrêtée de ne point quitter l'Angleterre. Mon attache-
ment à ma patrie est d'autant mieux justifié que je suis plus rappro-
chée du trône. Je proteste contre toute idée d'alliance factieuse. »
Ce sont là des choses très intimes, nous en parlons sur pièces au-
thentiques. Toute cette correspondance de la princesse Charlotte
avec son père le prince-régent et son oncle le duc d'York se trouve
aujourd'hui entre les mains de la reine Victoria, avec des explica-
tions et des notes soit de la princesse elle-même, soit de miss Knight.
Stockmar a eu communication de ces précieuses pages; il les a lues,
analysées, annotées à son tour, et c'çst d'après ce commentaire
qu'il nous est permis de suivre les péripéties de la négociation.
Étonné des exigences croissantes de la princesse, le duc d'York
lui écrit (24 avril) que, si elle était résolue à ne point quitter l'An-
gleterre, elle aurait dû le déclarer dès le premier jour et ne pas
laisser les choses s'engager si avant. Une telle prétention d'ailleurs,
il faut qu'elle le sache, aurait les conséquences les plus graves. Il
lui serait impossible, à ces conditions, d'épouser un mari dont le
rang fût égal au sien. En outre ne se fait-elle pas des illusions sur
ses droits à la couronne? Elle a des droits éventuels, non pas des
droits assurés. Il y a une grande différence entre l'héritier présomp-
tif et l'héritier certain. Les droits de l'héritier présomptif sont sou-
mis à des circonstances que peut toujours modifier l'avenir; les
droits de l'héritier certain sont irrévocablement acquis. Or la prin-
cesse Charlotte n'est qu'une héritière présomptive; si un fils nais-
sait au prince-régent, le titre qu'elle invoque s'évanouirait : celle
qui est aujourd'hui l'héritière présomptive du trône ne serait plus
que la première princesse du sang royal, la sœur du souverain fu-
tur. Au surplus, ajoute le duc d'York, on n'a jamais eu l'intention
de l'éloigner pour longtemps du sol de sa patrie; si l'on avait pu
concevoir une telle idée, lui aurait-on assuré par contrat un douaire
si élevé sur le trésor public? La princesse répond dès le lende-
main que les sentimens de son cœur comme la conscience de ses
devoirs lui ordonnent d'établir ses premières relations personnelles,
de régler ses premières conditions d'existence dans le pays à la
tête duquel sa destinée peut l'appeler un jour; c'est dans ce pays
qu'elle doit acquérir la connaissance des hommes et des choses, con-
naissance nécessaire dont une vie d'isolement l'a frustrée. D'après
la loi, elle n'est qu'héritière présomptive du trône, mais dans les
circonstances dont il s'agit, héritière présomptive ou héritière cer-
taine, c'est tout un; la différence dont on parle n'est qu'un mot.
Elle n'avait pas prévu que cette condition pût amener la rupture
de l'alliance projetée; elle est décidée néanmoins à la maintenir,
dùt-eH,e se rendre par là tout autre mariage impossible.
TOMK XIII. — 187C. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur cette question du droit de la princesse et des devoirs qui lui
incombent, le duc d'York est battu; il ne lui reste plus que son
grand argument ou plutôt son grand reproche : pourquoi la prin-
cesse Charlotte s'est-elle engagée comme elle l'a fait? Pourquoi, sur
la demande ôïïicielle des ambassadeurs du roi de Hollande, a-t-elle
répondu oui dans une audience solennelle ? Pourquoi a-t-elle per-
mis'que le prince d'Orange envoyât de l'argent pour l'achat de ses
bijoux? Enfin est-ce qu'on ne l'a pas chargée elle-même du soin de
ces achats? Est-ce qu'elle n'a pas déjà fait ses commandes? Qu'elle
veuille "bien réfléchir au mauvais jour que toutes ces choses vont
jeter sur elle. — La princesse prend quelque temps pour réfléchir;
puis, après avoir débattu le pour et le contre, elle répond hardi-
ment que rien de tout cela ne saurait l'engager; promesses, argent,
commandes, qu'est-ce que ces choses secondaires quand il s'agit
de ses devoirs de princesse héritière du trône?
Le duc d'York finit par comprendre qu'il n'aurait pas raison de
cette tête obstinée; s'il y avait encore un essai à tenter auprès de
sa nièce, c'était en essayant de toucher son cœur. Il fallait pour
cela lui envoyer le prince d'Orange en personne. C'est le 29 avril
qu'il avait reçu la dernière missive de la princesse; le lendemain,
dans la matinée, le prince d'Orange se faisait annoncer chez la prin-
cesse Charlotte. La princesse, un peu indisposée, est encore au lit et
ne peut recevoir. Le prince insiste, il veut absolument parler à la
princesse, il attendra qu'elle soit levée. Elle se lève enfin, non sans
mauvaise humeur. Peu à peu cependant, comme si cet empresse-
ment l'eût touchée, la voilà plus souriante. On introduit le prince,
elle lui fait un aimable accueil, et tous deux se donnent l'assurance
que leurs sentimens n'ont pas changé. Là-dessus, comme un étour-
neau, le prince s'imagine que toutes les difficultés sont aplanies. Il
court au plus vite chez le régent et en revient bientôt avec une
nouvelle qu'il croit décisive : le régent veut voir sa fille et promet
qu'il mettra fin une fois pour toutes à ce qu'il appelle un malen-
tendu; jamais il n'a eu l'intention d'éloigner de l'Angleterre la
princesse Charlotte. « Non, non, répond la princesse, je suis dans
un état nerveux qui ne me permet pas de recevoir le régent, h
Au fond, elle n'avait aucune confiance dans les promesses de sou
père, elle se défiait aussi d'elle-même, et, bien résolue à maintenir
ses droits, dont les exigences s'accroissaient d'heure en heure, elle
ne voulait pas s'exposer à des assauts qui l'effrayaient. Le même
jour, 30 avril, elle écrit au prince d'Orange que ses idées sont irré-
vocables et que, moins ils discuteront à ce sujet, mieux cela vau-
dra; elle ajoute qu'elle désire ne point le revoir avant que l'affaire
soit définitivement réglée d'une fa^on conforme à ses vues, p^ouvel
LE MEDECIN DE LA REINE YICTORIA. 67
échange de lettres entre le prince d'Orange et la princesse Char-
lotte, nouvelles conditions posées par la princesse. Elle ne refuse
pas de faire plus tard un voyage en Hollande, mais en ce moment,
après le mariage, avant qu'elle ait eu le temps de connaître la so-
ciété anglaise, non, cela est impossible, jamais elle n'y consentira.
Il faut pourtant que cet imbroglio ait un terme. Ni le régent, ni
le duc d'York, ni le prince d'Orange, n'ont pu mener à bien les
négociations; la politique va s'en mêler. Le premier ministre est
chargé par le régent de porter un ultimatum à la princesse. Ce pre-
mier ministre, c'était lord Liverpool, qui avait remplacé au mois de
mai 1812 l'administration de M. Pcrceval. On sait comment M. Per-
ceval, premier ministre de George III en 1809, conservé en 1810
par le prince de Galles devenu régent, fut tué d'un coup de pistolet
par un certain Bellingham, le 11 mai 1812, dans un couloir de la
chambre des communes. Aucun tory n'avait suivi une politique aussi
égoïste, aucun roué des luttes parlementaires n'avait employé de
manœuvres plus éhontées. C'est à lui que lord Wellesley, son col-
lègue pendant quelques années, fit porter un jour ce message par
lord Eldon : « votre conduite à mon égard a été grossière, irres-
pectueuse, pleine de mensonges; mais, une fois hors du pouvoir, je
n'en garderai aucun ressentiment, si vous me délivrez de la honte
de servir sous un homme tel que vous. » Il est probable pourtant
que M. Perceval eût conservé longtemps encore la faveur du ré-
gent, s'il n'était pas tombé sous la balle d'un assassin. C'était un
personnage aussi habile que hardi. En 1806, il avait été un des dé-
fenseurs de la princesse de Galles, non par sympathie pour la prin-
cesse, mais pour faire sa cour au roi George III en combattant un
fils qu'il ne pouvait aimer; ce qui ne l'empêcha point de regagner
les bonnes grâces du prince de Galles quand le prince devint ré-
gent, et d'être maintenu par lui à la tête du pouvoir. Lorsqu'il fut
tué, le régent adressa un message aux communes pour recomman-
der sa famille à la générosité de la chambre. L'horreur du meurtre
commis sur un premier ministre fit succéder aux haines les plus
vives une sympathie générale; la chambre vota une somme de
1,250,000 francs pour ses enfans, sans compter une pension an-
nuelle de 50,000 francs pour sa veuve et une autre de 25,000 francs
pour son fils aîné. Elle décida aussi qu'un monument serait élevé à
sa mémoire dans l'abbaye de Westminster (1). C'est à la suite de
(1) J'emprunte ces détails aux intéressantes études parlementaires de sir George
Cornewall Lewis, chancelier do l'échiquier sous le ministère Palmerston, Essays on
the administrations of tlie Great Britain from IlSo to iS50, by sir George Cornewall
Lewis, Londres, 1 vol., 1864. — Notre illustre et regretté collaborateur, M. Charles de
Rémusat, en a rendu compte ici même (15 novembre 1865). L'ouvrage de sir George
68 REVUE DES DEUX MONDES.
ces tragiques événeraens que fut constitué le ministère de lord
Liverpool, ce ministère sous lequel s'accomplirent les plus grands
événemens du siècle, car il dura quinze années, de 1 812 à 1827,
et ne fut dissous qu'à la retraite de son illustre chef, enlevé aux
affaires par la maladie.
Lord Liverpool, au milieu de tant de préoccupations publiques,
ne dédaigna pas de jouer son rôle dans l'étrange débat que nous
venons de résumer. Notons en passant que les péripéties de ce
drame intime se déroulent précisément à l'époque où le monde re-
tentit des catastrophes les plus tragiques. Lorsque lord Liverpool
entre en scène au mois de mai iSlli, il y a déjà trois mois que l'af-
faire est engagée, et n'oubliez pas ce que représentent ces trois
mois dans l'histoire contemporaine. L'invasion de la France par les
alliés, les efforts héroïques de Napoléon, les négociations entre-
mêlées aux batailles, le congrès de Ghâtillon, les journées de Cham-
paubert, de Montmirail, de Vauchamps, de Château-Thierry, enfin
la prise de Paris, l'abdication de l'empereur, le retour des Bour-
bons, et le dominateur de l'Europe confiné dans l'île d'Elbe, voilà
en quelques mots le résumé de cette période. Malgré le succès de
la politique opiniâtre que l'aristocratie anglaise poursuivait depuis
plus de vingt ans contre la révolution et l'empire, bien des choses
dans les derniers arrangemens inquiétaient encore le ministère de
lord Liverpool. N'avait-on pas eu tort de traiter avec Napoléon au
lieu de le faire prisonnier? L'Angleterre, qui n'avait jamais reconnu
Napoléon comme empereur des Français, aurait-elle dû accéder au
traité du 11 avril 181Zi, qui lui reconnaissait ce titre et lui accordait
une souveraineté indépendante dans l'île d'Elbe, à quelques heures
des côtes d'Italie, à quelques journées des côtes de France? D'autre
part, ces grandes luttes finies, le gouvernement anglais n'avait-il
pas à supporter une autre guerre, la guerre que les États-Unis lui
avaient déclarée en juin 1812? Cette guerre, conduite des deux
côtés avec un extrême acharnement, ne se termina que par un
traité de paix signé à Gand le 2/1 décembre ISl/t et ratifié le 17 fé-
vrier 1815. En face de tels intérêts, c'est bien peu de chose que le
débat de la princesse Charlotte avec le régent au sujet de son ma-
riage avec le prince d'Orange; cependant, au milieu des préoccupa-
tions qui l'assiègent, lord Liverpool ne dédaigne pas d'intervenir
dans les obscures péripéties du drame ou de la tragi-comédie de
Warwick-house. Le ministère dont il est le chef a contribué pour sa
Cornewall Lewis a été traduit par M. Mervoyer sous ce titre : Histoire gouvernementale
de l'Angleterre depuis 1770 jusqu'à 1850, Paris, \ vol., 1867. Malheureusement cette
traduction est déparée par de nombreuses erreurs d'impression qui brouillent les dates
les plus importantes. On ne peut la lire qu'avec beaucoup de précautions.
LE MEDECIN DE LA REINE VICTORIA. 69
part à renverser le géant; il saura bien sans doute réduire à l'obéis-
sance la jeune fille révoltée que l'ambassadeur hollandais, M. le
comte Van der Duyn, appelle « un garçon mutin en cotillon. »
Eh bien! non, l'habile ministre, après le succès apparent des
premiers jours, ne réussit pas mieux, en fin de compte, que le
prince d'Orange, le duc d'York et le régent. Les conférences et cor-
respondances durèrent cette fois deux ou trois semaines. Dans les
premiers jours du mois de juin, lord Liverpool était parvenu à fixer
la rédaction des articles de manière à la faire accepter de la prin-
cesse Charlotte. L'ambassadeur de Hollande, en ce qui le concer-
nait, n'avait élevé aucune objection. Toutes les parties semblaient
' d'accord. Le 10 juin, la princesse avait donné par écrit son adhésion
aux nouveaux articles du contrat; comment se fait-il que le 16 tout
soit rompu et rompu à jamais? Est-ce un caprice de l'enfant mutin?
La princesse mérite-t-elle les reproches que lui adressait le duc
d'York? N'a-t-elle agi de la sorte que par étourderie, et, quand
elle mettait en avant ses obligations d'héritière présomptive de la
couronne, les scrupules dont elle faisait montre n'étaient-ils que
le voile de son caractère fantasque?
Non, voici ce qui s'est passé. Du 10 au 16 juin, des incidens in-
attendus ont détruit ce frêle et laborieux édifice. Les souverains de
l'Europe, accompagnés de leurs maréchaux victorieux, viennent
d'arriver en Angleterre pour y rendre visite au prince-régent. La
princesse de Galles, nous l'avons indiqué plus haut, avait été ex-
pressément exclue de toutes les fêtes données à cette occasion par
la cour, et la princesse Charlotte s'en était trouvée éloignée comme
sa mère; or le prince d'Orange, oubliant la réserve que sa situation
lui commandait, ne s'était pas fait faute d'y paraître. Des solennités
royales ! tant de souverains , tant de vainqueurs célébrés au nom
de la nation anglaise! l'occasion était trop séduisante pour qu'il
consentît à s'en priver. L'idée ne lui était pas venue peut-être que
l'absence de sa fiancée aurait dû le tenir à l'écart. Après tout, quels
que pussent être à ce sujet les sentimens de la princesse Charlotte,
n'était-elle pas engagée depuis le 10 juin par une parole défini-
tive? Ce ne fut pas tout à fait l'avis de la princesse. Le 16 juin,
dans une dernière entrevue, elle s'en expliqua très nettement avec
lui; elle lui déclara qu'après le mariage il lui serait impossible de
se rendre en Hollande même pour un voyage de quelques semaines,
même pour une visite de quelques jours; elle se croyait tenue en
conscience de rester auprès d'une mère si odieusement outragée.
Elle lui signifia en outre que sa maison, malgré les ordres contraires
du régent, devrait toujours être ouverte à la princesse de Galles, et,
le prince d'Orange n'ayant pas voulu souscrire à cette condition
70 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle, elle lui déclara en le congédiant que tout était fini entre
eux d'une façon irrévocable. Son parti était si bien arrêté que le
même jour elle lui renouvela cette déclaration par écrit et le char-
gea d'en faire part au régent.
Un tel ofEce ne souriait guère au prince d'Orange. Le régent était
vif, sanguin et très prompt aux paroles aiguës. Que son déplaisir
s'exhalât en éclats de colère ou en termes de raillerie, le prince
craignait de s'y exposer. Deux jours après, le 18 juin, il déclina la
commission de la princesse dans une lettre que nous a conservée
M. de Stockmar et dont voici la traduction exacte :
« 8, Glifford-street, 18 jain 18M.
« Chère Charlotte,
(( J'ai trouvé votre lettre avant-hier, et je n'ai point négligé d'en in-
former ma famille, mais je ne puis me rendre à votre désir d'en infor-
mer aussi le régent. C'est chose trop délicate pour moi de traiter ce
sujet avec lui. Dans l'espérance que vous n'aurez jamais à vous re-
pentir de la détermination que vous avez prise, je reste votre dé-
voué,
(C GUILLADME. »
La princesse, obligée de signifier elle-même au régent la brusque
rupture, lui écrivit ce jour-là même, le 18 juin, et, soit qu'elle
sentît le besoin de détourner la colère paternelle, soit que ce fût en
effet sa manière de voir, elle essaya d'en rejeter la faute sur le
prince d'Orange. C'est peut-être le seul moment de faiblesse qu'elle
ait eu dans cette longue affaire. 11 eût été plus digne d'elle assuré-
ment de dire ses raisons sans détour, mais comment s'étonner
qu'une jeune fille de dix-huit ans ait tremblé un instant devant un
père dont elle connaissait trop les violences? On va voir que ces
craintes n'avaient rien que de naturel. Le régent adressa le lende-
main à sa fille une lettre brève et irritée; puis, comme s'il pensait
qu'elle reviendrait d'elle-même, il évita de lui donner signe de vie
pendant plusieurs semaines. Vain espoir, la princesse ne disait mot.
Enfin, perdant patience, le régent résolut de faire ce que Stockmar
appelle un coup d'état. Le 12 juillet, il parut subitement chez sa
fille à Warwick-house, congédia toutes les personnes de son entou-
rage comme complices de sa révolte, et lui notifia son exil à Cran-
bourne-Lodge, près de Windsor. On devine l'exaspération de la prin-
cesse. Elle demande la permission de se retirer un instant pour se
remettre de son émotion; mais, au lieu de s'enfermer dans sa
chambre, elle s'élance hors de la maison, se jette dans une voiture
de louage, et va chercher un refuge chez sa mère à Connaught-
LE MÉDECIN DE LA REINE YICTORIA. 71
place. Elle y resta jusque dans la nuit; le duc d'York, envoyé par
le régent pour la décider à en sortir, y aurait perdu son éloquence,
si le grand orateur whig, M. Brougham, ne fût venu à son secours.
Dans une savante étude sur lord Brougham, insérée ici même (1),
M. le vicomte Othenin d'Haussonville a rappelé les principaux inci-
dens de la scène de Gonnaught-place. Seulement on ne connaissait
pas alors les péripéties de la lutte à laquelle nous font assister les
confidences de Stockmar. Lord Brougham lui-même, en écrivant
ses mémoires, ne pouvait nous donner les détails précis que nous de-
vons au médecin de la reine Victoria. On devait donc trouver un peu
étranges les faits racontés par l'illustre lord. Cette jeune fille éplo-
rée, indignée, s' attachant à sa mère et résistant au frère du prince-
régent, ces menaces, ces pleurs, ces cris, le bruit qui se répand à
l'entoiir, les curieux qui s'attroupent, l'arrivée du grand orateur
populaire qui obtient la soumission de sa royale cliente en évoquant
à ses yeux l'image de l'émeute déchaînée par la ville, des lois vio-
lées, du sang répandu, — tout cela parait un peu théâtral, un peu
déclamatoire, et je ne m'étonne pas que notre collaborateur ait
conçu quelques doutes sur la fidélité de ce tableau. Lord Brougham
n'avait-il pas arrangé après coup ce dramatique épisode pour don-
ner plus de relief au rôle qu'il y avait joué? Eh bien! non, pas le
moins du monde. Le seul défaut du récit, c'est que le lecteur n'y
est pas suffisamment préparé. Les documens que nous fournit Stock-
mar expliquent aujourd'hui toute la scène en nous permettant d'y
replacer chaque chose en son vrai jour.
Voyez plutôt. Ces pénibles débats ont duré presque toute la nuit.
Le duc d'York, le duc de Sussex, lord Eldon, M. Brougham, ont
employé tous les argumens pour décider la princesse à se soumettre.
Sa mère elle-même, la princesse de Galles, assistée de lady Caro-
line Lindsay et de miss Mercer-Elphinstone, a dit tout ce qu'elle
pouvait dire pour vaincre son obstination ; la jeune princesse est
inflexible. Sombre, irritée, tantôt elle ne répond rien , tantôt elle
tient tête aux plus habiles. Au milieu de ces escarmouches, qui s'ar-
rêtent de temps à autre pour recommencer de plus belle, la nuit
était déjà fort avancée lorsque la princesse Charlotte, s' adressant à
M. Brougham , lui jette vivement cette plainte et ce reproche :
« Ainsi donc, vous aussi , vous m'abandonnez , vous me livrez au
pouvoir de mon père, quand le peuple prendrait parti pour moi ! »
Brougham lui avait expliqué déjà que la loi était expresse, qu'une
décision prise sous le rigne de George 1" ne laissait aucun doute à
(1) Voyez, daus la Revue du 15 février 1870, l'étude intitulée Lord Brougham, sa
vie et ses œuvres.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
cet égard, que le roi ou le régent avait le droit, le droit absolu, de
régler le sort de toutes les personnes de la famille royale pendant
leur minorité. Orateur populaire au nom de la loi, Brougham ne
voulut pas se laisser mettre en désaccord avec les sentimens du
peuple. Ce reproche l'avait piqué au vif. II prit la main de la prin-
cesse et la conduisit vers la fenêtre du salon. L'aube commençait à
luire. Il devait y avoir précisément ce jour-là une élection dans
Westminster pour le remplacement de lord Gochrane (1). Brougham
montre à la princesse le beau quartier qu'on aperçoit de ses fenê-
tres, le parc, les avenues, les rues spacieuses: « Dans quelques
heures, lui dit-il, la foule se pressera ici, comme elle fait aux jours
de scrutin. Je n'aurais qu'à paraître avec votre altesse sur le bal-
con, je n'aurais qu'à prononcer quelques mots, et vous verriez tout
le peuple de cette vaste métropole accourir pour vous défendre;
mais ce triomphe d'une heure serait chèrement acheté par les con-
séquences qui ne manqueraient pas de se produire immédiatement;
les troupes se précipiteraient pour réprimer toute atteinte à la loi
de l'Angleterre, il y aurait du sang répandu, et, pendant tout le
reste de vos jours , vous seriez poursuivie par le souvenir odieux
qui s'attache dans ce pays à quiconque cause de telles calamités
par la violation de la loi. » Brougham ajoute dans son récit : « Ce
n'est pas une défaillance de cœur, ce n'est pas un élan d'affection
filiale, ce sont ces considérations qui la déterminèrent à retourner
chez elle. » Dira-t-on que c'est là une scène théâtrale? Je ne le
pense pas. C'est une scène très britannique. Pour ma part, j'aime
mieux voir la princesse Charlotte, après cette longue résistance,
se rendre à la voix de l'orateur whig invoquant le respect de la loi
qu'à toutes les instances du duc d'York et du lord chancelier (2).
On ne termine pas un roman sans indiquer ce que deviennent
les principaux personnages; le lecteur nous demandera sans doute
ce qu'est devenu le prince d'Orange après les romanesques aven-
tures que nous venons de raconter. C'est ici que se place un épi-
(1) L'amiral lord Gochrane, membre de la chambre des communes, avait été expulsé
de la chambre par un vote de ses collègues pour "cause d'indignité; il venait d'être
condamné par la cour du banc du roi à la prison et au pilori comme convaincu d'avoir
participé à une escroquerie pour faire monter les fonds à la bourse. Les électeurs de
Westminster le renvoyèrent à la chambre des communes.
(2) On trouvera ce récit dans la biographie de lord Brougham par lord Campbell,
au huitième volume de sesLives of the Lord chancellors and Keepers of the great seal,
Londres 1869, p. 292-29i, ou mieux encore dans un travail que Brougham lui-môme
a donné à la Revue d'Edimbourg h propos d'un ouvrage qui porte ce titre : Diary
illustrative of the times of George the fourth, interspersed with original Letters from
the late queen Caroline and from varions olher distinguished persons, 2 vol. in-S",
Londres 1838. — Voyez The Edinburgh Review, année 1838, volume LXVII, p. 33.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 73
sode dont le vrai caractère a été singulièrement dénaturé par deux
écrivains considérables. Le duc de Buckingham, dans ses Mémoires
de la cour de la régence, et le comte Van der Duyn dans ses Souve-
nirs, affirment que la grande-duchesse Catherine de Russie fille
du tsar Paul I- et veuve du grand-duc d'Oldenbourg, a eu la plus
grande part à la révolte de la princesse Charlotte. A les en croire
la grande-duchesse Catherine, qui était venue en Angleterre aJ
mois de mars 181/,, aurait pris en peu de temps beaucoup d'empire
sur 1 esprit de la fille du régent. Personne fort avisée, disent-ils
avec un goût très vif pour l'intrigue, c'est elle qui aurait amené là
rupture des deux fiancés, afin de faire épouser au prince d'Oran-e
une des prmcesses de la cour de Russie. Il est certain que deux
ans plus tard, en 1816, le prince d'Orange épousa la grande-du-
chesse Anna Paulovna, sœur de la grande- duchesse Catherine
^st-ce a dire que la grande- duchesse Catherine ait été coupable de
1 mtrigue dont on l'accuse? Le fils du baron de Stockmar, muni de
toutes les notes de son père, combat très décidément cette opinion
La grande-duchesse Catherine recevant les confidences intimes de
lapnncesse Charlotte a dû s'apercevoir sans peine que le mariage
projeté ne convenait point à son amie, et, inspirée par son alTection
elle a pu le plus naturellement du monde, je ne dis pas l'encou-
rager a la lutte, mais l'affermir dans sa résistance. On a vu que
bien d autres raisons et des influences bien autrement décisives
avaient soutenu la princesse Charlotte. Si l'influence de la grande-
duchesse Catherine mérite d'être comptée durant cette crise c'est
apeme comme un poids de plus dans le plateau d'une balance
après que 1 épreuve est déjà faite. Quoi qu'il en soit, le prince qui
avait inspiré si peu de sympathie à Warwick-house fut moins mal-
heureux deux ans plus tard à la cour de Russie. Le 21 février 1816
Il épousa la grande-duchesse Anna Paulovna, fille de Paul I-, sœur
d Alexandre I" et de celui qui, en 1825, devint l'empereur Nicolas.
1 ^^^ ,, ' ^^^\'^"s ^e "om de Guillaume II, a régné paisiblement sur
la Hollande de 18/jO à 18/i9.
in.
Parmi les princes qui avaient accompagné à Londres les souve-
rains allies au mois de juin 181/i se trouvait un beau et noble
jeune homme, le prince Léopold de Saxe-Cobourg. C'était le der-
nier fils du duc François de Saxe-Cobourg et de la duchesse Au-
gusta, née pnncesse de Reuss-Ebersdorf , restée célèbre dans la
Haute société européenne pour la finesse et l'originalité de son es-
prit. 11 n avait alors que vingt-trois ans et demi, et déjà il avait été
7h REVUE DES DEUX MONDES.
mêlé de sa personne à quelques-uns des grands événemens de cette
période. Le mariage de sa sœur, la princesse Julie, avec le grand-
duc Constantin de Russie, lui avait ouvert les sphères les plus éle-
vées du monde politique; bien que cette union n'ait pas été heu-
reuse et que la princesse Julie se soit séparée de son mari en 1802,
le prince Léopold, encore enfant, avait su captiver tous les cœurs
à la cour de Saint-Pétersbourg. Son beau-frère, le grand-duc Con-
stantin, lui témoignait une affection cordiale. Ces premiers succès,
chez un écolier, attestaient à la fois sa bonne grâce et sa discrétion
précoce. Un peu avant la bataille d'Austerlilz, à peiné âgé de quinze
ans, il prit du service dans l'armée russe. Après la paix de Tilsitt,
à l'époque où tant de princes allemands venaient courtiser Napo-
léon, le jeune Léopold fit aussi le voyage de Paris, y fut reçu par
l'empereur, et l'année suivante assista au congrès d'Erfurt. Il ne
paraît pas qu'en 1812 il ait repris son poste dans l'armée russe;
mais en 1813 il fut un des premiers princes de son pays qui
donnèrent le signal du soulèvement germanique. A Vienne, en
181Zi, durant les premières conférences du congrès, à Paris l'année
suivante, on le verra négocier auprès des puissans du jour en fa-
veur de son frère le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha, et obte-
nir pour lui un agrandissement de territoire; mais ceci n'intéresse
plus notre histoire, il faut rester à Londres au mois de juin ISili,
pendant la visite des souverains alliés au prince -régent d'Angle-
terre.
La bonne grâce, la haute noblesse, l'élégance royale du prince
Léopold, qui contrastaient si fort avec le sans -gêne du prince
d'Orange, frappèrent agréablement la princesse Charlotte dès la
première occasion qu'elle eut de le rencontrer. Miss Knight, la gou-
vernante de la princesse, a écrit dans ses Souvenirs que le prince
Léopold avait essayé à plusieurs reprises d'attirer l'attention de sa
jeune maîtresse sans produire sur elle aucune impression favorable.
Stockmar dit tout le contraire, et il le dit d'après une autorité irré-
cusable, car il tient le fait de miss Mercer-Elphinstone, l'amie in-
time de la princesse, qui en savait sans doute plus long que miss
Knight sur des choses si secrètes. Suivant les confidences de miss
Mercer-Elphinstone, recueillies avec une sorte de piété par le baron
de Stockmar, la première fois que la princesse Charlotte aperçut
le jeune prince de Saxe-Cobourg, elle éprouva le désir de le con-
naître davantage. Elle parla même de ce désir à sa tante York, la
femme du duc; c'était une princesse allemande, la propre sœur du
roi de Prusse Frédéric- Guillaume III, et elle était plus en mesure
que personne de procurer à sa nièce l'entrevue qu'elle souhaitait.
La princesse Charlotte n'aurait pas fait cette demande, si elle avait
LE MEDECIN DE LA REINE YICTORIA. 75
été admise aux fêtes de la cour; pauvre recluse, il fallait bien qu'on
lui vînt en aide, et n'était-ce pas chez le duc et la duchesse d'York
qu'elle avait trouvé le plus de sympathie? Sa tante York eut l'heu-
reuse pensée de donner un bal où sa nièce pourrait rencontrer le
prince de Saxe-Cobourg, Le bal eut lieu, les jeunes gens se virent,
se pai'lèrent et s'entendirent si bien que, dès ce soir-là même,
toutes les promesses furent échangées.
L'affaire où s'engageait le prince Léopold offrait de terribles dif-
ficultés. Aspirer à la main de la princesse Charlotte après tout ce qui
venait de se passer, n'était-ce pas la plus téméraire des entre-
prises? Qu'on se figure à cette demande les éclats (]e colère du
régent. Il avait menacé sa fille de ne point la marier, si elle rom-
pait avec le prince d'Orange; elle venait de rompre, et au lende-
main de cette rupture il se donnerait un tel démenti! A ces scru-
pules d'ailleurs s'ajoutaient des inquiétudes personnelles; que
serait-il pour le prince de Galles, ce prétendant si empressé? Un
ami ou un ennemi? Des bruits étranges lui arrivaient sur les moyens
dont le jeune Cobourg s'était servi pour captiver la fantasque Char-
lotte. On a toujours des envieux quand on réussit trop vite; l'envie
et la colère avaient suggéré, non pas sans doute au prince d'Orange,
mais à ses amis, à ses partisans, à tel ou tel des agens diploma-
tiques de son père, de sottes et odieuses calomnies. Rien n'est plus
terrible que certaines paroles jetées négligemment dans un salon;
un mot, une réticence, un sourire, c'en est assez bien souvent pour
perdre un homme auprès de ceux qui peuvent disposer de sa desti-
née. Les gens intéressés à compromettre le prince Léopold aux yeux
du régent d'Angleterre en furent bientôt pour leurs frais d'invention.
Par la grâce et la franchise de ses allures, le prince fit bien plus que
se justifier, il inspira au régent des sentimens d'affectueuse estime.
Il s'acquit aussi la confiance des ministres, et même l'amitié de plu-
sieurs membres de la famille royale. Le duc d'York et le duc de
Kent lui étaient particulièrement favorables. On sait que le duc de
Kent est le père de la reine Victoria, il n'était point marié à cette
date et ne songeait guère à devenir chef de famille. Le prince Léo-
pold lui apparut comme le meilleur des guides pour cette jeune
fille qui semblait destinée au trône d'Angleterre. Aussi, lorsque le
prince quitta Londres, à la fin du mois de juillet 18l/i, le duc de
Kent voulut-il être son intermédiaire auprès de la princesse Char-
lotte ; c'est par ses mains que passèrent les messages où les deux
futurs époux se renouvelaient l'assurance de leur inaltérable atta-
chement.
Messages, promesses, tout cela est fort bien, mais pourquoi tant
de discrétion? Pourquoi n'avoir pas fait résolument sa demande?
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi parlait la princesse Charlotte avec son impétuosité habituelle.
Quelques-uns de ses amis politiques, gens fort impétueux aussi,
contribuaient à augmenter son impatience en lui exprimant la
crainte que le prince Léopold ne montrât trop de soumission au ré-
gent. C'étaient les whigs du parlement, on le devine, qui manifes-
taient ces inquiétudes. Les whigs avaient tort, le vrai politique en
tout ceci fut le prince Léopold. Quelle eût été sa situation en An-
gleterre, s'il avait dû emporter son mariage de haute lutte? Le prince
tenait à observer scrupuleusement toutes les convenances, afm de
mieux se concilier toutes les sympathies; il y tenait d'une façon
plus particulière encore, si on ose le dire, en songeant à l'éduca-
tion de la princesse Charlotte. La princesse, il le sentait bien, avait
besoin plus qu'une autre d'assurer sa bonne renommée. Après une
éducation si singulière, au milieu d'un entourage si incorrect, il
fallait avoir soin de ne pas prêter aux propos malveillans. Le prince
Léopold , soucieux déjà de ses devoirs de prince-consort, veillait
d'avance sur la dignité de la reine d'Angleterre. Sa réserve fut ap-
préciée. Absent de Londres, il y resta présent par le souvenir qu'il
avait laissé à la cour. Ses amis, le duc et la duchesse d'York, ainsi
que le duc de Kent, ne négligeaient pas de plaider sa cause auprès
du régent. Le départ de la princesse de Galles aplanissait d'ail-
leurs bien des choses ; on sait qu'elle avait quitté l'Angleterre en
juin ISlZi. Enfin au mois de janvier 1816 le prince Léopold de
Saxe-Gobourg reçut l'invitation de venir à Londres, et le mariage
eut lieu le 2 mai suivant. Les deux jeunes époux furent reçus pen-
dant huit jours au château d'Oatlands chez le duc et la duchesse
d'York, puis ils revinrent passer la saison dans Londres à Gamel-
ford-house. Ils s'établirent ensuite à 16 milles de la cité dans leur
belle habitation de Glaremont-Esher.
C'est là qu'était réunie la petite cour du prince Léopold et de la
princesse Charlotte. La princesse, nous l'avons vu, s'était plainte
amèrement, dans ses débats avec son père, d'avoir été tenue en
dehors de la société anglaise, de n'avoir pu s'initier à la connais-
sance des personnes et des intérêts publics; cette éducation nou-
velle qu'elle désirait si vivement lui fut donnée à Claremont-Esher
par le plus sûr et le plus aimable des guides. Si le rôle ultérieur
du prince Léopold, comme candidat au trône de Grèce et fondateur
de la royauté constitutionnelle de Belgique, n'avait mis en toute
lumière son rare esprit de sagesse, on serait tenté d'attribuer aux
enthousiasmes de l'amitié les éloges que Stockmar exprime ou re-
cueille de tous côtés en l'honneur de son maître. C'est l'homme le
mieux doué qu'on puisse voir, intelligence ouverte, caractère sûr,
cœur loyal, esprit charmant. Il a la courtoisie constante sans nulle
LE >rÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 77
banalité, la parfaite correction sans le moindre formalisme. Au sa-
voir-vivre du plus grand monde il joint la simplicité du gentleman
accompli. Ainsi parlaient, non-seulement Stockmar et les amis per-
sonnels du prince, mais les Anglais eux-mêmes, soit de la cour,
soit du parlement, et l'on sait que ce témoignage n'est pas suspect.
En même temps qu'on était charmé de sa bonne grâce dans les re-
lations de la vie sociale, on admirait dans les questions politiques
la justesse de son coup d'oeil, la prudence et la modération de ses
conseils. Sous un régent que méprisaient tous les partis, en face
d'un avenir qui cachait encore tant de problèmes redoutables, com-
ment ne se serait-on pas attaché à ce jeune sage? Ce sera, disait-on,
l'homme vraiment convenable à son rôle, le modèle du prince-con-
sort selon l'esprit des lois britanniques. Stockmar affirme que les
Anglais, si peu disposés à l'admiration, ou du moins si lents à se
laisser prendre, disaient de lui en toute circonstance, dès la pre-
mière année de son mariage : « Quel vrai gentleman anglais! Ce
sera notre espérance dans ces temps de péril (1). »
La princesse Charlotte auprès d'un tel guide devait se développer
rapidement. 11 ne fallait qu'un peu de culture à la riche plante
agreste pour faire épanouir ses trésors. Elle aussi, comme l'époux
qu'elle avait préféré, elle attira bientôt les regards bienveillans du
pays. Jusque-là elle n'avait été pour tous qu'un objet de curiosité
ou de sympathie douloureuse; elle devint ce qu'elle devait être,
l'espoir d'une grande nation qui a besoin d'estimer ses souverains.
La fille du régent n'avait pas invoqué des sentimens de circonstance
lorsque, dans ses querelles domestiques au sujet du prince d'Orange,
elle alléguait si vivement son patriotique désir de connaître la so-
ciété anglaise. Chaque fois qu'elle avait pu saisir quelque chose
des affaires publiques à travers l'éloignement où on la retenait, elle
avait manifesté des émotions qui attestaient la noblesse de son âme.
L'histoire en cite un bien curieux exemple : c'était en 1812, la
princesse Charlotte n'avait que seize ans. Un soir qu'elle devait aller
à l'opéra pour la première fois, elle avait dîné chez son père en sa
demeure de Garlton-house. Ce jour-là même, le régent avait reçu
de deux membres éminens de l'opposition une lettre qui l'avait
profondément irrité. Lord Grenville et lord Grey, sollicités en son
nom par le duc d'York d'entrer dans une combinaison qui adjoin-
drait au ministère Perceval un certain nombre de whigs, déclinè-
rent cette offre de la façon la plus nette. Cette proposition leur
ayant été faite par une même lettre adressée au duc d'York, ils ré-
(1) « Ile is thc most amiable man I cver saw ! What a complète cnglisli gentleman !
He will be our liope in thèse dangerous times! »
78 BEVUE DES DEUX MONDES.
pondirent aussi par une seule missive dont ils arrêtèrent les termes
en commun. Ces termes, quoique très parlementaires, laissaient
entendre qu'ils soupçonnaient dans les offres du prince une tac-
tique perfide et que la manœuvre était déjouée. De là les emporte-
raens du régent. Pendant le repas qui précéda le spectacle, sa co-
lère éclata en propos si violens que la princesse Charlotte ne put
supporter ce langage. Quand elle se leva de table, elle était tout
en larmes. Sheridan, qui lui donnait le bras, l'entendit protester
amèrement contre les outrages dont son père venait d'accabler deux
des personnages les plus illustres du pays. De tous les whigs célè-
bres que le prince de Galles avait fréquentés dans sa jeunesse,
Sheridan, le moins scrupuleux, était le seul qui fût demeuré son
ami. L'habile homme cependant n'avait pas renoncé à son parti, et
l'on pense bien que les protestations de la jeune princesse ne tom-
bèrent pas dans une oreille indifférente. Le lendemain, dans les
cercles politiques de Londres, on ne parlait que de la scène de
Carlton-house. Le récit de Sheridan avait donné son véritable sens
à une autre scène bien plus significative encore qui s'était passée le
même soir à l'opéra. La princesse Charlotte, à peine assise, avait
aperçu lord Grey dans une loge qui faisait face à la sienne; elle
s'était levée aussitôt, et, à la vue de toute la salle, lui avait envoyé
plusieurs baisers. Yoilà bien la personne primesautière dont nous
connaissons les vivacités. Elle ajoutait cette protestation juvénile
aux paroles que Sheridan avait déjà recueillies de sa bouche. Est-ce
dans cette circonstance, est-ce pour une autre aventure du même
genre que l'auteur de Childe-Harold voulut rendre hommage à la
généreuse enfant? Malgré les indications peu précises du poète, il
est certain que lord Byron , un des amis de Sheridan, pensait aux
larmes de Carlton-house quand il écrivait les strophes que voici :
(( Pleure, fille de race royale! Pleure la honte d'un père, pleure la
ruine d'un royaume! Heureuse si chacune de tes larmes lavait une des
fautes de ton père!
« Pleure ! tes larmes sont les larmes de la vertu, présage de bonheur
pour ces îles désolées. Puisse chacun de tes pleurs t'être payé un jour
par les sourires de ton peuple (1) ! ))
La princesse Charlotte n'avait plus à verser de telles larmes au-
près du prince Léopold. Il n'y avait rien que de noble et d'aimable
dans son entourage. C'était à elle plutôt de se surveiller avec soin
et de se mettre en garde contre ses vivacités. Ce caractère généreux
(1) Ces deux strophes, datées du mois de mars 1812, portent ce simple titre : A une
Dame pleurant [Unes to a lad'j wecpiiig).
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 79
et fantasque avait un fonds d'espièglerie. Comme elle avait son franc-
parler sur toutes choses , elle s'exposait sans nulle méchanceté à
blesser des personnes amies. Aucun ridicule ne lai échappait. Stock-
mar a noté quelques-unes de ces petites scènes où reparaissait de
temps à autre une liberté d'allures peu convenables à la dignité
royale. Heureusement le prince Léopold était là qui corrigeait tout;
l'éducation de la princesse s'achevait sous l'autorité de l'exemple le
plus doucement et le plus naturellement du monde : non pas que le
prince voulût empêcher sa femme de voir juste, de remarquer les
côtés faibles, d'apprécier chaque chose à sa mesure chez ceux qui
l'approchaient ; sa courtoisie, on l'a dit plus haut, n'avait rien de
banal. Un goût très fin, armé d'une ironie inoffensive, ne lui per-
mettait pas d'être dupe. Stockmar nous- a laissé des notes assez eu-
rieuses sur les principaux personnages de la cour du prince Léo-
pold. Le duc de Wellington, lord Anglesea, lord Castlereagb, la
comtesse de Liéven, y sont décrits finement en quelques traits.
Yoilà bien Wellington avec sa gravité rigide, Castlereagh avec son
scepticisme léger, la ccwntesse de Liéven avec ses prétentions al-
tières. La comtesse, plus tard princesse de Liéven, femme d'un di-
plomate russe, celle-là même que la société parisienne a connue
sous le règne de Louis- Philippe, celle qui fut l'amie, la confidente,
et en mainte circonstance, assure-t-on, l'égérie de M. Guizot, fait
une assez maussade figure dans les notes de Stockmar. Son buste
est d'un squelette, son visage n'est pas sans beauté malgré sa mai-
greur, mais son nez pointu et ses lèvres plissées par le dédain ré-
vèlent son peu de disposition à reconnaître des égaux autour d'elle.
Elle a bien des talens, il est vrai, elle joue du piano à merveille,
elle parle l'anglais, le français, l'allemand dans la perfection, mais
on voit beaucoup trop qu'elle a pleine conscience de son mérite.
Un personnage bien plus considérable de la société russe a aussi
un souvenir dans ces notes, c'est le grand-duc Nicolas, le futur
empereur, qui, au mois de novembre 1816, visita le prince Léo-
pold et la princesse Charlotte dans leur résidence de Claremont-
Esher. Il était accompagné du général Kutusof et d'un conseiller
d'état. Stockmar en parle avec admiration. « Au dîner, dit-il, le
grand-duc était placé entre la princesse et la duchesse d'York, pré-
cisément en face de moi, de sorte que j'ai pu l'examiner à loisir. »
Et il en trace un portrait enthousiaste. C'est un magnifique jeune
homme d'une vingtaine d'années, extraordinairement beau et sédui-
sant. Il le compare à Léopold son maître et le trouve encore plus
beau, plus grand, droit comme un chêne. Son teint juvénile, ses
traits réguliers, son large front, ses yeux, son nez, sa bouche, son
menton finement dessiné, il passe tout en revue, comme un peintre
80 • BEVUE DES DEUX MONDES.
qui saisit l'ensemble et le détail. La beauté du prince était relevée
par la simplicité de son costume; il portait l'uniforme des chasseurs
à cheval, la tunique de drap vert garnie de lisérés rouges, les
épaulettes d'argent, une petite étoile sur la poitrine, une casquette
blanche, un sabre sans ornement avec le porte-épée en cuir. Stock-
mar ajoute : « Son maintien est vif, sans embarras, sans gauche-
rie, mais toujours très convenable. Il cause beaucoup et parle
parfaitement le français, en accompagnant ses paroles de gestes
naturels et justes. S'il n'y avait rien de remarquable dans ce qu'il
a dit, l'agrément n'y manquait pas et il parait avoir un vrai talent
dans l'art de faire sa cour... Il mangea très modérément pour un
homme de son âge et ne but que de l'eau. Après le dîner, lorsque
la comtesse Liéven eut joué du piano, il lui baisa la main, ce qui
parut très étrange aux dames anglaises, mais en même temps très
digne d'envie. Mistress Campbell (la terrible mistress Campbell, si
exigeante, si sévère dans sa façon de juger les hommes de tout
rang) ne tarissait pas en éloges sur le compte du grand-duc : « Ah!
quelle aimable créature ! Il est diaboliquement beau, ce sera le
plus bel homme de l'Europe (i). »
Le prince et sa suite ne devaient quitter Claremont que le lende-
main matin ; lorsque chacun se retira pour se coucher, le grand-
duc alla dans une écurie, où ses gens lui avaient préparé un sac de
cuir rempli de foin. C'était son lit habituel. « Nos Anglais, ajoute
simplement Stockmar, virent là une affectation. »
Nos Anglais, c'étaient surtout la princesse Charlotte et les per-
sonnes de sa maison. Je ne doute pas que Stockmar en rédigeant
ses notes n'ait tenu compte ainsi plus d'une fois des jugemens de
ses augustes maîtres. On y devine les transformations successives
de la compagne du prince Léopold. Stockmar le dit expressément;
cette ardente nature, qui n'avait qu'à se régler pour devenir elle-
même un modèle, s'approchait chaque jour d'une sorte de perfec-
tion. Vous rappelez-vous Fénelon assouplissant peu à peu le carac-
tère indiscipliné de son élève, le duc de Bourgogne? Il y a quelque
chose de cela dans l'histoire du prince Léopold et de la princesse
Charlotte. Stockmar, qui dans ses premières relations avec elle lui
trouvait quelque chose d'inquiétant, n'avait pas tardé à être com-
plètement sous le charme. Le 25 octobre 1816, il écrit à un de ses
amis d'Allemagne : a La princesse est incroyablement vive, ner-
veuse, toute de premier mouvement, et il arrive parfois que sa pre-
mière impression décide de ses jugemens comme de sa conduite;
(1) « What an amiable créature! lie is devilish handsome, he will be the handso-
mest man in Europe. »
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 81
mais l'influence de son mari est favorable au-delà de tout ce qu'on
peut dire. On ne peut voir sans admiration à quel point elle s'a-
paise, quel empire elle prend sur elle-même. Grâce à lui, on ap-
précie mieux de jour en jour combien elle est foncièrement bonne
et brave. Quand elle est de joyeuse humeur, elle est pleine d'at-
tentions pour les personnes qui l'entourent. Il ne faudrait pas ce-
pendant attacher à ces bontés familières plus d'importance qu'il
ne convient et paraître oublier les distances ; elle se souvient tou-
jours qu'elle est de race royale. » Vers le même temps, il écrivait
dans son journal quotidien : « On voit régner dans cette maison
l'union, la paix, l'amour, en un mot tout ce que réclame la féli-
cité domestique. Mon maître est le meilleur mari qu'il y ait dans
les cinq parties du monde, et sa femme a pour lui une somme d'af-
fection qui ne peut êti'e comparée qu'au total de la dette anglaise. »
L'année suivante, le 26 août 1817, il ajoutait ces mots : « La vie
conjugale de ce couple est un modèle d'amour et de fidélité; on ne
saurait en être témoin sans en ressentir la plus salutaire impression,
pour peu qu'on ait conservé saine une partie de son cœur. »
L'opinion publique n'ignorait point ces détails. La loyauté mo-
narchique des Anglais a besoin de s'attacher à des personnes dignes
d'amour et de respect. Elle avait pendant près de soixante ans, au
milieu des plus grandes crises et des plus grands désastres, vénéré
le souverain dont la raison avait fini par succomber, mais dont
l'honneur n'avait jamais failli. Le prince-régent inspirait des senti-
mens tout contraires. La pensée que ce personnage odieux, déjà in-
vesti d'une grande part des prérogatives royales, ne tarderait pas
sans doute à occuper le trône d'Angleterre, remplissait les cœurs
d'amertume. Ce fut donc une consolation pour tous de pouvoir es-
pérer que la majesté de la couronne après George IV serait relevée
par une reine digne de la nation anglaise. La joie fut bien plus vive
encore et bien plus efficace quand on apprit que la princesse Char-
lotte allait donner un héritier ou une héritière à la famille royale.
Il y eut aussitôt comme un apaisement de tous les partis. Rappelons-
nous que l'immense effort de l'Angleterre contre Napoléon avait
amené après la guerre une réaction désastreuse ; les embarras du
commerce , l'interruption du travail , la misère des classes infé-
rieures, le poids écrasant des charges publiques, toutes ces causes
avaient irrité le pays, provoqué des agitations menaçantes, et dans
le champ-clos du parlement exaspéré l'antagonisme des partis. Un
roi fou, un régent dépravé, les affaires en détresse, quelles ténèbres
couvraient le prochain avenir ! L'image de la princesse Charlotte au-
près du prince Léopold avait été comme un rayon de soleil; l'an-
nonce de sa grossesse fut un signal d'allégresse et de concorde.
TOME xiii. — 1876. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
L'esprit d'agitation se calma, les partis désarmèrent. On se livrait
à des paris enthousiastes : sera-ce un prince? sera-ce une princesse?
Stockmar écrit le 26 août 1S17 : « Voilà déjà quelque temps que des
sommes énormes sont engagées par les parieurs au sujet de l'en-
fant qu'on attend. Les gens de bourse ont calculé que les fonds,
si c'est une princesse, ne monteront que de 2 1/2 pour 100 ; ils
monteront de 6 pour 100, si c'est un prince. Le croirez-vous ? pour
obtenir le plus tôt possible la nouvelle certaine des espérances de
la princesse Charlotte, les ambassadeurs des plus grandes puis-
sances n'ont pas dédaigné de me faire, à moi, docteur très humble,
les visites les plus obligeantes et les plus cordiales. »
Les commencemens de la grossesse furent très heureux. Stock-
mar, témoin si attentif en toute occasion, avait ici une compétence
particulière : non pas que le médecin du prince Léopold ait consenti
à être le médecin de la princesse Charlotte dans une circonstance
aussi grave; il s'y refusa expressément. Circonspect jusqu'à la dé-
fiance, une telle responsabilité l'épouvantait. Il s'en expliqua dès le
début avec la princesse elle-même cemme avec le prince. Il avait
bien pu, avant la grossesse de l'héritière du trône, et quand ses
médecins ne se trouvaient pas là, lui donner des soins dans les cas
urgens; une fois la grossesse déclarée, il signifia sa résolution de
se tenir absolument à l'écart. « Je connaissais trop bien les écueils,
écrit-il dans son journal; je connaissais trop l'orgueil de la nation et
son mépris de l'étranger pour ignorer à quoi, je devais m'attendre : on
ne m'aurait su aucun gré; d'un résultat heureux, eien.cas de malheur
j'eusse été responsable de tout. » Cependant, après les trois pre-
miers mois, observateur quotidien des symptômes que présentait
l'état de la princesse , il crut remarquer certaines fautes dans le
traitement qui lui était prescrit; il en parla au prince et le pria de
communiquer ses remarques aux médecins en titre, a II n'y a pas
lieu, ajoute-t-il, de consigner ici le résultat de cette communica-
tion, mais vous voyez à quel point j'ai été bien inspiré. Assurément
j'étais loin de prévoir une issue aussi funeste; toutefois ma déter-
mination était si fortement arrêtée, que je ne consentis même pas
à soigner la princesse après ses couches aux heures où ses méde-
cins de Londres ne pourraient prolonger leurs visites à Claremont.
C'était une grande marque de confiance et une tentation bien sé-
duisante; je ne m'y laissai pas séduire. Je ne me décidai à voir la
princesse qu'après que les médecins, signalant l'extrême gravité
du péril, m'appelèrent expressément au lit de l'auguste malade.
C'était deux heures et demie avant sa mort. »
Là-dessus , le défiant docteur se complaît encore dans l'admira-
tion de sa prudence. Il ne s'aperçoit pas qu'en faisant le procès- à
LE MÉDECIN DE LA REINE TICTOKIA. 83
l'orgueil britannique il met en toute lumière la grossièreté de l'é-
goïsme tudesque. II faut l'entendre énumérer tous les avantages de
sa diplon^atie. « Le strict accomplissement du plan de conduite que
je m'étais tracé eut pour moi ce résultat, que mes collègues furent
toujours pleins de bienveillance à mon égard, et que j'échappai au
reproche d'avoir cherché profit et honneur sans y être appelé. » — Et
la princesse Charlotte, monsieur le docteur? la femme du prince dont
vous prétendez être l'ami si dévoué? Vous la voyez exposée à de
graves périls, vous croyez pouvoir la sauver, et vous ne pensez qu'à
vous ! — Cette idée, comme une ilèche aiguë, semble atteindre un in-
stant l'épaisse conscience du docteur allemand, il la rejette aussitôt,
et, sejustifîant avec emphase : « Croyez-moi, s'écrie-t-il, si je m'étais
mêlé de cette affaire, où je n'aurais pu être d'aucun secours, tout
le monde aujourd'hui tirerait parti de mon intervention : les mé-
decins anglais, la maison du prince, amis, connaissances, le prince
lui-même, auraient imputé à la maladresse du docteur allemand un
malheur qui semblait impossible. Qui sait? moi-même peut-être,
dans mon hypocondrie, j'aurais cru aux imputations calomnieuses,
et ajoutant à la douleur du dehors le tourment intérieur que je me
serais infligé, je n'aurais pu en supporter le poids. » Ainsi dans ce
malheur, voici une compensation : si la princesse est perdue, le re-
pos du docteur est sauvé.
La princesse Charlotte va donc mourir? Il faut reprendre son his-
toire et la suivre jusqu'à la dernière heure. Le médecin de la prin-
cesse était le célèbre docteur Baillie, à qui on avait adjoint comme
accoucheur sir Richard Croft. Stockmar (nous n'avons pas de parti-
pris contre lui, nous le jugeons au fur et à mesure que ses actes nous
le font connaître, et la vulgarité de ses sentimens ne nous empêche
pas de rendre justice à ses qualités d'observateur), Stockmar nous
dépeint sir Richard Croft en 1817 comme un homme qui n'est plus
delà première jeunesse, grand, sec, vif, de bonne humeur, ayant
plus d'expérience que de savoir et de jugement. D'après le rapport
des deux médecins, c'est le lundi 3 novembre 1817, à sept heures
du soir, que se manifestèrent les premières douleurs de l'enfante-
ment. Dans la nuit du 3 au /i, bien que les douleurs fussent lentes,
tout semblait annoncer que le moment décisif était proche, si bien
qu'il fallut mander à la hâte toutes les personnes dont la présence
était nécessaire pour constater la naissance de l'enfant royal : les
ministres, l'archevêque de Cantorbéry, etc.. Tous étaient arrivés à
Claremont vers quatre heures du matin. A dater de ce moment, les
douleurs cessèrent. La princesse ne paraissait pas éprouver de dé-
faillance, aucun symptôme anormal ne se déclarait; seulement le
progrès de la délivrance était presque insensible. Gela dura ainsi
8a REVUE DES DEUX MONDES.
toute la journée du à. Le 5, vers midi, les douleurs revinrent, et
enfin, à neuf heures du soir, la princesse mit au monde un beau
garçon très bien constitué, — qui était mort avant de voir le jour.
La mère, après l'accouchement, ressentit un grand bien-être. La
nouvelle de la mort de son enfant ne l'affecta point d'une façon
particulière. Cependant ce calme apparent ne dura que jusqu'à mi-
nuit. Laissons parler ici le journal de Stockmar. « Sir Richard Groft
s'approcha de mon lit, me prit la main, me dit que la princesse
était dangereusement malade , que le prince était seul dans une
autre chambre, qu'il fallait aller le trouver et l'informer de l'état
des choses. Depuis trois jours, le prince n'avait pas quitté un instant
la princesse ; mais aussitôt après l'accouchement il était allé prendre
un peu de repos. Je le trouvai résigné au sujet de l'enfant. Quant à
la princesse, il ne parut pas s'inquiéter de son état. Un quart d'heure
après, Baillie me fit dire qu'il désirait que je visse la princesse.
J'hésitai un instant, j'y allai pourtant avec lui. Secouée par de
fortes crampes de toux, la respiration oppressée, haletante, elle était
en proie à des angoisses qui ne lui laissaient pas de répit. Elle se
jetait sans cesse d'un côté et de l'autre, parlant tantôt à Baillie,
tantôt à Groft. Baillie lui dit: — Voici un de vos vieux amis! — Elle
me tendit vivement sa main gauche et par deux fois serra la mienne
avec force. Je lui tâtai le pouls, qui battait très vite, avec des pul-
sations tantôt fortes, tantôt faibles, souvent intermittentes. Baillie
lui offrait constamment du vin. Elle me dit : — Ils m'ont tant fait
boire que je suis ivre (1) ! — Il se passa environ un quart d'heure
pendant lequel, allant et venant, je sortais de la chambre et y ren-
trais ; après ce quart d'heure, sa respiration devint celle de l'ago-
nie. Je venais précisément de sortir de la chambre, quand elle cria
vivement : Stocky! Stocky! Je rentrai aussitôt, elle était plus calme,
elle râlait doucement, d'une manière continue; elle se mit plu-
sieurs fois sur son séant, puis ses jambes se raidirent, ses mains se
glacèrent... Enfin à deux heures du matin, dans la nuit du 5 au
6jnovembre 1817, c'est-à-dire cinq heures après l'accouchement,
elle avait cessé de vivre. »
Le prince Léopold reposait encore dans sa chambre. Il fallut lui
annoncer le funeste événement. Stockmar, qui fut chargé de ce
soin, ne lui en parla d'abord qu'à mots couverts. Le prince ne
pensait pas que sa femme fût déjà morte; il se dirigea vers ses ap-
partemens, et, chemin faisant, s'affaissa sur un siège. « Je pliai un
genou près de lui, dit Stockmar. 11 s'imaginait que c'était un rêve
et ne pouvait croire à l'horrible réaUté. Il m'envoya encore auprès
(I) « They hâve made me tipsy. »
LE MÉDECIN DE LA. REINE VICTORIA. 85
de la princesse, je revins et je dus lui dire que tout était fini. Nous
nous rendîmes alors dans la chambre mortuaire. Il s'agenouilla
près du lit, baisa les mains glacées de la morte, puis, se relevant,
me serra contre son cœur et me dit : — Me voilà seul, promettez-
moi de ne jamais me quitter. — Je le lui promis. Un instant après,
il répéta les mêmes paroles, me demandant si je savais bien à quoi
je m'engageais. Je lui affirmai que je ne le quitterais point, aussi
longtemps que je serais assuré de sa confiance, de son amitié et de
l'espoir de lui être utile. )> L'affection du prince pour Stockmar s'é-
tait accrue subitement de toute la douleur que lui avait causée la
mort de sa compagne; il voyait en lui le témoin des jours heureux,
le confident que la princesse avait traité en ami. Pendant long-
temps, en souvenir de cette année de Claremont il voulut le gar-
der sans cesse auprès de sa personne. Stockmar prenait ses repas
avec lui et couchait dans sa chambre. La nuit, quand le prince s'é-
veillait, il s'asseyait près de son lit, et l'entretenait de mille choses
jusqu'à ce que l'insomnie fût passée. Il fut ainsi son conseiller aux
heures où l'esprit est voilé par la souffrance, il fut son soutien dans
les crises où l'âme n'est plus maîtresse d'elle-même.
L'affliction du prince Léopold n'était pas en effet de celles qui se
confondent pour ainsi dire avec les convenances mondaines, et que
ces convenances mêmes font peu à peu disparaître. Ce qu'il éprou-
vait pour la princesse Charlotte, c'était vraiment de l'amour. Il l'ai-
mait pour sa valeur propre, il l'aimait aussi comme une œuvre qui
lui était personnelle. Toute sa vie était arrangée d'avance en vue du
rôle que devait lui assigner la future grandeur de la princesse. Il
se préparait en conscience à porter noblement ce titre de mari de la
reine. La mort de Charlotte lui fut un coup de foudre. Il se sentit
brisé. Ses plans, ses projets, l'honneur d'une grande situation à
soutenir, l'influence à la fois discrète et puissante qu'il se promet-
tait d'exercer par ses conseils, les succès espérés et entrevus d'a-
vance sur ce grand théâtre de la politique européenne, tout ce
monde de pensées où vivait son imagination s'était subitement éva-
noui. Bien des années plus tard, lorsque d'autres destinées l'eurent
appelé à fonder un trône, au milieu de tous ses triomphes, allié à
la plus ancienne des races royales du continent, époux en secondes
noces d'une princesse accomplie, chef d'une dynastie entourée du
respect universel, il songera encore à la princesse Charlotte et à
tout ce qu'il a perdu en la perdant. Voyez le roi des Belges, âgé de
soixante-douze ans, écrivant pour sa nièce la reine Victoria les Sou-
venirs de, sa jeunesse (1). Dans ces pages, où brille la poétique image
(1) Early years.
86 RETUE DES DEUX MONDES,
de Charlotte, c'est lui qui a tracé ces mots : « le mois de novem])re
1817 a vu la ruine de cette intimité si douce et le subit anéantisse-
ment de toute espérance et de toute félicité pour le prince; jamais
il n'a retrouvé depuis lors le sentiment de bonheur que lui avait
procuré cette courte période de son mariage. »
La princesse Charlotte fut pleurée de tous ceux qui l'avaient
connue. Quant au docteur Stockmar, il est impossible de ne pas no-
ter les sentimens singuliers qui se mêlent ici à sa douleur. Il est
aigre, amer, irrité, il se livre à ses accès d'hypocondrie; on dirait
qu'un vague remords le tourmente. Un remords! le mot n'est-il pas
trop dur? Atténuez-le, si vous voulez, mais conservez-en quelque
chose. Le docteur ne pouvait pas être complètement rassuré lors-
qu'il apprenait peu de temps après les scrupules et le désespoir de
sir Richard Croft. Le lendemain de la mort de la princesse, sir Ri-
chard Croft avait écrit h Stockmar une lettre où se trouvent ces
mots : « mon âme est bouleversée; Dieu veuille que vous n'ayez ja-
mais à soulïrir, ni vous ni aucun des vôtres, ce que je supporte en
ce moment! » C'était un cri bien naturel après l'événement de la
veille; nul ne soupçonnait alors tout ce que renfermaient ces pa-
roles. On sut bientôt que, pendant les trois mois qui suivirent, le
pauvre docteur avait été en proie à des tourmens intolérables.
L'agitation qui ne le quittait pas offrait parfois le caractère de la
folie. Au commencement du mois de février 1818, il fut appelé la
nuit auprès d'une jeune femme qui allait accoucher; comme le tra-
vail de l'enfantement éprouvait quelques retards, il eut une crise
nerveuse, et, se tournant vers la sœur de la malade, qui l'assistait
avec lui, il s'écria : « Si vous êtes inquiète, quelles doivent être
mes angoisses à moi! » Puis il se retira dans la chambre qu'on
lui avait donnée, et, y trouvant un pistolet, il se fit sauter la cer-
velle. Quelques heures plus tard, la jeune femme accouchait heu-
reusement.
Le désespoir de sir Richard Croft dit assez quelle fut l'impression
produite par la mort de la princesse Charlotte; c'est devant l'una-
nimité de la douleur publique que le malheureux avait perdu la
tête. Nous avons dit plus haut que la nouvelle des espérances de la
princesse avait été accueillie par des transports de joie; la ruine
subite de cet avenir était une calamité nationale. Il faut rappeler
ici que cette année 1817 marque une des périodes les plus sombres
de l'histoire d'Angleterre au xix'^ siècle. Jamais le régent n'avait été
aussi odieux à la nation. Méprisé des hautes classes, il était détesté
du peuple. Le ministère Liverpool n'était plus de force à couvrir sa
personne comme il avait pu le faire en 181A et en 1815. La détresse
de la population agricole et manufacturière augmentait de jour en
LE MEDECIN DE LA REINE VICTORIA. 87
jour. L'obstination aveugle du gouvernement tory, les mesures qui
proscrivaient l'importation des blés étrangers au moment où les ré-
coltes manquaient, d'autres lois du même genre proposées par l'é-
goïsme et votées par la routine avaient causé peu à peu une irrita-
tion générale. Il y avait eu de sérieuses émeutes dans les rues de
Londres. Le jour de l'ouverture du parlement, on avait insulté le
régent et assailli sa voiture à coups de pierres. Les promoteurs de
certains bills s'étaient vus assiégés dans leurs maisons. La presse,
en blâmant ces violences, attaquait le ministère avec d'autant plus
de vigueur. D'ardens publicistes, Watson, Hone, d'autres encore,
accusés de haute trahison pour avoir exprimé les colères de tous,
avaient été acquittés par le jury. Quelques-uns d'entre eux étaient
coupables, ayant tenu un langage blasphématoire et séditieux (1);
ils farent absous par les juges-conseillers de la couronne. C'est au
milieu de cette crise que la princesse Charlotte eaiportait dans la
tombe la dernière consolation de la patrie.
Sans parler de tant d'intérêts attachés à l'existence de la prin-
cesse et de son enfant, comment ne pas pleurer cette jeune mère si
subitement, si cruellement frappée, à l'heure même où sa destinée,
déshéritée jusque-là de toutes les joies naturelles, s'éclaire enfin
d'un rayon d'or? Un écrivain autrichien, digne de souvenir à plus
d'un titre, se trouvait alors à Londres avec sa famille ; on peut s'en
fier au témoignage de Bollmann lorsqu'il écrit à ses amis d'Alle-
magne : « La mort de la princesse Charlotte a fait répandre bien des
larmes, de vraies larmes. Il a fallu plusieurs jours à mes filles pour
se remettre de cette secousse et reprendre leur sérénité. Cette im-
pression est universelle. Le noble exemple d'une vie morale, d'une
vie pure, couronnée d'un bonheur sans nuage, avait éveillé pour le
prince et la princesse une ardente sympathie que partageait la na-
tion entière et à laquelle se liaient des espérances, hélas ! détruites
maintenant pour toujours. » Le régent était si détesté, l'avenir de
la famille royale était si mcertain et si sombre, que Ballmann ajoute
ces paroles extraordinaires : « Le prince Léopold a une belle place
devant la nation. S'il respecte le lien qui l'associe dans l'opinion au
souvenir de la chère morte, s'il demeure en vue de tous l'homme
noble et de mœurs iiTéprochables que l'Angleterre connaît, je crois
que la suite des événemens peut donner une grande importance à
sa carrière. » Il est clair que Bollmann, tout à fait désintéressé dans
ces questions, répète ici les idées qui se faisaient jour dans le monde
politique. Bien des esprits, songeant d'avance aux événemens pos-
(1) Ce sont les termes employés par sir G.'orgo Cornewall Lewis, qui condamne
d'ailleurs avec une si juste sévérité le gouvornemont tory de 1817.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
sibles, voyaient déjà les fils de George III mourant sans héritiers et
le prince Léopold leur apparaissait comme une ressource (1).
Est-il nécessaire de rassembler ici les principaux témoignages de
cette immense douleur? L'homme qui trois ans plus tard fut le dé-
fenseur de la reine Caroline devant la chambre des lords, l'illustre
Brougham , a dit énergiquement dans son Portrait de George IV :
« Pour quiconque a vu de ses yeux dans quelle désolation pro-
fonde, universelle, la mort de la princesse Charlotte a plongé l'An-
gleterre, toute description est superflue; pour quiconque ne l'a point
vu, toute description est impossible (2). » Laissons pourtant éclater
sur cette tombe une des grandes voix du siècle. Lord Byron est à
Venise. Il achève son poème, le Pèlerinage de Childe-Harold.
Après de brillantes digressions, il se demande tout à coup ce qu'est
devenu son héros. « Voilà, dit-il, ses dernières paroles, son pèleri-
nage est terminé, ses visions sont finies, il rentre dans le néant, si
toutefois on a jamais pu le classer parmi les êtres qui vivent et qui
souffrent, s'il a jamais été autre chose qu'une création imaginaire.
N'en parlons plus. Son ombre se perd dans le gouffre de la destruc-
tion. » Ce gouffre, le poète le voit béant devant lui, il voit les va-
peurs qui en sortent, linceul sinistre à travers lequel toutes choses
apparaissent comme des fantômes, voile noir qui s'abaisse sur tout
ce qui a brillé parmi nous jusqu'à l'heure « où la gloire elle-même
n'est plus qu'un sombre crépuscule et fait luire à peine une mélan-
colique auréole sur les limites des ténèbres. » Au milieu de ces ré-
flexions désolées, soudain du fond de l'abîme, à travers ces voiles
et ces linceuls, une lamentation immense arrive à son oreille :
« Ecoutez! une voix s'élève de l'abîmé, un long et sourd murmure,
un murmure lointain, une clameur effrayante, comme celle d'un peuple
qui saigne d'une profonde et incurable blessure. Au milieu de l'orage et
des ténèbres, la terre s'ouvre béante. Le gouffre est plein de fantômes.
Le premier de tous semble une reine, bien que son front ne porte pas
de couronne. Elle est pâle, mais belle, et, dans ses maternelles an-
goisses, elle étreint un enfant à qui son sein est inutile.
« Fille des princes et des rois, où es-tu? espoir de plusieurs nations,
es-tu morte? la tombe ne pouvait-elle t'oublier? ne pouvait-elle prendre
une tête moins majestueuse et moins chère? Au milieu d'une nuit de
douleurs, lorsque ton cœur, mère d'un moment, saignait encore sur ton
enfant, la mort mit fin pour toujours à cette souffrance. Avec toi se sont
(1) Voyez DenkwurdigkeUen und Vermischte Schriflen, von K. A. Varnhagen von
Ense, Leipzig 1843, t. IV, p. 301-302.
(2) Voyez Historkal Sketches of statesmen, etc., t. Il, p, 43.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 89
envolées et la félicité présente et les promesses de bonheur dont s'eni-
vraient les îles impériales.
« La femme du laboureur enfante sans péril de mort, et toi qui étais
si heureuse, si adorée ! ceux qui ne pleurent pas pour les rois auront
pour toi des larmes, et la liberté, dont le cœur est gros de tant de souf-
frances, les oubliera toutes pour n'en ressentir qu'une seule, car elle
a prié pour toi et sur ta tête elle voyait luire son arc-en-ciel. — Et toi
aussi, prince solitaire, époux désolé! ton hymen devait donc être inu-
tile, mari d'une année, père d'un mort!
« Un cilice fut ton vêtement de noce, le fruit de ton hymen n'est que
cendres ; dans la poussière est couchée la blonde héritière du trône de
ces îles, celle que chérissaient des millions de cœurs! Gomme nous lui
avons confié tout notre avenir! Bien que nous ne fussions pas destinés
à voir ces heures radieuses, nous aimions à penser que nos enfans
obéiraient à son enfant, et nous la bénissions, elle et la postérité que
nous espérions d'elle. Cette promesse était pour nous ce qu'est l'étoile
aux yeux du berger. Ce n'a été qu'un rapide météore.
« Pleurons sur nous, et non sur elle, car elle dort en paix... (1). »
Ainsi parlait lord Byron, interprète de la douleur de tous, dou-
leur profonde oii se mêlaient tant de ressentimens et d'appréhen-
sions patriotiques. Ces choses sont fort inconnues aujourd'hui. Les
générations passent, les intérêts se déplacent. On ne pense plus à
la princesse Charlotte, parce qu'une autre princesse, la fille d'un
autre fils de George III, née deux ans après la mort de sa cousine,
est venue concentrer sur sa tête toutes les espérances de la nation
anglaise, et, plus heureuse, a eu le temps de les justifier. C'est la
reine Victoria qui a eflacé le souvenir de la princesse Charlotte...
Mais vous qui la faites oublier, le monde sait que vous ne l'oubliez
pas. Vous vous entourez de ses reliques, sa correspondance est dans
vos mains, et n'est-ce pas pour vous que le prince Léopold, devenu
roi d'un autre pays, a retracé l'image de ses Années de jeunesse?
C'est qu'en face de ce cercueil il est difficile à un esprit méditatif
de ne pas se laisser aller aux pentes de la rêverie. Comment ne pas
songer à tout ce que cette mort prématurée a entraîné de consé-
quences? Il ne s'agit pas seulement de la princesse Charlotte. Que
de choses eussent été changées dans l'histoire du xix^ siècle, si la
fille du régent et de la princesse de Galles n'eût été emportée avec
son fils dans la nuit du 5 novembre 1817! Supposez, comme il
est si naturel de le faire, que le cours régulier de sa vie n'ait subi
(1) Byron, Childe Harold's Pilgr image. Voyez le quatrième chant, de la strophe 167
à la strophe 173.
90 BEVUE DES DEUX MONDES.
aucune atteinte, supposez-la survivant à son père et donnant le
jour à une royale lignée; elle serait devenue reine en 1830, et le
prince Léopold aurait rempli auprès d'elle le rôle que son neveu,
le prince Albert, a rempli dix ans plus tard auprès de la reine Vic-
toria. Le dac de Glarence, troisième fils de George III, ne serait pas
devenu roi d'Angleterre sous le nom de Guillaume IV après la mort
de son frère George IV; il serait devenu roi de Hanovre en 1830,
comme le duc de Gumberland l'est devenu en 1837. On sait que le
Hanovre était un fief masculin de la maison de Brunswick; uni à
l'empire britannique aussi longtemps que l'Angleterre serait gou-
vernée par un roi de cette maison, ce fief devait former une royauté
distincte au profit de l'héritier le plus proche le jour où une prin-
cesse monterait sur le trône. C'est donc le duc de Glarence, frère
de George IV, qui serait devenu roi de Hanovre en 1830 à l'avéne-
ment de la reine Charlotte, comme le duc de Gumberland l'est de-
venu en 1837 à l'avènement de la reine Victoria. Enfin la reine
Victoria non plus n'aurait pas régné sur la nation anglaise. Bien
plus, il est probable qu'elle n'eût jamais vu le jour. Le duc de Kent
n'était pas marié en 1817, quoiqu'il eût alors cinquante ans sonnés,
et il ne songeait point à prendre femme; il ne s'y décida qu'après
la mort de sa nièce et précisément à l'occasion de cette mort. C'est
de ce mariage qu'est née en 1819 la jeune princesse qui a remplacé
la princesse Charlotte dans le cœur des Anglais.
Est-ce tout? Pas encore. Il y a une autre conséquence, et non
certes la moins inattendue, que l'on ne peut se dispenser de signa-
ler en terminant. Si la princesse Charlotte eût vécu, un des plus
grands scandales de nos jours eût élé sans nul doute épargné à
l'Angleterre. La majesté royale dans un pays où ce mot a conservé
toute sa force n'eût pas été soumise au parlement par un bill d'at-
tainder. On voit que nous parlons de la princesse de Galles. Que
devient-elle, l'étrange et malheureuse créature, pendant que sa fille
meurt à Claremont? Elle voyage, elle parcourt l'Italie» attendant
l'heure de recommencer la lutte contre son mari. Cette heure n'eût
jamais sonné, si le prince Léopold et la princesse Charlotte eussent
été là pour arrêter de part et d'autre ce duel abominable ; elle
morte, la situation change, et toutes les fureurs se déchaînent. L'his-
toire avait besoin de cette lumière pour apprécier plus exactement
le procès de la reine Caroline. Ce sera l'objet d'une prochaine
étude.
Saint-René Taillandier.
LES
MAITRES D'AUTREFOIS
BELGIQUE. — HOLLANDE.
Bm^elles, 6 juillet 1875.
Je viens voir Rubens et Rembrandt chez eux, et pareillement
l'école hollandaise dans son cadre, toujours le même, de vie agri-
cole, maritime, de dunes, de pâturages, de grands nuages, de
minces horizons. 11 y a là deux arts distincts, ti'ès complets, très in-
dépendans l'un de l'autre, très brillans, qui demanderaient à être
étudiés à la fois par un historien, par un penseur et par un peintre.
De ces trois hommes qu'il faudrait, pour bien faire, réunir en un
seul, je ne sais ce que j'ai de commun avec les deux premiers;
quant au peintre, on cesse d'en être un, pour peu qu'on ait le sen-
timent des distances, en approchant le plus ignoré parmi les maîtres
de ces pays privilégiés.
Je vais traverser des musées, et je n'en ferai pas la revue. Je
m'arrêterai devant certains hommes; je ne raconterai pas leur vie
et ne cataloguerai pas leurs œuvres, même celles que leurs com-
patriotes ont conservées. Je définirai tout juste, comme je les en-
tends, autant que je puis les saisir, quelques côtés physionomiques
de leur génie ou de leur talent. Je n'aborderai point de trop gros
problèmes; j'éviterai les profondeurs, les trous noirs. L'art de
peindre n'est après tout que l'art d'exprimer l'invisible par le vi-
sible, et, dans les plus petites comme dans les plus grandes voies,
on y rencontre des puits perdus qu'il est permis de sonder pour
soi comme des vérités, mais qu'il est bon de laisser dans leur nuit
92 REVUE DES DEUX MONDES.
comme des mystères. Je dirai seulement , devant quelques ta-
bleaux, les surprises, les plaisirs, les étonnemens, et non moins
précisément les dépits qu'ils m'auront causés. En cela, je n'aurai
qu'à traduire avec sincérité les sensations sans conséquence d'un
pur dilettante.
Il n'y aura, je vous en avertis, ni méthode aucune, ni marche
suivie dans ces études. Vous y trouverez beaucoup de lacunes, peu
d'équilibre, des préférences et des omissions, sans que cela pré-
juge rien de l'importance ou de la valeur des œuvres dont je n'au-
rais pas parlé. Je me souviendrai quelquefois du Louvre et ne
craindrai pas de vous y ramener, afin que les exemples soient plus
près de vous et les vérifications plus faciles. 11 est possible que cer-
taines de mes opinions jurent avec les opinions reçues. Je ne
cherche pas, mais je ne fuirai point les révisions d'idées qui naî-
traient de ces désaccords. Je vous prie de n'y pas voir la marque d'un
esprit frondeur, qui viserait à se singulariser par des hardiesses, et
qui, parcourant, le dernier, des chemins battus, craindrait qu'on ne
l'accusât de n'avoir rien vu, s'il ne voyait pas tout à l'envers des
autres.
Au vrai, ces études ne seront que des notes, et ces notes les
élémens décousus et disproportionnés d'un livre qui serait à faire.
Ce livre devrait être plus spécial que ceux qui ont été faits jusqu'à
présent. On y parlerait moins de philosophie, moins d'esthétique,
la nomenclature et les anecdotes y tiendraient moins de place, les
questions de métier beaucoup plus. Ce serait comme une sorte de
conversation sur la peinture, où les peintres reconnaîtraient leurs
habitudes, où les gens du monde apprendraient à mieux connaître
les peintres et la peinture. Pour le moment, ma méthode est d'ou-
blier tout ce qui a été dit sur ce sujet; mon but serait de soulever
des questions, de donner l'envie d'y réfléchir, et d'inspirer à ceux
qui seraient capables de nous rendre un pareil service la curio-
sité de les résoudre.
J'intitule ces pages les Maîtres d'autrefois, comme je dirais des
maîtres sévères ou familiers de notre langue française, si je devais
parler de Pascal, de Bossuet, de La Bruyère, de Voltaire ou de Di-
derot,— avec cette différence, qu'en France il y a des écoles où l'on
pratique encore le respect et l'étude de ces maîtres stylistes, tandis
que je n'en connais guère où l'on conseille à l'heure qu'il est l'étude
respectueuse des maîtres toujours exemplaires de la Flandre et de
la Hollande.
Je suppose d'ailleurs que le lecteur à qui je m'adresse est assez
semblable à moi pour me suivre sans trop de fatigue, et cependant
assez différent pour que j'aie du plaisir à le contredire, et que je
mette quelque passion à le convaincre.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 93
I.
Le musée de Bruxelles a toujours beaucoup mieux valu que sa
renommée. Ce qui lui fait tort aux yeux des gens dont l'esprit va
instinctivement au-delà des choses, c'est d'être à deux pas de nos
frontières et par conséquent la première étape d'un pèlerinage qui
conduit à des stations sacrées. Van-Eyck est à Gand, Memling à
Bruges, Rubens à Anvers : Bruxelles ne possède en propre aucun
de ces grands hommes. Elle ne les a pas vus naître, à peine les
a-t-elle vus peindre; elle n'a ni leurs cendres ni leurs chefs-d'œuvre.
On prétend les visiter chez eux, et c'est ailleurs qu'ils vous atten-
dent. Tout cela donne à cette jolie capitale des airs de maison
vide et l'exposerait à des négligences tout à fait injustes. On ignore
ou l'on oublie que nulle part en Flandre ces trois princes de la
peinture flamande ne marchent avec une pareille escorte de pein-
tres et de beaux esprits qui les entourent, les suivent, les précè-
dent, leur ouvrent les portes de l'histoire, disparaissent quand ils
entrent, mais les font entrer. La Belgique est un livre d'art ma-
gnifique dont , heureusement pour la gloire provinciale , les cha-
pitres épars sont un peu partout, mais dont la préface est à
Bruxelles et n'est qu'à Bruxelles. A toute personne qui serait ten-
tée de sauter la préface pour courir au livre, je dirais qu'elle a tort,
qu'elle ouvre le livre trop tôt et le lira mal.
Cette préface est d'abord fort belle en soi , ensuite elle est un
document que rien ne supplée; elle avertit de ce qu'on doit voir,
prépare à tout, fait tout deviner, tout comprendre; elle met de
l'ordre dans cette confusion de noms propres et d'ouvrages qui
s'embrouillent dans la multitude des chapelles où le hasard du
temps les a disséminés, qui se classent ici sans équivoque, grâce au
tact parfait qui les a réunis et catalogués. De plus c'est en quelque
sorte l'état de ce que la Belgique a produit d'artistes jusqu'à l'école
moderne et comme un aperçu de ce qu'elle possède en ses divers
dépôts : musées, églises, couveiis, hôpitaux, maisons de ville, col-
lections particulières; peut-être elle-même ne connaissait- elle
pas au juste l'étendue de ce vaste trésor national, le plus opulent
qu'il y ait au monde, avec la Hollande, après l'Italie, avant d'en
avoir deux registres également bien tenus : le musée d'Anvers et
celui-ci. Enfin l'histoire de l'art en Flandre est capricieuse, assez
romanesque. A chaque instant, le fil se rompt et se retrouve; on
croit la peinture perdue, égarée sur les grandes routes du monde ;
c'est un peu comme l'enfant prodigue, elle revient quand on ne
l'attendait plus. Si vous voulez avoir une idée de ses aventures et
savoir ce qui lui est arrivé pendant l'absence, feuilletez le musée de
94 REVUE DES DEUX MONDES.
Bruxelles ; il vous le dira avec la facilité d'informations qu'offre
l'abrégé complet, véridique et très clair d'une histoire qui a duré
deux siècles.
Je ne vous parle pas de la tenue du lieu, qui est parfaite. Beaux
salons, belle lumière, œuvres de choix par leur beauté, leur rareté
ou seulement par leur valeur historique. La plus ingénieuse exacti-
tude à déterminer les provenances; en tout, un. goût, un soin, un
savoir, un respect des choses de l'art, qui font aujourd'hui de ce
riche recueil un musée modèle. Bien entendu, c'est avant tout un
musée flamand, ce qui lui donne pour la Flandre un intérêt de fa-
mille, pour l'Europe un prix inestimable.
L'école hollandaise y figure à peine. On ne l'y cherche point. Elle
y serait mal, hors de che2 elle, pas dans son beau. Elle y trouve-
rait des croyances et des habitudes qui ne sont pas les siennes;
elle y rencontrerait des mystiques , des catholiques et des païens,
et ne ferait bon ménage avec aucun d'eux; elle y serait avec les lé-
gendes, avec l'histoire antique, avec les souvenirs directs ou indi-
rects des ducs de Bourgogne, des archiducs d'Autriche et aussi des
ducs italiens, avec le pape, Charles-Quint, Philippe II, c'est-à-dire
avec toutes choses et toutes gens qu'elle n'a pas connues, pas voulu
voir ou qu'elle a reniées, contre lesquelles elle a combattu cent
ans, et dont son génie, ses instincts, ses besoins , par conséquent
sa destinée, devaient nettement et violemment la séparer. De Moer-
dick à Dordrecht, il n'y a que la Meuse à passer. Il y a tout un
monde entre les deux frontières. Anvers est aux antipodes d'Ams-
terdam, et, par son éclectisme bon enfant et les côtés gaîment
sociables de son génie, Rubens est plus près de s'entendre avec
Yéronèse, Tintoret, Titien, Gorrége, même avec Raphaël, qu'avec
Rembrandt, son frère d'origine, son contemporain, mais son intrai-
table contradicteur.
Quant à l'art italien, il n'est ici que pour mémoire. C'est un art
qu'on a falsifié pour l'acclimater, et qui de lui-même s'altère en
passant en Flanelre. Il y a, dans la partie de la galerie la moins
flamande, deux portraits de Tintoret, pas excellens, fort retou-
chés, mais fort typiques; on hésite à les comprendre à côté de Mem- ,
ling, de Martin de Vos, de Yan-Orley, de Rubens, de Yan-Dyck,
même à côté d'Antoine More. De même pour Yéronèse : il est dé-
l^aysé; sa couleur est mate et sent la détrempe; son style un peu
froid, sa pompe apprise et presque guindée. Le morceau est ce-
pendant superbe, de sa belle manière : c'est un fragment de my-
thologie triomphale détaché d'un des plafonds du Palais-Ducal, un
des meilleurs; mais Rubens est à côté, et cela suffit pour donner au
Rubens de Yenise un accent qui n'est pas du pays. Lequel a raison?
et à n'écouter, bien entendu, que la langue si excellemment parlée
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 95
par ces deux hommes, laquelle vaut mieux de la rhétorique cor-
recte et savante qu'on pratique à Venise, ou de l'emphatique, gran-
diose et chaude incorrection du parler d'Anvers? A Venise, on penche
pour Véronèse; en Flandre, on entend mieux Rubens.
L'art italien a cela de commun avec tous les arts fortement con-
stitués, qu'il est à la fois très cosmopolite parce qu'il est -allé par-
tout, et très altier parce qu'il s'est suffi. 11 est chez lui dans toute
l'Europe, excepté dans deux pays : la Belgique, dont il a sensible-
ment imprégné l'esprit, sans jamais le soumettre, et qu'il a for-
tement cultivée, sans y prendre racine, la Hollande, qui jadis a
fait semblant de le consulter, et qui finalement s'est passée de lui,
en sorte que, s'il vit en bon voisinage avec l'Espagne, s'il règne en
France, où, dans la peinture historique du moins, nos meilleurs
peintres ont été des Romains, il rencontre ici deux ou trois hommes,
très grands, ti-ès forts, de haute race et de race indigène, qui tien-
nent l'empire et entendent bien ne le partager avec personne. .
L'histoire des rapports de ces deux pays, Italie et Flandre, est
fort curieuse : elle est longue, elle est diffuse; ailleurs on s'y per-
drait; ici, je vous l'ai dit, on la lit couramment. Elle commence à
Yan-Eyck et se termine le jour où Rubens quitta Gênes et revint,
rapportant enfin dans ses bagages la fine fleur des leçons italiennes,
à vrai dire, tout ce que l'art de son pays pouvait en extraire d'uti-
lisable et tout ce que raisonnablement il en pouvait supporter.
Cette histoire du xv^ et du xvi^ siècle flamand forme la partie
moyenne et le fonds vraiment original de ce musée.
On entre par le xiv** siècle, on finit avec la première moitié du
XVII® siècle. Aux deux extrémités de ce brillant parcours, on est
saisi par le même phénomène, assez rare en un si petit pays : un
art qui naît sur place et de lui-même, un art qui renaît quand on
le croyait mort. On reconnaît Van-Eyck dans une très belle Adora-
tion des Mages, on entrevoit Memling dans de fins portraits, et là-
bas, tout au bout, à cent cinquante ans de distance, on aperçoit
Rubens. Chaque fois c'est vraiment un soleil qui se lève, puis vqui
se couche avec la splendeur et la brièveté d'un très beau jour,
sans lendemain.
Tant que Van-Eyck est sur l'horizon, il y a des lueurs qui vont
jusqu'aux confins du monde moderne, et c'est à ces lueurs que le
monde moderne a l'air de s'éveiller, qu'il se reconnaît et qu'il
s'éclaire. L'Italie en est avertie et vient à Bruges. C'est ainsi, par
une visite d'ouvriers curieux de savoir comment ils devaient s'y
prendre pour bien peindre, avec éclat, avec consistance, avec ai-
sance, avec durée, que commencent entre les deux peuples des
allées et venues qui devaient changer de caractère et de but, mais
ne pas cesser. Van-Eyck n'est point seul ; autour de lui, les œuvres
96 REVUE DES DEUX MONDES,
fourmillent, les œuvres plutôt que les noms. On ne les distingue pas
trop, ni entre elles, ni de l'école allemande; c'est un écrin, c'est un
reliquaire, un étincellement de joailleries précieuses, d'orfèvreries
peintes, où l'on sent la main du nielleur, du verrier, du graveur et
de l'enlumineur de psautiers, dont le sentiment est grave, l'in-
spiration monacale, la destination princière, la pratique déjà fort
expérimentée^ l'effet éblouissant, mais au milieu desquels Memling
reste toujours distinct, unique, candide et délicieux, comme une
fleur dont la racine est insaisissable et qui n'a pas eu de rejetons.
Cette belle aurore éteinte et ce beau crépuscule achevé, la nuit
se fit sur le nord, et ce fut l'Italie qu'on vit briller. Tout naturelle-
ment le nord y courut. On était en Flandre à ce moment critique de
la vie des individus et des peuples où, quand on n'est plus jeune,
il faut mûrir, quand on ne croit plus guère, il faut savoir. La Flandre
fit avec l'Italie ce que l'Italie venait de faire avec l'antiquité; elle se
tourna vers Rome, Florence, Milan, Parme et Venise, comme Rome
et Milan, Florence et Parme s'étaient tournées vers la Rome latine
et vers la Grèce.
Le premier qui partit fut Mabuse vers 1508, puis Van-Orley au
plus tard en 1527, puis Floris, puis Coxcie, et les autres suivirent.
Pendant un siècle, il y eut en pleine terre classique une académie
flamande qui forma de bons élèves, quelques bons peintres, faillit
noyer l'école d'Anvers sous des flots de science sans grande âme,
de leçons bien ou mal apprises, et qui finalement servit de semence
à l'inconnu. Sont-ce bien là des précurseurs? A cette distance, il
eût été trop tôt pour le dire. Ce sont dans tous les cas ceux qui font
souche, les intermédiaires, les échelons, des hommes d'études et
de bonne volonté que les renommées appellent, que la nouveauté
fascine, que le mieux tourmente. Je ne dis pas que tout soit à ad-
mirer dans cette longue lignée, ni que tout, dans cet art hybride,
fût de nature à consoler de ce qu'on n'avait plus, à faire espérer ce
qu'on attendait. Du moins tous captivent, intéressent, instruisent,
n'apprît-on à les mieux connaître qu'une chose, banale tant elle est
définitivement attestée, le renouvellement du monde moderne par
le monde ancien et l'extraordinaire gravitation qui poussait l'Eu-
rope autour de la renaissance italienne. La -renaissance se produit
au nord exactement comme elle s'était produite au midi, avec cette
différence qu'à l'heure où nous sommes parvenus l'Italie précède,
la Flandre suit, que l'Italie tient école de belle culture et de bel
esprit, et que les écoliers flamands s'y précipitent.
Ces écoliers, pour les appeler d'un nom qui fait honneur à leurs
maîtres, ces disciples, pour les mieux nommer d'après leur enthou-
siasme et selon leurs mérites, ces hommes sont divers et diverse-
ment frappés par l'esprit qui de loin leur parle à tous et de près les
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 97
charme suivant leur naturel. 11 y en a que l'Italie attira, mais ne
convertit pas, comme Mabuse, qui resta gothique par l'esprit, par
le faire, et ne rapporta de son excursion que le goût des belles ar-
chitectures, et déjà celles des palais plutôt que des chapelles. Il y
a ceux que l'Italie retint et garda, ceux qu'elle renvoya, détendus,
plus souples, plus nerveux, trop enclins même aux attitudes qui re-
muent, comme Van-Orley, d'autres qu'elle dirigea sur l'Angleterre,
l'Allemagne ou la France, d'autres enfin qui revinrent méconnais-
sables, notamment Floris, dont la manière turbulente et froide, le
style baroque, le travail mince, eurent un extrême succès, furent
salués comme un événement dans l'école, et lui valurent le dange-
reux honneur de former, dit-on, 150 élèves.
Il est aisé de reconnaître, au milieu de ces transfuges, les rares
entêtés qui, par extraordinaire, ingénument, fortement, restèrent
attachés au sillon natal, le creusèrent, et sur place y découvrirent
du nouveau : témoin Quentin Matsys, le forgeron d'Anvers, qui dé-
buta par un puits forgé, celui qui se voit encore devant le grand
portail de INotre-Dame , et plus tard, de la même main naïve, si
précise et si forte, avec le même outil de ciseleur de métal, peignit
le Banquier et sa femme qu'on voit au Louvre, et l'admirable En-
sevelissement du Christ qui est à Anvers.
Il y aurait, sans sortir de cette salle historique du musée de
Bruxelles, une longue étude à faire et des curiosités à découvrir.
La période comprise entre la fin du xv« siècle et le dernier tiers
du xvi% celle qui commence après Memling, avec les Gérard Da-
vid et les Stuerbout, et qui finit avec les derniers élèves de Floris,
par exemple avec Martin de Vos, est un des momens de l'école
du nord que nous connaissons mal d'après nos musées français.
On rencontrerait ici des noms tout à fait inédits chez nous, comme
Coxcie et Gonnixloo; on saurait à quoi s'en tenir sur le mérite et
la valeur transitoire de Floris, on définirait d'un coup d'œil son in-
térêt historique; quant à sa gloire, elle étonnerait toujours, mais
s'expliquerait mieux. Bernard Van-Orley, malgré toutes les corrup-
tions de sa manière, ses gesticulations folles quand il s'anime, ses
rigidités théâtrales quand il s'observe, ses fautes de dessin, ses
erreurs de goût, Van-Orley nous serait révélé comme un peintre
hors ligne, d'abord par ses Epreuves de Job, ensuite, et peut-être
encore mieux, par ses portraits. Vous trouvez en lui du gothique et
du florentin, du Mabuse avec du faux Michel- Ange, le style anecdo-
tique dans son triptyque de Joh, celui de l'histoire dans le triptyque
du Christ pletiré par la Vierge, ici la pâte lourde et cartonneuse,
la couleur terne, et l'ennui de pâlir sur des méthodes étrangères,
là la violence et les bonheurs de palette, les surfaces miroitantes,
TOME xui. — 1876. 7
>98 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éclat vitrifié propres aux praticiens sortis des .ateliers de Bruges.
lEt cependant telles sont la vigueur, la force inventive et la puissance
de main de ce peintre bizarre et changeant, qu'en dépit de ces dis-
^parates on le reconnaît àje ne sais quelle originalité qui s'impose.
A.Bruxelles, il a des morceaux surprenans. Notez (jue je ne vous
parle ipas de Franken, Ambroise Franken, un pur Flamand de la
même époque, dont le musée de Bruxelles ne possède rien, mais qui
figure >à Anvers d'une façon tout (à. fait extraordinaire, et qui, s'il
manque à la série, y est du moins représenté par des. analogues.
Notez que j'omets les tableaux mal définis et catalogués maitrtes
inconnus : tripiyques, portraits de toutes les dates, à commen-
cer par les deux grandes figures en pied de Philippe le Beau et
,de. Jeanne la Folle, deux œuvres rares, par le prix que l'iconogra-
tphie y attache, charmantes par les qualités manuelles, instructives
■ au-possiblepar leur à-propos. Le musée possède près de 50 numéros
anoiiymes. Personne ne les revendique; expressément. Ils rappellent
tels tableaux mieux déterminés, se classent à côté, quelquefois Les
rattachent et les confirment; la filiation en devient plus claire, et le
■ cadre généalogique encore mieux rempli. Considérez en outre que
la primitive école hollandaise, celle de Harlem, celle qui se con-
fondit avec fécole flamande jusqu'au jour où la Hollande cessa de
se confondre absolument avec les Flandres, ce premier effort néer-
landais pour produire aussi des fruits de peinture indigène, on le
voit ici, et que je le néglige. Je. citerai seulement Stuerbout, avec
ses deux imposanspanneaux de la /mô/îV^ ti'O^/wnj.puisHeemskei.ke
et Mostaërt : Mostaërt, un réfiactaire, un autochthone, ce gentil-
homme de la maison de Marguerite d'Autriche qui peignit tous les
personnages considérables de son temps, un, peintre de genre très
•singulièrement teinté d'histoire et de légende, qui dans deux épi-
; sodés de la vie de saint Benoît représente un intérieur de cuisine,
et nous peint, comme on le fera cent ans.plus tard, la vie familière
et domestique de son temps, — Heemskerke, un pur apôtre de la
forme linéaire, sec, anguleux, tranchant, noirâtre, qui découpe en
acier dur ses; figures, vaguement imitées de'Michel-Aoge.
Hollandais ou Flamands, c'est à s'y tromper. A pareille date, il
importe assez peu de naître en-deçà plutôt qu'au-delà de la Meuse;
.cequi importe, c'est de savoir si tel peintre a, goûté ou non les eaux
itroublantes de l'Arno ou du Tibre. A-t-il ou n'a-t-il pas visité
l'Italie? Tout est là. .Et rien n'est, bizarre comme. ce mélange, à
hautes ou à petites doses, de culture italienne et de germanismes
persistans, de langue étrangère et d'accent local indélébile qui ca-
ractérise cette école de métis italo-llamands. Les voyages ont beau
faire; quelque chose est changé, le .fond subsiste. Le style est nou-
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 99-
veau, le mouvement s'empare des mises en scène, un soupçon de
clair-obscur commence à poindre sur les palettes, les nudités appa-r
laissent dans un art jusque-là fort vêtu et. tout costumé d'après les
modes locales; la taille des personnages grandit, leur nombre 'aug."
mente, les groupes s'épaississent, les tableaux' s'encombreaît, la<
fantaisis se mêle aux mythes, un pittoresque effréné se combine
avec l'histoire; c'est le moment des jugemens derniers, des con-
ceptions sataniques, apocalyptiques, , des diableries grimaçantes»
L'imagination du nord s'en donne 'a cœur joie, et se' livre, dans le^
cocasse ou dans le terrible, àideS' extravagances dont le goût ita-
lien ne se doutait pas.
D'abord rien de tout cela ne dérange le fonds méthovitqne et te-
nace du génie' flamand.. L'exécution! reste précise, aig^y-, miiaur-
tiouse et cristalline; la, main se souvient d'avoir,'. il n'y a. pas trèS'
longtemps, manié des- matières polies et denses.^ d'avoiiT ciselé.! des;
cuivres-, émaillé des ors, fondu et coloré le ven-e. Puis graduel-
lement le métier s'altère, le coloris se décompose, le ton se divise
en lumières et en ombres, il s'irise, conseirve sa. substance dans les
plis des étoffes^ s'évapore et blanchit à chaque 'saillie.. La) peinture;
en devient moins solide et la, couleur, moins consistante, à mesure,'
qu'elle perd les conditions de force et d'éclat qui lui venaient de
son unité. C'est la méthoile fl'orentine qui commence à désorga*
niser la riche et homogène palette flamande. Une fois ce premier
ravage bien constaté, le mal fait des progrès rapides. Malgré la do-
cilité qu'il apporte à suivre l'enseignetuent italien pasà paSj.l'esr ■
prit flamand n'est, pas assez souple pour se plier tout entier à des;
leçons pareilles. Il en prend ce qu'il peut, pas le meilleur; toujours
quelque chose lui échappe : ou c'est la pratique quand il croit saisir
le style^ oii-o'est le style quand il parvient à se rapprocher des mé-<
thodes. Après Florence, c'est nome q\ù le domine, et en même
temps c'est Venise. A Venise,, les influences sont singulièjos. On
s'aperçoit à peine que lespeintres flamands aient étudié les Bellin^,
Giorgion, ni Titien. Tintoret au. contraire les a frappés visiblement;.
Ils trouvent en lui un grandiose, un mouvement, des musculatures
qui les tentent et je ne sais quel coloris-dctraDsition d'où' se dé-
gagera celui de Véronèse, et qui leur semble le' meilleur à consulter
pour découvrir les élémens du leun Ils lui empruntent, deux ou
troisuons, son jaune surtout, avec kimanière de les accompagner.
Chose à remarquer, il y a dans;cesdmitations décousues non-seule-
ment, beaucoup d'incohérences, mais des anachronismes frappans'..
Ils adoptent! de plus en plus la mode italienne, et cependant ils la
portent mal. Une inconséquence, un détail mal assorti, une corabi--
naison bizarre de deux manières qui ne vont point ensemble conti-i-.
nuent de manifester les cotés rebellés de ces natures d'éoolièrs in--
100 REVUE DES DEUX MONDES.
corrigibles. En pleine décadence italienne, à la veille du xvii« siècle,
on trouve encore parmi les Italo-FIamands des hommes du passé
qui semblent n'avoir pas remarqué que la renaissance était faite et
finie. Ils habitent l'Italie et n'en suivent que de loin les évolutions.
Soit impuissance à comprendre les choses, soit raideur et obstina-
tion natives, il y a comme un côté de leur esprit qui regimbe et
n'est pas cultivable. Un Italo-FIamand retarde immanquablement sur
l'heure italienne, ce qui fait que, du vivant de Rubens, son maître
marchait à peine au pas de Raphaël.
Tandis que dans la peinture d'histoire quelques-uns s'attardent,
ailleurs il en est qui devinent l'avenir et vont en avant. Je ne parle
pas seulement du vieux Rreughel, l'inventeur du genre, un génie
de terroir, maître original, s'il en fut, père d'une école à naître,
mort sans avoir vu ses fils, dont les fils cependant sont bien à lui.
Il y a ici un homme presque Inconnu, de nom incertain, désigné
par des sobriquets, en Flandre Henri met de Blés ou de Blesse,
rhomme à la houppe, en Italie Cîvetta, parce que ses tableaux, très
rares aujourd'hui, portent une chouette au lieu de signature. Un
tableau de cet Henri de Ries, une Tentation de saint Antoine, est
un morceau très inattendu, avec son paysage vert bouteille et vert
noir, son terrain bitumineux, son haut horizon de montagnes
bleues, son ciel en bleu de Prusse clair, ses taches audacieuses et
ingénieuses, le noir terrible qui sert de tenture aux deux figures
nues, son clair-obscur, si témérairement obtenu à ciel ouvert.
Cette peinture énigmatique, qui sent l'Italie et annonce ce que se-
ront plus tard Rreughel et Rubens dans ses paysages, révèle un
habile peintre et un homme impatient de devancer l'heure.
De tous ces peintres plus ou moins désacclimatés, de tous ces ro-
manistes, comme on les appelait à leur retour dans leur société
d'Anvers, l'Italie ne faisait pas seulement des artistes habiles, di-
serts, de grande expérience, de vrai savoir, surtout de grande ap-
titude à répandre, à vulgariser, le mot, je leur en demande pardon,
étant pris dans les deux sens. L'Italie leur donnait encore le goût
des pratiques multiples. A l'exemple de leurs propres maîtres, ils
devenaient des architectes, des ingénieurs, des poètes. Aujour-
d'hui ce beau feu fait un peu sourire quand on songe aux maîtres
sincères qui les avaient précédés, au maître inspiré qui devait les
suivre. Pris à leur date, c'étaient de braves gens qui travaillaient à
leur manière à la culture de leur temps, inconsciemment au pro-
grès de l'école. Ils partaient, s'enrichissaient et revenaient au gîte,
à la façon des émigrans dont l'épargne est faite en vue du pays.
Il en est de très secondaires et que l'histoire, même locale, pourrait
oublier, si tous ne se suivaient pas de père en fils, et si la généa-
logie n'était pas en pareil cas le seul moyen d'estimer l'utilité de
LES MAÎTBES d' AUTREFOIS. 101
ceux qui cherchent et de comprendre la subite grandeur de ceux
qui trouvent.
En résumé, une école avait disparu, celle de Bruges. La poli-
tique, la guerre, les voyages, tous les élémens actifs dont se com-
pose la constitution physique et morale d'un peuple y aidant, une
autre école se forme à Anvers. Les croyances ultramontaines l'in-
spirent, l'art ultramontain la conseille, les princes l'encouragent,
la richesse publique la couvre d'or, tous les besoins nationaux lui
font appel; elle est à la fois très active et très indécise, très bril-
lante, étonnamment féconde et presque effacée ; elle se métamor-
phose de fond en comble, au point de n'être plus reconnaissable,
jusqu'à ce qu'elle arrive à sa décisive et dernière incarnation dans
un homme né pour se plier à tous les besoins de son siècle et de
son pays, nourri à toutes les écoles et qui devait être la plus origi-
nale expression de la sienne, c'est-à-dire le plus Flamand de tous
les Flamands.
Otho Yœnius est ici placé juste à côté de son grand élève. C'est
par eux que conclut le musée de Bruxelles; c'est à ces deux noms
inséparables qu'il faut aboutir en effet quand on conclut quelque
chose de ce qui précède. De tout l'horizon, on les voit, celui-là ca-
ché dans la gloire de l'autre, et, si vingt fois déjà je ne les ai pas
nommés, vous devez me savoir gré des efforts que j'ai tentés pour
vous les faire attendre.
II.
On sait que Rubens eut trois professeurs', qu'il commença ses
études chez un peintre de paysage peu connu, Tobie Verhaëgt,
qu'il les continua chez Adam Van-Noort, et les termina chez Otho
"Yœnius. De ces trois professeurs, il n'en est que deux dont l'histoire
s'occupe; encore accorde- t-elle à Yœnius à peu près tout l'honneur
de cette grande éducation, une des plus belles dont un maître ait
jamais pu se faire un titre, parce qu'en effet Vœnius conduisit son
élève jusqu'à sa maîtrise, et ne se sépara de lui qu'à l'âge où Ru-
bens était déjà un homme, au moins par le talent, presqu'un
grand homme. Quant à Van-Noort, on nous apprend de lui que
c'était un peintre de^ réelle originalité, mais fantasque, qu'il ru-
doyait ses élèves, que Rubens passa quatre ans près de lui, le prit
en aversion et chercha dans Vœnius un maître plus facile à vivre.
C'est là tout ce qu'on dit à peu près de ce directeur intermédiaire,
qui tint aussi, lui, l'enfant dans ses mains, précisément à l'âge où la
jeunesse est le plus sensible aux empreintes. Et selon moi ce n'est
point assez pour la part d'action qu'il dut avoir sur ce jeune esprit.
Si chez Verhaëgt Rubens apprit ses élémentaires, si Yœnius lui
102' REVUE DES DïUX MOTÎDBSi
fit faire ce' qu'on pourrait appeler ses liumanités, Van-Noort' fit.
pour lui quelque chose de plus; il lui montra dans sa personne un
caractère tout ài fait à part, une' organisation insoumise, enfin le
seul des peintres contemporains qui fût. resté flamand quand. per--
sonne en Flandre ne l'élaii plus.
Rien n'est singulier comme le contraste ofl'«3'rt par ces- deux'
hommes si dilîéi-'eng de caractères, par conséquent si opposés quant-
aux influences. Ef rien également n'est plus bizarre que- la des--
tinée qui les appela l'un après: l'autre à- concourir à cotte tâche dé-
licate, l'éducation d'un enfant de génie. Notez que;.par leurs- dis-
parates, ils^ correspondaient précisément aux contrastes dont étaiti
formée cette nature si- multiple-', circonspecte autant qu'elle étaiti
tséméraire. Isolément ils^ em représentaient les^ éléniens contraires^-
pour ainsi dire les inconçéqviencesi; ens€mble.ils reconstituaient, le
génie en moins^, l'homme tout entier avec ses; foix^es^ totales, son'
harmonie, son équilibre et son unité.
Or, pour peuque l'on connaisse le- génie de Rubens- dans sa= plé-
nitude et les talens de ses deux instituteurs en ce qu'ils ont de:
partagé d'abord, puis de contra lictoire , il est aisé d'apercevoir',
je ne dis pas lequel a donné leS' plus- sages conseils, je' dis- seule-
ment lequel a le plus vivement agi^ dj celui qui parlait à sa raison
ou de celai qui s'adressait au tempérament, du peintre irrépro-
chable qui lui vantait l'Italie, ou de l'homme du sol qui lui mon-
trait peut-être ce qu'il serait un jour en restant le plus grand de
son pays. Dans tous les cas, il y en a un dont l'action s'explique
et ne se voit guère ; il y en a un autre dont l'action se manifeste sans
qu'on l'explique-, et si à touteforce on veut reconnaître un trait de
famille sur ce visage- si étrangement individuel, je n-en vois qu'un
seul qui ait le caractère et la persistance- d'un trait héréditaire, et
ce trait lui vient de Van-Noort. Voilà ce que je- voudrais vous dire
à propos du nom dé VœniuSj en revendiquant pour un' homme trop
oublié le droit de figurer à côté du sien.
Ge Yœnius n'était pas un homme ordinaire: Tout seul, il aumit
quelque' peine à soutenir Féclat qu'il a' dans l'histoire; maisdii
moins le lustre qui lui vient de Rubens éclaire une noble figure, un
personnage de grande mine, de haute nai^^sance, de haute- culture,
un savant peintre; quelquefois- même un peintre OTiginal par la va-
riété de sa culture et un talent presque natunel, tant son excel-
It^nte éducation fait partie de sa nature, — en'un m-jt un homme
et un artiste' aussi parfaitement bien élevés l'un que l'autre. Il avait
passé sept ans en halie, il avait visité Florence, Rome, Venise' et
Parme, et certainement c'est à Rome, à Venise et à Parme qu'il
s'était arrêté le plus longtemps. Il est Romain par scrupule, Véni-
tien par goût, Parmesan surtout, en: vertu d'aîlinités qui se révè-
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS, 103
lent plus rarement, mais qui sont pourtant les plus intimes et les
plus vraies. A, Rome et à Venise, il avait trouvé deux écoles consti-
tuées comme aucune autre; à Parme, il n'avait rencontré qu'un
créateur isolé, sans relations, sans doctrines, qui ne se piquait pas
d'être un maître. Aivait-il,, à cause .dje .ces différences, plus de res-
pect pour. Raphaël, plus d'ardeur de sens pour Yeronèse et Titien,
plus de tendresse au fond pour Corrége? C'est à croire. Ses compo-
sitions lieureuses sont un peu banales, assez vides, rarement imagi-
nées, et l'élégarce qui lui vient de sa personne et de son commerce
avec les meilleurs maîtres, i comme avec la meilleure compagnie;,
l'incertitude de ses convictions, celle de ses préférences, la force
impersonnelle de son coloris, ses draperies sans vérité ni grand
style, ses têtes sans .types, ses tons vineux sans, grande ardeur, tous
ces à-peu- près pleins de bienséance, donneraient de lui l'idée d'un
esprit accompli, mais médiocre. On dirait un excellent, maître de
cours, qui professe admirablement des. leçons trop admirables et
trop fortes pour lui-même. Il est cependant beaucoup mieux que
cela. Je n'en veux po.ur preuve que son Mariage inyslique de sainte
Catherine, qui se trouve ici au musée, à .droite let au-dessus des
mages de Rubens.
Ce tableau m'a beaucoqp frappé. Il est de 1589 et tout imbibé
.de ce suc italien dont le peintre s'était, profondément nourri. A cette
époque, Yœnius avait trente-triùs ans. Il était rentré dans son pays
et y figurait en première .ligne, comme ai'chitecte et peintre du
prince Alexandre de Parme. De son .tableau de famille qui est au
Louvre et date de 158/i, à celui-ci, c'est-à-dire en cinq ans, il avait
fait un pas énorme. ,11 semble que ses souvenirs italiens avaient
dormi pendant son sé.jour.à,Lié.ge,. auprès du prince-évêque, et se
ranimaient à la cour de Farnèse. Ce tableau, le meilleur et le
plus surprenant produit de toutes les leçons qu'il avait apprises, a
cela de particulier qu'il révèle un homme à travers beaucoup d'in-
ïluennes, qu'il indique au moins dans quel sens vont ses pe.nchans
natifs, et qu'on apprend par là ce qu'il préfère, peut-être ce qu'il
.voudrait faire, en Toyant ,plus distinctement ce dont il s'inspire.
Je ne vous le décrirai point ; mais, le sujet me paraissant mériter
qu'on s'y arrête, j'ai pris des notes courantes et je vous les .trans-
cris .:
«,Plus riche, plus souple, moins romain, quoiqu'au premier as-
pect le ton reste romain. A voir certaines tendresses de types , ,un
chiflbnnage arbitraire dans les étoffes, un peu de manière dans les
mains, on sent Gorrége.intrjoduit dans du Raphaël. Des anges sont
dans le ciel et y forment une jolie tache; .une draperie jaune-s.ombre
en demi-teinte est jetée comme une tente à plis relevés à travers. les
•rameaux des arbres. Le Christ .est .charmant; la jeune et .menue
lO/l REVUE DES DEUX MONDES.
sainte Elisabeth est adorable. C'est l'œil baissé, le profil chastement
enfantin , le joli cou bien attaché, l'air candide des vierges de Ra-
phaël, humanisés par une inspiration de Gorrége,et par un sentiment
personnel très marqué. Les mains sont du pur Gorrége. Les cheveux
blonds qui se noient dans les chairs blondes, les linges blanc-gris
qui passent l'un dans l'autre, des couleurs qui se nuancent ou s'af-
firment, se fondent ou se distinguent très capricieusement d'après
des lois nouvelles et suivant des fantaisies propres à l'auteur, tout
cela c'est le pur sang italien transfusé dans une veine capable d'en
faire un sang neuf. Tout cela prépare Rubens, l'annonce, y conduit.
Certainement il y a dans ce Mariage de sainte Catherine de quoi
éclairer et lancer en avant un esprit de cette finesse, un tempérament
de cette ardeur. Les élémens, l'ordonnance, les taches, le clair-obscur
assoupli, plus ondoyant, le jaune, qui n'est plus celui de Tintoret,
quoiqu'il en dérive, la nacre des chairs, qui n'est plus la pulpe de
Corrége, quoiqu'elle en ait la saveur, la peau moins épaisse, la
chair plus froide, la grâce plus féminine ou d'un féminin plus lo-
cal, des fonds tout italiens, mais dont la chaleur s'en est allée, oii
le principe roux fait place au principe vert, infiniment plus de ca-
price dans la disposition des ombres, la lumière plus diffuse et
moins rigoureusement soumise aux arabesques de la forme, —
voilà ce que Vœnius avait fait de ses souvenirs italiens. C'est un
bien petit effort d'acclimatation, mais l'effort existe. Rubens, pour
qui rien ne devait être perdu, trouva donc en entrant chez Vœnius,
sept ans après, en 1596, l'exemple d'une peinture déjà fort éclec-
tique et passablement émancipée. C'est plus qu'on n'en attendrait
de Vœnius; c'est assez pour que Rubens lui soit redevable d'une
influence morale, sinon d'une empreinte effective. »
Gomme on le voit, Vœnius avait plus d'extérieur que de fond, plus
d'ordre que de richesses natives, une excellente instruction, peu de
tempérament, pas l'ombre de génie. Il donnait de bons exemples,
lui-même étant un bel exemple de ce que peuvent produire en
toutes choses une heureuse naissance, un esprit bien fait, une com-
préhension souple, une volonté active et peu fixe, une particulière
aptitude à se soumettre.
Van-Noort était la contre-partie de Vœnius. Il lui manquait à peu
près tout ce que Vœnius avait acquis; il possédait naturellement ce
qui manquait à Vœnius. Ni culture, ni politesse, ni élégance, ni te-
nue, ni soumission, ni équilibre, mais en revanche des dons vérita-
bles, des dons très vifs. Sauvage, emporté, violent, tout fruste, ce
que la nature l'avait fait, il n'avait pas cessé de l'être, et dans sa
conduite et dans ses œuvres. C'était un homme de toutes pièces, de
premier jet, peut-être un ignorant, mais c'était quelqu'un : l'inverse
de Vœnius, l'envers d'un Italien, en tout un Flamand de race et de
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS, 105
tempérament, resté Flamand. Avec Vœnius, il représentait à mer-
veille les deux élémens indigène et étranger, qui depuis cent ans
s'étaient partagé l'esprit des Flandres et dont l'un avait presque to-
talement étouffé l'autre. A sa manière et selon la différence des épo-
ques, il était le dernier rejeton de la forte sève nationale dont les
Van-Eyk, Memling, Quentin Matsys, le vieux Breughel et tous
les portraitistes avaient été, suivant l'esprit de chaque siècle, le na-
turel et vivace produit. Autant le vieux sang germanique s'était
altéré dans les veines de l'érudit Vœnius, autant il affluait riche,
pur, abondant, dans cette organisation forte et peu cultivée. Par ses
goûts, par ses instincts, par ses habitudes, il était du peuple. 11 en
avait la brutalité, on dit le goût du vin, le verbe haut, le langage
grossier, mais franc, la sincérité mal-apprise et choquante, tout en
un mot, moins la bonne humeur. Étranger au monde comme aux
académies, pas plus policé dans un sens que dans l'autre, mais
absolument peintre par les facultés Imaginatives, par l'œil et par la
main, rapide, alerte, d'un aplomb que rien ne gênait, il avait deux
motifs pour beaucoup oser : il se savait capable de tout faire sans
le secours de personne, et n'avait aucun scrupule à l'égard de ce
qu'il ignorait.
A en juger par ses œuvres, devenues très rares, et par le peu qui
reste d'une laborieuse carrière de quatre-vingt-quatre années, il
aimait ce qu'en son pays on n'estimait plus guère : une action
même héroïque exprimée dans sa réalité crue en dehors de tout
idéal, quel qu'il fût, mystique ou païen. Il aimait les hommes san-
guins et mal peignés, les vieillards grisonnans, tannés, vieillis,
durcis par les travaux rudes, les chevelures lustrées et grasses,
les barbes incultes, les cous injectés et les épaisses carrures. Gomme
pratique, il aimait les forts accens, les couleurs voyantes, de
grandes clartés sur des tons criards et puissans, le tout peu fondu,
d'une pâte large, ardente, luisante et ruisselante. La touche était
emportée, sûre et juste. Il avait comme une façon de frapper la
toile et d'y poser un ton plutôt qu'une forme, qui la faisait retentir
sous la brosse. Il entassait beaucoup de figures et des plus grosses
dans un petit espace, les disposait en groupes abondans et tirait du
nombre un relief général qui s'ajoutait au relief individuel des
choses. Tout ce qui pouvait briller brillait, les fronts, les tempes,
les moustaches, l'émail des yeux, les bords des paupières, et par
cette façon de rendre l'action de la vive lumière sur le sang, ce que
la peau contracte d'humide et de miroitant à la chaleur du jour qui
la brûle, par beaucoup de rouge, fouetté de beaucoup d'argent, il
donnait à tous ses personnages je ne sais quelle activité plus ten-
due, et pour ainsi dire l'air d'être en sueur.
Si ces traits sont exacts, et je les crois tels pour les avoir obser-
f06 BEVUE DES DEUX MONDES.
vés dans une œuvre très caractéristique; il' est i'TnpossiMe de mié«-
connaître ce qu'un parai iiomrae dut avoir d'action sur R'ubens;
L'élève avait certainement' dans le sang beaucoup du maître. Il avait
même à peu près tout ce qui faisait' l'originalité de son maître^ raaîs
avec beaucoup d'autres dans en surcroît,,d'où devaient resulter l'exh
ti'aordinaire plénitude et la non moins extraordinaire assiette de ce
bon esprit. Rubens, a-t-oii' écrit, était tt^anquille et lucidle, ce qui
veut dire que sa lucidité Itii vint d'un bon sens imperturbable, et
sa tranquillité du plus admirable équilibre qui peut-être ait jamais
régné dans un cerveau. Il' n'en est pas moins vrai qu'il" y a entre
Van-Noort et lui des liens de famille évidens. Si'l'bn en doutait, on
n'aurait qu'à regarcfer Jordaens , son' condisciple et sa doublure;
Avec l'âge, avec l' éducation, , le trait dont je parle a pu disparaître;
chez Rubens : chez Jordaens, il a persisté sous son extrême ressem-
blance avec Rubens , de sorte que c'est aujourd'hui par la parenté
des d'eux élèves qu'on peut reconnaître la marque originelle qui les
unit l'un et l'autre à leurmaîtrecommun. Jbrdaens aurait certaine-^
ment été tout autre, s'il n avait eu Yan-Nbort pour instituteur, Ru-
bens pour constant modèle; Sans cet instituteur, Rubens serait-il
tout ce qu'il est , et ne lui manquerait-il pas un accent , un seuli
T'accent roturier, qui le rattache au fond de son peuple, et grâce
auquel il a été compris de lui aussi bien que des esprits délicats'
et des princes? Quoi qu'il en soit, la nature semble avoir tâtonné'
quand', de 1557 à 1581, elle cherchait' le moule où. devaient se
fondre les élémens de l'art moderne en Flandre. On peut dire
qu'elle essaya de Van-Noort, qu'elle hésita' pour JOrdaens, et qu'elle
ne trouva ce qu'il lui fallait qu'avec Ruhens-.
Nous sommes en 1600. Rubens est dorénavant de force à se pas-
ser d'un maître, mais non pas des maîtres. H part pour l'Italie. Cei
qu'il y fît, on le sait. Il y séjourne huit ans, de vingt-trois à trente:
et un ans. Il s'arrête à Mantoue, prélude à ses' ambassades par un
voyage à la cour d'Espagne, revient à Mantoue, passe à Rome, puis-
à Florence, puis à Venise; puis de- R'yme il va' s'établir ài Gênes. Il
y voit des princes, y devient célèbre, y prend possession d« son
talent, de sa gloire, de sa fortune. Sa' mère morte, il rentre à An--
vers, en 1609, et se fait reconnaâire sans difficultés comme le'pre-
mier maître de son temps.
in.
Sï j"écrivai's Thistoire d'e R'ulDens, ce n'est point ici que j'en
écrirais lé premier chapitre : j'irais chercher R'ubens à ses origines',
dans ses tableaux antérieurs à 1609 , ou bien je choisirais une
heure décisive, et c"e3t d'Anvers quej'examinerais cette carrière si
LES MftÎTiîEfi d'autrefois. 107
.directe, qù l'on aperçoit à ipeine les ondulations d'un esprit qui se
:développe en largeur, .agrandit ses voies, jamais les incertitudes
et les démentis d'un esprit qui se cherche; mais ■son.gez que je
feuillette à peine un petit fragment de cet œuvre :iaimense. Des
pages détachées de sa vie s' offrent au hasard, :je les accepte ainsi.
:Pai/tout d'ailleurs où Rubens est représenté par un beau tableau, il
.est présent, je ne dis pas dans toutes les parties de son talent,
.mais. dans l'une au moins des plus belles.
Le musée de Bruxelles possède de lui sept tableaux jmportans,
une esquisse et quatre portraits. Si ce n'est pas assez, pour mesurer
-Rubens, cela suffit pour donner de sa valeur une idée grandiose, va-
riée e,t juste. Avec son maître, ses contemporains, ses coudiscipleS'OU
ses amis, il remplit la dernière ! travée de la galerie, tet, il y répand
cet éclat, mesuré, ce rayonnement. doux et fort qui:S0ut ia grâce^le
son .génie. Nul pédan-tisme, aucune affectation de grandeur vani-
teuse ou de morgue choquante : tout naturellement il s'impo.se.
Supposez-lui les voisinages les plus écrasans.et les plus contraires.,
d'effet est le même : ceux qui lui ressemblent, il les éteint; ceux qui
.seraient tentés de le contredire, U les fart taire; , à toute distance,, il
Yousavertit qu'il.est .là;;il s!isQle, et, dès qu'il es,tquelq.ueipart,.il
s'y met chez lui.
Les tableaux, quoique non dates, sont évidemment d'époques
très diverses. Bien des ,années séparent l'Assom^Hion de la Vierge
des. deux toiles di'amatiques du Saint Licvin et du Christ montant
au Calvaire. .Gein'est pas qu'il y ait chez. Rubens ces changemens
.fmppans qui marquent chez la , plupart des maîtres le passage
-d'un âge à l'autre, et qu'on appelle leurs manières. Rubens a été
imûr trop tôt, il est mort trop subitement pour que sa. peinture ait
-gardé la trace visible de ses ingénuités premières, ou ressenti le
imoindre -effet du déclin. Dès sa jeunesse,. il était lui-même, ill
avait trouvé son style, sa forme, à peu près ses types, et, une fois
pour toutes, les principaux élémens de son métier. Plus tard,
avec plus d'expérience, il avait acquis plus de liberté encore. Sa
palette en s'enrichissant s'était plutôt tempérée. Il obtenait plus
avec des efforts moindres, et ses plus étonnantes audaces, bien exa-
minées, ne nous montreraient au fund que la mesure, la science, la
sagesse et les à-propos d'un maître consommé qui se contient au-
tant qu'il s'abandonne.. U commença parfaire un peu mince, un
peu lisse, un peu vif. Sa couleur, à surfaces. nacrées, miroitait plu^,
résonnait moins; la base en était moins choisie, la substance moins
délicate ou moins profonde. Il craignait le ton nul,;il ne se doutait
pas encore de l'emploi aa-vaut qu'il en .devait faire. unjour. De même
àla fm de sa vie,(en. pleine maturité, c'est-à-rdire.en ploine efferves-
cence de cerveau etide pratique, il revint à cette manière appliquée,
108 REVUE DES DEUX MONDES.
relativement timide. C'est ainsi que, dans les petits tableaux de
genre anecdotique qu'il fit avec son ami Breughel pour amuser ses
dernières années, on ne reconnaîtrait jamais la main puissante, effré-
née ou raffmée qui peignait à la même heure le Martyre de saint
Licvin, les Mages du musée d'Anvers, ou le Saint George de l'église
Saint-Jacques. Au vrai, l'esprit n'a jamais changé, et si l'on veut
suivre les progrès de l'âge, il faut considérer l'extérieur de l'homme
plutôt que les allures de sa pensée, analyser sa palette, n'étudier
que sa pratique et surtout ne consulter que ses grandes œuvres.
V Assomption correspond à cette première période, puisqu'il se-
rait inexact de dire à sa première manière. Ce tableau est fort re-
peint. On assure qu'il y perd une bonne partie de ses mérites; je
ne vois pas qu'il ait perdu ceux que j'y cherche. C'est à la fois une
page brillante et froide, inspirée quant à la donnée, méthodique
et prudente quant à l'exécution. Elle est, comme les tableaux de
cette date, polie, propre de surface, un peu vitrifiée. Les types, mé-
diocres, manquent de naturel, comme on dirait en termes d'ate-
lier; la palette de Rubens y retentit déjà dans les quelques notes
dominantes, le rouge, le jaune, le noir et le gris, avec éclat, mais
avec crudité. Voilà pour les insuffisances. Quant aux qualités toutes
venues, les voici magistralement appliquées. De grandes figures
penchées sur le tombeau vide, toutes les couleurs vibrant sur un
trou noir, — la lumière, déployée autour d'une tache centrale,
large, puissante, sonore, onduleuse, mourant dans les plus douces
demi-teintes, — à droite et à gauche, rien que des faiblesses,
sauf deux taches accidentelles, deux forces horizontales, qui ratta-
chent la scène au cadre, à mi-hauteur du tableau. En bas, des
degrés gris, en haut un ciel bleu vénitien avec des nuées grises et
des vapeurs qui volent, et dans cet azur nuancé, les pieds noyés
dans des flocons azurés, la tête dans une gloire, la Vierge en bleu
pâle avec manteau bleu sombre, et les trois groupes ailés des petits
anges qui l'accompagnent, tout rayonnans de nacre rose et d'ar-
gent. A l'angle supérieur, déjà touchant au zénith, un petit chérubin
agile, battant des ailes, étincelant, tel qu'un papillon dans la lu-
mière, monte droit et file en plein ciel comme un messager plus
rapide que les autres. Souplesse, ampleur, épaisseur des groupes,
merveilleuse entente du pittoresque dans le grand, — à quelques
imperfections près, tout Rubens est ici plus qu'en germe. Rien de
plus tendre, de plus franc, de plus saillant. Comme improvisation
de taches heureuses, comme vie, comme harmonie pour les yeux,
c'est accompli : une fête d'été.
Le Christ sur les genoux de la Vierge est une œuvre très posté-
rieure, grave, grisâtre et noire; la Vierge en bleu triste, la Made-
leine en habits couleur de scabieuse. — La toile a beaucoup souf-
LES MAÎTRES d'aLTREFOIS. 109
fert dans les transports, soit en 179ii quand elle fut expédiée à
Paris, soit en 1815 quand elle en revint. Elle passait pour une des
plus belles de Rubens, et ne l'est plus. Je me borne à transcrire
mes notes, qui en disent assez.
Les Mages ne sont ni la première ni la dernière expression d'une
donnée que Rubens a traitée bien des fois; dans tous les cas, à
quelque rang qu'on les classe dans ces versions développées sur un
thème unique, ils ont suivi ceux de Paris, et très certainement aussi
ils ont précédé ceux de Malines, dont je vous parlerai un peu plus
loin. L'idée est mûre, la mise en scène plus que complète. Tous les
élémens nécessaires dont se composera plus tard cette œuvre si
riche en transformations, types, personnages avec leur costume et
dans leurs couleurs habituelles, tous se retrouvent ici, jouant le
rôle écrit pour eux, occupant en scène la place qui leur est desti-
née. C'est une vaste page conçue, contenue, concentrée, résumée,
comme le serait un tableau de chevalet, en cela moins décorative
que beaucoup d'autres. Une grande netteté, pas de propreté gê-
nante, pas une des sécheresses qui refroidissent V Assomption^ un
grand soin partout avec la maturité du plus parfait savoir : toute
l'école de Rubens aurait pu s'instruire d'après ce seul exemple.
Avec la Montée au Calvaire, c'est autre chose. A cette date, Ru-
bens a fait la plupart de ses grandes œuvres. Il n'est plus jeune,
il sait tout, il n'aurait plus qu'à perdre, si la mort qui le protégea
ne l'avait pris avant les défaillances. Ici nous avons le mouvement,
le tumulte, l'agitation dans la forme, dans les gestes, dans les vi-
sages, dans les dispositions des groupes, dans le jet oblique, dia-
gonal et symétrique, allant de bas en haut et de droite à gauche. Le
Christ tombé sous sa croix, les cavaliers d'escorte, les deux larrons
tenus et poussés par leurs bourreaux, tout s'achemine sur une
même ligne et semble escalader la rampe étroite qui mène au sup-
plice. Le Christ est mourant de fatigue, sainte Véronique lui essuie
le front; la Vierge en pleurs se précipite et lui tend les bras; Simon
le Cyrénéen soutient le gibet, et, malgré ce bois d'infamie, ces
femmes en larmes et en deuil, ce supplicié rampant sur ses genoux.,
dont la bouche haletante, les tempes humides, les yeux effarés
font pitié, malgré l'épouvante, les cris, la mort à deux pas, il est
clair pour qui sait voir que cette pompe équestre, les bannières
au vent, ce centurion en cuirasse qui se renverse sur son cheval
avec un beau geste et dans lequel on reconnaît les traits de Ru-
bens, tout cela fait oublier le supplice et donne la plus mani-
feste idée d'un triomphe. Telle est la logique particulière de ce
brillant esprit. On dirait que la scène est prise à contre-sens, qu'elle
est mélodramatique, sans gravité, sans majesté, sans beauté, sans
rien d'auguste, presque théâtrale. Le pittoresque, qui pouvait la
110 BEVUE DES DEDXiilOKDES.
perdre, est ce qui la sauve. La fantaisie s'en empare et l'élève. Un
éclair de sensibilité vraie la traverse et l'ennoblit. Quelque chose
comme un trait d'éloquence; en fait monter le style. jEnfin je ne
sais quelle vcrVe heureuse, quel emportement bien inspiré fait de
ce tableau justement ce qu'il. fallait qu'il devînt, un tableau de mort
triviale et d'apothéose. , Je m'aperçois en vérifiant la date que ce
.tableau est.de 1634...Je ne m'étais , pas trompé. en d'attrilDuaiit aux
dernières années de Rubens, aux plus belles.
Le Martyre de saint Liévin estTilde la même époque? Gela, est
probable, i En tout cas, il est du même -style; mais, quoique, plus, ter-
rible, il est plus.gai .d'allure, de facture et de coloris. Rubens: l'a
moins respecté que le Calvaire, La .palette était .ce jour-là ;plus
riante, le praticien ! plus expéditif encore, ie cerveau était raoiins
noblement disposé. Changez la scène, ne pensez pas qu'il s'agit d'un
meurtre ignoble et sauvage, d'un- saint évêque à qui l'on vient d'ar-
;racherla langue, qui vomit le sang et se ,tord en d'atroces con-
vulsions; oubliez les trois bourreaux qui le .martyrisent, l'un son
.couteau tout rouge entre les dents, l'autre avec sa lourde tenaille
et .tendant ce hideux ilambeau de chair. à des .chiens,; ,ne .voyez
que le cheval blanc qui se cabre sur un x;iel blanc, La chape.d'or
del'évêqiie, son'éiole blanche, les chiens. tachés de noir et deblanc,
quatre ou cinq noirs, deux toques rouges,Jes faces .ardentes, au,px)il
voux, et tout autour,! dans le vaste champ de la toile, le délicieux
.X'nceit des gris, des azurs, des argensclairs: ou sombres, — etivous
n'aurez plus que le sentiment d'une harmonie radieuse, ,1a .plus
admirable peut-être et la plus inattendue dont Rubens se soit jamais
servi pour evprimer ou, si vous voulez, pour faire excuser une.scène
d'horreur. Est*ce hasard, art-il cherché le contraste? Fallait-il, pour
l'autel qu'il devait occuper dans l'église .des jésuites de Gûud, .que
ce tableau eût à la fois quelque .chose,, de fuiibond et de céleste,
r[u'il fût horrible et souriant, qu'il fît Irémiret qu'il ;couso'ât?. Je
crois bien que la poétique de Rubens adoptait assez v.olomienS' de
pareilles antithèses.. A supposer d'ailleurs qu'il n'y. pensât , pas, >sans
qu'il le voulût, sa nature les lui eût inspirées. Il est .bon dès le
premier jour de s'accoutumer à des contradictions qui se lont équi-
libre et constituent un génie à part : beaucc.up ■ de -sang et de vi-
gueur physique, .mais un esprit ailé, un homme qui ne craint, pas
l'hordlUe avec une âme tendre et vraiment sereine, — des laideurs,
des bi'utali;é.s , une .absence totale : de .goût dans les formes, avec
une ardeur qui tran s forage tout cela,, la laideur leu'fijrce, la bruta-
lité sanglantei eu terreur. Ce penchant aux apothéoses dont je vous
parlais tout à l'heure ,à propos du Calvaire, il le porte dans tout
ce qu'il ifait. A. bien regarder, il y a une gloire, on entend un. cri de
.clairon dansses œuvres les plus grossières., Il .tient fortement.à la
LES' MAÎTRES" d' AUTREFOIS. 111
ten^, il y tient plus que personne parmi les maîtres dont il est l'é-
gal. C'est le peintre qui vient au secours du dessinateur et du pen-
seur et qui les- dégage. Aussi beaucoup de gens ne peuvent-ils le
suivre dans ses élans; on' a bien le soupçon d'une imagination-qui'
s'en'ève, on n'en voit que ce qui l'attache en bas, dans le commun^,
le trop réel, les muscles épais, le dessin redondant ou négligé, les
types lourds, la chair et le sang à fleur de peau. On n'aperçoit'pas
qu'il a cependant des formules, un style, un idéal, et' que ces-for-
mules supérieures, ce stylé, cet idéal', sont dans sa palette.
Ajoutez à cela qu'il a ce don spécial d'être éloquent. Sa langue^ à?
la bien définir, est ce qu'en littérature on' appellerait une langue'
oratoire. Quand il improvise, cette langue n'est pas la plus belle;
quand il la; châtie, elle est magnifique. Elle est prompte, soudaine,
abondante et chaude. En toutes circonstances, elle est éminemment'
persuasive. Il frappe, il étonne, il vous repousse, il vous froisse',
presque toujours il vous convainc, et, s'il y a lieu de le faire, au-
tant que personne il vous attendrit. On se révolte devant certains
tableaux de Rubens; il en est devant lesquels on' pleure, et le fait
est rare dans toutes les écoles. Il a les faiblesses, les écarts et aussi
la flamme communicative des grands orateurs. Il lui arrive de pé^
rorer, de déclamer, de battre un peu l'air de ses grands bras; mais;
ii est des mots qu'il dit comme pas un autre. Ses idées même en
général sont' de celles qui ne s'expriment que* par l'éloquence, le
geste pathétique et le trait sonore.
Notez encore qu'il peint pour des murailles, pour des aiitelfe vus.
des nefs, quïl parle par conséquent pour un vaste auditoire, qu'il
doit se faire entendre de loin, frapper de loin, saisir et charmer de
loin; d'où résulte l'obligation d'insister, de grossir ses moyens,
d'amplifier sa voix. Il y a pour ainsi dire des lois de pei*spective et
d'acoustique qui président à cet art solennel, d'apparat, de grande
portée.
C'est à ce genre d'éloquence déclamatoire, incorrecte, mais très
émouvante, qu'appartient /é- Christ voulant foudroyer le monde. L'a
terre est en proie aux vices et au crime, incendies, assassinats, ■vio-
lences; on a l'idée d^s perversités humaines par un coin de paysage
animé, comme Rubens seul sait les peindre. Le Christ paraît armé
de foudres, moitié volant, moitié marchant, et tandis qu'il s'apprête
à punir ce monde abominable, un pauvre moine, dans sa robe de
bure, demande grâce et couvre de ses deux bras une sphère azurée,
autour de laquelle est enroulé le serpent. Est-ce assez de la prière
du saint? INon^ Aussi la Vierge, une grande femme en robe de veuve,
se jette au-devant du Christ et l'arrête. Elle n'implore, ni ne prie,
ni ne commandé-, elle est devant son Dieu, mais elle parle à son
fils. Elle écarte sa robe noire, découvre en plein sa large poitrine
112 REVUE DES DEUX MONDES.
immaculée, y met la main et la montre à celui qu'elle a nourri.
L'apostrophe est irrésistible. On peut tout critiquer dans ce tableau
de pure passion et de premier jet comme pratique, le Christ, qui
n'est que ridicule, le saint François qui n'est qu'un moine épou-
vanté, la Vierge qui ressemble à une Hécube sous les traits d'Hé-
lène Fourment; son geste même n'est pas sans témérité, si l'on songe
au goût de Raphaël ou même au goût de Racine. 11 n'en est pas moins
vrai que ni au théâtre, ni à la tribune, et l'on se souvient de l'un et
de l'autre devant ce tableau, ni dans la peinture, qui est après tout
son vrai domaine, je ne crois pas qu'on ait trouvé beaucoup d'effets
pathétiques de cette nouveauté et de cette vigueur.
Je néglige, etRubensn'y perdra rien, l'Assomption delà Vierge^
un tableau sans âme, et Vénus dans la forge de Vulcain, une toile
un peu trop voisine de Jordaens. Je néglige également les portraits,
sur lesquels j'aurai l'occasion de revenir. Cinq tableaux sur sept
donnent, vous le voyez, une première idée de Rubens qui n'est pas
sans intérêt. A supposer qu'on ne le connût pas, ou qu'on le con-
nût seulement par la galerie des Médicis du Louvre, et l'exemple
serait bien mal choisi, on commencerait à l'entrevoir tel qu'il est,
dans son esprit, dans son métier, dans ses imperfections et dans sa
puissance. Dès aujourd'hui on pourrait conclure qu'il ne faut ja-
mais le comparer aux Italiens, sous peine de le méconnaître et vrai-
ment de le mal juger. Si l'on entend par style l'idéal de ce qui est
pur et beau transcrit en formules, il n'a pas d'idéal. Si l'on entend
par grandeur la hauteur, la pénétration, la force méditative et in-
tuitive d'un grand penseur, il n'a ni grandeur ni pensée. Si l'on
s'arrête au goût, le goût lui manque. Si l'on aime un art contenu,
concentré, condensé, celui de Léonard par exemple, celui-là ne peut
que vous irriter par ses dilatations habituelles et vous déplaire. Si
l'on rapporte tous les types humains à ceux de la Vierge de Dresde
ou de la Joconde, à ceux de Bellin, de Pérugin, de Luini, des fms
défmisseurs de la grâce et du beau dans la femme, on n'aura plus
aucune indulgence pour la plantureuse beauté et les charmes gras
d'Hélène Fourment. Enfin, si, se rapprochant de plus en plus du
mode sculptural, on demandait aux tableaux de Rubens la conci-
sion, la tenue rigide, la gravité paisible qu'avait la peinture à ses
débuts, il ne resterait pas grand'chose de Rubens, sinon un gesti-
culateur, un homme tout en force, une sorte d'athlète imposant,
de peu de culture, de mauvais exemple, et dans ce cas, comme on
l'a dit, on le salue quand on passe, mais on ne regarde pas.
, Il s'agit donc de trouver, en dehors de toute comparaison, un
milieu à part pour y placer cette gloire, qui est une si légitime
gloire. Il faut trouver dans le monde du vrai celui qu'il parcourt en
maître, et dans le monde aussi de l'idéal cette région des idées
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 113
claires, des senlimens, des émotions, où son cœur autant que son
esprit le porte sans cesse. Il faut faire connaître ces coups d'aile
par lesquels il s'y maintient. Il faut comprendre que son élément
c'est la lumière, que son moyen d'exaltation c'est sa palette, son
but la clarté et l'évidence des choses. Il ne suffit pas de regarder
des tableaux de Rubens en dilettante, d'en avoir l'esprit choqué,
les yeux charmés. Il y a quelque chose de plus à considérer et à
dire. Le musée de Bruxelles est une entrée en matière. Songez qu'il
nous reste Malines et Anvers.
IV.
Malines est une grande ville triste, vide, éteinte, ensevelie à
l'ombre de ses basiliques et de ses couvens dans un silence d'où
rien ne parvient à la tirer, ni son industrie, ni la politique , ni les
controverses qui s'y donnent quelquefois rendez-vous. On y fait en
ce moment des processions avec cavalcades, congrégations, corpo-
rations et bannières à l'occasion du jubilé centenaire. Tout ce bruit
la ranime un jour. Le lendemain, le sommeil de la province a re-
pris son cours. Il y a peu de mouvement dans ses rues, un grand
désert sur ses places, beaucoup de mausolées de marbres noirs et
blancs et de statues d'évêques dans ses églises, — autour de ses
églises, la petite herbe des solitudes qui pousse entre les pavés.
Bref, de cette ville métropolitaine, il n'y a que deux choses qui sur-
vivent à sa splendeur passée, des sanctuaires extrêmement riches
et les tableaux de Rubens. Ces tableaux sont le célèbre triptyque
des Mages, de Saint- Jean, le triptyque non moins célèbre de la
Pêche miraculeuse, qui appartient à l'église Notre-Dame.
V Adoration des Mages est, je vous en ai prévenu, une troisième
version des Mages du Louvre et des Mages de Bruxelles. Les élé-
mens sont les mêmes, les personnages principaux textuellement les
mêmes, à part un changement d'âge insignifiant dans les têtes et
des transpositions également fort peu notables. Rubens n'a pas
fait grand effort pour renouveler l'idée première. A l'exemple des
meilleurs maîtres, il avait le bon esprit de vivre beaucoup sur lui-
même , et, lorsque la donnée lui paraissait fertile en variations,
de tourner autour dans les redites. Ce thème des mages venus des
quatre coins du monde pour adorer un petit enfant sans gîte, né
par hasard, une nuit d'hiver, sous le hangar d'une étable indigente
et perdue, était de ceux qui plaisaient à Rubens par la pompe et les
contrastes. Il est intéressant de suivre le développement de l'idée
première à mesure qu'il l'essaie, l'enrichit, la complète et la fixe.
Après le tableau de Bruxelles qui avait de quoi le satisfaire, il lui
TOMB XIII, — 1876. 8
an REVUE DES DEUX" MONDES.
restait, paraît-il, à le traiter mieux encore, plus richement, plhs
librement, à lui donner cette- fleur de certitude et de perfection qni
n'appartient qu'aux œuvres tout à fait mûres. C'est ce- qu'il a fait à'
]\îalines, après quoi il y reviirt, s'abandonna plus encore, y mit des
fantaisies nouvelles, étonna davantage par 1^ fertilité de ses res-
sources, mais ne fit pas mieux. Les Mages d^Maliiies peuvent être
considérés comme la définitive exj3rassibn du' sujet, et comme un
des- plus, beaux tableaux de Rubens dkns ce' genre de toiltes à grand
spectacle.
La composition du groupe central est renversée de droite à
gauche, à cela près on la reconnaît tout entière. Les trois mages y
sont: l'Européen, comme à Bruxelles, avec ses cheveux blancs,
moins l'a calvitie, l'A'siatique en rouge; l'Éthiopien, fidèle à son type,,
sofurit ici' comme il sourit ailleurs , de ce rir^ de n^ègre ingénu',
tendre, étonné, si finement observé dans cette race afî^ectueuse et tou-
jours prêle' à montrer ses dént's. Seulement il a changé'dè rôle et de
place. Il est relégué à un second rang entre les princes de la terre. et
les comparses;- le turban blknc, qu'il porte à Bruxelles, coiïTè ici
une belle tête rougeâtre, à type oriental, dont le buste est habillé
de' vert. L'homme en armure est également ici, à mi-hauteur de;
rescaiier; il' est' nu-tête, blond-rose et charmant. Au lieu de conter
nir la foule en lui faisant face, il fait un contre-mouvement très
heureux, se renverse pour admirer l'enfant, et du geste écarte tous
les importuns' empilés jasqu'ku haut des marches. Otez cet élégant
cavalier Louis XllI, et c'est l'Orient. Où donc Rubens a-t-il su qu'en
pays musulman on est importun jusqu'à; s'écraser pour mieux voir?
Comme à Bruxelles, les têtes; accessoires sont les plus physiono-
miques et lés plus belles.
L'ordonnance- des couleurs et la distribution des lumières n'ont
pas varié. La Yierge est pâle, l'enfant Christ tout rayonnant de
blancheur sous son auréole'. Immédiatement autour, tout est blanc :
le mage à coHfer d'hermine avec sa tête chenue, Ik tête argentée
de l'Asiatique, enfin le turban blanc-froid dé l'Éthiopien, — un cercle
d^àrgent nuancé de' rose et d'or pâle. Le reste est noir, fauve ou
froid. Les- têtes, sanguines ou d'un rouge de brique ardent, font
contraste avec des visages bleuâtres d'Une froideur très inatten-
dlre-. Le plaft^nd, très sombre, est noyé dans Fair. Une figure en
rouge-sang- dans Ik dèmi^teinte relève , termine et soutient toute
Ik, compx)sition en l'àttax:hant à la voûte par un nœud dé couleur
adoucie, mais très précise-. C'est une composition qu'bn ne décrit
pas, carelTe n'exprime rien dfe fbrmel, n'a rien dé pathétique, d'é-
mouvant, surtout de littéraire. Elle charme l'esprit, parce qu'ëile
ravit les yeux; pour des peintres, la^ peinture est sans prix. Elle
doit causer bien des joies aux délicats; en bonne' conscience, elle
LES MAÎTRES d'autrefois. ï\b
peut confondre les, plus savans. Il faut voir la façon dont tout cela
vit, se meut, respire, regarde, agit, se colore, s'évanouit, se relie
au cadre et s'en détache, y meurt par des clairs, s'y instal'e et s'y
met d'aplomb par des forces. Et quant aux croisemens des nuances,
à l'extrême richesse obtenue par desimpyens. simples, à la violence
de certains tons, à la douceur de certains autres, à l'abondance' du
rcuge, et cependant à la fraîcheur de l'eusenibLe, — quant aux. lois
qui président à de pareils effets, ce sont des choses :qui. décon-
certent.
A l'analyse, on n'y découvre que des formules très simples, en
petit nombre : deux ou trois couleurs maîtresses dont le .rôle s'ex-
plique, dont l'action est prévue , et .dont tout homme qui sait
peindre connaît. aujourd'hui les iniluences. Ces couleurs sont. tou-
jours les lEêmes dans les œuvres de.Rubens ; .il n'y a pas là de se-
crets, à proprement parler. Les combinaisons. accessoires, on peut
les noter; sa méthode, on peut la dire : elle est si cojistante et si
claire en ses applications, qu'un écolier, semblerait-il,. n'aurait plus
qu'à la suivre. Jamais travail de la main ne fut plus. facile à saisir,
n'eut moins de supercheries et de i réticences , parce que jamais
peintre n'en fît moins de mystère, soit qu'il pense, ou qu'il com-
pose, ou qu'il colore, .ou qu'il exécute. Le seul secret qui lui appar-
tienne,'et qu'il n'ait .jamais livré, même. aux plus sagaces, même
aux mieux informés, même à Gaspard de Gr.ayer, même à.Jordaens,
.mêmeà Van-Dyck, c'est son génie. La clé, on la possèi'e; le:mé.ca-
nii^me, on le sait; reste à défînir un point , obscur, et dans toutes les
choses de ce monde c'est ce point impondérable, in.saisissable, cet
aton.e irréductible, ce rien qui s'appelle l'inspiration, la g ni ce ou.
le. don, et qui est tout.
'Voilà ce qu'il faut bien entendre et ce dont il faut convenir en
premier lieu quand on, parle de.Rubens. Tout homme du métier ou
pas dn métier, qui ne comprend pas la valeur du don dans une
œuvre d'art, à tous les degrés de l'illumination, de l'in-^^piration, d&
la fantaisie, toute personne ainsi disposée est peu propre à goûter
la subtile essence des choses., et je lui conseillerai de ne jamais
toucher à Rubfus et même à beaucoup d'autres. Je vous. fais grâce
des volets, qui cependant sont superbes, non-seulement de sa belle
époque, mais de sa plus belle n^anière, brune et argentée, c'est-
à-dire le dernier mot de sa richesse. ,11 y a là un saint, Jean de qua-
lité très rare et une Ilérodiade .en, gris sombre, à manches rouges,
qui est son éternel, féminin.
La. Pcche .miraculeuse est également un. beau tableau, .mais i^on
pas le plus beau, comme on le dit à Malines, au quartier Notre-
Dame. Le curé de Saint-Jean serait de mon avis, et en bonne con-
science il aurait iraison. .Ce tableau vient d'être rc-^tauré; pour le
116 REVUE DES DEUX MONDES.
moment, il est posé par terre, dans une salle d'école, appuyé contre
un mur blanc, sous un toit vitré qui l'inonde de lumière, sans
cadre, dans sa crudité, dans sa violence, dans sa propreté du pre-
mier jour. Examiné en soi, l'œil dessus, et vraiment à son désavan-
tage, c'est un tableau, je ne dirai pas grossier, car la main-d'œuvre
en relève un peu le style, mais matériel, si le mot exprimait ce que
j'entends, de construction ingénieuse, un peu étroite, de carac-
tère vulgaire. Il lui manque ce je ne sais quoi qui réussit infailli-
blement à Rubens quand il touche au commun, une note, une
grâce, une tendresse, quelque chose comme un beau sourire, faisant
excuser des traits épais. Le Christ, drôlement placé à droite, en
coulisse, comme un accessoire dans ce tableau de pêcherie, est insi-
gnifiant de geste autant que de physionomie, et son manteau rouge,
qui n'est pas d'un beau rouge, s'enlève avec aigreur sur un ciel
bleu que je soupçonne d'être fort altéré. Le saint Pierre, un peu
négligé, mais d'une belle valeur vineuse, serait, si l'on pensait à
l'Évangile devant cette toile peinte pour les poissonniers, et tout en-
tière exécutée d'après des poissonniers, le seul personnage évangé-
lique de la scène. Du moins il dit bien et juste ce qu'un vieillard de
sa classe et de sa rusticité pouvait dire au Christ en d'aussi étranges
circonstances. Il tient serré contre sa poitrine rougeaude et ravinée
son bonnet de matelot, un bonnet bleu, et ce n'est pas Rubens qui
se tromperait sur la vérité d'un pareil geste. Quant aux deux torses
nus, l'un courbé sur le spectateur, l'autre tourné vers le fond, et
vus l'un et l'autre par les épaules, ils sont célèbres parmi les meil-
leurs morceaux d'académie que Rubens ait peints pour la façon
libre et sûre dont le peintre les a brossés, sans doute en quelques
heures, au premier coup, en pleine pâte, claire, égale, abondante,
pas trop fluide, pas épaisse, ni trop modelée, ni trop ronflante. C'est
du Jordaens sans reproche, sans rougeurs excessives, sans reflets,
ou plutôt c'est , pour la manière de voir la chair et non pas la
viande, la meilleure leçon que son grand ami pût lui donner. Le
pêcheur à tête Scandinave, avec sa barbe au ^ vent, ses cheveux
d'or, ses yeux clairs dans son visage enflammé, ses grandes bottes
de mer, sa vareuse rouge, est foudroyant. Et, comme il est d'usage
dans tous les tableaux de Rubens, où le rouge excessif est employé
comme calmant, c'est ce personnage embrasé qui tempère le reste,
agit sur la rétine, et la dispose à voir du vert dans toutes les cou-
leurs avoisinantes. Notez encore parmi ces figures accessoires un
grand garçon, un novice, un mousse, debout sur la seconde barque,
pesant sur un aviron, habillé n'importe comment, avec un panta-
lon gris, un gilet violâtre trop court, déboutonné, ouvert sur son
ventre nu.
Ils sont gras, rouges, hâlés, tannés et tuméfiés par les acres
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 117
brises depuis le bout des doigts jusqu'aux épaules, depuis le front
jusqu'à la nuque. Tous les sels irritans de la mer ont exaspéré ce
que l'air saisit, avivé le sang, injecté la peau, gonflé les veines,
couperosé la chair blanche, et les ont en un mot barbouillés de ci-
nabre. C'est brutal, exact, rencontré sur place; cela a été vu sur
les quais de l'Escaut par un homme qui voit gros, qui voit juste, la
couleur aussi bien que la forme, qui respecte la vérité quand elle
est expressive, ne craint pas de dire crûment les choses crues, sait
son métier comme un ange et n'a peur de rien.
Ce qu'il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, grâce
aux circonstances qui me permettent de le voir de près et d'en sai-
sir le travail aussi nettement que si Rubens l'exécutait devant moi,
c'est qu'il a l'air de livrer tous ses secrets, et qu'en définitive il
étonne à peu près autant que s'il n'en livrait aucun. Je vous ai
déjà dit cela de Rubens avant que cette nouvelle preuve ne me fût
donnée.
L'embarras n'est pas de savoir comment il faisait, mais de savoir
comment on peut si bien faire en faisant ainsi. Les moyens sont
simples, la méthode est élémentaire. C'est un beau panneau, lisse,
propre et blanc, sur lequel agit une main magnifiquement agile,
adroite, sensible et posée. L'emportement qu'on lui suppose est une
façon de sentir plutôt qu'un désordre dans la façon de peindre. La
brosse est aussi calme que l'âme est chaude et l'esprit prompt à
s'élancer. Il y a dans une organisation pareille un rapport si exact
et des relations si rapides entre la vision, la sensibilité et la main,
une telle et si parfaite obéissance de l'une aux autres, que les se-
cousses habituelles du cerveau qui dirige feraient croire à des sou-
bresauts de l'instrument. Rien n'est plus trompeur que cette fièvre
apparente, contenue par de profonds calculs et servie par un méca-
nisme exercé à toutes les épreuves. 11 en est de même des sen'sa-
tions de l'œil et par conséquent du choix qu'il fait des couleurs. Ces
couleurs sont également très sommaires et ne paraissent si compli-
quées qu'à cause du parti que le peintre en tire et du rôle qu'il leur
fait jouer. Rien n'est plus réduit quant au nombre des teintes pre-
mières, rien n'est plus prévu que la façon dont il les oppose, rien
n'est plus simple aussi que l'habitude en vertu de laquelle il les
nuance, et rien de plus inattendu que le résultat qui se produit. Au-
cun de ses tons n'est très rare en soi. Si vous prenez un rouge, le
sien, il vous est aisé d'en dicter la formule : c'est du vermillon et de
l'ocre, fort peu rompu, à l'état de premier mélange. Si vous exa-
minez ses noirs, ils sont pris dans le pot du noir d'ivoire et servent
avec du blanc à toutes les combinaisons imaginables, de ses gris
sourds et de ses gris tendres. Ses bleus sont des accidens; ses
jaunes, une des couleurs qu'il sent et manie le moins bien, en tant
il8 REVUE DES DEUX MONDES.
que teinture, et sauf les ors, -qu'il excelle à rendre en leur ri-
chesse chaude et sourde, ont, 'comme ses rouges, un double rôle à
'jouer : premièrement, de faire éclater la lumière ailleurs que sur
des blancs, deuxièmement d'exercer aux environs l'action indirecte
d'une couleur qui fait changer les autres, et par exemple de faire
tourner au violet, de fleurir en quelque sorte un triste gris 'fort' in-
Bigoifiant et tout à fait neutre envisage sur 'la palette. Tout cela,
dirait-on, 'n'est pas bien extraordinaire : des dessous bruns, deux
ou trois couleurs actives pour faire croire à lu richesse d'une vaste
toile, des décompositions 'grisonnantes obtenues par des mélanges
blafards, tous les intermédiaires du gris 'entre le grand noir et lo
grand blanc, en un mot des ressources de coloris très circonscrites,
un grand'faste obtenu à peu de frais, — en d'autres termes ;peuàte
■matières colorantes et le plus grand édat'd« couleurs, de la lumière
sans excès de clarté , une sonorité extrême avec un petit nombre
d'instrumens, un clavier dont il néglige à peu près les trois quarts,
mais qu'il parcourt en sautant beaucoup de notes 'etqu'il touche
quand il le faut à ses deux extrémités. Telle est, en langage un peu
mêlé de musique et de peinture, l'habitude de ce grand praticien.
Qui Toit un tableau de lui les connaît tous, et qui l'a -vu peindre
un jour l'a ;vu peindre presqu'à tous les momens de -sa vie.
Toujours c'est la même méthode, le même sang-froid, les mêmes
calculs. Une préméditation calme et savante préside à deselTorts
toujours subits; on 'ne sait pas trop d'où viont l'audace, à quel
moment il s'emporte, s'abandonne, i Est -ce quand il exécute un
morceau de violence, un 'gesie outré, un objet rpii remue, un œil
qui luit, une bouche qui crie, des cheveux qui s'emmêlent, une
barbe qui 'se 'hérisse, une main qui saisit, une ii'cume qui fouette,
Tin désordre dans les habits, du 'vent dans les choses légères, ou
l'incertitude de l'eau fangeuse qui clapote à travers les mailles
tl'un filet? 'Est-ce quand il -enduit plusieurs mètres de toile d'une
teinture ^ardente, quand il fait ruisseler du rouge à flots, etqueUout
ce qui environne ce rouge en est éclaboussé par des reflets? Est-ce
au contraire quand il passe d'une couleur forteà une couleur forte,
et circule à travers les tons neutres, comme si celte matière re-
belle et gluante était le plus maniable des élémens ? 'Est-ce quand
il crie très fort? Est-ce quand il file un son si i ténu qu'on a de 'la
peine à le saisir? Cette 'peinture, qui donne la fièvre à ceux qui la
voient, brùlait-elle à ce point celui des mains de qui elle sortait,
fluide, aisée, "naturelle, saineet toujours vierge à quelque moment
que TOUS la surpreniez? Où est l'elTort en un mot dans cet art,
qu;on dirait tendu, tandis qu'il est l'intime expression d'un e:«prit
qui ne l'était jamais? Vous est41 arrivé de fermer les yeux pendant
l'exécution d'un morceau de musique brillante? Le son jaillit de
LES. MAÎTRES D AUIREBOISi i^
partout. M a- l'air de bondir d'un instrument à l'autrej, et, comme
il est très tumultueux m algié les.parfaits accords des ensembles,
on. croirait que tout s'agite, que les- mains tremblent, que la même
frénésie musicale a saisi les instrumens, ceux qui les tiennent, et
parce que des exécutans secouent, si violemment un auditoirCj il
samble. impossible qu'ils nestent calmes devant, leur pupitre:,, de
sorte qu'ouest tout surprisde les voir paisibles,, fort recueillis, seur
lement attentifs à suivre le mouvement d'un petit bâton d'ébène
qui les soutient,, les dirige, dicte à, chacun ce qu'il doit faire-, et qui
n'est, lui-même que l'agent d'un esprit eji éveil et d'un, grand sar-
"Moir., Il y a de même darns Rabens^ pendant l'exécution de. ses
œuvres, lie bâton d'ébène, qui commande, conduit, surveille;, il y^
a l'imperturbable. vx)Ionté, lai faculté maîtresse qui dirige aussi des.
instrumens fort attentifst,. je veux dire les facultés auxiliaires.
Yoalez-vous que nous revenions au tableau encore ua moment,?;
il est là sûus ma main, c'esti un;e: occasion. qu'on, n'a pas souvent et
que je n'aurai plus, je: la., saisis.
L'exécution est de;premiej.' coup, tout entière: ou, peu s^eni faut;;
cela se voit à la légèreté; de; certains, frottis, dans le saint Pierre en,
particulier, à.- lai transpaîiencedes: grandes, teintes plates: et sombres,
comme les bateaux, la. mer. et tout ce; qui participe au même éléi-
ment brun, bitumineux, ou, verdâtre-, cela se voit également, à la,
facture non moins preste, quoique plus appliquée, des morceaux. qui'>
exigent une pâte épaisse et uji travail plus nourri. L'éclat du tau,,
sa fbaîcheur et son rayonnement sont dus à cela. Le panneau à base,
blanche, à surface lisse, donne à, toute coloration franchement,
posée dessus cette vibration propre à- toute teinture appliquée sur.
une surface claire, résistante et polie. Plus épaisse, k; matière, ser
rait boueuse; plus rugueuse, elle: absorberaiti autant de rayons Iut-
mineux qu'elle en renverrait, et il faudrait doubler d'effort, pour
obtenir le même résultat de lumière;, plus mince,, plus timide,, o.ui
moins généreusement coulée dans ses contours, elle aurait ce carac-
tère émaillé, qui, s'il est admirable en certains cas,.neconviundi'ait.
ni au style de Rubens^ ni à son esprit, ni aU' romanesque parti-
pris de ses belles œuvres., Ici comme ailleurs la mesure est. par-
faite. Les deux torses, aussi: ren.dus que peut l'être un.- moroeaa de.
nu. dô: ce volume dans- la condition d'uni tableau mural,, n'ont pas
subi non plus un: gnand, nombce de coups de brosse supeiiposés»,
peut-être bien, dans- ces journées slrég.ulièrement coupées de trar-
vaux et à<£ repos, sonti-iis chaicunîle produitid'une après-midi de;g:ari
travail, — après quoi le praticien, conteaîtde luis et U y avait de:
quoi, posaisa.pailettevsa fit. seller un cheval et, ni y pensa plus).
A plus fonte raisQîi,. dfcins tout ce qiul est, secondaire, appuis, par-
ties sacrifiées,, larges espaces où l'air circule^ accessoiues,, ba'/eaux.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
vagues, filets, poissons, la main court et n'insiste pas. Une vaste
coulée du même brun, qui brunit en haut, verdit en bas, se chauffe
là où existe un reflet, se dore où la mer se creuse, descend depuis
le bord des navires jusqu'au cadre; c'est là dedans, à travers cette
abondante et liquide matière, qu'il a trouvé la vie propre à chaque
objet, qu'il a trouvé sa vie, comme on dit en terme d'atelier. Quel-
ques étincelles, quelques reflets posés d'une brosse fine, et \o\\k
la mer. De même pour le filet avec ses mailles, et ses planches et
ses lièges, de même pour les poissons qui remuent dans l'eau va-
seuse, et qui sont d'autant mieux mouillés qu'ils ruissellent des
propres couleurs de la mer; de même aussi pour les pieds du Christ
et pour les bottes du matelot rutilant. Vous dire que c'est là le
dernier mot de l'art de peindre quand il est sévère et qu'il s'agit,
avec un grand style dans l'esprit, dans l'œil et dans la main, d'ex-
primer des choses idéales ou épiques, soutenir qu'on doit agir ainsi
en toute circonstance, autant vaudrait appliquer la langue ima-
gée, pittoresque et rapide de nos écrivains modernes, aux idées de
Pascal. Dans tous les cas, c'est la langue de Rubens, son style, et
par conséquent ce qui convient à ses propres idées.
L'étonnement, quand on y réfléchit, vient de ce que le peintre a
si peu médité, de ce qu'ayant conçu n'importe quoi et ne s'en étant
pas rebuté, ce n'importe quoi fait un tableau, de ce qu'avec si peu
de recherches on ne soit jamais banal, enfin de ce qu'avec des
moyens si simples on arrive à produire un pareil effet. Si la science
de la palette est extraordinaire, la sensibilité de ses agens ne l'est
pas moins, et une qualité qu'on ne lui supposerait guère vient au
secours de toutes les autres ; la mesure et je dirai la sobriété dans
la manière purement extérieure de se servir de la brosse. Il y a
bien des choses qu'on oublie de notre temps , ou qu'on a l'air de
méconnaître, ou qu'on tenterait vainement d'abolir. Je ne sais pas
trop où notre école moderne a pris le goût de la matière épaisse,
et cet amour des pâtes lourdes qui constitue aux yeux de certaines
gens le principal mérite de certaines œuvres. Je n'en ai vu d'exem-
ples faisant autorité nulle part , excepté dans les praticiens de vi-
sible décadence, et chez Rembrandt, qui apparemment n'a pu s'en
passer toujours, mais qui lui-même a su s'en passer quelquefois.
Ici c'est une méthode heureusement inconnue, et quant à Rubens,
le maître accrédité de la fougue, les plus violens de ses tableaux
souvent sont les moins chargés. Je ne dis pas qu'il amincisse
systématiquement ses lumières, comme on l'a fait jusqu'au milieu
du xvi^ siècle, et qu'il épaississe à l'inverse tout ce qui est teinte
forte. Cette méthode, exquise en sa destination première, a subi
tous les changemens apportés depuis par le besoin des idées et les
nécessités plus multiples de la peinture moderne. Cependant, s'il
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 121
est loin de la pure méthode archaïque, il est encore plus loin des
pratiques en faveur depuis Géricault, pour prendre un exemple
récent chez un mort illustre. La brosse glisse et ne s'engloutit pas;
jamais elle ne traîne après elle ce gluant mortier qui s'accumule au
point saillant des objets, et fait croire à beaucoup de relief, parce
que la toile elle-même en devient plus saillante. Il ne charge pas,
il peint; il ne bâtit pas, il écrit; il caresse, effleure, appuie. Il passe
d'un enduit immense au trait le plus délié, le plus fluide, et tout
cela avec ce degré de consistance ou de légèreté, cette ampleur ou
cette finesse qui conviennent au morceau qu'il traite, — de telle
sorte que la prodigalité et l'économie des pâtes sont affaire de con-
venance locale, que le poids et l'extraordinaire légèreté de sa
brosse sont aussi des moyens d'exprimer plus justement ce qui
demande ou non qu'on y insiste.
Aujourd'hui que diverses écoles se partagent notre école fran-
çaise, et qu'à vrai dire il n'y a que des talens plus ou moins aven-
tureux sans doctrines fixes, le prix d'une peinture bien ou mal exé-
cutée est fort peu remarqué. Une foule de questions subtiles font
oublier les élémens d'expression les plus nécessaires. A bien regarder
certains tableaux contemporains, et dont le mérite au moins comme
tentative est souvent plus réel qu'on ne le croit, on s'aperçoit que la
main n'est plus comptée pour rien parmi les agens dont l'esprit se
sert. D'après de récentes méthodes, exécuter c'est remplir une forme
d'un ton, quel que soit l'outil qui dirige ce travail. Le mécanisme
de l'opération semble indifférent, pourvu que l'opération réussisse,
et l'on suppose à tort que la pensée peut être tout aussi bien servie
par un instrument que par un autre. C'est précisément à ce contre-
sens que tous les peintres habiles, c'est-à-dire sensibles, de ce pays
des Flandres et de la Hollande ont répondu d'avance par leur mé-
tier, le plus expressif de tous. Et c'est contre la même erreur que
Rubens proteste avec une autorité qui cependant aurait quelque
chance de plus d'être écoutée. Enlevez des tableaux de Rubens, ôtez
à celui que j'étudie, l'esprit, la variété, la propriété de chaque
touche, vous lui ôtez un mot qui porte, un accent nécessaire, un
trait physlonomique, vous lui enlevez peut-être le seul élément qui
spiritualise tant de matière, et transfigure de si fréquentes laideurs,
parce que vous y supprimez toute sensibilité, et que, remontant des
effets à la cause première, vous tuez la vie, vous en faites un ta-
bleau sans âme. Je dirai presque qu'une touche en moins fait dis-
paraître un trait de l'artiste.
La rigueur de ce principe est telle que dans un certain ordre de
productions il n'y a pas d'œuvre bien ressentie qui ne soit naturel-
lement bien peinte, et que toute œuvre où la main se manifeste avec
122 REVUE DES DEUX ÎÏOKDES.
bonheur ou avec éclat est par cela même une œuvre qui tient au
cerveau et en. dérive. Rubens avait là-dessus des avis que je 'vous
recommande, si vous étiez tenté 'jamaiS' de faire fi d'un coup de
brosse donné à propos. îll n'y a»pas, dans cette grande machine d'ap-
pai^nce si brutale et de pratique si 'libre, un seul détail 'petit ou
grandqui ne soit inspiré par le sentiment et imstantanément rendu
par um touche heureuse. Si la main ne-courait 'pas aussi vite, elle
serait en retard sur la pensée; si l'improvisation était 'moins sou-
daitfe, k^ie communiquée serait moindre; si le travail était plus
hésitant ou moins saisissable, l'œuvre deviendrait impersonnelle
dans la mesure de la pesanteur acquise etde l'espritiperdu.Gonsi-
-dérez de plus que cette dextérité sans pareille, cettehabileté insou-
.ciante à se jouer de matières ingrates, d'instrumens rebelles, ce beau
mouvement d'un outil bien tenu,iaette élégante faconde le pro-
mener sur des surfaces libres, le jet qui s'en échappe, loes étincelles
qui semblent en jaillir, toute cette magie des grands exécutans,
qui chez d'autres tourne soit .à la manière, soit à l'affectation,
«oit au pur esprit de médiocre aloi, chez lui, ce n'est, je vous île
répète ;à satiété, que l'exquise isensibilité d'un œil admirablemçnt
sain, d'une main merveilleusement soumise, enfin et' surtout > d'une
âme vraiment ouv^erte à toute chose, heureuse, confiante et grande.
Je vous = mets au défi de trouver dans le répertoire immense ide ses
œuvres une œuvre parfaite; je vous. mets également au défi ide ne
pas sentir jusque dans les manies, lesidéfaut-s, j'allais .dire les fa-
tuités de ce noble esprit, la ^marquei d'une incontestable grandeur..
■Et cette marque extérieure,, de cachet mis en 'dernier dieu rsur sa
pensée, c'est l'empreinte elle-même de sa main.
■ Ce que je vous dis en beaucoup de phrases troplongues, «t trop
souvent dans ce jargon spécial iqu'il est diflTicile d'évitei' ;en ces
matières, aurait sans i doute trouvé plus convenablement sa place
en d'autres occasions. N'en concluez ipas que le tableau sur ilequel
•j'insiste soit un spécimen accompli des qualités les plus belles du
peintre. Sous aucun rapport, lil n'est icela. Rubens a fréquemment
mieux conçu, mieux vu et beaucoijp' mieux peint; maisfl'exéûution
de Rubens, assez inégale quant aux résultats, ne varie guère quant
au principe., et les observations faites devant un tableau d'ordre
?moyen' s'appliquent également, et.à plustforte raison, .àice qu'il ;a
•produit d'excellent.
iEUGÈKE lEnOlïEXTIN..
{La seconde •partie au prochain numéro.)
LE
GOUTERNEMENI DE CIIARLEMAGNE
Les institutions^palitiquesiqui régirent la société: gallo:- germaine:
au temps de Gharlemagiie nous sont connues par un grand nonabre.
de dacumensconte.ijporains: et, authentiques. Les plus précieux.sonti
les capitulaires. On sait combien les, textes .législatifs nouS: rensei-
gnent sur le gouvernement et sur l'état social d'une époque. Il est
vrai que l'étude exclusive des lois présente un danger à l'historien :
elles lui montrent la société sous une apparence de régularité et
d'ordre qui n'est pas toujours oonforme.à la réalité; mais les capi-
tulaires de; Gharlemagne ont ce privilège parmi les textes législatifs
dîne pas nous faire illusion, .C'est; que: la plupart d'entre. eux ne,
Sfoiat pas, à proprement parler, des lois; ils. sont de simples règle-
raens d'administration, souvent même des instructions que. le prince
adressait à ses fonctionnaires , des notes confi lentielleS' que. les
commis.saires ro.yaux et le roi échangeaient entre eux, une sorte de
correspondance secrète entre le chef de l'état; et les principaux iu-
sti'umens de sa pensée., Aussii ces capitulaires laissent-ils voir, à
côtéd'i l'ordre que Gharlemagne établissait, une série de désordres
et d'abus contre lesquels sa volonté avait peu de force;. ils montrent
à la fois le bienet.le.mal, ils présentent.sans nul. déguisement l'étal
de l'empire.
Ces documcns trouvent, d'ailleurs leur contrôle, naturel dans les
écrits de toute nature qui nous sont parvenus de cette époque.
Kous possédons la Vie de. G.harlemagnc par Eginhard,. qui l'a, connu
de très . près V les Annales^ du même auteur, et le petit écrit du
moine de Saint-GalL, qui peut être presque considéré comme un té-
moin oculaire, puisqu'il ne fait que rapporter., naïvement ce qui lui
a.ôié raconté par des personnages de la cour de Gharlemagne. Plur
sieursimonastères noua ont laissé des chroniques., Il y en a de toutes
124 REVUE DES DEUX MONDES.
les parties de l'empire : au midi, celles de Moissac, — en Neustrie,
celles de Saint-Riquier et de Fontenelle, — en Austrasie, celles de
Metz, — en Gernjanie, celles de Lorsch et de Fulde. Ajoutons à
cela les lettres d'Alcuin et d'Eginhard, celles d'Agobard et de Loup
de Ferrières; elles nous instruisent de l'état des esprits et des
mœurs, et même des habitudes de la vie politique. Nous possédons
une correspondance assez complète des rois francs avec les papes
sur toutes les affaires de l'église et particulièrement sur ses rapports
avec le pouvoir civil. Enfin un parent de Charlemagne, Adalhard,
avait écrit un traité sur le système de gouvernement de l'empire,
et ce traité, résumé par l'archevêque Hincmar, est parvenu jusqu'à
nous.
Dans ces textes si nombreux, d'une langue si claire, si divers
d'ailleurs par leur nature et par leur origine, la société se montre
à nous sous toutes ses faces. On peut saisir dans le détail les règles
de ce gouvernement, les principes qui dirigeaient le prince, les
habitudes d'esprit qui dirigeaient les sujets; on peut voir avec pré-
cision jusqu'où allait l'obéissance et en quoi l'on faisait consister la
liberté; on peut enfin se faire une idée exacte et complète de ce
qu'étaient alors les institutions politiques.
I. — DU POUVOIR ROYAL.
Il y a lieu de se demander si la révolution qui avait renversé du
trône les Mérovingiens avait été provoquée par le désir de res-
treindre l'autorité royale. Il a paru en effet à quelques historiens
que le changement de dynastie avait été le dernier acte d'une
longue lutte de l'aristocratie contre les rois, et qu'elle marquait la
victoire de cette aristocratie. On a même quelquefois ajouté que
c'était l'esprit germanique qui avait renversé la famille mérovin-
gienne, et qu'il l'avait dépossédée du trône parce qu'elle suivait
trop les traditions monarchiques de l'empire romain.
Une telle pensée n'apparaît jamais dans les documens; ils ne lais-
sent voir à aucun signe que cette révolution ait répondu à des idées
particulièrement germaniques. On n'y lit jamais que les hommes
aient voulu remplacer une royauté trop absolue et trop romaine par
une royauté plus germaine et plus limitée. Ces mots eux-mêmes,
dont nous sommes forcés de nous servir ici, ne se rencontrent ja-
mais dans les textes; on n'y trouve nulle part l'expression de cette
antithèse toute moderne entre l'esprit germanique et l'esprit romain,
entre la royauté absolue et la royauté tempérée.
Nous ne pouvons sans doute pas espérer que les chroniqueurs
nous disent toutes les causes diverses qui concoururent à amener
un changement de dynastie ; mais il est digne de remarque que
LE GOUVERNEMENT DE CIIARLEMAGNE. 125
tous s'accordent à n'indiquer qu'une seule cause : ils répètent in-
variablement que la famille mérovingienne fut mise à l'écart parce
qu'elle n'exerçait pas le pouvoir royal avec assez de vigueur. « Le
peuple franc, dit l'un d'eux, s'indignant d'avoir trop longtemps sup-
porté des rois qui ne savaient pas régner, éleva Pépin sur le trône. »
Un autre annaliste rapporte qu'en l'année 751 la question se posait
ainsi : fallait-il conserver des rois sans pouvoir? Et la seule réponse
qui paraît avoir été faite à cette question fut « qu'il valait mieux
avoir pour roi celui qui avait la force. » Ce n'est certes pas ainsi
qu'aurait pensé une génération d'hommes qui aurait été préoccupée
de fonder la liberté politique.
Eginhard, au début de son Histoire de Charlemagne, s'applique
à donner la raison de la chute des Mérovingiens. Leur reproche-t-il
d'avoir été des rois absolus ou d'avoir adopté les idées romaines?
Il les accuse uniquement de n'avoir eu aucune force, de n'avoir su
que s'entourer d'un inutile cérémonial , de n'avoir pas assez gou-
verné. Il semble donc que les hommes du viii'' siècle n'aient renversé
cette royauté que pour avoir un gouvernement plus fort et mieux
obéi. Ils applaudirent à l'usurpation de Pépin parce qu'ils espérè-
rent que la royauté deviendrait plus puissante. Voilà du moins ce
que marquent les documens : il est bien permis de supposer qu'ils
ne nous donnent pas la vérité tout entière; mais tout ce que nous
pouvons dire en dehors d'eux n'est qu'hypothèse.
Passons maintenant aux faits; ils nous montreront deux choses :
l'une, que le principal effort de la nouvelle dynastie fut appliqué à
relever l'autorité monarchique, que l'ancienne famille avait laissée
tomber, — l'autre, que les peuples ne firent aucune opposition à
cette politique de leurs rois.
Pépin le Bref commença par se faire sacrer. Or le sacre n'était pas
une vaine formalité; emprunté à l'histoire de la royauté juive,
transporté par l'église chrétienne en Occident, il était une espèce
d'ordination d'une nature supérieure. Ce caractère est nettement
indiqué dans les documens contemporains : « le roi est oint et
consacré comme nous lisons dans l'Écriture sainte que Dieu a voulu
que les rois fussent oints et consacrés. » Il nous a été conservé
l'une des formules qui étaient employées dans la cérémonie; le
prêtre disait au roi en le sacrant : « Sois, dans tes fonctions de roi,
oint de la grâce du Saint-Esprit comme l'ont été autrefois les grands-
prêtres, les rois, les prophètes et les martyrs. » Cette consécration
conférait au roi une vertu et une puissance de l'ordre spirituel; elle
le mettait en un rapport intime avec Dieu et le plaçait au-dessus
de l'humanité. C'était un agrandissement considérable de la dignité
royale; on ne voit pourtant pas qu'aucune protestation se soit éle-
vée dans la nation franque. II y a même quelque apparence que,
126 REVUE DES DEUX MONDES:
sunant lè& idées du temps, les effets du sacre devaient être hérédi-
taires à perpétuité. Le pape consacra, non pas un homme seulement,
mais toute une famille. Lorsqu'il versa l'huile sainte sur Pépin, sur
sa femme, sur ses enfans, il prononça que leurs descendans de-
vaient régner à tout jamais, et il frappa d'anathème « quiconque
dans la suite des temps vxDudrait prendre un" roi qiii ne serait pas
de leur sang, n 11 est bien difficile de croire qu'un pape eût pu s'ex-
primer ainsi en' 753, si le droit public des Francs avait exigé que la
royauté^^fût élective. Aussi'n^ peut-on citer aucun- texte qui montre
que cette règle fût établie. Au temps d-es Mérovingiens, les filfe.
avaient toujours succédé aux pères; ils s'étaient même partagé la
royauté comme on' se partage un patrimoine. On rencontre plusieurs
exemples de rois renversés et remplacés par d'autres; mais on ne
rencontre pas un seul exemple d'une élection nationale et régulière.
On chercherait en vain dans les lois des Francs un mot qui indi-
quât que les rois dussent être élus par' leurs sujets. Il n'y a pas en:
dans ces d^ux siècles et demi une seule assemblée nationale qui ait
délibéré sur le choix du roi et qui l'ait choisi par ses suffrages (1).
Aussi les Mérovingiens n'ont-ils jamais cessé d'écrire dans leurs
actes officiels que c'était Dieu: qui les avait faits rois; ils n'ont ja-
mais fait mention d'une élection populaire.
Le principe d'hérédité ne fut pas contesté davantage sous la'
nouvelle dynastie, du moins durant les quatre premières généra^
tions de rois. On ne trouve jamais dans les dôcumens du viii*^ et du
ix^ siècle que la royauté eût sa source dans la volonté nationale; on
y lit au contraire à chaque page que la royauté émane de Dieu-
même. Pépin et Gharlemagne s'intitulaient rois par la grâce de
Dieu. Le pape Etienne II, dans une lettre qui nous a été conservée,
écrit que Pépin et ses fr!è ont été constitués rois par Dieu même.
Alcuin dit à Gharlemagne que c'est là volonté de Jésus-Christ qui
l'a fait roi. Un autre contemporain écrit en 781 que Gharlemagne'
est roi' par droit d'héritage. Ge' prince répète incessamment dans
ses lois que' le peuple lui a été' confié par Dieu. Louis le Débon-
naire, si humble qu'il soit, ne craint pas d'écrire que c'est la Pro-
vidence divine qui lui a conféré la suprême 'puissance; il ne signale
jamais la volonté du peuple. Gharles le Chauve luiMnême pronon-
cera encore danS' une asse nblée solennelle ces paroles : « vous sa-
vez bien que c'est la vieille coutume dans le royaume des Fi:ancs'
que' les rois succèdent par droit de naissance; »
On se tromperait toutefois^, si l'on pensait que la règle d'hérédité
(1) 0.1 trouve parfois dans les chroniqueurs des expressions telles qijie sublimare in
regnuui, elevare in solium, qui désignent, non pas une élection, mais une cérémonie
solennelle d'installation qui avait lieu pour chaque nouveau roi. Voyez Frédégaire,
c. IdyGesta'Dagoberli, c.,15, Vita S: Leodegarii, c. 3.
LE GOUVERNEMENT DE CIIAELEMAGNE. l'27
fût aussi absolue à cette époque qu'elle devait l'être. au teaif s de
Louis XIY. La royauté ne passait pas sur la tête du fils par .le seul
fait de la mort du père. Un acte de grande importance était jugé né-
cessaire; il fallait qu'une cérémonie publique et solennelle mar-
quât aux yeux de tous que l'obéissance des honitmes se transportait
du prince mort au .prince vivant. Cette règle, dont on .peut suivre
l'application sous tous les Mérovingiens, se continua après eux. Voici
comment l'annaliste .raconte l'avènement. de Charlemagne:: « P4pin
ayant été enseveli, les rois Charles et Carloman, chacun. avec ses
deudes, se rendirent dans les villes qui étaient le siège de leur
royauté, Charles .à Noyon , Carloman à Soissons; .là, ayant réuni
leurs .grands, chacun d'eux fut, placé sur le trône. » Ce n'est pas là
le récit d'une élection; il s'en faut de tout que nous ayons sous les
yeux une assemblée nationale qui délibère et qui choisisse un roi. Il
n'y a là qu'une cérémonie d'inau.guration dans. laquelle les princi-
paux personnages du royaume déclarent qu'ils acceptent l'autorité
des nouveaux.princes. Eginhard parleiégalement de ces deux assem-
blées; mais il estiremarquable qu'il. ne les mentionne qu'après avoir
dit que Charles et .Carloman étaient déjà rois par la volonté divine.
lOn peut faire la même observation au sujet des nombreux récits q.ui
nous sont parvenus de l'avènement de Louis le Débonnaire. On n',y
trouvera pas l'indice d'une assemblée nationale qui ait élu le roi.;
mais on y trouvera toujours une réunion de grands qui volontaire-
ment et librement ont fait acte d^obéissance au roi. « Louis succéda
à son père par la volonté de Dieu, » ditlEginhard, et aussi, dit-il
encore, « avecl'assentiment et aux acclamations de tous. »
Il y aurait donc une égale erreui* à se figurer une hérédité aussi
rigoureusement établie qu'elle loifut au xvii" siècle, ou à se repré-
senter une élection comme celle des anciens comices de la Grèce ;et
de Rome. Ni Chaiiemagne, ni Louis le Débonnaire, ni Charles le
Chauve, ne furent des rois élus. Ils régnèrent par droit de nais-
sance; mais ils furent en même temps des rois acceptés. La royauté
passait du père au fils comme un patrimoine; il fallait seulement
obtenir. à chaque nouveau règne une déclaration publique d'assen-
timent et de soumission. La dignité de roi était héréditaire de
plein droit, l'obéissance ne l'était pas aussi complé.tement; mais il
est clair que la première .d&vait entraîner .la seconde, aussi loï)g-
temps du moins que la royauté serait la, plus forte.
Il faut d'ailleurs observer que l'assemblée qui reconnaissait
chaque nouveau roi n'était pas la jéunionde tous sles hommes ilibires
du pays; c'était seulement la réunion de ceux qu'on appelait .ks
grands. On comprenait sous ce .nom îles ducs, les comtes, les é.vêquôs
€t les abbés. Or les ducs et les comtes étaient alors des fonction-
.naires royaux, .ainsi >que .nous le verrons plus loin; les évêques et
128 REVUE DES DEUX MONDES.
les abbés de monastères étaient nommés par le roi et lui prêtaient
serment de fidélité; à eux s'ajoutaient les grands bénéficiaires, qui
tenaient les terres du roi, et à qui le roi pouvait encore les re-
prendre. Tous ces hommes étaient ses « leudes, » ses « fidèles, »
c'est-à-dire ce qu'il y avait de plus dépendant et déplus étroitement
sujet. Ils étaient tous, par leurs fonctions, par leurs bénéfices, même
par leurs dignités ecclésiastiques, dans la main du roi. Leur réu-
nion était précisément l'opposé de ce que serait une assemblée na-
tionale et souveraine. Aussi ni Gharlemagne, ni Louis le Débon-
naire, ni Charles le Chauve n'éprouvèrent-ils aucune difficulté à
obtenir cette déclaration publique d'obéissance qui était nécessaire
à chaque nouveau roi. La difficulté ne devait surgir que le jour
où les grands auraient cessé d'être les plus dociles des sujets.
II. — DE LA DIGNITÉ IMPÉRIALE.
11 faut toujours se garder de juger les événemens anciens d'après
notre manière de penser et nos habitudes d'esprit d'aujourd'hui. Le
couronnement de Gharlemagne comme empereur a donné lieu à
beaucoup de dissertations et de théories dans lesquelles l'esprit de
parti et les idées préconçues ont eu une grande part. Pour les uns,
cet acte marque la victoire définitive de la race germanique sur les
races gallo-romaines; c'est la fin de l'ancien monde et l'avènement
d'un monde nouveau. Pour d'autres, tout au contraire ce serait
l'esprit romain qui, par la main du pape, aurait ressaisi pour quel-
que temps la victoire et dompté le germanisme dans son triomphe
même. Toutes ces généralités sont également inexactes, elles ne
s'appuient sur aucune preuve; ni les textes ni les faits ne les con-
firment. Elles sont le fruit d'une manière de penser qui est mo-
derne, et ne répondent nullement au tour d'esprit des hommes du
ix^ siècle. Aussi n'en trouve-t-on la trace ni dans les écrits de Ghar-
lemagne, ni dans ceux des papes, ni chez les chroniqueurs, ni parmi
tant de lettres qui nous ont été conservées des personnages de cette
époque. Il est prudent, en histoire, de se tenir aux documens, et,
sans se laisser aller aux considérations générales, de voir les évé-
nemens comme ils nous sont racontés et d'essayer de les com-
prendre comme les contemporains les ont compris.
Le couronnement de Gharlemagne n'est pas un acte isolé; il se
rattache à une série de faits antérieurs qui l'ont amené et préparé.
Quand on lit les textes de l'époque mérovingienne, on est frappé de
voir combien le souvenir de l'empire romain s'était conservé chez
les populations. On le rencontre partout, dans les édits des rois
comme dans les formules des actes privés, dans les lettres de per-
sonnages de toute condition aussi bien que dans les chroniques. On
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 129
suit de génération en génération les marques toujours visibles du
respect qui s'attachait à cet ancien empire. Parmi ces écrits si di-
vers, les uns nous viennent de Gallo-Romains, les autres de Ger-
mains; leur ton à l'égard de l'empire est le même. Jamais un mot
de haine ou de mépris; le seul sentiment qui se laisse voir, sans
distinction de race, est celui de la vénération.
Les hommes des temps modernes, habitués qu'ils sont à ne voir
rien durer, ne savent pas assez combien dans les siècles d'autre-
fois les pensées étaient persistantes. Depuis Glovis jusqu'à Gharle-
magne, à travers cette longue et triste époque où des institutions
impaissantes avaient mis le trouble dans l'existence humaine, le
souvenir de l'empire romain transmis des pères aux fils avait conti-
nué à vivre au fond des âmes. Il y a plus : le nom de respublica,
qui était celui dont on avait appelé l'empire depuis Auguste jusqu'à
Théodose, était resté toujours employé dans la langue de la Gaule.
Nous le rencontrons sans cesse, au v% au vi«, au vii^ siècle, sous la
plume des chroniqueurs, dans les diplômes, dans les formules
d'actes privés. Nulle expression n'est plus fréquente que celle-là,
et toujours elle désigne l'empire. Pour ces générations, la répu-
blique ou l'état par excellence n'était pas autre chose que l'empire
romain.
H faut même remarquer que, dans la pensée de ces hommes,
l'empire romain n'avait pas péri. Ils n'en parlent jamais comme
d'ci'ie chose disparue; ils en parlent comme d'une puissance encore
debout et toujours vivante. C'est que, dans l'année 476, le titre et
les insignes impériaux avaient seulement été transportés de Rome à
Constantinople(l). Dans cette dernière ville résidait le souverain qui
continuait à s'appeler empereur des Romains, imperator Romano-
rum Cœsar Augustus. La Gaule persistait à donner à ce prince le
litre de romanus imperator. Il était entendu de tous qu'il avait une
suprématie au moins nominale sur toute la société chrétienne. La
ville que les chroniqueurs de la Gaule appellent la capitale, urhs
regia, n'était ni Paris, ni Soissons, ni Metz, ni aucune résidence
des rois francs, c'était Constantinople. Il est bien vrai que ces rois
gouvernaient comme si l'empire n'eût pas existé; mais les popula-
tions ne perdaient pas de vue qu'il existait encore, qu'il était au-
dessus des royautés et que Constantinople était, au moins de nom,
la capitale de la chrétienté. En l'année 799, Alcuin écrivait à
Charlemagne : « Il existe trois puissances; la première est l'autorité
(1) Voyez l'historien grec Malchus, dans les Fragmenta histor. Grœcorum, coll. Di-
dot, t. IV, p. 119. — Frédcgaire désigne ce que nous appelons l'empire grec par les
mots romanum imperium, et Eginhard lui-mOme appelle les empereurs de Constanti-
nople romani imperatores [Vita Caroli, c. 28).
TOME xui. — 1870. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
spirituelle, qui a été transmise au successeur de saint Pierre; la se-
conde est la dignité impériale, qui a son siège à Constantinople; la
troisième est la dignité royale. » Alcuin parlait ainsi au puissant
monarque qui régnait déjà de l'Èbre à l'Oder, et il le plaçait encore
au-dessous de celui qui régnait à Byzance.
Nous ne voyons pas qu'au vi^ ou au vii^ siècle les Occidentaux
aient regretté que la dignité impériale eût son siège dans une ville
de l'Orient. Ce sentiment ne se produisit, ou du moins nous n'en
saisissons les symptômes que vers l'an 730 et à l'occasion de l'hé-
résie des iconoclastes, qui eut alors un moment de triomphe à Con-
stantinople. La haine que cette hérésie souleva chez les Occidentaux
ne détruisit pas le vieux respect qui s'attachait à l'empire, mais elle
fit désirer que l'empire fût arraché à une ville hérétique et ramené
à Rome. Il était naturel que ce fût surtout dans Rome que cette
pensée se développât et prît corps. Cette ville était restée sous la
dépendance directe des empereurs de Constantinople; au commen-
cement du Yiii" siècle, elle était encore administrée par un duc
impérial. En 731, à l'occasion de l'édit qui prohibait les images, la
population chassa ce fonctionnaire. Dès que l'agent impérial eut été
écarté, il arriva naturellement que le personnage le plus considé-
rable de la ville, c'est-à-dire l'évêque, en devint le chef et l'admi-
nistrateur; pareille chose s'était vue maintes fois en Qaule. Le pape
commença donc à gouverner Rome, non toutefois sans reconnaître
encore l'autorité suzeraine de l'empereur. Il lui faisait homm e
par de fréquentes ambassades, recevait ses lettres et ses ordon-
nances, et en 795 Rome élevait encore à l'empereur Constantin YI
un monument avec cette inscription : au très glorieux Constantin,
couronné de Dieu, empereur, auguste.
La complète indépendance était impossible vis-à-vis d'un double
danger : l'ambition des Lombards d'un côté, les désordres popu-
laires de l'autre. Les papes avaient besoin d'un protecteur; ils s'a-
dressèrent aux hommes qui étaient les plus forts en Occident, c'est-
à-dire à Charles Martel d'abord, puis à Pépin le Bref, enfm à
Charlemagne. Ils se mirent sous la protection des princes francs.
Ne jugeons pas cette situation d'après nos idées d'aujourd'hui et ne
pensons pas qu'il s'agisse ici d'une simple alliance ou d'une entente
morale entre les chefs d'une église et les chefs d'un état. Les papes
firent ce que faisaient à la même époque presque tous les évoques
de la Gaule; ils se mirent sous le patronage ou, comme on disait,
dans la mainhour de Charles Martel et de ses successeurs. Ils con-
clurent avec eux le pacte qui s'appelait commendatio; nos in vestris
manibus commendavimus, écrit Etienne II à Pépin. Ce n'étaient pas
là des mots vagues dans la langue du viii^ siècle; ces expressions
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 131
désignaient formellement l'acte de clientèle par lequel on obtenait
la protection d'un homme en se soumettant à son autorité. Les papes
et la ville de Rome se reconnaissaient donc sujets du roi des Francs;
nous voyons Paul P"" en 757, Léon III ^n 796, écrire à Pépin et à
Charlemagne pour leur faire hommage et renouveler leurs sermens
de foi et de sujétion (1).
C'était sans nul doute une singulière situation que celle de ces
papes qui, presque indépendans en fait, dépendaient encore offi-
ciellement de l'empire de Byzance, et subissaient en même temps
l'autorité, fort douce d'ailleurs, des rois francs. Le titre par lequel
on désignait le pouvoir de Pépin et de Charlemagne sur la ville de
Rome était celui de patrice. Ce n'était pas un titre nouveau; le nom
de patrice était depuis trois siècles celui d'une dignité de l'empire.
Les chroniqueurs grecs ou latins de cette époque mentionnent fré-
quemment des patrices : ce sont les plus hauts fonctionnaires de
l'administration byzantine. Un patrice était le représentant de l'em-
pereur dans une province et gouvernait les hommes en son nom.
Pépin et Charlemagne furent appelés patrices des Romains, ce qui
signifiait, à prendre le mot dans son sens littéral, qu'ils étaient les
lieutenans du souverain qui régnait à Constantinople. Il y avait
seulement cette singularité, qu'au lieu d'avoir reçu ce titre de l'em-
pereur, ils l'avaient reçu du pape au nom du peuple romain. Quoi
qu'il en soit, ce titre leur permettait d'exercer dans Rome les mêmes
pouvoirs que les ducs impériaux y avaient exercés précédemment;
ils y étaient en quelque sorte des vice-empereurs (2). Si bizarre que
nous paraisse cette situation, elle ne semble pas avoir étonné les
contemporains, dont la vie publique était pleine de pareilles contra-
dictions.
Elle se prolongea un demi-siècle. En l'année 800, le pape Léon III
changea le titre de patrice en celui d'empereur. Devons-nous at-
tribuer à ce pontife des vues vastes et profondes? Voulait-il réa-
gir contre l'esprit germanique? Visait-il à fonder un grand état
chrétien? Tout cela est possible, mais les textes montrent seule-
ment qu'il songeait à rompre avec Constantinople. Avoir le roi
franc pour patrice, c'était reconnaître encore la suzeraineté nomi-
(1) La lettre du pape Paul P"" est dans la Palrologie latine, t. XCVJII, p. iSS; pour
Léon III, voyez Eginhard, Annales, à l'année 190. Comparer les lettres du pape
Etienne II, n"' 3 et 4; Paul Diacre, Hist. Longobard., c. 53 et 54. — Le terme germa-
nique qui correspond au mot commendatio était mundeburd ; aussi le trouvons-nous
employé par les rois francs pour designer leur pouvoir sur l'église romaine.
(2) Ce sens du mot patrice se reconnaît par exemple dans ce passage d'un chroni-
queur romain qui écrit qu'en 774 Charlemagne fut reçu dans Rome « avec le cérémo-
nial qui était accoutume pour la réception des exarques et des patrices, » ce qui ne se
peut entendre assurément que des patrices grecs qui résidaient en Italie. (Anastase le
Bihl., dans Muratori, t. III, p. 185.)
132 REVUE DES DEUX MONDES.
nale des princes d'Orient; le nommer empereur, c'était rejeter hau-
tement cette suzeraineté. — Observons les divers récits que les
contemporains nous ont tracés de cet événement; nous y trouverons
toujours la preuve que l'acte de Léon III était dirigé contre Gon-
stantinople. Il y a même un détail qui se trouve dans tous ces ré-
cits, et qui est remarquable. Pour justifier le couronnement de
Charlemagne, on crut devoir alléguer que le trône impérial, n'étant
alors occupé que par une femme, l'impératrice Irène, pouvait être
considéré comme vacant. Presque tous les annalistes expriment cette
pensée. Voici ce que dit celui de Lorscli : « Comme dans le pays
des Grecs il n'y avait plus d'empereur, mais seulement une impéra-
trice, il parut convenable au pape et aux évêques de nommer em-
pereur le roi Gharles. » Nous lisons de même dans la chronique de
Moissac : « Gomme le roi Gharles était à Rome, des députés vinrent
dire que chez les Grecs le titre d'empereur n'était plus porté par
personne; en conséquence le pape et les évêques résolurent de nom-
mer empereur le roi Gharles. » Un autre chroniqueur s'exprime
ainsi : « La puissance impériale, depuis Gonstantin, avait été trans-
portée chez les Grecs; mais, comme il arriva qu'à défaut d'homme
c'était une femme qui tenait le gouvernement, les évêques décidè-
rent que l'empire serait donné au chef des Francs. »
Il semblerait donc, et telle est au moins la pensée des annalistes,
que Léon III n'aurait pas osé couronner Gharlemagne , s'il y avait
eu à ce moment un empereur à Gonstantinople. Get événement ap-
paraît aux esprits modernes comme une résurrection du vieil em-
pire; ce n'est pas ainsi qu'il s'est présenté aux yeux des contem-
porains. Qu'on lise tous les récits qui en ont été faits, on n'y trouvera
jamais que l'empire autrefois supprinié ait été rétabli ; ni cette ex-
pression ni aucune qui lui ressemble ne se rencontre chez les chro-
niqueurs; le pape, l'empereur, dans leurs lettres, ne se vantent ja-
mais d'avoir restauré l'empire; Alcuin ni Eginhard ne disent rien de
semblable. L'empire n'avait pas cessé d'être, les Romains le savaient
mieux que personne; il était seule.îient ramené d'Orient en Occident.
Aussi l'acte hardi de Léon III est-il toujours représenté comme une
victoire sur Gonstantinople. « Les Romains, dit Sigebert de Gembloux,
s'étaient depuis longtemps détachés de cœur de l'empereur con-
stantinopolitain ; ils prirent pour prétexte que c'était une femme
qui régnait sur eux, et ils se décidèrent à nommer empereur le roi
Charles. » Orderic Yital exprime plus tard le même sentiment :
« Les Romains rejetèrent de leur cou le joug de l'empereur qui
était à Gonstantinople et élevèrent Gharles à l'empire. » Enfm un
écrivain grec de cette époque, racontant la scène du couronnement,
termine son récit par cette seule réflexion : « Ainsi fut brisé le lien
qui avait longtemps uni Rome à Gonstantinople. » Ce que les con-
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE, 133
temporains virent donc de plus clair dans cet événement , c'est que
Rome et l'Europe occidentale étaient définitivement affranchies de
la suprématie politique et quelquefois religieuse que Constantinople
avait exercée sur elles depuis quatre siècles. L'acte de l'année 800
fut la contre-partie de l'acte de l'année 476. Il n'y eut que la cour
de Constantinople qui en fut blessée, et il n'y eut qu'elle qui pro-
testa. « En prenant le titre d'empereur, dit Eginhard, le roi Charles
encourut le mauvais vouloir des empereurs romains d'Orient. »
Après l'observation de ces faits, il est à peine besoin de faire re-
marquer que l'empire de Charlemagne n'avait rien de germanique.
La pensée d'un empire germain ne venait à l'esprit de personne.
Il ne se pouvait agir que de l'empire romain, tel que les hommes
en avaient gardé le souvenir, et tel que les princes de Constanti-
nople en avaient perpétué la tradition. Le litre d'empereur ne rem-
plaçait pas celui de roi des Francs, il remplaçait celui de patrice.
Charlemagne n'était pas empereur des Francs ou des Germains, il
était roi des Francs et empereur des Bomains, rex Francorum,
imperator Ro77ianonim, Aiigustus. Ni lui ni le pape n'avaient songé
à créer une institution nouvelle; ils continuaient seulement l'em-
pire. Le récit d'Eginhard ne laisse aucun doute sur ce sujet : « le
roi Charles étant devant l'autel, le pape lui mit la couronne sur la
tête, et toute l'assistance s'écria : A Charles, Auguste, empereur
des Romains, grand et pacifique, couronné de Dieu, vie et victoire.»
Ces acclamations mêmes n'étaient pas quelque chose de nouveau ;
elles étaient usitées à Constantinople, et elles l'avaient été autrefois
à Rome, quand le sénat avait inauguré le règne de chaque empe-
reur. La seule nouveauté ici était que le sénat était remplacé par
un pape et des évêques; encore ce pape et ces évêques procédè-
rent-ils suivant les formes d'autrefois. Eginhard ajoute un trait si-
gnificatif: « après que les acclamations eurent été prononcées, le
pontife se prosterna devant Charles et l'adora, suivant la coutume
établie au temps des anciens empereurs, 'et il l'appela Auguste, » Le
retour de ce vieux cérémonial païen et de cet ancien titre sacré est
caractéristique.
Ce qui l'est encore, c'est qu'on ne rencontre dans les documens
aucun symptôme d'opposition. Le seul sentiment dont les marques
soient venues jusqu'à nous fut celui d'une joie universelle. Il ne
semble pas qu'aucun homme de race germanique ait songé à pro-
tester. Personne ne se plaignit que Charles s'appelât désormais Cé-
sar et qu'il commençât ses actes officiels par cette formule : « l'em-
pereur césar Charles, roi des Francs, empereur des Romains,
pieux, heureux, triomphateur, toujours Auguste. » Charlemagne et
ses successeurs portèrent le costume impérial romain, tel qu'il était
porté à Constantinople, et dont on peut voir la description dans
13i REVUE DES DElJX MONDES.
le moine de Saint-Gall, dans l'historien Thégan et dans les annales
de Fulde. Ces titres et ces insignes n'étaient pas de vains dehors.
L'Occident n'avait jamais cessé de les respecter, même lorsqu'ils
avaient été portés par des princes éloignés et impuissans; toujours
ils avaient paru être l'emblème d'une autorité supérieure à celle
des rois. En les possédant, Charles devenait, suivant l'expression
dont s'était servi Alcuin une année auparavant, la première puis-
sance séculière de la chrétienté.
Le gouvernement reprit dès lors toutes les allures de l'ancien
empire. Le terme de resjmhlica reparut avec l'idée qui s'y était
attachée depuis huit siècles; il désigna l'état souverain, l'état dé-
gagé de toute suprématie étrangère, l'état incarné dans un prince
omnipotent (1). La loi de majesté fut remise en vigueur. Tout
homme libre dut prêter serment de fidélité « à César. » L'obéis-
sance fut un devoir indiscutable; tout ordre du prince devait être
exécuté. « Celui qui aura dédaigné une lettre portant nos ordres,
est-il dit dans un capitulaire, sera amené dans notre palais et re-
cevra la punition que notre volonté lui infligera. » — « Que per-
sonne, lisons -nous encore, ne soit assez hardi pour se montrer con-
traire à la volonté du seigneur empereur. » En s'adressant au prince,
on se disait « son humble esclave. » On l'appelait lui-même « maître
très glorieux et très pieux, maître sérénissime, maître très clément
et très magnifique. » Tout ce qui touchait à la personne du prince
était sacré; on disait « le sacré palais, » et les lettres royales étaient
«des ordres sacrés. »
III. — DES ASSEMBLÉES NATIONALES.
Parmi les nombreux documens qui nous sont restés de cette
époque, où l'on a beaucoup écrit, nous ne rencontrons pas une
seule phrase où la notion de la liberté politique soit exprimée. La
pensée d'un droit national qui soit supérieur ou au moins égal au
droit des rois ne se trouve nulle part. Nous lisons au contraire
maintes fois qu'une seule puissance est au-dessus du roi, et que
c'est celle de Dieu; — mais nous voyons en même temps que Char-
lemagne, comme avant lui Pépin le Bref, comme Louis le Débon-
naire après lui, tenait chaque année de grandes assemblées qui sont
ordinairement désignées par les noms de plaîd, de réunion gf^mé-
rale ou de champ de mai. Il importe de chei cher quel en était le
caractère, comment elles étaient composées, ce qui s'y faisait, afin
de savoir jusqu'à quel point elles ressemblaient à ce qu'on entend
(1) Les expressions ministri reipublkœ pour désigner les fonctionnaires publics,
reipublkœ obsequinm pour désigner le service du prince, sont fréquentes dans les
textes carolingiens. '
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMxYGNE. 135
de nos jours par des assemblées nationales. C'est l'observation seule
des textes qui peut nous guider dans cette recherche.
On y remarque d'abord que le lieu de ces réunions n'était pas
fixé d'une manière permanente ; il variait chaque année, et c'était
le roi qui l'indiquait à sa volonté. L'assemblée ne se réunissait que
quand le roi la convoquait et parce qu'il lui plaisait de la convo-
quer. Il n'y a pas un seul texte qui présente cette coutume comme
une obligation qui s'imposât au roi. Chaque réunion est présentée
au contraire, soit dans les chsrouiques, soit dans les actes officiels,
comme l'effet de la volonté spontanée du prince. Les hommes ne
s'y rendaient que s'ils en avaient reçu personnellement l'ordre for-
mel. Nous avons des exemples d'hommes à qui cet ordre n'était
pas parvenu; ils ne s'y rendaient pas. — On peut remarquer en-
core que cette assemblée ne se réunissait qu'autour du prince : il
était toujours présent, et c'était toujours lui qui présidait; elle n'é-
tait rien sans lui. Enfin, sur plus de deux cents passages de chro-
niques, de lettres, de lois, où il est parlé de ces champs de mai, il
n'en est pas un seul où nous lisions que le peuple ait délibéré, qu'il
ait discuté une question, qu'il ait voté une résolution. Regardons
de près le langage de ces chroniqueurs; jamais ils ne disent : l'as-
semblée décide; c'est toujours le roi qui, au milieu de l'assemblée,
résout et décrète. C'est le roi « qui règle les affaires, ne' essaria
quœque Lractat. » En 790, « le roi réunit à Worms-4'assemblée des
Francs, et il régla toutes choses suivant ce qui lui parut être utile. »
En 807, « l'empereur tint son assemblée à Ingelheim, avec les évo-
ques, les comtes et les autres fidèles; il leur recomman la d'avoir
soin que la justice fût bien rendue dans son royaume, puis il leur
permit de retourner chez eux. » — « L'empereur réunit l'assemblée
générale du peuple; là il entendit les rapports que lui firent ses
missi sur l'état des provinces; puis il prit toutes les mesures qui lui
parurent à propos. » Il est dit d'un autre de ces plaids que « l'em-
pereur y donna ses instructions et y fit plusieurs décrets. » Ainsi le
prince nous est toujours présenté comme agissant en souverain au
milieu même de cette grande assemblée générale, qui ne semble
être là que pour l'écouter.
Nous ne rencontrons jamais dans toute l'histoire de Pépin et de
Gharlemagne un acte politique ou législatif dont le chroniqueur
dise : u C'est l'assemblée du peuple qui l'a voulu. » Il ne se pour-
rait guère qu'une assemblée indépendante ne lut quelquefois en
désaccord avec le prince; ce désaccord ne se manifeste jamais.
Plus tard, Louis le Débonnaire a été déposé; mais qu'on observe de
près les textes qui racontent cet événement, on verra qu'il n'a pas
été déposé par ime assemblée nationale; il l'a été par des vassaux
et des bénéficiaires. Si l'opposition aux volontés royales a pris des
136 BEVUE DES DEUX MONDES.
formes très diverses sous Louis le Débonnaire et Charles le Chauve,
ce n'est pas clans les champs de mai ni au nom d'un droit régulier
qu'elle s'est fait jour.
Sous Gharlemagne lui-même, les désordres n'ont pas manqué;
les abus du pouvoir, les souffrances des hommes et leurs récrimi-
nations nous sont connus par les capitulaires et par les actes des
conciles; mais il est singulier que ce ne soit jamais l'assemblée
qui prenne sur elle de remédier aux désordres, et qu'on ne la voie
même pas dénoncer les abus. Si quelque plainte s'exhale, ce n'est
jamais dans le champ de mai. Ceux qui se plaignent n'invoquent
pas une assemblée; c'est au prince seul qu'ils s'adressent. En 803
par exemple, une pétition est remise à Gharlemagne ; nous en
avons le texte; la population y reproche au gouvernement qu'il
exige le service militaire des ecclésiastiques. Dans cette longue
lettre, il n'a pas fait la plus légère allusion à des libertés publi-
ques ou aux droits d'une assemblée. Aussi n'est-ce pas à une as-
semblée que les pétitionnaires demandent le redressement de leur
grief; ils écrivent à l'empereur, et leur lettre commence ainsi:
(( nous tous , à genoux , nous adressons cette prière à votre ma-
jesté. » Puis l'empereur répond en son nom propre et souveraine-
ment, sans consulter aucune assemblée; il accorde d'ailleurs ce
qu'on lui demande.
Qu'est-ce donc que cette réunion d'hommes que les chroniques
appellent du nom pompeux d'assemblée générale du peuple, et qui
pourtant ne délibère jamais, ne discute rien, ne reçoit aucune plainte
et n'en exprime aucune, n'émet enfin aucune volonté? Que fait-elle
donc, et pour quel objet cette grande multitude a-t-elle été convo-
quée? L'un des objets les plus ordinaires de ces réunions et l'un de
ceux que les documens constatent avec le plus de clarté, était de
porter au roi ce qu'on appelait les dons annuels. Ce mot désignait
une sorte d'impôt, qui apparemment n'était volontaire que de nom
et qui était remis directement aux mains du prince par chaque
membre de l'assemblée. Hincmar atteste formellement cette règle,
et les annalistes la rappellent souvent. « En 807, dit l'un d'eux,
Charles convoqua l'assemblée générale; on lui remit les dons -y
puis, sans faire autre chose, chacun retourna chez soi. » — « L'em-
pereur, dit Eginhard, tint l'assemblée et il y reçut les dons an-
nuels. » Ce paiement est fréquemment indiqué dans les chroniques,
depuis le règne de Pépin le Bref jusques et y compris celui de
Charles le Chauve. L'annaliste de Saint-Berlin énumère les assem-
blées et ne dit guère sur chacune d'elles qu'une chose, c'est que
le roi « y reçut, suivant la coutume, les dons annuels. »
Mais la plus grande affaire en ce temps-là et le premier devoir
des sujets était la guerre; c'était donc en vue de la guerre le plus
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 137
souvent qu'on les convoquait. Aussi Hincmar fait-il la remarque
que les champs de mai avaient lieu à l'époque de l'année qui est
le plus propice pour entrer en campagne. De là vient encore que
le rendez-vous du champ de mai était toujours indiqué du côté où
la guerre devait avoir lieu, sur la Loire, s'il s'agissait d'une expé-
dition en Aquitaine, — sur le Rhin, s'il fallait combattre en Ger-
manie. On peut suivre dans les chroniqueurs la série des champs
de mai de Pépin le Bref; ils sont tous des rendez-vous d'armée.
Ceux de Charlemagne ont le même caractère à l'exception de trois,
au sujet desquels les chroniqueurs signalent comme une singularité
qu'ils ne furent pas suivis d'une expédition militaire. Qu'on ne sup-
pose*pas d'ailleurs que cette assemblée fût précisément réunie pour
décider de la guerre ou de la paix. Il n'y a pas d'exemple que
cette question lui ait été posée ni qu'elle en ait délibéré (1). Les
chroniqueurs ne disent jamais : L'assemblée se réunit et résolut de
faire la guerre; ils disent toujours : Le roi réunit l'assemblée en tel
lieu et marcha contre tel ennemi. Nul indice de vote ni de volonté
générale. 11 est si vrai que le champ de mai était la plupart du
temps une réunion de soldats, que tous les hommes libres qui s'y
rendaient devaient être en tenue de guerre. Chacun devait porter
non -seulement une armure complète, mais encore les provisions
de bouche pour trois mois de campagne. Il nous a été conservé une
lettre de convocation au plaid général; elle nous fera juger du vé-
ritable caractère de ces réunions. « Charles, empereur sérénissime
et roi des Francs, à l'abbé Fulrad. Nous te faisons savoir que nous
avons décidé que notre plaid général se tiendrait du côté de la Saxe,
au lieu qu'on nomme Starasfurt. En conséquence nous t'ordonnons
que tu viennes avec le nombre complet d'hommes que tu dois ame-
ner, ces hommes bien armés et bien équipés, en sorte que", de
quelque côté que nos ordres t'envoient, tu puisses y marcher en
tenue de guerre. Tu devras avoir dans tes chariots une provision de
haches, pieux, cognées et tous autres instrumens nécessaires à la
guerre, des vivres pour trois mois, des armes et des vêtemens pour
six. » Un autre abbé, Loup de Ferrières, avait probablement reçu
une lettre semblable qui ne nous a pas été conservée; nous avons
du moins sa réponse : il s'excuse de ne pas se rendre au plaid,
parce qu'il est malade, et il ajoute « qu'il envoie ses hommes pour
remplir suivant l'usage tous les devoirs de l'expédition. » On voit
assez clairement par de tels exemples ce que c'était en général que
le grand plaid royal ou le champ de mai.
Les annales les plus brèves et les plus sèches tiennent pourtant
(l) Le seul exemple qui se rapproche de cela est du règi.e de Pi-pin, et se rapporte
d'ailleurs à une assemblée d'optimales, de grands, ce qui est tout à fait différent.
:138 REVUE DES DEUX MONDES.
une note exacte de ces convocations : elles oublieraient tous les évé-
nemens d'une année plutôt que celui-là. Il est visible que les as-
semblées annuelles intéressaient vivement les hommes et tenaient
une grande place dans leur existence. La raison de cela s'aperçoit
bien; ce n'était rien moins qu'une expédition militaire. Le chroni-
queur d'un couvent ne pouvait pas omettre un champ de mai pour
lequel il avait vu partir son abbé suivi de tous les vassaux et servi-
teurs du couvent armés en guerre à grands frais. Ce champ de mai
était dans l'histoire de chaque année ce qu'il y avait de plus impor-
tant, de plus plein de péril ôt d'intérêt, de plus ruineux surtout.
Comment le moine aurait-il oublié ce grand événement annuel où
la vie des hommes et la fortune du monastère avaient été en jeu?
Aussi ne manque-t-il jamais de nous dire en quelle contrée de
l'empire et contre quel ennemi le plaid royal a été convoqué.
En revanche, il est bien frappant que, parmi tant de chroni-
queurs qui nous parlent des champs de mai, ii n'y en ait pas un
seul qui les présente comme une institution de liberté ou comme
une garantie du droit. On peut même observer que les deux idées
de liberté et d'assemblée ne se trouvent jamais associées. Aller au
champ de mai n'est pas un droit pour les hommes, c'est une obli-
gation. On s'y rend « pour obéir à l'ordre du roi. » Y assister, c'est
faire acte de soumission, de déférence, de fidélité. Aussi les étran-
gers et môme les vaincus y doivent-ils venir aussi bien que les
Francs. L'annaliste remarque par exemple qu'en 782 tous les Saxons
se rendirent au plaid, à l'exception de ceux qui étaient rebelles. En
786, les Bretons, ayant été vaincus et soumis, se rendirent à l'as-
semblée de Worms, et l'année suivante les Saxons figurèrent à celle
de Paderborn. Croire que cette grande assemblée ne fût que la
réunion de la race franque serait une grande illusion; « on y voyait,
dit un chroniqueur, des Bavarois, des Lombards, des Saxons, des
hommes de toutes les provinces de l'empire (1). »
Ces hommes étaient réunis, non pour exercer des droits, mais
pour remplir des devoirs envers le prince. Il s'agissait pour eux
de lai apporter la contribution annuelle, de se mettre à sa dispo-
sition pour la guerre qu'il avait résolue ; il s'agissait surtout de
lui faire hommage, de lui donner une preuve d'obéissance, de re-
cevoir ses ordres et de prendre connaissance de ses décisions. Ces
(1) Quant aux descendans des anciens Gallo-Romains, on ne peut pas douter, après
la lecture dus textes, qu'ils ne figurassent dans ces assemblées au môme titre que les
hommes de race gcrm&nique. Il n'y a nul indice qu'ils en fussent exclus ou plutôt
exemptés ; les capitulaires ne font aucune exception pour eux. La vérité qui ressort
frappante de tous les documens carolingiens, c'est qu'on ne distinguait pas les races.
On appjkiit du nom de Francs toute la population qui habitait entre la Loire et le
Rhin, comme on appelait Aquitains, Lombards, Romains, Bavarois, Germains, tous
les peuples environnans.
LE GOUVERNEMENT DE C1IARLE.MAGNE. 139
assemblées, loin d'être mie pratique de liberté, étaient un moyen
de gouvernement. Elles étaient un procédé commode pour faire
parvenir au pouvoir central les forces et l'argent des sujets, et pour
faire descendre vers les sujets les volontés et les inspirations du
pouvoir central. Elles étaient la centralisation même sous sa forme
la plus rigoureuse et la plus dure, puisque tous les hommes libres
de l'empire devaient chaque année se rendre en personne auprès
du maître.
11 est bien vrai que le prince pouvait, dès qu'il le voulait, consul-
ter l'assemblée. Sur un jugement difficile ou sur une loi nouvelle,
il pouvait lui demander son avis. S'agissait-il d'une guerre à entre-
prendre, nous ne voyons jamais qu'il la consultât, mais nous de-
vons bien penser qu'il n'eût pas été facile de conduire cette réunion
de guerriers à une expédition qui lui aurait formellement déplu. Il
est hors de doute qu'un peuple ainsi rassemblé n'obéit que s'il veut
obéir. Lorsqu'un prince est en contact si direct avec la nation, il
peut encore être un monarque très absolu, mais il faut que la na-
tion consente à ce qu'il le soit. Quand Charlemagne se trouvait, du-
rant plusieurs semaines, au milieu de ce peuple armé, il ne se pou-
vait pas qu'il n'entendît ses vœux, et qu'il n'eût un sentiment très
vif de ses besoins. S'il lui faisait donner lecture de ses volontés, il
lui demandait implicitement son adhésion. Une sorte de vote tacite
et inconscient se produisait au fond de cette foule. Le mécontente-
ment et la désaffection auraient eu bien des moyens de se ujanifes-
ter. Il fallait compter avec ces hommes. Hincmar décrit l'assemblée
générale du mois de mai : il ne dit pas qu'elle délibère ni qu'elle
décide sur aucun sujet ; mais l'empereur, pendant plusieurs jours,
« parcourt les rangs de la multitude, reçoit les dons de chacun,
salue les principaux personnages, s'entretient avec les plus âgés,
plaisante gaîment avec les plus jeunes. » On conçoit qu'une telle
assemblée eût moraleuient une puissance incalculable; légalement
elle n'en avait aucune. Elle ne possédait ni l'initiative des pro-
positions, ni la discussion et l'examen, ni le suffrage régulier, ni
la décision définitive. On ne voit jamais personne y prendre la pa-
role, si ce n'est le roi; nulle trace de débat , rien de ce qui caiac-
térise une assemblée délibérante ou des comices populaires ne se
rencontre ici. Cette grande réunion ne représente que l'obéissance :
qui n'est pas un fidèle sujet n'y vient pas. Elle pourrait faire op-
position; mais, suivant les idées de ces hommes, l'opposition se
marquerait plutôt par l'absence. Elle n'est pas une garantie de
liberté; les hommes feraient plutôt consister la liberté à la suppri-
mer. Aussi aperçoit-on bien dans la suite des faits que ce n'est pas
cette assemblée qui affaiblit la royauté carolingienne; c'est au con-
traire la faiblesse de la royauté qui laissa disparaître l'assemblée.
liiO REVUE DES DEUX MONDES.
Les champs de mai cessèrent d'être aussitôt que les rois cessèrent
d'être forts.
Du sein de cette vaste assemblée « du peuple entier, » il s'en dé-
gageait une autre, beaucoup moins nombreuse. Tandis que la foule
était campée sous les tentes, au milieu de la plaine, quelques
hommes étaient réunis, loin d'elle, sans nulle communication avec
elle, dans des salles du palais. Ces hommes étaient les évêques,
les abbés de monastères, les ducs, les comtes, les vicaires des
comtes, tous ceux enfin que la langue de l'époque appelait les
grands. Or au temps de Charlemagne les évêques et les abbés
étaient nommés par le prince et soumis à sa mainbour; les ducs et
les comtes étaient ses agens; il les nommait et les révoquait à son
gré. Il s'en faut de beaucoup que ces hommes fussent indépendans
et qu'ils pussent être hostiles. Une assemblée ainsi composée ne res-
semblait pas à une assemblée nationale; elle était plutôt une réu-
nion de fonctionnaires, une sorte de conseil d'état. Voyons-la à
l'œuvre : chaque comte fait un rapport au roi sur l'état de sa pro-
vince, chaque évêque sur l'état de son diocèse ; les commissaires
impériaux, missi dominici, qui reviennent de leur tournée d'in-
spection ^ rendent compte de ce qu'ils ont vu. Chacun d'eux énu-
mère les actes qu'il a accomplis, les mesures qu'il a prises ; chacun
aussi signale les désordres qu'il a remarqués et indique les besoins
et les vœux de la province qu'il a parcourue. On s'entretient aussi
de ce qui se passe aux frontières et à l'étranger, des incursions qui
menacent, des alliances sur lesquelles on peut compter. Puis le roi
consulte ces hommes qui, par leur dévoiÀment à sa personne autant
que par leur expérience des affaires, sont ses conseillers naturels.
Il leur expose, dans les réunions du printemps, ses projets de guerre,
dans celles de l'automne, ses projets de lois. Il exige que sur chaque
point chacun d'eux lui donne son avis. Conseiller n'est pas pour eux
un droit, c'est un devoir. Ils ne conseillent d'ailleurs que sur les
objets que le roi leur propose. Ils délibèrent la plupart du temps
en sa présence, quelquefois sans lui, toujours avec une liberté qui
ne peut nuire. Enfin le résultat de leurs discussions « est mis sous
les yeux du prince, qui décide suivant sa sagesse. » La solution dé-
finitive appartient donc toujours au roi ; ces conseillers n'ont fait
que l'éclairer de leurs lumières.
C'est Hincmar qui dit tout cela. Veut- on avoir un véritable
compte-rendu, contemporain et authentique, d'une de ces réunions,
en voici un qui nous a été conservé. C'est un récit qui est fait par
l'archevêque de Lyon Agobard dans une lettre à un ami. « Dans ces
jours où notre maître sacré l'empereur, ayant convoqué l'assemblée
à Attigny, s'occupait avec zèle de tous les intérêts des peuples
confiés à ses soins, il conçut un admirable projet, qui était de
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 141
faire disparaître les fautes contre la religion et de prescrire l'ob-
servation des bonnes lois aux évêques et aux comtes. Il rédigea
donc, par l'inspiration de Dieu, une série de capitulaires. Ces ca-
pitulaires furent apportés à notre réunion par nos maîtres. » Cette
dernière expression, nostri magistri^ désigne, ainsi que toute la
suite du récit le montre clairement, les ministres de l'empereur,
auxquels on donnait fréquemment le titre de maître; les princi-
paux ministres étaient à cette époque l'abbé Adalhard, le chan-
celier Hélisachar et le comte du palais Mantfred. On voit déjà
l'assemblée des grands réunie et les ministres apportant au nom
du prince un projet de loi; l'un deux, Adalhard, prononça une ha-
rangue, dont le fond était « qu'il n'avait jamais vu une plus belle
pensée ni un projet plus glorieux pour le bien de l'état depuis le
temps du roi Pépin le Bref, — Adalhard était vieux, — jusqu'à ce
jour. » Il semblerait qu'après ce discours du gouvernement une
discussion aurait dû s'établir dans l'assemblée; le projet présenté
touchait sans nul doute à une foule de questions où les intérêts de
l'église et ceux des laïques se trouvaient engagés, et nous sommes
ici devant une réunion d'évêques, de comtes et de grands béné-
ficiaires. Pourtant Agobard ne mentionne aucune discussion, aucun
débat contradictoire; il ne signale non plus aucun vote. Le ministre
a parlé, l'assemblée reste muette; il suffît que le projet impérial
ait été notifié, l'adhésion est acquise, et rien de plus n'est néces-
saire. « Seulement, continue Agobard, pour faire honneur à notre
adhésion, les ministres ajoutèrent en s'adressant à l'assemblée:
« Tout ce que votre sagacité pourra trouver d'utile, dites-le avec
confiance et ne doutez pas que notre maître empereur n'exécute
tout ce que vous aurez suggéré pour obéir à Dieu. » Telle fut la
substance d'un second discours du gouvernement dont Agobard ne
donne qu'un résumé, mais qu'il qualifie de a très agréable. » Même
après cette invitation, personne ne se montra pressé de prendre la
parole. Enfin Agobard se décida, « quoique le plus humble, dit-il,
et le dernier de tous » (il était pourtant archevêque de Lyon), à
se lever de sa place et à parler; mais voyez avec quelle modestie
et quelle crainte. « Je commençai discrètement, — non pas à faire
une harangue, — encore moins un discours d'opposition, mais seu-
lement à soumettre quelques observations, comme il convient de
faire quand on s'adresse à si grands personnages, à des minis-
tres. » Il donne ensuite l'analyse de son discours; il commençait
par remercier Dieu d'avoir inspiré au maître empereur un si beau
projet; il osait toutefois faire quelques réserves, disant que le bien
absolu n'est pas de ce monde et donnant à entendre que peut-être
il y avait quelque excès dans les désirs du prince. Puis il signalait
une omission : l'empereur avait oublié, parmi tant de beaux arti-
l/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
des, celui qui devait assurer à l'église la restitution de toutes ses
terres. Ces derniers mots, lancés à la fin de ce petit discours, tou-
chaient un sujet scabreux, car il s'agissait là des terres ecclésias-
tiques que l'empereur lui-même détenait et qu'il distribuait en bé-
néfice à des laïques pour payer les services rendus. 11 y avait une
grande hardiesse de la part du prélat à rappeler cette vieille et in-
terminable querelle entre l'épiscopat et tous les Carolingiens sans
exception, cette querelle qui, onze ans plus tard, devait être pour
beaucoup dans la déposition de Louis le Débonnaire. Aussi l'évêque
n'effleure-t-il ce sujet qu'avec les plus grandes précautions ; « je
supplie votre habileté (c'est le terme dont on se servait pour parler
aux ministres) de suggérer à sa magnanimité (c'est le terme qui
désignait l'empereur) combien l'église souflre au sujet de ses
biens. » On ne pouvait s'exprimer avec plus de ménagement. Je ne
sais pourtant si ce langage ne parut pas bien téméraire; ce qui est
certain, c'est qu'aucun des prélats qui étaient présens n'appuya la
proposition de l'archevêque. Nulle délibération n'eut lieu. Les mi-
nistres « firent une réponse convenable et polie, » et ce fut tout,
l'assemblée ayant été immédiatement dissoute. Agobard termine
en disant qu'il ne sait même pas si les ministres firent un rapport
à l'empereur sur cette affaire. — Voilà le compte-rendu d'une de
ces fameuses assemblées des grands : les premiers personnages de
l'empire, prélats et laïques, mandés par le prince, se sont réunis;
les ministres leur ont lu au nom de l'empereur un projet de capi-
tulaires; ils y ont donné leur adhésion, sans nulle discussion, sans
aucune espèce de vote, en silence; on les a invités à présenter leurs
observations; l'un d'eux, timidement, en a fait une; mais il n'en a
été tenu aucun compte, et c'est tout au plus si les ministres ont
jugé à propos d'en parler au prince.
Une autre année, le même archevêque de Lyon était venu au
plaid, l'esprit préoccupé d'une autre aifaire : il souhaitait d'obtenir
une loi contre les Juifs. Tant que dura l'assemblée, il ne lui fut pas
permis de présenter sa proposition; c'est seulement après que la
clôture eut été prononcée que les ministres lui donnèrent quelque
petite satisfaction à cet égard., Voici comment il raconte les faits
dans une lettre qu'il écrivit quelques semaines plus tard à ces
mêmes ministres : « Lorsque la' permission de retourner chez nous
nous avait déjà été accordée (c'est la formule de clôture, formule
que nous connaissons exactement par plusieurs capitulaires), votre
bonté très gracieuse, suspendant un peu le départ de l'assemblée,
daigna m'entendre. Ce ne fut pas un discours que je fis; ce ne
furent que quelques paroles discrètes et comme le léger murmure
d'une prière. Quand j'eus fini, vous levâtes la séance; vous sortîtes,
et je vous suivis. Vous vous rendîtes dans le cabinet de l'empereur,
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 1A3
moi, je restai à la porte, ego steti ante ostium. Un peu de temps
après, vous me fîtes signe d'entrer; mais je n'entendis rien de la
bouche du prince, si ce n'est la pe''mission de me retirer. Quant à
ce que vous avez dit à l'empereur, je ne l'ai pas entendu ; je ne sais
pas davaaiage ce qu'il voas a répondu. Ces renseignemens, je n'ai
pas osé vous les demander; j'ai craint, en m'approcliant encore de
vous, de manquer au respect, ad vos non occessi, prœpedienle pu-
dore. » Ainsi le respect a empêohé l'archevêque de Lyon d'impor-
tuner plus longtemps les ministres, et il est retourné dans son dio-
cèse « le cœur bien triste, » sans avoir rien obtenu, pas même un
examen de sa proposition.
Telle était la pratique de ces grands plaids royaux; on voit as-
sez combien ils étaient subordonnés à l'empereur; et par le peu
qu'était un archevêque vis-à-vis des ministres on peut juger du peu
qu'étaient ces assemblées vis-à-vis du prince. — Il est clair que
des réunions de cette nature pouvaient devenir hostiles à la royauté
le jour où les évoques et les comtes seraient devenus indépcndans
d'elle; mais aussi longtemps que ces mêmes hommes seraient dans
sa main par leurs fonctions et leurs bénéfices, aussi longtemps
qu'ils seraient ses premiers serviteurs et ses fonctionnaires, elles ne
pouvaient être qu'un moyen de gouvernement. Ainsi que le montre
bien Hincmar, ces réunions travaillaient avec le prince, elles ne
pouvaient pas penser à le combattre.
IV. — L' ADMINISTRATIOU.
L'empire de Gharlemagne était divisé administrativement en do-
ciles, les duchés en comtés, les comtés en centaines. Dans chacune
de ces circonscriptions on trouvait un représentant du prince. Les
ducs et les comtes étaient des administrateurs. Le roi les nommait,
les déplaçait, les révoquait. Il recevait des rapports sur leur ges-
tion, les punissait ou les récompensait. Il leur envoyait ses instruc-
tions, qu'ils devaient suivre scrupuleusement. Ces hommes n'a-
vaient par eux-mêmes aucune puissance; ils étaient seulement les
intermédiaires par lesquels la puissance royale s'exerçait.
Chaque comte avait sous ses ordres un ou plusieurs vicaires ou
vicomtes et plusieurs centeniers. Aucun de ces chefs locaux n'était
élu par les populations; ils étaient choisis, soit par le comte, soit
par les w/5.</ dans leur tournée d'inspection. Un centenier était un
fonctionnaire de rang inférieur. Si le roi ne prenait pas la peine de
le nommer directement, du moins il se faisait rendre compte de sa
conduite et le révoquait à sa volonté. Tout ce qui administrait, tout
ce qui avait quelque autorité dépendait du prince.
On voudrait savoir s'il existait à côté des comtes et des centeniers
1/i/i REVUE DES DEUX MONDES.
quelques assemblées provinciales ou cantonales. Les chroniques
n'en mentionnent jamais, et elles ne racontent aucun de ces faits
qui en feraient supposer l'existence. Les textes législatifs signalent
fréquemment le mail, qu'ils appellent aussi un plaid du comte, mais
ce qu'ils en disent ne donne pas l'idée d'une assemblée qui serait
indépendante du comte et qui aurait pour mission de contrôler ou
de surveiller sa conduite. Le mail n'a. aucun pouvoir bien défini; on
ne le voit jamais agir par lui-même ni prendre une décision. Il
n'administre même pas les intérêts locaux; on n'aperçoit jamais
nul indice d'opposition ni même de liberté (1). Les documens mon-
trent même que les populations étaient loin d'être attachées à cette
institution et qu'elles la regardaient comme une charge. On y voit
que le comte ne réunissait guère le mail que pour avoir un motif
de frapper d'amende les absens, et que les hommes aimaient en-
core mieux payer quelque argent que de s'y rendre. Charlemagne
les dispensa d'y assister. Ainsi le prince et le peuple furent d'ac-
cord pour faire disparaître un usage dont les esprits ne compre-
naient plus l'importance.
.Au-dessus des comtes et des ducs, il y avait des fonctionnaires
que l'on appelait les envoyés du maître, missi domùiici. Ils étaient
choisis avec soin par le prince et n'avaient qu'une mission de courte
durée. Chacun d'eux, dans la région qu'il avait à parcourir, devait
surveiller la conduite des comtes et des autres agens royaux, exa-
miner leur gestion, recevoir les plaintes et les appels portés contre
eux. Ils partaient chaque année du palais de l'empereur avec des
instructions rédigées par lui; ils y revenaient avec un rapport qu'ils
mettaient sous ses yeux. Leur principal devoir était de s'assurer
que ses volontés étaient exécutées pleinement. Comme ils le repré-
sentaient, ils étaient armés de tous les pouvoirs. Finances, justice,
service militaire, discipline ecclésiastique, ils avaient la main sur
tout. Eux aussi, ils convoquaient des plaids; mais ces plaids ne se
composaient pas de la population libre et ne ressemblaient pas à
des assemblées provinciales, ils étaient formés des fonctionnaires
de la province, des comtes, des vicaires, des centeniers, des vas-
saux. Le commissaire impérial réunissait autour de lui tous ces per-
sonnages pour les interroger, pour leur faire rendre leurs comptes,
et aussi pour leur faire connaître les instructions du prince. Il devait
enfin mettre à profit ces réunions pour s'informer de l'état du pays,
des désordres qui étaient à réprimer, des améliorations qu'on pouvait
introduire.
(1) n y a dans lo recueil des capitulaires (Baluze, t. II, p. 114) une lettre des
évêques qui décrit le pouvoir des comtes et montre jusqu'où allait leur autorité. Il
ressort de cette lettre avec une pleine évidence qu'il n'y avait auprès du comte aucune
assemblée qui pût poser des bornes à son pouvoir.
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 145
En même temps que les comtes, les ducs, les missi, rendaient
la royauté partout présente, Chariemagne avait autour de lui une
administration centrale. Ce n'était pas lui qui l'avait créée; il la te-
nait de Pépin, qui lui-même en avait reçu les élémens des rois an-
térieurs. Cette administration était constituée sur le modèle de l'an-
cien ^mlatnim des empereurs romains, et continuait à s'appeler le
palais sacré. C'était un ensemble de ce que nous appellerions au-
jourd'hui des bureaux et des ministères; nous en connaissons l'or-
ganisme par la description qu'un personnage éminent de la cour
de Chariemagne nous en a laissée.
Les deux ministres principaux étaient V (qjocrîsiaîre et le comte
du palais. L'apocrisiaire, dont le nom et la dignité remontaient à
l'empereur Constantin le Grand et s'étaient continués dans toute
l'époque mérovingienne, était chargé des affaires ecclésiastiques.
Tout ce qui concernait la conduite ou les intérêts du clergé était
dans ses attributions. Le comte du palais était le chef de l'adminis-
tration civile; ses pouvoirs étaient très étendus et fort divers. Il te-
nait les sceaux, signait les diplômes de nomination, recevait les
rapports des fonctionnaires. C'était lui aussi qui représentait le roi
comme juge suprême. Au-dessous de ces deux grands dignitaires,
on trouvait des chanceliers, des secrétaires, des notaires, des ré-
dacteurs et des gardiens des diplômes royaux. A côté d'eux étaient
un sénéchal, un bouteiller, un comte de l'écurie, un maréchal des
logis, un camérier. Leurs fonctions se rattachaient surtout à la per-
sonne du prince; mais elles touchaient aussi par quelques points
aux affaires de l'état, car la distinction n'était pas aussi marquée
entre la personne du prince et l'état qu'elle l'est dans les sociétés
modernes.
Ces personnages étaient qualifiés du titre de ministre^ terme qui
signifiait serviteur du prince, et auquel s'attachait par cela même
l'idée d'une grande autorité sur les sujets (1). Chacun d'eux avait
sous ses ordres une série d'agens. Le personnel de ce qu'on appe-
lait le palais était fort nombreux. 11 n'existait pas, à proprement
parler, de capitale; le vrai centre de cette administration n'était pas
une ville, c'était la personne même du souverain.
On a dit quelquefois que l'empire de Chariemagne était gouverné
par les hommes de race franque qui régnaient durement sur les
Gallo-Romains d'une part, sur les Germains de l'autre. Cette hypo-
thèse toute moderne ne s'appuie sur aucune preuve, et Ilincmar
écrit formellement le contraire. « Comme ce royaume, dit-il, se
(1) L'application du mot ministri était d'ailleurs plus étendue que celle de notre
mot ministre; il désignait môme les comtes, môme les centcniers, en un mot tous les
fonctionnaires royaux.
TOME XIII. — 1876. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
compose de plusieurs régions, l'empereur avait soin que les dif-
férens ministres fussent choisis également dans toutes; il voulait
que chacun de ses sujets, à quelque contrée qu'il appartînt, eût
un accès plus libre au palais, sachant qu'il trouverait dans les hauts
emplois des hommes de sa race et de son pays. » L'empire de Char-
lemagne n'était pas la domination d'une race sur les autres; il était
la domination d'un monarque sur toutes les races indistinctement.
Si l'on fait attention à cette hiérarchie d'administrateurs qui s'éten-
dait comme un réseau sur tout l'empire, à ces commissaires royaux
qui le parcouraient chaque année, à ces ministres vers lesquels
toutes les affaires convergeaient, à ces instructions qui partaient
incessamment du prince, à ces rapports qui revenaient incessam-
ment vers lui, on reconnaîtra qu'un tel régime était la centralisa-
tion la plus complète.
La justice était un des attributs de cette royauté omnipotente.
Les capitulaires sont pleins d'articles qui montrent les fonction-
naires royaux, c'est-à-dire les missi, les comtes, les centeniers,
chargés du soin de punir les crimes ou de vider les procès. Par-
tout les juges sont des hommes qui dépendent du prince, qui re-
çoivent ses instructions, qu'il nomme et destitue. Gharlemagne ne
cesse de prescrire à ses agens dans les provinces de faire bonne
justice : « nous voulons, dit-il, qu'aucune faute ne soit laissée im-
punie par nos Juges. » — « Qu'aucun juge, écrit-il ailleurs, ne per-
mette à un malfaiteur de se racheter, sous peine d'être révoqué de
sa charge. » Il leur recommande particulièrement les pauvres et les
faibles, ce qui serait sans doute inutile, si la justice était rendue par
la population. Il veut que ses comtes sachent les lois, ce qui im-
plique assurément qu'ils ne sont pas seulement .des chefs militaires
et des administrateurs; il leur enjoint de ne choisir pour vicomtes
et centeniers que des hommes qui les sachent aussi. Il se fait
rendre compte de la manière dont ils jugent. Louis le Débonnaire
écrit : « Que nos missi et nos comtes jugent bien , afin que les
plaintes des pauvres ne s'élèvent pas contre eux. » 11 ajoute : « Que
le peuple sache qu'il ne doit porter ses procès devant nous que si
nos ?nissi ou nos comtes ont refusé de faire justice. » De telles in-
structions ne sont-elles pas incompatibles avec l'existence de jurys
populaires ?
Le tribunal au milieu duquel le comte rendait ses jugemens s'ap-
pelait le inall ou le plaid du comte. Ce serait se tromper beaucoup
que de se représenter ce tmdl comme une grande assemblée des
hommes libres du canton ; il se tenait non pas en plein air, mais dans
une salle, et nous avons plusieurs capitulaires qui prescrivent au
comte de veiller à ce que cette salle soit toujours en bon état. Le
LE GOUYERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 147
comte tenait son plaid, c'est-à-dire ses séances, où et quand il vou-
lait. Il n'y était pas un simple président, il y était un maître. « Nous
voulons, est-il dit dans un capitulaire, que le comte ait toute-puis-
sance dans son plaid, sans que nul le contredise; s'il fait qiïelque
chose qui soit contre la justice, c'est à nous que la plainte doit être
adressée. »
Il est vrai que le comte devait être entouré de quelques hommes
et qu'il ne pouvait guère juger seul. Dans les document carolin-
giens, on voit deux sortes d'hommes qui prennent part au plaid;
les uns sont les serviteurs du comte, vassi cojnitis , les autres sont
les scabins, scabini. 11 n'y a aucun indice que ces scabins on éche-
vins du temps de Charlemagne fussent élus par les populations. Les
textes législatifs montrent au contraire qu'ils étaient choisis par les
missi dominici ; ils étaient subordonnés au comte, qui avait sur
eux un droit de surveillance, pouvait les révoquer et répondait de
leur conduite. Il ne semble pas qu'ils fussent désignés pour un
temps limité; ils étaient revêtus d'un caractère officiel et perma-
nent; leur charge s'appelait une fonction, ministerium, et l'on voit
par plusieurs diplômes qu'ils étaient classés parmi les fonctionnaires
publics. Ces hommes avaient une grande part au travail de la jus-
tice : comme il était rare que le comte fût un légiste, c'était à eux
qu'il appartenait d'interroger les parties, de faire la recherche des
faits, de dire la loi qu'il fallait appliquer; ils dictaient la plupart du
temps au comte la sentence que celui-ci n'avait qu'à prononcer.
Ils étaient en un mot des juges de rang inférieur qui aidaient le
comte. Les arrêts de ce tribunal pouvaient être révisés par le missus
dominicus pendant sa tournée d'inspection. De la sentence du mis-
sus, l'appel était porté au prince, qui se trouvait ainsi le juge su-
prême de tout l'empire.
Le plaid du roi se tenait dans le palais. Plusieurs arrêts de Char-
lemagne nous ont été conservés; l'énoncé commençait ordinaire-
ment par cette formule : « Charles, empereur, auguste... Tandis
que dans notre palais nous siégions pour entendre les causes de
tous et les terminer par un juste jugement, telles personnes se sont
présentées devant nous,... et nous, au milieu de nos fidèles, et
ayant pris leur conseil, nous avons décidé. » Ces fidèles que l'em-
pereur consultait ne ressemblaient en rien à un grand jury natio-
nal : les uns étaient des évêques et des abbés que le prince avait
choisis, les autres étaient des courtisans portant le titre de do7nrs-
ticii d'autres enfin étaient des ducs et des comtes, c'est-à-dire des
agens du pouvoir impérial. La description que fait Hincmar de ces
réunions prouve bien que nul n'y pouvait entrer qui ne fût à la
convenance du prince. Ce plaid était ordinairement présidé par le
IZiS REVUE DES DEUX MONDES.
comte du palais, l'empereur en prenait la présidence dans les causes
importantes. La procédure était la même que dans les tribunaux
des comtes; le prince ne prononçait son arrêt qu'après avoir pris
l'avis de chacun des membres du conseil; il y a d'ailleurs des
exemples qui prouvent qu'il n'était pas tenu de suivre l'opinion de
la majorité; Eginhard assure même qu'il pouvait juger sans son
conseil. Les capitulaires proclament en effet plus d'une fois que le
roi a le droit de prononcer suivant sa seule conscience et ses lu-
mières, et qu'il peut punir suivant sa volonté.
Il n'existait donc à aucun degré de l'administration judiciaire ni
un véritable jury, ni une magistrature indépendante. Toute justice
émanait du prince et était rendue ou par lui-même ou par ses dé-
légués. Elle faisait partie de l'autorité publique et se confondait
avec l'administration. Juger était encore une fonction éminemment
royale (1). La pénalité était la même qu'aux époques précédentes.
La mort, la mutilation des membres, l'emprisonnement, étaient des
peines ordinaires. On voit des hommes du plus haut rang qui sont
condamnés à périr par le glaive ou par le gibet. Il était enjoint aux
comtes, aux vicomtes et à tous juges royaux d'avoir une prison et
une fourche patibulaire. Les tribunaux des comtes prononçaient
fréquemment la peine de mort; toutefois il n'était pas rare qu'on
permît au condamné de racheter sa vie par le sacrifice d'une forte
somme d'argent.
V. — RAPPORTS DE L'ÉTAT AVEC L'ÉGLISE.
On s'est demandé si cette royauté carolingienne, d'allure si fière
et si hautaine à l'égard des populations, n'avait pas par une sorte
de compensation obéi à l'église. De ce que Gharlemagne et Louis le
Pieux manifestaient un grand respect pour la croyance chrétienne
et pour l'épiscopat, on a parfois conclu que leur politique avait été
inspirée et conduite par le clergé; on a même appelé leur gouver-
nement le règne des prêtres. Ces généralités sont toujours pleines
de péril ; il faut observer le détail des faits.
Au temps de Gharlemagne et de Louis le Pieux, comme au temps
des empereurs romains, les conciles ecclésiastiques ne pouvaient se
réunir qu'avec l'autorisation spéciale du prince ou sur son ordre.
Le prince avait le droit de siéger au milieu d'eux. Il n'était pas rare
qu'il les présidât et qu'il dirigeât leurs discussions, même quand
ils traitaient de questions de doctrine. Pépin le Bref, en 7ô7, tint
un synode d'évêques au sujet de la Trinité et des images des saints.
(1) Nous n'avons pas à parler ici de la juridiction ecclésiastique; elle était déjà très
fortement constituée au temps de Gharlemagne.
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. l/jO
Gharlemagne en présida un en 794 pour la condamnation de l'hé-
résie de Félix d'Urgel, et un autre en 809 où l'on traita de la pro-
cession du Saint-Esprit. Ce droit des rois à la présidence et à la
direction des conciles était encore reconnu au temps de Charles le
Chauve, ainsi qu'on peut le voir dans le préambule des actes du
concile de Soissons en 853.
Les décisions des évêques étaient toujours soumises au pouvoir
temporel; elles ne recevaient de valeur légale et ne devenaient exé-
cutoires que lorsqu'elles avaient été acceptées et promulguées par
le prince. Non-seulement il avait le droit de les rejeter, il pouvait
même les modifier. Ce principe était reconnu formellement par les
évêques eux-mêmes. On lit ordinairement à la suite des actes de
chaque concile une formule telle que celle-ci : « voilà les articles
que nous avons rédigés, nous évêques et abbés; nous décidons qu'ils
seront présentés au seigneur empereur, afin que sa sagesse y ajoute
ce qui y manque, y corrige ce qui est contre la raison, et que ce
qu'elle y reconnaîtra bon, elle le promulgue et le rende exécu-
toire (1). » Ainsi les conciles n'avaient qu'un droit de proposition;
même en matière de discipline et de foi, l'autorité législative ap-
partenait uniquement à l'empereur.
Le pouvoir civil avait un droit de surveillance sur l'église. Les
commissaires royaux visitaient les évêchés, pénétraient dans les
monastères, faisaient un rapport au prince sur la conduite des évê-
ques, des prêtres, des moines et des religieuses. Il est vrai que
l'église avait sa juridiction particulière : les Carolingiens confirmè-
rent maintes fois le privilège que ses membres avaient de n'être
pas justiciables des tribunaux des comtes; mais les appels des sen-
tences des évêques étaient portés au roi, qui était ainsi le juge su-
prême des ecclésiastiques comme des laïques.
Les évêques étaient indépendans des comtes et des ducs; mais
ils éiaient subordonnés aux commissaires royaux. Ceux-ci les man-
daient devant eux, leur faisaient rendre leurs comptes, les obli-
geaient à assister à leurs plaids, enfin faisaient savoir au prince si
chacun d'eux exécutait fidèlement dans son diocèse les volontés
royales. Les membres du clergé ne pouvaient sortir du royaume,
même pour aller à Rome, qu'avec une permission spéciale du sou-
verain. Ils n'étaient pas affranchis des charges publiques; s'ils
étaient exempts d'une grande partie des impôts par des concessions
d'immunités que Charlemagne prodigua, ils ne l'étaient pas du
service militaire. Ils devaient faire la guerre, sinon en personne,
(1) Conciles d'Arles, ann. 813, — de Tours, de Mayence, môme année, dans Labbc,
t. vu, p. 1239, 1241, 1261.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
\
du moins par tous les hommes qui dépendaient d'eux ; ils armaient
leurs sujets, faisaient tous les frais de leur équipement et de leur
entretien, et les envoyaient ou les conduisaient eux-mêmes aux
rendez- vous d'armée.
Pépin le Bref, Gharlemagne et Louis le Pieux aimaient à se don-
ner le titre de défenseurs des églises. Nous ne devons pas nous
tromper sur cette expression : elle avait alors une signification fort
différente de celle qu'elle aurait de nos jours. Avoir les églises dans
sa défense ou dans sa mainboury c'était, suivant le langage et les
idées du temps, exercer sur elles à la fois la protection et l'autorité.
La défense ou mainbour était un véritable contrat qui entraînait
inévitablement la dépendance du protégé. Un évêque ou un abbé
en mainbour ressemblait fort à un laïque en vasselage. Il était sou-
mis aux obligations de toute sorte que la langue du temps réunis-
sait sous le seul mot de fidélité. Aussi devait-il prêter serment au
prince. Il lui disait, en mettant les mains dans ses mains : u Je vous
serai fidèle et obéissant comme l'homme doit l'être envers son sei-
gneur et l'évêque envers son roi. »
Pour la nomination des évoques et des chefs de monastères, les
règles anciennes n'avaient jamais été formellement abrogées; il
était encore admis en principe que l'évêque fût élu par le clergé
avec l'accord de la population, l'abbé par les moines; mais il fal-
lait au préalable que le roi donnât la permission de procéder à
l'élection. Il fallait ensuite que le choix des prêtres ou des moines
lui fût soumis, et il pouvait l'annuler. 11 était donc impossible qu'un
homme fût évêque ou abbé sans l'aveu du roi. Le plus souvent, ce
simulacre même d'élection libre disparaissait, et le roi nommait di-
rectement et sans nul détour l'évêque ou l'abbé. On peut voir dans
les récits du moine de Saint-Gall de quelles sollicitations il était as-
siégé dès qu'un évêché devenait vacant. Gharlemagne avait cou-
tume de dire, au rapport du même chroniqueur : a Avec cette église
ou cette abbaye, je puis me faire un fidèle. » Il distribuait en effet
les églises et les monastères, à peu près comme il distribuait les
comtés et les domaines du fisc. Les hommes qui aspiraient aux di-
gnités ecclésiastiques n'avaient pas de plus sûr moyen pour y ar-
river que de servir la personne du prince. Ils entraient donc, dès
leur jeunesse, dans le palais; ils faisaient partie de ce qu'on appe-
lait la milice palatine. Après avoir été durant plusieurs années les
clercs du roi, ils obtenaient un évêché ou une riche abbaye. Il n'é-
tait pas rare que des laïques même reçussent du prince la direction
d'un monastère et la jouissance des terres qui en dépendaient.
Il nous est parvenu un grand nombre de lettres d'évêques ou
d'abbés qui vivaient sous Gharlemagne et sous ses deux succès-
LE GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE. 151
seurs, lettres qui sont écrites non au souverain lui-même, mais à
ses ministres. On est surpris du ton modeste et obséquieux que ces
chefs du clergé emploient vis-à-vis des hommes au pouvoir. Un
prélat se fait humble vis-à-vis d'un comte du palais, un archevêque
s'incline devant un simple prêtre que le prince honore de sa faveur.
L'un des principaux personnages de l'administration centrale était
celui qu'on appelait Vapocrisiaire ou le chapelain du roi; il était or-
dinairement dans la hiérarchie ecclésiastique un des derniers, mais
sa dignité de ministre du prince l'élevait fort au-dessus de tout son
ordre et le mettait hors de pair. Tous les prélats de l'empire lui
adressaient leurs sollicitations et leurs suppliques : ils avaient à
lui écrire pour les moindres affaires de leur diocèse ; s'agissait-il
d'impôt ou de service militaire, de discipline ecclésiastique ou de
procès, il fallait avoir recours à lui. Sa faveur pouvait tout, sa vo-
lonté décidait tout, il semble que tous les intérêts des prélats fus-
sent dans ses mains. On est frappé de voir dans le recueil des capi-
tulaires combien les évêques étaient assujettis. Sans cesse le prince
les mande auprès de lui, sans cesse il leur envoie ses instructions.
Sous des formes de respect, il leur commande. Il leur parle comme
à des sujets, plus que cela, comme à des fonctionnaires. Il les
charge d'exécuter ses ordres, il les emploie à faire pénétrer et pré-
valoir partout sa volonté. Pour l'obéissance, ils sont placés sur le
même pied que les comtes; comme eux, ils sont des instrumens de
la pensée du prince. Il se sert d'eux pour gouverner; il administre
par eux; il choisit parmi eux une partie de ses missi dominici, il fait
d'eux ses premiers serviteurs et ses agens.
Tous ces faits ne donnent pas l'idée d'une royauté soumise à
l'église. Charlemagne gouverne aussi bien la société ecclésiastique
que la société laïque. Nous n'avons pas à parler ici de ses rapports
avec le siège de Rome. Quant à l'épiscopat de la Gaule, il ne paraît
pas avoir eu même la pensée de faire la loi au pouvoir civil. Il eût
été peut-être assez fort pour s'affranchir de l'action de l'état, si cette
action avait été contraire à ses intérêts; mais, comme l'obéissance
ne lui coûtait pas, il obéissait. Il vivait avec le pouvoir dans un
parfait accord et était satisfait de le servir. Tel était d'ailleurs l'état
moral de ces générations, que les esprits ne distinguaient pas nette-
ment ce qui était de l'église et ce qui était de l'état. Nul ne sentait
encore qu'il y eût là deux autorités différentes qui dussent s'exercer
sur un domaine séparé et qui pussent être en conflit.
Charlemagne ne songeait même pas à empêcher l'église d'em-
piéter sur le terrain de l'état; c'est au contraiie lui qui interve-
nait à tout moment dans la vie iiuime de l'église, s'occupant, en
souverain, de sa discipline, de sa moralité, de son instruction, de
152 REVUE DES DEUX MONDES.
son dogme même. De graves désordres s'étaient introduits dans
l'église au siècle précédent, et la même anarchie qui avait désorga-
nisé la société civile avait jeté un trouble profond dans le clergé.
Les rois carolingiens s'arrogèrent le droit , que personne ne leur
contesta, d'y rétablir l'ordre. Le recueil de leurs capitulaires s'ap-
plique autant au clergé qu'aux laïques et ne touche pas moins au
droit canonique qu'au droit civil. Ils voulurent obliger tous les ec-
clésiastiques à une vie régulière et sévère. Non-seulement ils dé-
fendirent aux évêques de combattre, de verser le sang, de chasser;
ils surveillèrent même leur doctrine; ils leur rappelèrent fréquem-
ment qu'ils devaient se conformer à la croyance catholique, ils leur
enjoignirent d'observer les canons, de visiter leurs diocèses, de
prêcher et d'instruire; de même ils prescrivirent aux laïques la
dévotion, le jeûne, le repos da dimanche, l'assistance aux sermons.
C'est à ces princes qu'il faut attribuer l'institution de la règle
des chanoines. Cette réforme du clergé séculier, commencée par
Chrodegand, neveu de Pépin le Bref, fut reprise par Gharlemagne
et achevée par Louis le Pieux, qui l'établit par décret en 826. La
réforme monastique à laquelle s'attache le nom de Benoît d'Aniane
ne triompha que par la volonté de Louis le Pieux, après que Ghar-
lemagne en avait déjà préparé le succès par plusieurs capitulaires.
Il est visible que dans l'un et l'autre cas ces princes n'ont pas été
l'instrument du clergé, mais qu'ils ont au contraire plié le clergé,
et non sans résistance, à leur pensée et à leur volonté. Eginhard
et le moine de Saint-Gall montrent combien Gharlemagne était oc-
cupé de la liturgie, du culte, des chants d'église, de l'instruction
professionnelle du clergé; en toutes ces choses, auxquelles aujour-
d'hui le pouvoir civil n'oserait pas mettre la main, son autorité se
faisait sentir et l'impulsion partait de lui. Ce gouvernement se don-
nait pour mission, non pas seulement d'accorder les intérêts hu-
mains et de mettre l'ordre matériel dans la société, mais encore
d'améliorer les âmes et de faire prévaloir la vertu. 11 se présentait
comme établi de Dieu pour empêcher « que le péché ne grandît
sur la terre, » pour avertir les hommes « de ne pas tomber dans
les pièges de Satan, » pour a faire fructifier la bonne doctrine et
supprimer les fautes. » Il prenait la charge de la morale publique,
de la religion, des intérêts de Dieu. 11 entendait que ses droits et
même ses devoirs allassent jusqu'à régir la pensée et la conscience.
Tout cela, dans les mains d'un homme qui n'était ni un petit esprit
ni un caractère faible, marque une singulière extension de l'auto-
rité royale. On ne saurait guère imaginer une royauté plus absolue.
FUSTEL DE GOULANGES.
LE PREMIER AMOUR
D'EUGÈNE PICKERING
UNE FEMME PHILOSOPHE.
I.
C'était à Hombourg il y a quelques années. Je venais d'entrer
dans le Kursaal, et je rôdai d'abord en curieux autour de la table
où l'on jouait à la roulette. Peu à peu je parvins à me glisser à tra-
vers le cercle extérieur. A peine l'eus-je franchi que j'aperçus un
jeune homme dont le visage me frappa. Où donc avais-je vu ce front
large, ces yeux bleus, ce long cou, cette chevelure bouclée? Évi-
demment je connaissais un visage frère de celui-là; mais ma mé-
moire ne me rappelait aucun souvenir plus précis. L'inconnu, dont
les traits respiraient la franchise et la bonté, suivait les péripéties
du jeu avec un intérêt qu'il ne cherchait pas à cacher, et son éton-
nement naïf formait un agréable contraste avec le masque dur et
impassible des gens qui l'entouraient. On devinait qu'il subissait
pour la première fois une tentation à laquelle la timidité l'empê-
chait de céder. Tout en se laissant fasciner par le feu croisé des
gains et des pertes, il remuait des pièces d'or dans une de ses
poches, puis retirait sa main pour la passer sur son front avec un
geste nerveux.
La plupart des spectateurs s'occupaient trop du jeu pour prêter
beaucoup d'attention à leurs voisins. Je remarquai néanmoins, as-
sise entre mon inconnu et moi, une dame qui paraissait moins
Ibà REVUE DES DEUX MONDES.
absorbée. Bien qu'à Hombourg, au dire des habitués, il ne faille
jamais se fier aux apparences, je demeurai persuadé que cette
dame n'était pas du nombre de celles qui ont pour vocation spé-
ciale d'attirer les regards des favoris de la fortune. On lui aurait
donné une trentaine d'années; n)ais il lui était encore permis de ne
pas avouer le nombre exact de ses printemps. Elle avait de beaux
yeux gris, une profusion de cheveux blonds et un sourire fort sé-
duisant. Quoique son teint n'eût plus la fraîcheur de la première
jeunesse, elle charmait par une certaine grâce sentimentale. Sa
robe de mousseline blanche, garnie d'une multitude de bouillons
et relevée par des rubans bleus, lui seyait à merveille. Je me (latte
de deviner de prime abord la nationalité des gens, et il est rare
que je me trompe. Cette beauté un peu fanée, un peu cliiflbnnée,
un peu vaporeuse, était une Allemande, — une Allemande telle
qu'on en rencontre dans le monde lettré. N'avais-je pas devant moi
l'amie des poètes, la conseillère des philosophes, une muse, une
prêtresse de l'esthétique, quelque chose comme une Bettina ou une
Rahel?,. Je coupai court à mes hypothèses.
Ma Bettina venait de lever une main non gantée, aux doigts cou-
verts de bagues à gemmes bleues, — turquoises, saphirs ou lapis-
lazuli, — et elle appelait à elle le spectateur dont l'attitude indé-
cise l'avait frappée. Ce geste, — celui d'une princesse habituée à
donner des ordres, — fut accompagné d'un sourire irrésistible. Le
jeune homme ouvrit de grands yeux, comme s'il doutait que cet ap-
pel s'adressât à lui. Le voyant répéter avec plus d'insistance, il
rougit jusqu'à la racine des cheveux, et, après avoir hésité un mo-
ment, se dirigea vers la dame. Lorsqu'il arriva derrière elle, il s'es-
suyait le front. La joueuse se retourna, posa deux doigts sur la
manche de son habit et lui adressa une question à laquelle il ré-
pondit en secouant la tête. Elle lui demandait s'il avait jamais joué,
et il avouait son inexpérience. Les personnes qui cultivent la rou-
lette s'imaginent volontiers que, lorsque la fortune ne leur sourit
pas, elles peuvent se la rendre favorable en confiant leur enjeu à
une main novice. La dame, qui perdait, voulut tenter l'épreuve.
Elle n'avait pas devant elle, ainsi que la plupart de ses voisins,
une petite pile d'or; mais elle tira de sa poche un double napoléon
qu'elle remit au nouveau-venu en le priant de l'aventurer pour elle,
La requête, on le voyait, cau-ait au brave garçon un trouble déli-
cieux; il semblait reculer devant la responsabilité qu'on lui impo-
sait. Le visage de la dame trahissait une émotion contenue, et
peut-être se disait-il que l'enjeu représentait une dernière mise de
fonds. Au moment où il se penchait en avant pour poser la pièce
sur la table, je dus me déranger afin de livrer passage à une douai-
rière qui cédait sa place à une amie. Lorsque je dirigeai de nou-
LE PREMIER AMOUR d' EUGENE PICRERING. 155
veau les yeux vers la joueuse en robe de mousseline blanche, ses
petites gaffes ornées de pierres bleues attiraient à elle un beau tas
d'or. A Ilombourg, la joie et le désespoir conservent la mêtne im-
passibilité. La gagnante se contenta de se retourner gracieusement
et de remercier par un rapide sourire celui qui vei.iait de sacrifier
pour elle son inaocence. La victime toutefois garda assez de can-
deur pour se borner, de son côté, à regarder autour de la salle d'un
air satisTait. Ses yenx rencontrèrent alors les miens, et dans ce vi-
sage épani :iije reii'ouvai subitement celui d'un ami d'enfance, ci-
toyen comme moi de la grande république américaine. Comment
n'avais-je pas reconnu plus tôt Eugène Pickering?
Ma physionomie avait aussi dû s'épanouir, car cette rencontre
me causait un vif plaisir; mais Pickering ne me reconnut pas. Mon
sourire à moi n'avaU sans doute plus rien qui rappelât l'époque où
noue feuilletions le Grachis ad Parnassum.
Considérant que la chance avait tourné, mon Allemande se mit à
jouer elle-même, puis, après avoir gagné coup sur coup, elle jugea
bon de s'arrêter et enfouit ses gains dans les plis de sa mousseline.
Pickering n'avait rien risqué pour son propre compte. Lorsqu'il vit
sa voisine sur le point de se retirer, il lui présenta un double napo-
léon. Elle secoua la tête d'un air très décidé et parut l'engager à
remettre l'argent dans sa poche. Gomme il s'obstinait, elle prit la
pièce et la plaça sur un numéro. Un instant après, le râteau du
croupier raflait la mise. La dame se leva, haussa les épaules d'une
façon qui signifiait clairement : « je vous l'avais bien dit! » et le
joueur malencontreux la précéda pour l'aider à traverser la foule.
Avant de regagner mon logis, je fis un tour sur la terrasse. La
lueur des étoiles éclairait vaguement, à l'extrémité de l'esplanade,
trois ou quatre couples attardés parmi lesquels il me sembla distin-
guer une dame en robe blanche.
PijCkering avait toujours été un drôle de garçon, et je tenais à
savoir ce qu'était devenue sa drôlerie. Le lendemain, j'allai aux in-
formations, et je ne tardai pas à découvrir son hôtel. 11 venait de
sortir. Je m'éloignai sans trop de dépit, convaincu que je le ren-
contrerais bientôt. Les visiteurs de Hombourg ont l'hahitude de
passer leurs soirées au Kursaal, et, si je ne me trompais, Pickering
avait une bonne raison pour ne pas faire exception à la règle. Je
me dirigeai vers le Hardtwald. Tout à coup, au bord d'un sentier,
j'aperçus un jeune homme couché sur l'herbe; à côté de son cha-
peau gisait une lettre non décachetée. Il se redressa en me voyant
m'arrêter en face de lui, ajusta son lorgnon et me contempla sans
me reconnaître. Je me nommai. 11 se leva d'un bond, me serra la
main, m'adressa une douzaine de questions auxquelles il ne me
156 REVUE DES DEUX MONDES.
laissa pas le temps de répondre, et finit par me demander commsnt
je l'avais reconnu.
— Tu n'es pas changé au point d'être méconnaissable, luidis-je.
Après tout, il ne s'est écoulé que quinze ans depuis que tu me fai-
sais mes devoirs latins.
— Pas changé? répéta-t-il d'un ton de regret.
Je me souvins alors qu'à l'époque que je venais de lui rappeler,
Pickering servait de cible à nos railleries juvéniles. Il apportait
chaque jour à la pension une fiole remplie d'une médecine mysté-
rieuse dont il avalait une dose avant de goûter, et chaque après-
midi une gouvernante aux sourcils menaçans venait le prendre en
voiture. La blancheur de son teint, la fiole qui nous rappelait le
poison tragique, et la vieille gouvernante, que nous comparions à
la nourrice de la fille des Gapulet, avaient valu à l'infortuné Eu-
gène le sobriquet de « Juliette. » Tout cela me revint à l'esprit, et
je m'empressai de déclarer à Pickering que je voyais toujours en
lui le bon enfant qui me bâclait mes thèmes.
— Nous étions de fameux amis, tu sais, ajoutai-je.
— Oui, et c'est pour cela que j'aurais dû te reconnaître tout de
suite. Gomme écolier, je n'ai jamais eu qu'un petit nombre d'amis,
et je n'en ai pas eu beaucoup depuis. Yois-tu, je me trouve seul
pour la première fois de ma vie et je me sens tout désorienté, —
et il rejeta sa tête en arrière avec un mouvement nerveux, comme
pour se mieux fixer dans une position si nouvelle.
Je me demandai si la vieille gouvernante restait attachée à sa
personne, et je découvris bientôt que virtuellement il ne s'était pas
encore débarrassé d'elle. Nous nous assîmes côte à côte sur le gazon
pour évoquer nos souvenirs. Nous ressemblions à des gens qui, ou-
vrant par hasard les tiroirs d'un meuble oublié, retrouvent un tas
de jouets, — soldats de plomb, casse-tête chinois, contes de fées en
lambeaux. Voici ce que nous nous rappelâmes à nous deux.
Pickering n'était demeuré que peu de temps à l'école, — son
père craignit qu'il ne contractât des habitudes vulgaires. Eugène
m'avait révélé dans le temps le motif de son départ, et cette confi-
dence avait augmenté la terreur que m'inspirait M. Pickering, qui
m'apparaissait alors comme une sorte de grand-prêtre des conve-
nances. M. Pickering pleurait depuis longtemps sa femme, et son
veuvage donnait un surcroît excessif à sa dignité paternelle. C'était
un homme à la démarche majestueuse, avec un nez crochu, des
yeux noirs et perçans, de très larges favoris et des opinions origi-
nales sur la façon dont un enfant, — ou du moins dont son enfant
à lui, — devait être élevé. D'abord il fallait que son héritier acquît
dès le berceau les idées d'un parfait gentleman. L'expérience ayant
^A
LE PREMIER AMOUR d' EUGÈNE PICKERING. 157
démontré que la vie de pension s'opposait à la stricte observation des
règles qui devaient produire le résultat désiré, M. Pickering résolut
de donner à son fds un précepteur et un seul compagnon d'études.
Son choix, j'ignore pourquoi, tomba sur ma personne. A défaut de
science, le précepteur ne manquait pas de savoir-faire, car Eugène
fut traité en prince , tandis que les pensums et les coups de férule
pleuvaient sur moi. Pourtant je ne me rappelle pas avoir jamais
été jaloux de mon camarade. Il possédait une montre, un poney
et toute une bibliothèque de livres illustrés; mais l'envie que m'in-
spiraient ces trésors était tempérée par un vague sentiment de
compassion. Personne ne m'empêchait de sortir pour aller jouer
tout seul ; on me reconnaissait le droit de boutonner moi-même ma
jaquette, et je pouvais veiller jusqu'à ce que je fusse disposé à
dormir. Le pauvre Pickering, lui, ne se serait jamais permis de
franchir le seuil de sa demeure sans un exeat en règle. Comme
mes parens ne se souciaient pas de me laisser inoculer des vertus
importunes, ils me renvoyèrent à l'école au bout de six mois. A
dater de ce moment, je n'avais pas revu Eugène, et cette victime
d'une éducation de serre chaude cessa bientôt d'occuper une grande
place dans mes souvenirs.
Je l'examinai avec un vif intérêt, car c'était un phénomène, —
le produit d'un système suivi avec une persistance inexorable. Il
me rappela certains jeunes moines que j'avais rencontrés en Italie :
même physionomie candide et craintive ; en effet, n'avait- il pas reçu
une éducation presque monacale? Il eût été difficile, à vrai dire, de
rencontrer un sujet plus docile; sa nature douce et affectueuse
n'était pas de celles qui ont besoin d'être soumises au joug du
cloître. Cette éducation, aujourd'hui que l'univers lui ouvrait ses
mille portes, lui laissait une fraîcheur et une vivacité de sentiment
peu communes, et j'avoue qu'en rencontrant le regard toujours naïf
de ses yeux bleus je tremblai pour l'innocence non aguerrie d'une
pareille âme. Le contact du monde agissait déjà sur lui, troublant
sa longue quiétude. Tout ce qui l'entourait lui parlait d'une expé-
rience qu'on lui avait interdite. Il s'effrayait à la seule idée de pas-
sions dont jusqu'alors il n'avait pas soupçonné l'existence. Son al-
lure, jointe à la scène dont j'avais été témoin la veille, me fit deviner
tout cela. Il passait la main dans ses cheveux, essuyait son front
moite, brûlant de me parler de ce qui le préoccupait et parlant
d'autre chose. Notre rencontre inattendue l'avait agité, et je vis
que je ne tarderais pas à recevoir quelque confidence sentimentale.
— Oui, dit-il, il s'est écoulé quinze ans depuis que nous tradui-
sions "Virgile, et pourtant ces années ont été si stériles pourquoi
que je pourrais en résumer l'histoire en dix mots. Toi, tu as sans
doute eu toute sorte d'aventures et visité une moitié de notre globe.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
Je me souviens que ton audace m'étonnait, et que je te regardais
comme un capitaine Cook parce que tu sautais par-dessus les haies
du jardin pour aller chercher les balles que je lançais si maladroi-
tement. Je n'osais pas sauter les haies alors, et je n'ai pas appris à
les sauter depuis. Tu te rappelles mon père? Je l'ai perdu il y a
cinq mois. Jusqu'à sa mort, nous n'avons pas cessé de vivre en-
semble. Je ne crois pas qu'en quinze ans nous ayons passé douze
heures sans nous voir. Depuis mon départ de l'école, nous habitions
la campagne, été comme hiver, ne recevant que trois ou quatre per-
sonnes. C'était une triste existence pour un garçon qui grandissait
et une existence plus triste encore pour un garçon qui avait fmi de
grandir; mais j'ignorais que l'on vécût autrement, et je me trouvais
heureux.
Il me parla longuement de son père et avec un respect que je ne
partageais pas. M. Pickering, selon moi, avait agi en égoïste.
, — Je sais maintenant, continua mon ami, que j'ai été élevé d'une
façon singulière et que le résultat est un produit assez grotesque;
mais mon éducation était devenue l'idée fixe de mon père. Il trou-
vait qu'on a grand tort de laisser pousser les enfans comme un ar-
brisseau exposé à la poussière et aux vents, de sorte que je suis
une vraie plante de serre. J'ai été surveillé, arrosé, émonclé comme
une fleur rare, et je devrais remporter la médaille d'honneur à une
exposition d'horticulture. Il y a deux ans, la santé de mon père
commença à décliner. Bien qu'arrivé à l'âge d'homme, je n'étais pas
plus libre qu'un écolier. Le jour de sa mort, je venais d'atteindre
ma vingt-septième année, et pourtant, en me trouvant seul, je me
sentis aussi embarrassé qu'un aveugle qui aurait perdu son guide.
La vie semblait s'offrir à moi pour la première fois, et je ne savais
comment la saisir.
Il me raconta tout cela avec une franche vivacité qui augmentait
à mesure qu'il parlait. Le manque d'expérience qu'il avouait et
l'esprit qui rayonnait dans son regard formaient un bizarre contraste.
C'était évidemment un garçon fort intelligent et doué de facultés
peu ordinaires. Je m'imagine que ses nombreuses lectures lui
avaient permis de compenser jusqu'à un certain point par d'inquiètes
hypothèses l'absence de toute liberté pratique.
— Non, je n'ai pas fait le tour du monde, ainsi que tu semblés
croire, lui dis-je à mon tour; mais j'avoue que je t'envie la nou-
veauté des impressions que le monde te réserve. En venant à Hom-
bourg, tu t'es lancé du premier coup in médias res.
Il me regarda comme pour s'assurer s'il n'y avait pas là une al-
lusion à notre rencontre (le la veille, et il reprit après un moment
d'hésitation : — Oui, je le sais. A bord du steamer qui m'a mené à
Brème, j'ai rencontré un Allemand très amical qui m'a décidé à
LE PREMIER AMOUR d' EUGÈNE PICKERIXG. 159
commencer par visiter son pays et à débuter par Ilombourg. Il y a
quinze jours à peine que j'ai débarqué, et me voici.
Il hésita de nouveau, comme s'il allait ajouter quelque chose;
mais il se contenta de ramasser avec un geste nerveux la lettre qui
gisait près de lui, examina le timbre en fronçant les sourcils, puis
la rejeta sur le gazon avec un soupir.
— Combien de temps comptes-tu rester en Europe? lui deman-
dai-je.
— Six mois... ou du moins je n'avais pas l'intention de m'absen-
ter davantage lors de mon départ... Maintenant... — Il contempla
encore la lettre d'un air rêveur.
— Et où iras-tu ? que feras-tu ?
— N'importe oîi, n'importe quoi, t'aurais-je répondu hier. Au-
jourd'hui tout est changé.
Je jetai un coup d'oeil interrogateur du côté de la lettre; il la
ramassa aussitôt et la mit dans sa poche. Nous causâmes encore du
passé, et je vis à son air préoccupé qu'il s'efforçait de trouver as-
sez de courage pour franchir d'un bond une de ces haies intimes
que lui opposait sa réserve habituelle. Soudain il posa la main sur
mon bras et s'écria : — Ma parole, je voudrais te dire tout.
— Pourquoi pas? répondis-je en riant.
— Oui, mais me comprendras-tu? Enfin n'importe !
11 se leva, se promena un moment, puis revint se jeter sur l'herbe
à côté de moi et reprit : — Je t'ai dit que jusqu'à la mort de mon
père je me suis cru heureux, et cela est vrai; maintenant je sais que
je ne vivais pas. Vivre, c'est apprendre à se connaître, et à ce point
de vue j'ai plus vécu pendant les six dernières semaines que du-
rant toutes les années qui les ont précédées. Le sentiment de la
liberté me grise comme un vin capiteux. J'ai découvert que je suis
un être capable de sentir, de comprendre, capable d'avoir des dé-
sirs, des convictions, des passions et même, — ce qu' je ne soup-
çonnais pas, — une volonté ! Je m'aperçois qu'il existe un monde
qu'il faut étudier, une expérience à acquérir, une société avec la-
quelle il s'agit de former mille relations. Ce monde se présente à
moi pareil à une mer agitée où l'on doit plonger, ne fût-ce que
pour le plaisir de lutter contre les vagues. Je reste à trembler sur
la rive, ouvrant de grands yeux, tenté de me jeter à l'eau, surpris,
charmé par l'odeur saline, et pourtant intimidé par l'immensité de
l'horizon. Le monde me sourit et m'appelle; mais une influence
mystérieuse, l'influence de mon passé, à laquelle je ne puis ni obéir
ni résister complètement, me retient. Je me demande pourquoi j'i-
rais me mesurer contre des forces impitoyables quand j'ai si bien
appris à me tenir à l'écart. Pourquoi n'éviterais-je pas les écueils
en retournant chez moi pour reprendre, au milieu de mes livres,
160 REVUE DES DEUX MONDES.
la vie monotone qui m'attend un jour où l'autre? Ah! on a beau
être faible, on n'aime pas à reconnaître sa faiblesse sans l'avoir
soumise à la moindre épreuve. Voilà pourquoi l'envie me vient sans
cesse de faire le plongeon, de m'abandonner au courant et de me
laisser aller là où me conduira la liberté.
11 se tut, fixant sur moi ses grands yeux bleus, et, s'apercevant
que je souriais de la vivacité inattendue de ses aveux : — Je de-
vine ce que tu vas dire, continua-t-il. Abandonne-toi au courant,
et bonne chance ! Je ne sais si tu ris de mes craintes ou de ce que
tu appelles, peut-être à tort, ma dépravation. Pour moi, le plaisir
et la peine sont encore des mots vides de sens; ce que je désire,
c'est un autre savoir que celui que l'on inculque dans des pré-
ceptes routiniers. Tu me comprendrais mieux, si tu pouvais res-
pirer pendant une heure l'atmosphère renfermée où j'ai toujours
vécu.
— Et tu auras raison d'agir, répliquai -je. Seulement prends
garde de te montrer trop exigeant. Je crains que le monde réel ne
vaille pas le monde que tu as rêvé durant ta longue réclusion. Un
honjme doué, comme toi, d'une bonne tête et d'un bon cœur pos-
sède en lui-même un monde assez vaste, et je ne crois pas plus à
Vart pour l'art qu'aux théories malsaines de messieurs les viveurs.
Néanmoins, je t'engage à faire le plongeon; tu me diras ensuite si
tu as trouvé la perle de la sagesse humaine.
Il fronça de nouveau les sourcils comme pour me reprocher mon
manque de sympathie. Je lui serrai la main.
— La perle de la sagesse, repris-je, c'est l'amour honnête. De-
puis que l'univers existe, l'expérience n'a rien trouvé de meilleur.
Je te conseille de devenir amoureux.
Au lieu de répondre, il tira de sa poche la lettre dont j'ai parlé,
la leva en l'air et la secoua d'un air solennel.
— Que me montres-tu là? demandai-je.
— Ma sentence!
— Pas ton arrêt de mort, j'espère?
— Mon arrêt de mariage.
— Avec qui?
— Avec une personne que je n'aime pas.
Cela devenait sérieux; je le priai de s'expliquer.
— C'est la partie la plus singulière de mon histoire, répliqua-t-il,
et elle te rappellera les vieux romans démodés. Il m'appartient bien
de parler de liberté et de lancer des invitations au destin! Tel que
tu me vois, mon sort est décidé. J'ai été donné en mariage! C'est
un legs du passé, — de ce passé auquel je n'ai jamais osé dire non.
L'union fut arrangée à mon insu, il y a bien longtemps déjà. Le
père de ma future, un des rares amis intimes du mien, était aussi
LE PREMIER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. 161
un veuf qui élevait sa fille dans la réclusion à laquelle j'ai été voué
moi-même. J'ignore au juste l'origine du contrat. M. Vernor se
trouvait à la tête d'une grande maison de banque, et j'ai lieu de
croire que mon père lui vint en aide dans un moment critique. Tou-
jours est-il que M. Vernor s'engagea à donner à sa fille une éduca-
tion qui la rendît digne d'épouser l'héritier de son bienfaiteur, et
nous avons été élevés l'un pour l'autre. Je n'ai pas vu ma fiancée
depuis l'époque où elle témoignait un faible pour les confitures et
pour un polichinelle manchot. M. Vernor dirige aujourd'hui une des
premières maisons de banque de Smyrne, où il s'est établi il y a
une dizaine d'années. Isabelle a grandi là dans un jardin entouré de
murs blancs, au milieu de bosquets d'orangers, entre son père et sa
gouvernante. Elle a dix-sept ans et demi, et nous devons nous ma-
rier quand elle en aura dix-huit.
— Ton histoire ressemble en effet à un roman, et je t'en félicite,
répondis-je. Je n'ai pas eu la chance, à l'âge où l'on doit se marier,
de rencontrer une femme élevée exprès pour moi. Je parierais que
M"^ Vernor est charmante, et je m'étonne que tu ne sois pas en
route pour Smyrne.
— Tu plaisantes, répliqua-t-il d'un ton fâché, et la chose est ter-
riblement sérieuse. Il y a tout au plus un an que j'ai appris ce com-
plot matrimonial. Mon père, sentant sa fin proche, jugea bon de
me prévenir. Cette annonce me causa à peu^près autant d'émotion
que m'en aurait causé la nouvelle qu'il venait de commander pour
moi une douzaine de chemises; je supposais que tous les jeunes gens
se mariaient ainsi. Un soir que je me tenais assis dans la chambre
du malade, il me fit signe d'approcher. — Je n'ai plus longtemps à
vivre, me dit-il, et je regrette moins de mourir lorsque je songe
que j'ai garanti ton avenir. Je crois à ta docilité; cependant tu vas
rester seul, exposé à mille tentations, et cette pensée trouble mes
derniers momens. Jure-moi donc que tu suivras le sentier que je
t'ai tracé et que tu épouseras Isabelle Vernor. — Je ne répondis
pas, car un pareil serment m'effrayait. Mon père se redressa dans
son lit et me lança un regard désespéré auquel je n'eus pas le cou-
rage de résister. Je promis! Je ne le regrette pas. Je compte tenir
ma promesse, mais je veux vivre d'abord.
— Mon cher Eugène, tu vis déjà. C'est une vie très ardente que
ce sentiment passionné de ta situation.
— Je veux oublier ma situation. Je veux pour le moment ne son-
ger ni au passé ni à l'avenir, et ne me soucier que de ce que m'of-
frira le présent. Ce matin encore, je me serais cru libre de le faire,
si je n'avais reçu ce mémento, — et il froissa la lettre dans sa
main.
TOME XIII. — 4876. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cette lettre?
— Oui, une lettre de Smyrne.
— Je vois que tu ne l'as pas ouverte.
— Et je n'ai pas l'intention de l'ouvrir de sitôt. Elle m'apporte de
mauvaises nouvelles.
— Qu'entends-tu par là?
— C'est ma feuille de route. Elle m'annonce que M. Vernor
compte me voir à Smyrne dans trois semaines, — qu'il blâme mon
séjour à Hombourg, et que sa fille m'attend au pied des autels.
— Pures hypothèses !
— Oui, mais très probables.
Et il rejeta la lettre sur l'herbe.
— Tu ferais mieux de la décacheter, lui dis-je.
— Si c'est ma feuille de route, répondit Eugène, sais-tu ce qui
arriverait? Je retournerais à l'hôtel, je demanderais à Voberkellner
comment on va à Smyrne, et je prendrais mon billet pour ne
m' arrêter qu'au but de mon voyage. Je succomberais devant la
force de l'habitude. Donc le seul moyen de m'assurer un peu de
liberté, c'est de ne pas rompre le cachet.
— A ta place, je céderais à la curiosité.
— Je n'éprouve aucune curiosité. L'idée de mon mariage a cessé
d'être une nouveauté pour moi, et de ce côté je ne crains rien. Ce
que je redoute, c'est ma conscience. Je désire avoir les mains liées.
Veux-tu m'obliger? Ramasse cette lettre, et fourre-la dans ta poche.
Quand je te la redemanderai, je serai au bout de ma corde.
Je pris la lettre en riant.
— Et quelle longueur aura ta corde? La saison de Hombourg ne
dure pas éternellement, lui dis-je.
— Elle dure bien un mois, n'est-ce pas? Eh bien ! tu me rendras
ma lettre dans un mois.
— Demain, si tu veux. En attendant, qu'elle dorme en paix.
Il me regarda serrer la lettre dans mon portefeuille, et, lors-
qu'elle eut disparu, il poussa un petit soupir de satisfaction. Rien
de plus naturel que ce soupir, qui me donna pourtant à penser. Je
n'osais pas reprocher à Pickering de reculer devant une responsa-
bilité immédiate imposée par autrui; mais, s'il existait un ancien
grief, je craignais qu'il n'y eût aussi une illusion nouvelle à com-
battre. 11 aurait été peu amical de m'abstenir d'une remarque qui
pouvait servir d'avertissement; je le prévins donc que la veille
j'avais été témoin de ses exploits à la roulette.
Il rougit beaucoup, et soutint mon regard avec une franchise ra-
dieuse.
— Alors tu as vu cette dame merveilleuse? me demanda-t-il.
— Merveilleuse en effet. Je l'ai ensuite revue au clair de la lune
LE PREMIER AMOUR d'eDGÈNE PICKERING. 163
assise non loin de la terrasse, et je m'imagine qu'elle n'était pas
seule.
— Non, puisque nous sommes restés là pendant plus d'une heure
et que je l'ai ramenée chez elle.
— En vérité? Et tu es entré avec elle?
— Non, elle a trouvé qu'il était trop tard, quoiqu'elle m'ait avoué
qu'en général elle ne fait pas de cérémonies.
— Elle ne se rend pas justice. Quand il s'est agi de perdre ton
argent, tu as dû insister.
— Tu as vu cela? s'écria Plckering. Je me figurais bien que tout
le monde tenait les yeux fixés sur moi; mais ses façons d'agir sont
si gracieuses que j'ai conclu qu'elles n'ont rien d'insolite. Cepen-
dant elle reconnaît qu'elle est excentrique. On a commencé par
l'appeler originale avant qu'elle songeât à se moquer des usages
établis, si bien qu'elle a fini par vouloir profiter des privilèges que
lui donne sa réputation pour agir à sa guise.
— En d'autres mots, c'est une dame qui n'a pas de réputation à
perdre?
Pickering me regarda d'un air intrigué. — N'est-ce pas ce qu'on
dit des mauvaises femmes? demanda-t-il.
— De quelques-unes, de celles que l'on découvre.
— Eh bien ! je n'ai rien découvert au détriment de M'"* Bluraen-
thal.
— Si c'est là son nom, je présume qu'elle est Allemande.
— Oui. Gela ne l'empêche pas de parler anglais sans plus d'ac-
cent étranger que toi ou moi. Elle a beaucoup d'esprit, et son mari
est mort.
Le rapprochement de ces deux mérites me fit rire, et le regard
naïf de Pickering parut m'interroger sur le motif de mon hilarité.
— Tu as été trop franc, lui dis-je, pour que je ne suive pas ton
exemple. Je t'avouerai donc que je soupçonne cette M"'^ Blumenthal,
qui a tant d'esprit et dont le mari est mort, d'être pour quelque
chose dans ton envie de couper les communications avec Smyrne.
Il parut réfléchir. — Je ne le crois pas, répliqua-t-il enfin. Il y
a trois mois que j'éprouve cette envie-là, et je ne connais M'"" Blu-
menthal que depuis hier.
— C'est juste; mais ce matin, quand tu as trouvé cette lettre
sur ton assiette, ne t'a-t-il pas semblé voir M'"^ Clumenthal en face
de toi?
— En face? répéta- t-il.
— En face, mon cher, ou quelque part dans ton voisinage ? Bref,
tu t'intéresses à elle ?
— Beaucoup ! s'écria- t-il.
— Amen! répondis-je en me levant. Sur ce, puisque nous n'a-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
vons qu'un mois devant nous pour voir le monde, il n'y a pas de
temps à perdre. Commençons par le HardtAvald.
Pickering se leva à son tour et nous flânâmes à travers la forêt,
ne causant plus que du passé. Arrivés sur la lisière du bois, nous
nous assîmes sur un tronc d'arbre abattu pour nous reposer en
contemplant les hauteurs du Taunus. Je ne sais à quoi rêvait mon
ami; quant à moi, ma pensée voyageait vers Smyrne. Je demandai à
Eugène s'il ne possédait pas le portrait de celle qui l'attendait là-
bas dans un jardin entouré de murs blancs. Sans me répondre, il
tira gravement son portefeuille où il prit une carte photographique
qu'il me tendit sans daigner la regarder. Elle représentait une gra-
cieuse enfant, ou, pour me servir du langage des poètes, une fleur
à peine éclose. La pauvre petite avait l'air timide et gêné des gens
qui posent. Yêtue d'une robe à taille courte, les mains jointes, le
regard fixe, elle se tenait la tête un peu baissée, sa gaucherie était
aussi charmante que celle des vierges des sculpteurs du moyen âge,
et son regard, où rayonnait la calme sécurité de l'enfance, semblait
demander : Pourquoi suis-je ici?
— Quelle admirable image de l'innocence! m'écriai-je.
— Ce portrait date d'un an, dit Pickering du ton d'un homme
qui tient à se montrer juste; aujourd'hui miss Yernor doit avoir l'air
moins naïf.
— Pas beaucoup moins, je l'espère, répliquai-je en lui rendant la
carte. Elle est ravissante.
— Sans doute, elle est ravissante, répéta Pickering, qui remit le
portrait dans sa poche.
Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Enfin je lui
dis brusquement :
— Mon cher ami, je serais enchanté de te voir quitter Hombourg
sur l'heure.
Il me regarda d'un air surpris et rougit. — Il y a quelque chose
qui me retient, dit-il, quelque chose dont ta remarque à propos de
la réputation de M'"^ Blumenthal m'a empêché de te parler.
— Bon, je devine. Elle t'a prié de jouer encore pour elle à la
roulette.
— Pas du tout! s'écria Pickering d'un ton triomphant. Elle ne
veut plus jouer pour le moment. Elle m'a invité à prendre le thé
chez elle ce soir.
— Oh ! alors tu ne peux pas quitter Hombourg, c'est clair, répli-
quai-je avec le plus grand sérieux.
— Gronde-moi, dit-il après un moment de silence : rappelle-moi
que j'ai un devoir à remplir; ordonne-moi de partir.
Je ne le comprenais pas trop; cependant, pour l'obliger, je lui
déclarai, avec un gros juron, que, s'il ne se mettait pas en route.
LE PREMIER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. l65
je ne lui parlerais de ma vie. Il se leva aussitôt, se campa droit de-
vant moi, et frappant le sol avec sa canne, il répliqua :
— A la bonne heure ! Je cherchais une occasion pour résister,
pour franchir un obstacle. L'occasion se présente, — je reste!
Je lui adressai un salut railleur pour le féliciter de son énergie.
— Voilà qui est décidé, dis-je, et maintenant, pour te mettre en
humeur de déguster le thé de M'"^ Blumenthal , allons entendre
jouer du Schubert sous les tilleuls.
Le lendemain, je rendis visite à Eugène, et en frappant à sa porte
je fus surpris d'entendre parler très haut dans sa chambre, car je
le croyais seul. Après avoir frappé de nouveau, je me décidai à en-
trer. Je trouvai mon ami, un livre à la main, se promenant à grands
pas et déclamant des vers. Il me fit un accueil cordial, jeta le vo-
lume sur la table et m'annonça qu'il prenait une leçon d'allemand.
— Et quel est ton professeur? demandai-je.
Il évita mon regard et répondit en hésitant un peu : — M""^ Blu-
menthal.
— Vraiment ! aurait-elle rédigé une grammaire?
— Ce n'est pas une grammaire; c'est une tragédie, — et il me
tendit le livre.
Je l'ouvris et je vis qu'il contenait, imprimé en caractères très
fins, avec de grandes marges, un trauerspiel en cinq actes intitulé
Cléopatre. Il y avait beaucoup d'additions et de corrections manu-
scrites. Les tirades étaient fort longues, et l'héroïne surtout avait à
débiter une quantité formidable de monologues.
— Cela me semble assez passionné, dis-je. Ce drame a-t-il été
représenté?
— M'"^ Blumenthal l'a fait jouer chez elle à Berlin, — elle rem-
plissait elle-même le rôle de Cléopatre.
L'expérience n'avait pas encore développé chez Pickering le sen-
timent du ridicule ; mais le sérieux avec lequel il me donna ce ren-
seignement suffit pour me prouver qu'il était sous le charme. Il
paraissait préoccupé et répondit d'un air distrait à mes remarques
sur la chaleur, la cherté des hôtels, l'arrivée de la Patti, etc. Enfin
il dévoila le fond de sa pensée en me déclarant que M"'^ Blumenthal
était une femme extraordinairement intéressante. Il se rappela que
j'avais parlé d'elle en termes assez peu respectueux et m'annonça
qu'il tenait à me faire changer d'opinion. En voyant combien les
échos du passé se perdaient pour lui dans la musique intérieure
qu'il entendait pour la première fois, je me dis qu'il avait fallu une
main ferme pour tenir en ordre un mécanisme aussi délicat que
l'organisation impressionnable d'Eugène Pickering.
Les Hombourgeois ont l'excellente coutume de passer l'heure qui
précède le dîner à écouter l'orchestre installé dans le Kurgarten;
166 REVUE DES DEUX MONDES.
la musique de Mozart et de Beethoven est un stimulant infaillible
pour la race teutonne, où le spirituel et le matériel se confondent
d'une façon mystérieuse. Pickering et moi, nous nous conformâmes
à la mode, et dès que nous fûmes assis sous les arbres, il recom-
mença à me parler de la dame de ses pensées.
— Je ne sais pas si elle est excentrique ou non, dit-il, car je
trouve tout le monde excentrique, et la vie retirée que j'ai menée
ne m'autorise pas à juger les gens. Avant d'avoir vu une salle de
jeu, je me figurais que tous les joueurs avaient des mines patibu-
laires. En Allemagne, à ce que j'ai appris de M'"*" Blumenthal, on
joue à la roulette comme nous jouons au billard, et pour beau-
coup de personnes sans fortune la roulette est une ressource qui
n'a rien de déshonorant; mais j'avoue que M"'" Blumenthal pourrait
faire pire que jouer à la roulette sans me donner mauvaise opinion
d'elle. Je n'ai jamais regardé la beauté positive comme la qualité
essentielle chez une femme. Je me suis toujours dit que, si mon
cœur devait se laisser réduire, ce serait par une sorte de grâce har-
monieuse, qui produit la même impression calmante qu'un instru-
ment bien accordé. M'"^ Blumenthal possède cette grâce harmo-
nieuse... Enfin tu la connaîtras et tu seras à même de juger si elle
n'a pas toutes les qualités que je lui prête.
— Si M'"^ Blumenthal était la plus belle femme du monde, dis-je
en souriant, et si tu étais l'objet de ses préférences, je ne t'envierais
pas ses faveurs, mais bien ton imagination.
— Voilà une manière polie d'affirmer que je suis un sot, répli-
qua-t-il. Tu es un sceptique, un cynique, un pessimiste! J'espère
attendre encore longtemps avant d'en arriver là !
— Tu feras le voyage assez vite. As-tu eu le courage d'avouer à
M"^^ Blumenthal ce que tu penses d'elle?
— Je ne sais trop ce que j'ai pu lui dire. Elle écoute encore
mieux qu'elle ne parle, et il est possible que je lui aie débité hier
au soir un tas de niaiseries, car, après avoir échangé quelques pa-
roles avec elle, j'ai senti ma timidité s'évaporer. J'avais sans doute
en moi un fonds d'éloquence inédite dont je ne demandais pas
mieux que de me débarrasser, et toute ma poésie renfermée se sera
envolée comme un essaim d'abeilles... ou de frelons. Je me rap-
pelle m' être perdu dans un brouillard de phrases et avoir vu deux
yeux briller à travers la brume (ici Pickering ouvrit une parenthèse
pour m'assurer que l'on n'avait jamais vu ou qu'on ne verra jamais
des yeux pareils à ceux-là). En somme, j'ai pataugé dans une mare
d'absurdités. J'aurais pu chercher longtemps sans rencontrer une
autre femme assez bonne pour m'écouter sans rire !
— Et je présume que, loin de se moquer de toi. M'"® Blumenthal
t'a encouragé?
LE PREMIER AMOUR D'eUGÈNE PICKERING. 167
— Oui certes! Elle a senti, elle a souffert, et maintenant elle
comprend.
— Elle t'a sans doute proposé d'être ta conseillère et ton amie?
— Elle m'a parlé comme on ne m'a jamais parlé, et m'a formelle-
ment offert de me rendre tous les services que peut rendre l'amitié
d'une femme.
— Et tu as formellement accepté.
— Gela te paraît absurde? Permets-moi de te dire que je m'en
moque! s'écria Pickering d'un ton agressif qui ne me blessa pas
le moins du monde. J'ai été très ému. J'ai essayé de la remercier;
mais je n'ai pas pu, et, pour cacher mon trouble, je me suis retiré
assez brusquement.
— C'est alors qu'elle a profité de l'occasion pour glisser sa tragé-
gie dans ta poche.
— Nullement. J'avais vu le livre sur la table pendant que j'atten-
dais dans le salon ; plus tard elle voulut bien offrir de lire de l'alle-
mand avec moi deux ou trois fois par semaine. — Par quoi com-
mencerons-nous? demanda-t-elle. — Par ce drame, répliquai-je
en prenant le volume.
Je ne suis ni un pessimiste, ni un cynique; mais, quand même
j'aurais mérité le reproche d'Eugène , mes griffes eussent été ro-
gnées par l'assurance que M'"* Blumenthal désirait me connaître et
avait prié mon ami de me présenter. Parmi les niaiseries qu'il s'ac-
cusait d'avoir débitées, il avait fait de moi un éloge chaleureux,
auquel elle avait répondu fort poliment. J'avoue que j'étais curieux
de la voir, mais je demandai que la présentation n'eût pas lieu im-
médiatement. Je désirais d'abord que Pickering pût accomplir sa
destinée sans que je fusse tenté de jouer le rôle de la Providence,
et d'ailleurs j'avais à Hombourg des amis avec lesquels je m'étais
engagé à passer mes heures de loisir. Pendant quelques jours, je ne
fréquentai guère Pickering, tout en le rencontrant parfois au Kur-
saal. Malgré mon désir de l'abandonner à lui-même, je cherchai à
deviner quelle influence le contact du monde et surtout le contact
de M'"^ Blumenthal exerçait sur lui. Il semblait très heureux, et je
reconnus à divers symptômes que sa confiance en lui-même s'était
accrue; son esprit travaillait sans cesse, et je ne pouvais causer une
demi-heure avec lui sans me demander si un autre genre d'éduca-
tion aurait contribué à mieux développer son intelligence. A cha-
cune de nos rencontres, il me parlait un peu moins de M""= Blumen-
thal, tout en avouant qu'il la voyait souvent et qu'il l'admirait
énormément. Je fus obligé , malgré mes idées préconçues , de re-
connaître que, pour fasciner une nature aussi pure et aussi sereine,
il fallait qu'elle fût douée de qualités peu communes. Pickering me
faisait l'effet d'un philosophe ingénu assis aux pieds d'une muse
168 REVUE DES DEUX MONDES.
austère, et non d'un désœuvré sentimental qui cède aux charmes de
quelque beauté légère.
II.
jyjme Blumenthal, pour le moment, semblait avoir renoncé au
Kursaal. Son jeune ami lui fournissait sans doute le sujet d'une
étude intéressante, et elle tenait à s'y livrer sans distraction.
Cependant je l'aperçus enfin un soir à l'opéra, et dans sa loge elle
me parut plus belle que lors de ma première rencontre. Adelina
Patti chantait, et, le rideau levé, je ne m'occupai que de ce qui se
passait sur la scène. A la fin du premier acte, je vis que l'auteur de
Cléopâtre avait pour cavalier son jeune admirateur. II se tenait der-
rière elle, regardant par-dessus son épaule et l'écoutant d'un air
charmé, tandis que la dame agitait son éventail avec lenteur. Elle
parcourait des yeux la salle, et je me figure que ceux des specta-
teurs dont elle parlait n'auraient pas été ravis de l'entendre. La
lorgnette de Pickering suivait les indications qu'on lui donnait; ses
lèvres demeuraient entr'ouvertes, comme cela lui arrivait chaque
fois qu'une conversation l'intéressait. Je crus que le moment serait
opportun pour aller présenter mes hommages; mais l'arrivée d'une
vieille connaissance qui vint occuper une stalle à côté de la mienne
m'obligea à retarder ma visite. Je ne le regrettai pas, car personne
ne devait être plus à même que mon voisin de réduire en prose rai-
sonnable les rhapsodies lyriques d'Eugène. Niedermeyer, quoique
diplomate et Autrichien, était assez bavard; il connaissait un peu
tout le monde.
— Savez-vous, lui demandai -je après avoir échangé avec lui
quelques paroles, qui est et ce qu'est cette dame en robe bleue
que vous lorgnez en ce moment ?
— Qui elle est? répliqua Niedermeyer en abaissant sa lorgnette.
Elle se nomme M'"^ Blumenthal. Ce qu'elle est? Il faudrait du temps
pour le raconter. Faites-vous présenter, — rien de plus facile.
Vous la trouverez charmante , et au bout d'une huitaine de jours
vous me direz ce qu'elle est.
— Je n'en répondrais pas. Mon ami, qui l'accompagne ce soir, la
connaît depuis plus d'une semaine, et je ne le crois pas encore à
même de la bien juger.
— Je crains que votre ami ne soit un peu épris. Pauvre garçon,
il n'est pas le seul \ Elle paraît vraiment fort jolie d'ici; c'est éton-
nant comme ces femmes-là se conservent.
— Ces femmes-là! Vous ne voulez pas donner à entendre que
M'"® Blumenthal n'est pas une dame très respectable?
— Oui et non. C'est elle-même qui a formé l'espèce d'atmosphère
LE PREMIER AMOUR D EUGENE PICKERING. 169
qui l'entoure. Il n'y a cependant aucun raotif pour baisser la voix
en prononçant son nom; mais certaines femmes ne sont satisfaites
que lorsqu'elles se sont mises dans une position équivoque. A leurs
yeux, l'attitude de la vertu a une raideur disgracieuse. Ne me de-
mandez pas une opinion, — contentez-vous de quelques faits.
M'"® Blumenihal est Prussienne et bien née. J'ai connu sa mère,
lière comtesse westphalienne; par malheur elle était pauvre, et
Flora s'est résignée à épouser un Juif deux fois plus âgé qu'elle et
qui n'a laissé qu'une fortune très modeste. Elle doit avoir de trente
à trente-cinq ans. L'hiver, elle fait parler d'elle à Berlin, où elle
donne de petits soupers à la bohème du cru; l'été, on la voit assez
souvent autour des tapis verts d'Ems ou de Wiesbaden. Elle a beau-
coup d'esprit, et son esprit l'a gâtée. Un an après son mariage, elle
a publié un roman où elle développe ses idées matrimoniales. Depuis
elle a composé un tas d'ouvrages, — romans, poèmes, brochures
sur tous les sujets imaginables, depuis la conversion de Lola Mon-
tez jusqu'à la philosophie hégélienne. Ses théories ont froissé le
monde. Un beau jour, voyant que la société lui tournait le dos, elle
a déclaré qu'elle voulait désormais vivre d'une vie intellectuelle et
respirer l'air de la liberté. Tout cela ne l'empêche pas d'avoir tourné
la tête à plus d'un homme distingué. Dieu vous garde des femmes
dont l'imagination a envahi la place où devrait se trouver le cœur;...
mais le rideau se lève.
Adelina Patti chanta admirablement; néanmoins ma curiosité
était si bien éveillée que sa voix ne diminua pas le désir que j'éprou-
vais de voir M'"* Blumenthal face à face. Dès que le second acte fut
terminé, je me dirigeai vers sa loge, où Pickering s'empressa de
m'introduire. Rien de plus gracieux que l'accueil de la dame, et
je reconnus, non sans un peu de surprise, qu'elle ne perdait pas h être
admirée de près. Je n'ai jamais vu un regard plus doux, plus pro-
fond , plus caressant. En dépit d'une certaine lassitude que trahis-
sait sa physionomie, ses mouvemens et le ton de sa voix, surtout
lorsqu'elle riait, avaient une franchise et une spontanéité presque en-
fantines. Ses yeux gris vous fascinaient, mais sa manière de souli-
gner ses paroles par un geste me sembla légèrement déclamatoire,
et je me demandai si sa conversation ne devait pas bientôt fatiguer
un auditeur impartial. Lorsque je rencontrai son regard, je me dis
qu'il faudrait l'écouter longtemps avant d'être disposé à rompre
l'entretien. Je lui répétai en m'asseyant auprès d'elle les choses
élogieuses que mon ami prodiguait sur son compte. Les yeux fixés
sur moi, elle me laissa dérouler mon écheveau et exagérer un peu.
— Quoi, vraiment! s'écria-t-elle en se retournant tout à coup vers
Pickering, qui se tenait debout derrière nous, c'est ainsi que vous
parlez de moi?
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Il rougit jusqu'au front, et j'éprouvai un remords tardif. Nous
parlâmes ensuite de choses et d'autres. Je lui adressai des compli-
mens sur la pureté de son accent anglais, et je lui demandai si elle
avait visité l'Angleterre.
— Le ciel m'en préserve! s'écria-t-elle, je déteste l'aristocratie.
Je suis démocrate, et je ne m'en cache pas. Quoique fille des croi-
sés et née au sein de la féodalité, je suis une révolutionnaire. J'ai
une passion pour la liberté, — la liberté illimitée. C'est dans votre
république que je voudrais me réfugier. Quel merveilleux spectacle
qu'un grand peuple libre de faire ce qui lui plaît et ne faisant rien
de mal !
Je répondis modestement qu'après tout les libertés, pas plus que
les vertus d'un Américain, ne sont illimitées.
— N'importe, n'importe ! répliqua- 1- elle en désignant Pickering
avec son éventail, j'aimerais à voir le pays qui a produit ce mer-
veilleux jeune homme. Ce doit être une sorte d'Arcadie, une repro-
duction de l'âge d'or. M. Pickering dit les choses les plus naïves du
monde, et, après avoir souri de leur simplicité, je m'aperçois tout
à coup qu'elles sont très sensées, et j'y pense sans cesse. C'est
vrai! ajouta-t-elle en s'adressant à Eugène, j'appelle vos naïvetés
des solécismes inspirés, et j'en fais mon profit. Souvenez-vous de
cela la prochaine fois que je rirai de vous !
Pickering se trouvait dans cet état de béatitude où les sourires et
les froncemens de sourcils de la bien-aimée pèsent du mêaie poids
dans la balance. Il me regarda d'un air qui semblait dire : « Cite-
moi une femme qui ait autant d'esprit, autant de grâce! » Je me
figure qu'il ne saisissait que vaguement le sens des paroles de
M""^ Blumenthal, dont les gestes, la voix et les coups d'oeil se con-
fondaient pour lui dans une harmonie irrésistible. Le spectacle d'une
pareille infatuation a quelque chose de pénible. Je me dispensai
donc de répondre au défi de Pickering, et je me mis à rendre hom-
mage au talent de M™^ Adelina Patti. M'"^ Blumenthal, comme il
convenait à une vraie révolutionnaire , fut obligée d'avouer qu'elle
n'admirait pas trop le chant de la diva.
— Cela manque d'âme, dit-elle. Pour faire une grande artiste, il
faut une grande passion.
Avant que j'eusse eu le temps de réfuter ou d'approuver l'axiome,
la voix de la Patti s'éleva, et fit pleuvoir sur la salle ses notes ar-
gentines.
— Ah! donnez-moi cet art, murmurai-je en me levant, et je vous
laisserai la passion.
Après avoir regagné ma stalle, je me demandai si mes paroles
n'avaient pas froissé mon interlocutrice. Le signe de tête amical
qu'elle m'adressa à la sortie me rassura. Elle était au bras de Picke-
?i.\
LE PREiUER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. 171
ring, attendant sa voiture. A Hombourg, les distances à parcourir ne
sont pas longues; mais il pleuvait, et M'"" Blumenthal montra un
joli pied chaussé de satin pour expliquer qu'elle ne pouvait rentrer
à pied. Pickering nous laissa un instant pour aller à la recherche
du véhicule, et ma compagne profita de l'occasion pour me prier de
venir la voir; elle avait des raisons pour désirer causer avec moi. Je
répondis naturellement que son désir seul était une raison suffi-
sante pour moi. Elle me remercia par un de ses regards profonds,
si audacieux dans leur candeur, et déclara que je faisais plus de.
complimens que mon ami, bien qu'elle doutât que je fusse aussi
sincère. — C'est de lui que je tiens à causer avec vous, ajoutâ-
t-elle. J'ai beaucoup de choses à vous demander. Il faudra que vous
m'appreniez tout ce que vous savez sur son compte, car il m'inté-
resse, et j'ai des sympathies si intenses, une imagination si vive,
que je ne me fie pas à mes propres impressions; elles m'ont trompée
plus d'une fois.
Je promis de lui rendre visite, et nous la quittâmes après l'avoir
installée dans sa voiture. Pickering me proposa une promenade sous
la longue galerie vitrée du Kursaal, et je ne tardai pas à reconnaître
que je me promenais avec un homme éperdument amoureux. Il
m'annonça entre autres choses que M'"^ Blumenthal avait été pour
lui « une révélation. »
— Tu n'as pas pu la juger ce soir, me dit-il. Si tu pouvais seule-
ment l'entendre raconter ses aventures !
— Elle en a donc à raconter?
— Les aventures les plus étranges ! s'écria Pickering avec en-
thousiasme. Elle n'a pas végété comme moi; elle a vécu dans le
tumulte de la vie. Lorsque j'écoute ses souvenirs, il me semble
entendre l'ouverture d'une symphonie de Beethoven !
Je ne pus que m'incliner; mais, comme je tenais à savoir ce
qu'était devenue la conscience qui le troublait naguère, je lui dis :
— Mon cher, tu es tout simplement amoureux.
Il parut aussi ravi d'apprendre la nouvelle que s'il ne la connais-
sait pas.
— C'est ce que M'»« Blumenthal m'a dit pas plus tard que ce
matin, répliqua-t-il. Nous sommes partis ensemble pour visiter les
ruines du château de Kônigstein; nous avons grimpé jusqu'au som-
met de la tourelle la plus élevée, où nous sommes restés pendant
une heure. Le silence solennel de l'endroit délia ma langue, et tan-
dis qu'elle se tenait assise sur un pan de mur couvert de lierre, j'ai
fait une sorte de discours. Elle m'a écouté, les yeux fixés sur moi,
arrachant de temps à autre un fragment de pierre qu'elle laissait
tomber dans la vallée. Enfin elle se leva et me contempla en ho-
chant la tête à deux ou trois reprises. — Vous êtes amoureux, dit-
-172 REVUE DES DEUX MONDES.
elle, la chose est certaine ; — puis elle se remit à lancer des cailloux
dans l'espace sans ajouter un mot. Toutefois, avant de descendre,
elle ajouta que mon discours méritait une réponse. Elle me remer-
ciait cordialement; mais elle ne voulait pas profiter de mon inexpé-
rience pour me prendre au mot. Je ne connaissais pas le monde, je
me laissais séduire trop aisément, et je la croyais meilleure qu'elle
ne l'était; je n'avais pas encore eu le temps de découvrir ses dé-
fauts. Si, après avoir eu l'occasion de la comparer à d'autres femmes,
plus jeunes, plus simples, — mes sentimens ne changeaient pas,
elle ne refuserait pas de m'écouter de nouveau. Je lui ai juré que je
ne craignais pas de lui préférer une autre femme, et alors elle a ré-
pété : — Heureux mortel, vous êtes amoureux, bien amoureux!
Deux jours plus tard, je me présentai chez M'"* Blumenthal, ne
sachant trop que penser d'elle. Il est prouvé qu'il existe çà et là
certaines gens que l'on peut qualifier de comédiens sincères, cer-
tains esprits qui cultivent de bonne foi les émotions factices. C'était
le cas de celle que mon ami le diplomate nommait si cavalièrement
Flora, ou du moins je le craignais. Cependant l'offre qu'elle avait
faite de soumettre l'adoration de Pickering à une épreuve hasar-
deuse me rassurait un peu. Elle me reçut dans un salon encombré
de livres et de journaux. Un des côtés de la chambre était occupé
par un piano orné d'un vase oii s'épanouissait un immense bouquet
de roses blanches. Je trouvai mon hôtesse plongée dans une ber-
gère. Le but de ma visite n'était pas d'admirer M'"* Blumenthal
pour mon propre compte, mais de m'assurer jusqu'à quel point il
convenait de la laisser agir. Elle avait exprimé des doutes sur ma
sincérité le soir de notre première rencontre : aussi eus-je soin
cette fois de m' abstenir de tout compliment et de ne point la mettre
en garde contre ma pénétration. Je voulais déchiffrer une énigme,
et j'avoue que je fus puni de ma prétention par une éclipse de ma
perspicacité habituelle. Elle prenait des poses si gracieuses, elle
écoutait mes réponses avec un intérêt si naïf, qu'au bout d'une
demi-heure je n'aurais pas hésité à reconnaître avec Pickering que
c'était « une femme merveilleuse. » Cette demi -heure, je n'aime
pas à me la rappeler. Le résultat fut de me démontrer plus tard
que l'on peut être charmé par une personne qui remplace le cœur
par l'imagination. Elle m'avait franchement avoué qu'elle désirait
apprendre de moi tout ce que je savais sur le compte de mon ami;
elle me questionna donc sur sa famille, ses antécédens et son ca-
ractère. Rien de plus naturel de la part d'une veuve qui avait reçu
une déclaration d'amour. Elle m'interrogeait avec une sollicitude
si contenue, si flatteuse pour Pickering, que j'aurais été presque
tenté de mentir plutôt que de ne pas faire son éloge.
— Après tout, lui dis-je, vous le connaissez mieux que moi, car
LE PREMIER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING, 173
avant de le retrouver à Hombourg je ne l'avais pas revu depuis
son enfance.
— Oui, mais je sais aussi que vous êtes son confident, répliqua-
t-elle. II se montre très franc avec moi, et je sens pourtant qu'il me
cache quelque chose. J'ai contracté plus d'une amitié dans ma vie,
grâce au ciel, et aucune ne m'a jamais été plus chère que celle-ci;
néanmoins je me désole de voir que mon ami ne m'accorde pas
toute sa confiance. Je devine qu'il souffre d'un chagrin secret.
Pauvre moi ! s'il savait seulement combien je lui suis attachée et
combien je désire son bonheur !
Cet aveu, qui semblait si désintéressé, puisqu'il s'adressait à un
tiers, m'inspira l'espoir de faire jouer à M"* Blumenthal le rôle de la
Providence. Le secret que l'on n'avait pas eu le courage de lui révé-
ler, c'était le projet de mariage avec M^'^ Yernor. Le visage ingénu
de la jeune fille m'avait frappé, et je ne pouvais m'empêcher de
penser que Pickering risquait de tomber plus mal. Les paroles de
M'"'' Blumenthal m'autorisaient à croire qu'elle serait de mon avis.
Après un moment d'hésitation, je lui confiai que mon ami avait en
effet un secret. Je lui racontai alors quelle promesse il avait faite à
son père mourant, promesse à laquelle il ne pouvait manquer sans
s'exposer à des remords qui troubleraient son repos. Elle m'écouta
avec beaucoup d'attention et sans paraître irritée le moins du monde.
— Quel joli conte! s'écria-t-elle, lorsque j'eus achevé mon récit;
quelle situation romanesque! Il n'est pas étonnant que ce pauvre
M. Pickering ait eu des velléités de révolte et qu'il désire retarder
l'heure de la soumission. Et cette petite fille de Smyrne qui attend
le jeune prince américain comme une héroïne des Mille et une
Nuits 1 Je donnerais beaucoup pour voir sa photographie. Croyez-
vous qu'il me la montrerait? Ne craignez rien, je serai discrète...
Oui, c'est un joli roman; si je l'avais inventé, on le trouverait ab-
surdement improbable !
Elle se leva ensuite et fit deux ou trois tours dans le salon, se
souriant à elle-même. Tout à coup elle s'arrêta devant le piano
avec un petit éclat de rire; l'instant après, elle se cacha le visage
dans l'énorme bouquet de roses. Il était temps de prendre congé,
et je ne voulais pas m'éloigner sans savoir si, tout en plaignant le
jeune homme de Hombourg, elle n'éprouvait pas aussi un peu de
pitié pour la petite fille qui attendait à Smyrne.
— Vous devinez naturellement dans quel espoir je vous ai ra-
conté tout cela, dis-je en me levant.
Elle avait pris une des roses et l'attachait à son corsage. Elle
leva vivement la tête et s'écria : — Laissez-moi faire ; il m'inté-
resse !
Je dus me contenter de cette réponse. Le jour suivant, je me re-
17Ù REVUE DES DEDX MONDES.
pentis plus d'une fois de mon zèle, et je me demandai si la provi-
dence, qui mettait une rose blanche à son corsage, n'agirait pas
d'une façon par trop humaine. Le soir, au Kursaal, je cherchai en
vain Pickering, et je vis que ma confidence n'avait pas encore dé-
cidé M'"" Blumenthal à abréger les visites de son soupirant. Je ne
le rencontrai que fort tard, à mon grand dépit, car j'avais hâte de
lui annoncer quel genre de service je venais de lui rendre. 11 me
prit le bras et m'entraîna vers le jardin; il était trop agité pour me
permettre de parler le premier.
— J'ai brûlé mes vaisseaux ! s'écria-t-il dès que nous nous trou-
vâmes seuls. Je lui ai tout avoué. J'ai dit que c'était un supplice
pour moi d'attendre sous le vain prétexte que je pourrais jamais
l'aimer moins, que jusqu'à présent ma vie n'a été qu'un rêve hi-
deux et qu'il suffit d'un mot d'elle pour me...
— Lui as-tu parlé de miss Vernor? lui demandai-je gravement.
— Je lui ai tout avoué, te dis-je. Le passé n'existe plus pour
moi. Le passé peut sortir de sa tombe et me maudire, il ne m'é-
pouvante plus ! J'ai le droit d'être heureux ; j'ai le droit d'être libre.
Ce n'est pas moi qui ai promis. Je n'existais pas alors ^ je n'existe
que depuis un mois. Ah! je ne suis plus le même homme. Hier en-
core j'avais peur d'elle; — aujourd'hui je crains seulement de mou-
rir de joie.
Je m'étais tu pour lui laisser le temps d'exhaler toute son élo-
quence; en ce moment, il s'interrompit pour ôter son chapeau, dont
il se servit en guise d'éventail.
— Explique-toi, lui dis-je enfin. As-tu demandé à M'"^ Blumen-
thal d'être ta femme?
— Que veux-tu donc que je lui demande?
— Et elle consent?
— Elle demande trois jours pour se décider.
— Mettons-en quatre! Elle connaît ton secret depuis ce matin.
Je me crois obligé de te déclarer que je le lui ai révélé.
— Tant mieux ! s'écria Pickering. Ce n'est pas une offre brillante
que la mienne pour une femme comme elle, et si cruelle que soit
l'attente, je sens qu'il serait brutal de me montrer trop pressant.
— Qae pense-t-elle de la rupture de ta promesse?
Pickering était trop amoureux pour feindre le remords.
— Elle pense, répondit-il bravement, qu'elle m'aime trop pour
avoir le courage de me condamner. Elle convient que j'ai le droit
d'être heureux.
Je me sentais intrigué. Ce n'était pas là l'elTet que j'attendais de
mon indiscrétion calculée; mais maintenant je ne pouvais plus in-
tervenir. Tout ce que je pus faire fut de conseiller à mon ami de
ne pas se donner la fièvre.
LE PREMIER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. 175
Le lendemain matin, je reçus ce billet :
« Mon cher ami, j'ai tout espoir d'être heureux. Je pars pour
Wiesbaden, où j'apprendrai mon sort. M""^ Blumenthal compte pas-
ser quelques jours dans cette ville, et elle me permet de l'accom-
pagner. Je crois que tu peux me féliciter d'avance. Tu seras le pre-
mier à apprendre l'heureuse nouvelle. » « E. P. »
Deux jours plus tard, en m'asseyant à la table de l'hôtel, je trou-
vai sur mon assiette une lettre portant le timbre de Wiesbaden; elle
ne contenait que ces mots :
« Je suis heureux; mon offre est acceptée depuis une heure. Juge
de ma joie! Je puis à peine croire que je suis ton vieux E. P. »
Pendant huit jours, je demeurai sans nouvelles de Pickering,
dont le silence finit par m'inquiéter. Je lui écrivis. La réponse n'ar-
rivant pas, je me rendis à son hôtel, où j'appris qu'on venait de lui
envoyer ses bagages à Cologne. Un télégramme que j'adressai à
mon ami m'en valut un autre, où il me priait simplement de le re-
joindre. Quelques heures après, j'étais à Cologne. Je trouvai Picke-
ring installé dans l'hôtel le plus triste de la ville, dans un grand
salon à tentures grises qui semblait avoir absorbé l'ennui exhalé
par dix générations de voyageurs. Il était pâle et défait; son visage
avait vieilli de cinq ans: mais au moins il pouvait se vanter d'avoir
trempé ses lèvres dans la coupe de la vie, et j'étais désireux d'ap-
prendre ce qui la lui rendait si amère; cependant je lui épargnai
toute curiosité importune, me bornant à lui témoigner ma sympa-
thie par une chaleureuse poignée de main. Nous essayâmes en vain
de parler de Cologne, dont la pluie gâtait pour le moment l'aspect
pittoresque. Eugène ne tarda pas à se lever pour se promener de
long en large.
— Ah! s'écria-t-il, j'ai voulu savoir, et me voilà certes plus
avancé que je ne l'étais il y a un mois.
Alors il me raconta avec assez de calme, comme s'il souffrait déjà
moins de sa blessure, l'histoire des jours précédons, que je me con-
tente de résumer.
Après s'être vu accepter un soir aussi clairement qu'il pouvait le
souhaiter, il passa le reste de la nuit à confier le secret de son bon-
heur aux étoiles. Le lendemain matin, il se présenta chez M'"^ Blu-
menthal, qui refusa tout simplement de le recevoir. Il se promena
pendant une heure ou deux et revint. Le domestique lui remit alors
un billet qui ne contenait que ces mots : « Laissez-moi seule
aujourd'hui. Je vous donnerai dix minutes demain soir. » Les
trente-six heures d'attente parurent autant de siècles à Pickering,
176 REVUE DES DEUX MONDES.
cela va sans dire; enfin M'"* Blumenthal le reçut. Avant qu'elle eût
ouvert la bouche, il se reprocha d'avoir été assez sot pour s'imagi-
ner qu'il la connaissait. On parle tous les jours de gens qui jet-
tent le masque, c'est un lieu-commun de romancier. Cette fois ce-
pendant la métaphore se trouvait justifiée; la dame se présenta à
lui sans masque.
— Regardez la pendule, dit-elle. Je vous accorde dix minutes.
Jouez-moi votre scène, arrachez-vous les cheveux, brandissez votre
poignard! Vous êtes congédié.
Ne sachant que penser, Pickering demanda une explication.
— Je n'ai plus besoin de vous, répondit M"'" Blumenthal en s' as-
seyant, voilà mon explication. Tout cela a été charmant, mais vous
n'avez plus rien à m'apprendre; je vous sais par cœur.
— Vous avez donc joué un rôle? Vous ne m'avez jamais aimé?
s'écria Pickering.
— Non certes, cher monsieur. Je me suis contentée de vous étu-
dier. Il manquait à mon grand ouvrage sur le Non-Moi immatériel
un chapitre dont vous m'avez fourni le fond. Mon livre est terminé;
bonsoir et merci.
— Et c'est pour en arriver là que vous m'avez encouragé?
— Je n'ai pas eu à vous encourager. En tout cas, osez vous
plaindre! Vous me devrez l'immortalité, car vous serez imprimé
tout vif. N'ai-je pas en somme été très bonne pour vous? J'ai reçu
vos visites à des heures raisonnables et déraisonnables ; parfois elles
m'ont amusée, parfois elles m'ont terriblement ennuyée. Mais vous
étiez un cas si curieux, — comment dirai-je? — d'enthousiasme,
que je me suis résignée. N'ai-je pas caressé vos rêves? Si je me
montre un peu brusque aujourd'hui, ce n'est pas ma faute, — vous
auriez dû comprendre plus tôt que nous ne sommes pas faits l'un
pour l'autre... Voyons, n'avez-vous rien, rien à dire? Accusez-moi,
maudissez-moi, accablez-moi d'invectives. Je saurai me montrer
indulgente.
Pickering écouta cette sortie avec une espèce de torpeur; il
croyait sentir le sol céder sous ses pieds. Il s'imagina que M'""" Blu-
menthal désirait le voir éclater en injures, et cette idée contribua à
le calmer. Il éprouva le besoin de respirer le grand air.
— Quoi! pas un mot? reprit la veuve, tandis que, la main sui: le
bouton de la porte, il cessait de la regarder. Ne vous ai-je pas assez
parlé, moi?.. Alors vous m'écrirez?
— Je ne le crois pas, répliqua Eugène.
— Bah ! dans six semaines vous reviendrez me voir.
— Jamais!
— Jamais? C'est là un aveu de sottise, dit-elle. Cela signifie que.
LE PREMIER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. 177
même après avoir réfléchi, vous serez incapable de comprendre la
philosophie de ma conduite.
Le mot philosophie parut si étrange à Pickering qu'il ne trouva
rien à répondre.
— Votre passion, après tout, n'était qu'une affaire de tête, con-
tinua la dame.
— Peut-être avez-vous raison, répliqua Pickering, et il s'é-
loigna.
Le lendemain, il quitta Wiesbaden sur un vapeur qui descen-
dait le Rhin. Il passa la journée à bord, ne sachant où il allait
ni où il débarquerait. Il avait la fièvre ; il lui semblait qu'il venait
de voir quelque chose d'infernal. Enfin il aperçut les tours de la
cathédrale de Cologne, et lorsque le vapeur s'arrêta, il mit pied à
terre.
— Il y a huit jours que je suis ici, dit-il en terminant son récit;
je n'ai guère dormi depuis mon départ, et pourtant c'a été pour
moi une semaine de repos!.. Toutes les femmes, ajouta-t-il, sont
perfides, menteuses, coquettes!
— Pas toutes, lui dis-je; il existe à Smyrne, dans un jardin aux
murs blancs, une jeune fille dont la philosophie se borne...
Pickering s'éloigna sans attendre la fin de ma phrase.
Quelques jours plus tard il me parut en bonne voie de guérison,
et je restai convaincu que le temps suffirait pour achever la cure.
Je ne fis qu'une seule fois allusion à ses griefs, un soir que nous al-
lions nous retirer pour la nuit.
— Permets-moi de t'avouer, lui dis-je, que je trouve qu'il y a du
vrai dans les assertions de M'"« Blumenthal. Tu te servais d'elle in-
tellectuellement, et elle te rendait la pareille.
Il fronça les sourcils sans oser me démentir. J'attendis un peu
dans l'espoir qu'il se rappellerait qu'il avait quelque chose à me ré-
clamer. Il n'y songea pas.
Le lendemain nous parcourûmes la vieille cité et nous visitâmes
la cathédrale. Pickering se montrait taciturne; je l'abandonnai à ses
réflexions, le laissant assis en face d'un vitrail resplendissant. A
mon retour, je devinai ce qu'il allait me demander. Avant qu'il eût
ouvert la bouche, je tirai de ma poche la lettre qu'il m'avait confiée
un mois auparavant, je la posai sur ses genoux, et je m'éloignai de
nouveau.
Une demi-heure après, je revins sur mes pas. Il avait disparu, je
regagnai l'hôtel, et je le trouvai se promenant d'un air sombre dans
sa chambre. Sans doute j'aurais été fort embarrassé, si l'on m'eût
demandé quel effet la lettre devait produire ; mais je m'étonnai de
voir qu'elle l'avait irrité.
TOME XIII. — 1876. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu as lu? lui demandai-je.
— Oui, et je suis obligé de faire amende honorable. J'ai été in-
juste envers M. Vernor.
— Tu pensais qu'il t'adressait ta feuille de route, si j'ai bonne
mémoire?
— J'étais un sot. Il me donne mon congé. Il croit devoir m'an-
noncer sans retard que sa fille, informée de l'union projetée, refuse
de se regarder comme liée par un pareil contrat et n'admet pas que
de mon côté je sois tenu de m'y conformer. On lui a donné une
semaine pour réfléchir. Elle s'obstine à trouver horrible l'arran-
gement en question. Après s'être montrée si longtemps soumise, elle
ose enfm avoir une opinion à elle , à ce que m'apprend M. Vernor.
J'avoue que cela me surprend. On m'a toujours représenté Isabelle
comme l'incarnation de l'obéissance passive. Et c'est elle qui se ré-
volte et insiste pour que l'on me dégage de ma promesse ! Son père
m'annonce même qu'elle menace d'avoir une fièvre cérébrale dans
le cas où l'on voudrait user de contrainte. M. Vernor ajoute qu'il
ne veut pas augmenter les regrets que je puis lui faire l'honneur
d'éprouver par la moindre allusion aux qualités morales et phy-
siques de sa fille. Il espère, pour le repos de tous les intéressés,
que j'ai « d'autres vues. » Il termine en disant que, malgré ce con-
tre-temps, le fils de son meilleur ami sera toujours le bienvenu chez
lui. Je suis libre, dit-il, et il m'engage à compléter mon excellente
éducation par une série de voyages. Si je suis tenté de me diriger
du côté de l'Orient, il compte que je n'oublierai pas que je suis sûr
de trouver à Smyrne un accueil amical. En somme, c'est une lettre
fort polie.
Si polie qu'elle fût, Pickering ne paraissait nullement satisfait
du poids dont elle débarrassait sa conscience. Il se montra très
abattu. Pauvre garçon, l'expérience avait cruellement rogné les
ailes de son imagination ! Je le plaignais trop pour lui rappeler que
si, un mois auparavant, il eût consenti à briser le cachet de la
lettre, il aurait échappé au purgatoire où trônait M'"'' Blumenthal.
Je me bornai donc à le prier de me montrer la photographie de
M'"* Vernor.
— Je n'ai plus le droit de la garder, me dit-il, — et avant que
j'eusse eu le temps d'empêcher ce sacrifice, il tira la carte de son
portefeuille et la jeta dans le feu.
— Il est fâcheux pour toi que M"« Vernor ait montré tant de ré-
solution, lui dis-je, car je parierais qu'elle est devenue une jeune
fille charmante.
— Va t'en assurer! répliqua-t-il d'un ton de mauvaise humeur.
Le champ est libre. Il m'est défendu désormais de songer à elle.
LE PÏIE5ITER AMOUR d'eUGÈNE PICKERING. l79
Voyons, me demanda-t-il en se tournant tout à coup vers moi,
n'est-ce pas une rude déception pour un pauvre diable qui ne
demande au sort que de vivre paisiblement dans son petit coin?
Je déclarai que c'était dur en effet et qu'il avait le droit d'exiger
que le destin lui fournît une nouvelle occasion de s'installer dans
son coin. J'ajoutai que le conseil de M. Vernor était bon, qu'il avait
tort de ne pas le suivre, et j'offris d'être son compagnon , s'il vou-
lait se distraire en voyageant. Pickering accepta sans grand en-
thousiasme; mais après une quinzaine de jours passés à visiter des
galeries de tableaux et à admirer des monumens je m'aperçus
qu'il commençait à redevenir lui-même. Il retrouva jusqu'à un cer-
tain point la généreuse éloquence dont il avait fait preuve à Hom-
bourg, et cette fraîcheur d'impression que je lui enviais. Un jour
que j'étais retenu à l'hôtel par une blessure au pied, il me régala
à son retour, à propos de certaine vierge ingénue de Hans Mem-
ling, d'une rhapsodie qui me parut plus sensée que ses éloges de
M'"^ Blumenthal. Il avait ses heures de tristesse, ses retours vers le
passé; mais je m'abstins de lui reprocher ces accès de mélancolie,
car je m'imaginai qu'il en sortait un peu plus dispos et plus résolu.
Cependant un jour il se montra si sombre que je saisis le taureau
par les cornes et lui dis qu'il se devait à lui-même de chasser de sa
pensée tout souvenir de cette femme.
Il me regarda d'un air étonné, puis me répondit en rougissant
beaucoup : — Cette femme? Je ne songeais pas à M""^ Blumenthal.
A dater de ce jour, je m'expliquai sa tristesse d'une autre façon.
Nous poussâmes jusqu'en Italie, et nous fîmes un assez long séjour
à Venise. Ce fut là qu'arriva le dénoûment auquel je m'attendais
depuis quelque temps déjà. Nous avions passé la matinée à Tor-
cello, et nous revenions, doucement bercés par les flots et par le
chant des canotiers, lorsque Pickering s'écria : — Me voilà à moi-
tié chemin, je crois que j'irai !
Depuis une demi-heure, nous n'avions pas échangé une parole, et
je lui demandai naturellement : — Où donc veux-tu aller? — Gomme
nous arrivions à la Piazetta, il ne put me répondre immédiatement.
Je sautai à terre le premier, et, lorsque je me retournai pour lui
donner la main, il me répondit :
— A Smyrne.
Il partit le soir même. J'avais soutenu que M"^ Vernor devait être
une charmante jeune fille, et six mois plus tard Eugène m'écrivit
que M'"« Pickering était une charmante jeune femme.
Henry James.
LES
CENTRES DE CRÉATION
ET
L'APPARITION SUCCESSIVE DES VÉGÉTAUX
I. Die Végétation der Erde nach Virer Mimatischen Anordnung, par M. A. Grisebach,
Leipzig 1872.-11. La Végétation du globe d'après sa disposition suivant les climats, esquisse
d'une géographie comparée des plantes, par M. A. Grisebach, ouvrage traduit de l'alle-
mand par M. P. de Tchihatcbef, Paris 1875; Guérin.
Les problèmes longtemps indéchiffrables de l'origine des ani-
maux et des végétaux n'ont été abordés d'une manière sérieuse que
depuis le commencement des recherches paléontologiques, et, on
peut le dire, depuis la grande époque de Cuvier. Les zoologistes
ont été pendant bien des années seuls à étudier les êtres que l'on
nommait alors en bloc antédiluviens-, les botanistes ne sont venus
qu'après, et, bien qu'ils aient fait dans ces vingt dernières années
des pas de géant, les découvertes de la paléontologie végétale
n'ont pas encore obtenu l'attention qu'elles méritent. On jugera
de l'importance de ces découvertes par les résultats que peut en
tirer dès aujourd'hui une induction légitime lorsqu'il s'agit de se
rendre compte de l'origine des végétaux innombrables qui nous
entourent et des causes qui les ont répartis entre les régions où ils
sont cantonnés à la surface de la terre. On verra notamment quelle
lumière elles jettent sur l'hypothèse des centres de création mul-
tiples, qui a encore tant de partisans, mais qui ne saurait supporter
LES CENTRES DE CREATION. ' 181
une critique sérieuse fondée sur les faits; on verra aussi, nous l'es-
pérons, combien les découvertes récentes sont favorables au con-
traire à la doctrine des époques de création, établie sur l'apparition
successive des végétaux.
I.
Si l'on jette un coup d'œil général sur l'ensemble des végétaux,
on reconnaît bientôt qu'ils se groupent par types d'aspect sem-
blable dans certaines aires qu'ils caractérisent, et auxquelles on a
donné le nom de régions naturelles. L'un des vétérans de la science
allemande, M. Grisebach , professeur à l'université de Gôttingue,
dans un ouvrage récent qui appelle l'éloge aussi bien que la cri-
tique, admet un peu arbitrairement vingt-quatre de ces régions
pour la totalité du globe. Avant d'examiner la valeur de ces subdi-
visions, nous commencerons, pour fixer les idées, par en citer trois :
la région méditerranéenne, la région saharienne et la région de
V Amazone.
La région méditerranéenne, la seule connue de l'antiquité clas-
sique, enceinte au nord par les Pyrénées, les Alpes et les Bal-
kans, au sud par l'Atlas africain, limitée à l'est par les hauts pla-
teaux de la Syrie, à l'ouest par ceux de l'Espagne, voit naître sur
les rives de son grand lac intérieur les arbrisseaux les plus divers,
caractérisés par la persistance de leur feuillage : les chênes verts,
le myrte, le grenadier, les orangers, le laurier-rose, les cistes, les
acanthes, l'olivier et plusieurs arbres de la même famille. Un ciel
toujours pur, des plages que les montagnes abritent contre les vents
âpres du nord ou contre les vents chauds du désert, une mer dont
l'humidité bienfaisante tempère les ardeurs du soleil, et que l'é-
troite fracture de Gibraltar protège même contre les marées, tels
sont les élémens du climat méditerranéen, qui se révèle subitement
au voyageur surpris quand il descend le Rhône entre Montélimart
et Orange, et qui cesse aussi subitement sur les derniers contre-
forts méridionaux de l'Atlas, au contact desséchant du Sahara.
Toutefois le caractère botanique de la région ne reste constant
qu'au-dessous d'une certaine élévation, et, bien que l'on retrouve
quelques-unes des mêmes plantes communes, soit entre la Sierra-
Nevada d'Espagne et les cimes d» Maroc, soit entre les sommets de
l'Algérie du sud et ceux du Liban ou du Taurus, cependant l'Apen-
nin, dès qu'on dépasse AOO mètres, offre des essences forestières
identiques ou analogues à celles de l'Europe septentrionale, et les
montagnes de la Grèce ont une végétation spéciale : en fait de
lauriers, le sol du Parnasse ne produit que ceux des poètes.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien n'est plus différent de la flore méditerranéenne que celle qui
la suit immédiatement, celle du Sahara. Dans la première, le feuil-
lage est vert et luisant, parfois développé jusqu'à l'exubérance; dans
la seconde, il se contracte, se réduit au strict nécessaire, voire à
quelques épines, se revêt de poils pour se garantir contre l'évapo-
ration, se couvre d'une couche cireuse qui le défend contre l'ardeur
du soleil et lui communique une teinte glauque, poussiéreuse, com-
mune à tous les bas buissons du désert. C'est cette teinte neutre qui,
ne se détachant pas sur le sol, fait croire à première vue que le dé-
sert est dépourvu de végétation. En général il n'en est rien ; mais
sur le sable, au lieu de plantes annuelles, que le manque d'eau
tuerait avant leur développement, — ce qui domine, ce sont des
légumineuses sans feuilles, des rutacées épineuses, des tamarix,
des genévriers à port de jonc, des crucifères et des chénopodiacées
buissonnantes; lorsqu'une source, un puits permet l'établissement
d'une oasis, alors seulement à l'ombre du dattier, — l'olivier du dé-
sert, — ou du palmier doum, se développent les plantes herbacées
propres au pays et les céréales.
La région désertique n'est pas limitée à l'Afrique; elle se propage
par l'Arabie à travers les steppes de la Perse et de l'Afghanistan
jusqu'à l'Indus, au-delà duquel quelques-uns de ses végétaux
se retrouvent encore, atteignant le pied de l'Himalaya. Si la région
méditerranéenne est la région de l'antiquité classique, celle du
désert appartient à l'antiquité biblique, aux nomades, aux pasteurs
et aux caravanes; parfois encore de nos jours nos colonnes de
zouaves y ont cru voir tomber du ciel la manne des Hébreux, sous
forme d'un lichen comestible que le vent détache et emporte à de
grandes distances. M. Berthelot, l'ayant analysé chimiquement, y a
constaté la présence de la mannite. Nos soldats s'en sont nourris,
mais en passant et non pendant quarante jours; il est vrai que l'état
de leurs approvisionnemens ne nécessitait aucune intervention mi-
raculeuse.
En continuant toujours vers le sud, nous verrions le Sahara faire
place à une région toute différente, peu explorée encore, la région
équatoriale de l'Afrique avec ses mimosées et ses graminées, le
baobab, les arbres à encens, le dragonnier, région à grands fleuves
et à pluies périodiques, dont nous retrouvons l'analogue en Amérique
dans le bassin beaucoup mieux connu de l'Amazone. L'Amazone, ce
fleuve au cours si long, si paisible et si large, une petite Méditer-
ranée, ouverte à l'est, celle-là, par les bouches du Para, étendue à
perte de vue pendant la saison des pluies, recevant du sud les
grands fleuves du Brésil, du nord uns partie des eaux de l'Orénoque,
de l'ouest les torrens qui tombent du faîte de la Cordillère, l'Ama-
LES CENTRES DE CREATION. 18S
zone est l'artère d'une forêt presque encore vierge. Sur les rives
du fleuve s'élèvent des roseaux énormes, derrière eux des balisiers
gigantesques, puis des palmiers hauts de 50 pieds et si variés d'u-
sages et de foraies qu'ils ont fourni à M. de Martius la matière d'un
livre entier, enfin des forêts où croissent spontanément le noyer du
Para [Berthollelia excelsa) et le cacaoyer, des légumineuses à cœur
dur comme du fer, et cette myriade d'arbres que chargent non-seu-
lement leurs propres fleurs, mais des parasites de toute espèce :
des broméliacées en crinières dressées ou pendantes, qui ne leur
demandent qu'un support, — des loranthacées, guis géans à grands
panaches rouges, qui s'y implantent pour s'en nourrir, — des lianes
qui les étreignent d'étroites cordelettes d'où retombent en cascades
odorantes des grappes de fleurs orangées. Ici régnent une chaleur,
une humidité constantes sous l'abri de dômes immenses de verdure
où la lumière pénètre à peine; c'est une serre chaude entretenue par
la nature et, abstraction faite du Para, le séjour le plus délicieux du
globe.
En considérant ces régions naturelles, les mieux délimitées de
toutes, les botanistes se sont peu à peu habitués à croire que les vé-
gétaux appropriés à ces régions avaient été créés pour elles, et que
tout domaine de végétation, pour parler la langue un peu barbare
de M. Grisebach, était en même temps un centre de végétation, ou
plus exactement un centre de création.
La conception d'un centre de création d'où aurait rayonné chaque
espèce végétale remonte un peu haut dans la science. Selon Linné,
tous les types de végétaux et d'animaux seraient sortis d'un seul
point de la terre, berceau en même temps du genre humain. En
laissant de côté l'origine et les migrations de l'homme, dont l'étude
réclamerait des considérations de nature fort diverse, et en nous res-
treignant à la partie botanique du sujet, il faut reconnaître que l'opi-
nion de Linné ne pouvait se soutenir, même avant les découvertes de
la géologie, que par de grands efforts d'imagination. On l'a réfutée
mainte et mainte fois. Après Linné, Gmelin et d'autres ont proposé
non plus un seul, mais plusieurs centres de création. Willdenow pré-
tendit rattacher les différentes flores aux chaînes de montagnes dites
primitives : ainsi les Alpes auraient été un centre de végétation, le
Caucase un autre, etc. Malheureusement les détails de pareilles
hypothèses ne supportent pas la discussion. Peu à peu les natura-
listes européens se sont comme accordés à rapporter les végétaux
si variés qui couvrent la terre à un certain nombre de points pri-
mordiaux, sur le chiffre et la situation desquels on n'a pas d'ail-
leurs pu s'entendre. Cette doctrine a été établie de la manière la
plus formelle par Adrien de Jussieu, et M. Grisebach l'adopte sans
184 REVUE DES DEUX MONDES.
réserve. « La coexistence de flores diverses à côté l'une de l'autre,
nous dit-il, prouve déjà qu'elles proviennent de certaines localités
créatrices déterminées que l'on peut considérer comme leurs centres
de végétation, dont le nombre est incertain et dépend de la quan-
tité des espèces indigènes... Ce n'est que dans les localités spé-
ciales que la nature a répandu ses premiers germes, mais ces lo-
calités furent innombrables et disposées sans symétrie, comme les
étoiles du firmament, et chaque localité eut la propriété de pro-
duire une forme organique déterminée. » L'autorité légitime dont
M. Grisebach jouit dans la science , et qui doit recommander la lec-
ture de son livre, est précisément la raison qui nous oblige à formu-
ler aussi courtoisement que possible les preuves qui militent contre
la théorie adoptée par lui.
Ces preuves sont de plusieurs sortes. La première nous sera four-
nie par la difficulté même de définir le nombre des régions dites
naturelles, et encore plus des prétendus centres de création. Si
chaque région naturelle était aussi bien caractérisée que les trois
dont nous avons parlé, et si chacune offrait une végétation spéciale
plus abondante et pressée au centre de la région, d'où elle aurait
visiblement rayonné pour s'arrêter au contact des régions voisines,
la théorie des centres de création réunirait en sa faveur de grandes
probabilités; mais il est loin d'en être ainsi. Les régions s'entremê-
lent sur les bords, se pénètrent en tout sens, comme l'a fait remar-
quer M. Alphonse de Candolle (1), et, ce qui est plus défavorable
encore à la théorie en question, la région la mieux définie varie
dans son intérieur, et, loin d'être toujours identique à elle-même,
offre en différens points de petits centres secondaires. L'histoire de
la science a enregistré les contradictions de ceux qui ont essayé
d'énumérer les centres de création; aussi, quel que dût être le ré-
sultat de la tentative de M. Grisebach, elle était assurément des
plus délicates.
M. Grisebach est certainement l'auteur qui jusqu'à présent a tracé
de la manière la plus précise, je dirai même la plus méthodique,
|a subdivision du globe en régions naturelles; mais le meil-
leur esprit ne peut résoudre d'une manière complètement satis-
faisante un problème mal posé. Sans doute M. Grisebach doit se
flatter d'avoir démontré la possibilité de reconnaître dans la végéta-
tion du globe des régions naturelles; cependant quelques-unes de
celles qu'il a circonscrites sont de nature à provoquer de sérieuses
objections. Sa première région, dite par lui domaine arctiquCy com-
(1) Voyez sa Géographie botanique raisonnée, et son récent mémoire sur les Groupes
physiologiques des végétaux.
ûM
LES CENTRES DE CREATION. 185
prend les types des Alpes et des hautes montagnes de toute l'Eu-
rope; en la localisant dans l'extrême nord, il nous donne une fausse
idée de la distribution géographique des végétaux qu'elle renferme.
Il est vrai que la région « arctico-alpine » ne serait même pas, à^
proprement parler, une division géographique du globe terrestre.
Presque aucune de ses régions n'est à l'abri d'une critique sem-
blable. La région méditerranéenne, assez homogène sur les côtes
et dans les îles , peut-elle comprendre , comme le veut M. Grise-
bach, et les hauts plateaux de l'Espagne, et la chaîne de l'Apennin,
et les massifs élevés de l'Asie-Mineure? De même la dépression de
la mer Caspienne et les montagnes du Thibet peuvent-elles être
classées dans une même unité régionale sans violer à la fois les
rapports entre les flores et le sentiment instinctif des vérités natu-
relles? Il y a bien des végétaux de l'Himalaya qui ne sauraient s'ac-
commoder du climat chaud et humide de la mer Caspienne. Nous
n'ignorons pas que M. Grisebach n'a fait, dans cette partie de ses
conceptions, que se rallier à une théorie généralement admise
avant lui, et c'est justement en la développant avec un talent in-
contestable, appuyé sur une masse imposante d'observations person-
nelles, qu'il en a le mieux montré les faiblesses. Ces faiblesses n'ap-
paraissent nulle part plus prononcées que dans la constitution de
sa quatorzième région , composée des îles de l'Océan où l'auteur a
cru reconnaître des centres de création, c'est-à-dire des pays les
plus éloignés et les plus difîérens, tels que les Açores, Madère et
les Canaries, qui forment un ensemble, Madagascar et les îles voi-
sines, qui en constituent un autre, les Sandwich , qui ont une flore
spéciale, etc. Il n'y a là qu'un cadre artificiel, et l'auteur le sait
aussi bien que personne; mais pourquoi n'a-t-il pas rattaché les
îles du Cap-Vert à la région du Sénégal, les Gallapagos et Juan-
Fernandez au continent américain? En séparant les îles des terres
fermes voisines pour les réunir entre elles, il rompt des afiînités
naturelles et rapproche des flores qui « hurlent de se trouver en-
semble. »
On voit déjà par où péchera toujours l'application qu'on voudra
faire de cette théorie. Il y a nécessité de diviser le globe en aires
bien plus nombreuses pour les faire coïncider avec des centres de
création locaux. M. Grisebach en a omis beaucoup, et nous sommes
d'autant mieux en droit de le constater que ces omissions sont vo-
lontaires et ne procèdent point, tant s'en faut, de l'ignorance. Pour
ne citer que deux des grandes régions qu'il a en apparence mé-
connues, la région atlantique et la région antarctique ne font point
partie de ses subdivisions.
La région occidentale de l'Europe ou région atlantique, que l'on
186 REVUE DES DEUX MONDES.
pourrait nommer aussi a la région des bruyères et des ajoncs , »
commence aux Canaries, renferme le nord du Portugal, la côte can-
tabrique de l'Espagne, le littoral de la France jusqu'aux contre-
forts du plateau central et à la Sologne, fait une pointe à l'ouest
de Paris en comprenant la forêt de Rambouillet, puis se retire en
un point à déterminer sur la Manche, embrasse les îles normandes
et va toucher le sud de l'Irlande, oii vivent en sentinelles avancées
une douzaine d'espèces méridionales, principalement d'éricinées et
de saxifrages, et où le myrte croît en pleine terre, sous la douce
influence du climat maritime. Le gulf-stream, dont une branche
pénètre dans la partie supérieure de la région, y réchauffe à la
fois la mer et l'atmosphère en portant jusque dans les polders de
la Belgique et de la Hollande quelques-unes des plantes atlanti-
ques, notamment un groupe de monocotylédones et des campanu-
lacées rares. C'est une région que M. Grisebach ne voudrait consi-
dérer que comme une émanation de la région méditerranéenne,
bien que les conditions climatériques y diffèrent considérablement
de celles de la Méditerranée. Elle est remarquable par l'étendue
de l'aire qu'y occupent quelques-unes de ses plantes caractéristi-
ques : le pavot à fleurs jaunes, qui s'étend du Portugal et des Astu-
ries à l'Auvergne, à la Bretagne et à l'Ecosse, — la bruyère cendrée,
qui peuple nos guérets et qui, devenue rare en Belgique, parvient
cependant jusqu'en Norvège, etc. Des considérations de cette na-
ture ont inspiré l'ingénieuse hypothèse d'Edouard Forbes, selon la-
quelle ces analogies entre terres aussi éloignées résultent de l'exis-
tence ancienne d'un continent intermédiaire, l'Atlantide, dont la
tradition , révélée jadis aux prêtres d'Egypte , avait été portée
jusqu'à Platon. Si l'Irlande a été jadis contiguë ou rattachée aux
Asturies et aux Açores, et ces dernières aux Canaries, il ne serait
pas surprenant en effet que l'Irlande eût conservé quelques es-
pèces de cet ancien continent, de même que les autres points de la
région atlantique ont gardé des types qui leur sont communs entre
eux ou avec quelques pays du bassin méditerranéen.
Une autre région, la région australe ou antarctique, a été indi-
quée par l'illustre directeur du Jardin de Kew, M. J. Hooker, qui,
dans la préface de sa Flore de la Nouvelle-Zélande, s'est vu con-
duit, pour expliquer des affinités de végétation et même des iden-
tités, à supposer l'affaissement d'un continent ou d'îles considérables
dans la direction du Chili à la Nouvelle-Hollande et même du Chili à
Tristan da Gunha. Supposer des terres disparues entre Madagascar
et l'Australie, c'est une hypothèse hardie qui pourra s'imposer un
jour à la science et qui reçoit une grande force des argumens que
M. Alphonse Milne Edwards a tirés de l'étude des faunes.
LES CENTRES DE CREATION. 187
L'une des expéditions envoyées l'an dernier pour l'observation
du passage de Vénus, celle de Saint-Paul, qu'a si brillamment diri-
gée M. le commandant Mouchez, a rapporté de nouveaux documens
qui fortifient la conception d'une région botanique australe. Un cer-
tain nombre de végétaux n'étaient encore connus, dans le monde
entier, que sur le petit îlot de Tristan da Gunha, où l'on pouvait les
croire dans leur centre de création^ entre autres une graminée co-
riace et piquante, semblable à l'alfa de l'Algérie, qui remplit des
espaces entiers pour le plus grand malheur du naturaliste (le sjjar-
tina arundinacea de Garmichaël), un arbre à port singulier, formant
à lui seul une forêt, le phylîca arborea, de la famille des rham-
nées, un lycopode, des fougères, etc. Or toutes ces plantes, propres
à Tristan, ont été rapportées de l'île Saint-Paul ou de l'îlot voisin
d'Amsterdam , que plus de 100 degrés de longitude séparent de
Tristan, par M. George de l'Isle, botaniste attaché à la dernière ex-
pédition.
Les régions naturelles, pour satisfaire à l'hypothèse des centres
de création, doivent donc se multiplier, se morceler bien plus en-
core que nous ne l'avons laissé entrevoir. La théorie, pour être con-
séquente avec elle-même, doit par exemple placer dans la région
qTie nous connaissons le mieux, la région méditerranéenne, un
centre aux Baléares, un en Gorse et plusieurs en Espagne, où la
végétation se diversifie considérablement selon la disposition fort
tourmentée de la Péninsule et ses altitudes diverses. Il y a plus
encore : toutes les fois qu'une espèce, fût-elle unique, est spéciale
à un pays, il faut logiquement attribuer à ce pays un centre de
création. G'est ce que M. Grisebach est forcé d'accorder à l'Oural,
qui possède un petit œillet, le gypsophila iiralensis, aux Gévennes,
qui ont en propre deux herbes minuscules, Yarenaria ligericina et
le kœnigia macrocarpa. Get émiettement de l'action créatrice, que
l'on suppose s'être employée à semer çà et là une graine presque
sur chaque point du globe, est-il en harmonie avec les procédés si
simples et si grandioses à la fois que nous admirons dans l'œuvre
cosmogonique ?
II.
Les régions botaniques naturelles, où l'on veut voir le résultat
d'une création locale, sont dues avant tout à des causes climaté-
riques. Pour soutenir cette thèse, nous n'avons qu'à puiser à pleines
mains dans le livre de M. Grisebach et dans les notes intéressantes
dont M. de Tchihatchef a enrichi la traduction de cet ouvrage. Le
mérite dominant du livre, à la préparation duquel le professeur de
188 REVUE DES DEUX MONDES.
Gôttingue a consacré quarante années, est en effet l'étude approfon-
die de cette harmonie constante qui se révèle à l'observateur entre
la plante et les conditions où elle doit vivre, entre le caractère bo-
tanique et le caractère climatérique de la région ; c'est même là
le côté spécial de son œuvre, dont la meilleure partie est celle qui
lui appartient le plus, et c'est à cause de ce mérite original que
l'on ne saurait trop remercier le naturaliste éminent, le voyageur
célèbre, qui a distrait d'une vie si fructueuse le temps employé au
labeur d'une telle traduction.
Examinons donc, le livre de M. Grisebach à la main, quelles sont
les conditions climatériques qui déterminent la végétation d'une
contrée ou même d'un coin de terre. Parmi ces conditions, il faut
considérer d'abord la latitude, facteur des plus importans, dont la
valeur n'est pourtant pas aussi absolue qu'on le croit communé-
ment, — ensuite l'altitude, qui a pour effet général d'abaisser la
température, — puis la position du lieu par rapport aux grandes
étendues d'eau , qui tempèrent l'ardeur de l'été aussi bien que la
rigueur de l'hiver, — la direction des vents régnans, qui rendent
l'atmosphère humide s'ils ont passé sur un océan , sèche s'ils souf-
flent de l'intérieur, chaude s'ils viennent du midi, froide s'ils des-
cendent du nord, — enfin l'abri que des remparts naturels créent
pour certaines localités privilégiées. Telles sont les stations recher-
chées chaque hiver par les malades, par exemple les environs de
Nice ou le littoral génois, ou même les rives embaumées des grands
lacs de l'Italie septentrionale, où l'on jouit en hiver, protégé par
les hautes cimes des Alpes contre l'âpreté du mistral, d'une tem-
pérature plus douce qu'on ne la trouverait à Pise ou même à Rome.
Chaque pays a ainsi son climat particulier, déterminé par des
conditions locales, et déterminant à son tour la végétation. Aussi
chaque coin de terre, chaque versant de montagne, pour ainsi dire,
choisit-il dans la flore générale de la contrée à laquelle il appar-
tient les végétaux le mieux adaptés à sa nature, de même que la
contrée entière semble les avoir choisis dans la flore générale du
monde. Or ces conditions, locales ou générales, ne sont que l'ex-
pression de l'état actuel des parties du globe, de ce globe qui a tant
varié depuis qu'il s'est tant refroidi, et dont les continens visibles à
nos yeux sont tous sortis du sein des eaux ou du cratère des vol-
cans. Si cet état se modifiait, ne fût-ce que sur un point, la consti-
tution des autres pays varierait proportionnellement, car les cou-
rans marins et atmosphériques les rendent tous solidaires. Si le
Sahara par exemple, dont certains chotts sont au-dessous du niveau
de la mer, était envahi par les eaux, on ne verrait plus le simoun,
le vent brûlant du désert, échauffer la région méditerranéenne, qui,
LES CENTRES DE CREATION. 189
rendue à des conditions antérieures, admettrait sur ses rives des
végétaux chassés jadis sur les montagnes par la chaleur de ses étés.
Une création locale doit être une dans son essence, et surtout
dans une île isolée par sa position géographique. Si les partisans
des centres de création avaient connu la flore de la Nouvelle-Calé-
donie, une des dernières conquêtes de nos naturalistes, ils eussent
hésité non-seulement devant le caractère évidemment ancien de cette
flore, mais surtout devant les affinités multiples qu'en révèle l'exa-
men. Un centre de création suppose des végétaux disséminés autour
d'un point de départ dans une aire homogène. Dans notre colonie po-
lynésienne, rien de pareil : à côté d'un grand nombre de types spé-
ciaux à cette île, ou du moins non encore observés ailleurs, on en
trouve beaucoup d'autres dont les affinités s'échelonnent sur une
double direction, relient la Nouvelle-Calédonie d'une part aux
Moluques, à Java et aux îles intermédiaires, d'autre part à l'Aus-
tralie et même à la Nouvelle-Zélande; sur les plus hauts pics de
l'île habitent enfin des végétaux qui rappellent ceux de la flore an-
tarctique, comme ceux des Alpes et des Pyrénées dans l'hémisphère
boréal se retrouvent au Spitzberg et au Groenland. Comment trou-
ver dans un assemblage aussi bigarré les caractères d'un centre de
création ?
On peut en dire autant de l'Australie, bien que cet immense con-
tinent soit encore, dans son ensemble, moins connu que la petite
région néo-calédonienne. Il y a peu d'années, on se plaisait à citer
toujours l'Australie comme un monde à part dont les productions
difi'éraient toutes de celles du reste du globe. Les découvertes ré-
centes, dues au zèle persévérant de l'honorable directeur du jardin
des plantes de Melbourne, le baron F. de Millier, ont dû modifier
quelque peu cette opinion. Sans doute les types étranges, à faciès
australien, les eucalyptus à feuilles verticales, les goodéniacées
à larges cloches ailées, les épacridées, sortes de bruyères spé-
ciales à la Nouvelle-Hollande, les protéacées aux appareils floraux
étranges, n'ont pas diminué, mais nous en connaissons mieux la
distribution géographique. C'est la partie orientale, sous le paral-
lèle de Sidney et au-dessous, que les types australiens rendent si
remarquable; la côte occidentale, surtout si l'on s'élève au-dessus
de la rivière des Cygnes et de la baie Champion, ne possède plus
que peu d'espèces de celles qui croissent sous le même parallèle
dans les districts orientaux. Il y a plus, les déserts de l'intérieur,
bien que peuplés par une végétation particulière (des casuarinées,
sortes de prêles arborescentes, des acacias à feuilles entières), n'ont
pas la même flore que le littoral de l'est, et les types spéciaux à la
Nouvelle-Hollande n'atteignent guère la partie septentrionale de ce
190 REVUE DES DEUX MONDES.
continent, sur laquelle dominent les genres franchement tropicaux
de la terre des Papous, tandis que sur les montagnes et sur la
côte, dans le sud-est du pays, croissent des espèces de la zone an-
tarctique, espèces qui se retrouvent à la terre de Van-Diémen et à
la Nouvelle-Zélande, où les glaciers descendent à 500 mètres du
rivage. D'ailleurs les plantes le plus franchement australiennes
(protéacées et cycadées) ne sont pas sans analogues dans le sud
de l'Afrique, et il n'y a pas longtemps que M. le comte de Sa-
porta, assurait avoir retrouvé des protéacées dans les couches an-
ciennes des terrains de la Provence. Voilà, on en conviendra, un
centre de création bien éloigné de l'unité, et cependant il s'agit
d'une partie du monde fort isolée aujourd'hui, où les conditions
actuelles de transport n'ont pu agir que d'une manière presque
insensible pour en modifier la végétation.
Nous venons d'invoquer contre les partisans des centres de créa-
tion les affinités multiples. Passons maintenant aux faits que nous
offrent les espcces disjointes, espèces qui coexistent aujourd'hui
simultanément sur plusieurs points du globe très éloignés les uns
des autres. Ainsi une sorte de jonc fleuri, Veriocaulon septangu-
lare d'Ecosse et d'Irlande, croît aussi au Canada sans que les cou-
rans marins actuels aient pu en transporter les graines de l'une à
l'autre de ces régions. Quel sera donc le centre de création de cette
espèce, la seule de sa famille qui existe en Europe? Un pois sau-
vage, le pisum ?7iariiimum, se trouve simultanément à Arkhangel,
puis en France sur la côte voisine de Saint-Valery (Somme), à New-
York et sur le cap Très- Montes, entre le Chili et la Terre de Feu,
dans un endroit qui n'a jamais été colonisé. Des remarques analo-
gues s'appliquent à de grands arbres qui ne peuvent passer inaperçus
du naturaliste, ni même de simples voyageurs. Le cèdre du Liban,
Ferez du roi Salomon, que tout le monde connaît et qui n'a plus au-
jourd'hui dans les montagnes de la Syrie sa station la plus étendue,
a été retrouvé en Asie-Mineure dans le Taurus, en Algérie dans
FAtlas de la province de Constantine, et, comparaison faite, il ne
diffère pas du cèdre de l'Himalaya, le dêva-claru (arbre sacré) des
épopées de l'Inde antique (1). Or, si cet arbre grandiose existait
dans une contrée intermédiaire à ces stations éloignées, on l'y eût
certainement découvert. Il y a plus, il ne saurait croître entre elles,
c'est-à-dire entre des massifs montagneux sur lesquels il s'élève à
de grandes hauteurs, car les contrées intermédiaires ne lui offrent
que des altitudes trop faibles ou des déserts. Les montagnes pour
(1) Les dififcrences légères qu'une analyse minutieuse a constatées entre les arbres
de ces différentes provenances ne sont pas suffisantes pour en affecter l'identité spé-
cifique.
i
LES CENTRES DE CREATION. 191
leurs végétaux sont des îles que la terre basse enferme comme une
mer infranchissable. Le cèdre est donc confiné dans quatre ou tout
au moins dans trois centres séparés par des centaines de lieues
les uns des autres. Dans lequel des trois placera-t-on l'origine de
cet arbre, et pourquoi dans l'un des trois plutôt que dans chacun
des deux autres?
Plusieurs végétaux d'Orient nous offriront des cas encore plus in-
téressans. Il existe deux espèces de platanes, l'une, le platane d'O-
rient, que le village de Bujuk-Déré a rendu célèbre, l'autre, le pla-
tane d'Occident, répandu dans l'Amériqu 3 du Nord. Les deux arbres,
bien que d'espèce différente, appartiennent à un même genre. Il y
aurait là un fait bien peu explicable, si l'on ne savait qu'à l'époque
dite mioccne par les géologues le genre ^^tort/ii^j? s'étendait du
Spitzberg à la Méditerranée. Or au xvi^ siècle le platane était tel-
lement inconnu chez nous que le voyageur Pierre Belon, l'ayant
rencontré près d'Antioche, le signala comme une de ses singulari-
tez. De son temps, on aurait donc assigné certainement au genre
platanus deux centres de création fort éloignés l'un de l'autre,
si l'on s'était préoccupé de cette théorie. Beaucoup d'exemples ana-
logues pourraient être empruntés à des types différens, notam-
ment aux liqiddambar et à la famille des ormes.
III.
Les faits géologiques que nous ont offerts les types du platane
nous conduisent naturellement à un dernier ordre de preuves em-
pruntées à la paléontologie. Nous allons juger de quelle importance
sont les progrès de cette science appliquée à la botanique, par les
inductions dont elle fait profiter toutes nos recherches sur l'ori-
gine des végétaux.
Pour peu que l'on fouille l'écorce de notre terre, on constate dans
certaines de ses couches les plus récentes, puis de ses couches plus
anciennes , des débris de végétaux passés à l'état de fossiles. En
descendant ainsi progressivement, nous les rencontrons d'abord dans
la période à laquelle les géologues donnent le nom de quaternaire,
période que peut-être l'homme a pu connaître quand il a paru sur
la terre, puis dans l'immense période tertiaire, subdivisée de haut
en bas en pliocène, miocène, éocène. On en trouverait encore au-
dessous dans la craie, au-dessous encore dans le terrain jurassique,
bien au-dessous enfin dans les terrains de houille, foyers heu-
reusement inépuisables de nos usines, qu'alimente la végétation des
siècles écoulés.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Si nous commençons par le littoral de l'Angleterre , le premier
fossile important à citer ici sera le sapin, si abondant sur divers
points de l'Europe, et qui cependant ne croît plus spontanément sur
le même littoral, bien que de la Tamise à la Clyde il se développe,
quand on le plante, dans les meilleures conditions. Il existait indu-
bitablement sur le sol aujourd'hui anglais, il y a un grand nombre
de siècles, sous l'influence d'un climat différent. Ce n'est donc pas
à un centre de création actuel quelconque, situé sur une montagne
quelconque, que l'on peut rapporter l'origine de cet arbre; mais
changeons de région, et interrogeons le sol de la Provence, par
exemple la vallée de l'Huveaune, aux environs de Marseille. Nous y
recueillerons à l'état fossile le laurier des Canaries, qu'a chassé de
ces parages une aggravation moderne des conditions hivernales, puis
des pins tels que le pin des Pyrénées et d'autres essences, le tilleul,
l'érable à feuilles de viorne, le framboisier, que l'augmentation de
la chaleur estivale a depuis forcés de se réfugier sur les montagnes.
Que deviennent, en présence de ces faits, le centre de végétation
des Canaries et celui des Pyrénées?
En Amérique , la flore du terrain pliocène offre les mêmes faits
sur une échelle plus grande. Dans les couches anciennes de l'île
Vancouver ont été constatés des végétaux ligneux, palmiers, lauri-
nées, figuiers, qui n'habitent plus maintenant les côtes occidentales
de l'Amérique du Nord à un.e latitude aussi élevée; cependant une
de ces laurinées ne saurait se distinguer du persea actuel de la
Caroline, et des types analogues ou identiques à ceux de Vancou-
ver se retrouvent dans les couches pliocènes du centre de l'Eu-
rope, à OEningen, en Souabe, localité célèbre pour la bonne con-
servation de ses fossiles. Un cyprès pétrifié de Vancouver existe
aussi dans les couches de notre continent, où il a été recueilli de-
puis le milieu de l'Italie jusque dans le nord de l'Europe. Qu'on
vienne donc nous parler d'un centre de création spécial à l'Amé-
rique du Nord !
Si l'on descend encore d'une assise dans les profondeurs du globe,
on pénètre dans la flore miocène, laquelle, d'après les beaux tra-
vaux de M. Oswald Heer, de Zurich, et les découvertes de M. le
professeur Nordenskiôld, offrait déjà sous les latitudes alors tem-
pérées du Spitzberg quarante-six espèces qui vivaient aussi pres-
qu'à la même époque dans la région devenue aujourd'hui la Pro-
vence, et parmi lesquelles on peut citer des cyprès, des peupliers,
des chênes, des tilleuls, des sorbiers, des noyers, des houx, des
lierres, plus ou moins analogues aux espèces de ces genres qui ha-
bitent maintenant l'Europe tempérée.
En descendant toujours, on rencontre l'étage éocène, différem-
LES CENTRES DE CRÉATION. 193
ment exprimé dans les tufs des environs de Paris et dans ceux
de la Provence. Aux environs de Paris, ce dernier étage est parti-
culièrement représenté en Champagne, près de Rilly, par les tra-
vertins de Sézanne. Ces travertins constituent un calcaire poreux,
qui a si bien conservé les empreintes végétales qu'en coulant de la
cire dans ses intervalles, et en dissolvant ensuite le calcaire par un
acide, on obtient, comme vient de le faire avec succès un habile
préparateur du Muséum, M. B. Renauld, la forme exacte de fleurs
et de fruits qui n'existaient déjà plus sur la terre quand l'homme
est venu l'habiter pour la première fois. Eh bien! s'ils n'existent plus
aujourd'hui comme espèces, ils appartiennent à des genres que
nous voyons encore autour de nous. C'est ainsi que dans les cou-
ches de Sézanne on trouve des types analogues à ceux qui croissent
dans l'Europe tempérée : aulnes, bouleaux, ormes, peupliers,
saules, etc.; mais le fait le plus étrange au premier abord, c'est
qu'avec eux se rencontrent pêle-mêle des genres qui habitent à
présent l'Amérique du Nord (1) et d'autres qui vivent maintenant
dans les régions chaudes du globe (2). Cette promiscuité ancienne
ne confirme guère l'idée de centres de création récens.
La série inférieure des couches ne ferait que confirmer ces
exemples par de nouveaux faits. Bornons-nous à constater la pré-
sence, à certains étages de la craie, d'une végétation analogue à
celle de l'Amérique septentrionale. C'est ainsi que le genre magno-
lia se retrouve non-seulement aux États-Unis même, mais encore
à Moletein en Moravie, avec des séquoia, des aralia, etc. A ce point
de vue, le Nouveau-Monde est, par une partie de sa végétation, plus
ancien que notre continent. Une autre subdivision de la flore cré-
tacée nous montrerait des protéacées ou des cycadées, c'est-à-dire
les végétaux propres aux déserts de la Nouvelle -Hollande inté-
rieure ou de l'Afrique méridionale. Les sables néocomiens, qui ap-
partiennent à un autre étage de la craie, nous offrent en Belgique
des araucaria d'un genre aujourd'hui spécial aux forêts qui sépa-
rent le Chili du Brésil. Certains lits fossilifères du terrain jurassique
contiennent des fougères à nervures réticulées, comme celles de
nos régions les plus chaudes, enfin, presque aussi haut que nous
puissions remonter dans cette étude de notre globe, les tourbes de
l'époque houillère, savamment analysées par M. le comte Castra-
cane, laissent filtrer sous l'eau qui les traverse des corpuscules ex-
cessivement petits qui sont des carapaces siliceuses ayant renfermé
des algues-diatomées, et ces microscopiques végétaux du terrain
(1) Sassafras, cissus, aralia. magnolia, sterculia, juglans.
(2) Cinnamomum, zizyphus, alsoplùla.
TOME XIII. — 4876. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
carbonifère seraient identiques avec des diatomées qui vivent en-
core aujourd'hui dans les eaux.
Aussi profondément que l'on pénètre dans l'écorce terrestre et
dans l'étude des âges écoulés, la nature met sous nos yeux une dis-
tribution de plus en plus différente des êtres, régis par d'autres
climats. Aux temps anciens du globe, les associations de végétaux
croissant ensemble dans la même contrée n'étaient point ce qu'elles
sont aujourd'hui. Les changemens nombreux qui se sont succédé
dans le cours des diverses périodes géologiques ont rompu les asso-
ciations primitives en diversifiant les climats, que tout indique avoir
été d'abord d'une égalité et d'une humidité extrêmes en même
temps que très chauds. La température a diminué généralement
pour se conserver plus chaude sur certains points, les mers et les
continens ont changé plus d'une fois de rapports, et les chaînes
montagneuses nouvellement soulevées, en arrêtant les nuages et en
modifiant les vents, ont singulièrement modifié les climats. Le globe
a passé toujours d'une variation à une autre variation. Les végétaux
anciens qui ont persisté à travers ces mutations d'âge en âge (et qui
sont certes beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit) se sont peu à
peu accommodés forcément aux climats qu'ils subissaient, de même
que ceux qui ont successivement apparu sur le globe; ils se sont
casés là où ils trouvaient les conditions de leur existence, diminuant
de nombre à chaque époque nouvelle qui rendait plus difficile la
situation des survivans, et qui favorisait quelquefois beaucoup p^s
l'établissement des nouveau -venus. Refoulés de leurs anciennes
stations, ces survivans s'éparpillaient de plus en plus, et l'on pour-
rait presque affirmer aujourd'hui qu'un type rare de la flore actuelle
est un type ancien en voie de décroissance, comme M. Martins l'a
fait toucher du doigt pour une légumineuse du midi de la France,
Yanaffyris fœtîda. Si une espèce est cantonnée dans une chaîne de
nos montagnes, limitée aux Carpathes ou à l'Atlas marocain, cela
n'indique pas le moins du monde qu'il y ait un centre de création
spécial à l'un ou à l'autre de ces massifs ; cela signifie simplement
que cette espèce ne trouve plus aujourd'hui que dans cette station
restreinte les conditions nécessaires à son existence (1). Les plantes
placées dans des conditions exceptionnelles sont des restes, des té-
{\) Une fougère se trouve sur les côtes d'Italie dans la petite Ue d'Ischia, fougère
très connue des amateurs et fréquemment cultivée dans les serres, le woodwardia
radicans. Elle n'existe pas ailleurs en Italie, ni même en Afrique. On admettrait donc
«n centre de création dans l'île d'Ischia, si l'espèce n'était commune dans I'Adkî-
rique centrale, sous des latitudes inférieures. Elle a persisté à Ischia parce qu'elle
y naît auprès de sources chaudes. De môme à l'île Saint-Paul on trouve un lycopode
de la région tropicale vivant sur des terrains où le thermomètre accuse 80 degrés à
quelques centimètres et 200 degrés à 1 mètre 1/2 ou 2 mètres de profondeur.
LES CENTRES DE CREATION. 195
moins d'une époque ancienne, comme les ruines des palais égyp-
tiens attestent une civilisation enfouie sous les décombres du passé.
L'hypothèse des centres de création modernes est donc en con-
tradiction directe avec les faits. On nous répondra peut-être qu'il
faudrait admettre des centres de création antérieurs à l'époque ac-
tuelle; mais il est visible que les mêmes objections se reprodui-
raient en remontant d'âge en âge. Il est clair que la flore des tra-
vertins de Sézanne par exemple, tout ancienne qu'elle est, ne
présente point les caractères d'un centre de création. Mais, nous
dira-t-on encore, si vous ne reconnaissez point de centres de créa-
tion, comment comprenez- vous l'apparition incontestable de formes
nouvelles qui a marqué le début et les phases de chaque grande
époque? Nous répondrons que, si les progrès de la science nous
forcent aujourd'hui à répudier comme fausse la conception des cen-
tres de création, ils nous engagent à lui substituer celle des épo-
ques de création. L'importance et l'étendue des époques de création
résultent de tout ce qui précède. Pour en faire apprécier le carac-
tère, il suffira d'insister sur deux d'entre elles , l'époque éocène,
dont nous avons déjà cité quelques types, et l'époque glaciaire,
antérieure immédiatement à la nôtre.
Vers la fin de l'éocène, il existait sur les pourtours d'une large
mer une région végétale des mieux caractérisées. Cette mer partait
des contre-forts des Alpes-Maritimes, et, sauf une île allongée cor-
respondant à l'Italie centrale, s'étendait sans obstacle vers la Libye
et l'Egypte, qu'elle recouvrait en grande partie, entrant ainsi en
communication directe avec l'Océan indien, et la première terre
qu'elle rencontrait dans cette direction était l'Abyssinie, qui avec le
Haut -Soudan formait alors une région continentale à laquelle les
grès de Nubie, récemment émergés, servaient de ceinture. Il en
résultait une méditerranée du double plus large que la nôtre, dont
le climat, sensiblement égal sur ses deux rives à cette époque de
l'histoire de la terre, facilitait, sur la rive septentrionale, la pré-
sence des types de l'Abyssinie ou du Cap que l'on remarque dans
la flore fossile des gypses d'Aix, notamment des bananiers et le
curieux genre ividdringioiua, aujourd'hui confiné dans un étroit
espace comprenant le Cap, la terre de Natal et l'île de Madagascar,
dont les rives étaient baignées par la mer éocène. Cette même mer
bordait aussi la partie septentrionale de l'Hindoustan, car les dépôts
qu'elle a laissés peuvent être suivis sur une immense étendue, de la
Syrie et de Bagdad au Golfe-Persique et jusqu'au-delà de l'embou-
chure de rindus, dans la vallée de Kashmir et dans le Bengale
oriental. Aussi la flore des gypses d'Aix présente-t-elle des affinités
avec celle de l'Inde par des types qui se rencontrent également
196 REVUE DES DEUX MONDES.
tantôt au Japon et en Chine, tantôt aux îles de la Sonde et même
aux Philippines (1).
L'époque glaciaire est plus intéressante encore. Elle appartient,
avons-nous dit, à l'époque qui a précédé la nôtre, et qui a vu sans
doute, au moins dans la dernière partie de son ère, commencer
les développemens de l'homme. Nos premiers ancêtres, à l'occident
de l'Europe, ont vécu dans des cavernes ou dans des habitations
rudimentaires construites sur pilotis au milieu de lacs à demi gla-
cés. La nature au dehors était inclémente pour eux. Par suite d'un
refroidissement momentané encore inexpliqué, la plus grande par-
tie de notre hémisphère fut ensevelie sous les neiges, et les som-
mets se chargèrent d'immenses glaciers dont les moraines ont strié
ou poli les roches sous-jacentes et creusé nos vallées. De ces mo-
raines se détachaient des blocs qui emportaient des graviers et de
la terre, et qui ont été les agens les plus certains du transport des
espèces végétales. A cette époque se rattachent toutes les espèces
qui côtoient encore aujourd'hui les neiges perpétuelles au cœur des
grandes Alpes ou dans la région polaire, au Groenland, au Spitz-
berg et dans la Sibérie orientale, et celles qui, souvent identiques,
ont franchi des espaces immenses pour atteindre non -seulement
les Pyrénées, mais encore les sommets des monts Cameroons dans
l'Afrique occidentale, ou ceux d'Abyssinie dans l'Afrique orientale.
Il y a là une époque des mieux caractérisées, et une époque de
création par excellence, car les plantes qui vivaient près des gla-
ciers n'ont pu exister aux époques antérieures (2). C'est une époque
de création, mais où lui assigner un centre? La flore qui la carac-
térise est née d'une manière large, simultanée, générale, sur la
moitié septentrionale de notre hémisphère, sauf la région arctique,
alors trop froide (3), et peut-être aussi sur l'Himalaya; mais elle est
variée, quoique toujours alpine, et diffère aussi bien dans l'Amérique
boréale qu'au sommet de nos Alpes et sur le plateau élevé du Thi-
bet. Cette variété même empêche d'adopter l'hypothèse d'une ori-
gine commune, d'un point de départ central.
Ainsi, pour nous résumer, la diversité étonnante des espèces qui
peuplent la surface du globe dépend non de centres de création
(1) Voyez les Études sur la végétation du sud-est de la France, de M. de Saporta.
(2) Aussi ces espèces ne paraissent-elles aucunement se relier aux types qui les ont
précédées. C'est là, pour le dire en passant, un argument à joindre à ceux que M. de
Quatrefages a développés dans la Revue contre le darwinisme. Voyez la Revue des
1" et 15 mars 1869.
(3) La période glaciaire n'a pu qu'éteindre toute végétation dans la zone arctique,
que repeupla plus tard un courant marin venant de la Sibérie orientale, où flottaient
des bois, des blocs de glace et de pierre, comme il s'en trouve encore au dégel dans
les mers polaires au moment des débâcles.
LES CENTRES DE CRÉATION, 197
répartis sur cette surface, autour desquels auraient rayonné ces
espèces, mais d'époques successives, dont les descendans se par-
tagent encore le globe. Les climats de ces ères anciennes persistent
aujourd'hui. Pour n'en citer que quelques-uns, celui des premières,
des plus chaudes, s'est conservé dans les sources thermales au mi-
lieu desquelles vivent certaines plantes, celui de l'époque éocène
sous les tropiques, celui de la période miocène du Groenland dans
l'Europe tempérée, celui de l'époque glaciaire dans la zone arc-
tico- alpine. Les intermédiaires sont nombreux. Ce qui fait la ri-
chesse de la terre, c'est précisément cette étonnante variété, variété
qui s'est prononcée davantage à mesure que le globe vieillissait
dans la série des âges géologiques : l'homme est apparu pour en
jouir précisément quand cette variété, essentiellement accommodée
aux besoins multiples de son organisation, devait faciliter la vie
pastorale autant que la chasse, puis permettre l'échange entre
les productions des différens climats, et fournir au commerce les
élémens nécessaires. L'homme a connu sur notre planète des ani-
maux disparus aujourd'hui, tels que le mammouth de Sibérie et le
grand cerf d'Irlande, et peut-être a pu sauver d'une époque anté-
rieure des végétaux qui ne se reproduisent plus sans culture, le
blé par exemple, dont aucun voyageur n'a constaté la spontanéité
d'une manière certaine. L'homme est plus jeune non-seulement
que le sol qu'il foule, mais que les végétaux dont il se nourrit. C'est
là une vérité générale, acceptable comme démontrée ainsi que les
grands faits retracés dans cette esquisse; elle prouve que, si l'on
ignore bien des détails dans l'histoire de la création, on est par-
venu déjà à une somme de certitudes imposante. Une tâche plus
importante encore incombe à nos successeurs : dans l'histoire de la
terre comme dans l'histoire du langage, en paléontologie comme
en philologie, et dans bien d'autres branches de nos études, la
connaissance du passé, c'est le secret de l'avenir.
Eugène Fournier.
L'ANGLETERRE
ET LE CANAL DE SUEZ
Depuis qu'il se fait des marchés, aucun n'a autant ému l'Europe que
l'achat récent de !176,602 actions du canal de Suez par l'Angleterre.
Cette opération financière et politique, préparée dans le plus profond
secret, exécutée avec autant de rapidité que de bonheur, a frappé les
imaginations comme un coup de théâtre. La nouvelle en a été reçue à
Londres avec enthousiasme, tandis qu'à Paris elle causait pendant quel-
ques jours une surprise mêlée d'inquiétude et de déplaisir. Peu à peu
on s'est calmé, on a réfléchi; des deux côtés du détroit, on a beaucoup
argumenté et on a repris son assiette. L'enthousiasme britannique de
la première heure a fait place à une approbation raisonnée qui n'a pas
encore dit son dernier mot et qui se réserve le bénéfice d'inventaire. A
Paris, on a recouvré aussi son sang-froid; on a examiné l'événement
avec des yeux moins prévenus et plus attentifs, on en a fait le tour pour
tâcher d'en découvrir les bons côtés. La France a éprouvé dans ces der-
nières années tant d'étonnemens désagréables qu'elle est disposée à ne
plus s'émouvoir Dutre mesure des contre-temps qui peuvent lui surve-
nir. Au surplus elle a beaucoup à faire chez elle, et elle trouve dans les
soucis que lui cause son ménage un puissant dérivatif aux préoccupations
de la politique étrangère. Les élections sénatoriales l'ont distraite de ce
qui pouvait se passer sur la terre des pharaons. Un homme d'esprit di-
sait à ce propos que depuis 1870 la France est un plaideur malheureux,
qui a par surcroît des chagrins domestiques, et qu'après tout ces cha-
grins domestiques ont du bon, parce qu'ils l'empêchent de trop penser
à sa partie adverse. Il faut ajouter que, si elle a perdu naguère un im-
portant procès, elle a imputé son malheur aux imprudences qu'elle avait
commises. Désormais elle se défie de la vivacité de ses impressions ;
elle s'est fait une philosophie, elle ne se fâchera plus qu'à bon escient,
L'ANGLETERRE ET LE CANAL DE SUEZ. 109
et ce qu'elle demande par-dessus tout à son gouvernement, c'est de n'a-
voir pas de nerfs. Dans la question du canal, le gouvernement a fait
son devoir, il est demeuré calme, et personne n'a pu le soupçonner d'a-
voir des nerfs.
De divers côtés, des charges fort injustes ont été portées contre lui.
On lui a reproché d'avoir manqué de vigilance ou de savoir-faire ; les
uns l'ont accusé de n'avoir rien su, les autres d'avoir tout su et de n'a-
voir rien empêché. Les documens publiés dans le livre jaune ont fait
justice de ces accusations. Le gouvernement français savait comme tout
le monde que le vice-roi d'Egypte, fort embarrassé dans ses affaires,
fort en peine de faire face à de prochaines échéances et obligé de se pro-
curer à tout prix de l'argent, avait imaginé de battre monnaie en ven-
dant toutes ses actions de Suez. Il ne demandait pas mieux que de les
vendre sur le marché français ; mais les conditions qu'on prétendait lui
imposer lui ont paru trop dures. On assure aussi que les gens qui les
lui imposaient lui revenaient peu, et comme l'écrivait un jour un illustre
historien, a les choses n'ont pas de visage, les personnes au contraire
en ont un qui souvent réveille des impressions pénibles ou des rancunes
implacables. » L'Angleterre s'est présentée, elle a offert à Ismaïl-Pacha
ses bons offices et quatre millions de livres sterling, et sur la foi de sa
bonne mine il a passé contrat avec elle.
Était-il au pouvoir du gouvernement français de s'opposer à cette
transaction? Et quand il l'aurait pu, devait-il l'essayer? Les Anglais font
à eux seuls les quatre cinquièmes du trafic du canal; le percement de
l'isthme les a rapprochés de 3,000 lieues de leurs possessions orientales,
c'est par l'Egypte qu'ils communiquent avec les 200 millions de sujets
qu'ils ont conquis dans les Indes. S'assurer que cette route restera tou-
jours libre, qu'aucune puissance rivale ne s'établira fortement sur un
point quelconque du parcours, c'est pour l'Angleterre plus qu'une ques-
tion d'intérêt, c'est une question d'existence. Le 20 novembre, le chargé
d'affaires français à Londres, M. Gavard, ayant touché un mot à lord
Derby du projet qu'on attribuait au khédive de vendre ses actions à la
Société générale : « Je ne vous cache pas, lui avait répondu le ministre
anglais, que j'y verrais de sérieux inconvéniens. Vous savez quelle est
mon opinion sur la compagnie française. Elle a couru les risques de
l'entreprise, tout l'honneur lui en revient, et je ne désire contester au-
cun de ses titres à la reconnaissance de tous; mais reconnaissez que
nous sommes les plus intéressés dans le canal, puisque nous en usons
plus que tous les autres pavillons réunis. Le maintien de ce passage est
devenu pour nous une question capitale... En tout cas, nous ferons notre
possible pour ne pas laisser monopoliser dans des mains étrangères une
affaire dont dépendent nos premiers intérêts. » Quelques jours plus
tard, M. d'Harcourt l'ayant interrogé sur les motifs qui avaient déter-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
miné l'Angleterre à acheter elle-même les actions du khédive : « Il fal-
lait laisser passer ces valeurs en d'autres mains, répliqua-t-il, ou les
acheter nous-mêmes. Je puis vous assurer que nous avons agi avec
l'intention uniquement d'empêcher une plus grande prépondérance
^d'influence étrangère dans une affaire si importante pour nous. » Après
cela qui osora reprocher à M. le duc Decazes de n'avoir rien su ou de
n'avoir rien voulu faire? Qui osera lui faire un crime de n'avoir pas
compromis par une opposition ouverte ou par de sourds manèges cette
bonne entente avec l'Angleterre, qui est aujourd'hui pour la France un
intérêt de premier ordre? Qui pourrait lui en vouloir de s'être souvenu
au mois de novembre de ce qui s'est passé le printemps dernier? Ses
ennemis l'ont sommé de donner sa démission, et peu s'en est fallu qu'ils
n'aient demandé sa tête ; il a eu raison de ne donner ni sa tête, ni sa
démission. Il a eu raison aussi de garder toutes les apparences de la
bonne humeur; c'est de tous les talens celui qui ressemble le plus à
une vertu.
Quel sera le jugement définitif des Anglais sur le marché conclu par
leur gouvernement? On ne le sait pas encore. C'est la chambre des
communes qui prononcera , et le cabinet tory ne semble pas pressé
d'entrer en propos avec elle. Il veut laisser à la situation le temps
de se dessiner; la nature des explications qu'il sera appelé à donner
dépendra du tour qu'auront pris les événemens. En attendant que la
chambre lui décerne un satisfecit, il est en butte aux critiques des es-
prits frondeurs. On lui représente que les actions qu'il a achetées du
khédive sont des actions différées, qui ne produiront rien pendant dix-
neuf ans, que, n'ayant pendant ces dix-neuf années rien à prétendre
dans les dividendes, il ne pourra prendre une part active à l'adminis-
tration de la compagnie. On lui objecte également qu'aux termes des
statuts nul actionnaire n'ayant droit à plus de dix votes, à partir de
1894 l'Angleterre en aura dix et pas davantage dans des assemblées
générales où sont représentées plusieurs milliers de voix. On ajoute
qu'en fût-il autrement et le gouvernement anglais parvînt-il à s'assurer
dès ce jour dans les conseils de la compagnie une influence proportion-
née au nombre de ses actions, il se mettra sur les bras de graves diffi-
cultés, parce qu'il se trouvera aux prises avec des intérêts contraires aux
siens, qui seront de force à lui résister. L'Angleterre, a-t-on dit, n'aura
en vue que ses possessions de l'Inde et tout ce qui peut profiter au
commerce britannique; elle réservera toute sa sollicitude pour l'amé-
lioration de la propriété commune, pour l'entretien et l'élargissement
du canal, tandis que ses associés ne songeront qu'à leurs revenus, de
telle sorte que le gouvernement anglais encourra tout à la fois les re-
proches des marchands anglais, qui le blâmeront d'avoir trop peu d'in-
fluence, et des actionnaires français, qui l'accuseront d'intriguer pour
l'angleterre et le canal de suez. 201
en obtenir et pour s'en servir contre eux. Une autre conséquence fâ-
cheuse de l'acquisition que vient de faire la Grande-Bretagne est, au
dire des mêmes censeurs, la nécessité où elle sera de s'occuper sans
cesse de l'état financier de TÉgypte, qui jusqu'en iS9k doit lui servir
un intérêt annuel de 5 pour 100. Elle se trouve avoir acheté une an-
nuité égyptienne, laquelle procurera des soucis considérables au chan-
celier de l'échiquier et l'obligera d'exercer un contrôle épineux, minu-
tieux, embarrassant sur le budget de l'Egypte et sur les fantaisies
coûteuses de ceux qui la gouvernent, car les fantaisies coûtent cher
dans le pays des pyramides, et on s'y entend mieux à faire des dettes
qu'à en payer les intérêts.
Ces critiques ont médiocrement ému le gros du public anglais, qui
avait approuvé le cabinet et qui l'approuve encore. Si la France de-
mande aujourd'hui à son gouvernement de n'avoir pas de nerfs et
de marcher la sonde à la main, l'Angleterre, un peu fatiguée des ho-
mélies et des redites de l'école de Manchester, un peu confuse du rôle
par trop effacé que les whigs lui ont fait jouer dans les affaires eu-
ropéennes, inquiète d'entendre dire partout qu'elle a fait abdication,
l'Angleterre est revenue aux tories pour avoir un gouvernement qui sût
oser et parler haut, et elle a vu dans l'achat des actions un coup de po-
litique très habile et très hardi. Elle a cru deviner qu'avant peu tous
les intérêts du canal seraient concentrés dans ses mains, que l'Egypte
suivrait le sort du canal, que partant elle serait en mesure d'assurer à
jamais l'indépendance du khédive ou, pour mieux dire, qu'elle l'aurait
à sa discrétion. L'étonnement de l'Europe lui a inspiré un sentiment
de joyeux orgueil. Le léopard a regardé ses griffes, il lui a paru qu'elles
avaient subitement repoussé, et, les tirant de leur étui, du haut de ses
falaises crayeuses il les a montrées à l'Europe, qui n'y croyait plus.
A la vérité, en prononçant à ShefTield un discours plein de réserves
et d'insinuations, le leader du parti libéral, lord Hartington, semble
s'être proposé de jeter un verre d'eau sur les imaginations trop échauf-
fées. Il s'est demandé si le cabinet tory avait eu réellement les vues ou
les arrière-pensées audacieuses qu'on lui attribue, et il a posé ce di-
lemme : « ou le gouvernement vient de s'engager dans une nouvelle
et vaste politique, et il serait convenable qu'il donnât au parlement la
plus prompte occasion d'approuver ou de désappprouver cette p olitique
ou bien ses vues véritables sont beaucoup moins hardies qu'on ne le
suppose généralement, et il ferait bien de couper court à toutes les ru-
meurs exagérées ou mensongères qui ont couru à ce sujet. » C'était une
façon de dire à M. Disraeli et à lord Derby : Avez-vous, oui ou non,
l'intention de monter au Capitole? ayez l'obligeance de vous en expli-
quer, afin que nous puissions préparer à loisir notre plan de campagne.
Lord Derby a fait au chef de l'opposition une réponse indirecte et fort
202 REVUE DES DEUX MONDES»
modeste. S'adress&nt à la Société des travailleurs conservateurs d'Edim-
bourg : « Dans notre diplomatie, leur a-t-il dit, il n'y aura ni mystères
ni réserves. Vous pouvez avoir lu dans les journaux que l'achat de quel-
ques actions du canal de Suez a fait grand bruit au dehors comme au
dedans. J'estime que nous avons pris là une sage mesure ; mais elle ne
serait ni sage ni honnête, si elle avait autorisé quelqu'une des explica-
tions qu'on en a données. Il est à peine nécessaire de répudier toutes les
idées du genre de celles qu'on nous a attribuées, à savoir un désir de
protectorat sur l'Egypte, un changement intéressé de la politique an-
glaise dans la question d'Orient, ni une idée quelconque de prendre
part à une curée générale en nous adjugeant ce qui ne nous appartient
pas. Nous avons jugé essentiel qu'une voie de trafic sur laquelle les in-
térêts engagés sont nôtres pour plus des trois quarts ne restât pas en-
tièrement entre les mains d'actionnaires étrangers ou d'une compagnie
étrangère... Il n'y a aucun plan profondément médité dans cette af-
faire. » En vain lord Derby semblait s'écrier avec Mithridate : « Brûlons
ce Gapitole où je suis attendu ! » L'Angleterre n'a pas pris au sérieux sa
modestie; elle a pensé que, parmi les 5,000 auditeurs rassemblés dans
le Gorn-Exchange, il y avait l'Europe qui écoutait d'une oreille attentive,
que c'était à l'Europe qu'avait parlé lord Derby, qu'il avait voulu à la fois
la rassurer et l'avertir, en lui disant : Nous ne donnons pas le signal de
la curée; mais si d'autres le donnent, nous aurons notre part, et nous
l'avons déjà choisie. Cette politique expectante, mais résolue et commi-
natoire, est tout ce que demande l'Angleterre. L'audace est souvent
utile, la précipitation est toujours nuisible, et, comme l'a dit un jour le
plus grand des audacieux, a c'est un défaut en politique que de vouloir
arriver plus vite que les événemens. »
Il est permis de croire avec les Anglais que le marché conclu par le
cabinet tory a une grande portée politique et qu'il en a prévu et ac-
cepté toutes les conséquences. Si elles sont fâcheuses pour quelqu'un,
ce ne sera pas pour l'Egypte. A ne tenir compte que de ses intérêts et
de sa prospérité, elle a trouvé dans le gouvernement anglais un bail-
leur de fonds moins dangereux que les banquiers. Ils ont prouvé à
Constantinople quel mal ils peuvent faire à un pays où l'on ignore
beaucoup de choses, mais surtout cette science élémentaire à la fois et
compliquée qu'on appelle l'art de compter. L'empire turc est un grand
seigneur ruiné, qui vit depuis de longues années d'emprunts usuraires.
Si d'obligeans courtiers d'argent ne lui avaient prodigué à l'envi leurs
offres de services et s'il était possible qu'au xix" siècle la tête d'un sul-
tan fût encore capable de réfléchir, peut-être la Turquie eût-elle ou-
vert les yeux sur sa vraie situation , peut-être se fût-elle résignée en
temps utile à des réformes qui l'auraient sauvée; mais de pernicieux
bienfaiteurs ont incessamment rempli son tonneau des Danaïdes. Rien
l' ANGLETERRE ET LE CANAL DE SUEZ. 203
ne lui manquant, elle a pris en goût son indigence dorée, elle a vécu
au jour le jour ; elle n'a été réveillée de son languissant et voluptueux
sommeil que par le bruit que faisaient les huissiers, qui venaient ver-
baliser chez elle. Le fondateur légendaire de l'empire osmanli avait vu
en songe un arbre qui sortait de son nombril et ombrageait toute la
terre; il ne se doutait pas que la sève tarirait par degrés dans cet arbre
et qu'un jour la cognée qui lui porterait le coup décisif serait tenue
par la main d'un recors. Qui osera prétendre à l'avenir que plaie d'ar-
gent n'est pas mortelle?
L'Egypte a sujet d'espérer que, grâce à l'Angleterre, elle pourra
s'exempter du sort réservé à tous les pays qui se livrent en proie aux
empiriques et aux prêteurs sur gages. Le gouvernement britannique ne
lui permettra pas d'en user comme ce mendiant espagnol à qui on
conseillait de travailler et qui, se drapant dans son haillon et dans sa
fierté castillane, répondit : Je demande de l'argent, non des conseils.
Les Anglais donneront de l'argent à l'Egypte, mais ils lui donneront
aussi des conseils, et il faudra qu'elle les accepte. Il est vrai que jadis
ils paraissaient peu disposés à travailler à sa régénération. Ils ont pro-
tégé les mamelouks, qui condamnaient à la stérilité la fertile vallée du
Nil ; ils ont ligué toute l'Europe contre le progressif Méhémet-Ali et ils
ont accordé leur appui au fanatique Abbas-Pacha, « Il y avait alors en
Angleterre un parti qui aurait voulu réduire le vice-roi à la condition
de ces rajahs de l'Inde, dont on favorise les désordres jusqu'au moment
où le prince abruti n'a plus d'autre ressource que de se faire protéger
ou de vendre ses états (1). » En 1840, l'ambassadeur anglais à Constan-
tinople, lord Ponsonby, écrivait au grand-vizir que le but de la poli-
tique de l'Angleterre comme de la Porte devaitêtre « de renvoyer nus
dans le désert Méhémet-Ali et toute sa descendance. »
Ces temps ne sont plus. L'école de Manchester, qu'il est permis de
juger, mais qu'il ne faut pas calomnier, a modifié les sentimens des
Anglais sur plus d'un point; elle leur a démontré qu'on peut quelque-
fois fonder son bonheur sur celui d'autrui. Il est probable qu'ils don-
neront au vice-roi de très utiles conseils. Ils ont conscience de la res-
ponsabilité qu'ils assument en le prenant sous leur patronage financier;
ils savent que ce patronage, ou ce qu'on a appelé « leur endossement
tacite, » procurera à Ismaïl-Pacha tout l'argent dont il aura ou dont il
n'aura pas besoin. « Le monde des finances, lisait-on dans un journal,
est très ému; il ne saurait y avoir, se dit-on , de meilleure spéculation
que celle de prêter à l'Egypte, si l'Angleterre, bien qu'elle n'en prenne
pas l'engagement formel, est là pour payer. Le taux de l'intérêt est
(1) Lettres, Journal et Documens pour servir à l'histoire du canal de Suez, t. I'',
p. m.
204 KEVUE DES DEUX MONDES.
élevé et la garantie est la meilleure qu'il y ait au monde. » L'Angle-
terre sera sur ses gardes pour épargner aux préteurs anglais de cruelles
déceptions. Elle prêchera la sagesse au khédive, et, s'il le faut, elle la
lui imposera. Elle tâchera de lui apprendre à voir clair dans les confu-
sions volontaires ou involontaires de son budget, elle lui enseignera
l'équilibre des recettes et des dépenses, elle l'empêchera de faire des
folies, et déjà elle lui a donné un premier avertissement, qui a été en-
tendu. Quoique ses caisses fussent vides, il s'était mis en tête de con-
quérir l'Abyssinie, où il vient d'éprouver un échec. Sur la demande du
gouvernement britannique, les vaisseaux égyptiens ont été rappelés de
Zanzibar, et l'expédition d'Abyssinie ne sera qu'une démonstration mi-
litaire. Le préceptorat dont viennent de se charger M. Disraeli et lord
Derby ne sera point une sinécure; ils ont affaire à un prince qui a l'ima-
gination orientale, l'esprit aventureux, l'amour de la gloire, et qui mé-
prise l'arithmétique. Le tuteur ou le gouverneur qui habite sur les
bords de la Tamise aura beaucoup de peine à convaincre son pupille
des bords du Nil que deux plus deux ne font jamais cinq, et que l'éco-
nomie est le seul moyen sérieux d'acquitter ses dettes. M. de Lesseps a
raconté qu'un jour, comme il chevauchait dans le désert à côté du pré-
cédent vice-roi, le prince vit se détacher de sa giberne un gland de dia-
mans, et qu'il continua sa route en défendant qu'on le ramassât. Non-
seulement Ismaïl-Pacha ne pourra plus s'amuser à conquérir l'Abyssinie,
mais son gouverneur l'obligera de ramasser ses glands de diamans. 11
s'est mis volontairement sous une sévère discipline; puisse-t-il à ce prix
échapper à la banqueroute.
Si l'on en juge par la circulaire qu'a adressée à ses correspondans la
compagnie du canal, les actionnaires doivent se féliciter comme l'Egypte
de l'acquisition faite par le gouvernement britannique. Dans cette cir-
culaire, le président-directeur a tenu à rappeler que jadis le public fran-
çais et l'Egypte couvrirent entièrement la souscription, que le gouver-
nement anglais opposa de nombreuses difficultés à l'achèvement du
travail, et que jusque dans ces dernières années l'intervention de ses
agens fut nuisible à l'intérêt des actionnaires. 11 se présente dans les
destinées des états et des canaux des incidens étranges qui ressem-
blent à des ironies du sort. Qui ne se souvient de l'énergique opi-
niâtreté avec laquelle lord Stratford, qu'on appelait dans le public le
sultan Stratford ou Abd-ul-Canning, pesa sur le divan pour l'empêcher
de ratifier le firman de concession délivré par le vice-roi ou pour lui
escamoter quelque déclaration fatale au percement de l'isthme? Qui ne
se souvient des virulentes tirades de lord Palmerston, soutenant en toute
rencontre que l'exécution du canal était matériellement impossible et que
l'opinion de tous les ingénieurs du monde n'ébranlerait pas la sienne?
Qui n'a présent à la mémoire le terrible mot qu'il prononça dans la
l' ANGLETERRE ET LE CANAL DE SUEZ,. 205
séance de la chambre des communes du l^"" juin 1858? « La plus chari-
table manière d'envisager le projet, s'écria-t-il, le point de vue le plus
innocent qu'on puisse adopter à cet égard, c'est, à mon avis, que ce
projet est la plus grande duperie qui ait jamais été proposée à la crédu-
lité et à la simplicité des gens de notre pays. » Après avoir mis tout en
œuvre pour ameuter l'Europe contre cette grande duperie, l'Angleterre
est soupçonnée aujourd'hui de vouloir accaparer le canal à son profit.
La compagnie semble n'éprouver aucune crainte à cet endroit; non-
seulement elle se repose sur l'efficacité des statuts qui la protègent,
mais elle se plaît à croire que désormais le gouvernement britannique,
devenu son associé, renoncera à nuire aux intérêts des actionnaires-
fondateurs; elle considère comme un fait heureux « cette solidarité
puissante qui va s'établir entre les capitaux français et anglais pour
l'exploitation purement industrielle et nécessairement pacifique du ca-
nal maritime universel. »
Cette solidarité puissante est-elle aussi certaine qu'on le prétend?
François P"" disait de l'empereur Charles-Quint : « Nous nous entendons
à merveille, mon frère Charles et moi, car nous voulons la même chose,
qui est Milan. » Le tout est de savoir ce qu'on veut faire de Milan. On
peut craindre que la bonne intelligence et l'accord du nouvel action-
naire du canal, qui se trouve être le possesseur des Indes, avec ses as-
sociés, lesquels ne sont pas tenus de s'intéresser aux Indes autant qu'à
leurs dividendes, ne ressemble un peu à l'entente cordiale de Charles-
Quint et de François I". En théorie tout le monde voudra le bien du
canal; mais dans l'application chacun tirera la couverture à soi. Cepen-
dant puisqu'il était écrit au livre des destins que tôt ou tard l'Angleterre
prendrait pied à Port-Saïd, il est heureux qu'elle y soit entrée non à
coups de canon, mais des billets de banque à la main. Le canon dépos-
sède, les billets de banque parlementent, négocient, transigent, et,
dans l'entretien qu'il a eu le 27 novembre avec l'ambassadeur de France
à Londres, lord Derby s'est défendu en son nom et au nom de ses col-
lègues de vouloir imposer sa prépotence à la compagnie et d'aspirer à
violenter ses décisions. En ce qui concerne d'autres intérêts plus sacrés
encore que ceux des actionnaires, à savoir les intérêts commerciaux qui
sont communs à toute l'Europe, on peut croire aussi que le peuple qui
s'est fait dans le monde le missionnaire de la liberté commerciale et du
libre échange ne réglera pas sa conduite sur les inspirations d'une po-
litique léonine. « Si une nation, écrivait M. de Lesseps le 22 mars 1855,
quelque puissante qu'elle soit, voulait interdire une grande comrauni-
ctioti, qui sera de droit la propriété indivise de tous les peuples, elle
serait mise au ban de l'opinion publique et finirait par succomber dans
ses prétentions. » Lord Derby a déclaré qu'il ne s'opposerait point à ce
que l'administration du canal fût dirigée par un syndicat international.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce syndicat serait difficile à organiser; mais lord Derby a voulu dire à
sa manière que si jamais l'Europe, inquiète de la prépondérance de la
Grande-Bretagne au Caire, lui demandait des garanties, la Grande-Bre-
tagne ne les refuserait pas, — et comment pourrait-elle les refuser
quand l'Europe serait unanime à les demander?
La nouvelle campagne que vient d'entreprendre l'Angleterre a porté,
dit-on, le dernier coup à l'influence française en Orient. Faut-il accep-
ter sans réserve et comme parole d'Évangile cette assertion chagrine?
La France aura toujours des intérêts très importans à protéger en
Egypte, comme en Syrie, comme dans l' Asie-Mineure; elle les protégera
d'autant mieux qu'elle se relèvera plus vite de l'ébranlement que lui
ont causé ses malheurs. Pour être honoré des Orientaux, il faut leur
persuader qu'on est fort, car il est dans leur nature de ne respecter
que ce qui leur fait peur. Ce sont eux qui ont inventé l'adage que,
dans les affaires humaines, une once de crainte pèse plus qu'un quintal
d'amitié; mais, quand on déplore l'affaiblissement de l'influence ou du
prestige français en Orient, est-on bien sûr que ce qu'on regrette fût
toujours regrettable? A quoi se dépensait trop souvent celte influence?
Non à résoudre utilement des questions sérieuses, mais à créer à tout
propos et hors de propos des questions inutiles, à déployer son adresse
et son audace dans des joutes d'amour-propre. Désireux de se donner
une importance qu'il n'eût point acquise en se contentant de protéger
ses nationaux et leur commerce, tel consul français entrait en lice
contre tel pacha à deux ou trois queues, qu'il accusait de lui témoi-
gner moins d'égards qu'à ses collègues le consul d'Angleterre ou le
consul de Russie. Il saisissait de ses griefs réels ou imaginaires l'am-
bassade de France, et proportionnait l'estime qu'il avait pour lui-même
au nombre de gouverneurs de province dont il avait poursuivi et ob-
tenu la révocation. Ajoutez à cela les clientèles onéreuses ou compro-
mettantes, les compétitions puériles, les litiges oiseux, la fureur de
s'ingérer dans les controverses théologiques et même de les faire
naître, afin de démontrer une fois de plus que la mission de la France
est de protéger en tout lieu la propagande et le zélotisme latins. Que
de forces et de temps consacrés à ces imposantes bagatelles, sans autre
profit que de procurer à sa fierté de stériles jouissances et de lui atti-
rer parfois de cruelles mortifications! Quand dernièrement l'ambassade
française à Constantinople s'est avisée de favoriser les prétentions des
Arméniens catholiques, qu'en est-il revenu à la France sinon de recom-
mander les Arméniens dissidens aux sympathies de l'Allemagne, qui
n'a pas négligé une si belle occasion de lui infliger un échec ? Où est
l'avantage d'entreprendre un procès qu'il est humiliant de perdre et
qu'il est inutile de gagner ? La France ne doit plus avoir pour règle
de sa politique étrangère les préjugés d'un autre âge ; elle ne saurait
L'ANGLETERRE ET LE CANAL DE SUEZ. 207
trop se défier des aphorismes creux, des vieilles phrases , des vieux cli-
chés et des vieux galons. Un publiciste anglais a fait le compte de tous
les inconvéniens auxquels est sujette la vaine recherche du prestige. Il
a comparé les élémens décoratifs d'un système politique à ces rouages
qu'on introduisait dans les horloges du temps passé pour indiquer les
phases de la lune ou le nom d'une constellation, pour faire entrer et
sortir des bonshommes ou de petits oiseaux , comme sur une scène de
théâtre. L'horloge n'en marche pas mieux ; au contraire ces roues ac-
cessoires produisent des frottemens et détraquent la machine. La poli-
tique française au Levant n'a-t-elle pas abusé des petits oiseaux et des
bonshommes? Non moins inutiles qu'une horloge détraquée sont les
moulins à vent qui tournent majestueusement dans l'air leurs longs
bras, et que le meunier, faute d'avoir du blé à moudre, emploie à
broyer du sable ou condamne à mâcher à vide. N'a-t-on jamais vu
tourner à Gonstantinople des moulins à vent qui ne servaient à rien? Il
faut souhaiter que la France devienne résolument utilitaire, qu'elle
fasse ce qu'on appelle à Berlin de la politique réaUste, qu'elle emploie
son moulin à moudre de pur froment, qui lui donnera de bonne farine
et de bon pain. Désormais elle n'a plus de temps ni d'argent à dépen-
ser pour faire ou défaire des pachas , pour diriger les consciences ou
pour épouser des querelles de moines.
L'achat des 176,000 actions a été communément regardé comme un
signe des temps; on y a vu l'indice manifeste des inquiétudes et des
prévisions du gouvernement britannique. Il tenait la Turquie pour con-
damnée, il croyait à la prochaine liquidation de l'empire ottoman, et il
prenait ses mesures en conséquence. Quand les murs menacent ruine,
les rats s'en vont. Faut-il admettre que l'Angleterre sort de la question
d'Orient comme on quitte une maison en démolition? Un grand bruit
s'est fait entendre à l'extrémité de l'Europe; c'était la politique anglaise
qui déménageait. Elle avait senti la terre trembler à Gonstantinople, et
elle transportait au Caire son établissement principal. Que sont deve-
nues les neiges d'antan , et quel Anglais répéterait aujourd'hui la hau-
taine et célèbre déclaration de lord Palmerston : « Je refuse de discuter
avec quiconque ne reconnaît pas comme un principe l'intégrité de l'em-
pire turc? » Cette évolution de l'Angleterre n'a pas été aussi brusque
qu'on pourrait le croire. Depuis bien des années, il lui était venu des
doutes, des incertitudes, des perplexités. En 1870, la dénonciation du
traité de Paris par la Russie acheva de lui ouvrir les yeux; un trait de
plume venait d'anéantir les résultats de la guerre de Crimée. A nou-
velles circonstances, nouveaux conseils. Les vieilles politiques tradition-
nelles en Orient n'étaient plus de mise, et, comme si la nation avait
été initiée aux entretiens intimes et aux résipiscences de ses gouver-
nans, on la vit écouler peu à peu sur la France et sur l'Italie une no-
table partie de ses fonds turcs.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-il certain cependant que le gouvernement britannique ait agi dans
la prévision d'une prochaine catastrophe? A-t-il vraiment acquis la con-
viction que l'heure du destin est venue et que la Turquie a vécu? Si
le langage qu'a tenu lord Derby à Edimbourg est l'expression fidèle et
complète de sa pensée, il nous serait permis de nous rassurer. Lord
Derby paraît croire que l'année 1876 ne verra point l'omineux événe-
ment annoncé par les prophètes, que les problèmes qui s'agitent à '
Constantinople ne trouveront pas de longtemps leur solution définitive,
et que la politique d'atermoiemens s'impose aux puissances comme une
nécessité. Un diplomate français disait qu'il y a trois sortes de ques-
tions, les questions latentes, les questions pendantes et les questions
ouvertes. La question d'Orient n'est plus latente, elle est pendante;
mais on paraît s'entendre en Europe pour ne pas l'ouvrir encore. C'est
un axiome de la diplomatie qu'il est moins difficile de détruire l'empire
turc que de le partager, car, si bonnes que soient les intentions, si ha-
biles et si équitables que soient les mesures proposées, on ne saurait
distribuer les parts du gâteau de manière à ne léser personne et à sa-
tisfaire tous les appétits. Il n'est pas impossible que récemment on ait
caressé dans certaines capitales de l'Europe des espoirs aventureux et
des combinaisons ingénieuses, qui semblaient répondre à toutes les ob-
jections; mais on a dû reconnaître qu'on ne pouvait rien essayer sans
risquer de déchaîner sur l'Europe le fléau d'une guerre générale, et on
a sagement renoncé à la politique d'entreprise pour s'en tenir à ces
sages atermoiemens que recommande lord Derby. Quand le pêcheur des
contes arabes eut l'imprudence d'ouvrir le coffret mystérieux qu'il avait
trouvé sur la grève, il en vit sortir une colonne de fumée qui se trans-
forma en un géant formidable et malintentionné. Consterné de son
aventure, le pêcheur recourut à la ruse et obtint du génie qu'avant de
le tuer, il consentirait à rentrer un instant dans la boîte; à peine y eut-
il réintégré son prisonnier, il s'empressa de la refermer à double tour.
Les gouvernemens de l'Europe ont fait rentrer le géant dans sa boîte,
et il esta présumer qu'on ne la rouvrira pas de sitôt; on sait aujour-
d'hui ce qu'il y a dedans.
Lorsqu'on dit qu'une entente parfaite règne entre les trois empe-
reurs au sujet de la question d'Orient, cela signifie qu'ils s'entendent
pour ne pas l'ouvrir, parce qu'il est impossible d'en trouver une solu-
tion qui satisfasse également l'Autriche et la Russie. Ainsi, tant que
subsistera l'accord qui s'est établi entre Vienne et Saint-Pétersbourg, ce
sera pour la paix la plus sûre, la plus précieuse des garanties. Cet
accord prouve qu'on se contente d'améliorer le statu quo en imposant
à la Turquie des réformes dont elle sent elle-même l'urgente nécessité.
Elle ne peut plus s'abuser sur sa situation; elle sait que les temps sont
changés, que les puissances occidentales ne feront plus de guerre ne
Crimée pour assurer son intégrité, qu'elle n'a plus de chances de durer
L'ANGLETERRE ET LE CANAL DE SUEZ. 209
qu'en démontrant par sa docilité aux conseils qu'on lui donne qu'il lui
est encore possible de vivre. Dans son empressement de guérir, elle n'a
pas attendu de connaître le résultat des consultations de ses médecins
pour faire des remèdes et pour pratiquer sur elle-même la plus doulou-
reuse des opérations. A l'époque de l'insurrection grecque, l'internonce
d'Autriche écrivait dans l'une de ses dépêches « qu'on avait souvent vu
qu'un homme se laissât couper une jambe malade, mais que jamais on
n'avait exigé de personne de se la couper lui-même. » Tout est changé,
la Turquie demande à s'opérer de ses propres mains, tandis que ses
chirurgiens l'engagent à les laisser faire, parce qu'ils savent mieux
qu'elle ce qui lui convient. Assurément entre la faculté et le patient il y
aura des négociations laborieuses, et on ne sait pas encore comment
sera coupée la jambe malade. Lord Derby remarquait l'autre jour avec
raison « qu'il n'est pas commode de se mêler des affaires intérieures
d'une puissance étrangère, que si vous vous bornez à donner des con-
seils généraux, il n'en résulte rien, que si vous entrez dans les détails,
il y a toute chance de ne pas vous entendre entre une douzaine de con-
seilleurs, et que l'entente fût-elle possible, une commission d'étrangers
distingués n'est pas précisément un corps propre à diriger l'administra-
tion d'un état. )> Quoi qu'il en soit, on -peut croire avec lui que les cabi-
nets de Vienne et de Saint-Pétersbourg veulent sincèrement la paix, et
que la paix peut être maintenue, quand il y a un désir sincère de la
maintenir.
A cela les pessimistes répondent qu'il faut compter avec le chapitre
des accidens. Ils allèguent que s'il y a en Europe trois empereurs ani-
més dés meilleurs sentimens, il y en a un quatrième dont les intentions
sont moins claires. Ils allèguent aussi que le fanatisme et l'orgueil turcs
n'ont pas dit leur dernier mot, que la mise en application des réformes
projetées peut provoquer une insurrection ou des troubles, qui auraient
pour inévitable conséquence l'intervention armée de l'Autriche et de la
Russie. Les pessimistes ajoutent que l'Angleterre a prévu cette éven-
tualité, qu'elle a voulu se garantir d'avance, qu'elle s'est hâtée de se
garnir les mains pour pouvoir se désintéresser du conflit et se mettre
en état de contempler les événemens d'un œil sec et impassible. Sans
contredit, c'est un terrible chapitre que celui des accidens, et ils sont
plus redoutables à Constantinople que partout ailleurs. C'est aux affaires
de l'Orient qu'il faut appliquer ce mot de la proclamation de Cannes :
« Il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au-dessus de l'or-
ganisation humaine. » Toutefois n'est-ce pas calomnier le bon sens du
cabinet tory que de lui prêter des vues aussi chimériques qu'étroite-
ment personnelles? Serait-il assez aveugle pour s'imaginer qu'en deve-
nant le plus gros actionnaire du canal de Suez , il s'est mis en situation
de se désintéresser de tout et de tirer son épingle de la funeste partie
TOMB XIII. — 1876. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
qui pourrait se jouer dans la péninsule des Balkans ? Sa clairvoyance
est au moins égale à celle des journalistes qui lui ont représenté dès la
première heure que ses actions lui seraient inutiles en cas de guerre,
que 176,000 morceaux de papier ne constituent ni une flotte ni une ar-
mée, et ne lui rendraient aucun service essentiel dans ces luttes san-
glantes où se décide le sort des nations, que pour prendre l'Egypte il
s'agit d'être le plus fort, et, qu'après l'avoir prise, il faut la garder.
L'Angleterre est de tous les pays le plus intéressé au maintien de la
paix et au rétablissement d'une bonne police sur le continent. S'il venait
à se faire une nouvelle rupture de l'équilibre européen, elle ne pourrait
trouver aucune compensation sufTisante à un si grand malheur. De quoi
sert d'augmenter ses forces, quand on n'en conserve pas la libre dispo-
sition, quand on se meta la merci d'alliances de rencontre, nécessaire-
ment onéreuses et instables? Ceux qui reprochaient à l'Angleterre l'ef-
facement de sa politique, ceux qui l'accusaient de se résigner à tout et
de pratiquer dans ses relations extérieures le principe du laisser-faire,
du laisser-passer et du laisser-prendre, ont mauvaise grâce aujourd'hui
à la blâmer d'avoir changé de méthode. Tout ce qu'on a le droit de de-
mander à ses hommes d'état, c'est d'avoir un égoïsme courageux et in-
telligent, et de régler leur conduite sur les intérêts généraux et perma-
nens de leur pays, lesquels sont conformes aux véritables intérêts de
l'Europe. Ils ne jouiraient pas longtemps des bonnes grâces de l'Angle-
terre, si leur politique consistait à dire à l'Europe : Sauve qui peut, et
que chacun prenne ce qui lui convient! Lord Derby désire que nous
voyions dans l'achat des actions du canal une simple précaution poli-
tique. L'Angleterre a voulu prouver qu'elle savait prévoir; elle a rappelé
à des puissances qui peut-être l'oubliaient trop que si elle comptait
avec les accidens, les accidens auraient à compter avec elle, et on peut
espérer que cet énergique avertissement aura contribué à faire préva-
loir dans les conseils de l'Europe les idées raisonnables et pacifiques.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 1875.
Le temps passe vite même pour les nations engagées dans les plus
laborieuses épreuves. Tout bien compté, voilà la cinquième année qui
s'achève depuis que la France, accablée sous les désastres, s'est vue ré-
duite à se ressaisir pour ainsi dire elle-même jour par jour, à se déga-
ger de toutes les funestes étreintes. De toute façon, c'est une heure
sérieuse, presque émouvante, puisqu'avec cette année qui expire l'as-
semblée qui a si longtemps représenté la puissance nationale achève,
elle aussi, de vivre. Elle prend son dernier congé, et ne se retrouvera
plus à Versailles qu'un instant au mois de mars pour disparaître aussitôt
devant les chambres qui vont être élues d'ici là. Dès ce moment, elle a
rempli sa mission, elle a terminé sa carrière.
Qui aurait dit à cette assemblée, lorsqu'elle se réunissait pour la pre-
mière fois à Bordeaux, le 12 février 1871, qu'elle avait devant elle une
si longue existence? Elle le croyait si peu elle-même que deux ans lui
semblaient un terme presque démesuré. Qui lui aurait dit surtout que
le jour viendrait oi!i malgré elle, de guerre lasse, sous l'influence d'une
nécessité impérieuse, elle serait conduite à laisser comme testament
poUtique à la France la république organisée et constituée? C'est pour-
tant l'histoire de ce long parlement français, dont la destinée singulière
a été de vivre au-delà de toutes les prévisions, et de ne pas savoir tou-
jours ce qu'il voulait ou ce qu'il pouvait faire. Assurément, si exorbi-
tante qu'ait pu paraître quelquefois la durée de cette omnipotence ex-
ceptionnelle dans un provisoire trop prolongé, ces cinq années n'ont
point été stériles; elles ne sont point perdues pour le raffermissement
de notre pays. La paix reconquise au prix de sacrifices aussi douloureux
qu'inévitables, l'insurrection la plus criminelle vaincue et dispersée, le
territoire délivré de l'occupation étrangère, le crédit retrouvé par le
travail et par la bonne foi, les finances relevées, la réorganisation de
212 BEVUE DES DEUX MONDES.
nos forces commençant par les lois militaires et par les libéralités du
budget, c'est là l'œuvre du patriotisme préparée ou accomplie par le
dévoùment de l'assemblée, hardiment inaugurée par M. Thiers, dont le
nom reste attaché à cette renaissance nationale. Le malheur des frac-
tions monarchiques de l'assemblée a été de ne point s'en tenir là, de
ne pas comprendre que, facilement unies dans tout ce qui intéressait
le patriotisme, elles étaient trop divisées pour tenter cette entreprise
d'une restauration royale. Leur erreur a été de ne point savoir prendre
leur parti à propos, de se perdre dans les irritations et les vaines stra-
tégies, au risque de ne plus former qu'une majorité incohérente de ré-
sistance inutile. Elles n'ont pas pu rétablir la monarchie comme elles le
voulaient, elles ont été obligées de souffrir l'organisation de la répu-
blique qu'elles ne voulaient pas, et, en fin de compte, cette dernière
année qui s'achève aujourd'hui n'a été pour elles qu'une série de décep-
tions depuis le vote de la constitution du 25 février jusqu'à la récente
élection des sénateurs. Là oij elles pouvaient garder une position pres-
que prépondérante en échange d'un concours dont le prix n'était pas
méconnu, qui pouvait être décisif, elles sont restées vaincues, évincées
du sénat, trahies même par quelques-uns de leurs anciens alliés de
l'extrême droite et de l'appel au peuple qui jusqu'au bout ont aidé au
succès des listes de la gauche comme pour offrir un suprême exemple
de la confusion des partis.
Quoi qu'il en soit, cette élection sénatoriale qui couronne l'œuvre po-
litique de l'année, qui est le dernier acte constitutionnel de l'assemblée,
est définitivement accomplie. Elle assure dès ce moment au centre gauche
et à la gauche une majorité considérable parmi les inamovibles du sénat.
Que les vaincus de la droite et du centre droit aient ressenti quelque
irritation, qu'ils n'aient point considéré comme une satisfaction absolu-
ment suffisante pour leur amour -propre l'élection exceptionnelle de
M. le ministre de la guerre ou de M. le ministre de l'instruction pu-
blique et qu'ils aient laissé éclater leur amertume, ce n'est pas surpre-
nant; c'est l'épilogue de l'élection sénatoriale. A la première circonstance
qui s'est offerte, M. le vice-président du conseil lui-même n'a point dé-
daigné d'ouvrir le feu en lançant des traits ironiques contre la gauche,
qui s'est résignée à triompher avec l'aide des bonapartistes, et contre la
complaisance toute gratuite des bonapartistes, qui ont tout donné sans
rien recevoir. M. le duc de Broglie, provoqué par M. Raoul Duval, a parlé
à son tour de la coalition des ressentimens et de la haine. Malgré tout,
on aurait pu se dispenser peut-être de ces représailles pour plusieurs
raisons. D'abord, s'il y a toujours vingt-quatre heures pour maudire les
jugemens parlementaires comme les jugemens de toute sorte, les vingt-
quatre heures étaient passées, et c'était montrer un peu trop la profon-
deur de la blessure qu'on avait reçue. En outre, les chefs de la droite
REVUE. — CHRONIQUE. 213
et du centre droit auraient pu s'avouer à eux-mêmes que, par leurs
combinaisons trop habiles ou trop exclusives, ils avaient contribué à la
défaite qu'ils venaient d'essuyer, et enfin ils n'ont pas vu que par leurs
récriminations ils provoquaient une réflexion toute naturelle : si la
gauche a eu tort d'accepter sans conditions le concours des voix bona-
partistes, le 24 mai a eu tort aussi sans doute d'accepter ce concours en
le payant libéralement, en rouvrant aux partisans de l'empire la porte
des conseils, de l'administration tout entière, A vrai dire, c'est M. le
garde des sceaux qui seul, en parlant de ces malheureux sénateurs, a
prononcé le mot juste : « Pour moi, nommés régulièrement en vertu des
lois constitutionnelles, ils sont la seconde partie de ce personnel gou-
vernemental que j'appelle de mes vœux : la première est M, le maréchal
de Mac-Mahon nommé par vous, la seconde ce sont les soixante-quinze
sénateurs que vous avez élus. A ce titre, je ne distingue pas entre eux,
je leur voue tout mon respect. Je les reconnais comme des membres du
gouvernement définitif de mon pays. » Voilà qui est parler simplement,
pratiquement, avec une entière correction constitutionnelle!
C'est à l'occasion de la loi sur la presse et sur la levée de l'état de
siège que se sont produits tous ces commentaires contradictoires, par-
fois irritans ou puérils des élections sénatoriales. Évidemment la loi de
la presse n'a été que le prétexte d'une dernière mêlée de partis, d'une
dernière intervention de M. le vice-président du conseil à la veille des
élections. Par elle-même, il faut l'avouer, la question était assez mal
engagée, elle venait tardivement, et elle n'a pu prendre une certaine
importance que par la manière dont elle s'est posée, par le caractère
politique de la situation tout entière. De quoi s'agissait-il donc? une loi
sur la presse était-elle bien nécessaire, même comme condition de la
levée de l'état de siège? Ce n'est point assurément que les dispositions
présentées et soutenues avec fermeté dans leur partie juridique par
M. le garde des sceaux soient bien dures ou bien menaçantes. Elles
n'innovent guère, elles ne créent ni des délits nouveaux ni des peines
nouvelles; elles rendent tout au plus à la police correciionnelle des dé-
lits qui en 1871 avaient été soumis au jury sur un rapport remarquable
de M. le duc de Broglie. Ce n'est en aucune façon une atteinte sérieuse
à la liberté de la presse, mais c'est une chose curieuse à observer : toutes
les fois que les gouvernemens éprouvent des embarras qu'ils se créent
le plus souvent, toutes les fois qu'ils ne savent plus que faire, ils se
tournent vers la presse comme vers l'unique auteur de tout le mal qui
désole le monde, comme si les journaux avaient seuls le monopole de
la violence de langage.
Des lois nouvelles sur la presse, en vérité à quel propos? en quoi peu-
vent-elles donner au gouvernement des armes plus eflicaces que celles
dont il dispose? Ce ne sont point à coup sûr les lois qui manquent, il y en
214 REVUE DES DEUX MONDES,
a de toute sorte, de tous les régimes; elles forment une tradition enrichie
périodiquement d'inventions nouvelles ; elles se succèdent depuis ces
belles lois de 1819 qui restent un modèle de législation, vers lesquelles
on revient sans cesse, et, si l'on voulait agir sérieusement, il n'y au-
rait qu'une chose à faire, ce serait d'instituer une commission supé-
rieure indépendante chargée de revoir, d'épurer, de coordonner toutes
ces dispositions et de former une loi unique, une sorte de code fon-
damental fait autant que possible pour rester invariable au milieu de
toutes les oscillations de la politique. On éviterait du moins ainsi de se
perdre dans toute sorte de combinaisons qui déroutent la magistrature.
Ce n'est point aujourd'hui, nous en convenons, qu'on peut songer à un
travail de ce genre, et une loi partielle de plus, une loi de circon-
stance de plus n'était point certainement nécessaire, si ce n'est pour
ajouter à la confusion. D'un autre côté, il n'est point impossible que
cette question même de l'état de siège, qu'on s'est efforcé de lier à la
loi sur la presse, n'eût perdu de sa gravité ou de son opportunité, si elle
eût été replacée sur son vrai terrain, si on avait voulu y voir une ga-
rantie de vigilance extérieure, non une affaire de répression intérieure,
si on s'était préoccupé un peu plus des frontières, un peu moins de
Paris, de Lyon ou de Marseille. Il est bien clair que l'état de siège n'est
point un régime régulier ni salutaire, même pour ceux qui l'exercent
et qui sont souvent les premiers à être trompés. 11 n'y a qu'un intérêt
supérieur de sécurité nationale qui aurait pu faire admettre que, par
une sorte de consentement silencieux, le gouvernement restât armé,
sous sa responsabilité, pour des circonstances imprévues et uniquement
pour ces circonstances; mais ceci évidemment suppose la garantie vi-
vante d'un ministère subordonnant tout à une direction générale , ga-
gnant la confiance par un esprit de franche et libre conciliation, évitant
de s'alarmer outre mesure, d'alarmer le pays sur des dangers intérieurs
qu'il se sent de force à dominer, et donnant à tous l'exemple de la net-
teté dans l'aflirmation, dans la défense de ce qu'on pourrait appeler la
politique de la situation, la seule politique possible de la France au mo-
ment présent.
Cette politique, qu'on a certes intérêt à connaître aujourd'hui plus
que jamais à la veille des élections, est-elle donc si difficile à définir?
Elle est partout, elle apparaît sous toutes les formes, elle se présente
d'elle-même dans ses traits essentiels. Il y a des choses qui ne sont pas
même en question. Ainsi l'autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon
n'est l'objet d'aucune contestation, elle reste au-dessus de tous les con-
flits d'opinions, de toutes les polémiques. M. Laboulaye traçait l'autre
jour tout un programme dans ces simples mots, qu'il prononçait devant
l'assemblée : « le maréchal et la république! » Et de fait, dans les ré-
volutions sans nombre dont la France a fait la triste et meurtrière ex-
BEVUE. — CHRONIQUE. 215
périence, il n'y a point eu un pouvoir plus sincèrement, plus universel-
lement accepté. Que la politique qui met sur son programme le nom et
l'autorité de M. le maréchal de Mac-Malion doive être en même temps
conservatrice, qu'elle soit tenue de garantir fermement la paix inté-
rieure, sans laquelle il n'y a ni vie régulière, ni travail, ni prospérité,
aucun esprit réfléchi ne le met en doute. Les républicains sensés eux-
mêmes ne méconnaissent pas le danger des agitations, la nécessité de
désintéresser le sentiment conservateur du pays, et c'est là encore un
point qui n'est contesté que par le radicalisme révolutionnaire; mais en
même temps cette politique, qui se dégage de toute une situation, de
tous les instincts, de tous les besoins du pays, cette politique prend
nécessairement aujourd'hui une forme et un nom plus précis : c'est la
politique constitutionnelle.
On peut en dire ce qu'on voudra, cette constitution du 25 février
a du moins le mérite d'être née de la force impérieuse des choses, de
l'impuissance des partis, qui ont essayé tour à tour et inutilement
d'imposer leurs prétentions. Elle a l'avantage de réunir les garanties
conservatrices les plus essentielles, sans enchaîner la souveraineté
nationale comme aussi sans la condamner fatalement à une révision
que les partis ennemis se promettent de transformer en révolution.
OEuvre de transaction, de prévoyance et de raison, elle est comme
un traité de paix entre les esprits modérés, et en définitive c'est l'in-
terprétation universellement acceptée. C'est le langage que tient le
centre gauche dans un manifeste où il raconte ce qu'il a fait, ce qu'il
a voulu faire, où il caractérise justement les institutions nouvelles,
en répudiant les « traditions trop fameuses » de la république de
1793. C'est le résumé du programme parfaitement net que M. le mi-
nistre des finances vient de signer avec M. Feray et M. Gilbert-Boucher
en se présentant pour le sénat aux élections de Seine-et-Oise. Rien
de plus simple : « adhérer sans réserve à la constitution et respecter
scrupuleusement les pouvoirs conférés à M. le maréchal de Mac-Mahon,
— regarder la clause de révision comme une porte ouverte aux amélio-
rations du gouvernement républicain et non comme un moyen de le
renverser. — Faire tous nos efforts pour préserver notre pays d'une ré-
volution, quelle qu'elle soit. » Que disent de leur côté M. Waddington,
M. Henri Martin, M. de Saint-Vallier, dans la circulaire qu'ils adressent
en commun au département de l'Aisne ? « Nous soutiendrons l'auto-
rité légale du maréchal-président de la république; nous défendrons
fermement la constitution contre les attaques des partis, dont le succès
amènerait une nouvelle guerre et peut-être une nouvelle invasion de
notre patrie. » Sous des formes diverses, c'est toujours la même pen-
sée : respect du pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon , politique
libéralement conservatrice, union de tous les esprits modérés dans la
216 REVUE DES DEUX MONDES.
fidélité à la constitution. C'est un programme qui n'a certes rien de
menaçant et qui de plus est assez net, qui se présente sous des traits
précis et saisissables. Est-ce la politique que M. le vice-président du
conseil a développée plusieurs fois depuis quelques jours, sur laquelle
il est revenu jusqu'au bout avec une énergique obstination en lui don-
nant le nom d'union conservatrice et en ayant toujours l'air de dire,
comme l'ancien duc de Broglie : « Est-ce clair ? »
Non, malgré tous les efforts et peut-être à cause de ces efforts, ce
n'est pas trop clair. M. le vice-président du conseil est évidemment
persuadé que sa politique est d'une complète netteté, et en effet elle
en a tout au moins l'apparence. La parole de M. le ministre de l'in-
térieur est volontiers tranchante et impérieuse, elle ne redoute pas les
affirmations hautaines, et, par une sorte d'entraînement, elle devient
aisément provocatrice. Au fond, ce qu'il appelle sa politique n'est qu'un
ensemble d'instincts tout négatifs, un appel impatient et désespéré aux
anciens partis qu'il s'efforce de rallier aux approches du scrutin.
M. Buffet, nous en convenons, n'a depuis quelque temps aucune rai-
son de ménager les bonapartistes, qui lui créent des difficultés, et il a
même déclaré lestement l'autre jour qu'il n'était pas leur obligé; il ne
met pas moins un calcul visible dans son langage à leur égard, et ce
n'est pas de ce côté que vont ses paroles les plus acerbes. M, le vice-
président du conseil se flatte qu'en écartant quelques-uns des chefs les
plus compromis, ceux qu'on décore du nom de militans, qui élèvent
trop haut le drapeau de l'empire, il pourra rallier le gros de l'armée,
ceux qu'il appelle des conservateurs disposés à se rattacher à tous les
gouvernemens qui les protègent ; mais c'est là son erreur, c'est là que
commence la désastreuse équivoque de sa politique. A quoi veut-il donc
rallier ces honnêtes conservateurs de tous les partis sur lesquels il pa-
raît tant compter ? Il leur présente un gouvernement auquel il semble
ne pas croire lui-même, dont il s'efforce de dissimuler le nom et de voi-
ler le caractère. La république, il n'en faut pas parler, M. le ministre
de l'intérieur ne la connaît que parce que le chef de l'état porte le nom
de président de la république. Quant à la constitution, oui sans doute
il faut la respecter, puisqu'elle est faite, puisqu'elle est la loi du pays ;
après tout cependant, on ne doit pas s'en exagérer l'importance. Ceux
qui l'ont le plus étudiée seraient fort embarrassés de dire que « c'est le
dernier mot de la sagesse politique. » Peu de publicistes, peu d'hommes
d'état, pourraient prévoir « quel sera l'effet dernier de certaines com-
binaisons de cette constitution. » Attendons l'expérience, bien témé-
raire serait celui qui oserait affirmer que cette expérience sera favorable
à la constitution ! Ce serait « émettre une assertion qu'il serait impos-
sible de justifier. »
Soit, la constitution du 25 février n'est pas flattée : M. le vice-prési-
REVUE. — CHRONIQUE. 217
dent du conseil est assez clair quand il le veut. C'est là cependant, on
en conviendra, une étrange manière d'attirer d'honnêtes conservateurs
pleins de perplexités que de leur présenter un régime politique sous
cette figure. M. le ministre de Fintérieur le fait à bonne intention, il ne
veut pas les décourager dans leurs espérances, pas plus qu'il ne veut,
comme il l'assure, les blesser dans leurs souvenirs, dans leurs regrets et
dans leurs affections. Seulement il s'expose à ce que ces alliés, auxquels
il adresse un si touchant appel, lui répondent qu'ils aiment autant gar-
der leurs anciennes opinions, qui triompheront infailliblement à la pro-
chaine révision, puisque le régime actuel est si médiocre et si précaire.
Avouons-le, c'est probablement la première fois dans l'histoire qu'un
ministre se charge de traiter ainsi une constitution dont il est le gar-
dien et l'exécuteur, c'est la première fois qu'un chef de cabinet donne
l'exemple de cette défiance ironique à l'égard de la loi qu'il a la mission
de faire respecter. Non, cela ne s'est jamais vu; on a bien vu quelque-
fois des hommes d'état promettre à leurs créations politiques la perpé-
tuité, M. Buffet est le premier qui commence par mettre de la cendre
au front de la constitution qu'il a contribué à faire en lui rappelant sa
fragilité et la brièveté probable de ses jours. Et si M. le vice-président du
conseil croit si peu lui-même aux institutions qu'il sert, qui sont la force
légale du gouvernement auquel il appartient, comment peut-il avoir l'au-
torité morale de la persuasion sur le pays, qui n'est d'aucun parti, qui
ne comprend rien à toute cette casuistique, qui ne demande qu'à en-
tendre des paroles nettes et à voir clair?
Que peut penser le pays? 11 est nécessairement porté à être d'autant
plus perplexe qu'il voit la contradition partout, même dans le gouver-
nement. M. le garde des sceaux s'incline, comme il le doit, devant le
vote qui a fait les sénateurs, de même qu'il s'est incliné devant le vote
qui a fait la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon ; M. le vice-
président du conseil déclare presque la guerre, une guerre d'épigrammes
si l'on veut, à la partie inamovible du nouveau sénat, et il fouille le
scrutin pour atteindre l'élection dans son origine. M. Dufaure, en dé-
fendant la loi sur la presse, dit simplement sans détour : « Nous vou-
lons protéger la république constitutionnelle! » M. Buffet met une affec-
tation évidente à éviter de prononcer ce mot, et il ne se sert du nom
de M. le président de la république que pour en faire une menace.
M. le ministre de la justice dit avec un loyal bon sens que, si un can-
didat, dans les élections prochaines, lui assurait dès ce moment que
la constitution est mauvaise, il lui refuserait sa voix parce que ce can-
didat, devenu député, ne ferait pas une expérience sincère du nouveau
régime; M. le ministre de l'intérieur ne dit pas précisément que la con-
stitution est détestable, et il se garde encore plus de dire qu'elle est
bonne, il reste dans le doute, faisant par son attitude, par son lan-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
gage, la propagande de la désillusion et de b défiance au profit de
l'union conservatrice opposée à l'union constitutionnelle. Sérieusement
à quoi peut s'arrêter le pays au milieu de toutes ces contradictions
dont les préfets sont chargés de dire le dernier mot dans le choix des
candidatures privilégiées ou recommandées?
Que M. le vice-président du conseil soit un conservateur, même un
conservateur ardent, qu'il se préoccupe avant tout des nécessités de dé-
fense sociale, du danger des agitations révolutionnaires, des propa-
gandes radicales, et qu'il se fasse un devoir de combattre la sédition
sous toutes ses formes, soit, on ne peut pas s'en étonner. Là n'est pas
la question, ou du moins on ne fei-a pas à M. le ministre de l'intérieur
un crime de sa vigilance; mais le meilleur moyen de servir les intérêts
conservateurs à l'heure où nous sommes, ce n'est point évidemment
d'exagérer le péril, d'assombrir passionnément, systématiquement la
situation et d'appauvrir l'armée conservatrice de toutes les forces que
peuvent lui offrir les partisans du nouveau régime. C'est le double piège
où tombe à chaque instant M. le ministre de l'intérieur. Oui, sans
doute, le radicalisme est un péril; qu'on le combatte sans faiblesse, ce
n'est pas seulement un intérêt conservateur, c'est aussi un intérêt libé-
ral. Après cela, il est bien clair qu'un peu de sang-froid ne gâterait rien,
et c'est peut-être une étrange manière d'accréditer notre pays devant
l'Europe que de le représenter comme un volcan toujours prêt aux érup-
tions. A entendre M. le ministre de l'intérieur, la guerre civile serait
partout prête à éclater, les bandes insurrectionnelles seraient mena-
çantes et n'attendraient qu'une défaillance des pouvoirs publics pour
se précipiter sur nous. Le radicalisme révolutionnaire est à l'œuvre
dans l'ombre des sociétés secrètes. Nous serions toujours, comme aux
plus mauvais temps, entre l'anarchie et la dictature! Pour un peu d'a-
gitation électorale qui se prépare , le pays risquerait d'être pris de
vertige, « affolé de terreur! n C'est une triste tactique ou une dan-
gereuse méprise de parler ainsi. La France est plus calme, et les ré-
volutions ne la tentent pas. Il peut y avoir des foyers incandescens, des
régions plus faciles à enflammer, plus accessibles aux propagandes ra-
dicales; la masse du pays est essentiellement modérée, attachée à ses
intérêts, avide de paix et de travail. Il suffit pour la diriger, pour la
rassurer, d'avoir un peu de fermeté et surtout une bonne politique. La
France n'est révolutionnaire que par accès, elle est conservatrice par
essence, bien entendu dans la limite de la société moderne et de tout ce
que représente ce mot de société moderne.
D'un autre côté, si tant est qu'il y ait péril, est-il bien prudent de
procéder sans cesse par ce système de défiance et d'ombrage que M. le
vice- président du conseil érige presqu'en dogme dans tous ses dis-
cours, de déclarer presque la guerre même aux partisans les plus mo-
REVUE. — CHRONIQUE. 219
dérés de cette constitution que M. le ministre de l'intérieur est ceYisé
représenter au pouvoir? M. Buffet, dans une conversation rapportée par
un journal anglais, aurait dit, assurc-t-on, qu'il doutait sérieusement
qu'on pût être du centre gauche et conservateur, que cela lui semblait
incompatible. Authentique ou non, le mot résume ce système d'exclu-
sion et d'élimination passionnée. Aux yeux de M. le ministre de l'inté-
rieur, il n'y a de vrais conservateurs que ceux qui pensent comme lui:
tout le reste est radical, plus ou moins révolutionnaire, et voilà un cer-
tain nombre d'Iionnêtes gens en France qui sont en train de passer
radicaux sans y songer. Des hommes comme M. Casimir Perier, M, La-
boulaye, M. Léon de Maleville, M. Léonce de Lavergne, M. l'amiral Po-
thuau, le général Ghanzy, qui ont été nommés sénateurs, sont évidem-
ment des radicaux! M. le ministre de l'intérieur prétend former son
armée à sa manière, avec ceux qui s'inquiètent fort peu de la constitu-
tion, qui gardent « les affections et les regrets » des anciens partis, bo-
napartistes ou légitimistes. A ceux-là et à ceux-là seuls, M. Buffet ré-
serve le nom de conservateurs, sans se demander à quoi il s'engage.
Eh bien! avant d'aller plus loin, M. le vice-président du conseil pour-
rait relire avec fruit les pages que M. le comte de Montalivet consa-
crait ici même, il y a deux ans, à l'illustre Casimir Perier et à son
ministère en 1831. Il verrait là ce que c'est qu'un vrai ministre con-
servateur vivant dans les circonstances les plus difficiles, luttant sans
trêve, sans faiblesse et sans peur, mais sans recourir jamais à des me-
sures extraordinaires et à des lois d'exception, ayant à se défendre
non-seulement contre les excès révolutionnaires, mais contre les empor-
temens de réaction, non-seulement contre ses adversaires, mais en-
core contre ses amis, et livrant à la discussion de tous les jours ces
fortes maximes, qui restent des règles : a A force de s'épurer, on s'isole.
— Il faut respecter les lois, puiser dans l'ordre légal et dans la force mo-
rale qui eu découle les moyens d'action et d'influence. — Il n'y a que
les gouvernemens faibles qui recourent aux moyens exceptionnels. Toutes
les fois que vous nous confierez l'arbitraire, nous refuserons d'en profiter.
— Ce qui perdrait aujourd'hui la France, ce serait cette incrédulité qu'on
chercherait à lui inspirer par de sinistres présages qui jetteraient le
découragement dans les esprits, la défiance dans les intérêts, la lâcheté
dans les cœurs. — Le gouvernement se fait un devoir d'être impartial
envers tout le monde et de n'épouser les passions d'aucun parti. « Et
avec ces pensées viriles Casimir Perier contribuait plus que tout autre
à fonder un régime qui a donné dix-huit années de paix à la France.
Si M. le vice-président du conseil s'inspirait de cette hardie et libérale
politique, il renoncerait à son union conservatrice restreinte, qui n'est
fondée que sur des antipathies et des malveillances communes; il con-
tribuerait lui-même à créer cette union constitutionnelle plus large où
220 REVUE DES DEUX MONDES.
se rencontreraient tous les modérés, où auraient trouvé naturelle-
ment leur place au premier rang ces princes d'Orléans qui se retirent
aujourd'hui de la vie publique, qui déclinent au moins toute candidature
dans les élections prochaines. M. le duc d'Aumale et M. le prince de
Joinville, en écrivant aux électeurs de l'Oise et de la Haute-Marne qu'ils
vont cesser volontairement de représenter, ont-ils obéi à des scrupules
honorables, à un sentiment délicat d'une position exceptionnelle? Tou-
jours est-il qu'en se retirant des assemblées, où ils auraient sûrement
retrouvé leur place, ils restent les serviteurs du pays, et aujourd'hui
comme hier ils ne refuseraient pas leur appui à cette modération libé-
rale qu'on rend parfois difficile dans le conflit des passions, des pré-
tentions contraires.
M. le vice-président du conseil peut être tranquille, si celte politique
de modération et de libéralisme qui doit être la politique de la France
était menacée, il ne serait pas seul à la défendre, il trouverait des auxi-
liaires dans tous les partis sérieux. Il a pu le voir récemment lorsqu'au
milieu d'une de ces séances confuses, tumultueuses, qui ont marqué la
fin de l'assemblée, M. Naquet a eu l'étrange idée de proposer une am-
nistie en faveur des condamnés de l'insurrection de 1871. Des membres
de la gauche eux-mêmes se sont empressés de réclamer la question préa-
lable en accusant le protecteur des insurgés de se livrer tout simplement
à une manœuvre électorale, et M. le ministre de la marine n'a rencontré
que de la sympathie en prouvant que, si les déportés de la Nouvelle-Ca-
lédonie ne sont pas satisfaits de leur sort comme on l'a dit assez naïve-
ment, ils n'ont à essuyer d'autres rigueurs que celles que comporte leur
position. Le député radical a été un peu impatient, il aurait dû attendre
quelques jours de plus : sa proposition d'amnistie, par une douloureuse
coïncidence, eût trouvé une justification complète dans cette cérémonie
funèbre qui vient d'avoir lieu aux Invalides pour honorer la mémoire du
général Lecomte et du général Clément Thomas, assassinés à Montmartre
le 18 mars 1871. Voilà qui pouvait figurer dans l'exposé des motifs de
l'amnistie !
A vrai dire, la réponse décisive à M. Naquet est dans les travaux de
la commission des grâces pour ceux des condamnés qui ont mérité
l'indulgence; pour les autres, pour ceux qui subissent encore l'expia-
tion, elle est dans les ruines qui encombrent encore Paris, dans les
souvenirs lugubres, sanglans, de ce grand crime national accompli
en présence et au profit de l'étranger. La réponse , elle est aussi
dans le rapport que M. le général Appert vient d'adresser à l'assem-
blée sur les opérations judiciaires qui ont suivi l'insurrection de 1871.
Là point de déclamations, point d'esprit de parti : c'est la simple série
des faits, c'est la tragédie complète en chiffres, en statistiques. C'est
le résumé d'une longue et patiente instruction, et le rapport de M. le
REVUE. — CHRONIQUE. 221
général Appert, qui a présidé lui-même à cet immense travail, ce rap-
port a un double mérite : il prouve tout à la fois la libérale attention
que mettait le gouvernement à maintenir toutes les règles protectrices
et le soin scrupuleux, impartial, avec lequel ces opérations si compli-
quées ont été poursuivies jusqu'au bout par la justice militaire. Oui
certes, ce fut le plus grand, le plus criminel des attentats, qu'aucune
amnistie générale ne peut couvrir, qu'on ne peut oublier, et qu'il faut
expliquer aussi par un de ces concours de circonstances qui ne se pro-
duisent pas deux fois au courant de plusieurs siècles. C'est à une po-
litique de fermeté patriotique, d'équité supérieure, de réparer ce qu'il
y a de réparable, et le meilleur souhait dont on puisse saluer, pour nos
affaires intérieures, cette année qui va s'ouvrir, est tout entier dans ces
mots du dernier manifeste du centre : auche : « notre programme, c'est
la formation d'une majorité nouvelle fondée sur le respect de la loi,
c'est la consolidation de la république que nous avons décrétée, c'est
Tavénement d'un grand parti constitutionnel et national qui emporte
enfin toutes nos divisions intestines dans un large courant d'opinion. »
La paix, la paix intérieure et extérieure, c'est le premier des biens,
le premier des besoins dans notre pays et dans tous les pays. Elle triom-
phera sans doute parmi nous dans les élections qui vont s'accomplir,
qui organiseront les pouvoirs réguliers et définitifs du régime constitu-
tionnel de la France. Elle sera aussi, il faut le croire, maintenue en
Europe; elle sortira encore une fois victorieuse de toutes ces complica-
tions dont la plus grave est celle qui est née des affaires orientales. As-
surément tout n'est point fini; l'Herzégovine n'est point pacifiée, les
bulletins racontent chaque jour des combats dont l'issue varie naturel-
lement selon que la dépêche vient de Constantinople ou du camp in-
surgé. Les populations slaves, spectatrices de cette lutte, sont toujours
agitées et inquiètes comme si leur sort allait se décider. La Turquie
n'est pas sortie des inextricables embarras au milieu desquels elle s'est
fait depuis longtemps une habitude de vivre. Le dernier mot de tous
ces incidens qui se sont succédé dans ces derniers mois, de toutes ces
négociations énigmatiques qui se sont nouées entre les grandes puis-
sances n'est point dit encore. A la rigueur, c'est une crise intime qui
continue, qui se développe lentement, mystérieusement. Après tout ce-
pendant une chose est bien certaine, cette crise ne s'aggrave pas, elle est
jusqu'à un certain point atténuée d'avance par les intentions ostensible-
ment pacifiques de tous les cabinets. Elle s'est tout au plus compliquée
récemment d'un incident diplomatique qui, à la vérité, peut paraître
assez embarrassant au premier abord, mais qui en réalité ne peut avoir
une influence décisive sur le dénoùment de ces étranges affaires.
C'est le comte Ândrassy, on le sait, qui s'est chargé de préparer
le programme de réformes que les trois empires du nord, après s'être
entendus avec les autres puissances, devaient proposer au sultan.
222 REVUE DES DEUX MONDES,
Or pendant que le premier ministre autrichien était à ce travail, qu'il
paraît avoir déjà communiqué à Saint-Pétersbourg, le cabinet turc de son
côté publiait spontanément un firman par lequel il promet une fois de
plus toutes les réformes possibles. Qu'en sera-t-il de ces réformes spon-
tanées ou des réformes qui allaient être proposées? Gomment conci-
liera-t-on l'acte souverain de la Porte et le programme sur lequel les ca-
binets du nord sont occupés à délibérer? C'est là aujourd'hui la difficulté.
De toute manière, entre la proposition ou la promulgation des réformes
et l'exécution il y aura toujours loin en Turquie.
A vrai dire, la seule question sérieuse est celle des garanties, et sur
ce point les gouvernemens du nord s'entendront sans doute avec les ca-
binets de l'Occident, comme ils n'ont cessé d'en témoigner l'intention.
En un mot, la question rentrerait dans le domaine des affaires euro-
péennes soumises à une délibération commune. Ce serait ce qu'il y au-
rait de mieux. Là évidemment la paix inspirerait toutes les résolutions.
Elle aurait pour garantie non-seulement les sentimens des puissances
du nord, qui se sont réservé jusqu'ici un rôle distinct, mais les efforts
combinés de la France, de l'Angleterre et de l'Italie , qui n'hésiteraient
point à concerter leur action. Est-ce qu'en effet tout ce qui se passe
dans le monde, tout ce qui peut menacer la sécurité universelle, n'est
pas de nature à renouer, à resserrer l'alliance des nations occidentales?
est-ce que tout n'indique pas la nécessité, l'utilité de cette alliance
pour l'honneur et le bien de tous? On a pu s'émouvoir un instant en
France de l'affaire de Suez; aujourd'hui cet incident est éclairci; il était
ramené récemment encore par lord Derby à ses vraies proportions, et
la France n'a point à s'alarmer d'un acte de prévoyance de la nation
anglaise. D'un autre côté, on disait récemment en Angleterre : a Le
temps viendra où les circonstances exigeront que la France reprenne sa
situation en Europe... » Ces sentimens communs aux deux pays sont
une des meilleures garanties de la paix, qui est dans le désir et sans
doute dans la volonté de tous, qu'il faut souhaiter à l'Orient et à l'Occi-
dent, à nos amis et à nos ennemis, aux Slaves, qui cherchent à con-
quérir une condition meilleure, comme à l'Espagne, qui se prépare à
porter le dernier coup à la guerre civile. Puisse donc cette année qui
s'ouvre dans la paix se clore dans la paix ! ch. de mazade.
REVUE SCIENTIFIQUE.
Il y a un certain nombre de questions scientifiques qui pendant quel-
que temps agitent l'opinion, puis le silence se fait; comme les savans
ont été impuissans à donner la solution du problème, il semble que
tout est fini, et qu'on n'en doit plus rien entendre, lorsque tout à coup
REVUE. — CHRONIQUE. 223
cette même question, dormant obscurément dans la poussière des vieux
livres, est reprise, discutée, et provoque à l'improviste une ardente po-
lémique. C'est ce qui se passe aujourd'hui pour la question de la loca-
lisation des facultés intellectuelles. Le système de Gall paraissait oublié
et relégué au rang des curiosités historiques; mais à présent les expé-
riences toutes récentes de MM, Hitzig, Ferrier et Dupuy, discutées
presqu'à chaque séance de la société de biologie (1), semblent vérifier
certaines parties de la doctrine phrénologique.
Certes il est intéressant de comparer la méthode moderne à la mé-
thode de nos pères. L'erreur de nos devanciers nous a rendus prudens.
Tant d'hypothèses ont été détruites par un fait, que nous préférons un
seul fait à toutes les plus brillantes hypothèses. On procède plus lente-
ment, mais plus sûrement, et au lieu d'édifier des systèmes on cherche
à établir sur des bases solides les faits qui aideront nos successeurs à
en édifier un. Que Ton compare le beau livre de Gall aux mémoires
des physiologistes contemporains, et on ne trouvera aucun point de
ressemblance; d'ailleurs la forme même du travail s'est modifiée com-
plètement. Autrefois un savant travaillait seul, et après de longues
méditations produisait dans un gros livre le système qu'il avait con-
struit de toutes pièces. De nos jours au contraire, la multiplicité des la-
toires , des sociétés savantes, des recueils scientifiques , a, pour
ainsi dire, rendu cette individualité impossible. On travaille, on discute,
on pubUe en commun, et il est bien rare que la solution d'un pro-
blème soit réservée en entier à une seule personne; presque tous les
contemporains y ont pris part, et ont apporté le concours de leur expé-
rience et de leur érudition.
Le système de Gall, qui fit tant d'adeptes et qui souleva tant d'en-
thousiasme aussi bien que de colère, est oublié aujourd'hui, et il mé-
rite de l'être. Gall était cependant un grand anatomiste. Le livre qu'il a
publié avec Spurzheim fait époque dans l'histoire de l'anatomie compa-
rée du système nerveux; mais la phrénologie et la cràniologie, qui en
est la conséquence, sont deux absurdités qui ne méritent pas d'être lon-
guement réfutées; elles reposent sur trois hypothèses : la première,
c'est que toutes les facultés intellectuelles siègent dans une portion
limitée et définie de l'encéphale, — la seconde, c'est que, plus cette fa-
culté est développée, plus la région du cerveau où elle siège est volumi-
mineuse, que, plus elle est amoindrie, plus sa région cérébrale est
petite, — la troisième, c'est qu'à cette région cérébrale répond une bosse
ou une dépression indiquant l'état du cerveau, et par conséquent la
prédominance ou l'affaiblissement de telle ou telle faculté de l'intelli-
gence.
Les deux dernières hypothèses sont manifestement fausses, et nous
(1) Voyez les Comptes-rendus de la Sociélé de biologie, années 1873-74-75, passîm.
22â REVUE DES DEUX MONDES.
n'entreprendrons pas la tâche inutile et ingrate de les renverser. Reste
donc la première, qui paraît, dans une certaine mesure au moins, adop-
tée par quelques physiologistes de notre époque ; il faut toutefois faire
une réserve. La classification psychologique de Gall est absolument ar-
bitraire. Napoléon, dans ses entretiens à Sainte-Hélène, l'a jugée avec
justice et sévérité. « Gall, disait-il, attribue à certaines saillies des
penchans et des crimes qui ne sont point dans la nature, qui n'existent
dans la société que par l'effet de la convention. Que deviendrait l'or-
gane du vol, s'il n'y avait pas de propriété, l'organe de l'ivrognerie, s'il
n'y avait pas de boissons spiritueuses, l'organe de l'ambition, s'il n'y
avait pas de société ? » En un mot, Gall a imaginé des facultés qui
n'existent pas, la combativité, la douceur, la tendance au suicide, et
bien d'autres billevesées de pareil ordre. Est-ce à dire que nous ayons
une meilleure classification à lui opposer? Non, sans doute, et personne
n'oserait appliquer à une science aussi positive que la physiologie les
données d'un classement analytique des facultés de l'intelligence, qui
est nécessairement arbitraire. Aussi les physiologistes contemporains ne
prétendent pas trouver dans le cerveau la localisation des facultés et
des tendances morales. Leurs vues sont plus modestes, ils cherchent à
déterminer les points qui sont le centre des mouvemens associés ; mais
pour faire comprendre ces recherches , il nous faut entrer dans quel-
ques détails sur l'anatomie et la physiologie du cerveau.
Le système nerveux central se compose de deux parties, la moelle
épinière et l'encéphale. L'encéphale, renfermé tout entier dans la cavité
crânienne, comprend lui-même le cerveau, le cervelet et la moelle
allongée, par laquelle il se relie à la moelle épinière. Tous ces organes
sont constitués par un tissu spécial qu'on appelle tissu nerveux, lequel
est lui-même formé par des cellules et des fibres. Les cellules sont l'é-
lément actif de la substance nerveuse, tandis que les fibres paraissent
être seulement des agens de transmission. On peut , même sans le se-
cours du microscope, reconnaître où sont les cellules et où sont les
fibres. En effet, les cellules forment la plus grande partie de la sub-
stance grise, et la substance blanche est constituée tout entière par une
infinité de ces petites fibres entourées d'une gaîne épaisse de matière
grasse.
La substance grise forme deux systèmes distincts reUés entre eux par
la substance blanche. Le premier système et sans contredit le plus im-
portant est l'axe encéphalo-médullaire, qui commence au cerveau et ne
se termine qu'à l'extrémité de la moelle épinière. C'est lui qui élabore
la plupart des actes musculaires, c'est par lui que les perceptions sont
transmises à la conscience. Seulement cette substance grise n'est pas par
elle - même capable d'entreprendre des mouvemens spontanés. Lors-
qu'elle est séparée du cerveau, elle peut encore exciter par l'entremise
des nferfs les muscles à se contracter; mais cette excitation ne saurait
REVUE. — CHRONIQUE. 225
partir de cette substance même, il faut qu'elle la reçoive par les nerfs
sensitifs , en sorte que l'excitation d'un nerf sensitif se transmet à la
substance grise centrale, qui élabore un mouvement, et, l'ayant élaboré,
le transmet par les nerfs moteurs aux muscles de la vie animale : c'est
ce qu'on appelle un mouvement réflexe. Rien n'est plus instructif que les
expériences de Flourens à cet égard. Il enlevait par le fer rouge la partie
supérieure du cerveau à des pigeons, et dans cet état les animaux muti-
lés continuaient à vivre plongés dans un sommeil sans rêves, incapables
de vouloir et d'agir eux-mêmes. Si on les poussait, ils marchaient; si on
les jetait en l'air, ils volaient : ils étaient devenus des machines vivantes,
des automates; leur existence personnelle avait disparu.
Ces mouvemens musculaires auxquels commande l'axe cérébro-spinal
de substance grise sont innombrables; mais il est facile de les classer
d'après leurs fonctions. On a de la sorte plusieurs groupes de mouve-
mens d'ensemble : chacun est accompli par un grand nombre de muscles
et sert à une seule fonction bien nettement déterminée. Ainsi il y a les
mouvemens de l'œil, les mouvemens de la pupille, de|la respiration, de
la voix, de la déglutition, de l'extension ou de la flexion des membres.
Chacun de ces mouvemens d'ensemble est provoqué par l'excitation
d'une région bien limitée de la substance grise qu'on appelle un noyau.
Pour en prendre un exemple connu de tout le monde, je citerai le fa-
meux centre respiratoire de Flourens, qui est placé dans le bulbe, et
préside à tous les mouvemens d'inspiration et d'expiration. C'est le
nœud vital, et dès qu'on le détruit, l'animal meurt asphyxié , il ne peut
plus faire les mouvemens respiratoires nécessaires pour oxygéner son
sang.
Outre ces noyaux moteurs, il y a aussi des noyaux sensitifs; ainsi les
nerfs de l'odorat, de la vue, de l'ouïe, du goût, sont en rapport avec de
petits noyaux de substance grise, disposés sur la longueur de l'axe cé-
rébro-spinal. Tous ces centres sont reliés entre eux par une infinité de
fibres et de cellules, en sorte que la délimitation précise des autres
est loin d'être absolument connue. Dans le cerveau proprement dit, il
n'y a que deux noyaux; mais ils sont très volumineux et d'une impor-
tance extrême. On leur a donné des noms spéciaux, et on appelle le pre-
mier corps sti'iè, le second couche optique; leurs fonctions sont encore
assez obscures. Nous nous contenterons de dire qu'ils forment la partie
supérieure de l'axe cérébro-spinal, et qu'ils sont en connexion intime
avec la substance grise périphérique, c'est-à-dire les circonvolutions cé-
rébrales.
C'est qu'en effet, outre l'axe central de substance grise dont nous
venons de parler, il existe à la périphérie du cerveau une grande
quantité de cette môme substance disposée sous la forme d'une lame
continue peu épaisse, mais repliée sur elle-même, et faisant des cir-
TOME XIII. — 1876. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
cuits compliqués de manière à tripler et à quadrupler son étendue.
Cette substance grise est naturellement constituée par des cellules ner-
veuses, et c'est dans ces cellules que paraît siéger le principe excitateur
volontaire. — C'est là aussi que semble résider l'intelligence et Yidéa-
lion. Le problème est de savoir si les différentes facultés ont un siège
déterminé dans telle ou telle circonvolution de l'encéphale ou si elles se
trouvent disséminées dans la totalité de la substance grise périphé-
rique. C'est ce problème qui partage aujourd'hui les physiologistes et
les médecins. Il y a deux manières de le résoudre : la méthode phy-
siologique, qui est l'expérimentation, — la méthode pathologique, qui
est l'observation. Rien ne serait plus fastidieux que d'établir un paral-
lèle entre ces deux méthodes : elles sont également bonnes, et se con-
trôlent l'une par l'autre.
Pour tout ce qui touche à l'étude de l'encéphale, l'expérimentation
est d'une extrême difTiculté. Il s'agit en effet de scier le crâne, d'enle-
ver les méninges, et de mettre à nu la pulpe cérébrale sur une éten-
due sufTisante; mais cette opération préliminaire fait perdre beaucoup
de sang et épuise l'animal, en sorte que souvent il est mort avant qu'on
n'ait commencé l'expérience. MM. Hitzig et Ferrier ont pu néanmoins,
à force de précautions et de patience, expérimenter avec succès sur des
chiens et même une fois sur un singe. Ils ont fait passer des courans
électriques à travers les circonvolutions; en opérant ainsi, ils ont con-
staté que l'excitation de certaines régions périphériques produisait con-
stamment le même effet : tantôt la contraction des muscles extenseurs,
tantôt celle des muscles de la face, tantôt celle de la pupille, en sorte
que pour eux chaque circonvolution est un centre distinct et séparé :
le cervelet, dont les fonctions étaient jusqu'ici absolument ignorées,
serait un centre coordinateur pour les muscles moteurs du globe de
l'œil. De l'intégrité de tous ces centres dépendrait le maintien de l'é-
quilibre du corps. Enfin ils ont vérifié une fois de plus ce fait déjà
bien connu, que le cerveau gauche préside aux mouvemens du côté
droit, et réciproquement.
Malheureusement d'autres savans sont venus, MM. Dupuy, Carville,
Duret, Brown - Séquard , qui ont contesté non pas l'expérience elle-
même, mais l'interprétation qu'en ont donnée MM. Hitzig et Ferrier.
Sans doute l'électrisation de la surface cérébrale produit des contrac-
tions musculaires, mais c'est que le courant électrique porte son action
bien au-delà des parties qu'on électrise. On croit n'exciter que la pé-
riphérie, tandis qu'en réalité on excite les noyaux sous-jacens, c'est-
à-dire les couches optiques et les corps striés, et ils ont démontré
qu'il en était ainsi en enlevant les circonvolutions et en électrisant
directement la substance blanche qui les séparait des corps striés. Dans
ces conditions, rien n'était changé, et, comme précédemment, on ob-
REVUE. — CHRONIQUE. 227
tenait des contractions musculaires produisant des mouvemens d'en-
semble. Ils en ont conclu que les circonvolutions cérébrales ne sont
pas excitables, et qu'il n'existe pas de centres moteurs spéciaux.
Puisque la même expérience était diversement interprétée, il fallait
recourir à d'autres procédés opératoires. C'est ce qu'ont fait MM. Noth-
nagel, Heidenhain et surtout M. Beaunis. M. Beaunis a imaginé de faire
au crâne une ouverture au moyen d'un petit perforateur et d'introduire
par là quelques gouttes d'un liquide caustique, le chlorure de zinc ou
Tacide chromique par exemple. On peut ainsi détruire des régions bien
localisées de substance cérébrale et pendant longtemps en observer à
loisir les effets. Cependant cette méthode ingénieuse n'a pas encore
donné de résultats positifs, et nous voilà forcés de reconnaître l'insuffi-
sance de la méthode expérimentale sur cette question de la localisation
cérébrale. Tout au plus peut-on dire que, si elle est probable, elle n'est
pas encore démontrée.
Les observations pathologiques ne peuvent pas être provoquées : le
médecin doit s'efforcer de guérir un malade; il ne peut pas expérimen-
ter sur lui, et il faut qu'il se garde bien d'imiter la conduite criminelle
de ce médecin américain nommé Bartholow, qui, il y a un an à peine,
désireux d'étudier cette question controversée, a osé enfoncer des ai-
guilles électriques dans le cerveau d'une femme dont le crâne avait été
détruit par une tumeur envahissante. Ce sont des hardiesses auxquelles
les médecins du vieux monde ne sont pas encore accoutumés. Ici on se
contente d'observer les malades pendant la vie et d'examiner les or-
ganes après la mort pour essayer d'établir une relation de cause à effet
entre la perte d'une fonction et la lésion cérébrale concomitante. Pour
ce qui concerne la moelle épinière, on peut dire que la science est très
avancée : quand le diagnostic de telle ou telle maladie est dûment éta-
bli, on peut annoncer hardiment quel en est le siège et la cause anato-
mique immédiate; mais pour le cerveau, il est loin d'en être ainsi, et
il règne dans la pathologie de l'encéphale une incertitude fâcheuse qui
ne permet un diagnostic anatomique que dans des cas assez rares.
Toutefois il ne faut pas exagérer notre ignorance. Il y a des faits bien
précis, bien positifs, que tout récemment M. Charcot a exposés devant
la société de biologie en réponse à M. Brown-Séquard ; je n'en citerai
que quelques exemples. D'abord il est certain que les lésions des cir-
convolutions du côté gauche paralysent les mouvemens du côté droit,
et réciproquement; mais la sensibilité reste intacte. A vrai dire, on ne
sait pas quel est, dans les circonvolutions cérébrales, le siège de la
sensibilité; cependant on est sur que les troubles de la sensibilité sont
dus aux lésions des couches optiques, et que les troubles du mouve-
ment sont la conséquence des lésions qui siègent dans les corps striés.
Pour citer un exemple classique, et dont j'ai eu l'occasion de parler dans
la Revue, je rappellerai que l'aphasie ou perte du langage articulé ré-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
suite presque toujours de la destruction d'une circonvolution (la troi-
sième) du lobe cérébral antérieur gauche. On oppose à la localisation
de cette fonction des faits qui semblent la contredire, et on en cite en-
viron une soixantaine; mais les faits qui justifient la théorie de la lo-
calisation du langage sont bien plus nombreux. La physiologie du cer-
veau n'est pas assez avancée pour que nous osions dire que dans une
pareille question un fait négatif renverse une grande quantité de faits
affirmatifs. Enfin nous connaissons la lésion de la paralysie générale.
Dans la paralysie générale, il y a une excitation iniellectuelle perma-
nente, au moins au début. Le délire des grandeurs, la folie ambitieuse,
sont les phénomènes psychiques prédominans; la lésion anatomique
est constante. C'est une congestion de la substance grise qui s'est éten-
due, et dont les vaisseaux se sont extrêmement développés. Ainsi les lé-
sions des circonvolutions répondent manifestement à des troubles de la
pensée.
Certes les savans d'aujourd'hui sont moins affirmatifs que Gall; au
lieu d'avoir édifié de toutes pièces une théorie embrassant tous les faits,
ils se sont contentés d'établir certaines vérités incontestables qui seront
le point de départ et le germe de découvertes futures : nous pouvons
donc dire en résumant que la substance grise est seule active, et que la
substance blanche est simplement conductrice, que les couches optiques
et les corps striés sont les centres du mouvement et de la sensibilité;
mais que ces deux noyaux, pour entrer en jeu, ont besoin d'être excités
par les circonvolutions, enfin que c'est dans les circonvolutions que s'é-
laborent la pensée et l'intelligence. Il est probable que la pensée est
disséminée dans les circonvolutions, et lorsqu'elle doit provoquer tel ou
tel mouvement, elle se localise; c'est cela seulement qu'on doit appeler
la localisation des facultés intellectuelles. On voit quelles modifications
fondamentales a subies l'hypothèse de Gall; cependant il ne faut pas se
dissimuler que, si on a fait beaucoup, il reste encore beaucoup à faire.
CHARLES RICHET.
ESSAIS ET NOTICES.
UNE EXCURSION AUX CHUTES DU ZAMBÉSE.
Nach den Vicloriafàllen des Zambesi, von Eduard Mohr, 2 vol., Leipzig 1875; F. Hirt.
Le moment approche décidément où l'Afrique centrale dépouillera ce
voile d'Isis qu'il n'était donné de soulever qu'à quelques explorateurs
privilégiés qui avaient « le cœur ceint d'un triple airain. » Bien qu'il
soit assez sûr que les collections de guides ne s'augmenteront pas de
REVUE. — CHRONIQUE. 229
sitôt d'un volume consacré à l'Afrique équatoriale, de simples touristes
commencent pourtant à s'aventurer dans ces régions jadis si mysté-
rieuses, et reviennent tout étonnés de la sécurité relative avec laquelle
ils ont fait leur route à travers les domaines des rois noirs. Ne dirait-on
pas qu'avec la facilité des transports, qui a répandu le goût des longs
voyages, l'initiative et l'audace des hommes se soient développées, et
qu'une promenade en pays sauvage ne soit plus considérée comme une
entreprise plus extraordinaire ni plus dangereuse qu'une partie de
chasse à l'ours ou de pêche à la baleine? Un reporter du iXeiu-York-
Herald n'hésite pas à se lancer sur les traces de Livingstone perdu quel-
que part dans la région des grands lacs; il le retrouve, rapporte des
lettres et d'autres papiers précieux adressés à la famille de l'illustre
explorateur, puis, après la mort de ce dernier, retourne en Afrique
et reprend pour son compte l'œuvre inachevée de l'émule des Mungo
Park. Voici aujourd'hui un chasseur brèmois qui s'en va pousser une
poinie dans l'intérieur du vieux continent en partant du Gap, et pour-
suivre l'hippopotame, l'antilope et le buffle jusqu'aux chutes du Zam-
bèse, par 18 degrés de latitude australe. Son voyage n'est pourtant pas
resté une simple partie de plaisir : ancien élève de l'école navale de
Brème, il sait faire le point, mesurer sa latitude et sa longitude et dé-
terminer la variation du compas. Ce n'est pas tout; il a pris avec lui
un ami expert dans l'art d'interroger le sol et d'analyser les roches. La
relation de son voyage s'est ainsi enrichie de quelques données qui ne
sont pas sans utilité. Résumer cette relation, qui vient de paraître en
deux forts volumes, nous conduirait trop loin : du moins tâcherons-
nous d'y cueillir quelques détails intéressans.
Quand M. Edouard Mohr s'embarqua, au mois de décembre 1868, à
bord d'un steamer anglais en partance pour le Gap, il n'allait pas tout
à fait affronter l'inconnu. Déjà, trois ans auparavant, il avait parcouru
en tout sens, la carabine sur l'épaule, le pays des Zoulous, et aux
bords du Weser le souvenir des plaines giboyeuses de la baie de Lu-
cia et du Transvaal était venu hanter ses nuits. L'Afrique australe est
le paradis du chasseur. Si, à latitude égale, la flore de ce continent pa-
raît pauvre, comparée à celle de l'Amérique méridionale, sous le rap-
port de la faune l'avantage reste au continent africain. Sans parler des
formes monstrueuses qu'il héberge encore, derniers restes d'un autre
âge, — l'éléphant, l'hippopotame, le rhinocéros, — un des genres les
plus splendides, l'antilope, y est représenté par huit fois plus d'espèces
que n'en renferment les autres continens réunis. Des plaines herbeuses
où paissent d'innombrables troupeaux de gnous, des plateaux où les
bouquetins, les kolates et les koudous prennent leurs ébats, des forêts
remplies de buffles, d'éléphans et d'oiseaux de toute sorte, offrent au
chasseur un butin pour ainsi dire illimité.
C'est le 28 janvier 1869 que le bateau à vapeur qui portait M. Mohr
230 REVUE DES DEUX MONDES.
et son ami Adolphe Hiibner, ingénieur des mines de Freyberg en Saxe,
jeta l'ancre dans la baie de la Table, en vue de Gape-Town. Le 8 février,
un autre steamer les débarquait à Durban, port de l'état de Natal, où
ils firent iniinédiatement leurs préparatifs pour l'excursion qui devait
les conduire au cœur du vieux continent. Le mode de locomotion adopté
dans ces contrées pour les longues traites, — le seul praticable d'ailleurs
à cause des inégalités du sol, — est le lourd chariot de bois des boers
hollandais, surmonté de cerceaux qui soutiennent une vaste bâche de
toile goudronnée, et attelé de H ou 20 bœufs que dirige un Hottentot
du haut de son siège. Vraie maison roulante, que tout le monde critique
sans pouvoir trouver mieux, cette voiture est garnie de poches et de
caissons sans nombre où l'on réunit un capharnaùm d'ustensiles variés,
de provisions de toute sorte, de médicamens, d'armes, de munitions,
d'étoffes et de verroteries destinées aux indigènes, etc. Un matelas
porté sur un cadre de bois suspendu sous la bâche sert de lit de repos,
et l'on finit par s'habituer au balancement perpétuel de cette couchette,
aussi mobile que le hamac du matelot, et le voyageur qui s'est confié
à ce vaisseau du désert se guide dans sa marche par les astres du ciel
et par le compas de route comme un navigateur en haute mer.
A Durban, M. Mohr trouva deux chariots tout neufs pour la somme
de 5,200 francs; attelés chacun de quatorze bœufs à longues cornes, ils
•ont fait sans accident un trajet de plus de 3,000 kilomètres dans un
pays sans routes, au milieu des montagnes et des rocs ou dans des lits
de rivièies aux sables mouvans. C'est le 8 mars qu'il partit de Durban
en compagnie de M. Hùbner, avec un domestique anglais et onze Cafres,
dans la direction de Maritzbourg, capitale de l'état de Natal, d'où il
voulait gagner Potchefstrom. Arrivé à Sand-Spruit, au pied des Monts-
Draken, une enflure rhumatismale du genou droit le força de faire une
halte de quelques jours pendant que la caravane poursuivait sa route,
halte qui faillit lui coûter cher. « Ne sachant comment traiter mon ge-
nou, dit M. Mohr, je l'enveloppai dans de la flanelle bien chaude, puis
j'expédiai une lettre au médecin anglais de Ladysmith pour le prier de
me faire une visite. A peine le messager était-il parti que l'hôte vint me
prévenir qu'un guérisseur ambulant, le « docteur Martin, » était à la
porte de l'hôtel et que je pouvais le consulter. J'acceptai la proposition,
et bientôt des pas mesurés et sonores annoncèrent les approches d'un
personnage de poids; la porte s'ouvrit, et je vis devant moi l'Esculape
africain. Malgré mon abattement, j'eus beaucoup de peine à retenir un
éclat de rire. Qu'on se figure un individu dont Textérieur inculte et le
parler grossier trahissent à n'en pas douter qu'il a dû faire ses études à
l'école de Newcastle-sur-Tyne, où l'on apprend à porter des sacs de char-
bon, ou bien à Millwood, où l'on fend du bois, et. l'on aura une idée de
l'impression avenante que me fit le docteur Martin. Le chef cou vert d'un
feutre à larges bords^ orné d'une douzaine d'immenses plumes d'au-
REVUE. — CHRONIQUE. 231
triiche grises, blanches et noires, il était vêtu d'une blouse bleue, re-
tenue par une ceinture de cuir où brillait un revolver à six coups, et
d'un pantalon de moleskine emprisonné dans des bottes à l'écuyère.
« Vous êtes Allemand, commença-t-il ; vous trouvez en moi un country-
man. » Grâce à un long séjour dans le pays, son langage était devenu
un mélange inextricable d'allemand, d'anglais et de hollandais, idiomes
qu'il n'avait plus la faculté de distinguer. Il inspecta le genou malade,
poussa trois soupirs semblable^; au reniflement d'un jeune hippopotame
blessé par une balle, branla son chef surmonté du panache de plumes,
et déclara que l'affaire était mauvaise, très mauvaise. — L'homme ayant
excité ma défiance, je le questionnai sur ses études : il me répondit
sans hésiter qu'il les avait faites à Saint-Pétersbourg. Il se vanta d'avoir
assisté longtemps les chirurgiens dans leurs opérations et d'avoir ainsi
surpris tous leurs secrets. — Au reste, ajouta-t-il avec un aplomb par-
fait, je me fais fort de guérir votre genou en trois jours : cela dépend
seulement du prix que vous y mettrez, je suis connu dans Natal et chez
tous les hoers de l'état d'Orange et du Transvaal; je fais toutes les cures
qui se présentent.
« Je me décidai à faire marché avec le docteur Martin, qui se chargea
de cette cure moyennant une somme de 45 francs stipulée d'avance. A
l'extérieur, on appliqua des cataplasmes de fleurs de camomille, à l'in-
térieur le docteur Martin me recommanda avec beaucoup d'insistance
de prendre un verre de grog toutes les demi-heures, aussi chaud que je
pourrais le supporter, et il promit de surveiller en personne la stricte
exécution de cette dernière partie de son ordonnance. Voulant sans
doute m'appliquer la méthode sympathique, il résolut de se soumettre
lui-même à ce traitement interne par les spiritueux, mais en triplant la
dose, et quand je fus venu à bout de mon quatrième verre, le docteur
Martin avait déjà proprement expédié sa première douzaine. Peu après,
le sommeil me prit, tandis que mon médecin se faisait servir un co-
pieux repas dans la pièce voisine tout en continuant le traitement in-
terne, à mes frais, bien entendu.
« Il pouvait être huit heures du soir quand je fus réveillé par un grand
bruit qui se faisait derrière ma porte. Au même instant, je vis le doc-
teur Martin entrer en vacillant dans ma chambre, la face tonte rouge,
le regard incertain, tenant h la main un grand couteau .qu'il avait tiré
de sa trousse; il m'exposa qu'il s'agissait seulement d'une petite opéra-
tion, de quelques incisions à faire dans mon genou. Je me retournai
pour prendre le revolver sous mon oreiller, car il s'apprêtait à donner
l'assaut à mon lit, quand fort heureusement l'hôte entra avec mon do-
mestique; ils saisirent l'I']sculape par les épaules et le poussèrent dehors
en lui défendant de remettre le pied dans ma chambre. Après avoir un
peu grogné, il se coucha; le lendemain au point du jour il sella son
cheval, se chargea de deux sacoches remplies de pilules, d'onguens, et
232 REVUE DES DEUX MONDES.
de remèdes à l'usage des boers, et gagna prestement la frontière voi-
sine, car il avait su qu'on attendait le médecin anglais de Ladysmith,
qui n'eût pas manqué de le dénoncer pour exercice illégal de la méde-
cine. — Ce dernier, un gentleman aimable et instruit, arriva dans la
journée et se contenta d'ordonner le repos et une chaleur douce. Au
bout d'une semaine, je fus debout, et je pus profiter d'une occasion pour
reprendre mon voyage. »
On arriva ensemble à Potchefstrom le 27 avril, après avoir rencontré
en route des troupeaux d'antilopes, de bouquetins, de zèlires, de gnous,
qui couvraient la plaine à perte de vue. Le gnou , cet être bizarre qui
tient à la fois du bœuf et du cheval, a le sabot fendu, une queue comme
le cheval, une crinière coupée en brosse comme le zèbre, et une houppe
de poils sur le nez qui lui donne un aspect passablement sauvage; aussi
les Hollandais l'appellent-ils loilde beest, quoique ce soit un des animaux
les plus inoffensifs. Très curieux de leur nature, les gnous, lorsqu'on
les surprend au pâturage, se retournent tous comme au commande-
ment, grognent, vous regardent d'un œil étonné, se cabrent tout droits,
ruent furieusement, et s'enfuient au galop, non sans s'arrêter de temps
à autre pour regarder encore celui qui les poursuit. C'est un spectacle
des plus drôles de voir galoper un troupeau de quelques centaines de
ces animaux avec des gambades et des bonds audacieux. Leur nourri-
ture est une graminée particulière que dédaigne le bétail. On en ren-
contre parfois des troupeaux innombrables que l'on voit paître aussi loin
que s'étend le regard. Pour donner une idée de leur fréquence, il suf-
fira de dire que M. Mohr rencontra un jour entre Potchefstrom et les
Monts-Draken dix-huit voitures chargées de peaux sèches de ces ani-
maux; or, chaque voiture portant facilement 3,000 kilogrammes et une
peau bien sèche ne pesant pas plus de 6 kilos, il est aisé de calculer
qu'il y avait là les dépouilles de 9,000 gnous pour le moins. Malgré ces
massacres, le nombre des gnous n'a pas encore diminué d'une manière
sensible, et il en est de même des antilopes.
Potchefstrom est une bourgade de /lOO ou 500 âmes, qui ressemble à
toutes les colonies fondées par les boers : de larges rues, qui se coupent
à angles droits, dans chacune un ruisseau d'eau vive, et derrière chaque
maison un verger et un potager. On y trouve une église, une station de
poste, un hôtel, des boutiques de toute sorte; tous les six mois arrive
la diligence de Port-Élisabeth, qui met environ quinze jours à franchir
la distance d'environ 900 kilomètres. Sous le rapport du climat et de
la qualité du sol, le Transvaal est l'une des contrées les plus favorisées
du globe. Les médecins anglais commencent à y envoyer les poitri-
naires. Avec un système d'irrigation rationnel, on pourrait convertir en
champs fertiles d'immenses étendues de ces plaines, arrosées par des
pluies abondantes qui s'écoulent trop vite pour féconder le sol. L'ab-
sence de forêts ne doit pas faire croire que les arbres ne puissent pro-
REVUE. — CHRONIQUE. 233
spérer dans cette contrée : ils viennent très bien partout où l'on a es-
sayé de les acclimater par des soins intelligens. Une population plus
dense ne tarderait pas à transformer ce pays, et pourrait en faire un
grenier d'abondance; n'est-ce pas ce qui est arrivé pour la Californie,
en dépit de toutes les prédictions contraires? Aujourd'hui les habitans
du Transvaal trouvent dans la culture de leurs champs la satisfaction
de leurs besoins, mais le manque de routes et de cours d'eau naviga-
bles serait un obstacle à l'écoulement des produits qui ne peuvent être
consommés sur place ; il en résulte que rien ne vient stimuler l'initia-
tive individuelle, qui sommeille en attendant que la population se soit
assez multipliée pour qu'il soit possible de songer à une exploitation
plus productive des richesses du sol. Il est vrai qu'il faudrait aussi
trouver un remède efficace contre le fléau terrible qui est toujours sus-
pendu sur les cultures, les essaims de sauterelles qui en quelques
heures détruisent les récoltes et dévorent l'herbe, le feuillage des ar-
bres, tout ce qui pousse et tout ce qui verdoie.
De Potchefstrom , on remonta dans la direction du nord jusqu'au
camp des mineurs établis sur les rives du Tati, qui exploitent les
maigres gisemens d'or signalés par le voyageur Mauch. Un gentleman
anglais, sir John Swinburne, y avait amené à grands frais une ma-
chine à vapeur pour broyer la roche et une locomobile, qu'il venait de
promener, par les fondrières africaines, sur une distance de 900 kilo-
mètres, avec un attelage de trente-deux bœufs ; il avait voulu l'instal-
ler près d'une autre mine, située plus au nord, mais les indigènes y
voyaient une sorcellerie inventée pour s'emparer de leur pays, et l'a-
vaient repoussée avec indignation. C'est à ce gentleman qu'arriva une
aventure de serpent qui mérite d'être notée.
Les serpens existent en si grand nombre qu'on peut s'étonner de la
rareté relative des accidens. Le plus dangereux est le mhamba, espèce
de cobra qui atteint une longueur de 2 mètres 1/2 ; il est arrivé qu'un
de ces reptiles ait poursuivi des cavaliers lancés au galop pendant plu-
sieurs kilomètres. Les pythons au contraire, qui ne sont pas venimeux,
remplissent dans les plantations de sucre l'office des chats en les dé-
barrassant des rats et des souris ; on les trouve tranquillement couchés
dans les sillons, nullement effrayés par la présence de Thomme. Ils at-
teignent parfois une longueur de 6 mètres. Un des serpens les plus cu-
rieux de cette contrée est le serpent cracheur, qui lance son venin à
une distance de cinq ou six pas. Un jour, M. Mohr était resté jusqu'à
onze heures du soir à causer avec sir John Swinburne à la porte de sa
cabane, et il avait repris le chemin de son campement, accompagné de
M. Swinburne, lorsque tout à coup, à une distance de 3 mètres, un
serpent se dressa devant eux à hauteur d'homme, et en sifflant lança
une salive venimeuse dans la direction de sir John avec tant d'adresse
234 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle lui entra dans l'œil. Les Cafres témoins de l'accident réussirent
à tuer le reptile avec leurs javelots malgré l'obscurité de la nuit. L'œil
de M. Swinburne enfla d'une manière effrayante, et il en perdit l'usage
pendant plusieurs jours; mais, grâce à une médication appropriée,
l'accident n'eut pas d'autres suites. M. Molir cite encore un cas tout à
fait analogue, arrivé à un colon anglais dans les environs du port de
Durban. Ce dernier déclare que la salive du serpent lui a causé une
douleur intolérable, « comme s'il avait eu dans l'œil une goutte de
plomb fondu, » et qu'il a gardé longtemps un affaiblissement de la vue.
Après avoir essayé d'abord une route dans la direction du nord-est,
M. Mohr, ayant rencontré un obstacle insurmontable dans les troubles
qui avaient éclaté parmi les tribus indigènes des Matébélé, dut revenir
sur ses pas jusqu'au Tati, et de là remonter droit au nord. La vaste so-
litude qui s'étend d'ici jusqu'au Zambèse est sans cesse parcourue par
des milliers d'éléphans, dont les terribles vestiges sont partout marqués
dans la forêt : on y voit souvent sur une étendue de plusieurs lieues le
sol fouillé, les branches cassées, parfois des arbres entiers abattus et dé-
pouillés de leur écorce. Le bruit sauvage que font les troupeaux d'élé-
phans éloigne la plupart des animaux, excepté toutefois les buffles, que
l'on renconi.re ici en troupes nombreuses, et le petit rhinocéros noir,
le méchant pedjami, qui en dépit de sa lourde apparence traverse d'un
pied léger les plus hautes montagnes. Le pedjami, lorsqu'il a été frappé
à mort par une balle à pointe d'acier reçue au défaut de l'épaule, fait
demi-tour et s'enfuit au grand trot; on le voit ainsi franchir encore une
distance de 1,000 à 1,500 mètres, puis tomber subitement comme fou-
droyé. Il a l'odorat très fin, mais la vue assez basse : aussi , lorsqu'on
se trouve sans armes sur le chemin d'un pedjami, il faut chercher à ga-
gner vite un abri sous le vent de la bête.
On peut dire que ce pays est encore le domaine incontesté des ani-
maux sauvages. Rien ne donne une idée de l'abondance incroyable du
gibier de l'Afrique australe comme une promenade autour d'un des
nombreux étangs parsemés dans cette région. A chaque pas, on aperçoit
des traces d'éléphans, de buffles, de rhinocéros. L'éléphant, lorsqu'il
sort de son bain de fange, frotte toujours son énorme corps conire le
tronc d'un arbre voisin; aussi trouve-t-on près des mares d'eau des
arbres tout lisses et polis, où la boue sèche qu'on remarque à une
grande hauteur sert encore à toiser la taille des colosses qui sont venus
s'y frotter. L'éléphant d'Afrique ne se contente pas d'ailleurs de se plon-
ger dans une mare, il se creuse sur les bords de l'eau une sorte de bai-
gnoire, assez large et profonde pour qu'il puisse y entrer tout entier, et
terminée par un mur vertical; il on asperge les parois d'eau puisée à la
mare, puis se frotte la peau sur l'argile humide, qui, sécliée à l'air, lui
fait une sorte de cuirasse contre les morsures des innombrables insectes
REVUE. — CHRONIQUE. 235
dont son épais cuir ne suffit pas à le garantir. Ces trous d'éléphans sont
tellement nombreux qu'ils arrêtent à chaque instant la marche des voi-
tures. Pendant un trajet de 200 kilomètres, M. Mohr affirme qu'il n'est
pas sorti des vestiges de ces animaux. L'hippopotame, chassé vers l'in-
térieur par les colons de la côte, se rencontre encore en grand nombre
dans certaines régions, comme par exemple les environs des lacs Mousi-
ngasi et Inchiabani. En 1870, John Dun en tua encore cent quatre, dont
les peaux et les dents furent envoyées en Angleterre ; la chair d'hippopo-
tame a un goût agréable qui tient le milieu entre le bœuf et le porc frais.
C'est dans ce pays giboyeux que se donnent rendez-vous les vieux
Nemrods du Cap, de l'état de Natal et du Transvaal; c'est là que
M. Mohr eut presque chaque jour l'occasion d'exercer son adresse dans
des aventures de sport plus ou moins dramatiques. Il s'y rencontra avec
des chasseurs célèbres, comme le vieux tueur d'éléphans Hartley, qui
était accompagné du peintre Thomas Baines, curieux type d'artiste-
voyageur qui a promené son chevalet et sa boîte à couleurs à peu près
chez toutes les peuplades sauvages, — ou comme les deux boej^s Osthuis
et Ziesraann, vrais Bas-de-Cuir à cheval dont l'existence se passe dans
les bois. Hartley était alors un vieillard de soixante-douze ans, à barbe
blanche; depuis l'âge de vingt-six ans, il chassait l'éléphant, et il pou-
vait se vanter d'avoir tué plus de mille de ces pachydermes. 11 était
connu dans toute la contrée comme le doyen des Nemrols de l'Afrique
australe, a De taille moyenne, trapu et carré d'épaules, il monte à che-
val avec l'adresse d'un jeune homme; la vie en plein air et le soleil
africain ont donné à son visage, à ses bras et ses mains la couleur du
vieux bronze. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il a des pieds-bots qui
l'empêchent de marcher vite et l'obligent de faire toutes ses chasses à
cheval. Le goût de la vie aventureuse est d'ailleurs dans la famille, car
le vieillard est toujours accompagné dans ses expéditions par quelques-
uns de ses fils, et il en résulte que les belles fermes qu'ils possèdent
dans les Monts-Magalis restent souvent abandonnées pendant des mois
et pendant des années entières. » Jusqu'alors il n'était encore arrivé à
Hartley aucun accident de quelque gravité; mais quinze jours après cette
rencontré il paya cher une imprudence qu'il commit malgré sa vieille
expérience. Ayant tiré un rhinocéros blanc et l'ayant vu tomber, il était
descendu de cheval, et, contrairement à la règle que suivent les chas-
seurs du pays, s'était approché de l'animal sans avoir rechargé sa cara-
bine; avant qu'il eût pu éviter le coup, le rhinocéros s'était relevé, l'a-
vait saisi et lancé en l'air, et en retombant sur le dos de la bête il avait
eu plusieurs côtes enfoncées. Heureusement un médecin écossais se
trouvait dans le voisinage, et le vieux chasseur en fut quitte pour six
semaines de repos forcé.
Qui n'aurait vu le boer hollandais que chez lui ne se douterait pas que
236 REVUE DES DEUX MONDES.
le lourd personnage barricadé derrière la marmite à café et le hardi
cavalier qui s'élance sur la trace du gibier fussent un seul et même
homme. Chasseur, il déploie l'adresse, la ténacité et la résistance à la
fatigue d'un bédouin. La vie dans ces déserts a fait de ces gens des
Peaux-Rouges, moins la couleur. Un jour, M. Mohr, ayant tiré un buffle,
voit sortir du bois, comme appelé par la détonation de sa carabine, une
troupe de boers à cheval, parmi lesquels mynheer Osthuis, qu'il n'avait
pas revu depuis près d'un mois. Ce dernier lui raconta qu'il y avait
quelques jours qu'en poursuivant une girafe il s'était rompu deux côtes,
et lui demanda un onguent pour se guérir le plus vite possible; il était
prêt à payer ce service d'une couple de dents d'éléphant. Un boer dans
ces circonstances s'attend à être réparé séance tenante comme on re-
colle un meuble cassé. Mynheer Osthuis ajouta qu'après son accident il
était d'abord resté assis sous sa tente deux jours entiers; mais qu'en
entendant les coups de feu de ses compagnons il n'y tenait plus, et qu'il
remontait à cheval malgré les souffrances que lui causait le moindre
mouvement. M. Mohr lui ayant déclaré que le repos absolu était le seul
moyen de guérir ses fractures, le vieux boer le regarda d'un air étonné,
et se mit à le questionner sur les conséquences pénibles de son acci-
dent, quand tout à coup les Cafres annoncèrent que les autres chasseurs
venaient de tuer quatre buffles, et mynheer Osthuis tourna bride pour
les rejoindre. — Lorsqu'on songe à la quantité de trous dangereux qui
se rencontrent à chaque pas, on s'étonne que pendant ces chasses les ac-
cidens sérieux ne soient pas plus fréquens. L'insouciance des chasseurs
dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Pour perdre moins de temps à
charger leurs carabines, au calibre énorme, ils portent la poudre dans
les poches garnies de cuir de leurs habits de chasse, ils y puisent une
poignée et la versent dans le canon, le plus souvent sans quitter leur
pipe allumée. Plus d'une fois l'os humerai est fracturé par le recul de
ces formidables carabines, mais ces braves gens ne renoncent pas pour
si peu à ces armes qui tuent si vite et si bien.
Un jour, Ziesmann à son tour avait fait une chute dangereuse avec
son cheval, et il était resté quelque temps sans connaissance. Une fois
remis et de retour au camp, il ne songea plus à son accident que pour
s'épancher en invectives contre un pauvre noir dont il accusait le mau-
vais œil; s'il le tenait, vociférait-il, son affaire serait bientôt faite, dtit-il
payer au chef des Matébélé cinq bœufs pour prix du sang! C'était grâce
à ce sorcier, disait-il , que dans sa dernière chasse il avait perdu vingt
éléphans qu'il était sûr d'avoir mortellement frappés! Quand on lui re-
présenta que de pareilles superstitions étaient indignes d'un bon chré-
tien, le brave homme parut comprendre que sa colère était ridicule, et
remercia son compagnon en lui broyant les doigts dans sa patte d'ours.
Cela ne l'empêcha pas, quelques jours plus tard, de se livrer à une sor-
REVUE. — CHRONIQUE. 237
tie tout aussi plaisante. C'était une belle nuit claire, la lune et Jupiter
brillaient à l'horizon dans des positions favorables à la mesure des dis-
tances, et M. Mohr profitait de l'occasion pour déterminer avec M. Hùb-
ner la longitude de leur campement. Ziesmann, qui était assis sous la
tente, suivait leurs manipulations d'un œil attentif, tout en causant à
voix basse avec un autre chasseur. A un moment donné, les images des
deux astres étant rapprochées par les miroirs du sextant de manière
que la planète touchait le bord du disque lunaire, È.. Mohr appela le
vieux routier et lui fit mettre l'œil à l'oculaire de la lunette, ^^'e -^rave
homme devint muet de surprise, lorsqu'il vit qu'en faisant jouer la vi^
tangente M. Mohr faisait aller et venir la planète à son gré. Il retourna
tout pensif sous la tente, puis bientôt après quitta la société. On sut
alors qu'il avait été scandalisé de ce qu'on se permettait ainsi de «fouiller
le ciel » d'un regard indiscret; à de bons chrétiens il convenait, selon
lui, d'attendre pour cela qu'ils fussent morts, car alors le bon Dieu leur
ferait voir toutes ses merveilles lui-même. — C'est un fait bien connu
qu'après un long séjour en pays sauvage, la superstition des indigènes
finit par déteindre sur les Européens.
Le 20 juin 1870, à raidi, la caravane atteignit les chutes du Zambèse,
et le camp fut établi pour deux jours à huit cents pas au sud de la ca-
taracte, l'humidité du sol ne permettant pas d'en approcher davantage.
Cette humidité , entretenue par la poussière d'eau toujours suspendue
dans l'air, a fait lever tout autour des chutes une splendide végétation
tropicale, la « forêt de la pluie, » où l'on rencontre à chaque pas la trace
des fréquentes visites des éléphans. Le fleuve a ici une largeur d'environ
2 kilomètres; les eaux se précipitent en mugissant d'une hauteur de
120 mètres, dans une gorge d'une largeur moyenne de 90 mètres seu-
lement, qui ouvre un abîme béant au milieu du lit, et dans laquelle le
flot bouillonnant poursuit sa route, encaissé entre deux murs à pic que
les singes seuls parviennent à escalader. Au-dessus du gouffre, que le
regard peut sonder du haut d'une pointe de rocher qui surplombe du
côté de l'ouest, flotte un voile de nuages argentés que le vent déchire
par places, et sur lequel se projette un double arc-en-ciel parfaitement
circulaire. M. Charles Livingstone (le frère du grand voyageur), qui avait
vu à la fois la chute du Niagara et celle du Zambèse, attribuait à celle-ci
la palme de la beauté, et son jugement s'accorde avec celui d'un tou-
riste qui a eu la même bonne fortune, le docteur Coverly, de Londres.
Les observations astronomiques de M. Mohr ont donné pour la latitude
de ce point 17" 55' ; c'est à peu près le nombre trouvé par Livingstone ;
mais la longitude observée par M. Mohr (20" 29' à l'est de Greenwich)
diffère beaucoup de celle de Livingstone; elle place les chutes de hh'
plus vers l'est. « Ceux qui aiment à observer les astres, dit à cette occa-
sion le voyageur brêmois, ne tarderont pas à s'apercevoir que sous le
238 REVUE DES DEUX MONDES.
ciel transparent du plateau africain on obtient généralement des résul-
tats très concordans. Certes je n'ai jamais regretté le temps passé sur
les bancs de l'école navale de Brème, où j'ai appris à reconnaître chaque
jour ma position. Si je n'avais pas su m'orienter, si j'étais resté dans
l'incertitude sur ma route, plus d'une fois j'aurais peut-être cédé aux in-
stances de mes hommes, et nous serions revenus sur nos pas; mais la
confiance que j'avais dans les résultats de mes observations astronomi-
ques me rendait inaccessible à leurs sollicitations et à leurs conseils. »
« D'après tout ce que j'ai vu ou entendu dire, ajoute M. Mohr, je crois
qu'un voyageur entreprenant, suffisamment instruit et pourvu des res-
sources nécessaires, pourrait facilement, en partant des chutes du Zam-
bèse ou bien de Wanki, atteindre en deux mois la région à peu près
inconnue du plateau qui s'étend entre les empires du Mouataïanvos et
du Kazembé. En outre, autant qu'il est possible d'en juger par la direc-
tion des cours d'eau et par l'orographie de la contrée, il restera con-
stamment dans le climat salubre des hauts plateaux. Plus d'une fois ce
projet s'est présenté à mon esprit sous les couleurs les plus séduisantes ;
malheureusement j'étais à bout de ressources. »
La route qui conduit au Zambèse traverse d'abord un pays monta-
gneux; de temps à autre, de quelque cime qu'il fallut gravir, on domi-
nait un panorama grandiose de collines boisées, entrecoupées par des
entassemens de rochers dénudés. Dans ces solitudes , nulle trace d'ha-
bitans; tout semble sommeiller dans une paix profonde, que trouble
seul le roucoulement d'innombrables tourterelles. Les chemins où mar-
chait la petite troupe étaient de larges routes, ouvertes, aplanies et
battues par les pionniers de l'Afrique centrale, les éléphans et les rhino-
céros; parfois ces routes montaient et descendaient par les sommets les
plus élevés. Si, dans un temps qui est encore éloigné, ce continent doit
être peuplé par une race intelligente et civilisée, peut-être ces sentiers
de pachydermes deviendront-ils les grandes routes du commerce des
Africains de l'avenir. De nos jours, la route qui de la ville de Durban
mène à la rivière Oumgueni n'est autre chose qu'un ancien sentier d'é-
léphans.
Le retour à Durban s'effectua en moins de six mois ; on y arriva au
mois de décembre, et le 15 février 1871 M. Mohr s'embarquait à Cape-
Town pour l'Europe. Pendant cette excursion de vingt-six mois, dont
les dépenses n'avaient point dépassé une somme de 40,000 francs, il
n'avait pas seulement goûté les plaisirs et les émotions que procure la
chasse dans un pays où le lion, le léopard, le chacal et l'hyène, 1 élé-
phant, le rhinocéros, le buffle, les diverses espèces d'antilopes, l'autruche
enfin, se promènent encore comme chez eux; il avait pu déterminer
un certain nombre de latitudes, de longitudes et d'altitudes absolues
par des observations dont le détail forme un appendice à l'ouvrage. On
REVUE. CHRONIQUE. 239
y trouve aussi annexé un mémoire de M. Hùbner sur les mines de dia-
mans du Cap , qui venaient d'être découvertes à l'époque où se fit ce
voyage. En outre, les scènes de mœurs curieuses abondent dans le récit
du chasseur brêmois, qui serait réellement attachant, si on n'y rencon-
trait pas parfois des réflexions peu faites pour lui gagner les sympathies
du lecteur français. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que son livre
donnât à d'autres chasseurs l'envie de visiter le bassin du Zambèse, car
il soutient et il prouve que, pour voyager impunément dans celte partie
mystérieuse du monde, il ne faut eu somme qu'une robuste santé et
beaucoup de patience.
OEuvres poétiques de Lamartine (édition elzévirienne), Paris 1875;
Jouvel, — Pagnerre, — Hachette.
11 y a plus de cinquante ans aujourd'hui que les premiers vers de
Lamartine ont été donnés au public. Depuis cette époque, ils se sont ré-
pandus partout, et l'on en a fait des éditions innombrables. Aussi, quand
les héritiers et les éditeurs du grand poète ont songé à les publier de
nouveau, d'une façon plus somptueuse et plus soignée, ils n'ont paru
le faire qu'avec toute sorte d'hésitations. Leur préface demande presque
pardon au public de cette édition nouvelle qu'ils lui offrent après tant
d'autres; ils déclarent qu'ils ne s'adressent qu'aux amateurs de beaux
livres, qu'ils ne veulent satisfaire « que les esprits d'élite, » et, comme
ils savent bien qu'il ne s'en trouve pas beaucoup, ils n'ont tiré qu'un
nombre assez restreint d'exemplaires. Le succès a montré que leurs
craintes n'étaient pas fondées : l'édition entière était placée avant d'être
mise en vente.
Cet empressement, sur lequel on ne comptait pas, nous prouve que
le public n'est pas fatigué de Lamartine. Certes, depuis 1820, il s'est
accompli plus d'une révolution dans le goût des lecteurs; de grands
poètes, appartenant à des écoles différentes, ont attiré l'attention sur
eux, et la jeunesse, à qui les changëmens ne déplaisent pas, a lu leurs
vers avec transport ; mais ces admirations nouvelles n'ont pas fait beau-
coup de tort à Lamartine, nous voyons qu'on a gardé l'habitude de
l'acheter et de le lire. Après avoir ébloui les pères, il est en train de
charmer les fils, et tout nous prouve que sa réputation n'a rien à craindre
des générations nouvelles. C'est toujours une épreuve redoutable pour
un écrivain que d'entrer dans la postérité. Il tient d'ordinaire à son
temps par tant de liens qu'on peut toujours craindre qu'il ne soit un
peu dépaysé quand il en sort. Plus il a fait d'efforts et de sacrifices pour
plaire à ses contemporains, plus il doit redouter de n'être plus goûté de
leurs successeurs. Ce qui lui donne les succès les plus vifs auprès des
240 REVUE DES DEUX MONDES.
gens de son époque est précisément ce qui risque le plus de compro-
mettre sa réputation plus tard. Quel jugement portera- t-on sur lui quand
tous ces agrémens par où il séduisait ceux qui l'ont lu pour la première
fois se seront fanés? Assurément Lamartine est de son temps, et il a
beaucoup fait pour lui plaire. Il en flattait les goûts par certains excès
de rêverie sentimentale et de mysticité religieuse qui sont passés de
mode. Aussi peut-on relever dans son œuvre des passages qui portent
leur date et qui ont vieilli; mais il y en a bien plus encore qui ne vieil-
liront jamais. La postérité a décidément commencé pour lui, et son ju-
gement ne diffère pas trop de celui des contemporains. Le succès ra-
pide de l'édition que nous annonçons en est une preuve.
11 est vrai de dire que les éditeurs n'ont rien négligé pour se montrer
dignes de ce succès. Cette nouvelle publication des œuvres poétiques
de Lamartine est faite avec un luxe de bon goût qui doit tout à fait sa-
tisfaire les connaisseurs. Le livre sort des presses de M. Pion, qui a
fourni ses caractères les plus nets et les plus élégans ; l'exécution typo-
graphique et le choix des ornemens sont irréprochables. De plus, les
éditeurs ont eu l'heureuse idée de reproduire les Mklitations comme
elles parurent pour la première fois en 1820. On y retrouve en tête de
l'ouvrage cette devise tirée de Virgile : ah Jove principium, qui indiquait
la pensée de l'auteur de tout rattacher à la religion. On y lit ensuite la
préface timide du premier éditeur, qui ne paraissait pas s'attendre au
succès éclatant du livre qu'il donnait au public. Il y rappelle la jeu-
nesse de l'auteur, il ne se dissimule pas « ce que le travail et le temps
pourront ajouter au mérite de ses ouvrages; » il avoue que, u si quel-
ques-unes de ces pièces s'élèvent à des sujets d'une grande hauteur,
d'autres ne sont, pour ainsi dire , que des soupirs de l'âme. » Enfin il
termine en disant : « Nous n'en présentons qu'un très petit nombre à la
fois, nous réservant, d'après l'effet qu'elles auront pu produire, d'en
donner incessamment un second livre ou de nous borner à cette épreuve.»
L'intérêt de l'édition nouvelle consiste donc à nous remettre le livre de-
vant les yeux tel qu'il fut publié en 1820. Nous nous retrouvons tout à
fait dans la situation des lecteurs qui pour la première fois ouvrirent
les Médiiaiions , et nous comprenons mieux l'effet de surprise et de ra-
vissement que leur causèrent ces vers tout à la fois antiques par l'élé-
gance de la forme et nouveaux par les sêntimens. g. b.
Le directeur-gérant, G. Buloz.
LE FIANCE
DE M "^ SAINT-MAUR
PREMIERE PARTIE.
I.
L'intime amitié de Séverin Maubourg et de Maurice, vicomte
d'Arolles, datait de leur première jeunesse. Ils avaient fait connais-
sance au lycpp, et ils ne s'étaient pas vus deux fois sans qu'un irré-
sistible penc': aiit les entraînât l'un vers l'autre. Ce coup de sympa-
thie fit mentir le proverbe : Qui se ressemble s'assemble. L'homme
est un être incomplet qui cherche à se compléter, et il aime à mêler
des contrastes à ses habitudes. Maurice d'Arolles et Séverin Mau-
bourg se ressemblaient fort peu; la différence de leurs situations e:
de leurs caractères fut pour quelque chose dans la promptitude de
leur liaison. Il y a des esprits naturellement dressés qui s'appri-
voisent bieniôt avec la vie; la première fois qu'elle les appelle en
sifflant, ils tressaillent, ils ont reconnu leur maître. 11 en est d'autres
qui sont pleins d'objections et la chicanent sur tout ce qu'elle leur
propose; ils se refusent à comprendre qu'il n'est point de bonheur
ici-bas où il n'entre une part d'obéissance. Séverin appartenait à la
race des disciplinés; Maurice était l'un de ces conscrits réfractaires
qui protestent contre la loi du recrutement et se cachent pour ne
pas servir Bonaparte. Vous entendez que Bonaparte était le métier
auquel on le destinait dans sa famille, laquelle n'était pas une
famille d'oisifs. De père en fils, de génération en génération, les
TOME XIII. — 15 JANVIER 1876. 16
242 BEVUE DES DEUX MONDES,
d'Arolles avaient tous fait quelque chose; ils avaient de l'étoffe et
de l'ambition, ils s'étaient distingués, les uns dans l'année, d'autres
dans la politique ou dans les ambassades, quelques-uns dans les
lettres. Ils avaient de plus l'habitude dérégler les avenirs comme
un papier de musique. A peine Maurice eut-il douze ans, il fut
décidé qu'il entrerait à l'École polytechnique, qu'il en sortirait bril-
lamment, et que cinq ans plus tard il épouserait sa cousine ger-
maine, 1\P'* Simone Saint-Maur, fille d'un bi-ave colonel retraité, qui
avait une jambs de bois et une tête de fer. Le jour où Simone avait
été baptisée, on s'était amusé à la fiancer à son cousin, et cette plai-
santerie avait été prise au sérieux par le colonel, qui ne riait pas
toutes les semaines. On l'entendait quelquefois s'écrier : « Qu'on
donne le fouet à cette vicomtesse d'Arolles, si elle ne veut pas ap-
prendre ses lettres! » Il n'importait guère à Maurice; ce qui le cha-
grinait davantage, c'est qu'on prétendît l'obliger à prendre un état,
quand il n'avait aucune vocation et qu'il était assuré d'avoir assez
de rentes pour pouvoir vivre à sa fantaisie sans rien faire. Il avait
une ouverture d'esprit, une facilité étonnante pour tout genre d'é-
tude; malheureusement il n'avait de goût prononcé pour rien. La
géométrie, l'algèbre, comme les langues, il apprenait tout en se
jouant; mais il se disait : A quoi bon? Il en résulta que, lorsqu'il
passa ses examens pour entrer à l'Ecole polytechnique, il eut soin
de les manquer, et voilà ce qui me faisait dire qu'il avait pris ses
mesures pour ne pas servir Bonaparte. Cela ne l'empêchait pas de
rechercher avec une sorte de passion la société du studieux Séverin
Maubourg; il admirait sa discipline, et la discipline de Séverin
trouvait un charme particulier dans le nonchaloir du vicomte d'A-
rolles. Le fort-en-thème et le cancre s'adoraient.
La différence de leurs caractères était l'œuvre des circonstances
autant que de la nature. Séverin Maubourg avait été conduit, sur-
veillé, stimulé par son père, homme de cœur, d'énergie et archi-
tecte de grand talent, dont les commencemens avaient été rudes.
Après avoir eu de la peine à percer, il était en passe de faire fortune.
Il répétait volontiers avec un poète grec « qu'il ne faut pas se fâ-
cher contre les choses parce qu'elles n'en ont cure, » et il citait
aussi le mot de Virgile : Labor improbus omnia vincit. Il s'était
appliqué à faire entrer ce grec et ce latin dans la tête de son fils,
dont la bonne foi égalait la bonne volonté. Séverin écoutait les sen-
tences paternelles comme des oracles, et il avait acquis de bonne
heure la conviction que ce qu'il y a de mieux à faire en ce monde,
c'est d'y bâtir des maisons et de travailler d'arrache-pied, sans se
fâcher contre les choses. Au reste, il n'avait eu dans son enfance
aucun sujet de se fâcher; choyé par sa mère, il avait à discrétion
LE FIANCÉ DE m"'* SAINT-MAUR. 243
le pain, le bonheur et les conseils. Elle aurait voulu le garder tou-
jours près de sa jupe, et ce n'était pas sans regret qu'elle l'avait vu
entrer au collège pour s'y dégorger en eau courante. Cette eau cou-
rante n'était pas toujours absolument limpide; elle employait les
dimanches et les jours de fête à la fdirer.
Beaucoup moins heureux que le meilleur de ses amis, Maurice
d'AfoUes n'avait pas connu sa mère. Elle avait eu avant lui cinq
enfans, dont aucun ne vécut, hormis l'aîné qui avait de la sève
pour quatre; le dernier venu, qui était Maurice, lui avait coûté la
vie en naissant. Il venait d'entrer à Louis-le-Grand quand il perdit
son père. 11 fut mis sous la tutelle de son oncle, le colonel Saint-
Maur. Le père de M"" Simone voulait tout le bien possible à son
pupille, et futur gendre, et il s'occupait consciencieusement de la
gestion de son bien, mais il l'aimait à distance. Depuis qu'il avait
perdu la jambe droite à la bataille de Solfèrino,il boudait le monde,
et s'était retiré avec ses deux filles dans une terre qu'il possédait au
bord de la Seine, à trois kilomètres de Fontainebleau. C'est de là
qu'il adressait à Maurice de courtes épîtres, écrites en style de hus-
sard et destinées à lui démontrer que l'homme qui a le rare bon-
heur de posséder deux jambes doit s'en servir pour aller à la gloire
ou au diable. Le véritable tuteur de Maurice était son frère Geof-
froy, comte d'Arolles, qui avait quinze ans de plus que lui. Intel-,
ligent, adroit, très ambitieux, plein de ressources et de projets,
sachant d'instinct quels chemins il faut prendre pour arriver,
Geoffroy d'Aiolles était par excellence un de ces bons lévriers que
la vie n'a besoin de siffler qu'une fois, et qui accourent en lui disant :
Me voilà. Il ressemblait si peu à son frère qu'avec tout son esprit
il ne parvenait pas à le comprendre. 11 prenait ce superbe indiffé-
rent pour un vulgaire paresseux et il le chapitrait d'importance sur
sa mollesse au travail ; il lui représentait que sans instruction, sans
industrie et sans efforts on ne réussit à rien, pas même à épouser
sa cousine Simone, et il terminait d'habitude son sermon en lui rap-
pelant que qui veut la fin veut les moyens; mais c'était précisé-
ment de la fin que Maurice ne se souciait pas. — Mon frère, pen-
sait-il, est vraiment trop bon. 11 se donne bien de la peine pour
m'endoctriner, pour m'inoculer sa sagesse d'homme du monde qui
sera quelque jour un personnage politique; mais il est comme ces
gens qui vous font l'amitié de vous prendre sous leur parapluie et
qui ne le penchent pas du côté d'où vient le vent.
Si Maurice était un indifférent, il ne l'était pas toujours. Il y avait
en lui une flamme secrète, qui par momens lui montait aux joues
et auf yeux. En dépit de son apparente nonchalance, il avait les
passions vives, mais ce n'étaient pas celles qui aident un homme
à faire son chemin. Une injustice commise à ses dépens le laissait
S/J4 REVUE DES DEUX MONDES.
froid; était-elle faite à un autre que lui, il prenait feu et se dé-
menait pour en obtenir la réparation. Il ne pouvait voir un faible
maltraité par un fort sans voler à sa défense, et si on ne l'eût re-
tenu, il se fût porté aux dernières extrémités, après quoi, il était
le premier à se moquer de lui et de ce qu'il appelait son ridicule
don-quichotisme. La maladie de cette âme généreuse était un scep-
ticisme précoce, lequel avait démêlé trop tôt l'envers de toute chose.
— Si tu pouvais m' apprendre à quoi je suis bon, dit-il un jour à
Séverin, je t'en serais fort obligé, car, ma parole^d'honneur, ce n'est
pas mon frère Geoffroy qui me le dira.
— Tu es bon à te faire remarquer des jolies femmes, lui répondit
Séverin.
C'était jour de vacances, et ils sortaient d'un petit théâtre où
Maurice avait obtenu d'une beauté extra -mondaine des marques
répétées d'attention, qui pouvaient passer pour un codimencement
de bonne fortune. Ce n'était pas la première fois que Séverin Mau-
bourg rendait un naïf hommage à l'admirable tournure et aux
grâces patriciennes de son cher copain. Il était, quant à lui, plutôt
bien que mal. Ayant été pétri d'une excellente et vigoureuse argile,
il plaisait par son air de santé, par la franchise de son sourire, et
quand on y regardait de près, on n'était pas longtemjjs à découvrir
que ce plébéien n'avait pas l'âme plébéienne. Il n'était pas besoin
d'y regarder de près pour s'assurer que le vicomte d'Arolles avait
de la race et que la nature avait planté sur ses épaules une tête de
héros de roman. Il n'était pas seulement un superbe garçon, son
visage avait quelque chose de nouveau et d'étrange, qui irritait la
curiosité. On voit accrochées aux murailles du salon carré cer-
taines figures qui inspirent une admiration mêlée d'étonneinent;
elles ont un charme plein de mystère, ce sont des rébus de génie
que la critique n'a pas encore devinés. A deux pas de cette fameuse
Mona Lisa, dontlesourire estla plus agaçante des énigmes, se trouve
le portrait d'un inconnu, vêtu de noir, qu'on attribue, je ne sais pour-
quoi, à Francia. Il est debout, la tête tournée de trois quarts, coiffé
d'une toque à oreilles. lia le visage amaigri, les traits fins et déliés,
la bouche mince et dédaigneuse, le nez aquilin, une ai deur sombre
dans les yeux. Appuyé sur un socle de pierre, il a posé sa main
droite sur le poignet de sa main gauche. On dirait que son cadre
est une fenêtre, et en effet il s'est mis à la fenêtre du monde pour
regarder ce qui s'y passe. A quoi songe-t-il? Peut-être à ce qu'il
ferait, s'il était roi, peut-être à la vanité de toutes les ambitions,
peut-être aussi à la vengeance qu'il veut tirer d'un ennemi, car je
ne réponds pas de la bénignité de son caractère. Tâchez de sur-
prendre son secret, il ne l'a dit à âme vivante; mais soyez cer-
tain qu'il ne pense pas à sa cousine Simone. Aux oreillons près, le
LE FIANCÉ DE m"® SAINT-MAUR. 245
vicomte d'ArolIes ressemblait beaucoup à cet inconnu vêtu de noir.
Toutefois Séverin n'en était pas réduit à deviner ses secrets; Mau-
rice n'attendait pas ses questions, il lui disait tout, se plaignant
seulement que son inséparable ne lui rendit pas confidence pour
confidence. Hélas! Séverin n'avait rien à raconter, ni aucune scé-
lératesse à confesser. Ils eurent bientôt fait de se distribuer leurs
rôles dans les épanchemens de leur amitié naissante; l'un était le
récit, l'autre était le conseil.
Le jour où le vicomte d'Arolles manqua ses examens, son frère
lui adressa la plus vive mercuriale et le somma de lui déclarer,
séance tenante, ce qu'il comptait faire. Mis au pied du mur, il opta
pour le droit. On croira sans peine qu'il fréquenta peu les cours; en
revanche, il allait quelquefois au Palais; il aimait à se promener
dans la salle des Pas-Perdus, qu'il considérait comme le parfait
emblème de la vie. On le voyait plus souvent encore sur le boule-
vard. C'était, selon lui, la patrie de tous ceux qui n'en ont point et
le seul endroit de notre petit globe terraqué où l'on trouve le
moyen de vivre sans avoir besoin de s'en mêler. Séverin était entré
à l'École des Beaux-Arts, il y travaillait comme un enragé; il eut le
prix de Rome à vingt-trois ans, le vicomte d'Arolles s'arrangea
pour être le premier à lui en apporter la nouvelle. — Si pen-
dant ton absence, lui dit-il, j'en viens à commettre un crime pour
me désennuyer, ce sera ta faute, tu ne pourras t'en prendre qu'à
toi et à ton goût malsain pour l'architecture.
Heureusement il ne commit aucun crime; grâce aux femmes, il
réussit à se désennuyer autrement. H eut dans le monde et hors du
monde des succès d'une étourdissante rapidité. Il se donna beau-
coup de peine pour arriver à se convaincre
Que le bonheur sur terre
Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour;
mais l'expérience est une denrée qu'on ne paie jamais trop cher. Il
usa et abusa, il écorna son revenu, le baccarat le remit à flot; il'
avait au jeu un bonheur insolent. Il était en correspondance réglée
avec l'absent. Il lui mandait qu'il avait une foule de choses intéres-
santes à lui conter, qu'il le conjurait de hâter son retour. —
« L'homme qui se respecte, lui écrivait-il, doit changer souvent de
maîtresse, mais il ne peut sans déshonneur changer de confident. Il
n'y a dans ce monde, ajoutait-il, qu'un objet de première néces-
sité, c'est un ami à qui l'on peut tout dire. »
De cruelles circonstances abrégèrent l'absence de Séverin Mau-
bourg. Un jour du mois d'août 1870, il était occupé à faire un des-
sin du temple de Vesta, quand il apprit d'un passant les premiers
désastres de l'armée française. Il déchira son dessin commencé, et
2Ù6 REVUE DES DEUX MONDES.
partit le soir pour aller s'engager. Il était certain que son père
l'approuverait, mais il appr-éhendait les sarcasmes de Maurice. Une
heure après son arrivée à Paris, il courut chez son ami, qui lui
sauta au cou en pleurant. Séverin eut peine à le reconnaître, il
avait le teint défait, les joues avalées, le visage ravagé, on lisait
dans ses yeux une poignante douleur. Le canon de Reischoffen et de
Forbach s'était chargé d'apprendre à ce cosmopolite qu'il y avait
une France. Les vérités éternelles lui étaient apparues dans le feu
dévorant d'un éclair.
Deux semaines plus tard, ils étaient soldats dans le même régi-
ment et dans la même compagnie. Leur campagne fut courte, ils
firent en quelques heures leurs premières et leurs dernières aroies.
Le matin, dans un engagement d'avant-postes, Séverin fut blessé,*
Maurice lui sauva la vie en brûlant la cervelle au uhlan qui s'apprê-
tait à l'achever. Le soir, ils étaient prisonniers l'un et l'autre. Ils
furent envoyés à Kœnigsberg. La captivité, la haine de tout ce qui
l'entourait, la pesanteur d'un ciel éternellement gris qui semblait
parler allemand, l'amère douleur d'être réduit à l'inaction, de ne
pouvoir plus rien faire pour son pays, cette épreuve était trop forte
pour le vicomte d'Arolles; il avait tous les courages, hormis celui
de la patience qui attend et se résigne. Un farouche ennui le ron-
geait. Quand il apprit la nouvelle de la capitulation de Metz, il eut
un accès de rage et de désespoir. Peu après, il tomba si gravement
malade que le médecin qui le soignait le condamna. Séverin appela
de la sentence. Quatre semaines durant, il ne quitta son malade ni
jour ni nuit, et il eut la joie de le sauver.
— Nous sommes manche à manche, lui dit Maurice quand il fut
guéri; nous verrons qui gagnera la belle.
Le vicomte d'Arolles dut se féliciter de ne s'être pas trouvé à
Paris dans les premiers jours de la commune; on ne peut savoir
quel parti il eût pris. Il rapportait en France une sombre exaspéra-
tion, qui le rendait capable de tout; il extravaguait, il voyait
rouge. Le souvenir de ce qui s'était passé depuis dix mois l'obsé-
dait comme un cauchemar. Il lui semblait que le gouvernement de
l'univers avait doj^né sa démission, que l'histoire était en démence
et qu'il n'y avait plus de raisonnable que des coups de désespoir.
Dans l'état d'exaltation où il se trouvait, il absolvait les incen-
diaires; il estimait qu'après Sedan il n'y avait rien de mieux à faire
que d'anéantir le passé en mettant le feu aux quatre coins du
monde. Son frère Geoffroy ne partageait point son opinion. Il s'é-
tait conduit en bon Français dans les douloureuses épreuves que
venait de traverser son pays; il avait noblement payé de sa per-
sonne et de sa fortune. Son patriotisme avait obtenu sa récom-
pense, car il y a des gens qui ont ce singulier bonheur que toutes
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 2^7
leurs bonnes actions sont récompensées. Le comte d'AroUes venait
d'être nommé député; après avoir vainement frappé sous l'empire à
la porte du corps législatif, il voyait s'ouvrir devan* lui la carrière
après laquelle il soupirait. Le navire était solide, bien gréé, bien
calfaté; le pilote n'était pas un lourdaud, et le vent gonflait sa
voile. Tout cela dispose à la philosophie; le patriote se laissait con-
soler par le député, qui lui promettait qu'avant peu il serait
ministre ou ambassadeur. Il en usa débonnairement avec son
frère, dont les virulentes sorties le chagrinaient. Après lui avoir
remontré qu'on ne brûle pas un livre parce qu'il renferme une
mauvaise page, qu'au surplus les énergumènes sont des esprits
courts quand ils ne sont pas des scélérats, il jugea que Maurice
était malade, qu'on ne le guérirait pas par des raison nemens. Il
l'exhorta à voyager pour se distraire, pour se calmer et, comme il le
disait, pour se refaire un bon sens. Maurice mit pour condition que
Séverin l'accompagnerait, à quoi M. Maubourg le père eut peine à
consentir. Le comte d'Arolles se chargea de vaincre sa résistance,
et les deux bons compagnons s'embarquèrent pour les Etats-Unis.
Le comte d'Arolles avait su choisir le traitement qui convenait
à son frère. Au bout de six semaines de voyage, sa tête reprit son
assiette et son aplomb; il recouvra les trois quarts de son indiffé-
rence, ses torches s'éteignirent, son idéalisme incendiaire fit place
à un républicanisme du genre tempéré qui ne l'empêchait pas de
dormir. Après avoir visné les lacs, il décida son ami à pousser jus-
qu'à San-Francisco, où il eut la satisfaction de lui sauver une se-
conde fois la vie. Ils se baignaient dans la baie. Séverin fut pris
d'une crampe, le courant l'entraîna, et bientôt il alla au fond. Mau-
rice dut plonger à deux reprises avant de pouvoir le ramener au
rivage. Il le croyait perdu; mais Séverin avait l'âme solidement
chevillée dans le corps, et il revint tout doucement à l'existence.
Quand il eut repris ses sens, il entendit Maurice qui lui disait :
— J'ai gagné la belle.
— Je demande ma revanche, répondit-il; le jeu reste ouvert.
— Je nage comme un poisson, répliqua le vicomte d'Arolles; je
ne te ferai jamais le plaisir de me noyer.
— C'est ce que nous verrons, repartit Séverin; il y a tant de ma-
nières de se noyer.
Trois mois après avoir quitté l'Europe, Maurice avait reçu des
nouvelles de son frère, qui venait de faire un vrai coup de partie.
Depuis un demi-siècle, l'étoile qui présidait aux destinées de la
maison d'Arolles avait subi une éclipse. Soit imprudence, soit ma-
lignité du sort, elle avait aliéné une partie de ses biens, et sa for-
tune n'était plus à la hauteur de ses souvenirs, de son mérite et de
son ambition. L'heureux Geoffroy avait conjuré cette fatale in-
248 REVUE DES DEUX MONDES.
fluence. Il annonçait à son frère qu'il venait d'épouser une char-
mante héritière de vingt-trois ans, fille unique de la duchesse douai-
rière de Riaucourt, et qu'elle lui apportait en dot deux millions
qu'elle avait hérités de son père. Les gens sont-ils réputés habiles
parce qu'ils réussissent dans tout ce qu'ils entreprennent? ou faut-il
croire qu'ils réussissent parce qu'ils sont habiles? Qui fera dans nos
succès la part de notre industrie et celle de notre bonheur?
— Je ne connais pas ma belle-sœur, mais il me semble que je
la vois d'ic', pensa Maurice. Mon frère a fait un mariage d'argent,
elle a fait un mariage d'ambition; il épouse des écus, elle épouse
l'espérance d'un portefeuille. Dieu la bénisse ! elle doit être laide
comme une chenille.
La lettre de Geoffroy se terminait ainsi :
« Mon cher petit Maurice, tu as eu jusqu'aujourd'hui l'esprit va-
gabond et le cœur nomade; dès que tu retomberas sous ma coupe,
nous nous occuperons de te caser, de fixer tes pensées et tes affec-
tions. Il m'est revenu que le colonel Saint-Maur n'était pas content
de toi. Il se plaint que tu n'aies pas daigné l'aller voir avant ton dé-
part. Il a dit à quelqu'un, qui me l'a redit, qu'avant deux ans et
demi Simone en aura vingt, et qu'il ne sera pas embarrassé de
lui trouver un parti sérieux. J'ai profité d'un instant de loisir pour
relancer l'ours dans sa caverne, qu'il ne quitte plus. Je lui ai re-
présenté que tu étais en voie de devenir un homme très sérieux et
que tu n'avais jamais cessé de penser sérieusement à Simone. Il
m'a répondu un peu sèchement que les maris qui ne font rien font
le malheur de leur femme, qu'il entendait que sa fille fût heureuse,
qu'il n'agréerait jamais pour gendre un oisif. Je lui ai répliqué que
ceci me regardait, et que je n'attendais que ton retour pour te
mettre le pied à l'étrier. Il a fini par se radoucir, et j'imagine qu'il
avait voulu simplement nous inquiéter. Dans le fond il t'aime beau-
coup et renoncerait difficilement à toi; n'est-ce pas le sort des mau-
vais sujets d'être adorés? Simone est un parti que nous aurions grand
tort de laisser échapper. Elle a hérité de sa mère quatre cent mille
francs, son père lui en laissera autant, avec cela très blonde, un
minois chiffonné qui travaille à s'arranger, bonne musicienne, ti-
mide, mais point sotte, très bien élevée par son père, qui, au tra-
vers de ses quintes, est un homme de sens, et par une institutrice
anglaise qui a des principes et des moustaches. Monstre, que te
faut-il de plus? Sois sage et remercie-moi. Je t'embrasse, comment
dirai-je?.. paternellement. »
— Que dis-tu de cette tuile? s'écria Maurice en montrant à Séve-
rin la lettre de son frère.
— Te voilà bien à plaindre ! Tu m'as dit dans le temps que
M"^ Saint-Maur promettait, qu'un jour elle serait charmante.
LE FIANCÉ DE m"° SAINT-MAUR. 249
— C'est possible; mais la dernière fois que je l'ai vue elle jouait
encore à la poupée. Il faut savoir ce qu'elle a su faire de sa per-
sonne pendant ces deux ans. Je me défie beaucoup de l'esthétique
de Geoffroy; sois sûr qu'il a été littéralement ébloui par la beauté
de M"^ de Riaucourt, qui, selon toute vraisemblance, est laide à
faire peur... D'ailleurs ce n'est pas Simone qui m'inquiète, c'est le
mariage... Ah çà, quand te maries-tu, beau sire, qui te résignes
si facilement au malheur des autres?
— Pas de sitôt. J'entends au préalable avoir une maison à moi,
une maison que je me bâtirai moi-même, selon mon idée, aux bords
de la Seine, dans un endroit qui me plaît, en face d'ur)e petite île
plantée de trembles et d'osiers. Tu m'en diras des nouvelles; mais
bâtissons d'abord, nous meublerons ensuite.
— Heureux homme et grand architecte! s'écria Maurice, et il
ajouta : — Que diable ai -je donc fait à mon illustre frère pour
qu'il s'obstine à me placer et à me marier? IN'est-ce pas assez qu'il
y ait un mari et un homme sérieux dans une famille?
Quelques mois plus tard, Séverin reçut une lettre de son père,
qui le pressait d'abréger son voyage : « Je suis surchargé de tra-
vail, lui écrivait-il, et il me tarde que tu en prennes la part. Fai-
néant, n'aimes-tu donc plus la truelle?» Séverin aimait [)assionné-
ment la truelle. Son père ignorait qu'il avait trouvé à San-Francisco
de quoi s'occuper. Une riche congrégation l'avait chargé de lui con-
struire une chapelle. Il y mettait tous ses soins; il avait couvé cet
œuf avec tendresse, il n'était pas homme à abandonner son enfant
avant d'avoir assuré son sort. Il en résulta que, lorsque les deux
voyageurs débarquèrent au Havre, leur absence avait duré près de
deux ans. Séverin était ravi de respirer de nouveau l'air natal, le
vicomte d'Arolles l'était moins. Il avait une réelle afftciioi) pour son
frère et infiniment d'estime pour le colonel Saint-Maur ; il eût été
plus désireux de les revoir, s'ils n'avaient pas eu l'un et l'autre des
intentions sur lui.
L'assemblée nationale était dans ses vacances d'automne. Après
avoir pris part aux travaux de son conseil-général, le comte
d'Arolles était allé chercher un peu de repos dans une lerre appar-
tenant à sa femme et située à trois ou quatre lieues de Hayonne.
C'est là qu'il attendait la visite de son frère; il avait eu soin de l'en
informer en l'engageant à lui amener son compagnon de voyage.
Il lui avait recommandé aussi de faire au préalable une pointe sur
Fontainebleau pour y rendre ses devoirs au colonel Saint-Maur. Il
se trouva que dans le chef-lieu de l'un des départeniens du midi
250 REVUE DES DEUX MONDES.
un concours venait d'être ouvert pour la construction d'un théâtre.
Le progiamme plut à Séverin, et, son père l'encourageant à tenter
l'épreuve, il résolut d'aller sur les lieux pour y chercher une inspi-
ration. Un matin Maurice se rendit à Fontainebleau, en revint dans
l'après-midi, et le soir trouva Séverin qui l'attendait à la gare du
cheniin de fer d'Orléans, prêt à partir avec lui pour Bayonne; il
avait promis qu'avant d'aller à ses affaires il toucherait barres à la
Tour : ainsi se nommait le château de la comtesse d'Arolles.
Quand ils furent seuls dans un wagon : — Eh bien! demanda
Séverin, l'affaire est-elle dans le sac? Notre beau -père a-t-il été
accueillant? La future est-elle engageante? Avons-nous pris jour
pour le contrat?.. Parle donc. Tu as l'air d'un chat qui vient de
tremper son museau dans une crème et qui se consulte pour savoir
si elle lui revient.
— Que te dirai-je, mon cher? répondit enfin le vicomte d'Arolles.
Tout s'est passé convenablement. Le colonel n'a point parlé ma-
riage ; il est probable que c'est pour lui une affaire réglée, sur
laquelle il n'y a pas à revenir. 11 s'est contenté de m'apprendre
que Geoffroy tient une place à ma disposition. Quelle est cette
place? 11 n'en sait rien, ni moi non plus; mais il est convaincu
d'avance qu'elle m'ira comme un gant, et il ne lui entre pas dans
l'esprit que je puisse être capable de la refuser. Ce vaillant colonel
n'a pas manqué une occasion de dauber sur les oisifs. Que lui
ont-ils fait, ces pauvres diables, puisqu'ils ne font rien?
— Et que lui as-tu répondu?
— Que les oisifs ont du bon, que Dieu, qui est juste, leur tiendra
compte du mal qu'ils n'ont pas fait. Il s'est emporté, et j'ai baissé
pavillon. La partie n'était pas égale entre nous; il tenait à la main
sa béquille, et je n'en ai pas.
— Et Simone, que disait-elle pendant cet orageux débat?
— Rien, absolument rien. La discussion lui passait à dix-huit
pieds par-dessus la tête.
— Est-elle bien?
— Pas trop mal.
— Jolie.
— A peu près, ce me semble.
— Blonde?
— Oh ! pour cela, j'en suis presque sûr.
— Mais tu l'as à peine regardée, malheureux !
— En conscience, je la connais moins qu'avant de l'avoir revue,
— Elle est donc bien mystérieuse?
— Ou fort insignifiante. Rien n'est plus profond que les choses
qui n'ont pas de sens... Ah! par exemple, elle a un timbre de voix
fort agréable, argenté comme le blond de ses cheveux. Quand on
LE FIANCÉ DE m"*" SAINT-MAUR. 251
lui dit : Vous allez bien, ma cousine? et qu'elle répond: Merci,
mon cousin, et vous?.. — ces cinq mots sonnent gentiment à
l'oreille, et voilà ce que je lui ai entendu dire de plus saillant. Que
veux-tu? c'est une bonne petite fille, qui connaît de la vie tout ce
qu'on en peut voir par le trou d'une aiguille à broder.
— En un mot, épouses-tu? n'épouses-tu pas?
— Je n'en sais rien; je n'ai pas de raisons pour dire oui, j'en ai
encore moins pour dire non... J'envie du fond de mon âme les gens
qui possèdent la précieuse faculté d'avoir des préférences... Pré-
fères-ta décidément que je me marie?
— Dieu me garde de me prononcer! Si cela tournait mal, tu me
dirais tous les jours de ta vie : C'est toi qui l'as voulu.
— Il faudra pourtant que tu te prononces. Bon gré, mal gré, tu
verras M"^ Saint-Maur, tu m'en diras ton avis; mais l'essentiel est
de savoir d'abord ce que me veut mon frère et quelle place il me
tient en réserve. Je le crois capable de tout dans ce genre... Pour le
moment, parlons d'autre chose! pour Dieu, parlons d'autre chose!
Ils parlèrent en effet d'autre chose. Les sujets de conversation
ne leur manquaient pas; ils n'étaient jamais demeurés court dans
le tête-à-tête. Leur entretien et les nombreux cigares qu'ils fumè-
rent les tinrent éveillés toute la nuit. Au matin , ils arrivaient à
Bordeaux, où le train stationne. Après avoir déjeuné, ils venaient
de remonter en wagon, lorsque Maurice, qui regardait par la por-
tière, s'écria tout à coup : — Oh! l'adorable créature! — Et d'un
signe de tête il montrait à Séverin une jeune femme qui faisait son
apparition sur le quai.
C'était une brune au teint clair, à la taille de nymphe, et d'une
exquise élégance. Elle devait être quelque chose dans le monde, le
préfet du département et sa famille s'étaient levés de bonne heure
pour la reconduire jusqu'à la gare. Un employé vint à elle et l'aver-
tit que le train allait se mettre en marche. Elle prit gracieusement
congé des personnes qui l'entouraient, et, suivie de sa femme de
chambre, elle se dirigea vers le wagon le plus proche. L'instant
d'après, elle se trouvait assise en face du vicomte d'AroIles. Sa ca-
mériste avait gagné l'autre extrémité du compartiment, où, après
avoir hoché quelque temps le menton, elle ne tarda pas à s'endor-
mir. Séverin, qui avait une nuit blanche à réparer, suivit bientôt
son exemple, et Maurice demeura tête à tête avec la belle inconnue.
Il l'examinait autant que la discrétion le lui perniettait. Après avoir
contemplé l'ensemble, il détaillait sa beauté; il admirait tour à tour
son abondante chevelure d'un châtain sombre, ses grands yeux
noirs, son regard velouté, la fmesse de son teint et les grâces d'un
pied cambré, qui soulevait par iustans le bord d'une robe de soie
couleur marron. Il lui parut que de son côté l'inconnue l'observait
252 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une attention soutenue et bienveillante. A plusieurs reprises
leurs yeux se rencontrèrent.
On entra bientôt en propos; on causa d'abord du vent et du
soleil, et à peine eut-on épuisé ces préliminaires, l'entretien che-
mina si vite qu'au bout d'une demi-heure Maurice avait appris ou
deviné beaucoup de choses. Il savait que l'inconnue s'appelait la
baronne de Yernange, que Vernange était un château situé à trois
lieues de la Tour, que la charmante baronne connaissait, pour
les avoir vus dans le monde, le comte et la comtesse d'Arolles,
qu'elle faisait grand cas de l'un et de l'autre, surtout de la
comtesse, à qui elle ne trouvait à reprocher qu'une gravité ex-
cessive qui touchait à la pruderie. Il était naturel que ce genre
de défaut choquât un peu la baronne de Yernange; elle avait
l'humeur gracieuse et enjouée. Maurice s'étonnait même de la
facilité avec laquelle elle se communiquait à un inconnu. Après
vingt minutes de conversation, elle le traitait presque comme une
vieille connaissance, et quoiqu'il n'y eût rien dans ses manières
et dans son langage qui passât les bornes d'une honnête mo-
destie, il était obligé de convenir qu'il n'avait jamais rencontré
dans ses voyages une femme du monde aussi prompte à s'apprivoi-
ser. Si elle ne lui fit pas du premier coup toutes ses confidences, il
crut pouvoir inférer de ce qu'elle lui disait qu'elle n'avait pas trouvé
dans le mariage tout le bonheur qu'il est permis à une femme de
rêver, que le baron de Vernange était un de ces maris qu'on peut
tromper sans remords, et que partant la baronne était non-seule-
ment la plus désirable des conquêtes, mais une de celles qu'on
peut entreprendre avec quelque chance de succès. Le vicomte sen-
tait son imagination s'échauffer, sa tête se prendre. M'"*" de Ver-
nange le regardait par intervalles avec un demi-sourire où il croyait
reconnaître ce je ne sais quoi d'engageant qui dit à un homme :
osez ! Il ne demandait pas mieux que d'oser. Par malheur les mo-
mens étaient comptés, il venait d'apprendre que la baronne devait
descendre à la station de Morcenx, et le train avait dépassé Labou-
heyre. Le vicomte d'Arolles n'avait plus que vingt minutes pour
jouir d'un entretien auquel il prenait toujours plus d'intérêt. Sou-
dain il devint pensif et taciturne.
— 11 me semble que nous ne causons plus, lui dit la baronne
d'un air à la fois caressant et moqueur.
— Je cause avec moi-même, madame. Hélas! je me dis que dans
un quart d'heure la place où vous êtes assise sera vide, et que j'au-
rai quelque peine à m'en consoler.
— J'avais mieux jugé de votre esprit, répondit-elle d'un ton de
reproche; voilà un compliment un peu fade auquel je ne m'atten-
dais pas et qui m'alllige.
LE FIANCÉ DE m"" SAINT-MAUR. 253
— Est-ce bien un compliment? répliqua-t-il, et, brûlant tout à
coup ses vaisseaux, il ajouta : Si c'était une déclaration !
— Déjà! fit-elle en levant les mains au ciel. J'aurais plus de
raisons que vous ne pensez de m'en fâcher.
— Ce qui me rassure, c'est que vous reprochiez tantôt à la com-
tesse d'Arulles, ma belle-sœur, d'être un peu collet monté. J'en
conclus que vous me ferez la grâce de ne pas vous fâcher.
— Encore est-il des cas,... mais je vous ferai cette grâce. Après
tout, une femme n'est pas tenue de s'indigner parce qu'on la trouve
agréable.
— Ou adorable, dit-il en baissant le ton et avec un accent pas-
sionné.
Elle se mit à rire, et tambourinant du doigt contre la glace de
la portière : — Plus un mot, répondit-elle, ou je réveille tout le
monde.
— Oh ! madame, je vous en prie, reprit-il d'une voix suppliante
en se tournant vers Séverin, qui dormait à poings fermés, ne re-
veillez pa«; ma raison, qui s'est endormie sur ce coussin, et permet-
tez-moi d'être fou pendant dix minutes encore.
Elle regarda sa montre : — C'est cinq minutes que vous voulez
dire, répliqua-t-elle; avant cinq minutes nous serons à Morcenx,
oii vous me ferez vos adieux avec la certitude de ne jamais me re-
voir.
— Voilà ce que je n'admets pas. Vous avez eu la bonté de m'ap-
prendre que Vernange n'est qu'à deux lieues de la Tour, où je
vais.
— A trois bonnes lieues, qui en valent quatre.
— Pour un homme qui revient de Californie, ce n'est pas préci-
sément un voyage.
— Et vous figurez-vous par hasard qu'on entre à Vernange comme
dans un moulin?
— Oh! j'inventerai quelque chose... La chasse est ouverte, c'est
la saison des accidens. Supposez qu'on vous apporte un jour sur un
brancard lin jeune homme très mal en point... Il courait après un
lièvre, il a eu la maladresse de se laisser tomber dans une fondrière...
Ce jeune homme mourant, ce sera moi.
— Ne vous faites pas d'illusion, nous vous enverrons à l'auberge,
mon cher monsieur, vous et votre brancard, répondit-elle avec un
peu de hauteur.
— C'en est donc fait, la vision va s'évanouir! s'écria-t-il dans
un élan de désespoir presque sincère. La baronne de Vernange
était en ce moment belle comme le jour, et elle le regardait en
dessous avec une coquetterie diabolique qui le mettait hors de lui.
— Je suis comme un enfant, poursuivit-il, qui a vu le plus beau
254 REVUE DES DEUX MONDES.
des papillons voltiger un instant devant lui. Il s'était flatté de le
retenir prisonnier dans ses mains. Il pourrait croire qu'il a rêvé, s'il
ne lui restait aux doigts une poussière d'or et d'argent. Je vais de-
meurer seul avec la poussière doiée de mes souvenirs.
— Avec vos souvenirs et avec vos métaphores de l'autre siècle,
repartit M'"^ de Vernange; voilà le pajiillon qui s'envole.
Elle se leva aussitôt, et, par un mouvement brusque, elle abaissa
la glace. On venait d'entendre un coup de sifflet, déjà le train ra-
lentissait sa marche.
— L'invention que je cherchais , je l'ai trouvée, s'écria Maurice
d'un air de triomphe. Et en même temps il ramassait en hâte une
agrafe que M'"* de Vernange avait piquée à son mantelet de velours
et qui s'en était dfHachée au moment où elle se levait. — Vous voyez
cette agrafe, madame?
— J'espère que vous allez me la rendre.
— Vous y tenez? C'est un bijou de prix?
— Veuillez l'examiner, il me semble qu'elle est montée en dia-
mans. Auriez-vous l'intention de la garder?
— Ne pourrait-on pas admettre qu'elle m'est tombée sous la main
après que vous étiez descendue de wagon? Comme je suis un fort
galant homme, je m'en irai au premier jour à Vernange vous res-
tituer ce trésor... Ah! ne dites pas non, madame, je vous en con-
jure.
Elle haussa les épaules et secoua la tête d'un air de pitié : — Soit,
dit-elle, j'y consens. J'ai toujours aimé les fous.
Il demeura aussi étonné que ravi de sa réponse. Le train s'arrêta,
la baronne appela sa femme de chambre, et descendit du wagon
sans saluer le vicomte. Quand elle eut atteint le trottoir de la gare,
elle ne put s'empêcher de se retourner vers lui et de lui faire en
riant un signe de la main.
Maurice secoua son compagnon de voyage et se donna le plaisir
de lui conter son aventure, qu'il trouvait charmante et que Séverin
trouva singulière et même suspecte. — Es-tu bien sûr que c'est
une vraie baronne? lui demanda-t-il.
— Elle est aussi vraie que le préfet de la Gironrle, qui l'avait ac-
compagnée à la gare de Bordeaux, est un vrai préfet, et que les dia-
mans que voici sont de vrais diamans.
— Voilà un petit bijou, reprit Séverin en examinant l'agrafe, qui
doit coûter dix mille francs. Tu es un imprudent. Que ferais-tu si
tu venais à le perdre?
— Le perdre! dit Maurice. Perdre ce gage de la plus délicieuse
bonne fortune qui me soit échue depuis que je suis au monde! Il ne
me quittera pas, et avant trois jours j'aurai le bonheur de le rap-
porter contre récompense honnête.
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 255
Là-dessus, son enthousiasme fit à Séverin un portrait chaud de
couleur, savant et circonstancié de la baronne de Vernange, si bien
que Séverin finit par s'écrier : — Le bon billet qu'a M"* Saint-
Maur! et n'a-t-elle pas sujet de se plaindre de toi? Tu as passé une
demi-journée avec elle, et tu ne sais pas même me dire la couleur
de ses yeux; tu passes une heure avec M™* de Vernange, et tu la
connais comme si tu l'avais faite.
— Que veux-tu? il y a des jours où je regarde sans voir et
d'autres où j'y vois assez bien presque sans regarder.
— Et tu penses sérieusement à aller à Vernange?
— Si j'y pense! J'abhorre ce baron de Vernange, il s'est appro-
prié mon bien; en l'obligeant à restitution, je remplirai l'auguste
office du ministère public. — Et, serrant le bras de Séverin, il
ajouta : — Les yeux de cette femme m'ont ensorcelé.
— Te voilà bien, repartit Séverin. De glace pour tes intérêts,
tout feu pour tes fantaisies! La seule chose qui t'agrée dans la vie,
ce sont les hors-d'œuvre. Tu me rappelles certaine petite fille qui
me voulait du bien et avec qui j'ai dîné plus d'une fois quand j'é-
tais à rÉ<-ole des Beaux-Arts. Un jour, je lui permis d'ordonner le
menu, et j'en fus pour quinze francs d'huîtres, de crevettes et de
melon. Un superbe repas, ma foi! Il n'y manquait que le rôti. Voilà
votre histoire, vicomte d'Arolles.
— Soit, répliqua-t-il, et va pour les hors-d'œuvre. Que mon
grand frère mange à son aise le rôti de la vie! M'est avis que nous
allons le trouver engraissé, le cher homme; il a toujours eu les opi-
nions qui engraissent. C'est égal, il a du bon, ce monstre d'élo-
quence; je dirais volontiers de lui :
Il me fait trop de mal pour en dire du bien,
11 me veut trop de bien pour on dire du mal.
Vers midi, ils arrivaient à Bayonne, où ils prirent une voiture qui
les conduisit en deux heures à la Tour. Quand ils firent leur entrée
au château, le comte d'Arolles était assis, comme saint Louis, au
pied d'un chêne, dépouillant son courrier qu'on venait de lui re-
mettre et qui était fort volumineux. La table de pierre qu'il avait
devant lui était couverte de plis officiels, de lettres d'alTaires, d'en-
veloppes à dnmi déchirées; on sentait qu'elles avaient été décache-
tées par uni! main à la Ibis hâtive et dédaigneuse. Sur le gravier gi-
sait pp.le-nièle toute une collection de paperasses et de journaux,
les ims dépliés, les autres dans leurs bandes. En apercevant les
deux voyai^eiirs, il jeta un cri. Pour aller jusqu'à lui, Maurice dut
enjanib r u\\ numéro du Journal offiriel et son supplément. Ils
s'embrassèrent avec tendresse; après s'être embrassés, ils se regar-
dèrent.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous remercie, monsieur Maubourg, s'écria Geoffroy; vous
me l'avez ramené sain et sauf, aussi beau garçon que jadis, la
moustache frisée et portant au vent. Je l'aime comme il est, je n'au-
rais pas voulu qu'on me le changeât. Je regrette, Maurice, de ne
pouvoir te présenter dans la minute à ta belle - sœur. Gabrielle est
en tournée de visites; mais je l'attends ce soir.
Maurice trouvait son frère non pas engraissé comme il s'y atten-
dait, mais un peu bouffi, fatigué et vieilli. Depuis qu'ils s'étaient
quittés, Geoffroy n'avait guère connu le repos ni abusé du sommeil.
Ses débuts à la tribune avaient été fort remarqués; il s'était acquis
en peu de temps la réputation de l'un des premiers orateurs d'af-
faires de l'assemblée nationale et d'un debater accompli. Possédant
l'esprit de conduite au même degré que le talent de la parole, il
s'était fait une grande situation dans la chambre. II était un véri-
table maître en stratégie parlementaire, l'un des chefs de file qui
décident de la tactique à suivre dans toutes les importantes discus-
sions, un de ces politiques qui régnent sur la coulisse, dont on
prend l'avis sur toute chose et qu'on ménage beaucoup, parce qu'ils
sont en mesure sinon de tout faire, du moins de tout empêcher.
Bref, le comte d'Arolles était devenu un personnage, un homme
considérable; mais, conune il était homme d'esprit, il n'avait con-
tracté aucun travers ridicule. Il n'était ni gourmé ni pédant, et ne
pérorait point dans l'intimité. Il ne laissait pas d'avoir le ton dogma-
tique, de l'autorité dans le regard, de la profondeur dans le silence,
car c'est surtout à sa manière de se taire qu'on reconnaît un ministre
en expectative. Il avait aussi dans le teint ces blancheurs vagues et
au coin des tempes ces terribles pattes de loup qui sont le signale-
ment des ambitieux. Il lui arrivait parfois de prendre des attitudes
songeuses, et on aurait pu croire qu'il regardait voler les mouches;
ce qu'il apercevait dans l'air, presqu'à portée de sa main, c'était le
portefeuille de ses rêves, qu'il voyait tourner autour de lui comme
une hirondelle, tantôt rasant la terre, tantôt pointant vers le ciel.
Maurice fut quelques instans sans pouvoir définir le changement
qui s'était fait dans son frère et l'impression qu'il en ressentait. Son
regard s'étant porté sur une melonnière qui occupait l'extrémité du
jardin et que le soleil caressait d'un chaud rayon : — Parbleu ! se
dit-il, je viens de trouver la comparaison que je cherchais, mon
frère est un ministre qui mûrit sous sa cloche.
Après que les deuJi jeunes gens se furent rafraîchis, Geoffroy les
emmena faire un tour dans le parc. Il les interrogea sur leurs
voyages, et par intervalles il hochait la tête d'un air encourageant;
il constatait avec plaisir qu'ils avaient su voir et bien voir. La poli-
tique ayant été mise sur le tapis, le futur ministre prit la parole à
son tour, et les entretint fort éloquemment de l'union conservatrice
L£ FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 257
et du péril social; il leur démontra qu'il était urgent de restaurer
en France sous tontes ses formes le principe d'autorité. Maurice fai-
sait àpart soi ses réflexions. Sous l'empire, le comte d'ArolIes s'était
signalé par la véhémence de son libéralisme; dans ce temps, il ne
voyait pas d'autre péril social qu'un pouvoir absolu sans contrôle
efficace, et il professait que l'autorité ne doit être respectée qu'au-
tant qu'elle est respectable. Maurice eut peine à ne pas sourire en
l'entendant déclarer que toute saine politique doit s'appuyer sur le
clergé. Il connaissait son frère pour un mécréant endurci, pour un
libre-penseur si absolu, si affirmatif, qu'il l'avait surnommé jadis
un voltairien de sacristie. Geoffroy, qui voyait courir le vent, de-
vina l'impression que ses palinodies produisaient sur son frère.
— Que veux-tu, jeune homme? lui dit-il en lui frappant sur l'é-
paule, il n'y a que Dieu et les imbéciles qui ne changent pas. — A
la fin de la promenade, il accusa les deux amis d'êire une paire de
jacobins. Dieu sait si le reproche portait à faux; l'un était un répu-
blicain de fantaisie, l'autre l'était par raison, et tous les deux trem-
paient leur vin; — Ce qui me rassure, leur disait le comte, c'est
que le jacobinisme est une maladie de jeunesse dont les hommes
d'esprit sont assurés de guérir. — Et il citait en grec le vers
d'Homère, qui dit : « Les esprits bien faits sont guérissables,
à/.eaTal toi ^pévs; ècÔXwv. j) Il admirait beaucoup les hommes d'état
anglais, et c'était pour leur ressembler qu'il avait pris l'habitude de
citer les poètes grecs en grec. A cela près, il pratiquait peu leurs
leçons. En Angleterre, on naît tory et on devient libéral; en France,
on suit la méthode inverse, et le comte d'AroUes la jugeait meil-
leure.
Quand la cloche du dîner sonna, la comtesse d'Arolles n'était pas
encore de retour ; on se mit à table sans elle. Ils en étaient au se-
cond service quand Geoffroy dit à son frère : — Vraiment tu n'es
pas curieux, petit Maurice, tu ne m'as pas encore demandé ce que
je compte faire de toi. J'ai eu l'autre jour avec le ministre de l'in-
térieur un entretien dont tu as fait tous les frais, il y aura sous
peu un remaniement ministériel, et il m'a promis de te réserver une
sous-préfecture.
A ce mot, Maurice échangea avec Séverin au travers de la table
un regard qui signifiait : Que t'avais-je dit? Le comte happa ce re-
gard au passage.
— Oh! là, jeunes gens, ce plat ne vous revient pas? leur dit-il.
Aurais-tu par hasard une objection à faire, Maurice?
— Non pas une, mais plusieurs.
— Dis-les, mais tâche de les mettre en bon français, je n'ai ja-
mais accepté la monnaie de singe.
TOME XIII. — 1870. n
258 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avec ta permission, je te représenterai d'abord que le devoir
le plus essentiel d'un sous-préfet est de se prendre au sérieux, et
que voilà un effort dont je me sens incapable.
— Si toutes tes objections sont de celte force!.. Se prendre au
sérieux, c'est le pont aux ânes. Affaire d'habitude, mon cher. Je ne
te donne pas huit jours pour qu'un matin, en faisant ta barbe, tu
aperçoives dans ton miroir la figure du plus gourmé des sous-pré-
fets. 11 n'y a que la première grimace qui coûte.
— En second lieu, reprit Maurice, à dire d'expert, je suis jacobin.
— Qu'est-ce que cela te fait? et de quoi vas-tu t'embarrasser?
Est-ce que tes principes t'ont jamais gêné? En prenant l'habit de ton
état, tu en prendras les opinions. Tu m'as compris?
— Ma troisième objection...
— Ah çàl combien en as-tu?
— C'est la dernière, mais la plus grave. N'est-il pas certain et
constant qu'on ne peut se mêler de gouverner un royaume ou une
bicoque sans y faire un peu de police?
— Parbleu! Napoléon I"" disait qu'un bon gouvernement, c'est
un ministre de la police qui est un homme d'esprit.
— Il s'ensuit, continua Maurice, que, pour être sous- préfet
comme pour être président du conseil, il faut accepter ou subir les
bons offices de gens un peu suspects, qui ne sont pas précisément
la fleur des pois en matière d'honneur et de délicatesse, et ces gens-
là, on est tenu d'en répondre et parfois de les couvrir. Eh bien!
franchement c'est une condition dont j'aurais peine à m' accom-
moder; je suis très soigneux de ma personne, je suis même un peu
douillet.
— Quel enfantillage! repartit le comte. Un poète de l'antiquité,
Aristophane, que j'adore parce qu'il exécrait les sans-culottes, a dit
qu'il ne faut pas gouverner au profit des coquins, mais qu'il est
impossible de gouverner sans eux. Gela signifie que tout homme de
gouvernement doit être un incorruptible corrupteur. Eh! bon Dieu,
mon cher garçon, à moins de se faire ermite, le moyen de vivre et
de réussir sans courir le risque d'être un jour ou l'autre l'obligé
d'un drôle? On n'en meurt pas. Et je te prie, à quoi reconnaît-on
les gens bien élevés? A ce qu'ils se lavent souvent les mains. Gela
prouve qu'ils en ont souvent besoin. On a une cuvette, et on s'en
sert; autrement à quoi serviraient les cuvettes?.. Vous ne dites rien,
monsieur Maubourg?
— A la vérité, répondit Séverin, je ne vois pas très bien Maurice
en sous- préfet.
— En quoi le voyez-vous? en curé de village? en administra-
teur des pompes funèbres ?
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 259
— Maurice sous-préfet ! répéta Séverin en secouant la tête d'un
air de profond scepticisme.
— Vous aimez mieux être son ami que son arrondissement; vous
auriez peur d'être mal administré?
— Ou du moins avec un peu de distraction ; dès qu'il s'agit de ses
intérêts, Gaston en a de prodigieuses, et, s'il ne les avait pas, je crois
que je l'en aimerais un peu moins.
— 0 romantisme de l'amitié! s'écria Geoffroy. Que diable! nous
ne sommes pas ici pour nous faire des déclarations... Enfin, Mau-
rice, si tu ne veux pas de ma sous-préfecture, tu auras la bonté de
me dire ce que je dois te proposer. M"'' Saint-Maur est à ce prix...
Vous riez encore, monsieur Maubourg?
— Je crois, monsieur le comte, qu'à la rigueur Maurice consen-
tirait à s'embarquer dans une sous-préfecture, si c'était un moyen
assuré de ne pas épouser sa cousine.
— Mais tu ne l'as donc pas vue, cette blondine aux yeux gris?
— Il l'a si mal vue que tantôt il me soutenait qu'elle a les che-
veux gris et les yeux blonds.
— Ne plaisantons pas sur les choses sérieuses, répliqua le comte,
ni sur les choses blondes, qui sont quelquefois les plus sérieuses de
toutes. Mari de Simone et provisoirement sous-préfet, voilà ton lot,
Maurice!.. Mais le jour de ton arrivée, je ne veux pas t'ennuyer;
nous reparlerons plus tard de tout cela. Pour le moment, raconte-
moi un peu toutes les folies que tu as bien pu faire à San-Francisco.
— J'en suis arrivé à ce degré de sagesse, lui répondit son frère,
que, si je fais encore des folies, je n'en parle plus.
L'entretien continua sur ce ton jusqu'à la fin du repas. Quand on
fut sorti de table et qu'on eut passé au salon, Maurice s'avisa tout à
coup de questionner Geoffroy sur les promenades qu'on pouvait
faire sur ses terres et dans les lieux circonvoisins, et il finit par lui
demander si le château de Vernange était situé au nord ou au midi
de la Tour.
— Je ne connais aucun château de ce nom, lui répondit Geoffroy.
— Tu n'as jamais entendu parler d'un baron de Vernange?
— Jamais. Qu'en veux-tu faire?
— Pas grand'chose. C'est un bonhomme assez ridicule, avec qui
j'ai lié connaissance en wagon. Il s'est vanté à moi d'avoir la plus
belle chasse de France, et il l'avait mise fort honnêtetnent à ma
disposition. J'avais cru comprendre qu'il perchait dans ton voisi-
nage.
— Nous nous informerons de lui auprès de Gabrielle, repartit
le comte; elle sait son département sur le bout du doigt... Si-
lence! ajouta- 1- il en prêtant l'oreille. Je crois que la voilà qui
rentre.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
La cour du château retentissait d'aboiemens de dogues auxquels
se joignit le roulement d'une voiture. Bientôt les dogues n'aboyè-
rent plus. Ils jappèrent, ils poussèrent ces cris mêlés de joie, de
colère et de reproche que les chiens de garde font entendre, quand
ils reconnaissent subitement un maître ou un ami dans l'intrus
qu'ils s'apprêtaient à éconduire à coups de crocs.
Geoffroy sortit pour s'assurer que c'était bien la comtesse qui
rentrait. 11 revint au bout de quelques minutes, la tenant par la
main. Elle portait un voile de dentelle qui lui cachait entièrement
le visage. Le comte, l'ayant amenée au milieu du salon, souleva
ce voile, et, couvant sa femme d'un regard où on lisait le joyeux or-
gueil d'un propriétaire qui connaît la valeur de son trésor : —
Maurice, s'écria-t-il, comment la trouves-tu?
Maurice était hors d'état de lui répondre. Son trouble était si
grand que, sans trop savoir ce qu'il faisait, au lieu d'accourir au-
devant de sa belle-sœur, il recula jusqu'à la muraille, où il se fût
enfoncé de grand cœur, si elle n'avait résisté. Ce grand trouble
mêlé de confusion n'est pas difficile à expliquer : Maurice voyait
devant lui sa belle-sœur et il revoyait en elle la prétendue baronne
de Vernange.
Son frère le regardait avec étonnement. — Ma chère, l'admira-
tion le rend muet, dit-il à la comtesse. Voilà un trouble bien flatteur
pour vous, Gabrielle ; on ne pouvait mieux vous témoigner qu'on a
couru deux ans l'Amérique sans y trouver une femme aussi char-
mante que vous.
— Charmante! vous voulez dire adorable, lui répondit-elle en
articulant et scandant ce dernier mot comme l'avait fait quelques
heures plus tôt le vicomte d'Arolles, qui rougit jusqu'à la racine
des cheveux.
— Assez de cérémonies, dit le comte. Avance un peu, Maurice.
Gabrielle, je vous présente notre frère; Maurice, je te présente ta
sœur.
La comtesse s'avança vers son beau-frère et lui prit la main de
l'air le plus naturel du monde. On eût juré qu'elle le voyait pour
la première fois ; elle le regardait avec curiosité comme on regarde
quelqu'un dont on a beaucoup entendu parler.
— Votre photographie, que vous nous avez envoyée de New-York,
est excellente, lui dit-elle, et je vous aurais reconnu où que ce fût à
première vue.
Elle lui adressa toutes les questions qui étaient de circonstance.
Il y répondit de son mieux; il s'était refait un maintien, mais il
lui arriva plus d'une fois de dire un mot pour un autre. La com-
tesse cessa bientôt de s'occuper de lui et réserva toutes ses atten-
tions pour Séverin.
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 261
Quand la pendule eut sonné onze heures : — Tu as l'air de lut-
ter contre le sommeil, dit le comte d'Arolles à son frère. Apparem-
ment tu n'as pas dormi la nuit dernière. Ne te gêne pas , va te
reposer.
— M. Maubourg supporte mieux les veilles, dit Gabrielle en se
levant. Peut-être aussi a-t-il le talent de dormir en chemin de fer;
c'est un don précieux que tout le monde n'a pas.
Geoffroy sonna. Un domestique parut et reçut l'ordre de con-
duire Maurice et Séverin dans leurs chambres. Comme ils arri-
vaient au bout d'un long corridor, Maurice, qui marchait le der-
nier, entendit derrière lui le frôlement d'une robe de soie. Il
retourna la tête.
— Mon cher vicomte, lui dit rapidement la comtesse d'Arolles en
passant à côté de lui, j'espère que vous ne tarderez pas à me resti-
tuer mon agrafe.
Elle accompagna ces mots d'un petit rire mal étouffé et gravit
d'un pas léger l'escalier qui menait à son appartement.
Aussitôt que les deux amis furent tête à tête, Séverin essaya de
plaisanter Maurice sur sa mésaventure; Maurice ne se dérida pas,
et Séverin changea de ton. — Beau fils, lui dit-il, tu as fait une
école ce matin; qui n'en fait pas? Ce n'est pas une raison pour avoir
un air si ténébreux. Puis, le regardant fixement dans les yeux : —
Or çà, est-ce que par hasard...
Le vicomte d'Arolles réussit à rire. — Oh ! n'achève pas ta phrase,
répondit-il. Tu as peur que je ne persiste à être amoureux de la
baronne de Vernange? Rassure-toi; ce que je crains pour ma part,
c'est de ne pouvoir lui pardonner Tassez mauvais tour qu'elle s'est
amusée à me jouer... Je l'ai prise en grippe, cette baronne, et je
serais fâché que mon frère s'en aperçût.
— Bah! répliqua Séverin. Elle a l'humeur enjouée, toi-même tu
auras recouvré demain ta gaîté; vous vous expliquerez l'un et l'autre
en plaisantant. Règle générale, il ne faut jamais laisser à son péché
le temps de vieillir, et, autre règle non moins sûre, la gaîté est le
meilleur moyen de sortir d'un mauvais pas.
— Ainsi soit-il ! Bonne nuit, lui repartit Maurice, et il passa dans
sa chambre.
La première chose qu'il fit en y entrant fut de se débarrasser de
l'agrafe, qu'il avait précieusement serrée dans l'une de ses poches.
Il l'en relira si brusquement qu'il se fit une égratignuie à la main.
lU.
Ni le lendemain, ni le surlendemain, le vicomte d'Arolles ne put
avoir avec sa belle-sœur l'explication enjouée qui, au dire de Se-
262 REVUE DES DEUX MONDES.
vérin, eût été le meilleur remède à une situation embarrassante. 11
ne se passa pas vingt-quatre heures avant que le château ne fût en-
vahi par une fournée d'invités des deux sexes et de tout âge, qui ve-
naient s'y établir pour deux ou trois semaines. La comtesse d'Arolles
fut tout occupée de recevoir ses hôtes, de leur faire fête, de les
amuser, de les tenir en haleine. Elle s'acquittait de ce devoir avec
une attention soutenue, avec une admirable précision de coup d'oeil
et de volonté. Promenades en voitures, cavalcades, parties de chasse,
déjeuners champêtres, le soir, des concerts improvisés, des charades,
un peu de sauterie, on comprendra qu'au milieu de tout ce grand
tracas elle eût peu de temps à consacrer à son beau-frère. A peine
lui adressait-elle à de longs intervalles quelques regards indiffé-
rens, quelques paroles insignifiantes; il s'écoula même des journées
entières pendant lesquelles elle ne parut pas s'apercevoir de son
existence. Maurice renonça bien vite à courir après la faveur d'un
tête-à-tête qui le fuyait. Il jugea qu'après s'être divertie pendant
un demi-jour à ses dépens, sa belle-sœur s'était décidée à lui faire
grâce, à laisser pousser l'herbe de l'oubli sur son péché; peut-être
aussi le trouvait-elle un trop mince personnage pour se souvenir
longtemps qu'il se fût passé quelque chose entre eux. Sans paraître
s'inquiéter si ses oublis étaient une marque de hauteur ou de clé-
mence, il affecta lui-même d'avoir oublié. Quand par hasard, à la
fin d'un repas ou d'une promenade, les yeux de Gabrielle s'arrê-
taient sur lui, il soutenait ce regard d'un air de nonchalance à la
fois gracieux et superbe, qui lui était particulier et qui étonnait
un peu la comtesse. Dans le wagon où ils s'étaient rencontrés, elle
ne l'avait pas vu sous cet aspect.
S'il n'eût consulté que son goût, il ne serait pas demeuré long-
temps à la Tour. 11 avait beaucoup fréquenté le monde, il l'appré-
ciait encore à ses heures et ne demandait pas mieux que de l'aller
chercher; mais il avait l'humeur trop libre pour aimer à vivre avec
lui porte à porte. Il se chargeait de choisir lui-même ses phisirs,
ceux qu'on lui imposait lui plaisaient peu. Séverin, pressé d'aller à
ses affaires, partit au bout de deux jours, en promettant de reve-
nir. Maurice resta; son frère n'avait garde de lui rendre sa liberté.
Après tout la volière était assez grande pour qu'il n'y fût pas à la
gêne; il tâcha d'y faire bonne figure, de chanter de temps à autre
son air de bravoure, sans que personne se doutât qu'il lui tardait de
prendre sa volée. Le pays était giboyeux, et Maurice avait la pas-
sion de la chasse, même quand on lui défendait de chasser sur les
terres du baron de Vernange.
Une autre occupation l'empêcha de s'ennuyer. Il avait des cu-
riosités à satisfaire; il était désireux de savoir exactement quelle
espèce de femme était sa belle-sœur, et il tenait à s'assurer si son
LE FUNCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 263
frère était parfaitement heureux. Sur ce dernier point, il fttt bien
vite édifié. Il constata que Geoffroy nageait dans le bonheur, qu'il
était à l'aise dans sa destinée comme dans un habit qui va bien et
ne fait de plis nulle part. Ce qui frappa Maurice, c'est que cet
homme d'autorité, qui en politique ne connaissait que son idée et
s'entendait à l'imposer aux autres, se laissait dans l'habitude de la
vie presque entièrement gouverner par Gabrielle, comtesse d'A-
rolles. 11 approuvait ses décisions, sans les discuter; il avait des
égards infinis pour ses caprices, même pour ceux qui lui déplai-
saient. Les femmes n'avaient jamais joué un grand rôle dans la vie
de cet ambitieux, absorbé par le désir d'arriver et sans cesse oc-
cupé à compter les as qu'il avait en main. Son premier roman sé-
rieux avait été son mariage. Une héritière de vingt-trois ans, belle
et charmante, après avoir refusé plusieurs partis, l'avait distingué
et préféré à vingt autres soupirans, quoiqu'il ne fût pas beau, quoi-
qu'il eût seize ans de plus qu'elle, et qu'il commençât de gri-
sonner. 11 était encore sous le charme de cette aventure, et bien
qu'il eût épousé son roman, le roman gardait toute sa saveur.
Maurice n'avait pas tort de supposer qu'en choisissant son frère
Gabiielle avait fait un mariage de haute politique, qu'elle était une
de ces brunes dont l'esprit mûrit avant la saison, et que sa précoce
clairvoyance avait su lire dans les étoiles l'avenir du comte d'A-
rolles. L'ambitieux Geoffroy avait trouvé dans sa femme une aide
aussi active qu'intelligente. Elle avait attelé ses grâces au char qui
portait César et sa fortune; ses petites mains blanches poussaient
vaillamment à la roue. Dans plus d'une circonstance importante
elle lui avait donné d'excellens conseils; ne ménageant ni ses pas,
ni ses paroles, adroite, insinuante, sachant pincer le vent, elle avait
assuré le succès de plus d'ime négociation délicate, et, quand le
comte d'Arolles passait en revue ses amitiés utiles, il s'étonnait de
découvrir parmi les hommes dont les bons offices lui étaient acquis
plus d'un ennemi ou d'un jaloux de la veille, qui s'était laissé sub-
juguer par le sourire, par le manège, par les avances llatieuses de
l'adorable Gabrielle. Toutefois, quand on se nomme Gabrielle^ qu'on
est adorable et qu'on a vingt-cinq ans à peine, on ne peut employer
toute sa vie à faire de la politique. On a des échappées de jeunesse,
des remontées d'imagination; on a besoin par intervalles d'un peu
de relâche, on prend des vacances, on fait l'école buisson nière, et
on la fait sans remords parce qu'on est sûre de soi et résolue à s'abs-
tenir de tout ce qui pourrait compromettre une ambition qui vous
est sacrée. Un jour qu'à Paris elle s'était mis en tête de donner
chez elle la comédie :
— Fort bien, lui avait dit Geoffroy, mais à la condition que vous
n'y jouerez pas.
26^ REVUE DES DEUX MONDES.
— Alors où sera le plaisir?
— Pensez-y donc, Gabrielle, une femme telle que vous fait mon-
ter les autres sur les tréteaux, mais elle n'y monte pas elle-même.
— Est-ce bien à vous de mépriser les tréteaux? Qu'est-ce donc,
je vous prie, que votre chère tribune?
— Ma chère tribune est un tréteau classique. Est-elle bien clas-
sique au moins, la pièce que vous voulez jouer?
— Non, mais elle est si convenable qu'elle en devient presque
ennuyeuse. Et ne craignez pas qu'on y prenne avec moi aucune fa-
miliarité. J'y joue un rôle de dragon de vertu, de porc-épic.
— On ne croira pas à ce porc-épic; c'est un rôle que vous joue-
rez bien mal.
— Ainsi vous consentez ?
— Non, ma chère; vous jouerez la comédie quand nous serons à
la Tour, entre amis, entre voisins.
— Encore une fois où sera le plaisir? — Et, posant ses deux mains
sur les épaules de son mari, elle ajouta : — Convenez que j'aime
beaucoup mon mari et que je ne lui suis pas inutile. Eh bien !
voyez-vous, pour me mettre en règle avec ma jeunesse, j'éprouve
le besoin de faire chaque année deux ou trois petites folies, très
courtes et très innocentes.
— Soit, répondit-il en l'embrassant, ma raison ouvre à vos fan-
taisies un crédit illimité.
Il savait bien qu'elle n'abuserait pas de ce crédit; en effet elle
s'abstint de jouer la comédie, il lui en sut un gré infini et la dé-
dommagea de son renoncement. L'assemblée nationale et, pour se
délasser, un roman intitulé Gabrielle, dont il était en train de sa-
vourer le second chapiti'e après avoir dévoré le premier, suffisaient
à son propre bonheur; mais il était trop raisonnable pour ne pas se
souvenir qu'il n'avait pas le même âge que sa femme, et il trouvait
fort naturel qu'elle eût de temps en temps comme une fringale de
plaisirs. 11 ne la chicanait point sur ses amusemens et même ne la
surveillait pas. Elle lui inspirait une confiance absolue; il était con-
vaincu que ses folies seraient toujours innocentes, qu'après s'être
donné campos, au premier son de cloche elle rentrerait sans effort
et sans regret dans le sérieux de la vie. Bref, il avait pour elle les
attentions qu'a pour sa maîtresse un homme bien épris et l'indul-
gence d'un père pour sa fille. Gela se voyait dans sa manière de la
regarder, laquelle était paternellement amoureuse ou amoureuse-
ment paternelle. Voilà du moins la définition que trouva Maurice
dès le lendemain de son arrivée à la Tour.
Gomme on a du temps à la campagne, il employa les jours qui
suivirent à se demander si Gabrielle méritait bien la grande con-
fiance que lui témoignait son mari, s'il avait raison de lui laisser la
LE FIANCÉ DE M^'* SAINT-MAUR. 265
bride sur le cou. Parmi les hôtes masculins du château, qui tous
étaient fort attentifs auprès de la comtesse d'Arolles et se disputaient
ses regards, se trouvait un conseiller d'état en service ordinaire, le
marquis de Niollis. Il avait quarante-six ans sonnés et ne les parais-
sait pas. C'était un fort bel homme, non sans mérite, disait-on, et
qui savait tout ce qu'il valait. 11 avait la parole en main, il était
brillant dans la conversation, riche en anecdotes et en petits pro-
pos, qu'il plaçait avec art et débitait sur un ton de mystère avec
l'assurance d'un acteur certain de ne jamais manquer ses eiïets.
Maurice avait décidé de prime abord que le marquis de Niollis
lui déplaisait souverainement, que ce bel homme était un bellâtre,
que cet homme de mérite avait l'esprit commun, que son éloquence
était du caquet, que ses anecdotes étaient tirées d'un recueil d'a-
nas, et que ses bons mots avaient traîné dans tous les petits jour-
naux. Ce qui ajouta bientôt à son antipathie naturelle pour le mar-
quis, c'est qu'il crut s'apercevoir que ce conseiller d'état était pour
le moment en service ordinaire auprès de la comtesse d'Arolles,
qu'il s'occupait d'elle avec excès, qu'il la poursuivait de ses
empressemens, qu'il lui parlait quelquefois d'un ton un peu fami-
lier, dont elle avait le tort de ne pas se formaliser. Ils avaient
ensemble de petits a parte^ des entretiens intimes, et en lui débi-
tant ses fadeurs, M. de INiollis avait une façon particulière de se
pencher vers elle, de s'emparer de son éventail ou de la fleur
qu'elle tenait à la main. Le vicomte d'Arolles s'avisa tout à coup de
prendre fort à cœur les intérêts de son frère; il lui en voulait de
n'être pas assez jaloux de son bien, de ne pas imiter ces proprié-
taires qui enclosent leur domaine et qui hérissent leurs murs de
tessons de bouteilles. Il va sans dire qu'il gardait ses réflexions
pour lui. A qui en eût-il fait part? Sa belle-sœur semblait peu dis-
posée à lui demander son avis sur quoi que ce fût. Une semaine
tout entière se passa sans qu'elle trouvât plus de trois paroles à lui
dire. Cependant il vint un jour où elle fit plus d'attention à lui que
d'habitude. Il y eut une grande chasse à courre dont il fut le
héros; il eut l'honneur de forcer la bête. On lui fit une ovation à
laquelle il se prêta en bon prince. Gabrielle, qui avait assisté à ses
prouesses, lui adressa quelques mots obligeans, et dans la soirée il
sentit plus d'une fois deux grands yeux noirs se poser sur lui.
Pendant cette partie de chasse, Maurice avait adn)iré la beauté
d'une clairière, au milieu de laquelle dormait un étang, couché
dans un lit de roseaux et de nénufars. Le lendemain à son réveil,
la fantaisie lui vint de dessiner cette clairière. 11 maniait habile-
ment le crayon, car il avait, comme le disait son frère, tous les
talens, tous les goûts et tous les dégoûts. Un porii feuille sous le
bras, il se mit en campagne, et parvenu dans l'endroit qu'il cher-
266 REVUE DES DEUX MONDES.
chait, s'asseyant au pied d'un grand pin, il commença son croquis
et le conduisit avec cette foujjjue qu'il apportait à tous les commen-
cemens. A peine l'eut-il débrouillé, il se dit que le charmant paysage
qu'il avait sous les yeux était un théâtre de choix pour une scène
mythologique; il imagina d'y placer une Diane et ses chiens. Avant
de dessiner sa Diane, il en voulut faire une étude de grandeur
demi-nature. Il chercha quelque temps la tête de la déesse; après
quelques tâtonnemens, il finit par la trouver. Il lui donna un visage
du plus pur ovale, des sourcils fiers et ombrageux, un nez légère-
ment arqué, une bouche aux lèvres minces, tendues comme un
arc qui va décocher la flèche. Puis, la complétant par l'imagination,
il lui parut qu'elle avait d'un instant à l'autre l'expression sédui-
sante ou un peu dure, comme si elle ne pouvait chercher à plaire
sans s'en repentir aussitôt; il lui parut aussi que son regard don-
nait tour à tour froid ou chaud et qu'on ne pouvait admirer ses
grâces olympiennes sans éprouver en même temps une sorte d'in-
quiétude, un frisson. Il contempla son étude avec quelque com-
plaisance. Sa Diane était bien la fière chasseresse, dure à ceux qui
l'aimeni, implacable aux passions qu'elle se plaît à provoquer, la
lèvre souriante et des yeux cherchant sa meute pour la lancer
contre Actéon. Par malheur il s'avisa du même coup qu'elle
ressemblait d'une manière étonnante à la comtesse d'Arolles. A son
insu laissant aller son crayon sur sa bonne foi, il venait de faire le
portrait parlant de sa belle-sœur. Il fronça le sourcil, regarda une
fois encore la déesse, la barbouilla et referma son portefeuille.
Il se disposait à retourner au château, quand il entendit du bruit
au bout de l'avenue qui longeait la clairière et dont il n'était
séparé que par un hallier. Il écarta une ronce qui gênait sa vue, et
aperçut la comtesse d'Arolles et M. de Niollis à cheval. On avait
fait ce jour-là une grande cavalcade matinale. Gabrielle, emportée
par son ardeur, avait pris les devans; le marquis l'avait suivie, et
ils avaient bientôt perdu le gros de la troupe. Ils venaient de rendre
la bride à leurs montures et s'acheminaient au pas en jasant, ou
plutôt c'était M. de Niollis qui jasait; Gabrielle l'écoutait et de
temps à autre chatouillait de sa cravache l'oreille de son cheval ou
en frappait de grands coups sur les branches basses des pins, dont
elle faisait pleuvoir les aiguilles sur la route. Eiï'rayé par le cri per-
çant d'un oiseau, qui dans le silence de la forêt prit subitement la
parole, l'alezan fit un écart si brusque que la comtesse tomba, mais
sur ses talons et sans lâcher la bride. Le marquis s'élança à terre;
elle se hâta de le rassurer. Il lui prit le pied pour la remetti-e en
selle. Une averse était tombée pendant la nuit, le sable était
humide. La bottine de Gabrielle laissa son empreinte sur le gant
de M. de Niollis. Moitié rieur, moitié solennel, il ôta ce gant, le
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 267
porta dévotement à ses lèvres et le serra dans sa poche comme une
relique. M'"" d'ÂrolIes le regardait faire avec une indulgence
moqueuse. En cet instant, elle avisa au travers du hallier la tête et
les yeux de son beau-frère. Elle se détourna, sangla un coup de
houssine à son cheval, partit à bride abattue. M. de NioUis, qui n'a-
vait rien vu, enfourcha sa monture et fit diligence pour rattraper la
belle fugitive.
— Ce fat m'est insupportable, grommela entre ses dents Maurice
en se remettant en chemin.
Ce fat lui était si insupportable qu'à déjeuner, se départant de
sa réserve et de son indolence de grand seigneur, il se mêla vive-
ment de la conversation pour contredire le marquis et lui déco-
cher plus d'im brocard; mais il n'était pas facile de troubler le
marquis de Niollis dans le contentement qu'il avait de lui-même,
il avait l'amour-propre blindé et cuirassé. Il para gaîment les bottes
que lui portait Maurice, et ne parut pas se douter de son mauvais
vouloir.
En sortant de table, le vicomte fut quelques instans tête à tête
avec son frère. Il ne put se tenir de lui dire d'un ton bourru: —
C'est un assommant personnage que ton Niollis.
— Quelle mouche te pique? lui répondit Geoffroy. Que t'a donc
fait mon Niollis?
— Rien du tout; mais je n'ai jamais goûté les yVpolIons sur le re-
tour.
— Sur le retour? il ne revient pas, le marquis, il va, il ira tou-
jours. C'est le roi des verts galans. Au demeurant, c'est un homme
complet; il unit le grave au léger.
— C'est le plus léger des conseillers d'état et le plus grave de
tous les diseurs de riens.
— Oh ! çà, ne va pas me brouiller avec lui, fit Geoffroy en riant;
il est du nombre des animaux utiles.
— Ce grand politique ne voit rien ou ne veut rien voir, mar-
motta Maurice en gagnant la porte.
Il alla promener sa mauvaise humeur dans le jardin. Il s'assit
sur un banc et passa vingt minutes à fouiller la terre avec le bout
de sa canne. Soudain , à sa vive surprise, il entendit une voix qui
lui disait :
— Vous avez l'air mélancolique, mon cher vicomte. A quoi pen-
sez-vous dans cette solitude? à quoi rêvez-vous? Serait-ce à la fuite
du temps, à l'ennui de la vie de château, ou aux Peaux-Rouges, ou
à quelque Atala que vous avez laissée dans le Nouveau-Monde? Elle
est peut-être un peu jaune, mais il se pourrait que le jaune fût
votre couleur.
. 268 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi parlant, la comtesse d'Arolles lui faisait la grâce de prendre
place à côté de lui et de le regarder.
— Le jaune n'est pas ma couleur, répondit-il sèchement, et je
serais fort embarrassé de vous dire à quoi je pense.
Elle se mit à rire. — Serait-ce par hasard à la baronne de Ver-
nange?
— Oh! point du tout, répliqua-t-il d'un ton dégagé; je dirais
volontiers d'elle avec la chanson :
Elle était belle, elle était sage,
Et pourtant n'était point sauvage.
Elle mourut, on l'enterra,
Onques depuis il n'y pensa.
— En vérité? dit-elle. Vous ne l'avez pas regrettée plus que cela,
cette pauvre baronne?
— Plaignez-la donc! Je lui ai procuré deux heures de divertisse-
ment; que puis- je faire de plus pour son service?
— Ah! oui, vous l'avez divertie. Songez un peu qu'on vous avait
vanté à elle comme un jeune homme de l'esprit le plus délié, le
plus fin. Elle a voulu vous mettre à l'épreuve, elle s'attendait qu'au
troisième mot vous l'arrêteriez en lui disant : — Madame, je sais
qui vous êtes; vous moquez-vous de moi?.. Point du tout, ce jeune
homme si fin...
— Est un sot, madame, je le confesse.
Elle se rapprocha de lui, et lui administrant sur l'épaule un petit
coup de son éventail : — Là, soyez de bonne foi. Convenez que vous
pleurez à chaudes larmes cette adorable baronne, que sa fin pré-
maturée vous a laissé un vide affreux, qu'elle vous manque infini-
ment. Le beau rêve qu'elle vous a fait faire! Cet accident de chasse,
cette fondrière où vous deviez tomber, ce brancard, ce jeune homme
mourant, cette femme qui s'attendrit,... quel tableau! Et dire que
tout cela s'en est allé en fumée! Hélas! le dépai'tement des
Basses-Pyrénées s'est changé en un triste désert, et le jeune homme
mourant en est réduit à s'asseoir tout seul sur un banc pour y re-
garder son ombre.
— Vous êtes impitoyable, madame, vous ne respectez pas mon
désespoir.
— Oh! mon Dieu, il y a du remède, reprit-elle. Vous avez l'ima-
gination si vive , si inflammable! Quand un homme comme vous a
perdu une baronne de Vernange, il s'en refait bien vite une autre.
— Eh! justement en voilà une, lui répondit-il en lui montrant
M'"* de Niollis, qui arpentait une allée un journal à la main.
La marquise était une femme de trente-cinq ans, célèbre dans
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 269
tout son monde par ses petits yeux chinois , par son nez de furet,
par sa laideur chiffonnée, spirituelle, exquise et saugrenue.
— L'excellente idée! s'écria Gabrielle. Hé! vite, allez faire votre
cour à la marquise. Je veux qu'avant dix minutes vous soyez amou-
reux d'elle à en perdre les yeux.
— Ce sera une bonne œuvre, dit-il, M™^ de Niollis a besoin qu'on
la console.
— De quoi donc, je vous prie?
— Oubliez-vous que depuis ce matin son mari n'a plus qu'un
gant, ayant jugé à propos de faire de l'autre une relique?
Elle le regarda d'un air provocant. — Pourquoi n'aimez-vous pas
M. de Niollis? lui dit-elle. Il me plaît infiniment.
— Ne le lui dites pas, madame, il ne le sait que trop.
— Croyez- vous? Il n'a pas l'air de le savoir.
— Il est si modeste, une vraie violette des bois !
— Vous ne nierez pas du moins qu'il n'ait beaucoup d'esprit,
— Il y a des hommes, répliqua-t-il, qui n'ont que trois cheveux,
mais qui savent la manière de s'en servir. Ils les ramènent sur leur
front avec tant d'art que personne ne s'avise de les compter. M. de
Niollis est un de ces chauves qui ramènent... Mais Dieu me garde
de vouloir vous contrarier dans vos admirations.
A ces mots, il se leva. Elle lui fit signe de se rasseoir. — Non,
dit-il, vous m'avez ordonné d'aller faire ma cour à M'"^ de Niollis,
j'y vais de ce pas. Je ne connais que ma consigne, et ce sera tou-
jours pour moi une joie de vous obéir.
Il la salua profondément. Elle haussa les épaules et lui montra
le bout de ses dents-, elle avait l'air de lui dire : Pauvre garçon! si
je voulais!.. Puis elle lui tourna le dos, et s'en alla en fredonnant
une ariette.
Le vicomte s'achemina vers l'allée où se promenait M'"^ de Niollis,
qui en le voyant venir plia son journal et fit quelques pas au-de-
vant de lui. Il ne la connaissait que pour avoir les jours précédens
échangé avec elle quelques propos oiseux, et il arrivait déterminé k
lui faire sa cour. Il n'eut pas besoin de la regarder deux fois pour
reconnaître qu'il lui serait impossible de jouer son rôle au naturel,
et dès les premiers mots qu'elle lui adressa de sa voix de tête un
peu sèche, il acquit la conviction qu'il ne réussirait pas à lui en
imposer. La marquise n'était pas une femme à qui il fût commode
de se jouer, tout le monde en convenait; sur le reste, les avis
étaient partagés. Les uns disaient qu'elle était méchante, et la
tenaient pour une fée à laquelle il ne manquait que la baguette,
mais ils ne pouvaient citer d'elle aucun trait de méchanceté bien avé-
rée. D'autres lui reprochaient ses coups de langue et de planter au
270 REVUE DES DEUX MONDES.
nez des gens tout ce qu'elle avait sur le cœur; ils ajoutaient que
c'était une étourdie, une indiscrète, une tête de papillon, à quoi les
premiers répondaient que ses indiscrétions étaient calculées et que
ce papillon était une guêpe. On l'accusait aussi de se faire passer
pour myope et d'avoir la vue aussi perçante que l'ouïe. D'autres
enfin la trouvaient fort amusante, et prétendaient que dans le fond
elle était sûre, bien intentionnée, incapable d'un mauvais procédé.
La vérité est que la marquise n'était pas heureuse dans son inté-
rieur. M. de Niollis, qui l'avait épousée pour son argent, ne se pi-
quait pas de fidélité conjugale et ne prenait pas la peine de lui rien
cacher. Si elle avait été jolie, peut-être se fût-elle vengée, mais elle
avait trop d'esprit pour ne pas se rendre justice. Elle se fâcha deux ou
trois fois, puis vers trente ans elle se fit une philosophie, se résigna
gaîment à ses mésaventures qui jadis l'avaient désolée et qui main-
tenant amusaient son esprit. Les déconvenues qu'essuyait quelque-
fois M. de Niollis la divertissaient comme une histoire drolatique qu'on
lui aurait contée; elle se dédommageait de tout par la malice et la
curiosité. Les femmes qui ne se font pas d'illusions sur elles-mêmes
ne sont pas tenues de s'en faire sur les autres, les femmes qui ne se
plaignent de rien ne sont pas obligées de s'apitoyer sur les mal-
heurs d' autrui. Il n'y avait dans le cœur de la marquise ni aigreurs
ni tendresses. Le nez au vent, elle assistait à la vie comme à un
spectacle et nettoyait avec soin les verres de sa lorgnette. Elle n'a-
vait jamais poussé son prochain dans un trou, mais peut-être n'était-
elle pas trop chagrine de l'y voir tomber, quitte à venir à son se-
cours en lui tendant la main ou le bout du doigt.
Au lieu d'engager avec la marquise une conversation de senti-
ment qui n'eût pas été bien loin, le vicomte .d'Arolles fut curieux
de savoir ce qu'elle pensait de sa belle-sœur. Il la mit d'abord sur
le tiers et le quart; ils passèrent en revue tous les hôtes du château
de la Tour, elle donna son paquet à chacun; puis elle dit à Maurice :
— Votre belle-sœur est pour vous une découverte; coiîiment la trou-
vez-vous?
— Belle demande ! répondit-il; comme tout le monde, je la trouve
charmante.
— Elle ne vous plaît qu'à moitié? reprit-elle.
— Pourquoi cela? Ne vous ai-je pas dit qu'elle est charmante?
— Vous le dites, mais de mauvaise grâce. Je m'explique très bien
qu'elle vous déplaise. Ce n'est pas une femme à jeunes gens. Un
homme n'existe pour elle que passé la trentaine. Je suis sûre que
tel que vous voilà, vicomte, elle croit vous voir au maillot, avec un
toquet sur la tête. Quand elle était aux Oiseaux, l'Amadis de ses
rêves avait quarante ans, un commencement de calvitie et un por-
LE FIAKCÉ DE m"° SAINT-MAUR. 271
tefeuille de ministre sous le bras. Vous voyez qu'elle a trouvé son
compte, car votre frère ira loin. En attendant, il me fait l'effet d'un
homme parfaitement heureux.
— Sans contredit, répondit- il.
— Quoi ! vous en doutez?
— Pas le moins du monde. Comment faut-il vous répondre, ma-
dame?
— A votre âge n'avoir pas le courage de son opinion ! Je vous dis,
moi, que ce grand député est le plus heureux des maris.
— Je voudrais bien voir qu'il ne le fût pas, dit Maurice en s'é-
chauffant.
— Ne soyez pas plus royaliste que le roi et n'enfoncez pas votre
bonnet en méchant garçon. Soyez sûr que votre frère n'a pas b soin
de garde champêtre. C'est la foi qui sauve, et il l'a. Gabrielle,
mon cher monsieur, est une de ces coquettes froides qui font
faire aux hommes des folies, mais qui n'en font pas. Oh! ne vous
scandalisez point, je le lui ai dit cent fois à elle-même, et peu s'en
faut qu'elle n'en soit convenue... Et tenez, je connais des ma'heu-
reux qui tournent autour d'elle depuis un an, et qui sont aussi
avancés que le premier jour. Elle regarde le poisson frétiller au
bout de sa ligne, elle finira par le remettre à l'eau. Ce genre de
poissons veut qu'on le mange; mais elle pêche et ne mange pas...
Mon Dieu! que Beaumarchais avait raison! et qu'il y a de bêtise
dans les gens d'esprit !
Là-dessus, rompant les chiens, elle lui récita point par point son
journal, qui était, disait-elle, d'un intérêt palpitant. Il ne l'écoutait
que d'une oreille; il se disait que les yeux chinois de M"'^ de Niol-
lis voyaient très loin et très juste, et il se reprochait de ne s'être pas
assez observé quelques heures auparavant, puisqu'elle avait lu dans
son jeu. Cependant elle s'interrompit au milieu de son discours pour
lui faire admirer des dahlias, qu'elle prenait pour des roses. Il faut
croire qu'elle était affligée d'une myopie intermittente.
Quelques instans avant le dîner, le vicomte se trouvait seul au
salon quand sa belle-sœur y entra.
— Est-ce fait? lui demanda-t-elle.
— Qu'est-ce à dire, madame ?
— Pourquoi m'appelez-vous madame? Vous savez que cela impa-
tiente votre frère. Pour lui faire plaisir, je vous autorise à m'appeler
Gabrielle.
— C'est une liberté que je prendrai, madame, quand je serai cer-
tain que vous n'avez à mon égard que de bonnes internions.
— Qu'entendez-vous par de bonnes intentions? M'est-il défendu
de me moquer un peu de vous?
— Vous y prenez un plaisir extrême ?
272 REVUE DES DEUX MONDES.
— Extrême, je ne sais; mais cela m'amuse.
— Autant qii'une chatte s'amuse d'une souris?
— A peu près.
— Prenez-y garde, il se trouve quelquefois que la souris est un
rat qui se défend.
— Bah ! dit-elle d'un air de défi ; mais vous n'avez pas répondu
à ma question. Étes-vous amoureux de M'"'' de Niollis?
— Éperdument. Cinq minutes ont suflTi, et j'en tiens pour la vie.
— A la bonne heure. Nous n'aurons plus besoin de jouer des
charades, la petite comédie que vous nous donnerez les remplacera
avec avantage; je suis sûre que vous y serez parfait.
— Je ferai de mon mieux, et si vous obteniez de M. de Niollis
qu'il consentît à me donner quelques leçons...
— 0 sainte morale, où vas-tu te nicher ! interrompit-elle en le
regardant d'un air de pitié.
Après le dîner, on dansa; après avoir dansé, on soupa. M"^ d'A-
rolles avait l'air fort excité, et semblait désirer que tout le monde
se mît à son diapason. Elle fit enlever des tables toutes les carafes
d'eau et n'y laissa que les bouteilles de moët. Puis, s'adressant à
M. de Niollis comme la princesse des contes arabes à sa sœur la
sultane, elle le pria de lui raconter une de ces hisioires^qu'il contait
si bien, mais elle désirait que ce fût une histoire terrible, qui lui
fît dresser les cheveux sur la tête. M. de Niollis, qu'on ne prenait
jamais sans vert, s'embarqua aussitôt dans le récit d'une tragique
aventure qui lui était arrivée, et que Maurice se souvint d'avoir lue
quelque part. Il y avait là dedans des brigands , des souterrains,
des situations aussi terrifiantes que les Mystères (TUdolphe. Le
marquis contait bien, et prouva qu'il s'entendait à broyer le noir
comme le rose. La comtesse paraissait suspendue à ses lèvres, elle
soulignait des yeux avec affectation les plus beaux endroits de son
discours.
Quand il eut fini, le comte d'Arolles, à qui l'histoire avait paru
longue et qui craignait qu'il n'en recommençât une autre, s'em-
pressa de dire à sa femme: — Oh! bien, la lune est dans son
plein; ma chère, si vous tenez à nous procurer des émotions, em-
menez-nous en caravane à l'extrémité de votre parc, vers cette fa-
meuse ruine où l'on prétend qu'il revient.
— De quelle ruine parles-tu? lui demanda son frère.
— Je te l'ai montrée l'autre jour. Ce sont les restes d'une vieille
abbaye de filles, qui fut saccagée pendant la révolution et dont la
dernière abbesse mourut sur l'échafaud. Tous les paysans de nos
environs jurent leurs grands dieux que son ombre s'amuse à se
promener la nuit dans le cloître; malheur à qui l'y rencontre !
— Cela est si bien prouvé, dit Gabrielle, qu'il y a peu d'années
LE FIANCÉ DE m"'' SAINT-MAUR. 273
un gardeur de moutons ayant fait la gageure d'aller passer une nuit
dans la ruine , on le retrouva au malin évanoui et comme mort.
On eut grand'peine à le rappeler à la vie; mais on eut beau le ques-
tionner, il refusa de répondre, et quelques jours plus tard il dispa-
rut subitement -sans qu'on sache ce qu'il est devenu... Mon histoire
vous fait sourire, Maurice? ajouta-t-elle en appelant pour la pre-
mière fois son beau-frère par son petit nom.
— Excusez-moi. fii-il, je crois comme à l'Évangile aux souter-
rains et aux brigands de M. de JNiollis; mais les revenans sont pas-
sés de mode.
— On croit ne pas croire, dit-elle, ce qui n'empêche pas que, la
nuit, au clair de lune, dans une solitude... En bonne foi, seriez-
vous homme à renouveler la gageure du gardeur de moutons ?
— A qui parlez-vous, Gabrielle? s'écria le comte. Vous ne savez
donc pas que Maurice est le chevalier sans peur et sans reproche ?
— Sans reproche, je ne sais ; sans peur, je le souhaite. C'est
égal, je serais bien aise de le mettre à l'épreuve. ■
Elle insista tellement sur cette plaisanterie que Maurice finit par
perdre patience. On raconte sur les bords du lac Léman qu'un jour
M'"^ de Staël se promenait en bateau avec lord Byron, et que, selon
sa coutume, elle le harcelait de ses épigrammes et de ses morales.
Lorsqu'il en eut assez : — Madame, lui cria-t-il, avez-vous jamais
vu un homme nager? — Et, piquant une tête, il regagna la rive à
grandes brassées. Le vicomte d'AroIles se tira d'affaire par une
fugue du même genre. Il se leva de table et dit à sa belle-sœur :
— Je cours, madame, où vous m'envoyez. Si j'ai le bonheur de
survivre à cette effroyable aventure, je vous raconterai demain ce
qui se sera passé entre l'abbesse et moi.
En traversant l'antichambre, il s'empara d'un châle écossais
qu'il trouva pendu à une cheville. Il arrivait au bout de la cour
lorsque son frère, ouvrant une fenêtre, lui cria : — Quel vertigo
te prend? Si tu allais là-bas, ce n'est pas une abbesse que tu y
trouverais, c'est un rhume.
— La nuit est presque tiède, lui répondit-il, et j'ai couru l'Amé-
rique sans m'y enrhumer.
Il poursuivit sa marche. Ce qu'il ne pouvait dire à son frère, c'est
qu'il éprouvait une impression de soulagement, de bien-être sin-
gulier, de délivrance, en songeant qu'il ne passerait pas cette nuit
sous le même toit que la comtesse d'Arolles.
Un quart d'heure plus tard, s'orientant de son mieux, il avait
traversé le parc, et il arrivait en vue de la ruine que la lune éclai-
rait. Il ne restait du vieux monastère que le cloître et sa double
rangée d'arcades. Par une rampe aux marches brisées, le vicomte
TOME XIII. — 187C. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
réussit, non sans butter plus d'une fois, à gagner le premier étage,
lequel consistait en un long corridor circulaire. Des cellules dont il
était jadis bordé, à peine en subsistait-il encore deux ou trois. 11
entra dans une de ces cellules, dont la grande baie défoncée s'ou-
vrait sur la campagne comme un œil béant. Au pied de la muraille
s'étendait une pelouse en pente, oii quelques chênes séculaires des-
sinaient leur ombre noire. Maurice demeura près d'un quart d'heure
accoudé sur l'appui de la fenêtre; il était aussi immobile que l'ombre
des chênes. Il ne regardait ni la lune, ni les étoiles, ni la pelouse,
et, s'il pensait à quelque chose, ce n'était pas à l'abbesse dont on
lui avait promis la visite. Il finit par se redresser, fronça le sourcil
comme s'il avait été en colère contre lui-même, secoua la tête pour
en faire tomber une pensée incommode qui lui pesait, et il dit à
demi- voix : — Tâchons de dormir.
Il regagna la galerie, où il avait aperçu, gisant parmi des gra-
vats, un chapiteau de colonne qui, faute de mieux, pouvait lui ser-
vir d'oreiller. En ce moment, il reconnut que le châle qu'il avait
apporté à son bras appartenait à sa belle-sœur. Il le jeta brusque-
ment de côté; puis, s'étant ravisé, il s'y enveloppa jusqu'aux yeux,
s'allongea sur la dalle, et, à force d'invoquer le sommeil, une tor-
peur s'empara de lui. Il venait de s'assoupir quand un bruit léger,
une sorte de grésillement assez bizarre le réveilla en sursaut. Il
leva la tête, rouvrit les yeux, les promena dans l'espace. Le cloître
était plongé dans un profond repos; il n'était hanté que par l'astre
du silence, qui a des attentions particulières pour les décombres,
pour les endroits morts, et répand ses blancs pavots sur leurs
songes. Après s'être tenu aux aguets pendant quelques minutes,
honteux de son erreur, Maurice se recoucha; mais il n'eut pas le
temps de se rendormir. Il entendit de nouveau le grésillement qui
l'avait réveillé, et cette fois il en découvrit la cause; il s'avisa qu'une
petite pluie de sable fin venait de tomber sur lui et autour de lui.
Il se secoua, se mit sur ses pieds, et ayant tourné la tête, il décou-
vrit au bout de la galerie, dans une sombre encoignure, quelque
chose de blanc appuyé contre la muraille. On a beau ne pas croire
aux revenans, quand après minuit on se trouve seul dans une
ruine, on a des étonnemens et des curiosités qu'on n'aurait pas
dans son cabinet au coup de midi. Maurice ressentit une légère
émotion en contemplant cette blancheur mystérieuse. Il lui parut
qu'elle avait forme humaine. Il ne put en douter lorsqu'il la vit
l'instant d'après se détacher de la muraille, s'avancer vers lui à
pas lents, et bientôt émerger de l'ombre. Morte ou vivante, ce ne
pouvait être qu'une femme. Elle était enveloppée dans un linceul
ou peut-être dans un domino, dont elle avait rabattu le capuchon
LE FIANCÉ DE M^'^ SAINT-MAUR. 275
sur ses yeux; un voile noir cachait le reste de son visage. Elle mar-
chait tout d'une pièce, raide comme une statue, avec une sorte
de majesté d'outre-tombe. Somme toute, c'était un revenant fort
réussi.
L'émotion de Maurice s'était bien vite dissipée. L'idée lui était
venue que, pour mettre Bayard à l'épreuve, la comtesse lui avait
dépêché l'une de ses femmes de chambre, déguisée en fantôme. Il
se prit à rire et s'écria : — Un peu de patience, madame l'abbesse,
je suis à vous dans l'instant. — A ces mots, il plia métliodiquement
son châle, le posa sur son bras, et se dirigea vers l'apparition. Le
voyant venir, elle s'arrêta, allongea le bras, prit une attitude tra-
gique et menaçante. Comme il continuait d'avancer, elle s'émut à
son tour, lui montra le dos et les talons et battit en retraite.
— Où allez-vous donc, ma chère? lui cria le vicomte. Il me tarde
de causer avec vous et de vous faire raconter les sensations que
vous avez éprouvées quand on vous coupa la tête. Elle me paraît,
ma foi! avoir été solidement rajustée sur vos épaules. — Ce disant,
il hâta le pas. L'apparition s'enfuit, légère, agile, laissant voltiger
derrière elle la traîne de son manteau. Il n'entendait pas qu'elle Iri
échappât, il se mit à courir. Elle s'enfuyant, lui la poursuivant, ils
firent deux fois le tour de la galerie. 11 gagnait du terrain, il allait
l'atteindre; il la vit chanceler, et peut-être fût-elle tombée, s'il ne
s'était trouvé là juste à point pour la recevoir dans ses bras. Hors
d'haleme, n'en pouvant plus , elle ne tenta point de se dérober à
son étreinte.
— Enfm, dit-il, je vais contempler cet effroyable visage qui rend
muets les gardeurs de moutons.
Il releva le capuchon de l'abbesse, lui ôta son voile, et il devint
muet comme le pâtre de la légende. Il venait de reconnaître un vi-
sage dont la beauté l'effrayait, une bouche et un sourire qui le
narguaient, deux yeux noirs, attachés sur lui , où brillait une
flamme étrange, et qui semblaient lui dire : Eh bien ! oui , c'est
moi; qu'allez-vous faire?
La situation était trop forte pour les nerfs et la tête du vicomte
d'Arolles. Il eut une minute d'étourdissement, pendant laquelle il
oublia qu'il se trouvait dans une abbaye en ruine qui faisait partie
du domaine de la Tour. Il se crut transporté dans ce château de
Yernange qu'il n'avait jamais vu et pour cause. Il l'habitait depuis
quelques jours, il y faisait une cour assidue à la plus belle des
baronnes qui n'ont jamais existé. Il avait réussi à lui faire partager
sa passion, il avait obtenu un rendez-vous, elle y était venue, il la
tenait dans ses bras, elle était à lui. La couvant des yeux, il baissa
lentement la tête, et il approchait ses lèvres d'une bouche cnlr'ou-
verte qui respirait le déli , quand il entendit sortir de la muraille
276 REVUE DES DEUX MONDES.
OU de sa conscience éperdue une voix qui lui criait : — Ce n'est pas
elle, c'est une autre femme, c'est la femme de ton frère.
Il fut saisi d'un frisson, d'une véritable terreur. Par un geste
violent, il repoussa la comtesse, recula précipitamment de cinq ou
six pas, mettant entre sa belle-sœur et lui toute la largeur de la
galerie. Quelques secondes plus tard apparaissait au haut de la
rampe un homme un peu gros et très réel, qui s'appelait le comte
d'Arolles. — Eh bien ! qui a gagné? cria-t-il à sa femme.
— C'est moi, répondit-elle en riant.
Elle lui montrait Maurice du doigt. — Il a eu peur, reprit-elle.
Oh ! certes, il a eu peur; regardez-le plutôt.
Geoffroy s'approcha de son frère, qui n'était pas encore parvenu
à surmonter son trouble. — En vérité, lui dit-il, tu as l'air de reve-
nir de l'autre monde. Gabrielle avait parié qu'elle te ferait peur,
j'ai eu le tort de tenir le pari; mais ce qu'une femme veut... Après
tout, petit Maurice, il ne faut pas te croire déshonoré pour cela.
Les plus grands cœurs ont leurs instans de faiblesse. Turenne , le
grand Turenne claqua des dents à la vue d'un capucin noir qu'il
avait pris pour un fantôme. Tu ne claques pas des dents, mais te
voilà pâle comme un marbre. Faut-il te faire respirer des sels?
— Je voudrais t'y voir, lui répondit Maurice en tâchant de com-
poser son visage. Quand on surprend un homme dans son premier
réveil, il n'est pas tenu d'être un héros.
En ce moment, on entendit à la porte du cloître un murmure de
voix et de gaités confuses. Tous les habitans du château avaient
accompagné M'"^ d'Arolles dans son expédition et attendaient avec
impatience qu'on leur en fît connaître le résultat. — Gabrielle,
s'écria du dehors M""^ de Niollis, que se passe-t-il donc là haut?
Combien de temps nous ferez-vous poser?
— J'ai misérablement perdu ma gageure, répondit Gabrielle. Le
chevalier sans peur est au-dessus de toutes les émotions. C'est un
homme de pierre, ma chère Hortense.
En parlant ainsi, elle regardait Maurice.
— Je vous remercie, madame, vous êtes généreuse, lui répon-
dit-il d'un ton glacial.
— C'est égal, ma chère, dit le comte , défiez-vous de lui. Vous
lui avez joué un mauvais tour qu'il vous revaudra.
Il ne faut pas calomnier la vie. Elle place des poteaux indicateurs
et des avertissemens très lisibles à l'entrée de tous les mauvais
chemins; tant pis pour ceux qui ne savent pas lire. Peut-être la
comtesse d'Arolles fit-elle un soudain retour sur elle-même, peut-
être s'avisa-t-elle tout à coup que le jeu auquel elle s'amusait de-
puis douze heures pouvait avoir de dangereuses conséquences. Le
fait est que son visage changea d'expression, et qu'elle tendit la
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 277
main à son beau-frère, en lui disant d'un ton presque bon enfant :
— Sans rancune, n'est-ce pas? — Il ne tenait qu'à lui de signer
un traité de paix avec elle; mais il effleura à peine du bout de ses
doigts la main qu'elle lui présentait et qu'elle se hâta de retirer. Elle
reprit son châle, le jeta sur ses épaules, et descendit lestement la
rampe pour rejoindre la joyeuse bande qui l'attendait.
Une heure plus tard, tout le monde dormait au château, excepté
Maurice. A la pointe du jour, il était sur pied. Séverin lui avait
écrit pour lui annoncer son arrivée. A l'heure qu'il lui marquait,
le vicomte fut l'attendre devant la grille du parc.
— Tu es doublement le bienvenu, lui dit-il, tu m'apportes ma
feuille de route. Mon frère te pressera de rester ici deux ou trois
jours. Refuse et tiens bon. — Et il ajouta d'un ton presque véhé-
ment : — Je veux m'en aller; tu m'entends, je veux m'en aller.
— Tu t'ennuies donc bien ici, mon pauvre garçon? lui répondit
Séverin étonné.
— J'ai pris en horreur cette baraque et les comédies qu'on y joue,
répliqua-t-il.
Séverin résista comme un roc à toutes les instances que lui fît le
comte d'Arolles pour le retenir jusqu'au lendemain. La comtesse
joignit ses prières à celles de son mari, elle ne fut pas plus heu-
reuse. Sa clairvoyance de femme s'en prit de son échec à Maurice,
et la chatte, qui n'avait plus de remords, sut mauvais gré à la
souris de ce qu'il lui restait assez de résolution pour tenter de lui
échapper.
Après le déjeuner, Geoffroy emmena son frère et Séverin dans son
cabinet. — Ah çà, messieurs, leur dit-il, convenons de nos faits.
As-tu réfléchi, Maurice? Cette sous-préfecture, oui ou non, l'ac-
ceptes-tu?
— J'ai réfléchi, répondit-il, et dans l'intérêt de l'administration
je la refuse.
— Alors, encore un coup, propose-moi autre chose, dit le comte
en frappant du plat de la main sur la table. Je ne te lâche pas, j'ai
juré que tu ne grossirais pas de ton aimable personne la triste foule
de ces inutiles qui sont, avec les songe-creux, la perdition de notre
cher pays.
— Il m'est venu une idée, reprit le vicomte.
— C'est heureux. Dis-la bien vite, ton idée.
— De toutes les carrières pour lesquelles je n'ai pas de vocation,
celle pour qui j'en ai le plus est la diplomatie. Ne peux-tu pas faire
de moi un attaché d'ambassade, un troisième secrétaire, et m'expé-
dier quelque part, à Athènes, à Gonstantinople, où tu voudras?
— Oh! pour cela non; quand on n'a pas d'ambition, c'est un
métier de musard. Il n'y a que les responsabilités qui tiennent un
278 REVUE DES DEUX MONDES.
homme en haleine. Puisque tu ne veux pas être sous-préfet, je te
garde h Paris, je ne te quitte pas des yeux. Aussi bien il pourrait se
présenter telle circonstance...
Séverin se chargea d'achever pour lui sa phrase, en disant : —
Quand vous serez ministre, monsieur le comte, il sera votre secré-
taire.
Le front du comte d'Arolles s'illumina. — Qui songe à être mi-
nistre? s'écria-t-il. Puei'i, favete Ungidsl
— En attendant, reprit Séverin, ne pourriez-vous faire attacher
Maurice au ministère des affaires étrangères?
— Je ne dis pas non, j'y penserai.
— Fort bien, dit à son tour le vicomte; mais, si j'ai voix au cha-
pitre, je fais mes conditions. Je crois qu'il est fâcheux dans ce
monde de demeurer sur un échec de sa volonté; cela porte mal-
heur.
— Est-ce bien lui qui parle? fit le comte en poussant le coude de
Séverin. Monsieur Maubourg, vous êtes ventriloque.
— Ah! si l'on refuse de m'écouter..,, reprit Maurice.
— Je t' écoute de mes deux oreilles,
— J'ai fait mes études de droit tant bien que mal, poursuivit-il
d'un ton délibéré.
— Plutôt mal que bien.
— Mieux que tu ne crois ; il y a des gens à qui la science vient
en boulevardant. Quand la gueiTe a éclaté, j'allais prendre ma li-
cence. Je la prendrai.
— Bans six ans?
— Dans six mois, après quoi tu feras de moi ce qu'il te plaira.
— C'est sérieux?
— Je t'en donne ma parole.
— Ta parole vaut de l'or, lui dit Geoffroy en lui serrant la main,
tu ne la prodigues pas; jusqu'à ce jour je n'avais pu obtenir de toi
rien qui ressemblât à un engagement.
Convaincu de la sincérité de son frère, il approuva chaleureuse-
ment sa résolution, et en effet Maurice était sincère. Peut-être sa
pensée de derrière la tête était-elle de gagner du temps, peut-être
avait-il quelque autre intention.
— Ya, mon fils, lui dit Geoffroy, nourris soigneusement ce beau
feu,... sors vainqueur d'un combat dont Simone est le prix!
On annonça que la voiture qui devait emmener à Bayonne le vi-
comte et son ami était avancée. Ils cherchèrent M'"' d'Arolles pour
lui faire leurs adieux. Elle était sortie.
— Ma chère marquise, pourriez-vous me dire où est ma femme?
demanda le comte d'Arolles à M'"« de Niollis, qui à son ordinaire se
promenait dans le jardin avec un livre..
Mit
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 279
— Mon cher comte, pourriez-vous me dire où est mon mari? lui
répondit-elle en souriant du bout de son nez pointu , comme le bû-
cheron de Rabelais.
Maurice et Séverin avaient dépassé la grille du parc et roulaient
sur la route de Bayonne, quand ils virent arriver un break attelé
de quatre chevaux noirs, qui allaient comme le vent. M. de Niollis,
qui les conduisait, les avait lancés à toute vitesse; on aurait pu
croire qu'ils avaient pris le mors aux dents. Le break contenait six
jeunes femmes, dont cinq craignaient un accident et poussaient des
cris aigus, tandis que la sixième, qui était la comtesse d'Arolles, se
moquait sans miséricorde de leur effroi. Lorsque les deux voitures
se croisèrent, elle n'eut que le temps de crier à son beau-frère : —
Bon voyage ! nous nous reverrons à Paris.
Il la salua; Séverin, qui avait les yeux sur lui, le vit pâlir. Mau-
rice s'aperçut que son ami le regardait, et, affectant un ton de froide
indifférence : — Je plains mon frère, lui dit-il, car il a épousé la
perle des enfans gâtés.
Pendant le reste du jour, il fut taciturne, et Séverin respecta son
silence. Il réussit à dormir dans le chemin de fer ; il se réveilla près
de Bordeaux et poussa un grand soupir de soulagement en suppu-
tant le nombre de kilomètres qui le séparaient du château de la
comtesse d'Arolles, M. Maubourg le père avait une affaire en sus-
pens dans les environs de Gien, il avait chargé son fils de la régler
à son retour. Séverin avertit Maurice qu'il prendrait congé de lui à
Orléans et le laisserait continuer seul sa route sur Paris.
— Soit , lui dit Maurice, mais tu te rappelles ce que tu m'as
promis.
— Qu'ai-je bien pu te promettre?
— De t'en aller à Fontainebleau et d'y faire la connaissance de
M^''' Saint-Maur.
— A quel titre me présenterai-je ?
— A titre d'ambassadeur; je te donnerai, si tu veux, des lettres
de créance. Par la même occasion, tu expliqueras au colonel que je
ne suis pas encore sous-préfet.
— Tu lui donneras toi-même tes explications, répondit Séverin.
— Non, tu t'en tireras mieux que moi. Je n'ai jamais su causer
avec ce bouillant colonel; c'est un de ces esprits qui, comme Guz-
man, ne connaissent point d'obstacle, qui vont droit devant eux
comme un boulet de canon. Je me jette de côté pour éviter le bou-
let, et il en résulte qu'il me reproche de manquer de conversation.
Vous vous entendrez à merveille. Je t'ai vanté à lui comme un phé-
nix, il sera charmé de te voir. Tu lui diras que, si je ne suis pas
sous-préfet, j'ai pris l'héroïque résolution de retourner sur les bancs
de l'école, que dans six mois je serai licencié en droit, que trois
280 REVUE DES DEUX MONDES.
mois plus tard, jour pour jour, je ne puis manquer d'être nommé
ambassadeur à Londres, que c'est toi qui en réponds, et qu'il con-
vient d'ajourner jusqu'alors la cérémonie de mon mariage. Je ne me
soucie pas d'avoir une femme qui se demande chaque matin avec
une inénarrable anxiété : — Aura-t-il trois boules blanches, ou
deux rouges et une noire? J'ai connu dans le temps une actrice cé-
lèbre qui avait des bontés pour un élève en rhétorique. Elle s'éva-
nouit de bonheur en recevant au milieu d'une répétition une dé-
pêche ainsi conçue : « 0 mon ange, je suis bachelier! » Évitons le
ridicule, c'est le premier article de ma morale.
— Mon cher ami, lui répliqua Séverin, traitons délicatement les
questions délicates. Si tu es résolu, comme je le crois, à ne jamais
épouser ta cousine, il faut le lui dire franchement et lui rendre sa
liberté.
— Yoilà où tu te trompa, reprit Maurice. J'ai jeté la plume au
vent, le vent a tourné et me pousse à la côte; or je n'ai pas de rai-
sons de préférer à M"^ Saint-Maur tel autre parti qu'on pourrait me
proposer. Il se peut qu'en l'épousant je fasse une sottise, il se peut
aussi que j'en fasse une en ne l'épousant pas. Je compte sur toi
pour me tirer de cette incertitude.
— Bien obligé, je n'accepte pas le paquet.
— Entends-moi donc jusqu'au bout, on ne rembarre pas ainsi
les gens. Ma seule inquiétude est que Simone ne soit une petite fille
parfaitement nulle. Je suis résolu à la voir par tes yeux ; tu exami-
neras, tu apprécieras, tu décideras. L'autre jour, dans le château
que tu sais, un volume de Vauvenargues m'est tombé dans les
mains, et j'ai lu ceci : « Je suis faible, inquiet, farouche, sans goût
pour les biens communs, opiniâtre, singulier, tout ce qu'il vous
plaira. » Me voilà bien, me dis-je, et Vauvenargues m'avait connu.
Eh bien ! mon cher, quand on est farouche et tout ce qu'il vous
plaira, on renonce à se gouverner soi-même, et quand on a le bon-
heur d'avoir sous la main un architecte aussi raisonnable qu'obli-
geant, on l'emploie. 11 y a cela de bon dans la raison, que lorsqu'il
y en a pour un, il y en a pour deux.
Séverin se défendit énergiquement d'accepter la singulière mis-
sion que lui imposait le vicomte. Il argumenta, protesta; mais
Maurice le pressa tant qu'il finit par céder. En le quittant à la gare
d'Orléans, il lui promit que dans quelques jours il se rendrait à
Montargis et de Montargis à Fontainebleau, pour s'assurer si, oui
ou non, M"' Simone Saint-Maur était une petite fille parfaitement
nulle.
Victor Cherbuliez.
{La seconde partie au prochain n°.)
LE MONT ATHOS
UN VOYAGE DANS LE PASSE.
Quel esprit amoureux des études historiques n'a passionnément
rêvé de revivre une heure dans un des siècles lointains pour en
surprendre la physionomie, les mœurs, l'état de pensée? Voir avec
toute la clarté de la vue contemporaine une de ces époques dont le
souvenir nous arrive faussé par l'ignorance ou la passion, et que
tous les efforts de la critique ne peuvent restituer avec assez d'au-
torité pour nous convaincre, ce ne serait pas seulement un plaisir
délicat; pour telle période obscure, ce serait la fin des angoisses
de la conscience humaine. Ce rêve est moins chimérique qu'il ne
semble; pour le réaliser en partie, il suffît de s'attacher à ce prin-
cipe tutélaire d'où sortira le redressement de bien des erreurs :
pour l'ensemble de la famille humaine, les phases de l'histoire sont
non pas successives, mais bien plutôt synchroniques. — En cher-
chant judicieusement autour de lui, dans ce vaste monde, l'histo-
rien peut toujours trouver chez les races attardées les types vivans
des sociétés passées, de même que l'astronome, en interrogeant le
système céleste, arrivera à reconnaître dans quelques-unes des pla-
nètes les types actuels des métamorphoses par lesquelles a passé la
nôtre à ses origines. Dans cette voie, le grand initiateur sera tou-
jours l'immobile Orient, la terre féconde en surprises. Le secret
de l'histoire! c'est peut-être celui que garde son sphinx à l'entrée
de ses déserts.
Nous lui avons dû la solution de plus d'un problème de ce genre;
nous voulons demander aujourd'hui à l'une de ses plus étonnantes
reliques la révélation d'une époque fort peu connue, du moyen âge
byzantin. Ce sont les moines du mont Athos qui se chargeront de
soulever le voile. Depuis longtemps, notre curiosité était éveillée sur
cette république théocratique , épave intacte laissée par les sièclPg
282 REVUE DESr DEUX MONDES.
sur une côte perdue de la mer Egée. Nous savions que ses monas-
tères étaient autant de musées où l'on retrouvait armé de toutes
pièces cet art byzantin dont les documens sont si rares partout ail-
leurs; on nous promettait, au prix de quelques jours de vie ascé-
tique, un voyage au cœur du xii^ siècle. L'occasion attendue se
présenta enfm, et au mois de juillet de cette année nous nous em-
barquions sur un bâtiment turc chargé de pèlerins, qui devait
nous conduire directement à la montagne sainte, naturellement fort
oubliée par les itinéraires des paquebots.
A peine installés à bord du bateau qui nous emporte hors de l'ac-
tivité mercantile de la Corne-d'or, nous nous sentons au seuil d'un
autre monde. Avec le capitaine génois et les quelques marins turcs
qui dirigent la lourde machine, nous sommes les seuls profanes
parmi tant de saintes gens. Le clergé de haut rang occupe l'arrière,
partagé en deux camps : d'un côté le métropolitain de Nicée et l'ar-
chevêque de Larisse, se rendant en mission à l'Athos, entourés de
nombreux acolytes, de l'autre des dignitaires du couvent russe de
Saint-Pantéleimon. Les rapports sont froids entre ces deux groupes,
et nous en dirons la cause. La conversation s'engage pourtant à
table : le petit vin dalmate rapproche les cœurs, et sous sa bénigne
influence le vieux métropolitain nous porte de nombreuses santés
en commentant jovialement le texte de Fapôtre : « nous sommes
tous frères. » Remontés snr le pont, les hiératiques personnages
reprennent tous leurs avantages extérieurs de gravité plastique.
Assis côte à côte sur les bancs, leurs chapelets à la main, éclairés
d'en bas par la lumière qui filtre des claires -voies, ils profilent
sur le ciel leurs bonnets noirs et leurs longues barbes blanches,
raides et majestueux; on dirait d'une de ces fresques aux teintes
sombres où se déroulent les assemblées conciliaires, dans la nuit
des nefs byzantines, au-dessus des lampes de l'autel. — Sur l'avant
grouillent les pèlerins de bas étage, et Dieu sait s'il y en a, gens
de toute langue et de toute race. Russes, Grecs, Albanais, Bul-
gares, popes, caloyers, tous sordides et pittoresques, parqués sur
les planches comme un troupeau de moutons ; ils se sont endor-
mis les uns sur les autres, dans un indescriptible fouillis de mem-
bres humains; à la clarté vague des fanaux, roulés dans des cou-
vertures blanches aux plis de suaire, étendus ou recroquevillés
pêle-mêle parmi leurs fusils et leurs sacs, tous ces corps immobiles
donnent au pont l'aspect lugubre d'un champ de bataille jonché
des proies de la mort un soir de défaite. — Quelques-uns se sou-
lèvent et s'accroupissent sur leurs genoux pour contempler en fre-
donnant des cantiques les splendeurs nocturnes : le croissant qui
surgit à l'horizon et laboure les vagues comme un soc de charrue,,
y traçant d,es sillons d'or. Le navire fuit devant lui, crachant sa
LE MONT ATHOS. 283
fumée noire aux étoiles, d'où tombent les rêves coutumiers de la
nuit de mer, les griseries du cerveau, les libres élans de l'âme,
les ressouvenirs mélancoliques de la vie errante.
Le matin du second jour, entre les îles d'Imbros et de Lemnos,
nous distinguons la haute pyramide de l'Athos, qui grandit devant
nous jusqu'au soir. Ce sommet, qui commande l'horizon de tous les
points de l'Archipel, a toujours exercé un singulier prestige sur
l'imagination des navigateurs. Les anciens prétendaient que son
ombre couvrait au couchant l'île de Lemnos, distante de plus de
cent milles; le sagace Pline répète cette fable après Hérodote; le
pèlerin de Nuremberg, le bon frère Faber, l'em-egistre avec res-
pect. Que de temps il a fallu à l'esprit humain pour tenter cet effort
si simple, — de contrôler le témoignage de la légende par celui de
ses propres yeux !
Le navire contourne de nuit les parois à pic de la montagne, où
la lune tire de l'ombre de nombreuses taches blanches : ce sont les
monastères. A deux heures du matin, il jette l'ancre devant la plus
apparente d'entre elles : nous sommes arrivés au couvent russe de
Saint-Pantéleimon. Alors commence pour nous une vision dantesque
et la lutte de la raison contre une réalité plus chimérique que tous
les rêves. Des barques montées par de maigres ombres aux longs
bonnets noirs, aux cheveux pendans, accourent dans les ténèbres
et s'attachent aux flancs du bateau ; ces rameurs fantastiques nous
enlèvent silencieusement et nous portent au rivage. D'autres ombres
semblables attendent en foule sur un petit môle, promenant des lan-
ternes dont la clarté leur prête une vie factice. Elles nous précèdent,
nous montons quelques minutes les lacets d'un chemin de ronde
entre de hautes murailles; par un porche voûté, profond comme un
portail de forteresse, surchargé d'icônes qui sourient mystérieuse-
ment à travers les grillages de leurs cadres, où brûlent des lampes,
nous pénétrons dans une cour spacieuse, entourée d'églises et de
corps de logis : ces derniers s'étagent à perte de vue sui' nos têtes
dans un désordre inextricable. Sur le pavé de la cour, rayé par les
caprices de la lune, un peuple de moines, spectres noirs et muets,
glissent avec des allures de fantômes : autour de nous, toute réalité
fuit dans la nuit et le silence. Là -haut seulement, en levant les
yeux, nous apercevons au dernier de ces étages accumulés sur la
montagne une façade d'église illuminée : des flots de lumière et des
chants lentement psalmodiés s'échappent de ses fenêtres, tombent
du ciel dans ces profondeurs. — Nous voici en plein merveilleux
et, comme on nous l'avait promis, en plein moyen âge. Essayons
donc de reprendre à ses origines un passé qui ne se distingue guère
du présent pour mieux comprendre les spectacles qui vont se dé-
rouler sous nos yeux.
28/i REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Entre les golfes de Salonique et de Gontessa, la péninsule chal-
cique projette vers l'Archipel trois promontoires égaux , séparés
par les baies profondes de Gassandra et de Monte-Santo. La plus
orientale de ces langues de terre, celle que les anciens appelaient
Acte, est une étroite arête de montagnes, longue d'environ 60 kilo-
mètres, qui s'élève graduellement depuis l'isthme étranglé où elle
prend naissance jusqu'au sommet de 1 Athos, haut de 2,000 mètres.
Ces cimes malaisées et les forêts impénétrables qui en couvrent les
versans devinrent de très bonne heure pour l'ascétisme chrétien
une seconde Thébaïde. Aux époques troublées du moyen âge orien-
tal, la presqu'île offrait aux populations grecques d'Europe et d'Asie,
lasses d'un état social intolérable, les séductions d'un climat heu-
reux, d'une nature magnifique, d'une retraite isolée, forteresse na-
turelle à l'abri des invasions et des tyrannies qui désolaient le
bas-empire. Dès le ix^ siècle, les solitaires qui y affluaient isolément
se groupent en communautés monacales, et constituent la répu-
blique quasi -autonome qui fonctionne encore aujourd'hui. Non
moins que la ferveur des premiers cénobites, les largesses et les
privilèges octroyés au petit état par les empereurs byzantins, dont
plusieurs y vinrent finir leurs jours, assurèrent à la montagne sainte
une considération et une opulence croissantes : de là à la vénération
religieuse, la transition était naturelle pour des populations orien-
tales; cette vénération et l'affluence des pèlerins qu'elle entraîne le
cèdent à peine, même de nos jours, à l'attraction des lieux saints
de Palestine.
Au X* siècle, les bulles impériales attestent l'existence des plus
anciens monastères, Lavra, Vatopédi, Iviron, Xéropotamo. Un peu
plus tard, les princes slaves arrivent à l'Athos, et rivalisent de gé-
nérosité avec les Gomnène. Stéphan Némania, grand -joupan de
Serbie, reconstruit le couvent serbe de Ghilandari en 1197. Son fils
Saba, l'une des figures légendaires de la vieille montagne byzan-
tine, prend l'habit à Roussicon, et devient igoumène de Vatopédi.
Les donations affluent avec ces illustres néophytes, la fortune mo-
nastique se traduit par des fondations nouvelles et des achats de
terres au dehors, l'Athos ceint son front chenu d'une couronne d'é-
glises et de couvens. La conquête latine suspend brusquement le
cours de ces prospérités pendant la première moitié du xiii^ siècle :
les compagnons de Baudouin refluent sur la Roumélie, en quête de
fiefs; un seigneur franc se bâtit un château -fort dans la montagne
sainte, sans doute un de ces donjons à mine insolente qui se mirent
encore au fil de l'eau sur les promontoires rocheux du versant nord-
LE MONT ATHOS. 285
est. Le barbare d'Occident, dont les scrupules se sont usés de longue
date à piller les moines lombards ou rhénans, est peu sensible aux
dolentes litanies de ces schismatiques et les rançonne sans pitié. En
même temps, à l'instigation d'Innocent III, une tentative est faite
pour latiniser le principal centre monastique de l'orthodoxie. Les
Amalfitains , ces infatigables pionniers qu'on retrouve à l'avant-
garde de toutes les entreprises occidentales en Orient, fondent le
couvent catholique d'Omorphonô , dont les ruines abritent aujour-
d'hui des chevriers sous un toit de lierre, dans un des sites les plus
pittoresques de la presqu'île.
Cet orage a passé pourtant : l'autocrator orthodoxe est rendu à
ses peuples; le Paléologue sera aussi dévot, aussi généreux, aussi
paternel pour les cénobites que l'avait été le Comnène. C'est, du xiii®
au xv« siècle, l'époque de la pleine floraison monastique; de toutes
les couches de cette société byzantine troublée , blasée, surmenée,
des recrues arrivent dans la tranquille retraite. La faveur impériale
et les largesses qui la traduisent permettent d'édifier de nouveaux
monastères : Simopétra, Aghios-Dionysios , Castamoniti, s'élèvent;
un art appauvri déjà, mais facile et fécond, emplit les églises et les
trésors conventuels de ses productions diverses. Comblés par les
maîtres de Byzance, les moines ne le sont pas moins par les des-
potes du Danube; ils ménagent prudemment ces barbares, dont la
main hardie déchire chaque jour l'empire de Constantin tout le long
du Balkan ; dans les fresques de cette époque, Andronic et Alexis,
ceints du globe à l'aigle éployée et couverts de la pourpre romaine,
se mêlent familièrement aux robes de fourrures, aux bonnets à
aigrettes des rois bulgares, des krals de Servie, des voïvodes
d'Hungro-Valachie; au bas des chrysobulles qui s'entassent aux ar-
chives, apportant des fermes, des villages, des droits régaliens, les
sceaux de l'empire se heurtent aux croix slavonnes ; à la porte de
l'église, la charte de fondation est reproduite avec la même con-
fiance, qu'elle soit en lettres grecques au nom du basilcus ou en
caractères cyrilliques à celui du tsar. Les témoins matériels laissés
ici par le temps donnent une image fidèle de cette anarchie du bas-
empire, de cette confusion de pouvoirs au milieu desquelles la pru-
dence monastique savait naviguer à son plus grand profit. L'in-
fluence des solitaires rayonnait d'ailleurs en dehors de leur retraite:
dès le xiv^ siècle, ils deviennent une puissance morale dans la
monarchie, les médiateurs écoutés des querelles qui la déchirent,
Nous retrouvons ici les fortunes monacales si communes dans notre
société féodale des premiers siècles; un religieux part pour Byzance
son bâton à la main; son renom de sainteté retentit dans le concile,
sa souplesse à l'intrigue trouve le chemin de la chambre royale :
du gouvernement de son monastère, il passe à celui de l'église
286 REVUE DES DEUX MONDES.
orientale et finit sur le trône patriarcal de Sainte-Sophie, à moins
qu'abreuvé de dégoûts il ne revienne à sa montagne bâtir un nou-
veau couvent, comme le fondateur de Stavronikita , le patriarche
Jérémie , et mourir une seconde fois au monde sous la bure brune
du caloyer.
Tandis que la république athonite grandissait et s'émancipait de
plus en plus dans le chaos byzantin, qu'elle attirait à elle tout ce
qui restait de sécurité, d'aisance et de lueurs intellectuelles, l'em-
pire s'effondrait. Un jour vint où les guetteurs de la tour avancée
qui protège le couvent de Lavra signalèrent en mer, au lieu de la
trirème à la proue dorée chargée des présens royaux , une lourde
tartane, portant le croissant à son enseigne. Ce n'étaient plus ces
pirates barbaresques qu'on avait tant de fois repoussés depuis trois
siècles, c'était un amiral de Mahomet qui venait imposer la loi du
vainqueur de Byzance. Cette fois encore la diplomatie des moines
ne fut pas en défaut : le bon accueil fait aux nouveaux maîtres de
l'Orient leur valut la confirmation de tous leurs privilèges. En paix
avec les sultans, favorisés par quelques-uns, comme Sélim le Ma-
gnifique, qui rebâtit Xéropotamo, ils continuèrent à s'appuyer sur
les princes serbes et valaques, et de plus en plus sur les tsars de
Moscou. Ils se maintinrent ainsi jusqu'au commencement de ce
siècle : à ces époques prospères, leur nombre se serait élevé à plus
de dix mille. C'est à la fin de cette courte esquisse de leur histoire
qu'il faut chercher les ombres. Les ressentimens de la Porte à la
suite de la guerre de l'indépendance s'étendirent aux moines atho-
nites : la diminution de la ferveur religieuse, partant des néophytes
et des donations, imprima un temps d'arrêt, puis une rapide déca-
dence à la communauté; la sécularisation des biens ecclésiastiques
en Moldo-Valachie, d'où elle tirait la meilleure part de ses revenus
sur les legs des anciens voïvodes, lui porta surtout un coup mortel;
enfin, si peu qu'il ait soufflé sur l'Orient, l'esprit du siècle a touché
au vénérable édifice : c'est dire qu'il menace ruine. Nous aurons
occasion de signaler les autres causes de l'anémie dont se meurt la
pieuse nation en l'interrogeant sur sa valeur actuelle; toujours est-
il que nous l'avons trouvée réduite à 5,000 âmes environ, suivant
l'estimation la plus favorable à 6,000.
Cette population est exclusivement composée de religieux soumis
à la règle de saint Basile. L'usage de la viande, du tabac, des bains,
leur est inconnu. Ils portent uniformément une robe de laine noire,
toute la barbe, et toute la chevelure ramenée en nattes sous un haut
cylindre d'un tissu grossier. L'église orientale a conservé l'antique
croyance nazaréenne que le fer ne doit pas toucher la tête de ceux
qui se vouent au Seigneur : non tanget capnl novacula, disaient les
parens de Samson. Les moines n'ont pourtant pas à craindre les
LE MOî*T ATHOS. 287
ciseaux de Dalila; la particularité la plus curieuse de leur règle est
la prohibition absolue faite à toute femme, à tout enfant, à tout ani-
mal femelle, de pénétrer sur le territoire de l'Athos. Ces défenses
puériles, pour ne pas dire révoltantes, n'ont jamais été enfreintes
depuis dix siècles : elles contribuent plus que toute chose à don-
ner un caractère étrange à ce coin de terre, mis hors la loi de
nature aussi loin que la fureur ascétique peut la poursuivre.
Il nous reste à exposer l'organisation toute fédérale et représen-
tative de la république monacale. Vingt monastères chefs se parta-
gent le territoire de la presqu'île, les shjles (1) ou petits couvens
suffragans, et les nombreux ermitages qui le peuplent. Ces vingt
monastères envoient chacun un député à l'assemblée générale, qui
siège dans la petite ville de Karyès, chef-lieu de la province : cette
assemblée choisit parmi ses membres les cinq délégués qui compo-
sent Vépistatie ou conseil exécutif chargé de l'administration des
affaires communes; elle élit tour à tour dans chaque couvent et pour
un an le protathos: c'est le magistrat suprême de l'état monastiquCf
chargé de promulguer et d'appliquer les décisions de l'assemblée
et du conseil. Une taxe payée par les couvens, à raison d'une livre
turque (23 francs) pour chacun de leurs habitans, constitue ce qu'on
pourrait appeler le budget fédéral mis à la disposition de ce gou-
vernement. Ajoutons qu'il fonctionne sous la haute direction du pa-
triarche œcuménique , juge en dernier ressort de toute modification
apportée aux antiques règlemens et de tout cas litigieux. Quant aux
relations de la communauté avec la Porte, elles se bornent à l'envoi
d'un léger tribut annuel (600 livres turques, 13,800 francs); le cai-
rnakam chargé de le prélever réside à Karyès, attestant par sa pré-
sence fort inolïensive un lien de suzeraineté tout nominal : ce fonc-
tionnaire et les quelques gendarmes albanais chrétiens dont il
dispose sont les seuls habitans laïques du territoire : ils n'y sont
admis qu'en se soumettant aux prohibitions édictées contre le sexe
qui fait trembler l'Athos, depuis la femme jusqu'à la poule.
Les vingt couvens et leurs skytes se distribuent assez inégale-
ment dans toute la presqu'île, sur les deux versans de la chaîne,
La plupart baignent leurs vieux murs dans la mer, au pied des
pentes plus douces du versant oriental; d'autres la commandent du
haut de quelque saillie de rocher sur les parois abruptes du ver-
sant occidental; les plus sauvages se dérobent dans les gorges boi-
sées du centre. Avant d'entreprendre le tour du monde monacal, le
voyageur doit se rendre à Karyès pour échanger les lettres patriar-
(1) On donne indiffcremment ce nom (du copte schiet) à ces couvens, aux ermitage»
et aux solitaires qui les habitent.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
cales qui sont le « Sésame, ouvre-toi » de la sainte montagne, contre
une autorisation circulaire du protathos.
Saint-Pantéleimon est situé à l'ouest, sur le golfe d'Hagion-Oros;
les mulets ne mettent que trois heures pour franchir la crête au-
dessus du couvent russe et redescendre sur Karyès, blottie dans les
plis de l'autre versant. Nous nous élevons subitement, par des
rampes en lacets, dans un paysage d'un vigoureux caractère; aux
■maigres vêtemens des collines méridionales, aux fourrés de lauriers,
de chênes nains et d'arbousiers, succèdent bientôt les robustes es-
sences de nos pays, chênes, érables, châtaigniers et pins. La chan-
son des torrens invisibles monte du creux des ravins sous ces fu-
taies séculaires; le sentier plonge dans les piis où ils se dérobent,
franchit leurs pierres roulantes, gravit des degrés pratiqués dans
le rocher pour les pieds des mules, se perd de nouveau sous les hal-
liers. En nous retournant, nous apercevons au-dessous de nous, à
l'issue des gorges qui vont en s'évasant vers la côte, de grands
triangles de mer endiamantés de soleil qui rient à l'ombre épaisse
de ces forêts.
Nulle autre part, dans les sobres paysages du Levant, la nature
ne déploie ce luxe alpestre et ne se produit avec cette intensité fé-
conde. C'est ce qui rend si bizarre et toujours présent le contraste
entre cette terre palpitante des puissances de la vie et le cadavre
social qui y a élu son tombeau. Çà et là des maisons grises, des
coins de champs cultivés apparaissent sur la montagne ; des robes
noires sortent des portes et des sillons. D'autres croisent notre
route, menant les bêtes de somme, les troupeaux, ou traînant la
besace et le bâton du mendiant. — Sur le versant occidental sur-
tout, dans les vallées élargies où les cultures et les pâturages trou-
vent place, ces ombres de vie se multiplient. Vu de haut, l'amphi-
théâtre qui s'étend à nos pieds jusqu'à la mer paraît habité et riant.
Le front chauve de l'Athos, pyramide de pierre nue, toute dorée aux
feux du midi, le domine à notre droite; au-dessous de lui, les sapins
et les érables se disputent seuls les régions hautes : sur les nombreux
contre-forts qui en naissent et viennent mourir au bord de l'eau,
des maisons isolées, des hameaux, des couvens, montrent leurs
têtes blanches dans la verdure; sur la côte, d'un dessin gracieux
et accidenté, un cordon de monastères s'avance avec les promon-
toires, se dérobe avec les baies, profile ses tours féodales sur l'ho-
•'zon de mer que ferment au loin, noyés dans une vapeur lumineuse,
les sommets de Thasos, de Lemnos et de Samothraki.
Nous descendons à travers des vignes et une forêt de noisetiers,
dont les fruits convertis en eau-de-vie représentent un des princi-
paux produits du pays, sur les premières maisons de Karyès. C'est
LE MONT ATHOS. 289
un gros village éparpillé dans la verdure, tout pittoresque, tout
murmurant de chutes d'eau; les moulins chevauchent en équilibre
sur les canaux, les galeries de bois des maisons à la turque se dé-
robent sous des tentures de vigne folle et de sureau : on se croirait
dans un bourg du Tyrol. Ce serait une toute souriante et charmante
rencontre, si cette bonne physionomie villageoise était animée par
quelques jeunes mères filant sur leurs portes, par quelques cris
d'enfans au sabot du cheval broyant le pavé humide, par le caque-
tage des poules et l'aboi des chiens; mais non : au bruit de notre
caravane, les bonnets noirs sortent seuls des lucarnes, suivis par
des faces émaciées, des yeux errant vaguement aux immenses pays
de l'ennui. A mesure que nous pénétrons au cœur de la bourgade,
dans l'unique rue bordée par les échoppes du bazar, nous sentons
croître l'impression d'étrangeté et de tristesse produite par cette
ville, que n'est jamais venu bénir un berceau ni honorer un atelier.
Accroupis dans les boutiques, les caloyers débitent la bimbeloterie
orthodoxe, chapelets, croix de nacre, bois^sculptés, grossières xylo-
graphies où se déroule la légende dorée de l'Athos; des étoffes, des
ustensiles de ménage et des fruits complètent les ressources de ce
marché.
Après avoir dépassé la vieille église, métropole de la montagne,
où nous reviendrons à loisir, on nous introduit dans une maison à
galeries de bois extérieures, d'assez méchante apparence; c'est le
konaq, l'hôtel du gouvernement. Le caimakam nous reçoit, entouré
d'une demi- douzaine d'Albanais qui nous présentent des fusils à
silex et d'opulentes fustanelles. Ce fonctionnaire fantôme est un
musulman d'Épire : il parle le grec plus volontiers que le turc, vit
en parfaite intelligence avec ses voisins les épislates et passe ses
journées dans son divan ou dans le leur, à fumer l'éternelle ciga-
rette qui finit par symboliser à l'esprit du voyageur l'autorité otto-
mane. — Notre caimakam est d'ailleurs la plus débonnaire, la
plus oisive et la plus déguenillée des autorités de l'empire. Après
avoir épuisé avec lui le vocabulaire obligé des conversations offi-
cielles en Turquie, les complimens sur la bonté de l'eau, la douceur
du climat, la beauté des forêts et la qualité du tabac dans son dis-
trict, nous lui demandons de nous conduire au conseil de la mon-
tagne sainte qui nous attend dans une salle voisine.
La porte s'ouvre; on nous introduit dans le vénérable chapitre :
jamais peut-être nous n'avons éprouvé à un degré aussi absolu la
sensation de la chute dans le passé, même en descendant dans les
hypogées de Saqqarah et de Thèbes, où les momies vous reçoivent
dans l'intimité de leurs habitudes quotidiennes d'il y a six mille
ans. — Les épistates sont assis le long du mur : en tête, sur la ca-
TOME xin. — 1876. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
thèclre et sous l'image de la Panagia, \q proiathos-, à côté de lui,
un greffier penché sur son calame. Tout est noir sur les mornes
personnages, sauf les longues barbes blanches qui ondoient unifor-
mément sur la poitrine et les faces de cire qu'aucune inquiétude de
pensée n'a jamais plissées. Cette expression de calme indicible et
d'atonie est décuplée par le vague du regard; éteint aux passions
du corps et de l'âme, il n'est plus ce reflet de la clarté intérieure
qui a fait appeler du même mot, dans la vieille poésie grecque,
l'homme et la lumière. Les prélats nous parlent lentement dans
cette langue morte, faite de débris hellènes et byzantins, qui achève
l'illusion. La conversation se borne aux banalités précédemment
échangées avec le caimakam : on sent qu'il serait difficile de de-
mander un autre effort de pensée à nos interlocuteurs, et pour-
tant on n'essaie pas de lutter avec le profond respect qui se dégage
de cette majesté extérieure,, matérielle, si l'on peut dire. En cher-
chant à l'analyser, nous n'y trouvons toujours qu'une même cause :
ces vieillards ont huit cents ans, le double peut-être. — Ne sommes-
nous pas à Ghalcédoine ou à Éphèse, dans un des comités de l'as-
semblée conciliaire? Eutychès et Eusèbe, Photius et Léon peuvent
entrer, développer leurs subtiles rêveries : leurs costumes, leur
langue, leurs idées ne différeront presqu'en rien de ce que nous
voyons : ils parleront à leurs auditeurs sans qu'une dissonance
de pensée trahisse ce travail du temps qui a mis un abîme entre
eux et nous; ils seront chez eux plus que nous dans ce milieu con-
temporain, où rien ne saurait nous étonner, hormis de nous y voir.
Le greffier échange notre lettre patriarcale contre un permis
timbré du sceau à quatre pièces du protathos ; un diacre apporte
les confitures et le café. Puis le « premier homme d'Athos » se
lève : on lui remet un bâton à pomme d'argent où sont gravés les
noms des vingt couvens, et il nous mène processionnellement visi-
ter l'église de la Vierge avant de nous reconduire au skyte russe
de Saint-André, où nous logerons. On nous donne des chevaux so-
lides, un père russe pour guide, un Albanais pour escorte. Nous
partons en cet équipage, à travers les collines profondément dé-
coupées qui s'abaissent vers le nord sous leur opulent manteau de
chênes et de platanes, pour aller frapper à la porte des monastères
perdus dans leurs plis et revenir par ceux de la côte. Ainsi chevau-
chaient les voyageurs du xii'' siècle, en compagnie de moines et
d'hommes d'armes, demandant l'hospitalité aux abbayes et la payant
du récit des faits de guerre et de politique.
Il serait oiseux de raconter ici chacune de ces journées sem-
blables à la veille, de décrire chacun de ces couvens identiques à
eux-mêmes; nous retrouvons dans tous, avec une uniformité mo-
LE MONT ATHOS. 291
nastique, même plan général, même caractère, même accueil. Mal-
gré sa monotonie, notre vie a un attrait puissant : la fidélité scru-
puleuse avec laquelle elle nous rend la vie d'autrefois; pas une
habitude, un usage actuellement dans nos mœurs auquel nous
puissions nous ressaisir, pas une de nos minutes qui ne soit em-
pruntée aux siècles passés. — Nous avons aperçu à travers une
clairière de forêt ou au tournant d'un promontoire l'enceinte de
hautes murailles et les dômes trapus d'un monastère; TrUbanais
décharge son long fusil pour annoncer les voyageurs; nous met-
tons pied à terre devant une porte massive, précédée parfois d'un
pont-levis jeté sur le torrent; un corridor voûté, tortueusement
pratiqu é dans le ventre des tours, et dont les ténèbres ne sont
éclairées que par des lampes brûlant devant les icônes, donne accès
dans la cour intérieure. L'igoumène, majestueusement entouré de
ses moines, nous attend à l'entrée de sa sainte forteresse. Après les
premiers complimens, tous les noirs personnages, la tête envelop-
pée de ce long voile de deuil appelé kalimafkon^ s'engagent devant
nous dans les détours du porche, se déploient dans la grande cour,
jonchée de feuilles de laurier en notre honneur, et nous précèdent
à l'église en psalmodiant un chant grave, appuyé de volées de
cloches carillonnantes. Rien ne peut rendre la solennité puissante,
un peu lugubre, de cet accueil. En suivant ce sombre cortège, qui
chante sur nous ses litanies, il nous semble toujours assister à
notre propre enterrement. On nous introduit dans l'église : l'igou-
mène revêt ses habits sacerdotaux et dit la prière consacrée pour
le salut des hôtes, reprise sur un rhythme dolent par le chœur
des moines; elle est suivie d'une invocation dia tîn gallikin dimo-
cratian, — pour la république française. — Ceux qui ont long-
temps et isolément vécu dans des contrées reculées, portant pour
leur petite part la responsabilité et l'orgueil jaloux du nom natio-
nal, ceux-là seuls comprendront la sensation indicible que nous
éprouvons à voir, pour la première fois sans doute en ce désert,
tomber devant nous cette prière étrangère sur l'image soudaine-
ment évoquée de la chère absente.
Au sortir de l'église, ou monte au parloir, ofundariko, générale-
ment juché tout au haut des grands bâtimens conventuels, dans
une de ces chambres de bois en saillie qui couronnent le mur de
pierre et d'où la vue s'étend librement sur la mer. On s'accroupit
sur le divan circulaire, les frères-lais apportent le café, l'eau de
source et le glyco^ l'éternelle confiture de roses qui joue avec la
cigarette le principal rôle dans les conversations orientales. On
échange avec l'igoumène les banalités obligées, on répond aux
questions politiques, parfois assez saugrenues, qui se pressent
naïvement sur les lèvres de ces grands enfans, on tire d'eux non
292 REVUE DES DEUX MONDES.
sans peine quelques indications sur les trésors de leur couvent.
Nous nous arrachons malaisément à la curiosité oisive de nos
hôtes, et un caloyer nous guide dans la visite de la maison. Malgré
nos ruses pour nous attarder aux fresques des chapelles et aux
rayons de la bibliothèque, il faut le suivre avec résignation dans
ce dédale de pauvres cellules qu'il nous montre avec orgueil, dans
ces interminables galeries de bois qui tiennent la place de nos
cloîtres, à la trapéza^ réfectoire où les moines dînent d'un pain noir
et d'une sardine, au nosocome, où ils en meurent. La nuit venue,
l'igoumène nous réunit à sa table, frugale sijamais il en fut, et
bénit la chère ascétique qu'il nous offre : des courges ou des con-
combres bouillis à l'eau, des poissons salés, du fromage de chèvre,
une pastèque... Ce repas, éminemment hostile à des estomacs eu-
ropéens, déride pourtant le grave hiérophante, il s'anime et cause;
de sa bonhomie communicative, de son commérage un peu puéril ,
nous retenons quelques élémens d'information. Enfm on nous mène
reposer dans la plus belle pièce, préparée pour nous, et ce n'est
guère : pour tout meuble, sur le plancher, un divan de grosse
étoffe bulgare que nous disputent des myriades d'habitans anté-
rieurs. — Le lendemain, à l'aube, les moines nous reconduisent à
la porte comme ils nous y ont accueilli; ils nous donnent les béné-
dictions dues aux partans, nous souhaitent la route heureuse et
nous disent à revoir, certains qu'ils sont, si nous revenons, de nous
attendre au même seuil. Moins confiant dans notre destinée incon-
nue, nous leur répondons adieu; si jamais elle nous ramène dans
ces solitudes, nous retrouverons ces amis d'un jour, sans un éton-
nement de leur part, n'ayant pas mesuré le temps dans leur calme
quotidien, à moins qu'ils ne soient passés, sans transition sensible,
au repos -éternel.
Nous faisons ainsi le tour de la presqu'île , visitant d'abord les
couvens slaves situés au nord et dans l'intérieur : Zographo, où des
bâtimens spacieux, de construction récente, abritent 200 moines
bulgares, où un certain air d'aisance et de vie inaccoutumée atteste
le génie laborieux et actif de cette race; Ghilandari, vieille fonda-
tion serbe, dont l'aspect nous reporte au contraire en plein xii'' siè-
cle, au temps du kral Stéphan Némania, qui reconnaîtrait sans
peine son œuvre. Arrêtons-nous quelques instans ici; nulle part le
pittoresque des lieux et l'intégrité du passé ne nous ont frappé à
ce degré. — Au creux d'une gorge sombre, étroite, sous l'ombre
des grands bois de pins, le couvent-forteresse est blotti dans une
enceinte de hautes murailles, flanquées de tours crénelées. D'im-
menses bâtimens à plusieurs étages d'arcades se terminent par des
appentis de planches branlantes, recouvertes en chaume. Au centre
de la cour, entre des cyprès gigantesques, la vieille église de
LE MONT ATHOS. 293
pierres et de briques alternées sort avec les cinq dômes du pavé
herbu. Il n'est pas une de ces pierres et de ces briques qui ait été
remplacée depuis de longues générations de moines. Une soixan-
taine de caloyers, venus des montagnes serbes, misérables et che-
nus comme leur demeure, aussi simples de mœurs et d'idées que
leurs aïeux les plus lointains, errent dans cette cité monastique, qui
en contiendrait un millier, ou hissent au moyen de longues cordes
et de poulies le bois et les provisions aux balcons des étages supé-
rieurs. — L'igoumène, [centenaire comme les cyprès de sa cour,
tout blanc et tout cassé, nous reçoit dans une galerie de bois à jour,
au faîte de son donjon; il est assis sur un banc boiteux, sous ses
icônes, à la lueur d'une lampe de cuivre à trois becs, d'un modèle
archaïque, et caresse un chat noir qui promène tristement son cé-
libat forcé. Depuis quarante-cinq ans, le vieillard voit de cette même
place la nuit tomber comme à cettOj heure sur la masse grise et
rouge du couvent, avec ses tours, ses arcades, ses dômes cannelés,
ses logettes de poutrelles aériennes , silhouette fantastique, vigou-
reusement encadrée par les forêts intenses, poussées au noir, qui
couronnent et étranglent l'horizon. Le vent de mer gémit furieuse-
ment à l'entrée de la gorge, apportant un orage qui réveille et illu-
mine la solitude de ses tonnerres et de ses éclairs. Là haut, dans
le petit coin du ciel encore blanc entre les crêtes, de lointaines
étoiles passent dans les cimes des pins; comme elles, le temps, la
civilisation, les révolutions ont passé d'un vol pressé sur la maison
byzantine, sans l'apercevoir dans son repli de forêt, sans troubler
cette famille de moines, aussi intacte, aussi primitive qu'au temps
des knèzes de Serbie, dont les exploits sont retracés sur les gravures
grossières appendues au mur. — Et pourtant un témoin de la science
et de la renommée contemporaines a franchi cette barrière de siè-
cles; c'est un cadre de bois égaré au parloir entre la bataille de
Kossovo et la mort de Marco Kraliévitch ; nous y trouvons ces por-
traits photographiques dont nous reproduisons fidèlement l'ordon-
nance : l'empereur Guillaume, le sultan Abd-ul-Aziz, le roi serbe
Ourosch, le prince de Bismarck, M. Gambetta.
De Chilandari on gagne le couvent de Sphigménon, sur les bords
du golfe de Gontessa,îet l'on remonte la côte orientale ; c'est la partie
riante et accessible de la presqu'île; les collines meurent doucement
sur la grève, les monastères s'y succèdent à courts intervalles jus-
qu'au pied du pic, baignant leurs murailles dans l'eau bleue des pe-
tites darses où se balancent les barques des moines pêcheurs. Sur ce
rivage, où abordèrent tout naturellement les premiers solitaires, s'é-
lèvent les plus anciennes et les'plus importantes des maisons grec-
ques, Vatopédi, Iviron, Lavra. La première doit son nom (Vatopédi,
l'enfant au framboisier) au jeune fils de Théodose, Arcadius; la
29â REVUE DES DEUX MONDES.
légende le fait naufrager sur ces côtes en venant d'Italie et retrou-
ver sain et sauf par les cénobites sous un de ces arbustes où la
vague l'avait porté. Iviron fut fondé au x'' siècle par les Ibères ou
Géorgiens et compte encore trois cents moines. Aghia-Lavra (la
sainte réunion) est la doyenne de la communauté, la première mai-
son de l'Athos : Avramios de Trébizonde, en religion saint Atha-
nase, s'y établit en 96Zi; c'est le couvent le plus riche en biens-fonds
et en merveilles de l'art. Ses vastes bâtimens s'étendent sur la
croupe accessible de la montagne; d'Iviron, où l'on quitte la grève,
on arrive en six heures à Lavra par un sentier féerique, en corniche
sur la mer, au travers de véritables forêts vierges, les plus luxu-
riantes de tout ce beau pays. Le chemin, naturellement chaussé
de dalles de marbre, s'égare sous un dais de lianes et de lierres,
dont le rideau flottant aux branches des chênes s'écarte à la coulée
des torrens, nous laissant voir sur nos têtes les crevasses blanches
de neige d'où ils descendent, et, plus haut encore, le front chauve
du pic qui rosit au couchant dans la nue.
Force nous est de laisser à Lavra nos chevaux; il faut nous em-
barquer dans un caïque pour contourner les parois impraticables
de la montagne qui termine la presqu'île et revenir dans le golfe
occidental de Monte-Santo. Les aspects >ont changé soudain, les
forêts ont disparu : nous glissons dans un double courant de sa-
phirs et de turquoises, à l'ombre des roches, sous la muraille de
marbre haute d'un millier de pieds. Cette muraille est habitée
pourtant, et nous avons peine à en croire nos yeux. Des skytes
sont perchés à toutes les anfractuosités du roc, dans ce site in-
vraisemblable que seul le crayon pourrait rendre : les misérables
troglodytes qui hantent ces trous de pierre à mi -ciel en descen-
dent par des puits creusés dans la paroi , par des échelles et des
cordes, jusqu'au bord de l'eau, où les barques de Lavra leur
apportent leur subsistance. Plus loin, là où la pente s'adoucit rela-
tivement et où quelque végétation trouve place, les skytes s'éta-
gent par centaines, du rivage jusqu'aux sapins du sommet; les pre-
miers grillent sur le sable de la grève, les derniers frissonnent dans
la neige des hauteurs. Ce sont ces grappes de points blancs que
nous apercevions à la clarté de la lune en arrivant. Cette ville d'er-
mitages, qui imprime un si singulier caractère au flanc méridional
de l'Athos, s'appelle Kapsokaliva et dépend du monastère de Lavra.
Tandis que notre caïque remonte au nord-ouest après avoir doublé
la pointe, les aspects changent encore : le versant occidental de la
montagne s'infléchit, des gorges se creusent sous la morsure des
cascades; sur les pitons de roches qu'elles découpent s'élèvent les
couvens les plus fièrement situés que nous ayons vus : Aghios-Dio-
nysios, Aghios-Paulos, Simopétra, Tous trois dominent la mer à
LE MONT ATHOS. 295
800 OU 900 pieds de haut ; les têtes des moines apparaissent mi-
croscopiques sur les bdcons de bois en saillie qui couronnent leurs
donjons. On y grimpe par un sentier en lacets, on pénètre par der-
rière en franchissant le torrent sur le pont-levis, on débouche du
porche voûté sur un étroit plateau où les constructions ramassées
s€ pressent autour de l'église comme si elles tremblaient de tomber
dans l'abîme. Ce sont les burgs du Rhin avec un bien autre mépris
du vertige, un cadre bien plus saisissant, adossés à un pic des
Alpes, plongeant sur l'infini de la mer. — Simopétra est la dernière
station avant de revenir à Saint-Pantéleimon, notre point de dé-
part; nous Y dormons notre dernière nuit de route, dans un frêle
appentis de solives soudé à la tour, en surplomb de 1,000 pieds
au-dessus des flots, dont la plainte profonde nous arrive comme un
vagissement d'enfant. Est-ce au bercement éternel de cette voix
que la pensée assoupie de nos hôtes doit son immuable sommeil?
II.
Avant de chercher à éveiller cette pensée confuse pour en déter-
miner le domaine et la valeur, il nous reste à compléter le cadre
historique où elle se meut et qui l'explique en partie; nous deman-
derons ce supplément d'informations à l'art, à la langue jeune et
inconsciente qui trahit mieux que toute autre les qualités et les dé-
fauts d'une race. L'étude du vaste musée que nous venons de par-
courir est d'ailleurs le grand attrait du voyage à la montagne
sainte. — Seul entre toutes les épaves du monde byzantin, l'Athos
a gardé les témoignages d'un art vivace, complet, adéquat à lui-
même dans toutes ses manifestations, architecture, peinture, orfè-
vrerie, bibliothèques : nous venons de les voir se dérouler devant
nous à chaque pas, nous enseignant ce que fut le passé qui les a
produits, ce qu'est le présent quand il les imite.
L'ensemble des constructions essentielles se reproduit dans tous
les monastères sur un plan uniforme. C'est, selon les exigences du
site, un carré ou un trapèze, compris dans une enceinte de hautes
murailles, parfois indépendantes et flanquées de tours, le plus sou-
vent faisant corps avec les bâtimens d'habitation. Ceux-ci s'agglo-
mèrent dans un désordre insouciant au dedans de cette enceinte,
autour de la cour intérieure où s'élève l'église principale, le Catho-
licon; chaque siècle a apporté son corps de logis, son oratoire, sa
pierre, sans respect pour l'harmonie primitive du plan. A l'étage
inférieur et parfois à ceux qui le surmontent, sur une partie du
pourtour, régnent des galeries en forme de cloîtres ; elles prennent
jour sur la cour par des arcades cintrées, que supportent des piliers
à chapiteaux byzantins. Au-dessus de ces loggic, les étages supé-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
rieurs sont percés de baies étroites et irrégulières; ils s'élèvent à
une grande hauteur dans certains couvens, à Zographo, à Ghilan-
dari, à Vatopédi, à Simopétra; sur leur faîte, un deuxième ordre de
constructions commence; ce sont ces tribunes de bois en saillie qui
forment le trait distinctif des maisons turques sous le nom de chac-
nicims. Elles débordent leur assise de pierre à l'extérieur et à l'in-
térieur, se penchent sur les poutrelles qui les arc-boutent, courent
sur toute la crête du gros œuvre; des galeries, des balcons, les réu-
nissent, et cette architecture parasite monte, dans les couvens res-
serrés de la côte occidentale, à une hauteur égale à celle des murs
qui la supportent; généralement peintes en rouge, ces cages de
planches couronnent gaîment les faîtages et dérident la mine aus-
tère de ces forteresses. Des coupoles, des croix, rompent çà et là la
ligne inégale des toits. — Les plus vieilles de ces bâtisses sont du
xii^ ou du xi^ siècle; d'autres datent d'hier dans la même enceinte :
l'appareil de pierres et de briques usité par les maçons primitifs n'a
pas cessé d'être employé. Parfois on trouve encastrées dans le mur
quelques-unes de ces briques émaillées d'origine persane, dont l'is-
lamisme a fait un des principaux élémens décoratifs de son archi-
tecture. La grâce des dessins, l'éclat des couleurs de ces fragmens
empruntés à quelque mosquée ruinée ne le cèdent en rien aux
joyaux de ce genre qu'on trouve encore à Constantinople, à Brousse
et à Jérusalem.
Dans la cour, généralement assez vaste, laissée libre entre les
bâtimens , l'église conventuelle forme le noyau de cette agglo-
mération. Elle est petite, basse et ramassée sous ses coupoles de
briques. Rien ne ressemble moins à nos majestueuses cathédrales,
avec leurs nefs profondes réunissant tout le peuple, leurs piliers
élancés, leurs clochers ambitieux, leurs flèches aiguës : tout ce sur-
sum corda de pierre symbolise une autre pensée religieuse, mé-
lancolique, fuyant la terre, interrogeant le ciel ; dans l'aiguille du
maçon rhénan qui monte, perce la nue et cherche, il y a une an-
goisse : la réforme en descendra quelque jour. L'architecte grec
ignore cette angoisse; il est plus tranquille, plus sûr d'un Dieu
qu'il a rêvé moins grand ; sans l'aller soliciter si haut, il l'attend
sur la terre riante, se contentant d'élargir un peu pour le Panto-
crator la basilique où ont vécu contens les césars immortels, le
iéron où ses pères adoraient Zeus. Le grand souci du maçon orien-
tal est de cloisonner méthodiquement son vaisseau pour ne per-
mettre l'entrée des derniers sanctuaires qu'à une initiation pro-
gressive.
La plus ancienne de ces églises est sans contredit la métropole
de Karyès, dédiée à la Vierge patronne de l'Athos ; on peut la faire
remonter sans crainte aux origines de la communauté, au xi^ ou au
LE MONT ATHOS. 297
X* siècle. Elle reproduit fidèlement, en très petites dimensions, le
plan de Sainte-Sophie. Un incendie a détruit la coupole, remplacée
par une toiture en bois. Dans les autres églises, d'une époque moins
primitive, la croix n'est plus inscrite dans un carré, et dessine à
l'extérieur son ossature ; des absides semi-circulaires terminent le
chevet et les transepts. Dans quelques édifices, comme à Iviron,
des absidioles s'interposent entre les branches; mais le principe gé-
nérateur est partout identique : une coupole centrale, suspendue
sur quatre arcs à plein cintre, que supportent un nombre égal de
pilastres isolés. Des coupoles plus petites surmontent le narthex
et les absides : des dômes ou des lanternons cannelés accusent à
l'extérieur ces dispositions. A l'intérieur, les trois divisions sont
fidèlement respectées : le chœur, le narthex, l'éso-narthex; cette
dernière n'est généralement qu'un cloître à arcades : pourtant, dans
quelques cas, à Chilandari entre autres, l'éso-narthex est fermé et
surmonté d'une sixième coupole. Cette église est une des plus an-
ciennes après Karyès; certaines de ses parties peuvent être con-
temporaines du fondateur, au xii' siècle. Des chapiteaux, des mo-
dillons sculptés d'une époque bien antérieure ont été employés par
l'architecte. Elle mesure à peine 27 ou 28 mètres de longueur et
ib d'élévation à la coupole : la longueur et la hauteur des trois di-
visions sont progressives ; nous croirions que^cette progression était
réglée autrefois par un canon spécial. La majeure partie des au-
tres monumens que nous avons visités peut être reportée du xvi^
au xiii^ siècle; quelques-uns sont datés par leur charte de fonda-
tion, reproduite sur le mur, d'autres par les portraits des fonda-
teurs, qui attendent humblement dans le narthex, offrant dans leurs
mains le modèle de l'église bâtie par eux , comme l'hospodar mol-
dave de Saint-Denys (xiii^ siècle), le voïvode Mathaïès Bassaraba à
Xénoph (xvr siècle). Celles d'Iviron et de Lavra ne sont probable-
ment pas antérieures au xv® siècle.
Le seul intérêt de tous ces édifices est de fixer des dates et des
points de repère. On y trouverait malaisément quelque chose à
louer. Déprimée, lourde et mesquine à la fois, cette architecture n'a
pas une ligne franche, pas une proportion heureuse; rien n'arrête
l'œil dans les profils sinueux , fuyans, de l'extérieur, rien ne le
charme dans les détails intérieurs : les colonnes et les pilastres sont
trop courts pour leur diamètre, comme à toutes les basses époques;
les chapiteaux qui les terminent, renflés du bas et s'étrécissant
avant de recevoir le tailloir, sont parfaitement disgracieux; des
baies trop étroites, percées en trèfle dans les absides, éclairent mal
le chœur, et le narthex est plongé dans une obscurité complète. —
Nous ne nous étonnerons pas de cette impuissance des maçons atho-
nites. L'architecture est l'art synthétique par excellence ; ce n'est
298 REVUE DES DEUX iMONDES.
pas le domaine des esprits analytiques et subtils. Le monument est
le symbole premier-né qui traduit confusément la pensée des races
neuves : plus tard les arts de détail leur fournissent un alphabet
plus étendu et plus précis. C'est dans ces arts secondaires, ce détail
d'ornementation qu'il faut chercher la vraie vocation des artistes
précieux que nous étudions. Leur triomphe, c'est ce luxe de chaires,
de portes, d'iconostases curieusement fouillés, d'orfèvreries, de
vases sacrés, qui fait de chaque église de l'Athosun musée de Cluiiy
byzantin ; c'est surtout ce monde de saints, de vierges, de docteurs
et de princes qui couvrent les murs et les voûtes de ces églises, ra-
contant les origines glorieuses et la lamentable décadence de la
peinture religieuse en Orient.
Partout ailleurs, dans ce qui fut l'empire grec, la truelle de
Vimimî a enseveli sous un linceul de chaux les œuvres des vieux
maîtres : on en est réduit à chercher dans Sainte-Sophie les vagues
contours qui transparaissent sous le crépi'délité. Seul, l'Athos a été
épargné; la bienheureuse procession se déroule depuis huit siècles
dans ses églises et ses réfectoires, occupant des centaines de mètres
carrés. Le plus grand nombre de ces compositions, il est vrai,
celles d'aujourd'hui et celles d'hier, n'offrent qu'une triste repro-
duction des enluminures chères aux peintres grecs contemporains ;
mais celles de leurs ancêtres qu'ils ont daigné respecter nous mé-
nagent de bien joyeuses surprises. Nous sommes arrivé à la mon-
tag-ne sainte avec un certain scepticisme, pensant n'y retrouver
que les raides et hiératiques squelettes entrevus dans quelques
vieux monastères de Grèce et de Palestine; au lieu de cela, une
écok nous est apparue, pour le moins aussi vigoureuse que sa sœur
cadette d'Italie, maîtresse du rayon sacré et en illuminant des
œuvres savantes et vivantes. Les vices inhérens au canon byzantin,
le formalisme, la gaucherie, les incorrections de dessin, la déparent
et l'entravent; mais m.algré tout il émane de ses productions une
flamme de vie réelle et intelligente qu'on dirait survivant aux aïeux
grecs et pieusement entretenue par ces ouvriers de la dernière
heure. Ils savent que, pour porter un nimbe et se mouvoir dans un
fond d'or, un saint souffre néanmoins et adore comme un autre
homme : ils le lui font dire. Leurs Christs, leurs Nicolas, leurs An-
dré sont mal pris parfois : qu'importe? ils ont une âme sous leur
chair, et l'on aura beau chercher, le dernier secret de l'art sera
encore et toujours de mettre son âme dans son œuvre.
Les sujets de ces peintures sont distribués dans un ordre con-
stant, suivant les prescriptions liturgiques, dans toutes les églises.
Au centre de la coupole, la figure gigantesque du Pantocrator ouvre
sur les fidèles ses grands yeux immobiles : une couronne d'anges
et d'apôtres l'entoure. Sur les pendentifs, les quatre évangélistes
;All
LE yiOWI ATHOS^ 29©
se font vis-à-vis : clans le tympan de la porte du narthex qui re-
garde le chœur, la kîmîsis ou sépulture de la Yierge est invariable-
ment reproduite. Sur les autres parois, sur les voussoirs et les en-
tre-colonnemens, se déroulent dans un fond d'outremer des scènes
de l'Écriture, des figures de saints et de vierges. Le narthex et le
vestibule sont réservés aux représentations des conciles, de la vie
ascétique, aux jugemens derniers, aux apocalypses et aux scènes
allégoriques. Les empereurs et les voïvodes, bienfaiteurs du cou-
vent, attendent modestement des deux côtés de la porte ou se dis-
simulent au bas des piliers. — C'est dans la petite et sombre église
de Karyès que ces fresques atteignent le plus haut degré de per-
fection : des restaurations bâtardes ont défiguré le plus grand
nombre, mais les trois ou quatre tableaux qui attestent la main du
maître primitif suffiraient à sa gloire : il y a là un Christ enfant,
douce et charmante tête qu'eût enviée fra Angelico, une Visitation
de la Yierge qui nous montre des personnages savamment conçus
et groupés. Après Karyès, c'est à Vatopédi, à Lavra, à Saint-Denys
et à Dochareion qu'il faut chercher les meilleures productions de
l'art athonite. Déjà le sentiment moins primesautier, l'agencement
des figures moins naturel, l'emploi des couleurs moins judicieux
dénotent une autre génération d'artistes : que de charme et de vé-
rité pourtant dans les histoires évangéliques de l'église de La\Ta,
Jésus prêchant dans le temple, pardonnant à la femme adultère,
les disciples d'Emmaûs, la pendaison de Judas! A Vatopédi, une
femme couchée, en robe verte, nous donne l'illusion d'un André
del Sarto. Ces trésors dont les grands couvens sont si fiers le cè-
dent néanmoins, suivant nous, aux peintures moins connues du
petit monastère de Dochareion, le dernier de la côte occidentale.
Quelle entente simple et vigoureuse de la composition dans ces
scènes, les noces de Cana, la guérison du paralytique, le Christ dans
la barque ! Trois têtes de madones nous arrêtent longtemps par
leur indicible expression de tristesse; une autre Panagia assise, à
demi tournée sur elle-même, s'enlève avec un galbe exquis : c'est
comme une sibylle de la Sixtine, un peu paralysée et raidie. Nous
citons au hasard, parmi tant de souvenirs charmans; passons-en des
meilleurs pour chercher à coordonner l'ensemble et à faire jaillir un
peu de lumière sur la filiation obscure de ces œuvres remarquables.
Les renseignemens qu'on obtient des moines sont d'un vague
désespérant : ils s'accordent à attribuer indistinctement tous leurs
chefs-d'œuvre au fameux Pansélinos, le Raphaël de l'Athos, qui
aurait fleuri aux premiers temps delà communauté. Comme le cice-
rone italien qui met les plus médiocres copies sur le compte du
peintre d'Urbin, le caloyer qui nous guide s'écrie avec componction
devant chaque figure : Pansélinos! Pansélinos! — Seul, l'igoumène
300 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Iviron, vieillard d'une certaine instruction et assez sagace pour se
rendre compte des différences de style qui caractérisent des œuvres
si inégales, nous a donné une réponse plus satisfaisante. Selon lui,
les fresques de Karyès seraient les seules productions authentiques
de Pansélinos : il faudrait restituer celles de Lavra, de Vatopédi,
de Dochareion, à ses mathètes, à ses disciples. Notre impression
personnelle nous a amené à accepter cette tradition comme la plus
plausible. — De l'examen attentif de toutes ces peintures, il résulte
pour nous la conviction que les plus parfaites, celles de Karyès,
s'imposent avec un caractère irrécusable d'ancienneté et peuvent
seules être restituées au maître primitif, quel qu'il soit, qui nous
apparaît de prime abord en pleine possession de son art : il doit
avoir vécu entre le xr et le xiii** siècle. La seconde époque de la
peinture athonite, celle de Lavra, de Vatopédi et autres monas-
tères, appartient à ses disciples; ils la prolongent durant le xiv** et
le xv^ siècle, jusqu'à la fin du xvi^ peut-être, et gardent heureu-
sement sa tradition, avec des éclairs d'individualité çà et là, bien
qu'avec un style moins accusé déjà, un sentiment moins sincère de
la ligne et du coloris. La troisième époque, du xvi^ siècle à nos
jours, n'est qu'une décadence rapide, mal déguisée par le respect
des formules traditionnelles : elle nous conduit des assises conci-
liaires d'Iviron aux ombres chinoises qui ornent l'église neuve de
Zographo.
Pour justifier ce que pourrait avoir d'étrange cette théorie d'un
art naissant du premier coup à la perfection et s'en éloignant par
une dégénérescence continue, comparons-le à l'art italien, son con-
temporain; l'avènement des deux jumeaux se produit avec un ca-
ractère frappant de ressemblance. Aussi bien le nom de Pansélinos
appelle naturellement celui de Giotto ; nuls maîtres n'ont des points
de contact plus nombreux, et nous ne serions pas surpris qu'il eût
existé des rapports très directs entre les trécentistes florentins et
ceux de l'Athos. Telle page de ces derniers pourrait être introduite
dans la chapelle del Carminé sans qu'une dissonance dans le style
vînt dénoncer l'emprunt étranger. — En Italie comme en Orient, la
mosaïque a seule gardé les procédés de l'art durant les bas siècles;
celles qu'on voit encore en petit nombre à l'Athos ne diffèrent en
rien des œuvres laissées dans la péninsule par les ouvriers grecs.
Un jour on abandonne cet instrument rebelle ; Gimabuë, un élève
des Grecs, lui aussi, tâtonne un instant, et soudain Giotto paraît,
montant du premier essor au sommet de son art. Les choses durent
se passer de même à Karyès; Pansélinos aura eu sans doute son
Gimabuë : l'absence de documens antérieurs au maître ne nous
permet pas de fixer la durée de cette période d'incubation ; l'entier
naufrage de la civilisation byzantine nous empêche de déterminer la
LE MONT ATHOS. 301
part de l'école de Constantinople dans cette éclosion. Si le temps
avait détruit les informes madones du premier peintre italien,
Giotto nous apparaîtrait comme son contemporain oriental , en
pleine aurore, sans ancêtres. Les débuts furent donc identiques à
Florence et à Karyès : l'art florentin et l'art athonite sortent d'une
même source, comme deux fleuves égaux : la suite seule est diffé-
rente, comme le tempérament des deux races. Tandis que l'esprit
occidental, surabondant de jeunesse et de sève, s'emparait de la
tradition de l'initiateur pour la perfectionner sans relâche par le na-
turalisme, d'Orcagna à Masaccio, de Masaccio au Vinci, du Vinci au
Sanzio, l'esprit byzantin, usé et pétrifié, immobilisait la sienne par
le dogmatisme. Éblouis, mais non stimulés par l'œuvre de leur
maître, les disciples de Pansélinos cataloguent les couleurs, mesu-
rent les proportions, comptent les lignes : l'un d'eux, Denys d'Agra-
pha, arrête ce formulaire dans un codex qui fait loi. Grâce à cette
étonnante puissance de conservation qui est le trait du génie orien-
tal, ils maintiennent durant trois siècles une vie factice et un éclat
incontestable à la tradition immobile; mais le jour vient où cet art
embaumé subit la loi de tout ce qui meurt et se décompose; sous les
mensonges du canon hiératique, il n'en arrive jusqu'à nous que des
restes dérisoires, cendres d'une plante qui n'a pu grandir dans une
terre desséchée et qui a donné ses plus belles fleurs au début.
Nous nous sommes bien attardé à ces peintures murales, l'œuvre
capitale et la gloire des vieux moines athonites. Les réflexions
qu'elles nous ont suggérées peuvent s'appliquer aux autres bran-
ches de leur art. Les nombreux tableaux, peints sur bois à l'en-
caustique ou à la colle, qui emplissent les églises et les panneaux
des iconostases, datent pour la plupart des deux derniers siècles :
il n'y faut donc chercher d'autre mérite que la fidélité scrupuleuse
à copier les types anciens. Quelques-uns de ces derniers subsistent
dans un état matériel déplorable : ce sont généralement des Pana-
gia. On sait que les tableaux byzantins ne laissent libres que la tête
et les mains des personnages; le nimbe et le vêtement, d'argent re-
poussé ou de filigrane, emprisonnent le reste du cadre. Par l'ac-
tion du temps et de l'humidité, la cire s'est coagulée en grumeaux,
la litharge a poussé au noir : on ne distingue sous cette patine
terreuse que de grands yeux caves dans des faces blêmes, dont le
recul est exagéré par la saillie des ornemens de métal. Ceci n'est
pas absolu par bonheur; il est de ces Panagia moins anciennes ou
mieux conservées qui nous ont arrêté longtemps par le charme et la
érité de leur expression. Le vernis particulier, sombre et glauque,
que les siècles donnent à l'encaustique, prête à ces ligures une cer-
taine ressemblance matérielle avec les vierges brunies de Léonard;
leur regard doux et profond ne la dément pas. Nous signalerons
302 REVUE DES DEUX MONDES,
dans le narthex de Vatopédi deux de ces Panagia : leur vague sou-
rire éveille le souvenir gravé dans l'âme de tous ceux qu'a regardés
une fois la Joconde. — Ces vieilles reliques ont presque toujours
une légende spéciale; elles ont été sauvées des eaux où les avaient
jetées les pirates, rapportées de Palestine après un long exil chez
les Sarrasins; elles saignent du coup de lance d'un soldat turc, une
larme pend à leur paupière en souvenir de quelque sacrilège; la
vénération des caloyers les entoure; elles sont suspendues dans
l'ombre d'un pilier, éclairées par une lampe complaisante au jeu de
ces mystérieuses physionomies. Nous les croyons de la seconde
époque des peintures murales.
Le plus grand intérêt de ces icônes est parfois dans l'orfèvrerie
délicate qui les recouvre, dans leur manteau d'argent ou de ver-
meil repoussé, dans le précieux travail de filigrane de leurs nimbes.
Souvent leur couronne de métal est incrustée de gemmes, d'émaux
cloisonnés ou champlevés. On peut s'assurer ici que les Byzantins
ont pratiqué fort tard ces deux procédés : sur le revêtement d'un
tableau de l'église de Lavra, un émail champlevè porte le millésime
de 1608. — Les arts d'ornementation, le bibelot, comme on dirait
iiTévérencieusement aujourd'hui, voilà le véritable domaine de ces
ouvriers appliqués et minutieux, qui ont la patience de l'esprit chi-
nois sans en avoir les imaginations chimériques. Bien que la meil-
leure part des richesses de l'Athos ait été dispersée, vendue ou dé-
truite à la suite de l'orage qui passa sur la montagne pendant la
guerre de l'indépendance, il reste encore dans quelques couvons,
surtout à Lavra et à Vatopédi, des trésors qui feraient pâlir ceux de
nos vieilles abbayes. On nous apporte des évangéliaires aux lourdes
couvertures de vermeil, des cassettes, des reliquaires, des croix,
des vases sacrés, fouillés d'un burin précieux, constellés de dia-
mans, de pierres et d'émaux. Nous retrouvons dans ces objets la
même progression inverse; du sentiment de l'art, moins large et
moins franc à mesure qu'il s'éloigne des origines et se rapproche de
nous. — Voici un crucifix, renfermant du bois de la croix, et une
couverture d'évangile, dons de Phocas et de Zimiscès (x^ siècle); la
reliure du livre d'heures de Théodora, avec le Christ et la Vierge
en émail; ces bijoux sont d'un travail analogue à celui de nos orfè-
vreries de l'époque carolingienne. A Vatopédi, une belle coupe en
pierre translucide, aux anses formées par des dragons d'or émaillé,
accuse une imitation de la renaissance italienne; à Xéropotamo, une
pateritza (c'est la crosse orientale, qui a la ligure d'une houlette),
en ambre et émaux, est due à la munificence d'un voïvode valaque
de la fin du xvi'' siècle. Plus tard les ouvriers athonites excellent à
fouiller dans le bois des figurines microscopiques, à représenter des
scènes compliquées sur les branches étroites- d'une croix. Sur les ico-
LE MONT ATHOS. 303
nostases des églises, les sculpteurs ont enfreint les prohibitions en
vigueur depuis l'Isaurien; des lions supportent les panneaux, des
oiseaux volètent dans les feuillages et les rinceaux de bois doré
qui les couronnent. Signalons encore d'élégantes marqueteries d'é-
caille et de nacre, ornementation que les Turcs ont empruntée aux
Byzantins, sur les chaires adossées aux piliers, sur les tablettes qui
remplacent aux deux côtés du chœur les ambons des premiers siè-
cles; des portes de bronze repoussées au marteau, des lampadaires
et un lustre particulier aux églises de l'Athos; c'est une immense
couronne de cuivre ciselé, chargée de cierges, suspendue par des
chaînettes à la voûte; l'aigle double de Byzance y figure invaria-
blement, reproduite à intervalles égaux et reliant un cordon d'ara-
besques qui change dans chaque couvent suivant la fantaisie de
l'artiste. C'est l'ornement obligé de toutes les églises : il est d'un
grand effet, et rappelle les couronnes de lumière d'Aix-la-Chapelle
et d'Hildesheim.
Il faudrait le catalogue d'un musée pour inyentorier toutes ces
richesses; cette étude rapide n'y saurait prétendre et doit se borner
à dégager les caractères généraux de l'art athonite. — Nous avons
trouvé son apogée à son origine : la communauté se fonde au grand
moment de la splendeur byzantine et apporte à la décoration de ses
monastères toutes les élégances de la cour des Coranène ; les pein-
tres surtout puisent dans la ferveur des premiers jours une inspi-
ration supérieure peut-être à celle de toutes les écoles archaïques;
mais l'esprit oriental est comme ces sources qui pétrifient les objets
qu'on leur présente : il arrête et cristallise tout effort passager qui
lui échappe; le secret de sa faiblesse réelle comme de sa force ap-
parente est dans cette invincible immobilité. Les successeurs immé-
diats des premiers maîtres continuent l'impulsion donnée par eux
sans l'accroître; leurs petits-neveux la maintiennent par des arti-
fices puérils, leurs représentans actuels la laissent échapper sans
retour. En entrant dans une des églises restaurées d'hier, en ne
s' arrêtant qu'à la similitude scrupuleuse des formes, on peut se
croire aux jours d'Andronic ou de Phocas, dont la munificence vient
de faire surgir et de décorer un nouveau temple; mais ces appa-
rences sont à la réalité des vieilles œuvres ce que la galvanoplastie
est à l'or. — Nous devons aux byzantins une leçon qui vaut bien
des chefs-d'œuvre : c'est que l'art vit non pas de traditions, mais
d'audaces individuelles; c'est qu'un art qui ne marche plus est un
art condamné. — Aujourd'hui le bilan des bons caloyers est bientôt
fait. Les Yalaques ont la spécialité de couvrir leurs murs de figures
mortes, aux tons crus, irréprochables d'ailleurs quant aux attitudes
prescrites; les moines de Lavra accomplissent encore le tour de
force de découper un millier de figurines dans un cadre de bois
304 REVUE DES DEUX MONDES.
pour nos expositions; à Karyès et à Iviron, on tire quelques épreuves
de grossières xylographies, retraçant les légendes des couvons, on
enlumine sur papier des Panagia qu'on revêt d'un gaufrage d'or.
— Là se borne le bagage des héritiers du très doux et très puis-
sant Manuel Pansélinos.
Achevons cette revue des trésors de l'Athos en rappelant que
d'inestimables bibliothèques les complètent. Longtemps inexplorées,
elles ont vu s'envoler bien des feuilles précieuses; leurs proprié-
taires les vendaient au poids aux Turcs de Salonique, qui en fai-
saient des gargousses; les vieux voyageurs rapportent que les moines
pêcheurs se servaient des feuillets de garde des manuscrits pour
disposer des appâts à leurs lignes. Depuis trente ans, ces dépôts se
sont ouverts à la science européenne, qui a triomphé de la défiance
et de l'ignorance de leurs gardiens. Grâce aux recherches de MM. My-
noïde Minas, Langlois, Sébastianof, grâce aux excellons catalogues de
M. Miller, les bibliothèques des monastères, comme les archives où
dorment les chrysobulles des empereurs, ont livré leurs secrets. On
a compté dans les vingt couvons de 8,000 à 10,000 manuscrits datant
du x^ au xvi^ siècle. Les plus anciens sont sans exception des copies
des Évangiles et des psaumes : tous les caractères orientaux y sont
représentés, grec, russe, cyrillique, géorgien, arménien, arabe, etc.
Il y avait à Zographo une bible en caractères glagolitiques , ac-
tuellement à Saint-Pétersbourg. Les manuscrits du x^ et même du
IX® siècle, reconnaissables à leur calligraphie magistrale, sont assez
fréquens. Quelques-uns sont ornés de miniatures intéressantes
pour l'étude des anciens costumes, et dont le style reproduit les
qualités et les défauts de la peinture byzantine. Le plus souvent
les quatre évangélistes figurent seuls aux en-têtes, flanqués de leurs
attributs, écrivant à la lumière d'une lanterne en potence. Les ma-
nuscrits moins anciens contiennent les œuvres des pères grecs, les
chroniques byzantines. — On avait espéré longtemps que ces bi-
bliothèques nous rendraient des fragmens classiques ; sauf la géo-
graphie de Ptolémée, à Vatopédi, publiée par M. Langlois, elles
n'ont livré que des copies relativement récentes des auteurs païens.
On retrouve plutôt ces derniers dans des impressions vénitiennes du
XVI® siècle : voyageurs fatigués, Homère et Sophocle reviennent,
sous un habit emprunté à la charité étrangère, dormir au sein des
leurs d'un sommeil qui ne sera pas dérangé. — C'est à Xéropotamo
que nous avons rencontré la plus précieuse et la plus piquante col-
lection de ce genre : très certainement un des doctes fugitifs que
l'invasion musulmane chassa en Italie, et qui apportèrent à sa jeune
renaissance les richesses de l'héritage grec, est revenu finir ses
jours dans ce couvent, lui léguant avec sa bibliothèque la grande
conquête de l'Occident : il avait ramené de bien autres nouveautés
LE MONT ATHOS. 305
que celles des Aides. Dans une armoire voisine, pleine de curieux
et rares ouvrages du xvi^ siècle en allemand et en latin, nous dé-
couvrons les controverses protestantes. Agrippa, Mélanchthon, Lu-
ther; le premier volume qui nous tombe sous la main est l'édition
du Nouveau-Testament donnée par Érasme, avec l'exergue menaçant
au frontispice : scriUamini scripluras. Témoin bizarre de la desti-
née des livres, ce petit volume, sonnant le cri de guerre du docteur
saxon, le cri d'éveil de la réforme, qui a mis le feu à l'Europe et
vient mourir sur ce rayon, dans la poudre byzantine, dans la bien-
heureuse quiétude de ces esprits qui n'ont jamais rien scruté et
dont il ne troublera pas l'immuable repos.
III.
Essayons pourtant de secouer leur torpeur, de pénétrer dans leur
conscience et dans leur vie. Quel que soit l'intérêt du cadre ar-
chaïque auquel ils ont imprimé leur physionomie, il pâlit devant
celui des personnages. Cette famille, constituée en dehors de toutes
les lois humaines, nous doit sa raison d'être historique et sociale; si
ses représentans actuels sont impuissans à nous la donner, ils nous
apprendront du moins par ce qui leur reste et ce qui leur manque
quel fut le principe de vie de ses fondateurs : avec les linéamens de
ces physionomies effacées, nous pourrons recomposer les figures
plus énergiques du passé. Nous n'oublierons pas, en interrogeant
les bons moines sur leur valeur morale et intellectuelle, une indul-
gence que tout nous commande, — le souvenir de leur hospitalité
empressée, la séduction personnelle de tous ces vieillards affables et
sourians dont nous avons serré la main. Cette étude sera d'autant
plus à l'aise qu'elle n'a rien à démêler avec les individus, puisqu'il
n'y a pas aujourd'hui une seule individualité marquante dans l'état
monastique : elle porte sur l'ensemble d'une société qui relève,
comme toute autre, de la critique historique; elle gardera ainsi toute
sa liberté, certaine d'ailleurs que ces pages ne franchiront jamais
les barrières qui séparent la pieuse solitude de tout commerce eu-
ropéen.
Ce n'est pas chose aisée que de « faire causer » les moines. Leur
défiatice innée à l'égard des voyageurs, qu'ils regardent comme des
émissaires politiques ou des larrons de manuscrits, leur ignorance
absolue des langues européennes, sont de sérieux empêchemens; le
plus réel est dans l'extrême pauvreté de leur esprit. Nous avons dit
comment la conversation s'engageait, à l'arrivée au parloir et en
dégustant le café, sur un thème banal. Quand, après avoir épuisé
la curiosité enfantine de nos hôtes , nous voulons à notre tour les
TOME XIII. — 1876. '20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
presser de questions sur leur passé, leur art, leurs ressources, ils se
dérobent et répondent confusément : on n'obtient d'eux le plus sou-
vent que ce hochement de tête oriental, signe de dénégation vague,
qui exprime éloquemment sans une parole l'insouciance de l'esprit
résigné à ignorer. Ces entretiens ne trahissent que la puérilité
d'imagination des interlocuteurs, la haute fantaisie de leurs no-
tions géographiques, et ce goût persistant pour la politique natu-
rel aux Levantins. Chez quelques igoumènes des grands couvens,
nous avons trouvé une intelligence plus ouverte; ainsi celui d'Ivi-
ron nous parlait avec sagacité de l'art ancien en en déplorant la
décadence; celui de Lavra, vieillard aux traits fins et énergiques,
nous exposait avec clarté des considérations fort justes sur l'état du
pays. On verra que chez les moines russes ces bonnes fortunes sont
plus fréquentes, mais ce sont là de rares exceptions.
L'existence des caloyers, telle qu'il nous a été donné de l'entre-
voir, permet de les juger mieux que leur conversation. Aucun tra-
vail ne l'occupe, sauf pour le petit nombre des novices qui cultivent
les terres du couvent ou dirigent ses barques de pêche. Ils ne lisent
rien en dehors de la liturgie; nous n'avons jamais aperçu un volume
entre les mains des propriétaires de ces splendides bibliothèques;
une seule fois, dans un parloir, nous avons vu feuilleter un livre :
c'était le Tableau de Paris, avec les lithographies des lionnes de
JSZiO, par Grandville. Le bibliothécaire lui-même, en nous introdui-
sant dans son sanctuaire, nous montre ses manuscrits avec une
gaucherie qui prouve qu'ils lui sont sacrés dans le sens où les vers
de Pompignan l'étaient pour Voltaire. Un de ces gardiens qui s'in-
titule pompeusement le scévophylax nous donne bravement pour
du turc un évangile en géorgien.
La méditation, qui tient une si grande place dans la vie monasti-
que d'Occident, leur est encore plus inconnue que la lecture. Cette
forme de notre pensée religieuse ne serait même pas comprise par
eux. Le Grec, — tout ceci ne peut s'appliquer qu'avec de fortes ré-
serves aux élémens slaves, — le Grec n'est pas mystique au sens
que nous donnons à ce mot; il est, ne l'oublions pas, le fils de ces
Hellènes qui ignorèrent toujours le sentiment qu'il rend, qui prê-
taient à leurs dieux un sourire éternel pour la terre bénie. Le chris-
tianisme n'eut jamais pour ces heureuses natures ni la profondeur
abstraite et mélancolique de nos siècles de foi, ni la latitude inquié-
tante de nos siècles de doute. Aux époques de sa plus grande force
religieuse, l'esprit oriental se dépense en subtiles distinctions de
mots, produit des apocalypses et des gloses; les Confessions de saint
Augustin, V Imitation de Gerson, seraient lettres mortes pour lui; il
rencontrerait plus d'idées communes dans la Théogonie d'Hésiode
M
LE MONT ATBOS. 307
que dans le Génie du Christianisme. Religieux ou laïque, le Grec
trouve la vie douce, le soleil chaud; l'élan désespéré qui emporte
au ciel le mystique lui est aussi étranger que le spleen, le suicide,
les noires maladies des âmes du nord; il reste sur la terre, qu'il
tient pour bonne. Demandez-lui de s'abstraire dans une cellule,
vous risquerez de n'obtenir de lui qu'un sommeil profond; il lui
faut la contemplation sous le ciel lumineux, au soin de la nature,
dont il ne sépare pas le Créateur. Aussi voit-on les caloyers errer
tout le jour d'un air indolent et béat dans leurs galeries ou dans
leurs cours, sur la grève et sur la montagne, ne pensant à rien
et jouissant de tout. La règle monastique n'est guère pesante : à
l'origine, elle comprenait une foule de prescriptions minutieuses;
avec le relâchement général, on en a bien rabattu; sa.nfVûgripnia
ou veillée à l'église dans la nuit du samedi au dimanche, nous ne
sachons pas qu'elle impose de pénibles exercices aux moines, et la
symandre (1) vient bien rarement troubler leur douce flânerie. Ses
seules rigueurs sont les jeûnes et les privations matérielles; mais
on sait combien la sobriété orientale est indifférente sur ce chapitre.
Ainsi tout effort d'esprit ou de volonté est soigneusement exclu de
cette existence; les droits de l'intelligence y sont méconnus : ceux
de la moralité sont-ils mieux respectés? La dignité extérieure de
tous ces graves personnages, le"soin jaloux qu'ils apportent à main-
tenir les prohibitions singulières dont nous avons parlé , le fe-
raient croire malgré tous les bruits malveillans qui courent sur
leur compte. Nous raconterons ici une rencontre piquante qui nous
permet de laisser à un des leurs la responsabilité des allégations
contraires.
Un soir, en mettant pied à terre dans un des couvens, nous fûmes
salués en italien par un vieillard tout cassé sous les ans. Bien que
son costume ne différât en rien de celui des autres cénobites , la
vivacité de sa physionomie dans un âge aussi avancé, l'aisance de
ses manières et de sa parole, le livre qu'il tenait à la main, tout l'en
distinguait au premier abord. Il disparut aussitôt et revint, quand
nous fûmes seuls, nous trouver dans notre cellule. Courbé en deux
sur son bâton, que rejoignait sa longue barbe blanche, dardant
un regard extatique sous son haut bonnet noir, il rappelait l'alchi-
miste de Rembrandt : on l'eût pris au temps jadis pour l'astro-
logue du monastère. Il n'en était que le médecin. Surpris d'en-
tendre pour la première fois parler une langue européenne, nous
le pressâmes de questions; il s'ouvrit peu à peu et nous raconta sa
curieuse existence, protestant que chez lui l'habit ne faisait pas le
(1) Disques de bois qui appelaient les fidèles à la prière dans la primitive église et
qui tiennent encore lieu de cloches dans certains couvens.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
moine. Cet anachorète, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait
passé sa vie à courir le monde au service de l'idée libérale. Né dans
les provinces grecques de la Turquie, philhellène enthousiaste, il
avait pris part à la révolte des hétaïres dans la légion d'Ypsilanti;
chassé de son pays natal, il était passé en Autriche: expulsé de
l'empire pour ses opinions exaltées, il avait gagné l'Italie, étudié
la médecine à Bologne et à Rome: compromis de nouveau dans les
événemens de 18/i8, il était revenu en Turquie. Le manque de res-
sources, autant que le besoin de terminer en repos une carrière aussi
agitée, l'avaient décidé à accepter la place de médecin qu'on lui of-
frait dans ce couvent; depuis vingt ans, il portait la robe et parta-
geait les habitudes des moines dans l'espoir, disait-il, de leur faire
un peu de bien. C'était peine perdue selon lui : rien ne pouvait éga-
ler la décrépitude, l'ignorance, l'immoralité du monde où il vivait.
Il en parlait avec un âpre ressentiment et se lamentait de sa soli-
tude intellectuelle en termes d'une originalité saisissante. Rien n'é-
tait curieux comme d'entendre ce vieux prophète, élevé dans le foyer
incandescent de l'Italie de I8/18 et retranché de la vie depuis ce
temps , disciple de Jacopo Ortis, humanitaire, progressiste, profes-
sant le déisme vague du Vicaire savoyard, citant Vico et Beccaria,
prêt à partir pour Novare, tout bouillant sous ses cheveux blancs
des généreuses illusions de ce temps. Ce langage illuminé, qui nous
paraît si étrange aujourd'hui , l'était encore mille fois plus dans
ce milieu. Quelle rencontre inattendue, celle de ce caloyer révolu-
tionnaire et philosophe, lisant Voltaire, discutant Moïse, prêchant l'é-
mancipation des peuples en plein Athos, en pleine Byzance! Quelle
étude, celle de cette intelligence ardente, mais élevée, conservée
toute chaude dans ce suaire à quatre-vingts ans, avec les illusions
et les espérances de sa génération, avec sa foi robuste, malgré les
démentis navrans que lui inflige son entourage, au progrès, à la
régénération, à la perfectibilité des races ! Quelle différence instruc-
tive enfin entre cet homme fait par l'Europe et ses compatriotes
restés Orientaux! — Nous ne nous lassions pas d'interroger le faux
ermite; sa voix défaillante lui refusa le service, tandis qu'il ache-
vait le tableau de la misère morale de ses frères asservis au passé,
en lui opposant ses théories sur le développement de l'humanité.
Il était temps d'ailleurs : encore un peu, et le vénérable moine al-
lait nous confier qu'il n'était pas autrement sûr que Dieu existât.
Il convient sans doute d'atténuer l'amertume des critiques inspi-
rées à ce vieillard par son isolement dans un milieu inférieur. Il ne
pardonnait pas assez aux qualités naturelles de ces grands enfans,
à leur douce simplicité, à la quiétude de leur horizon restreint.
Avouons cependant que, de tout ce que nous voyons, il se dégage
^à
LE MONT ATIIOS. 309
un état social imparfait, impuissant à produire un homme ou une
œuvre, sans raison d'être, d'autres diraient sans excuse : encore
faut-il, avant de se prononcer, chercher d'où est partie l'impulsion
qui l'a créé et le perpétue.
On se tromperait étrangement en voulant expliquer ces agglo-
mérations de moines orientaux par les causes qui peuplent nos
cloîtres, ces asiles qu'un homme d'esprit a justement nommés les
(( ambulances d'une armée en campagne. » Les physionomies pla-
cides et souriantes des bons caloyers disent assez que ce ne sont
pas des drames intimes qui ont peuplé ces retraites. L'immense ma-
jorité y est attirée par un certain idéal de sécurité, d'oisiveté, de
bien-être relatif, que l'état social de l'Orient lui refuse. Sans doute,
à l'origine de la communauté, il faut chercher un mobile plus puis-
sant dans la ferveur religieuse, qui a pris de bonne heure dans
le christianisme oriental la forme érémitique. Aujourd'hui encore
la petite élite qui dirige les grands couvens y est amenée par une
vocation réelle, souvent aussi par l'ambition des dignités ecclé-
siastiques, par l'espoir de l'igouménat; mais tous ces religieux
de condition inférieure, tous ces ermites qui hantent les skyies de
la montagne et vivent d'aumônes, ont surtout obéi à l'atuaction
d'un centre de richesses et de repos. — Pour s'expliquer cette at-
traction, il faut réfléchir à l'état précaire et troublé des sociétés
orientales depuis le x* siècle jusqu'à nos jours, il faut se rappeler
que les mêmes causes ont déterminé chez nous le grand c urant
monastique de l'époque féodale. Bon nombre des premiers qui abor-
dèrent à l'Athos étaient des victimes de la prodigieuse instabilité
byzantine : fortunes politiques brisées, débris des conspirations de
cour, proscrits du tyran de la veille, rhéteurs vaincus à l'académie,
capitaines battus à la frontière, cochers dépassés dans le cirque. Il
en vient du palais des Blachernes et des échoppes du Boucoléon;
le courtisan ruiné par les révolutions y coudoie le marin de la
Corne-d'or ruiné par la tempête. Autour de ces hommes jetés dans
la dévotion par le dégoût des vicissitudes humaines, la vénération
s'accroît et les richesses affluent; leur sort tranquille tente chaque
jour un plus grand nombre d'âmes lasses de la lutte. Des recrues
plus humbles les rejoignent des provinces lointaines, de ces fron-
tières où la guerre, le pillage, la ruine, sont le seul avenir du co-
lon; le paysan qui fuit sa cabane détruite par les hordes bulgares,
tartares ou persanes, la rebâtit sur la riante montagne, heureux
de changer un travail ingrat contre une mendicité fructueuse. Les
invasions gagnent le cœur de l'empire, chassant devant elles de
nouveaux néophytes; l'Athos en doit aux croisés latins, aux Russes,
aux Arabes, aux Turcs, jusqu'à la grande catastrophe de la con-
âlO REVUE DES DEUX MONDES.
quête musulmane. Le sort des chrétiens depuis lors n'est pas fait
pour arrêter les vocations forcées : la guerre de l'indépendance ap-
porte à la communauté son dernier contingent sérieux. Aujourd'hui
encore ce n'est mystère pour personne que la condition politique
de l'Orient laisse place à bien des misères individuelles; pourtant,
depuis que des garanties moins illusoires y assurent à chacun le
lendemain, depuis que d'autre part les monastères ont perdu leur
opulence, un arrêt marqué s'est produit dans le courant qu'avaient
créé dix siècles de désolation. Reste ceux qui, venus ici à l'aven-
ture, s'y sont fixés au hasard, avec celte étonnante facilité de
l'Oriental à changer de lieu, de demeure, d'habitudes, à se poser
comme l'oiseau là où le gîte est bon, sans motifs raisonnes, par
pure paresse d'esprit, par indifférence à toutes choses. Arrivés à
î'Athos pèlerins, ils y demeurent moines. Combien en avons-nous
interrogé de ces besaciers qu'on rencontre dans les sentiers de la
montagne, demandant l'aumône d'une voix dolente, et dont on ob-
tient invariablement les mêmes réponses. — Donnez un para, ef-
fendi! — Pourquoi te ferais-je la charité? Tu es jeune, tu es fort,
pourquoi ne travailles-tu pas? — Eh! je suis skyte; les pères me
font l'aumône. — D'où viens-tu? — De Smyrne, de Salonique, de
Stamboul, de Trébizonde. — Pourquoi es-tu resté? — Eh! je suis
venu... j'ai vu que c'était bien... ça plaît à Dieu. — Pourquoi n'es-
tu pas retourné chez toi? Tu as une famille, une maison, un métier?
— Ah! il fallait travailler beaucoup pour gagner peu; c'est mieux
ici. Donnez un para, effendi ! — Ainsi ces pauvres êtres nous li-
vraient naïvement le grand secret de vie de l'institution : l'horreur
invincible de l'Orient pour la dure loi du travail. Tout est bon à ces
faibles races pour lui échapper : vivre sans peine est toujours bien
vivre pour elles.
Leur incaraaiion dernière, le type suprême du monde athonite,
nous est apparue un jour avec un relief saisissant. Nous contour-
nions en caïque les âpres pentes du sud de la montagne. Après
Kapsokaliva, au pied de la paroi la plus désolée et la plus inacces-
sible, nous aperçûmes de loin, dans une niche du rocher chauffé à
blanc par le soleil d'août, une forme noire accroupie sur un long
roseau qui pendait au fil de l'eau. Nous la prîmes d'abord pour un
pêcheur à la ligne et nous approchâmes, curieux de savoir conunent
il avait pu gagner cette terrasse sans issue. Ce n'était qu'un pê-
cheur à l'aarïiône, un skyte dont on apercevait le trou de roche à
quelques centaines de pieds dans la montagne. Des échelles, des
cordes lui permettaient de se laisser glisser jusqu'à son poste sans
se rompre le cou ; immobile, bravant de son bonnet noir un rayon-
nement de 50 degrés, il surveillait la poche de toile emmanchée à
LE MONT ATHOS. 311
son bâton et attendait que les rares barques qui viennent de Lavra
à la côie occidentale y jetassent quelques olives, un morceau de
pain. C'était sa vie tous les jours depuis l'aube. Écartant ses longs
cheveux, il nous regarda vaguement du haut de son observatoire
et ne répondit pas aux plaisanteries de nos rameurs. Confondus par
cette apparition invraisemblable, nous nous demandions ce qu'il
restait de l'homme à ces termites de la monia;^ne, et si l'anéantis-
sement du fakir hindou, accroupi sa vie durant au soleil, ne con-
tient pas plus d'activité intérieure que le leur.
Nous ne savons pas de défi plus irritant pour l'esprit que le com-
merce avec ces natures incompréhensibles, dont on s'efforce vai-
nement de pénétrer le problème. Sont-elles donc faites de notre
chair et de notre cerveau? Chez nos chartreux ou nos trappistes,
du moins nous trouvons des aspirations semblables aux nôtres, nous
savons le secret de leur compression : c'est le sacrifice, le travail, la
mort antérieure dans un déchirement suprême; mais ceux-ci com-
ment meurent-ils à vingt ans? Jamais une pensée ardente n'a em-
porté leur âme, jamais un effort de volonté ne l'a secouée, jamais
une heure d'ivresse ne l'a noyée; ils n'ont jamais soupçonné qu'il
est bon de vivre, sain de souffrir, grand de lutter. Que de fois, ac-
coudé durant les soirées radieuses aux galeries hautes de leurs cloî-
tres, dans ces sites admirables plongeant sur l'infini, nous nous
sommes demandé comment, à ces jeunes hommes qui erraient indo-
lemment autour de nous, la brise du large n'apportait pas un regret,
un rêve, un trouble. Q land passent devant eux les voiles joyeuses
sur les lointains horizons de mer, ils n'ont donc pas une aile dans
l'âme qui se déploie pour voler à elles? — Non, c'est l'Orient, c'est
son sommeil éternel. 11 faut l'avoir beaucoup pratiqué et bien com-
pris pour garder à son endroit l'indulgence qu'on doit aux enfans,
le respect qu'on doit aux vieillards. Ceux qui le connaissent moins
seront sévères pour la société stérile que nous avons essayé de dé-
peindre; ils nous accuseront sans doute de nous attarder à un tom-
beau et de nous complaire dans ces limbes, semblables à ceux où
Dante rencontre la foule a des tristes âmes qui ont vécu sans infa-
mie et sans honneur, qui ont fait par lâcheté le grand refus; » ils
trouveront que la parole amère du poète eût suffi :
Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.
Pourtant si la vie et l'intérêt qu'elle éveille font aujourd'hui dé-
faut à cette société, elle garde le secret d'un passé qui ne fut pas
sans grandeur, et mérite à ce titre de retenir notre attention. Les
lieux, les n)œurs, l'esprit général, nous rendent ce passé intact, avec
la fidélité scrupuleuse qui nous a donné parfois l'illusion d'y vivre;
les hommes seuls se sont modifiés. C'est comme une scène où la
312 REVUE DES DEUX MONDES.
vérité du décor, du costume, des accessoires et du jeu est irrépro-
chable, mais où l'âme des acteurs n'est plus susceptible, — au même
degré, — des passions qu'ils représentent. C'est néanmoins avec
cette âme qu'il faut reconstruire celle des anêtres, pour ne pas s'é-
carter d'une loi historique hors de laquelle nous ne voyons pas de
vérité. Sans cloute les monumens que nous a légués l'Athos du moyen
âge supposent une force créatrice absente aujourd'hui; ceux qui ont
réuni ces magnifiques bibliothèques lisaient et savaient; ceux qui ont
peint le christ de Karyès et les vierges de Dochareion avaient senti
et souffert. La ferveur des premiers solitaires, le recrutement de
ceux qui les suivirent dans les hautes régions de la société byzan-
tine, les disgrâces éclatantes qui trempaient leurs cœurs avant de
les mener au cloître, telles étaient les causes principales de leur
supériorité intellectuelle et morale sur leurs successeurs; mais dans
le tour particulier de l'esprit, dans ses procédés, dans son idéal, il
n'y a qu'une différence du plus au moins. Nous surprenons dans le
berceau de l'institution le germe du mal qui la minera, nous le
voyons suivre lentement son développement logique jusqu'à nos
jours. Pourquoi ne ferions-nous pas pour les hommes ce que nous
faisons pour leurs portraits, pour cette longue série de figures qui se
déroule sur les murs des églises athonites et remonte sans interrup-
tion du copiste d'hier au grand Pansélinos? — Les plus récentes
comme les plus vieilles, à huit siècles de distance, ont même forme,
même attitude, mêmes proportions, mêmes couleurs : on les con-
fondrait au premier coup d'œil; mais, en reprenant attentivement
a série, on retrouve chaque jour la vigueur un peu plus accusée
sous ces traits identiques; c'est comme une âme éteinte qui se ral-
lume insensiblement sans changer de corps. — Ainsi des modèles
de ces peintures : pour voir nous apparaître les contemporains de
saint Athanase et de saint Saba, prenons les nôtres, depuis les igou-
mènes des grands monastères jusqu'au pêcheur d'olives de Kapso-
kaliva : séparons les lignes antiques de la physionomie des rares
retouches modernes, forçons les plans effacés, exagérons les reliefs
en atténuant les ombres, soufflons à ces revenans l'idée ou la pas-
sion qui les fera se mouvoir naturellement dans le milieu tout pré-
paré: c'est le travail relativement facile qui consiste à chercher dans
un vieillard ce qu'était l'homme de vingt ans; on en est récom-
pensé par une jouissance inconnue dans la mouvante Europe, celle
de vivre une heure chez les aïeux d'il y a huit siècles. — Signalons
en passant l'emploi qu'un historien sagace pourrait faire de cette
précieuse épave pour une étude d'un bien autre intérêt; l'étude de
ce monachisme oriental des premiers siècles, qui a joué un si grand
rôle dans le développement du christianisme , de ces multitudes
d'ascètes qui peuplèrent alors la Thébaïde. Certes il y a loin en
LE MONT ATHOS. 313
apparence de nos bons caloyers aux fortes générations des Antoine,
des Pacôrne, des Macaire, des Hilaiion; le génie brûlant du début,
la différence des agens historiques, ne permettent pas d'épuiser des
analogies spécieuses, et néanmoins l'Orient ne serait plus l'Orient,
le gardien opiniâtre de tempéramens, de mœurs et de pensées hé-
réditaires, si bien des lacunes n'étaient pas comblées, bien des pro-
blèmes résolus dans cette étude par la connaissance préalable du
peiit monde athonite.
Avant de le quitter, ce monde où tout nous parle du passé, en-
core faudrait-il lui demander le secret de son avenir. Après ce que
nous avons dit, il semble facile de prédire ce dernier : une disso-
lution lente, très lente sans cloute, car elle doit triompher du double
brevet de longévité que donnent à leurs institutions l'esprit reli-
gieux et l'esprit oriental, mais assurée. — Cet arrêt de mort serait
sans appel, s'il ne fallait tenir compte d'un élément nouveau que
nous avons négligé à dessein, tant il se dérobe aux observations que
nous a suggérées l'ensemble de la communauté : nous voulons parler
de l'élément slave et surtout du groupe russe très homogène de
sept à huit cents moines qui occupe le grand couvent de Saint-
Panléleimon et les deux skytes de Saint -André et du prophète
Élie. Il ne s'agit plus ici de séuiliié et d'affaissement, nous avons
affaire à une race vierge et neuve qui nous reporte, elle aussi, en
plein moyen âge, mais au moyen âge barbare et occidental. C'est
bien une foi ardente qui a amené ces néophytes de leurs steppes,
la règle est observée chez eux dans toute sa sévérité, certains tra-
vaux y sont en honneur. Ces moines russes forment une phalange
compacte, soumise, animée d'un patriotisme jaloux; cet instrument
docile est dans la main de quelques supérieurs doués de rares qua-
lités de commandement et d'administration. Ils sont aidés dans
leur développement par toutes les facilités matérielles. Nous avons
déjà dit avec quelle générosité sagace la Russie soutient ses
œuvres religieuses en Palestine, de quel faste et de quel prestige
elle les entoure; cette préoccupation est encore plus sensible à
l'Athos. Grâce aux abondantes aumônes de la mère-patrie, les mai-
sons moscovites voient leur aisance s'accroître dans la proportion
oii les maisons grecques s'appauvrissent; elles achètent la terre,
augmentent leurs métochies, font sortir du sol de vastes construc-
tions, de fières églises, somptueusement ornées. A défaut d'une
école de peinture constituée, elles reçoivent de Russie les produits
de cet art religieux dont nous avons signalé l'originalité et le mé-
rite, elles ont du moins des atel ers d'imprimerie, de gravure, de
photographie, qui répandent leurs idées sous toutes les formes dans
la montagne sainte.
Nous avons à peine besoin d'iabister sur les conséquences qui dé-
314 REVUE DES DEUX MONDES.
coulent de ce fait : la présence d'un noyau d'hommes unis, actifs,
riches, maîtres du sol, dans cette société désagrégée et réduite aux
expédiens. L'influence et le prestige qui s'attachent à ces hommes
dans un milieu aussi oriental que celui du mont Athos dépassent
tout ce que nos habitudes sociales nous permettent d'imaginer. Cette
influence repose sur les trois conditions d'autorité qui gagnent le
plus sûrement le respect dans un pays d'où elles sont générale-
ment absentes : l'opulence, l'indépendance et l'énergie; on devine
l'antagonisme profond qui a dti naître entre les anciens possesseurs
de la montagne et les nouveaux convives qui apportent à la table
monastique un si formidable appétit. Toute la vie dont l'Aihos est
susceptible s'est concentrée aujourd'hui dans cette lutte. L'in-
quiétude qu'inspire à ces esprits indolens l'activité des chefs de la
communauté russe, la supériorité hautaine qu'affectent ces derniers,
sont un des curieux spectacles réservés au voyageur. — En sur-
prenant à l'œuvre ces rudes apôtres, nous avons cru voir revivre
les figures énergiques des moines francs ou saxons qui ont eniatné
l'édifice féodal : toujours en route, sur terre et sur mer, poui- Stam-
boul ou pour Karyès, insensibles à la fatigue physique, ignorans
du repos, prêchant du haut de leur selle, écrivant de l'étape,
n'ayant gardé des passions de ce monde que celle de l'ambition
personnelle au service d'une cause nationale, ils nous ont rappelé
ce qu'était au xii- siècle l'apostolat politique d'un Bernard ou d'un
Arnaud de Brescia.
Dans ces derniers temps, le champ de bataille des deux partis
était ce couvent de Saint-Pantéleimon, dont tous deux se disputent
la possession sur la foi d'anciens titres fort obscurs. Toujours est-il
que, sur les 500 religieux qui l'habitent, près de /iOO sont sujets du
tsar. Grecs et Russes y vivent pai tagés en deux camps, officiant
en langue différente dans leurs églises respectives. Dernièrement,
l'igoumène, un Grec âgé de cent quatre ans, vint à mourir : les
Russes élurent un des leurs pour le remplacer. L'assemblée de Ka-
ryès refusa de ratifier ce choix. Pour mettre fin à un désordre qui
passionnait vivement le monde orthodoxe, le patriarcat de Con-
stantinople céda sagement à la nécessité et prescrivit une nouvelle
élection dont le résultat serait indiscutable. Notre bonne fortune
nous rarr)ena à Saint-Pantéleimon le jour où elle devait avoir lieu :
jamais, par ce temps de luttes électorales, nous n'en verrons une
marquée d'un cachet plus singulier. G'cMait un dimanche : la curio-
sité nous avait retenu toute la nuit à l'église, séduit par la pompe
de l'office russe, par la beauté du chant, par les types étranges de
cette multitude qui montait à l'autel en priant pour le tsar, comme
une ar née marchant à des conquêtes. Toute la nuit, « le pâle trou-
peau des moines, » comme dit le poète, debout sous la clarté mou-
LE MONT ATHOS. 3 j 5
rante des cierges, avait psalmodié les vigiles sans qu'on eût pu lire
sur ces faces mystiques d'autres soucis que ceux du ciel. Nous nous
étions couché à l'aube, et de bonne heure nous fûmes réveillé par
le son des cloches. Nous nous préparions à assister à une nouvelle
cérémonie, quand on nous avertit qu'elles appelaient les cénobites
« dans leurs comices. » L'événement attendu depuis si longtemps,
destiné à un si grand retentissement dans toute l'église orientale, et
autour duquel gravitait tout ce qui restait de passions humaines aux
religieux, s'accomplissait sous nos yeux sans qu'il nous fût possible
d'en surprendre un indice. Aucun trouble inusité ne transpirait dans
la gravité extérieure de la vie monacale, aucun bruit ne profanait
le silence du cloître : à peine si quelques physionomies trahis-
saient uce préoccupation nouvelle, si quelques chuchoiemens s'é-
changeaient au coin des longs corridors, si quelque frère passait
plus affairé. Un étranger non prévenu aurait cru que les moines
se rendaient comme d'habitude à leur office. Et pourtant sous ce
masque rigide on sentait plus de passion contenue, plus d'anxiété,
plus d'espoir et de colère que clans toutes les agitations bruyantes
de nos places publiques. Les Grecs avaient fermé le catholicon, dont
ils sont maîtres, apposé les scellés sur la porte et protesté en se
retirant dans leurs quartiers. Les Russes montèrent alors voter à
leur chapelle, tout au haut du couvent : quelques instans après
AOO voix avaient de nouveau appelé à l'igouménat l'archimandrite
précédemment choisi dans leur sein. Le triomphe était aussi silen-
cieux, aussi dissimulé que la lutte; les visages se contractaient
pour étouffer sous l'austérité habituelle la joie orgueilleuse qui
rayonnait malgré eux.
Pour nous, spectateur dés.intéressé de ce drame muet, nous ne
pouvions nous empêcher de sourire à la leçon philosophique qu'il
nous donnait. Nous nous demandions si c'était bien la peine de s'en-
fermer dans un cloître à préparer sa tombe pour y porter les luttes
politiques du forum; sous la livrée du renoncement, sous la disci-
pline de l'ascète, nous retrouvions l'homme avec les vanités, les pas-
sions, les misères inséparables de sa nature. — Une rencontre for-
tuite vint donner une i)ortée plus haute encore à cette leçon. —
Tandis qu'on nous racontait les résultats du vote, à un des balcons
plongeant sur la cour inférieure, un mouvement inusité se produisit
dans celle-ci; les cloches s'ébranlèrent à lentes volées; une proces-
sion de moines, la têie couverte du voile de deuil et tenant des
cierges à la main, s'allongea sur le parvis en psalmodiant de tristes
litanies. Toutes les pompes ont un caractère funèbre à l'Aihos : dans
notre ignorance des ( sages, nous crûmes qu'on célébrait l'introni-
sation du nouvel igoumène et nous nous préparions à le voir sortir
316 REVUE DES DEUX MONDES.
à la suite de son troupeau. — Ce ne fut pas l'élu du siècle qui sor-
tit : ce fut l'élu de la mort, un pauvre diable de caloyer que nous
avions trouvé quelques jours avant agonisant à l'hôpital, et qui s'en
allait au petit cimetière devant la porte, conduit par le même cor-
tège, salué par le même glas et les mêmes chants qui devaient me-
ner son camarade au trône abbatial. En passant cette nuit sur le
monastère, le destin avait fait son élection, lui aussi, et choisi au
hasard, dans les rangs voués au renoncement commun, deux de ces
hommes égaux devant la vie et devant la mort : de l'un il avait fait
le puissant abbé, seigneur du couvent et de la terre, de l'autre un
cadavre. Lequel était le plus près de sa vocation? N'éiait-ce pas ce
dernier, qui venait si à propos pour donner à son frère, en plein or-
gueil de la victoire, la leçon du cloître, la leçon des grandeurs hu-
maines, en lui enseignant le terme où elles aboutissent, le chemin
qu'il prendrait demain? — L'imagination macabre du vieil Holbein
n'eût pas trouvé mieux que ce rapprochement ironique, digne de
continuer à Bâle ou à Lucerne la farce lugubre du moyen âge.
A nous aussi, au moment où nous allions quitter l'Athos, le pauvre
caloyer donnait peut-être la leçon suprême et le dernier mot de la
vieille montagne byzantine. S'il lui reste une chance de vie, elle est
dans le développement du petit groupe qui tient lieu de ferment à
cette masse inerte; mais il ne réalisera ses destinées qu'en brisant
le moule antique où sa forte jeunesse étouffe; nous croyons avec
l'Evangile qu'on ne met pas le vin nouveau dans les vieilles outres
et qu'il faut à des races nouvelles une formule neuve appropriée à
leur génie. Le jour où ces consciences naïves, emprisonnées dans
la vénérable maison orthodoxe, l'auiont reconstruite à leur usage,
elles auront conquis l'avenir. — L'avenir! ce mot sonne faux dans
ce monde rétrospectif, où tout ne nous a enseigné que le passé, et
nous n'y insisterons pas davantage. — Les cénobites nous devaient
leur longue histoire jusqu'à l'heure présente : ils nous l'ont contée
et ne nous doivent plus que le mot d'Hamlet mourant après avoir
achevé le récit de ses infortunes : « le reste, c'est le silence! »
Le passé et le silence! l'homme ne vit pas seulement de ces deux
négations; on s'en aperçoit vite après un séjour à l'Athos, Nous dé-
sespérons de rendre l'impression d'étouffement et de malaise, le
spleen qui se dégage de cette existence factice, la torpeur qui gagne
l'esprit dans cette course à travers les sépulcres. Sur cette nature
si riche et si vigoureuse, mais frappée de stérilité, un voile de deuil
s'étend insensiblement, l'œil voit noir, la nausée vient au cœur à
respirer les fades arômes de l'embaumement : ces fantômes de cire
au regard atone hantent le sommeil de la cellule. Durant les der-
niers jours, nous cherchions vainement quelque rappel gracieux de
LE MONT ATHOS. 317
la vie absente : tout nous semblait suinter la tristesse, jusqu'au lau-
rier-rose amaigri, ennuyé, qui détachait ses fleurs soufTreteuses sur
le mur gris du couvent. Nous passions nos soirées à arpenter les
hautes galeries des étages supérieurs, aspirant à cet horizon de mer
que sillonnaient allègrement les barques, comme un défi de liberté
jeté aux prisonniers. Une d'elles vint livrer son chargement de pois-
sons au nionastère et s'offrit à nous porter en une nuit sur la côte
opposée du golfe de Monte-Santo, d'où nous gagnerions Salonique
par teri e. — Cette fuite nocturne fut le digne épilogue des visions
inquiétantes d'où nous sortions. — Couché sur l'arrière étroit de
la petite tartane, au ras de la vague dont chaque lame aflleurait à
nos vêtemens, nous glissions lentement sur l'eau dormante, où pen-
dait la voile immobile. Quand, las de compter les étoiles passant
une à une sur le mât, nous nous redressions sur notre planche, nos
regards rencontraient les trois caloyers noirs, ombres muettes qui
ramaient d'un mouvement automatique, sans paraître avancer. Tous
les spectacles funèbres des derniers jours repassaient dans notre
insomnie: il ne tenait qu'à nous de nous croire dans la barque infer-
nale, conduite par les nochers de l'Érèbe, qui nous ramenait de la
terre des morts. Pour dissiper le cauchemar de cette navigation fan-
tastique, il fallut le premier rayon de l'aube nous montrant la grève
prochaine. Une embarcation de pêche y abordait, abritant sous sa
voile tonte rouge du premier feu des enfans et des femmes. Les voix
jeunes et fraîches chantaient la cantiiène grecque avec laquelle les
pêcheurs de l'Archipel trompent les longues attentes de la nuit : Ta
matin ta grammcna...
(( Ah! réveille-toi et ouvre — tes yeux, le doux livre — que le
Créateur n'a pas fait — pour qu'il reste ainsi clos; — ah! réveille-
toi et salue — ton amie l'aurore, — afin que se réjouisse le ciel, —
afin que sourie la terre ! »
Ce chant d'amour montant dans l'aurore, c'était le printemps de
Dieu, la vie ressuscitée : en la sentant renaître, nous nous deman-
dions si nous n'avions pas rêvé tout ce voyage chimérique dans les
siècles lointains, dans la vieille Byzance, dans la tombe : doutant de
la réalité évanouie, nous nous retournâmes encore une fois pour
chercher la montagne sainte : la masse noire de l'Athos descendait
dans les profondeurs de la mer, comme le peuple suranné qui l'ha-
bite descend dans le passé.
EUGÈKE MeLCUIOR DE VOGUÉ.
LES SALADEROS
DE L'AMÉRIQUE DU SUD
I.
Nous avons tenté ici même (J) d'étudier sous ses divers aspects
le caractère de l'habitant des pampas et de retracer celte vie oi-
sive, indifférente à tout bien-èire, de l'indigène au milieu de ses
troupeaux et du colon, qui s'endort, lui aussi, dans l'inaction à
l'ombre d'une prospérité précaire. Il est permis de chercher l'expli-
cation de l'état actuel du vaste territoire des pampas dans cette
étrange législation espagnole qui défendait aux colonies le travail et
la production en leur imposant la consommation exclusive des pro-
duits de la métropole : là est la vraie cause de l'état d'infériorité
relative dans lequel, au milieu d'immenses richesses spontanées, a
végété un pays plus anciennement colonisé que les états du nord.
Perdu au milieu du désert, abandonné par la mère-patrie, le co-
lon, quel qu'il fût, criminel expulsé, émigrant laborieux ou pionnier
avide de découvertes, n'étnit plus considéré comme Espagnol du
jour 011 il touchait le sol de l'Amérique et s'y établissait; il deve-
nait un instrument de fortune pour les chefs de compagnies autori-
sées à exploiter le pays, un vassal tailiable et corvéable à merci. Il
est surprenant qu'un pareil sort ait lenié quelqms coureurs d'aven-
tures et que les chefs d'expéditions aient pu enrôler des volontaires;
il fallait vraiment que l'Et^pagne de Philippe II et de ses successeurs
fût un triste séjour poir que les états de la Plata, où n'existait pas
l'attrait des mines d'or, aient pu se peupler en deux siècles de
56,000 Espagnols. Le système général appliqué à toutes les colo-
(i) Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
^Jit!
LES SALADEROS. 319
nies était la défense absolue d'expoi-ter autre chose que de l'or. Le
revenu des mines était divisé par tiers entre le roi d'Espagne, ses
représentans dans le pays et le colon; le tiers abandonné à celui-ci
ne pouvait être employé par lui à autre chose qu'à payer les objets
qu'il tirait de la métropole pour sa consommation. Créer une indus-
trie quelconque dans la colonie lui était défendu, améliorer son sort
lui était impossible; l'agriculture elle-même lui était interdite par
des règlemens rigoureux.
11 semblerait que les provinces de la Plata eussent dû être exemp-
tées de l'application de lois qui n'étaient pas faites pour elles; Bue-
nos-Ayres était en effet à 1,000 lieues des mines de Potosi, qui
produisirent h milliards de francs en cinquante ans, et ce terrain
d'alluvions ne (dénonçait l'existence d'aucune mine d'or ou d'argent,
la surface seule promettait au travail humain des richesses capa-
bles de faire une concurrence victorieuse aux mines les plus ri-
ches. Les rcjis d'Espagne n'en accumulèrent pas moins les prohibi-
tions, essayant d'arrêter l'élan irrésistible de la production de la
pampa ; mais ils pouvaient plus facilement condamner l'homme à
l'oisiveté que la nature à l'inaction, et les colons voyaient leurs ri-
chesses se développer malgré la loi et pour ainsi dire malgré eux,
sans emploi ni profit, ne leur apportant que le dégoût du travail.
Comme si ces lois eussent été insuffisantes, l'Espagne alla jusqu'à
créer une fiction géographique qui doublait la distance réelle entre
les provinces de la Plata et la métropole. Placées en effet sur un
grand fleuve, clé d'autres voies navigables qui descendaient des
pays les plus riches de ce continent, situées sur l'Atlantique, pres-
qu'en face de l'Espagne, les provinces de la Plata furent soumises
dès l'origine à l'autorité administrative de la vice-royauté du Pé-
rou, dont le siège était sur le Pacifique, et toute communication
directe avec la métropole leur fut interdite; privées du droit d'ex-
porter, elles ne pouvaient rien recevoir que par cette voie détour-
née, ce qui imposait aux objets de consommation les frais d'un
voyage de 1,000 lieues par terre, et des droits de 50 pour 100 au
profit du roi et du vice-roi. L'estuaire de la Plata se trouvait, par
le fait de cette législation illogique, être une sorte de porte fausse
condamnée, semblable à celles que les architectes simulent sur les
édifices pour la symétrie, mais qui ne servent à rien.
Cette législation, à peine améliorée de tenjps à autre, dura de
1580 à 1810; elle était aggravée par l'existence de monopoles de
tout genre. Une sorte de ferme du commerce existait en eflét à
Séville sous le nom de casa de contratacion^ réunissant entre ses
mains la consommation et la production des pays d'outre-mer; quel-
ques maisons opulentes sous la surveillance des douanes de l'état,
320 REVUE DES DEUX MONDES.
qui régissaient l'embarquement et le débarquement des cargaisons,
formaient en Espagne, aussi bien qu'en Amérique, une aristocratie
commerciale où les nobles entraient sans déroger. Toutes les lois
étaient faites en faveur de ces monopoliseurs sans aucun souci de
l'intérêt privé du colon ni de l'intérêt public des colonies.
En quelques mots, nous en ferons connaître l'esprit. Une ordon-
nance de 1602, qui fut considérée comme un progrès sur les pré-
cédentes, permit pour la première fois l'exportation par la voie de
la Plata de 2,000 fanegas (1) de blé, de 1,000 quintaux de graisse
et de viande sèche pour la côte de Guinée pour y être échangés
contre des nègres. On se demande à quoi pouvait servir l'importa-
tion des nègres, sinon à augmenter le nombre des consommateurs
dans un pays où, la production étant prohibée, tout travail était
superflu, et où, en permettant l'entrée de nègres, on défendait en
même temps l'exportation de tout ce qu'ils pourraient produire. En
1718, le roi accorda enfin à un Espagnol le droit d'expédier direc-
tement deux petits navires par an de la Péninsule pour la Plata
avec autorisation de rapporter en retour les produits de cette con-
trée. Ce mince progrès disparut lui-même dix ans plus tard devant
les réclamations des monopoliseurs, et les exportations de la Plata
durent reprendre la voie du Pacifique. Une pareille législation équi-
valait à une prohibition absolue d'exportation, étant donnée la na-
ture des produits de la pampa, alors exclusivement composés de
cuirs de bœufs, marchandise lourde et encombrante. Une seule voie
de salut restait ouverte au colon : c'était la contrebande. Elle prit
un développement considérable dans les ports voisins occupés par
les Portugais, et sauva les provinces espagnoles d'une ruine com-
plète en procurant à la production spontanée du pays les moyens
de se répandre au dehors. Le champ à exploiter était tellement
vaste, que les contrebandiers pouvaient former des compagnies
puissantes, disposaient d'une véritable flotte, de ports de ravitaille-
ment, et avaient à leurs ordres des armées de travailleurs entrete-
nus par eux, faisant pour leur compte l'exploitation des animaux
inutiles à leurs propriétaires. En raison du développement excessif
et sans profit des troupeaux, les hacendados d'alors les avaient lais-
sés vivre à l'abandon, se contentant d'en tirer leur nourriture quo-
tidienne et renonçant à marquer les nouveau-nés ; il était rare
même qu'ils s'occupassent d'abattre une quantité quelconque d'a-
nimaux pour en vendre le cuir, alors de peu de valeur et d'un pla-
cement difficile.
L'exploitation de la pampa au xviii^ siècle était donc, à propre-
(l) Une fanega équivaut presque exactement à un hectolitre.
LES SALADEROS. 321
ment parler, abandonnée à deux ou trois mille brigands, gauchos
malos^ que les contrebandiers entretenaient sur les limites du ter-
ritoire des estoncias, sur l'une et l'autre rive de la Plata, et aux-
quels ils faisaient appel lorsqu'ils avaient amené les navires desti-
nés à la contrebande. On organisait alors une sorte de battue
générale du bétail. On réunissait une troupe de ces cavaliers in-
trépides, qui se jetaient dans la pampa, là où les animaux étaient
le plus nombreux, sans se préoccuper des propriétaires. Lors-
qu'on rencontrait un troupeau, on formait le cercle, ceux des côtés
îassemblaient le bétail, et ceux du centre, armés d'une longue
perche de bambou terminée par une demi-lune de fer tranchant,
coupaient le jarret des animaux affolés, sans s'arrêter dans leur
course tant qu'il en restait debout, laissant le sol jonché de
ces malheureuses bêtes bondissant sur place au milieu de beu-
glemens et d'efforts impuissans. Quand le massacre était fini, les
mêmes individus mettaient pied à terre, enfonçaient leur long cou-
teau dans le cœur de la bête abattue, d'autres les suivaient, arra-
chaient le cuir et l'emportaient. Les entrepreneurs de ces abatages
payaient un 7'eal (1) à ceux qui coupaient le jarret, et un real à
ceux qui écorchaient; la viande était abandonnée aux chiens sau-
vages et aux oiseaux de proie. Les lois avaient créé cette industrie
au grand détriment de la moralité et de la richesse du pays. Les
propriétaires se voyaient, eux aussi, obligés d'eniployer le même
système, qui, en se généralisant, conduisait à une destruction rapide
du bétail. En effet, malgré les ordonnances qui défendaient d'a-
battre les mères et les génisses, on choisissait de préférence pour
ces battues le printemps, époque de la mise bas ; les vaches pleines
étaient les plus recherchées en raison de la valeur du veau mort-né,
dont le cuir se payait fort cher en Espagne, et dont la chair était un
régal pour le gaucho. C'était ruiner doublement le troupeau en dé-
truisant les reproiiuctrices et en égarant les veaux déjà nés qui er-
raient à l'abandon et mouiaient en grand nombre. En dehors même
des contrebandiers, les Indiens du Chili et des provinces des Andes,
les habitans de Montevideo, les Brésiliens, tous, chrétiens et autres,
venaient s'approvisionner dans cette mine inépuisable, sans autre
but que de se fournir de cuirs et de graisse pour leur consommation.
Les hacendados cependant, ne renonçant pas à retirer un jour
quelques revenus de leurs troupeaux, ne cessaient de lutter contre
les erreurs économiques de la métropole; pendant tout le xviii^ siè-
cle, ils adressèrent directement au roi d'Espagne des mémoires
aussi curieux par l'élévation des idées et des doctrines que par le
(1) Le real argent valait 55 centimes de notre monnaie.
TOMF. xni. — IS'G. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
contraste avec la folie de ceux qui faisaient les lois. Ces mémoires
constituent de vrais cahiers coloniaux, rédigés par des hommes
nés cependant loin du centre de la civilisation, tenus volontai-
rement dans l'ignorance, et qui, guidés seulement par l'intérêt
privé, donnaient à l'Espagne des leçons d'administration aussi op-
portunes qu'inutiles. Tel était l'aveuglement de ceux qui avaient
dans leurs mains la conduite des colonies, que le roi répondait
aux réclamations des colons par les instructions suivantes, qu'il
transmettait au vice-roi de la Piata vers la fin du xviii* siècle. « A
tous les vice-rois, écrivait-il, nous avons toujours recommandé de
prendre le plus grand soin d'empêcher que dans les provinces on
ne travaille les diaps, on ne plante la vigne ou l'olivier, pour beau-
coup de raisons de haute considération qui nous y forcent, et dont
la première est de ne pas diminuer le commerce de notre royaume
avec ces pays; nous avons su que, malgré notre défense, on avait
lâché la n)ain, et que les vignes par exemple s'étaient développées;
nous défendons foimellement que dorénavant il en soit planté au-
cune, que celles qui existent soient soignées ou replantées, si elles
disparaissent, qu'il soit fait aucune plantation d'olivier ni travail
de laine. »
En 1790 sont envoyées les premières su[>pliques; vingt ans suiïi-
ront pour amener les esprits à la pensée d'une guerre ouverte, et
pendant ce temps rEs|)agne ne fera du reste aucune concession qui
ne lui soit arrachée de vive force; la seule qu'elle ait octroyée est
la cédule du h mars 1795, qui pour la premièie fois autorise la
vice-royauté de la Plata à faire directement le commerce avec la
métropole et les autres colonies espagnoles, droit qu'elle ne con-
cède qu'empêchée qu'elle est de survt^iller ces transactions par suite
de la guerre avec l'Angleterre. Pour la première fois, une appa-
rence de commerce régulier remplaça la contrebande, et profita
aux hacendados au lieu de faire exclusivement la fortune des pil-
lards. En 1795, le commerce de la Plata se faisait déjà par 97 na-
vires, et l'on exportait d.-ins celte seule année 875,000 cuirs de
bœufs, Zi/i,000 de chevaux, et 250,000 kilos de suif.
Cette demi-liberLé était, due aux circonstances, mais était loin
encore de constituer la liberté du commerce, et si les commissaires
royaux ne pouvaient plus dire aux colons ce qu'ils leur disaient un
sièc'e au|)aravant, « vous n'avez d'autre privilège que de ne pas
être vendus comme esclaves! » les colonies étaient en somme main-
tenues dans un état de dépendance assez complet pour n'avoir
d'autre sentiment que la haine contre leurs compatriotes d'Es-
pagne, devenus leurs maîtres. C'est là qu'il faut chercher le vrai
sens de la révolution de 1810, qui n'avait au début rien de politi-
LES SALA.DEROS. 328
que, et n'avait d'autre mobile que l'intérêt commercial. L'Espagne
le comprit vite, et aux premières nouvelles du soulèvement tenta
de l'arrêter par une ordonnance qui, datée du 17 mai 1810, six
jours avant la proclamation d^ l'indépendance, concédait la liberté
commerciale sans restrictions. 11 était trop tard : moins d'une se-
maine après, le vice-roi était en fuite.
Mais ces trois siècles que l'on venait de traverser ne pouvaient
par le fait d'une révolution s'effacer de l'histoire; le mal était pro-
fond, tout était à créer. 11 fallait changer la tradition, réngir contre
cette indolence que Ips créoles avaient puisée dans les loisirs de la
vie pastorale. La destruction des troupeaux avait été si rapide que
l'on était passé en quelques années de l'extrême abondance à la
crainte de voir disparaître h dernier troupeau. Si nous en croyons
les chiffres rapportés par Félix de Azarà dans un mémoire éciit en
1751 et imprimé à Madrid en 18&7, il faudrait estimer à hS millions
le nombre des bêtes à cornes qui peuplaient la pampa du Piio-N'gro
de Patagonie au Rio-Tebicuary du Paraguay. Ces chiffres sont peut-
être erron'^s malgré l'exactitude ordinaire des observations de cet
écrivain méticuleux: mais, quel qu'eût été le nombre du bétail à
cette époque, il était assez réduit à la fin dn siècle pour qu'on estimât
à peine à 6 millions les animaux qui avaient survécu aux battues.
Aucun motif du reste n'engageait les habitans à être ménagers de
leurs richesses. Au milieu des prohibitions de la loi espagnole, les
créoles n'avaient jamais appliqué leur esprit à la recherche des pro-
cédés propres à utiliser les produits de leurs troupeaux. Quand était
venu en 1795 la première autorisation d'exporter, les moyens man-
quaient pour en profiter; les cuirs étaient le seul produit transpor-
table à Buenos-Ayres pour y être embarqué, ei encore un bon tiers
pnjur'ssait sur place faute de préservatif contre les insectes. Comme
ils valaient de 12 à 20 réaux, soit de 7 à 11 francs la pièce livrés à
Buenos-Ayres, ce qui, transport déduit, donnait à peine 5 réaux au
propriétaire, celui-ci se souciait peu de chercher les moyens de
préserver de la corruption une marchandise anssi peu estimée. Ce
fut seulement en 1816 que pour la première fois on eut l'idée de
plonger dans un bain saturé d'arsenic les cuirs séchés au soif il pour
les protéger des mites, et aujourd'hui encore l'on ne procède pas
autrement. Quanta la chair des animaux, elle était absolument sans
emploi en dehors de la consommation journalière de la population
très restreinte; on allait jusqu'à tuer un bœuf pour en avoir la
langue ou tout autre morceau désiré, le reste était abandonné. Une
petite quantité de vinnde était séchée au soleil et expédiée eu fût
dans de la graisse : c'était le cecino, produit d'tnie fabrication coû-
teuse, d'une conservation difficile, auquel on a depuis un siècle tout
324 REVUE DES DEUX MONDES.
à fait renoncé. L'esprit d'invention et l'activité industrieuse des ha-
bitans, qui au nombre de 100,000 végétaient sur cette terre, n'a-
vaient aucune raison de se développer, et, faute d'un progrès quel-
conque, la ruine était imminente. Heureusement la révolution, en
proclamant l'indépendance commerciale, éveilla l'esprit d'initia-
tive, ouvrit le pays à l'activité étrangère, y révéla les inventions
de l'industiie moderne, et, quoique dans une mesure encore res-
treinte, inaugura l'ère de l'exploitation lucrative et raisonnée de la
pampa.
II.
Les seuls établissemens qui aient servi à développer la pro-
duction du bétail sont les saladeros. Le nom est fort ancien et se
rencontre dès le début du dernier siècle dans les documens pu-
blics; il n'existait cep':'ndant alors rien qui eût quelque analogie
avec ce que l'on voit aujouid'hui. La fondation de ces usines, qui
ont conservé dans leur aspect et leur mode de fabrication un cachet
tout à fait primitif, a constitué vers le commencement de ce siècle
un progrès considérable et ouvert aux eslancieros le premier dé-
bouché important pour leurs troupeaux. L'origine en est fort
obscure; voici la tradition qui a cours à ce sujet.
En 179/i, cinq matelots irlandais venus sur la côte de Patagonie
pour la pêche de la baleine, se trouvant échoués et recueillis à
Buenos-Ayres, eurent l'idée d'appliquer à la conservation de la
viande les procédés de salaison et de séchage employés à celle du
poisson; c'était fort simple, mais l'ignorance des colons était telle,
ils avaient eu jusque-là si peu d'intérêt à s'occuper de ces ques-
tions, que la révélation de ces cinq matelots fut accueillie comme
une découverte des plus merveilleuses. On fit des essais qui réussi-
rent parfaitement : des échantillons expédiés par des naviies en
partance firent le tour du monde sans s'altérer, en un mot le ré-
sultat fut du premier coup si satisfaisant qu'après quatre-vingts
ans aucune modification n'y a été apportée, et le problème de la
conservation de la viande, dans ce siècle de la chimie, n'a pas fait
un pas.
De ce jour, l'industrie si importante des saladeros était créée. Ce-
pendant il ne fallait pas songer à fabriquer du jour au lendemain
des quantités considérables de viau'le salée. Ce qui faisait défaut,
c'étaient non-seulement les hommes entendus et pratiques dans ce
travail nouveau, mais encore le sel, les tonneaux, et, ce qui était
plus grave, les capitaux. 11 fallut, comme toujours, que les haren-
dados s'adressassent au roi, lui demandant de favoriser la création
LES SALADEROS. 325
de cette industrie, d'autoriser la venue de cent ouvriers irlandais
catlioliques qui pussent enseigner aux nègres ce travail nouveau;
on demandait aussi la fondation d'une compagnie qui pût acheter
et centraliser à Buenos-Ayres tous les produits que l'on préparerait
dans les estancias et les exporter pour les autres colonies et le con-
tinent européen. Ces pétiuons restèrent sans réponse, et les colons
durent se contenter d'employer le nouveau système de salaison,
chacun séparément suivant le nombre de ses troupeaux et des es-
claves dont il disposait, mais sans que l'on pût songer à établir
des saladeros. Ce ne fut que de longues années après que quel-
ques-uns furent créés à Buenos-Ayres, assez peu imporlans du
reste au début pour qu'ils n'aient pas laissé trace dans les docu-
mens publics; en 1822 seulement l'existence en est constatée par
un règlement qui les atteint. Ils s'étaient groupés autour de Bue-
nos-Ayres et devenaient assez gênans pour la ville, qui s'agrandis-
sait et les englobait, pour qu'une ordonnance leur enjoignît de
s'éloigner à une demi-lieue au moins du palais municipal, le Ga-
bildo. Enfin le traité de 1825 avec l'Angleterre, en autorisant
celle-ci à faire le commerce, leur donna une impulsion rapide, dé-
cida par cela même la fortune des hacendados, quintupla la valeur
des troupeaux et contribua à la création d'une aristocratie de pro-
priétaires qui vint prendre la place des riches négocians espagnols
expulsés en 1810. A la même époque, un estanciero platéen, voya-
geant en Europe, envoyait à Buenos-Ayres pour y perfectionner la
fusion des graisses un chimiste français, M. Antoine Gami)acérès,
neveu du [)rince de l'empire, qui devait consacrer sa vie au progrès
de cette industrie, et qui créa au bout de quelques années de séjour
un établissement modèle.
Il serait inutile d'exposer avec minutie les débuts de cette indus-
trie, désormais immuable, qui , faute de progresser, finira par s'é-
teindre dans un temps que l'on peut déjà déterminer, et qui en
Hmitera l'existence à un siècle de durée. Nous pouvons dire que
nous étudions ici une industi-ie qui s'en va, mais qui néanmoins re-
présente encore le seul débouché ouvert aux produiis de la pampa,
d'un commerce de 250 jnillions de francs pour les états de la Plata
et la province brésilienne de Bio-Grande.
On appelle saladeros des usines où l'on tue les bêtes à cornes
pour en saler le cuir et la viande. Le capital employé et mis en mou-
vement dans les saladeros est considérable, mais l'ajiparence exté-
rieure des bâlimens n'en donne aucune idée; ici, comme dans les
estancias^ on pousse trop loin la simplicité, et, si le grand proprié-
taire se contente pour sa demeure d'un rancho de boue et de paille,
le propriétaire du saladero se contente plus facilement encore de
326 KEVUE DES DEUX MONDES.
hangars de bois de l'allure la plus primitive, délabrés, incom-
modes, plantés généralement au hasard, sans plan préconçu, sans
que l'on ait même songé à se préoccuper de l'économie de la fa-
brication.
Le chef de l'usine, le saladériste, dirige ses affaires de loin, paraît
rarement au saladero et quitte peu Buenos- Ayres ou Montevideo, les
deux seuls uiarchés des cuirs verts et de la viande salée. C'est là qu'il
vend ses produits, acte prcuhiblc de la fabrication. — Par un boulever-
sement des lois industrielles, le saladériste en effet vend sa marchan-
dise, non-stulement avant de l'avoir fabriquée, mais avant d'avoir
songé à acheter la matière première, et, qui plus est, il en touche le
prix en signant les contrats à livrer avec les maisons d'exportation.
Si l'on calcule que chaque chargement de 10,000 cuirs vaut de
300,000 à ZiQOjOOO francs, on s'expliquera l'importance de ces dé-
couverts, faits sans autre garantie qu'un simple reçu et une pro-
messe de livrer une marchandise dont le vendeur ne dispose pas;
ajoutons que, sauf les évéuemens imprévus du commerce, ces con-
trats sont toujours exécutés à la lettre, et que, pour n'être garantis
que par la bonne foi, les avances faites ne sont en rien aventurées.
Le saladériste a du reste vite employé ces capitaux; aussitôt les
contrats signés, il remet les espèces nécessaires à des agens spé-
ciaux, appelés capatares, qu'il envoie dans la campagne faire les
achats, former les troupes et amener les animaux au saladero pour
î'abatage, après les avoir payés, suivant l'usage, à la sortie même
de YesUmcia. Le capataz est la cheville ouvrière de cette industrie,
et le triple rôle qui lui est confié : acheter, choisir et payer, dit
assez quelles qualités exceptionnelles on exige de lui; de son
intelligence dans le choix des animaux, qui est l'acte le plus im-
portant de la fabrication, dépend la fortune du saladériste. Ces
agens sont toujours des pampasieus indigènes, connaissant par le
menu la valeur des animaux de chaque propriété et sachant dire,
à la seule inspection d'une troupe de mille animaux sur pied, ce
qu'elle rendra eu moyenne en poids de cuir, de graisse ou de viande.
Les achats se font d'octobre à mars, dès la fin du printemps jus-
qu'à la fin de l'été. Le capataz enrôle les hommes pour l'aider dans
la for/nation et la conduite de la troupe; douze ou quinze hommes
sont nécessaires par mille animaux; chaque homme mène avec lui
six ou huit chevaux de rechange.
Les animaux de Ve.stancia réunis à la demande du capataz, le
choix est fait par lui personnellement, et les bêtes choisies sont
enfermées à part dans un corral, ou, s'il n'en existe pas, dans un
cercle d'hommes à cheval, et mises à sa disposition; elles ne sont
point contre-marquées, étant destinées à être abattues immédiate-
LES SALADEROS. 327
ment ; le changement de propriétaire est constaté par un bulletin
avec désignation détaillée des marques, visé par le juge de paix du
district. Le capataz peut dès lors songer à se mettre en route.
Le départ est l'opération la plus difficile, surtout si Yestancia est
située aux confins de la pampa, où les animaux sont d'une sauva-
gerie indomptable. Il est d'usage que Y estanciero prête tous les
hommes dont il dispose pour accompagner la troupe jusqu'à deux
ou trois lieues des pâturages où elle s'est élevée. Le départ se fait
invariablement une heure avant le lever du soleil, afm d'arriver
avant la nuit le plus loin possible de la querencïa et éviter la fuite
de la troupe, invinciblement attirée par ses habitudes. Deux
hommes prennent la tête et servent de guides, poussant en même
temps devant eux les chevaux de relais de tous les autres hommes,
qui, eux, se distribuent sur les flancs de la troupe et galopent
comme feraient des chiens de berger : le capataz ferme la marche,
marche pénible, bruyante, pleine d'incidens, de fatigues de tout
genre, de course après les fuyards, qui font pointe de tous côtés, et
souvent s'échappent par petites bandes fort difficiles à réunir et
à ramener sans que pendant ce temps d'autres les imitent. Après
quatre ou cinq heures de ce voyage laborieux, qui n'a mené la
troupe qu'à trois ou quatre lieues du point de départ, on fait halte
pour laisser reposer et manger hommes et bêtes pendant une heure;
l'on repart ensuite et l'on continue à avancer lentement jusqu'à ce
que, deux ou trois heures avant le coucher du soleil, on rencontre
un bon pâturage et de l'eau. C'est là que l'on campera pour pas-
ser la nuit sous la garde de deux ou trois hommes à cheval. On
fait, aussitôt amvé, les préparatifs de la nuit et du souper géné-
ral. Pour cela , on tue un des bœufs du troupeau , bien entendu
le plus gras et le meilleur, et l'on prépare un immense rôti que
l'on mangera sans pain ni sel.
L'habitant de la pampa est rompu dès longtemps à ce genre de
vie : depuis le matin de cette rude journée passée à cheval au so-
leil d'été, au milieu d'uue poussière noire, il n'a pris autre chose
que de fréquentes gorgées de gin ou de rano du Brésil, et sucé
quelques matés : cet abus d'alcool le maintient dans un état ner-
veux, nécessaire pour résister à tant de fatigues. La journée n'est
pas finie; après le souper, chacun arrange sa tropilla de chevaux
et prend un cheval frais qui lui servira quand viendra son tour de
veille; si la tropilla est bien habituée à suivre la jument, m«-
drina, on entrave simplement les pieds de devant de celle-ci au
moyen d'une lanière de cuir en forme de huit, et qui prend les
deux jambes au-dessus du sabot; les chevaux restent à paître au-
tour d'elle et ne s'éloignent pas du bruit de la clochette qu'elle
328 REVUE DES DEUX MONDES.
porte au cou; si les chevaux sont peu habitués cà la madrina, on les
entrave tous de la même manière. Le troupeau pendant ce temps
a pâturé, la nuit est venue, on le ramasse alors, et des hommes de
garde à tour de rôle galopent autour sans discontinuer. La pre-
mière nuit est forcément très inquiète : hommes et chevaux sont
trop disposés à dormir, les bœufs au contraire ne pensent qu'à se
lever, à mugir ou à s'échapper, et le rapataz, sur qui pèse la
responsabiliié, n'a pas le droit de se reposer un seul instant.
Comment dépeindre les nuits d'orage oîi le vent soudle soule-
vant un épais nuage de poussière suivi bientôt des éclairs, de ce
tonnerre sans fin de la pampa et d'une pluie torrentielle? Le trou-
peau fuit alors sous le vent, comme un navire qui lâche ses voiles
et se laisse porter hors de sa route, mais loin du danger ; il faut le
suivre alors jusqu'à ce que, s' arrêtant de lui-même et groupé en
masse compacte, le dos au vent, il prenne le parti d'essuyer la
bourrasque, immobile et la tète baissée.
Au matin, on reprend la marche, qui se continuera ainsi pen-
dant plusieurs jours à raison de 6 ou 8 lieues par jour. Quelquefois
le saladero est éloigné de 80 ou 100 lieues du point de départ.
Avant d'arriver au but du voyage, il faut passer à la tablada, sorte
de bureau d'octroi spécial où les animaux destinés àl'abatage doi-
vent être révisés par l'autorité. Ces tabladas sont les vrais postes
de défense de la propriété pastorale. Ceux qui gouvernent sont tous
plus ou moins intéressés à la protéger, il en résulte une minutie
et une rigueur peu communes dans l'application des règlemens;
mais il faut bien dire que la loi, malgré ses sévérités, a difficilement
raison des mille ennemis de la propriété rurale. Le vol des animaux
sur pied et des cuirs est favorisé par l'étendue des juridictions de
campagne, par la complaisance des autorités subalternes et sur-
tout par Its émigrations d'animaux qui, chassés par la sécheresse
ou des ouragans, s'éloignent à "20 ou 30 lieues de leurs pâturages,
et restent trois ou quatre mois sans y revenir : l'habitude de puiser
dans le bien du voisin est si enracinée que les meilleures lois et
la vigilance la plus active, deux choses bien inconnues des créoles,
seront malgré tout insuffisantes, et le réseau des tabladas laisse
inévitablement passer au travers de ses mailles très lâches des
troupeaux entiers d'animaux sur pied et des chargemens de cuirs
secs.
Une histoire restée célèbre donnera une idée des mœurs de la
campagne sur ce point. Dans un petit village de la frontière, un
paysan se trouvait un jour chez un commerçant considéré du dis-
trict. Tout en causant, celui-ci lui demanda ce qu'il gagnait; c'était
fort peu de chose. « Si tu es homme à travailler, lui dit-il, je^vais
LES SALADEROS. 329
faire ta fortune. Combien peux-tu écorcher de bœufs et m'apporler
de cuirs chaque nuit? — Dix ou quinze, répondit le paysan. — Très
bien, je te les paie vingt piastres papier (1) chacun; tu peux en
gagner deux cents toutes les nuits. Va, travaille, et en peu de temps
tu seras riche, je te paierai au comptant ; mais aie bien soin de ve-
nir seulement après minuit. Tu jetteras les cuirs par-dessus le mur
dans ma cour, tu frapperas doucement à la porte, tu entreras, nous
compterons, tu recevras ton argent, et de même chaque nuit. » Le
paysan, bien instruit, promit ses cuirs pour le soir même. La nuit
venue, il apporta vingt cuirs, de même pendant deux semaines
sans y manquer; il touchait sa pale et revenait la nuit suivante.
Gomme cela se passait au milieu de l'hiver, les cuirs séchaient len-
tement, notre commerçant en comptait plus de 300 réunis, payés à
20 piastres; il savourait d'avance la double perspective d'un béné-
fice considérable et de la gloire qui en rejaillirait sur son intelli-
gence commerciale. D'autres aussi faisaient ce commerce, mais
personne n'avait découvert un homme aussi travailleur, aussi con-
stant et aussi discret. Ln matin cependant, le contre-maître chargé
de faire sécher les cuirs vint aviser le négociant qu'il s'en trouvait
un de la marque de son e.stanria^ il n'y fit pas attention, supposant
que c'était le cuir d'un bœuf égaré. Le jour suivant vint à souffler
un vent sec du sud, et les cuirs séchèrent rapidement. Le contre-
maître découvrit alors qu'il y en avait plusieurs; il en avertit le négo-
ciant. Celui-ci effrayé vint lui-même faire une inspection minutieuse
qui se termina par des imprécations : tous les cuirs sans exception
étaient de sa marque. Fou de colère, il attend de pied ferme la venue
nocturne du gaucho trop travailleur, décidé à lui faire un mauvais
parti. La nuit arrive, et avec elle le gaucho indolent, demi-couché
sur son cheval plus chargé que jamais de cuirs frais sanguinolens
pendant jusqu'à terre de chaque côté de la monture. Le commer-
çant lui laisse déposer son fardeau, et, contenant mal sa fureur :
« Qu'est-ce que je t'ai proposé l'autre jour, canaille? dit-il, de
m'apporter des cuirs et que je te les paierais vingt piastres au
comptant? — Eh ! ce ne sont pas des cuirs que je vous ai apportés?
— Si, brigand, mais ils sont de ma marque. — Eh alors ! patron-
cito, dans quel troupeau devais-je prendre? — Oui, va, fais la bête !
— Ma foi, patroncîlo, j'y suis maintenant, mais j'étais loin de pen-
ser que vous m'envoyiez tuer les bœufs d'autrui. Comme je n'ai
jamais volé personne, je n'y ai pas vu malice; j'ai supposé que vous
me faisiez travailler de nuit pour ne pas déranger tout le troupeau;
du reste je n'ai rien à voir dans tout cela, payez-moi mon travail,
[l) 11 s'agit ici de la piastre de la province de Buenos-Ayrcs, qui vaut 22 centimes.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
car il n'est pas juste que je perde ma peine pas plus que ceux qui
m'ont aidé. » Il n'eut pas à menacer longtemps, le négociant paya ;
le lendemain le fait était public, et l'on en faisait des gorges chaudes
sans qualifier le négociant autrement que de maladroit et le gaucho
de malin .
Il faut ajouter cependant que les commerçans qui commanditent
ce genre de rapine sont de petits négocians des frontières, n'ayant
rien de commun avec les saladéristes. Ceux-ci ne cherchent pas à
éviter l'examen des tabladas; le capataz y conduit donc le trou-
peau, et, muni d'un bon à tuer en due forme, fait reprendre la
marche vers le saladero, où déjà les dispositions sont prises pour
recevoir cet arrivage. A 1 ou 2 kilomètres de l'établissement, on
rencontre un groupe de quelques hommes envoyés à cheval au-
devant de la troupe pour présidera l'entrée au corral; ils amè-
nent avec eux deux bœufs qui prendront la tête du troupeau, et,
dressés de longue main à ce triste rôle d'agens provocateurs, le
conduiront jusqu'au dedans du corral. Il serait impossible de rendre
le mouvement, les cris, les beuglemens de cet ouragan d'hommes,
de chevaux, de bêtes à cornes, qui, tous invisibles au milieu d'une
trombe de poussière noire, se précipitent dans le corral. Les bœufs,
aveuglés, souffrant de la faim, de la soif, de la longue fatigue de ce
dernier voyage, se heurtent en masse à tous les pieux qui forment
l'enceinte, se bousculent, se précipitent furieux, reculent effrayés,
se foulent aux pieds les uns les autres, cherchent une issue de droite
et de gauche, condamnés à attendre la mort jusqu'au lendemain au
milieu de ces souffrances, sans une goutte d'eau ni un brin d'herbe.
Les précautions sont prises pour que ces mouvemens de houle
n'aient pas de suite funeste. Afin que jamais un trop grand nombre
d'animaux ne puisse à la fois faire force sur l'enceinte et ouvrir
une brèche, le parc étroit où on les enferme se développe en dé-
tours tortueux, se repliant sur lui-même de telle façon que l'élan soit
impossible et que tous soient réduits à se débattre dans des efforts
individuels sans pouvoir se grouper ni faire sur les parois une at-
taque d'ensemble. Néanmoins on ne s'explique pas le sang-froid
des hommes entrés dans l'enceinte, et qui, au milieu de cette co-
hue, continuent paisiblement leur besogne , faisant sortir les deux
bœufs qui ont servi d'appeau et jetant le lasso pour prendre et en-
lever la génisse que l'usage leur concède, offerte par Yestanciero
qui a vendu la troupe ; quelque épuisée de fatigue qu'elle puisse
être, elle est traînée au bout du lasso par un cheval, arrachée du
corral, et, les jarrets coupés, saignée d'un coup de couteau au
cœur. Destinée à Vasado con ciiero (rôti dans le cuir), vieil usage
de la pampa et seul régal du gaucho, la bête est dépecée toute pal-
LES SALADEROS. 331
pitante, presque vivante, peut-être sensible; chacun taille son
morceau dans le cuir et la chair avec une dextérité et une insou-
ciance rares, et le place ainsi sur une braise d'os rougis, où la
viande cuira doucement en conservant tout son jus dans son en-
veloppe naturelle; c'est là un mets justement apprécié, la partie
de l'animal entre cuir et chair a surtout une saveur spéciale (1).
L'usage en était autrefois très répandu ; tout étranger qui se pré-
sentait dans une estaiicia y était fêté par un asado ron ciiero, on
sacrifiait une génisse à sou intention ; mais le prix élevé des cuirs
fait perdre peu à peu cet usage coûteux, et le veau gras tend à de-
venir dans la pampa, comme partout ailleurs, une figure de rhéto-
rique.
Le troupeau a passé la nuit dans le corral ; au point du jour,
l'abatage doit commencer. On hisse au mât un drapeau qui indique
au voisinage qu'il y a du travail. Le grand corral est mis en com-
munication avec une série d'autres plus petits où ne peuvent péné-
trer que quelques animaux à la fois; enfin une poterne à guillotine
s'ouvre et donne passage à dix animaux seulement; c'est l'anti-
chambre de la mort. Cette enceinte fort petite, fermée comme les
parcs voisins de pieux de bois dur serrés les uns contre les autres,
de forme ovale, s'appelle le brette ; une porte à guillotine y donne
enti'ée, les animaux que l'on y pousse y trouvent un sol dallé, rendu
glissant à dessein et où à peine ils peuvent se tenir debout. A l'en-
tour règne une sorte de plain-pied circulaire où, le lasso à la main,
se tient un gaucho généralement vêtu du costume traditionnel; c'est
le desnucador, dont le nom imagé indique la fonction. Il jette le
lasso sur la victime choisie dans ce groupe affolé; à peine est-elle
prise que le lasso, dont la courroie prolongée passe dans une pou-
lie et vient aboutir à la selle d'un cheval ou à un joug de bœufs,
se tend et amène pour ainsi dire mécaniquement le bœuf, la nuque
tendue, sous une autre poterne. Le desmicador est venu pendant ce
temps se placer au-dessus , et d'un seul coup de couteau frappé
entre deux vertèbres, immobilise l'animal et le fait tomber lour-^
(I) Macaulay raconte qu'en 1689 en Irlande, lors du soulèvement des paysans qui
suivit la révolution, la campagne ét;Lit pillée par des bandes armées d'insurgés catho-
liques qui détruisaient les troupeaux, comme ou le fit au xvin'" siècle dans la pampa.
« Il n'était pas rare, dit-il, de voir des bandes affamées se jeter sur les troupeaux pour
en dévorer, sans pain ni sel , la viande, que ces esclaves affranchis avaient toujours
considérée comme la nourriture du riche. Souvent, manquant de marmites, ils fai-
saient cuire le bœuf dans sa propre peau, découpant des beefsteaks sur l'animal en-
core en vie et suspendant la viande saignante sur des charbons. » Il est probable
que la même cause a dans l'origine donné aux habitans de la pampa l'idée de ce
mets spécial, et que cet usage, devenu depuis un luxe, n'était à l'origine qu'un signa
de sauvagerie.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
dément sur un petit wagon; la porte s'ouvre, le wagon glisse, et le
lasso, dégagé, va enlever une autre victime , tout cela en moins de
temps qu'il n'en faut pour le dire : i,000 ou 2,000 animaux, en
quelques heures, passeront de cette manière sous le couteau du
dcsnucador, qui recevra pour son travail, où une adresse peu com-
mune est nécessaire, la haute paie de 10 francs par 100 tèies.
Le bœuf étourdi, mais non pas mort, est porté par le wagon à
quelques pas de là et jeté sur une esplanade dallée abritée d'un
toit que l'on nomme la playa. Cette esplanade, ou littéralement
plage, est de tout le saladero l'endroit le plus caractéristique, où
la curiosité vous attire, d'où l'horreur vous éloigne. C'est là que le
boucher fait sa besogne; les pieds et les bras dans le sang, le corps
demi-nu, le couteau à la main, 50 ou 100 individus, suivant l'im-
portance du travail du jour, tous en mouvement, absorbés par leur
labeur, saignent, écorchent, dépècent chacun un bœuf en six mi-
nutes; non sans inquiétude, on se demande, au milieu de tous ces
longs couteaux, agités dans tous les sens, ce qu'un incident quel-
conque, une colère, un mot maladroit pourrait produire. Ce travail
repoussant, ce sang chaud qui jaillit quelquefois au visage et qui
toujours inonde le corps, font de ces hommes une race à part :
élevés dès l'enfance dans ce milieu, employés même dès l'âge
de quatorze ans à cette besogne, ils s'habituent à frapper, à
donner la mort, à sentir la chair palpiter et le sang couler sous
leur couteau. Que ne doit-on pas craindre le jour où de pareils
hommes deviennent un instrument de gouvernement dans la main
d'un tyran ou d'un parti? Rosas, il y a trente ans à peine, n'hésita
pas à recourir à eux pour terroriser Buenos-Ayres, et recruta sa
redoutable mazhorca parmi ces bouchers de saladeros et d'abat-
toirs. Les mazhorqueros ne frappaient qu'avec le couteau et à la
gorge. Ils n'attaquaient que des adversaires isolés, et le faisaient
seulement quand ils étaient en nombre suffisant pour ne pas craindre
de représailles, — sans haine, sans passion politique, par ordre,
semblant ne rechercher dans leurs crimes quotidiens que l'assou-
vissement d'un instinct de sauvagerie. Quelques fanatiques allaient
bien jusqu'à manger, dit-on, du maïs frit dans la graisse de la
victime; mais c'étaient là des bravades isolées, la majorité se con-
tentait de la joie de sentir une victime humaine palpiter sous le cou-
teau. Les mazhorqueros ont disparu avec Rosas de la scène politique;
cependant la race n'en est pas éteinte, le danger est toujours pré-
sent, aucune raison ne s'oppose à ce qu'ils n'obéissent demain à un
nouveau maître comme ils le faisaient avant 1852.
Aussitôt l'animal jeté sur la phiya, où il tombe couché sur le
côté gauche, il est saigné d'un coup de couteau, et avant que le
LES SALADEROS. 333
sang ait fini de s'écouler, le iil du couteau a déjà commencé à pra-
tiquer une ouverture dans toute la longueur du cou et du ventre
pour détacher le cuir par en haut; la chair s'agite encore que l'ani-
mal est ouvert, les intestins extraits et jetés, et le cadavre retourné
sur le côté droit pour achever l'écorchement; le boucher laisse le
cuir étendu sur le sol, partage la viande par de grandes entailles
régulières sans la détacher du squelette, puis il passe à un autre
animal. Celui qu'il quitte est repris par les aiarteros, qui à coups
de hache séparent les membres, et ensuite les enlèvent, pendant
que les manteros relèvent la viande tailladée et la portent à une
table où les charqiieadores la découpent par longues tranches de
manière que chacune ait un pouce et demi d'épaisseur à l'état frais,
qui se réduira à un pouce après dessiccation; les bas morceaux, les
os inutilisés et les cuirs seront relevés pour être portés dans d'au-
tres hangars, où ils seront élaborés. Tous ces travaux se font au
milieu d'une agitation indesciiptible; ce n'est pas le bruit du tra-
vail plein de parole humaine dont parle le poète , c'est une autre
rumeur, une agitation préoccupée et silencieuse, attentive à la be-
sogne et aussi au danger que peut produire un moment d'oubli.
De temps à autre en effet, des incidens souvent burlesques, quel-
quefois terribles, viennent interrompre l'horrible labeur de ces
hommes. La porte du bretie mal fermée peut laisser échapper quel-
que animal furieux, mal frappé, ayant assez de forces pour se dé-
gager du lasso, et dont le premier mouvement a suffi pour mettre
en fuite tous ceux qui pourraient lui opposer une résistance. Les
uns glissent sur les caillots et se culbutent, un autre tombe dans le
réservoir au sang ou dans la fosse à saumure, celui-ci s'étale tout
rouge sur un monceau de viande molle, cet autre disparaît dans une
montagne de sel, l'épouvante est partout, et l'auteur de cette dé-
route en prend sa grosse part. L'effet de son premier bond est à
peine produit que sa position devient des plus difficiles malgré la
disparition de ses adversaires; sur ces dalles fangeuses et glis-
santes, ce sont des faux pas et des chutes d'où il se relève plus
épouvanté; il est rare qu'il lui reste assez de forces pour prendre du
champ et se jeter dans la plaine. Le plus souvent il ton)be frappé
d'un coup de lance avant de pouvoir tenter ce suprême effort; s'il
trouve une issue, quelques hommes à cheval armés du lasso s'é-
lancent à la poursuite du fugitif, et ne tardent pas à s'en emparer.
Le travail continue. Tout ce qui louche aux soins à donner à la
viande est le plus pressé; au milieu des chaleurs excessives de l'été,
seule saison de ces travaux, quelques heures suffiraient pour perdre
des milliers de quintaux de viande fraîche. Découpée par les rhar-
qiieadores, elle est fichée à des crochets en plein air pour y refroi-
ZZh REVUS DES DEUX MONDES.
dlr; cette préparation, qui demande une heure et demie, est in-
dispensable, la viande palpitante serait iebelle au sel. Après le
rel'roidisseiueni, elle est visitée et portée dans un bassin de saumure
où les saleurs l'agitent avec des galïes, la pèchent et la déposent sur
le sol, où elle s'égoutte et dégorge les impuretés que le sel lui fait
rejeter : de là les morceaux sont portés dans le saloir qui fait suite.
Sur une couche de gros sel blanc, on étale une couche de viande, et
l'on forme une pile de 3 ou 4 mètres de côté; à chaque coin sont
placés des honnnes, la peiie à la main, qui avec une grande dexté-
rité répandent sur chaque couche de viande une couche de sel
blanc scintillant et granuleux. Cette pile s'élèvera à 3 ou Zi mètres
et contiendra environ 2,000 quintaux de viande; vingi-quatre heures
après, elle sera retournée et reformée à côté de façon que les cou-
ches du bas soient reportées en haut. Le lendemain , la viande
est mise à l'air et ensuite reformée sur une couche de cornes de 30
ou. hO centimètres de haut, aiin qu'elle puisse finir de s'égoutter;
chaque semaine elle est remuée, étendue sur des châssis et sou-
mise à l'action de l'air et du soleil; cette opération se renouvelle sL\
fois. Apiès ces travaux, qui ont duré environ quarante jours, la
viande peut être livrée au commerce, elle ressemble assez par son
aspect peu agréable à de la morue sèche. Elle est alors expédiée
en vrac par chargemens entiers pour La Havane et le Brésil.
Quelque brutale que puisse paraître cette manipulation de la
viande, elle constitue cependant la partie la plus soignée du tra-
vail du saladeio. Les procédés ne se sont pas améliorés depuis
bientôt un siècle que ce produit s'exporte. Les consommateurs du
tasajo sont toujours les nègres esclaves ; pas un homme libre
n'ayani encore accepté l'usage de cet aliment, on se demande ce
qu'il en sera de cette industrie à l'époque prochaine de la sup-
pression de l'esclavage.
Pendant que le travail de la viande s'est exécuté, le cuir a été
enlevé et porté aussi dans un bassin de saumure, composé du trop-
plein du bassin de la viande; il est plongé et agité à plusieurs re-
prises et de là porté au saloir, où les cuirs, étendus par couches
entremêlées de sel, noirci pour avoir déjà servi à saler la viande,
dégorgeront leurs impuretés pendant six ou huit jours, après les-
quels ils peuvent être livrés à l'exportation. A bord du navire, la
pile sera refaite de la même manière et entretenue dans un état de
demi-humidité jusqu'à l'arrivée dans le port de débarquement; ces
chargemens se font par petits navires qui emportent de 8,000 à
10,000 cuirs sans autre cargaison.
Il reste à traiter tous les bas morceaux qui ne sont pas expor-
tables et la graisse; on les porte à la cuve où se fera l'élaboration
LES SALADEROS. 335
du suif par l'ébullition. Cette cuve généralement en bois, rarement
en fer, est semblable comme aspect et grandeur à nos cuves à vin :
une porte ouverte en bas sert à charger le fond; un homme nu,
placé à l'intérieur, reçoit les débris et les quartiers qu'on lui ap-
porte de l'esplanade ; il les empile clans la cuve, et, lorsque le fond
est fait, il ferme la bouche d'en bas et le chargement continue par
le haut. La cuve pleine, on chauffe un générateur indépendant dont
la vapeur pénètre par un tid^e en serpentin dans la cuve au mi-
lieu des viandes amoncelées et met en ébullition l'eau qu'on y
a versée; le bouillon devra durer quarante-huit heures, temps né-
cessaire pour séparer complètement la graisse des fibres muscu-
laires. Il reste à faire écouler le suif bouillant et liquide par des
conduits' jusque dans des tonneaux où il refroidira en quelques
jours : il sera ensuite livré à l'exportation. Les résidus sont retirés
de îa cuve, et, après avoir passé à la presse pour en extraire au-
tant que possible tout le suif, ils sont encore employés comme
combustible et servent à chauffer le générateur à vapeur.
Le travail est ainsi terminé, l'animal transformé dans toutes ses
parties ; à son entrée, il pesait environ 220 kilogrammes et coûtait
au saladériste en moyenne 70 francs, achat et frais de voyage
compris; il produit 176 kilogrammes de substances élaborées, soit
115 de viande, 29 de cuir, ili de graisse, 19 d'os, sabots et cen-
dres; la viande, après avoir été séchée, périra 50 pour 100 de son
poids. On consomme annuellement pour le travail des salaisons
dans la Plata 1 million d'hectolitres de sel, soit une valeur de
5 millions de francs sur le lieu de consommation, fournis presque
exclusivement par Cadix; c'est la seule matière première qui entre
dans tout le travail du saladero; il est inutile de dire que les côtes
marines de la république, qui ont plus de 500 lieues d'étendue,
pourraient le fournir en abondance, et inutile d'ajouter qu'il se
passera de longues années avant que l'on essaie de l'y aller cher-
cher. Les ouvriers sont divisés par équipes spéciales à chaque tra-
vail, payés à tant par tête, et tous associés entre eux; le prix de la
main-d'œuvre pour tout le travail est de 2 fr. 50 cent, par tête ; les
bouchers sont généralement des indigènes, le reste des travaux est
fait par des Basques français. L'animal produira à la vente 90 ou
95 francs qui se répartiront entre Veslanriero, l'ouvrier et le sala-
dériste, ce dernier obtenant un bénéfice de 10 ou 15 francs par tête,
dont il lui faudra déduire le loyer du saladero et les risques de
toute nature, qui sont à sa charge.
Les prix que nous donnons sont ceux des quatre dernières an-
nées; mais il faut observer qu'il s'est opéré depuis 1870 une hausse
considérable; le prix des cuirs s'est élevé depuis la guerre de
336 REVUE DES DEUX MONDES.
France de 25 à 40 francs les 60 livres, poids moyen des cuirs de
Buenos-Ayres; celui de la viande salée, sans que de nouveaux dé-
bouchés se soient ouverts, s'est élevé de 15 à 25 francs le quin-
tal. Il faut attribuer cette plus-value des produits de la pampa à la
diminution de la production , motivée en partie par l'épizootie de
1873 , mais surtout par la décadence manifeste de cette ancienne
industrie. L'élevage des bêtes à cornes tend à disparaître dans la
Plata, et bien des raisons contribuent à ce résultat. La guerre ci-
vile dans l'Entre-Rios a depuis quatre ans presque supprimé la pro-
duction de cette province, la plus riche autrefois en bétail, et com-
promis l'avenir par la destruction des troupeaux ; la même chose
peut se dire de la république de l'Uruguay, dont la campagne a
été pillée tour à tour par chacun des partis qui divisent et ruinent
ce malheureux pays. Dans la province de Buenos-Ayres, où la paix
règne depuis quinze ans d'une manière presque continue, le mal
n'est cependant pas moins profond; l'abandon où les grands pro-
priétaires laissent leurs esUmrias, confiées à des majordomes, com-
mence à porter des fruits néfastes : pour profiter des hauts prix,
ceux-ci ne se sont pas contentés de vendre les bœufs, ils ont sacrifié
sans souci les vaches reproductrices qui, naturellement plus saines,
engraissent rapidement et se vendent avec facilité pendant que le
rebut du troupeau, composé de vaches maigres , ne trouve pas
d'acheteur et occupe sans profit le terrain. Le majordome, intéressé
à tirer de Yestancia des revenus abondans, sacrifie ainsi l'avenir
au présent; au bout de peu de temps, Vestancîa, ruinée par ce pro-
cédé, ne produit plus rien, le troupeau disparaît, et V e.stanciero,
entraîné par l'exemple, remplace l'élève improductif de la bête à
cornes par celui du mouton, qui lui donne des résultats immédiats,
si bien que chaque jour l'exportation des cuirs et de la viande dimi-
nue, et que c'est à peine si cette année il a été exporté 500,000 cuirs
de saiaderos au lieu de 2 millions, chiffre de 1869.
Il est très important pour les états de la Plata de surveiller cette
industrie, qui est, on peut le dire, spéciale au pays : l'Australie et
le Gap de Bonne-Espérance produisent autant de laine que les états
de la Plata, mais ne sauraient rivaliser avec eux pour l'élevage des
bêtes à cornes. On peut malheureusement prévoir aujourd'hui la
ruine prochaine de l'industrie pastorale , qu'un seul événement
pourra sauver, comme le fit il y a un siècle l'introduction du pro-
cédé de conservation des viandes par le sel; cet événement, depuis
longtemps attendu et préparé, sera la découverte d'un moyen pra-
tique de conservation de la viande à l'état frais et de son exporta-
tion pour les pays plus habités et moins favorisés ; mais il faudrait
pour un péril imminent un remède prompt, et il est triste de dire
LES SALADEROS. 337
que les efforts tentés sont loin d'être concluans : un examen rapide
en donnera une idée.
III.
Depuis 1794, époque où furent expédiés les quelques barils de
viande séchée et salée par le procédé des pêcheurs de morue, la
fabrication du tasajo n'a fait aucun progrès; elle a été plus ou
moins grande suivant l'état de tranquillité du pays, et les prix ont
varié en conséquence, mais les consommateurs sont restés les mêmes,
et le goût de cet aliment peu agréable ne s'est développé sur aucun
marché nouveau. Le prix du lamjo a varié à Buenos-Ayres entre
1 et 7 piastres argent le quintal ; ce n'est que tout récemment que
ce dernier prix a été atteint, et Ton ne saurait l'attribuer à de nou-
velles demandes , la hausse résulte uniquement de la diminution
de l'offre. Les cstancieros platéens feraient fausse route, s'ils envi-
sageaient cette plus-value de la viande salée comme une aug-
mentation de richesse acquise ; elle n'est en réalité qu'un signe de
décadence et l'avant- coureur d'une ruine prochaine, que seule
pourrait éloigner la découverte d'un moyen pratique de conserva-
tion de la viande fraîche qui , en rendant la production lucrative,
ramènerait les estancieros à l'élevage. Ce problème a une impor-
tance universelle et intéresse au même degré l'Europe et le pays
producteur : aussi des primes ont été simultanément offertes par la
France, l'Angleterre et la république argentine pour le meilleur
procédé de conservation de la viande à l'état frais. Pour le mo-
ment, après des essais de toute nature, les plus habiles sont arri-
vés à poser le problème. Ceux qui se sont le plus approchés du
succès ont présenté des viandes d'un aspect acceptable, mais d'une
saveur répugnante.
Ce qui est démontré, c'est que l'air, la chaleur, l'humidité, sont
les agens actifs de décomposition qu'il faut combattre, — que le
froid au contraire est un agent de conservation que l'on peut utili-
ser : la question est d'éloigner ces ennemis ou d'employer cet auxi-
liaire, mais elle est plus vite posée que résolue. C'est qu'il y a en-
core d'autres élémens du problème dont il faut tenir compte, par
exemple la condition de fabriquer par grandes quantités, de con-
server à la viande son aspect naturel, de lui faire traverser les cha-
leurs des tropiques : toutes ces difficultés diverses arrêtent égale-
ment les inventeurs.
L'agent le plus actif de la putréfaction étant l'air atmosphérique,
tous les systèmes présentés jusqu'à ce jour tendent à en écarter
l'action. On a essayé de toutes les substances, de l'huile comme les
TOMB xni. — 187C. 22
338 REVUE iDES DEUX MONDES.
l^omains, du miel comme les Scythes, de la graisse, du vinaigre,
de l'alcool ; aucun de ces préservatifs ne saurait être employé au-
trement que par les ménagères pour les besoins limités d'une fa-
mille, aucun ne suffit pour la conservation de millions de bœufs et
la consommation des peuples. On a essayé aussi du système Ap-
pert, que tout le monde connaît, et qui consiste à soumettre les
• boîtes, 'avec la matière que l'on se propose de conserver, à l'action
! d'un bain-marie après une fermeture henuétique. Ce système, per-
fectionné en Ecosse par Fastier, qui, lui, expulse l'air de la boîte
par une petite ouverture en la soumettant à une haute pression,
est encore le meilleur connu pour les conserves alimentaires,- mais
lil ne saurait être appliqué à la conservation des viandes fraîches;
^ trop coûteux, il n'a même pas l'avantage de laisser à la viande
son aspect naturel relie sort de la boîte revêtue d'une couche
grise peu engageante, et il faut lui restituer sa couleur naturelle
avant de lui faire subir aucune préparation culinaire.
En 1868, lun concours fut ouvert à Buenos-Ayres; soixante-douze
Systèmes, dont vingt-sept avec échantillon, furent présentés; pas
^mn n'a obtenu ni mérité le prix, aucun ne donnait les .moyens de
préparer une quantité considérable de viande fraîche à bon marché;
nous croyons" même qu'aucun échantillon n'arrivait à satisfaire l'œil,
•le goût et l'odorat tout ensemble. Depuis cette époque, le découra-
gement paraît s'être> emparé des ■ chimistes, et ils ont à peu près
renoncé à lutter contre l'inévitable décomposition des matières or-
'ganiques. Les seules tentatives qu'on poursuit aujourd'hui ont pour
objectif la conservation par le froid sans emploi direct d'aucun
•réactif : c'est donc une question intéressant non plus les^ chimistes,
'fmais les constructeurs; on essaie de disposer dans des navires ad
hoc de grandes glacières dans lesquelles on transportera des bœufs
entiers pour les livrer à la boucherie européenne tels qu'ils sorti-
raient le jour même de l'abattoir local. Des essais dans ce sens ont
été faits tout récemment à Melbourne et à Paris, et l'on attend à
iBuenos-Ayres un chimiste français qui doit y appliquer ce système.
Pour ne parler que des résultats acquis et des modes de fabrica-
ifiion essayés jusqu'ici par l'industrie, nous devons dire que les
'viandes' conservées, pour être peu répandues sur les marchés, n'y
sont.cependant pas inconnues; de Melbourne et. de Sydney, aussi
bien que de Buenos-Ayres, des envois ont été faits sous différentes
formes et peu à peu acceptés par la consommation. On cite entre
autres les viandes Oleden, envoyées de la Plata, quinont été co-
tées, il y a trois ou quatre ans déjà, à Londres et à Liverpool.
'Préparées en saumure, elles ont à peu près l'aspect du ivet beef
-.'des. Nord-Américains. A la même époque apparurent les viandes
LES SALADEROS. 339
Morgan, un peu oubliées aujourd'hui. Le système du docteur Mor-
gan était, il faut le dire, plus original que pratique. Le bœuf, frappé
à la nuque, comme dans tous les saladeros, est couché sur le dos,
on lui plonge le couteau dans le cœur et on laisse écouler le sang,
que l'on: remplace immédiatement par un courant de saumure in-
sufflé violemment. La chair, ensuite dépecée, est saturée de sel ex-
térieurement comme elle l'a été intérieurement. Comme produit,. le.
docteur Morgan n;' obtient ainsi par un long, détour autre chose que
le tasajo, ssins,\m donner auoune qualité qui le fasse rechercher par
des consommateurs nouveaux. Je ne connais qu'une seule tentative,
industrielle faite dans la Plata pour la préparation de la viande'
fraîchie. IM)© usine fuit! montée, ILy. a quelques années j pour appli-
quer un système, inventé par un cliimiste français, M. .Gorges, qui
prétendait exporter la viande à son état naturel, en vrac, sans em-
ballage spécial, après l'avoir! simplement trempée dans un 'antisep-
tique préparé secrètement; mais la société formée a été dissoute
avant que l'usine ait donné aucun résultat, et, cette invention est
restée ensevelie dans le silence.
En dehors de ces essais infructueux et de> la vieille industrie du >
tasaj'o, deux procédés d'utilisation des. viandes de la. Plata ont été,
admis définitivement dans la consommation, qui y trouive des pro-
duits d'une fabrication aussi parfaite que; possible, mais ne remplis-
sant qu'incomplètement le but que l'on, se propose :, ce sont les
conserves de viandes cuites et l'extrait de viande deLiebig.
Les viandes cuites, préparées en boîtes par le procédé Appert,
ne sont fpas spéciales à ; la Plata, et , ne sont qiu'un dérivé des con-
serves depuis longtemps usitées en France par la marine, ou une
imitation de ce qui a été fait en Australie. On emploie pour cette,
fabrication des morceaux choisis; après, leur avoir fait subir une
cuisson très modérée, on les place dans des boîtes hermétiquement,
fermées qui sont ainsi soumises, à l'ébullition dans un bain-marie. .
On ai remarqué que cettei dernière opération faite à air comprimé,
n'est pas sans inconvéniens et change la nature de la viande, caC;
dans cette ébullition les jus de viande sont séparés' violemment de.
la partie fibreuse et n'y rentrent plus. On fait donc entrer dans la,
consommation un produit présentable, , mais' en réalité peu profi-r
table. Toutefois les efforts des chimistes seront ici plus facilement
couronnés de succès : il ne s'agit que de perfectionner .un, produit
déjà accepté.
Pour le moment, le consommateur européen en est réduit à ces
prépaiations imparfaites et à l'extrait de viande inventé par Liebig,
qui a indiqué le moyen de concentrer, sous un petit volume les élér-
mens solubles d'une. grande quantité de viande, mais, qui n'a point.
3A0 REVUE DES DEUX MONDES.
doté l'humanité d'un produit véritablement nutritif. Sans doute, à
ne considérer que l'importance de la fabrication, V e.itractiim carnis
de Liebig serait un produit de premier ordre; mais la vogue qu'il a
obtenue tient à diverses causes étrangères aux qualités intrinsèques
qu'il peut posséder : ces causes sont le besoin d'un produit rem-
plissant plus ou moins bien l'objet qu'il prétend remplir et surtout
l'importance des capitaux engagés dans l'entreprise, qui l'ont sauvé
du sort commun à toutes les usines du même genre établies dans
la Plata. La société fondée en 1863 pour exploiter le procédé du
baron Liebig s'est établie sur les bords du fleuve Uruguay, dans la
république de ce nom, à Fray-Bentos, sur un terrain de neuf lieues
carrées qu'elle acheta. Elle disposait d'un capital de 500,000 livres
sterling fourni par des actionnaires anglais : les gouvernemens eu-
ropéens n'ont cessé de lui faire des demandes considérables, et
son succès, complet dès le premier jour, ne s'est pas démenti. Au-
jourd'hui les états de la société accusent un bénéfice annuel de
150,000 livres sterling (3,750,000 francs). L'établissement, usine
ou saladero, car il tient des deux genres, — ne diffère pas sensi-
blement des saladeros que nous avons décrits, et se compose d'une
suite de hangars sans style ni luxe. Les animaux abattus sont ex-
clusivement des bœufs, et le système d'abatage est le même que
celui qu'on emploie d'ordinaire dans les saladeros. Toutes les par-
ties de l'animal, cuir, basses viandes, os et graisses, sont utilisées
comme dans les saladeros, les parties choisies de la viande subis-
sent seules une élaboration spéciale. Détachée de tous les os et de la
graisse qu'elle contient , la chair est introduite dans une immense
machine à hacher et réduite à l'état de chair à saucisse. Sous cette
forme, elle est placée dans des marmites dont les dimensions varient,
et qui doivent avoir l'",10 de haut sur l'",30 de large et l'^,50 de
long pour 3,000 livres de viande; elles sont munies d'un double fond
séparé du premier par une chambre de 50 centimètres de haut et
destinée à recevoir la vapeur. On jette dans la marmite une quan-
tité d'eau égale à trois ou quatre fois le poids de la viande; on
chauffe jusqu'à l'ébuUition, mais on a soin de ne pas la laisser se
produire. Lorsi:jue la cuisson a ainsi duré deux heures et demie et
que la viande commence à prendre un aspect blanchâtre, on ouvre
une soupape carrée munie d'un filtre en toile métallique, destiné à
arrêter les matières solides en laissant écouler le liquide; le bouil-
lon traverse un tamis et passe dans un serpentin de distillateur pour
aller s'écouler en deux ou trois heures dans une autre chaudière
plus petite que la première, mais garnie comme elle d'un double
fond : là elle est encore soumise à une dernière cuisson de trois
heures environ; il reste à laisser congeler et mettre en pots. La
LES SALADEROS. 311
viande ainsi travaillée donne en extrait 2 J/2 pour JOO de son poids
net sans os; elle pourrait aisément en fournir 10 pour 100, s'il ne
fallait éviter la dissolution de la gélatine contenue dans les tissus
animaux, ce qui empêche d'épuiser la viande; la présence de la
gélatine en quantité notable dans l'extrait îe ferait moisir et lui
donnerait un goût désagréable. 30 ou hO kilogrammes de viande
en produiront 1 d'extrait, ce qui veut bien dire que ce kilogramme
d'extrait contient les parties solides de hO kilogrammes de viande,
mais non pas qu'on y retrouve les élémens nutritifs de cette quan-
tité de matière. Il reste donc de grands progrès à faire, dont le
moindre ne sera pas l'e fixer l'azote que contient la viande, en même
temps que d'utiliser la gélatine et l'albumine, ce qui donnerait à
l'extrait des qualités nutritives plus sérieuses en même temps qu'un
goût plus agréable. La chose est possible : un produit de ce genre
a mênîe été fabriqué, il y a quelques années, par un chimiste fran-
çais, M. A. Biraben, qui dirigeait le saladero du célèbre baron bré-
silien Mana; mais cet établissement, malgré la grande fortune de
son propriétaire, a cessé, il y a plusieurs années, sa fabrication.
Vextractum carm's, tel que l'a formulé Liebig, reste donc seul
dans le commerce avec toutes ses imperfections; néanmoins l'usine
créée pour l'exploitation du procédé, tout imparfait qu'il soit, est
loin de pouvoir suffire aux demandes de l'Europe. Les abatages de
ce saladero sont limités à mille têtes par jour; encore n'est-ce pas
un mince problème à résoudre dans ce pays, où les troupeaux sem-
blent inépuisables, que d'arriver à abattre chaque jour de l'année
dans un lieu déterminé cette quantité d'animaux. En effet, dans ces
prairies naturelles, le bétail subit tous les contre-temps des saisons ;
il est gras ou maigre suivant que le ciel en dispose, il faut donc
prendre à l'avance des mesures pour obtenir dans les départemens
environnans des quantités suffisantes d'animaux sains et emmaga-
siner cette matière première dans des prairies spéciales où il faudra
veiller à ce qu'ils ne perdent pas leur graisse; les neuf lieues appar-
tenant à la compagnie, enfermées dans une enceinte de fil de fer
qui représente à elle seule une dépense de 500,000 francs, n'ont
pas d'autre destination. L'usine Liebig diffère en cela des saladeros,
qui ne peuvent travailler que trois ou quatre mois de l'année, à l'é-
poque où les animaux sont gras, qui achètent et abattent immédia-
temeut sans faire provision de bétail sur pied. Une autre éventua-
lité menace la prospérité de l'usine Liebig, c'est l'épuisement des
troupeaux dans un rayon assez rapproché pour être exploitable, car
depuis douze ans que l'usine existe, elle n'a cessé de puiser dans
les troupeaux du voisinage et d'y choisir la fleur des animaux. Si
l'on calcule que le rayon extrême où elle puisse s'approvisionner
3^2 REVUE DES DEUX MONDES.
ne dépasse pas 60 ou. 80 lieues au ma^ximum, déjà exploitées par
d'autres saladeros, et où il lui faut puiser Z|00,000 bêtes à cornes
par an, on comprendra aisément qu'un jour doive arriver où l'u-
sine chômera faute de matière première. Le rayon en effet ne sau-
rait s'étendre, et l'on ne voit pas comment les moyens de transport
pourraient être créés; il n'y a pas de transport possible pour ces
quantités et ces sortes d'animaux, et le voyage à pied est le seul
praticable ; on peut donc prévoir que dans un avenir prochain l'é-
tablissement Liebig sera réduit à l'état nomade, obligé de se trans-
porter ailleurs en attendant que le pays où il est se soit repeuplé..
Quoi qu'il en soit, cette usine est la seule qui dénote dans ce vaste
et riche pays un progrès réel sur la pratique d'un siècle entAev
d'immobilité et de routine qui épuisait les troupeaux sans les
utiliser.
En somme, si nous: considérons les richesses sans nombre, mul-
tipliables à l'infini, des pampas de l'Amérique du Sud, et l'emploi
misérable qui en est fait, il faut convenir qu'il y a dans le système'
d'exploitation un vice profond, et que là plus qu'en aucun lieu du
monde l'homme gaspille sans profit les trésors que la nature a mis
à sa portée. Est-ce seulement apathie, est-ce indifférence, impos-
sibilité de produire ou manque de besoin? C'est tout cela et quel-
que chose de plus. Le vrai mal qui ronge le pays, c'est l'absence'
d'un système économique et financier adapté à sa situation. Depuis-
le jour où les créoles ont pris en 1810 l'administration de leurs af-
faires, ils ont, il faut bien le dire, fait le plus souvent de bien mau-
vaise politique et toujours de mauvaises finances. Ils ne se sont
jamais préoccupés de la nécessité de développer l'industrie ni le
tl'avail sous aucune forme. Dominés par des nécessités d'argent tou-
jours pressantes, cherchant non pas les charges les moins lourdes,
mais les impôts faciles à lever, tous les gouvernemens qui se sont
succédé, obligés de recourir aux douanes, ont eu le tort de ne les
considérer que comme une source de revenus pure et simple, au
lieu d'y voir un' élément protecteur du progrès local. Un pareil sys-
tème ne peut aboutir qu'à l'anéantissement de l'agriculture et de
l'industrie, en même temps qu'au développement excessif du com-
merce étranger, qui Bit t sopire forme du parasitisme, absorbant
à son profit toutes les richesses du pays , éloignant le producteur
indigène de son marché naturel, et endormant le peuple entier
dans l'oisiveté et une abondance factice. Tels ont été l'aveuglement
et l'ignorance qui ont présidé à la répartition des charges qu'il
semble que ce soit un parti -pris de frapper au hasard tous les pro^
duits, sans autre règle que d'infliger des droits élevés aux objets
qui sont d'un besoin plus absolu ou d'un emploi plus général. Les
LES SALADEROS. 343
produits, quels qu'ils soient, sont frappés à l'entrée de 30 pour
100 de droits sans distinction, les matières premières à la sortie de
8 pour 100. Pour qui voit les choses de près, nn semblable ré-
gime ne saurait aboutir qu'à l'épuisement et à la ruine du pays.
Gomme nous l'avons exposé, l'industrie pastorale semble être
parvenue à un état de prospérité inconnue jusqu'à ce jour; depuis
dix ans, par suite de l'augmentation en nombre et en valeur des
troupeaux, la fortune générale de la province de Buenos-Ayres,
qui est la seule importante de la république argentine, s'est aug-
mentée de plus de 2 milliai'ds de francs en capital mobilisé, sans
parler de la plus-value des terres et des immeubles due à l'aug-
mentation de la population. Il y a dix ans, le nomlire des moutons
était de 30 millions de têtes valant 3 francs pièce, il est aujour-
d'hui de plus de 70 millions valant en moyenne 8 francs, soit une
valeur de 90 raillions remplacée par une valeur de 560 millions; en
ajoutant à ce chiffre la plus-value des bêtes à cornes, qui est au-
jourd'hui un fait acquis, et équivaut à près de âOO millions de
francs, on atteint au chiffre de 870 millions, qu'il faut encore aug-
menter du produit annuel de ces troupeaux pendant ces dix an-
nées et de la valeur des récoltes agricoles, aujourd'hui suffisantes
pour la consommation locale. Tout compte fait, on peut donc esti-
mer à 2 milliards de francs le capital dont le pays a bénéficié. Si.l'on
songe que cette somme doit se répartir entre une population de
500,000 individus, on croirait qu'un pays qui a bénéficié d'mi tel
accroissement de richesse devrait être la terre promise de l'indus-
trie. Il n'en est rien. Bien au contraire cette augmentation de ri-
chesse est accompagnée d'une ci'ise financière et commerciale telle
que le déficit du budget national atteint 25 pour 100, celui du bud-
get provincial de Buenos-Ayres 20 pour 100 de leur chiffre de dé-
penses, que les fortunes privées sont toutes profondément atteintes,
que le tiers des propriétaires peut être considéré comme ruiné, que
la propriété immobilière est dépréciée et délaissée, qu'en un mot le
pays semble n'avoii* pris son élan que poui' tomber plus lourdement
dans un abîme. Rien de plus. logique que ce résultat de mœurs éco-
nomiques mauvaises ; toute cette richesse acquise a été gaspillée,
immobilisée, mais surtout exportée, les dépenses de toute nature,
publiques ou privées, ont augmenté, île travail et l'épargne ont con-
tinué à rester inconnus. Le commerce étranger, qui semblerait de-
voir profiter de tout ce gaspillage, en est arrivé à ne plus pouvoir
vivre lui-même sur ce pays ruiné par l'inaction,, et liquide dans
des conditions désasti'euses. Quelques chiffres suffu'ont à mettre en
lumière cette situation.
La production de la république argentine s!arrêtant]à où.le tra-
Zhh BEVUE DES DEUX MONDES.
vail de l'homme devient nécessaire, c'est-à-dire à la récolte de la
matière première, il faut payer par une soulte tout le travail étran-
ger que représente chaque objet manufacturé. Ainsi le cuir sort
de la république à l'état brut, paie des droits de sortie, et repré-
sente environ une valeur de 35 francs par pièce de liO livres; de
cuirs tannés ou travaillés, il n'en est pas question, et il faut recou-
rir aux fabriques européennes pour fournir la consommation locale
de cuirs, selles, chaussures, équipemens militaires, etc. La diffé-
rence est plus sensible encore sur la laine, qui est expé:!iée à l'état
brut, non lavée, chargée de 70 à 72 pour 100 d'impuretés, et qui
revient après avoir été lavée, filée, tissée, teinte, confectionnée,
plus-value considérable que lui aura donnée le travail fait à l'é-
tranger et que le pays consommateur devra payer. C'est à ces
causes qu'il faut attribuer la stagnation des affaires que dénonce la
statistique officielle. L'exportation annuelle de la république ar-
gentine a été dans ces quatre dernières années de hi millions de
piastres fortes en 1871, de !i6 en 1872, de hb en 1873, de 43 en
1874, soit une moyenne annuelle de 43 millions 1/2 de piastres
ou 226 millions de francs. L'importation par contre a été de 47 mil-
lions en 1870, de 44 en 1871, de 59 en 1872, de 71 en 1873, de
49 en 1874, soit une moyenne de bl\ millions de piastres ou 280 mil-
lions de fiancs : déficit total, 54 millions de francs chaque année. Ce
déficit explique l'état de crise que traverse le pays aujourd'hui que,
par suite de l'élan donné inconsidérément au crédit, l'état et les
particuliers ont à })ayer en outre les intérêts des capitaux étran-
gers employés ou immobilisés dans les chemins de fer, les tram-
ways, les travaux publics de toute nature, enfin les intérêts des
emprunts, qui s'élèvent en capital à 354 millions de francs, et en
intérêts à 28 millions.
Le mal serait moindre, si les emprunts, qui écrasent le contri-
buable, avaient du moins été employés à organiser l'outillage du
pays'; c'est là malheureusement une préoccupation secondaire dont
on a eu moins de souci que de se procurer à prix élevés toutes les
aises, tous les luxes, tout le superflu de la civilisation européenne.
Pour faire face à ces dépenses, il a fallu élever l'impôt jusqu'aux
dernières limites du possible, et il a atteint cette année 206 francs
par habitant dans la province de Buenos-Ayres, y compris 95 francs
environ de droits de douane correspondant à 231 francs de pro-
duits d'importation que consomme en moyenne chaque habitant. Ces
charges considérables ne produisent ni grandeur extérieure, ni pro-
grès intérieur, et se gaspillent en dépenses administratives en dis-
proportion avec l'exiguïté de la population et des ressources. Les
gros budg ts attirent les nombreux fonctionnaires et perpétuent
LES SALADERO?. 345
le mépris du travail productif. Ce mépris était poussé si loin dans "^^^^^-^^
les colonies, que non-seulement les métiers manuels, mais des pio-
l'e.ssions d'un rang élevé, comme celle de médecin, étaient considé-
rées comme serviles.
De pareilles idées sont l'âme du régime qui consiste à coloniser
sans honorer le travail ou le favoriser, à laisser le commerce libre, - '
mais l'industrie sans protection. Où est l'explication d'un tel état ' \J
de choses? Elle est certainement dans l'inditTérence des créoles,
décidés à ne vivre que de professions et de fonctions bien rétri- V
buées et se souciant peu des bienfaits éloignés d'une industrie lar-
gement développée. Ce sont eux qui font les lois, et de ces lois
sortent ces théories qui ne sont ni le libre échange comme en Eu-
rope, ni la protection raisonnée et implacable comme aux États-
Unis, où cette doctrine vigoureusement appliquée a produit des
uîaux passagers pour un profit durable. Dans les états où les ma-
tières premières existent en abondance et se produisent sans tra-
vail, et qui veulent consommer des produits manufacturés comme
dans les pays les plus civilisés et les plus industrieux, une seule
doctrine est admissible, c'est celle qui produira l'acclimatation du
travail et de l'industrie, et le moyen qu'il faudra employer, quoi
qu'il en puisse coûter à ceux qui veulent se payer de mots, c'est k
protection quand même poussée jusqu'à la prohibition, et non pas
CH système bâtard qui frappe purement et simplement d'un droit de
30 pour 100 tous les objets de première nécessité, sans s'arrêter à
considérer si les moins frappés sont ceux que l'industrie locale
pourrait produire et les plus chargés ceux qui n'appartiennent pas
à sa production. Ce système arrive uniquement à développer outre
mesure le commerce et à supprimer le travail producteur, à détruire
l'arbre à fruit pour nourrir le parasite. L'Amérique espagnole n'a ,
jamais procédé autrement; il ne faut pas chercher ailleurs la rai- ' '
son de l'infériorité où elle vit en face de l'Amérique saxonne, infé-
riorité qui cessera le jour où les lois s'occuperont de corriger ce _^-^
vice héréditaire, où l'on reconnaîtra que l'ère des peuples pasteurs
et contemplatifs est passée, et que l'industrie pastorale, pratiquée à
l'exclusion de toute autre, replongerait par l'oisiveté dans la barba-
rie cette société platéenne, qui se pique avec raison d'être la plus
laffînée du continent américain.
Emile Daireaux.
LES
MAITRES D'AUTREFOIS
ir.
RUBENS ET LȃCOLE FLAMANDE.
I.
Anvers.
Beaucoup de gens disent A?ivers; mais beaucoup aussi disent
la patrie de liubens, et cette manière de dire exprime encore plus
exactement toutes les choses qui font la magie du lieu : une grande
ville, une grande destinée personnelle, une école fameuse, des
tableaux ultra-célèbres. Tout cela s'impose, et l'imagination s'anime
un peu plus que d'habitude quand, au milieu de la Place verte, on
aperçoit la statue de Rubens et plus loin la vieille basilique où
sont conservés les triptyques qui, humainement parlant, l'ont
consacrée. La statue n'est pas un chef-d'œuvre; mais c'est lui,
chez lui, et sous la figure d'un homme qui ne fut qu'un peintre,
avec les seuls attributs du peintre, en toute vérité elle personnifie
l'unique royauté flamande qui n'ait été ni contestée ni menacée,
et qui certainement ne le sera jamais.
A l'extrémité de la place, on voit ISotre-Dame-, elle est de profil
et se dessine en longueur par une de ses faces latérales, la plus
sombre, parce qu'elle est du côté des pluies. Son entourage de
maisons claires et basses la rend plus noire et la grandit. Avec ses
architectures ouvragées, sa couleur de rouille, son toit bleu et
lustré, sa tour colossale, où brillent dans la pierre enfumée par
les vapeurs de l'Escaut et par -les hivers le disque d'or et les
(1) Voyez la Revue du 1" janvier.
LES JMAÎTÇES D AUTREFOIS. 3/i7
aiguilles d'or de son cadran, elle prend des proportions démesu-
rées. Lorsque ie ciel est tourmenté comme .aujoiu'd'hui, le ciel
.ajoute à la grandeur des lignes toutes les bizarreries de ses ca-
prices. Alors imaginez l'iavenUon d'un Piranèse gothique, outrée
par la fantaisie du nord, follement éclairée par un jour d'orage et
'se découpant en taches déréglées sua* le grand décor d'un ciel tout
noir ou tout blanc, chargé de tempêtes. On ne combinerait pas de
mise en scène préliminaire plus originale et plus frappante. Aussi
on a ibeau venir de Malines et de Bruxelles, avoir vu les Mages et
le Calvaire y s'être fait de Rubens une idée exacte, une idée mesu-
rée, et même avoir pris avec lui des familiarités d'examen qui vous
mettent à l'aise, — on n'entre pas à Notre-Dame comme on entre-
rait dans u-n musée.
Il est trois heures; la haute horloge vient de les sonner. L'éo-lise
est déserte. A peine un sôci^istain fait-il un peu de bruit dans les
mefs, ti'anquilles, nettes et claires, telles que Peter- iNeefs les a
reproduites, avec un inimitable sentiment de leur solitude et de
ileur grandeur. Il pleut et le jour est très changeant. Des lueurs et
puis des ténèbres se ^UG.cèident sur îles deux triptyques appliqués,
sans nul apparat, dans leur mince encadrement de i»ois brun
contre les fi*oides et lisses murailles des transepts , et cette fière
peinture ne paraît que plus résistante au n^ilieu des lumières
criantes et des obscurités qui se la disputent. Des copistes alle-
mands ont établi leurs chevalets devant la Descente de croix • il
n'y a personne devant la Mise en croix.
Ce simple fait exprime assez bien quelle est l'opinion du monde
sur ces deux ouvrages. Ils sont fort admirés, presque sans réserve,
let le fait est rare à propos de Rubens; mais les admirations se
partagent. La grande renomnaée a fait choix de la Descente de
croix. La Mise en croix a le don de toucher davantage les amis
passionnés ou plus convaincus de Rubens. Rien en effet ne se nes-
semble moins que ces deux œuvres conçues au .même moment,
inspirées par le même effort de l'esprit, et qui cependant portent
si clairement la marque de deux tendances. La Descente de croix
est de 1612, la Mise en croix de 1610. J'insiste sur la date, car
elle importe : Rubens rentrait à Anvers et c'est pour ainsi dire au
débarquer qu'il les peignit. Son éducation était finie. A ce moment,
il avait même un excès d'études un peu lourd pour lui, dont il allait
se servir ouvertement, une fois par hasard, une fois pour toutes,
mais dont il devait se débarrasser presque aussitôt. De tous les
maîtres italiens qu'il avait consultés, chacun, bien .entendu, le con-
seillait dans un sens assez exclusif. Les maîtres agités l'autorisaient
à beaucoup oser; les maîtres sévères lui recommandaient de se
beaucoup retenir.
SAS BEVUE DES DEUX MONDES.
Nature, caractère, facultés natives, leçons anciennes, leçons ré-
centes, tout se prêtait à un dédoublement. La tâche elle-même exi-
geait qu'il fît deux parts de ses plus beaux dons. Il sentit l' à-propos,
le saisit, traita chacun des sujets conformément à leur esprit, et
donna de lui-même deux idées contraires et deux idées justes : ici,
le plus magnifique exemple que nous ayons de sa sagesse, et là un
des plus étonnans aperçus de sa verve et de ses ardeurs. Ajoutez à
l'inspiration personnelle du peintre une influence italienne très mar-
quée, et vous vous expliquerez mieux encore le prix extraordinaire
que la postérité attache à des pages qui peuvent être considérées
comme ses œuvres de maîtrise et qui furent, pour ainsi dire, le pre-
mier acte public de sa vie de chef d'école. Je vous dirai comment se
manifeste cette influence, à quels caractères on la reconnaît. 11 me
suflit tout d'abord de remarquer qu'elle existe, afm que la physio-
nomie dataient de Rubens ne perde aucun de ses traits, au moment
précis oiî nous l'examinons. Ce n'est pas qu'il soit positivement
gêné dans des formules canoniques, oii d'autres que lui se trouvè-
rent emprisonnés. Dieu sait au contraire avec quelle aisance il
s'y meut, avec quelle liberté il en use, avec quel tact il les déguise
ou les avoue, suivant qu'il lui plaît de laisser voir ou l'homme
instruit, ou le novateur. Cependant, quoi qu'il fasse, on sent le
romaniste qui vient de passer des années en terre classique, qui
arrive et n'a pas encore changé d'atmosphère. Il lui reste je ne
sais quoi qui rappelle le voyage, comme une odeur étrangère dans
ses habits. C'est certainement à cette bonne odeur italienne que la
Descente de croix doit l'extrême faveur dont elle jouit. Il y a là en
effet, pour ceux qui voudraient que Rubens fût un peu comme il
est, mais beaucoup aussi comme ils le rêvent, il y a, dis-je, un
sérieux dans la jeunesse, une fleur de maturité candide et studieuse
qui va disparaître et qui est unique.
La composition n'est plus à décrire. Vous n'en citeriez pas de
plus populaire comme œuvre d'art et comme page de style religieux.
11 n'est personne qui n'ait présens à l'esprit l'ordonnance et l'elTet du
tableau, sa grande lumière centrale plaquée sur des fonds obscurs,
ses taches grandioses, ses compartimens distincts et massifs. On
sait que Rubens en a pris l'idée première à l'Italie, et qu'il n'a fait
aucun effort pour le cacher. La scène est forte et grave. Elle agit
de loin, marque puissamment sur une muraille : elle est sérieuse et
rend sérieux. Quand on se souvient des tueries dont l'œuvre de
Rubens est ensanglanté, des massacres, des bourreaux qui mar-
tyrisent, tenaillent et font hurler, on s'aperçoit qu'ici c'est un noble
supplice. Tout y est contenu, concis, laconique comme dans une
page du texte sacré.
Ni gesticulations, ni cris, ni horreurs, ni trop de larmes. C'est à
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS, 349
peine si la Vierge éclate en un vrai sanglot, et si l'intense douleur
du drame est exprimée par un geste de mère inconsolable, par un
visage en pleurs et des yeux rougis. Le Christ est une des plus élé-
gantes figures queRubens ait imaginées pour peindre un Dieu. Il a
je ne sais quelle grâce allongée, pliante, presque effilée, qui lui
donne toutes les délicatesses de la nature et toute la distinction
d'une belle étude académique. La mesure est subtile, le goût par-
fait; le dessin n'est pas loin de valoir le sentiment. Vous n'avez
pas oublié l'effet de ce grand corps un peu déhanché, dont la petite
tête maigre et fine est tombée de côté, si livide et si parfaitement
limpide en sa pâleur, ni crispé, ni grimaçant, d'où toute douleur a
disparu et qui descend avec tant de béatitude, pour s'y reposer un
moment, dans les étranges beautés de la mort des justes. Rappelez-
vous comme il pèse et comme il est précieux à soutenir, dans
quelle attitude exténuée il glisse le long du suaire, avec quelle
affectueuse angoisse il est reçu par des bras tendus et des mains
de femme. Est-il rien de plus touchant? Un de ses pieds, un pied
bleuâtre et stigmatisé, rencontre au bas de la croix l'épaule nue de
Madeleine. Il ne s'y appuie pas, il l'effleure. Le contact est insaisis-
sable; on le devine plus qu'on ne le voit. Il eût été un peu profane
d'y insister; il eût été cruel de ne pas y faire croire. Toute la sen-
sibilité furtive de Rubens est dans ce contact imperceptible qui dit
tant de choses, les respecte toutes et attendrit.
La pécheresse est admirable. C'est sans contredit le meilleur
morceau de facture du tableau, le plus délicat, le plus personnel,
un des meilleurs aussi que jamais Rubens ait exécutés dans sa car-
rière si fertile en inventions féminines. Cette délicieuse figure a sa
légende; comment ne l'aurait-elle pas, sa perfection même étant
devenue légendaire? Il est probable que cette jolie fille aux yeux
noirs, au regard ferme, au profil net, est un portrait, et ce portrait
celui d'Isabelle Brandt, qu'il avait épousée deux ans avant, et qui
lui servit également, peut-être bien pendant une grossesse, à
représenter la Vierge dans le volet de la Visitation. Pourtant, à
voir l'ampleur de sa personne, ses cheveux cendrés, ses formes
grasses, on songe à ce qui devait être un jour le charme splendide
et si particulier de cetti belle Hélène Fourment, qu'il épousa vingt
ans plus tard. Depuis les premières années jusqu'aux dernières,
un type tenace semble s'être logé dans le cœur de Rubens; un
idéal fixe a hanté son amoureuse et si constante imagination. Il s'y
complaît, il le complète, il l'achève; il le poursuit en quelque sorte
en ses deux mariages, comme il ne cesse de le répéter à travers
ses œuvres. Toujours il y eut d'Isabelle et d'Hélène dans les femmes
que Rubens peignit d'après l'une d'elles. Dans la première, il mit
comme un trait préconçu de la seconde; dans la seconde, il glissa
350 REVUE DES DEUX iMONDES.
comme un souvenir ineffaçable de la première. A la date où nous
sommes, il possède l'une et s'en inspire, l'autre n'est pas née, :et
cependant il la devine. Déjà l'avenir se mêle. au présent, le réel à
l'idéale divination. Dès que l'image apparaît, elle a sa double
forme. Non-seulement elle est exquise, mais pas un trait ne lui
manque. Ne semble-t-il pas qu'en la fixant ainsi dès le premier
jx>ur Rubens entendit qu'on ne l'oubliât plus, ni lui, ni: personne?
Au surplus, c'est la seule, grâce mondaine dont il ait embelli ce
tal)leau austère, un peu rigide, un peu monacal, absolument évan-
gélique, si l'on entend par là la gravité du sentiment et de la ma-
nière, et si l'on songOiaux rigueurs qu'un pareil esprit dut^s'im-
poser. En cette circonstance, vous !e devinez, une bonne partie de
sa réserve lui vint de son éducation italienne autant que des égards
qu'il accordait à son suj€t.
La toile est sombre malgré ses clartés et l'extraordinaireiblan-
cheur du linceul. Malgré ses, reliefs, la peinture ^-ài plate. C'est
un tableau à bases noirâtres sur lequel sont disposées de larges lu-
mières fermes, aucunement nuancées.. Le coloris n'est pas très riche;
il est plein, soutenu, nettement calculé pour agir de loin. Il construit
le tableau, l'encadre, en exprime les faiblesses et les forces, et ne vise
point à l'embellir. Il se compose d'un vert presque noir, d'un noir
absolu, d'un rouge un peu sourd et d'un blanc. Ces quatre tons sont
posés bord à bord aussi franchement que peuvent l'être quatre notes
de cette violence. Le contact est brusque et ne les fait pas souffrir.
Dans le grand blanc, le cadavre du Chris ti est dessiné par; un li-
néament mince et souple, et modelé par ses propres reliefs, sans
nul effort de nuances , grâce à des écarts de valeurs impercep-
tibles. ,Pas de luisans, pas une seule division dans les lumières, à
peine un détail dans les parties sombres. ;Tout cela est d'une am-
pleur et d'une rigidité singulières. Les bords sont étroits, les deûii-
teintes courtes, excepté dans le Christ, où les dessous d'outremer
ont repoussé et font aujourd'hui des maculatures inutiles. La ma-
tière est lisse, compacte, d'une coulée facile et prudente. A la dis-
tance où nous l'examinons, le travail de la main disparaît; mais
il est aisé de deviner qu'il est excellent et dirigé en toute assu-
rance par un esprit rompu aux belles habitudes, qui s'y conforme,
s'applique et veut bien faire. En tout, Rubens se souvient, s'ob-
serve, se modère, possède toutes ses forces, les subordonne et. ne
s'en sert qu'à demi. En dépit de toutes ses contraintes, c'est une
.œuvre singulièrement originale, attachante et forte. Van-Dyck
y prendra ses meilleures inspirations religieuses. Philippe de Cham-
pagne en sera très frappé, mais n'en imitera, j'en ai peur, que
les parties faibles, et en composera son style français. Vœnius
dut certainement applaudir. Que dut en penser .Van-Noort? Ce
LES . MAÎTRES d'aUTREFOIS, 361}
qu'il y a de positif, c'estique J.ordaens: attendit^ pour le suivre fâi),;
ces voies nouvelles, que s&n camarade ; d'atelier fût devenu plus;
expressément Rubens.
Un des volets, celui;de la Fm/rt^2on^est de tous 'Points délicieux,.
Rien de plus sévère et de plus «charmant, de plus, sobre et de plus,
riche, de plus pittoresque et de plus noblement familier. Jamais la,
Flandre ne mit autant de bonhomie, de grâce et de naturel à sa
revêtir du style italien. Titien a fourni la gamme, un peu dicté les;,
tons, il a coloré l'architecture en brun marron, conseillé le beau,
nuage gris qui luit à la hauteur des corniches, peut-être aussij
Tazur verdâtre qui fait si bien entre les colonnes; mais c'est Rubeiigi
qui, d'après la nature, a trouvé la Vierge avec son gros ventre„ ,
sa taille cambrée, son costume ingénieusement combiné de rouge,
de fauve et de bleu sombre, son vaste chapeau flamand. C'est lui,,
lui tout seul, qui a dessiné, peint, coloré, xaressé de l'œil et delà,
brosse, cette jolie main lumineuse et tendre, qui s'appuie commef
une fleur rosâtre sur la balustrade en fer noir.. De même qu'il a
imaginé la servante, l'a coupée dans le cadre et n'a montré de cette
blonde personne aux yeux bleus que son corsage échancré, sa tête;
ronde, aux cheveux soulevés, ses bras en l'air soutenant une cor-
beille de joncs. Bref, Rubens est-il déjà lui-même,? Oui. Est-il tout;
lui-même et rien que lui-même? Je ne le crois pas. Enfin a-t-il
fait mieux que cela? Non, d'après les méthodes étrangères; maisi
certainement oui d'après la. sienne.
Entre le panneau central de la Descente de croixetAdn Mise en
croix, qui décore le transept du nord, tout diffère : le point de vue,
les tendances, la portée, même un peu les méthodes; et jusqu'aux,
influences dont les deux œuvres se ressentent div;ersement. Unu
coup d'œil suffit pour en avertir. Et si l'on se reporte au temps
où parurent, à deux années d'intervalle, ces pages significatives,
on comprend quei si l'une satisfit mieux, convainquit plus, l'autre
dut étonner bien davantage et par conséquent, fit apercevoir quel- .
que chose de bien plus nouveau. Moins parfaite en ce qu'elle est
plus agitée et parce qu'elle ne contient aucune figure aussi parfaite-
ment aimable à voir que la Madeleine, la Mise en croix en dit beau-
coup plus sur l'initiative de Rubens, sur sa passion, sur ses élans,
sur ses audaces, sur ses bonheurs, en un mot sur la fermentation de
cet esprit rempli de ferveur pour les nouveautés et de projets. IJlle
ouvre une carrière plus large. 11 est possible qu'elle soit moins ma-
gistralement accomplie; elle annonce un maître bien autrement
original, aventureux et fort. Le dessin est plus tendu, moins tenu, h.
forme plus violente, le modelé moins simple et plus ronflant; mais
le coloris a déjà les chaleurs profondes et la résonnancc qui seront
la grande ressource de Rubensi quand il négligera la vivacité des
352 REVUE DES DEUX MONDES.
tons pour leur rayonnement. Supposez que la couleur soit plus
flambante, le contour moins dur, le trait qui le sertit moins âpre ;
ôtez-en ce grain de raideur italienne qui n'est qu'une sorte de sa-
voir-vivre et de maintien grave, contractés pendant des voyages;
ne regardez que ce qui est propre à Rubens, la jeunesse, la flamme,
les convictions déjà mûres, et il s'en faudra de bien peu que vous
n'ayez sous les yeux le Rubens des grands jours, c'est-à-dire le
premier et le dernier mot de sa manière fougueuse et rapide. Il
eût suffi du moindre laisser- aller pour faire de ce tableau, rela-
tivement sévère, un des plus turbulens qu'il ait peints. Tel qu'il
est, avec ses ambres sombres, ses ombres fortes, le grondement un
peu sourd de ses harmonies orageuses, il est encore un de ceux où
l'ardeur éclate avec d'autant plus d'évidence que cette ardeur est
soutenue par le plus mâle effort et tendue jusqu'au bout par la vo-
lonté de ne pas faiblir. C'est un tableau de jet, conçu autour d'une
arabesque fort audacieuse, et qui dans sa complication de formes
ouvertes et fermées, de corps voûtés, de bras tendus , de courbes
répétées, de lignes rigides, a conservé jusqu'à la dernière heure du
travail le caractère instantané d'un croquis taché de sentiment en
quelques secondes. Conception première, ordonnance, effet, gestes,
physionomie, caprice des taches , travail de la main , tout paraît
être sorti à la fois d'une inspiration irrésistible, lucide et prompte.
Jamais Rubens n'aura mis plus d'insistance à traiter une page d'ap-
parence aussi soudaine. Aujourd'hui comme en 1610, on peut diffé-
rer d'opinions sur cette œuvre absolument personnelle par l'esprit,
sinon par la manière. La question qui dut s'agiter du vivant du
peintre reste pendante : elle consisterait à décider lequel eût été le
mieux représenté dans son pays et dans l'histoire, de Rubens avant
qu'il ne fût lui-même, ou de Rubens tel qu'il fut toujours.
La Mise en croix et la Descente de croix sont les deux momens
du drame du Calvaire dont nous avons vu le prologue dans le triom-
phal tableau de Bruxelles. A la distance où les deux tableaux sont
placés l'un de l'autre, on en apei-çoit les taches principales, on en
saisit la tonaUté dominante, je dirais qu'on en entend le bruit;
c'est assez pour en faire comprendre sommairement l'expression
pittoresque et deviner le sens. Là-bas, nous assistons au dénoù-
ment, et je vous ai dit avec quelle sobriété solennelle il est exposé.
Tout est fini. Il fait nuit, du moins les horizons sont d'un noir de
plomb. On se tait, on pleure, on recueille une dépouille auguste, on
a des soins attendrissans. C'est tout au plus si de l'un à l'autre on
échange ces douces paroles qui se disent des lèvres après le trépas
des êtres chers. La mère et les amis sont là, et d'abord la plus ai-
mante et la plus faible des femmes, celle en qui se sont incarnés
dans la fragilité, la grâce et le repentir tous les péchés de la tP'*'-'^.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 353
pardonnes, expiés et maintenant rachetés. Il y a des chairs vivantes
opposées à des pâleurs funèbres. Il y a même un charme dans la
mort. Le Christ a l'air d'une belle fleur coupée. Comme il n'entend
plus ceux qui le maudissaient, il a cessé d'entendre ceux qui le
pleurent. Il n'appartient plus ni aux honmies, ni au temps, ni à la
colère, ni à la pitié; il est en dehors de tout, même de la mort.
Ici, rien de tout cela. La compassion, la tendresse, la mère et les
amis sont loin. C'est dans le volet de gauche que le peintre a ras-
semblé toutes les cordialités de la douleur, en un groupe violent,
dans des attitudes lamentables ou désespérées. Dans le volet de
droite, il n'y a que deux gardes à cheval, et de ce côté-là pas de
merci. Au centre, on crie, on blasphème, on injurie, on trépigne.
Avec des efforts de brutes, des 'bourreaux à mine de bouchers plan-
tent le gibet et travaillent à le dresser droit dans la toile. Les bras
se crispent, les cordes se tendent, la croix oscille et n'est encore
qu'à moitié de son trajet. La mort est certaine. Un homme cloué
aux quatre membres souffre, agonise et pardonne. De tout son être,
il n'y a plus rien qui soit libre, qui soit à lui; une fatalité sans mi-
séricorde a saisi le corps. L'âme seule y échappe : on le sent bien
à ce regard renversé qui se détourne de la terre, cherche ailleurs
des certitudes et va droit au ciel. Tout ce que la fureur humaine
peut mettre de rage à tuer et de promptitude à faire son œuvre, le
peintre l'exprime en homme qui connaît les effets de la colère et
sait comment agissent les passions fauves. Tout ce qu'il peut y
avoir de mansuétude, de délices à mourir dans un martyr qui se
sacrifie, examinez plus, attentivement encore comment il l'exprime.
Le Christ est dans la lumière; il résume à peu près en une geibe
étroite toutes les lueurs disséminées dans le tableau. Plastique-
ment il vaut moins que celui de la Descente de croix. Un peintre
Romain en aurait certainement corrigé le style. Un gothique au-
rait voulu les os plus saillans, les libres plus tendues, les attaches
plus précises, toute la structure plus maigre ou seulement plus
fine. Rubens avait, vous le savez, pour la pleine santé des formes
une préférence qui tenait à sa manière de sentir, plus encore à sa
manière de peindre, et sans laquelle il aurait fallu qu'il changeât
la plupart de ses formules. A cela près, la figure est sans prix; nul
autre que Rubens ne l'aurait imaginée comme elle est, à la place
qu'elle occupe, dans l'acception si hautement pittoresque qu'il lui a
donnée. Et quant à cette belle tête inspirée et souffrante, virile et
tendre, avec ses cheveux collés aux tempes, ses sueurs, ses ar-
deurs, sa douleur, ses yeux tout miroitans de lueurs célestes et son
extase, quel est le maître sincère qui, même aux beaux temps de
l'Italie, n'aurait été frappé de ce que peut la force expressive lors-
TOMK XIII. — 1876. 23
3S5 BEVUE DE» DEUX MONDES.
qu'elle arrive à ce degré, et qui n'eût recooou: là un idéal d'art dra-
matique absolument nouveau ? Le pur sentiment venait, en un jour
de fièvre et de vue très claire, de conduire Rubens aussi loin qu'il
pouvait aller. Dans la suite, il se dégagera plus encore, il se déve-
loppera. 11 y aura, grâce à sa manière ondoyante et tout à fait libre,
plus de conséquence et notamment plus de jeu en toutes les par-
ties de son travail : dessin extérieur ou intérieur, coloris, facture.
11 fixera moins impérieusement les contours qui doivent disparaître;
il arrêtera moins court les ombres qui doivent se dissoudre; il aura
des souplesses qui ne sont pas encore ici; il lui viendra, des locu-
tions plus agiles, une langue d'un tour plus pathétique et plus
personnel. Cornîevra-t-il quelque chose de' plus énergique et de
plus net que la diagonale inspirée qui coupe en deux la composi-
tion, d'abord la fait hésiter dans ses aplombs, puis la i-edresse et
la dirige au sommet avec ce vol actif et résolu d'une idée' haute?
Trouvera-t-il mieux que ces i-ochers sombres, ce ciel éteint, cette
grande figure blanche, toute en éclat sur des ténèbres, immobile
et cependant mouvante, qu'une impulsion mécanique pousse en
biais dans la toile, avec ses mains trouées, ses bras obliques, avec
ce grand geste clénwnt qui les fait se balancer tout grands. ouverts,
sur le monde aveugle, noir et méchant? Si l'on pouvait douter de
la puissance d'une ligne heureuse, de la valeur dramatique d'une
arabesque et d'un effet, enfin si l'on manquait d'exemples pour
attester la beauté morale d'une conception pittoresque, on en serait
convaincu d'après celui-ci.
C'est par cette originale et mâle peinture que ce jeune homme,
absent depuis la première année du siècle, signala son retour d'Ita-
lie. Ce qu'il avait acquis dans ses voyages, la nature et le choix de
ses études, par-dessus tout la façon hautaine dont il entendait s'en
servir, on le sut, et personne ne douta de ses destinées, ni ceux
que cette peinture étonna comme une révélation, ni ceux qu'elle in-
terdit comme un scandale, dont elle renversa tes docti'ines et qui
l'attaquèrent, ni ceux qu'elle convertit et entraîna. Le nom de Ru-
bens fut sacré ce jour-là. Aujourd'hui encore il s'en faut de bien
peu., je vous, l'ai dit, que cette œuviie de début ne paraisse aussi ac-
complie qu elle parut et fut décisive. 11 y a même ici je ne sais quoi
de particulier, comme un grand souffle, que vous trouverez rarement
ailleurs. Un enthousiaste écrirait sublime, et il n'aurait pas tort, s'il
précisait la signification qu'il convient d'attacher à ce terme. Que
ne vous ai-je pas dit à Bruxelles et à Malines des dons si divers
de cet improvisateur de grande envergure, dont la verve est en
quelque sorte du bon sens exalté? Je vous ai parlé de son idéal,
si difi^érent de celui des autres, des éblouissemens de sa palette,
du rayonnement de ses idées toutes en lumière, de sa force per-
LES MAÎTRES d'aUiTREFOIS . 355
suasive, de sa clarté oratoire, de ce penchant aux apothéoses qui
le font monter, de cette chaleur de cerveau qui le dilate au risque
de le trop gonfler. Tout c€la nous conduit à une définition plus
complète encore, à un mot que je vais dire et qui dirait tout : Ru-
bens est un lyrique et le plus lyrique de tous les peintres. .Sa
promptitude Imaginative, l'intensité de son style, son rhythme so-
nore et progressif, la portée de ce rhythme, son trajet pour ainsi
dire vertical, appelez tout cela du lyrisme, et vous ne serez pas loin
de la vérité. ,11 y a en littérature un mode héroïque entre tous qu'on
est convenu d'appeler Vode. C'est, vous le savez, ce qu'il y a de
plus agile et de plus étiucelant dans les formes variées de la langue
métrique. Il n'y a jamais ni trop d'ampleur ni trop d'élan dans le
mouvement ascensionnel des strophes, ni ti'op de lumière à leur
sommet. £h,bien! je vous citerais telle peinture de Rubens conçue,
conduite, scandée, éclairée, comme les plus fiers morceaux écrits
dans la forme pindarique. La Mise en croix me fournirait le pre-
mier exemple, exemple d'autant plus frappant qu'ici tout est d'ac-
cord et que le sujet valait d'être exprimé ainsi. Et je ne subtilise-
rais nullement en vous disant que cette page de pure expansion est
écrite d'un bout à l'autre sur ce. mode rhétoriquement appelé 5î<-
blime, — depuis les lignes jaillissantes qui le traversent, l'idée qui
s'éclaire à mesure qu'elle arrive à son sommet, jusqu'à l'inimitable
tète de Christ, qui est ,1a note culminante et expressive du poëme,
la note étincelante, au moins quant à l'idée contenue, c'est-à-dire
la strophe suprême.
II.
A peine a-t-on mis le pied dans le premier salon du musée d'An-
vers que Rubens vous accueille : à droite, une Adorationxles magss,
vaste tableau de sa manière expéditive et savante, peinte en treize
jours, dit -on, vers 162/i , c'est-à-dire en ses plus belles années
moyennes ; ,à gauche, un grandissime tableau célèbre aussi, une
Passion dite le Coup de lance. On jette un coup d'œil sur la galerie
qui fait face, et à droite, à gauche, on aperçoit de loin cette triche
unique, forte et suave, onctueuse et chaude, — des Rubens et en-
core après, des Rubens. On commence le catalogue en main. Ad-
mire-t-on toujours? Pfis toujours. Reste-t-on froid? Presque jamais.
Je transcris mes notes : les Mages, quatrième version depuis
Paris, cette fois avec des changemens notables. Le tableau est
moins scrupuleusement étudié que celui de Bruxelles, moins accom-
pli comme ensemble que celui de Malines, mais d'une audace plus
grande, d'une carrure, d'une ampleur, d'une certitude et d'un
aplomb que le peintre a rarement dépassés dans ses œuvres calmes.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est vraiment un tour de force, surtout si l'on songe à la rapidité
de ce travail d'improvisation. Pas un trou, pas une violence; une
vaste demi-teinte claire et des lumières sans excès enveloppent
toutes les figures appuyées l'une sur l'autre, toutes en couleurs
visibles, et multiplient les valeurs les plus rares, les moins cher-
chées et cependant les plus justes, les plus subtiles et cependant
les plus distinctes, A côté de types fort laids fourmillent les types
accomplis. Avec sa face carrée, ses lèvres épaisses, sa peau rou-
geâtre, de grands yeux étrangement allumés, et son gros corps
sanglé dans une pelisse verte à manches bleu paon, ce mage afri-
cain est une figure tout à fait inédite devant laquelle certainement
Tintoret, Titien, Véronèse, auraient battu des mains. A gauche, po-
sent avec solennité deux cavaliers colossaux, d'un style anglo-fla-
mand très singulier, le plus rare morceau de couleur du tableau
dans son harmonie sourde de noir, de bleu verdâtre, de brun et de
blanc. Ajoutez-y la silhouette des chameliers nubiens, les com-
parses, hommes casqués, nègres, tout cela dans le plus ample, le
plus transparent, le plus naturel des reflets. Des toiles d'araignée
flottent dans la charpente, et tout en bas la tête du bœuf, — un
frottis obtenu en quelques traits de brosse dans des bitumes, —
n'a pas plus d'importance et n'est pas autrement exécutée que ne
le serait une signature expéditive. L'enfant est délicieux, à citer
comme une des plus belles parmi les compositions purement pitto-
resques de Rubens, le dernier mot de son savoir comme coloris,
de sa dextérité comme pratique, quand il avait la vision nette et
instantanée, la main rapide et soigneuse, et qu'il n'était pas trop
difficile, le triomphe de la verve et de la science, en un mot de la
confiance en soi.
Le Coup de lance est un tableau décousu avec de grands vides,
des aigreurs, de vastes taches un peu arbitraires, belles en soi,
mais de rapports douteux. Deux grands rouges trop entiers, mal
appuyés, y étonnent parce qu'ils y détonnent. La Vierge est très
belle, quoique le geste soit connu, le Christ insignifiant, le saint
Jean bien laid, ou bien altéré, ou bien repeint. Comme il arrive
souvent chez Rubens et chez les peintres de pittoresque et d'ar-
deur, les meilleurs morceaux sont ceux dont l'imagination de l'ar-
tiste s'est accidentellement éprise, tels que la têfe expressive de
la Vierge, les deux larrons tordus sur leur gibet, et peut-être avant
tout le so'dat casqué, en armure noire, qui descend l'échelle ap-
puyée au gibet du mauvais larron, et se retourne en levant la tête.
L'harmonie des chevaux, gris et bai, découpés sur le ciel, est ma-
gnifique. Somme toute, quoiqu'on y trouve des parties de haute
qualité, un tempérament de premier ordre, à chaque instant la
marque d'un maître, le Coup de lance me paraît être une œuvre
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 357
incohérente, en quelque sorte conçue par fragmens, dont les mor-
ceaux, pris isolément, donneraient l'idée d'une de ses plus belles
pages.
Lo Trinité, avec son fameux Christ en raccourci, est un tableau
de la première jeunesse de Rubens, antérieur à son voyage d'Italie.
C'est un joli début, froid, mince, lisse et décoloré, qui déjà contient
en germe son style quant à la forme humaine, son type quant
aux visages, et déjà la souplesse de sa main. Toutes les autres qua-
lités sont à naître, de sorte que, si le tableau gravé ressemble déjà
beaucoup à Rubens, la peinture n'annonce presque rien de ce que
Rubens doit être dix ans plus tard.
Son Christ à la paille, très célèbre, beaucoup trop célèbre, n'est
pas beaucoup plus fort, ni plus riche, et ne paraît pas non plus
sensiblement plus mûr, quoiqu'il appartienne à des années très
postérieures. C'est également lisse, froid et mince. On y sent l'abus
de la facilité, l'emploi d'une pratique courante qui n'a rien de
rare, et dont la formule pourrait se dicter ainsi : un vaste frottis
grisâtre, des tons de chair clairs et lustrés, beaucoup d'outremer
dans la demi-teinte, un excès de vermillon dans les reflets, une
peinture légère et de premier coup sur un dessin peu consistant.
Tout cela est liquide, coulant, glissant et négligé. Lorsque dans ce
genre cursif Rubens n'e-t pas très beau, il n'est plus beau. Quant
à V Incrédulité de saint Thomas (n° 307) , je trouve dans mes notes
cette courte et irrespectueuse observation : « cela un Rubens?
quelle erreur! »
L'Education de la Vierge est la plus charmante fantaisie décora-
tive qu'on puisse voir; c'est un petit panneau d'oratoire ou d'appar-
tement peint pour les yeux plus que pour l'esprit, mais d'une grâce,
d'une tendresse et d'une richesse incomparable en ses douceurs.
Un beau noir, un beau rouge et tout le reste en gris azuré, nuancé
des tons changeans de la nacre ou de l'argent, et là dedans, comme
deux fleurs, deux anges roses. Otez la figure de sainte Anne et celle
de saint Joachim, ne conservez que la Vierge avec ces deux figures
ailées qui pourraient aussi bien descendre de l'olympe que du pa-
radis, et vous aurez un des plus délicieux portraits de femme que
jamais Rubens ait conçus et historiés en portrait allégorique, et
dont il ait fait un tableau d'autel.
La Vierge au jjcrroquet sent l'Italie, rappelle Venise, et par la
gamme, la puissance, le choix et la nature intrinsèque des cou-
leurs, la qualité du fonds, l'arabesque même du tableau, le format
de la toile, la coup;: en carré, fait songer à un Palma trop peu sé-
vère. C'est un beau tableau presque impersonnel. Je ne sais pour-
quoi j'imagine que Van-Dyck devait être tenté de s'en inspirer.
Je néglige la Sainte Catherine, un grand Christ en croix, une
358 HBVDE DES DEUX «MONDES.
répétition en petit de la Descente de croix de Notre-Dame; je^ né-
gligerais mieux encore, pour arriver tout de suite, avec une émo-
tion que je ne cacherai pas, devant un tableau qui n'a, je crois,
■qu'une demi-célébrité et n'en ^est pas moins 'un étonnant chef-
d'œuvre, peut-être celle de toutes les 'œuvres de Rubens qui fait le
plus d'honneur à son génie. Je veux ^parler de la Cominumon de
saint François d'Assise.
Un homme qui va mourir et qui communie, mi^prêtre officiant
qui lui tend l'hostie, des moines qui l'entourent, l'assistent, )le sou-
tiennent et pleurent, voilà pour la scène. Le saint -est nu, le prêtre
en chasuble d'or à peine nuancée de carmin, les deux acolytes du
prêtre en étole blanche, les moines en robe de bure sombre, brune
ou grisâtre. Comme entourage, une architecture étroite et sombre
au sommet de laquelle il y a un dais rougeâtre, une échancrure de
ciel bleu, et dans cette trouée d'azur, juste ati-dessus du saint, trois
petits anges roses qui volent comme des oiseaux célestes et forment
une couronne radieuse et douce. Les élémens les plus simples,
les couleurs les plus graves, une harmonie des plus sévères, voilà
pour l'aspect. A résumer le tableau d'un coup d'œil rapide, vous
n'apercevez qu'une vaste toile bitumineuse, 'de style austère, où tout
est sourd et où trois acciden s seulement marquent de loin avec une
parfaite évidence : le saint dans sa maigreur livide, la petite hostie
vers laquelle il se penche, et là-haut au zénith, au sommet de
ce triangle si tendrement expressif, une échappée de rose et d'azur
sur les éternités heureuses, sourire du ciel entr'ouvert dont, je
vous assure, on a besoin.
Ni pompes, ni décors, ni turbulence, ni gestes violent, ni grâces,
ni élégance, ni beaux costumes, pas une incidence aimable ou inu-
tile, rien qui ne soit la vie du cloître à son moment le plus solennel.
Un homme agonise exténué par l'âge, par une vie de sainteté ; il a
quitté son lit de cendres, s'est fait porter à l'autel, y veut mourir en
recevant l'hostie, a peur d'y mourir avant que l'hostie n'ait touché
ses lèvres. Il fait effort pour s'agenouiller et n'y parvient pas. Tous
ses mouvemens sont abolis, le froid des dernières minutes a saisi
ses jambes, ses 'bras ont ce geste en dedans qui est le signe certain
de la mort prochaine. Il est de travers, en elehors de ses axes; il
tomberait, se briserait à toutes les jointures, s'il n'était soutenu par
les aisselles. Il n'a plus de vivant que son petit œil humide, clair,
bleu, fiévreux, vitreux, bordé de rouge, dilaté par l'extase des
suprêmes visions, et, sur ses lèvres cyanosées par l'agonie, le
souriie extraordinaire propre aux mourans, et le sourire plus extra-
ordinaire encore du juste qui croit, espère, attend la fin, se préci-
pite aurdevant du salut, et regarde l'hostie comme il regarderait
son Dieu présent. Autour du moribond, on pleure, et ceux qui pieu-
LES MAÎTRES D AUTREFOIS.
lent sont des hommes graves, robustes, éprouvés, résignés. Jamais
douleur ne fu t plus sincère et plus conmiunicative que ce mâle atten-
drissement d'hommes de gros sang et de grande foi. Il y en a qui se
contiennent, il y en a qui éclatent. Il y en; a de jeunes, gras, rouges
et sains qui se frappent la poitrine à poings fermés^ et dont la dou-
leur serait bruyante, si elle se faisait entendre. Il y en a un chauve,
grisonnant, à tète espagnole, à joues creuses, à barbe rare, à mous-
tache aiguë, qui doucement sanglote en dedans avec cette crispaition
de visage d'un homme qui se contient et dont les dents claquent.
Toutes ces têtes magnifiques sont des portraits. Le type en est ad-
mirable de vérité, le dessin naïf, savant et fort, le coloris incompa-
rablement riche en sa sobriété, nuancé, délicat et beau. Tètes
accumulées, mains jointes, convulsivement fermées et ferventes,
fronts dénudés, regards intenses, ceux que les émotions font rougir
et ceux qui sont au contraire pâles et froids comme de vieux ivoires,,
les deux servans dont l'un tient l'encensoir et s'essuie les yeux du
revers de sa manche, — tout ce groupe d'hommes diversement
émus, maîtres d'eux-mêmes ou sanglotans, forme un cercle autour
de cette tête unique du saint et de ce petit croissant blanchâtre tenu
comme un disque lunaire par la pâle main, du prêtre. Je. vous jure
que c'est inexprimablemenl beau^
Telle est la valeui' morale de cette page unique parmi les Rubans
d'Anvers et, qui sait? dans l'œuvre de Rubens^que j'aurais pjesque
peuir de la profaner en vous paiiant de ses mérites extérieurs ,. qui
ne sont pas moins grands. Je dirai seulement que ce grand homme,
à ma connaissance,, n'a jamais été plus maîti'e de sa pensée, de son
sentiment et de sa main, que jamais sa. conception n'a été plus se-
reine et n'a porté plus loin, que jamais sa notion de l'âme humaine
n'a paru plus profonde, qu'il n'a jamais été plus noble, plus sain,
plus riche avec des colorations sans faste, plus scrupuleux dans le
dessin des morceaux, plus irréprochable, ce qui veut dire plus sur-
prenant comme exécutant. Cette merveille est de 1610. Quelles
belles années! On ne dit pas le temps qu'il a mis à la peindre, —
peut-être quelques jours seulement. Quelles journées! Quand ou a
longuement examiné cette œuvre sans pareille, où véritablement
Rubens se transfigure, on ne peut plus, regarder rien, ni personne,
ni les autres, ni Rubens lui-même; il faut pour aujourd'lûii quitter
le rausée.
m.
Rubens est-il un grand portraitiste? est-il seulement un bon
portraitiste? Ce grand peintre de la vie physique et de la vie mo-
rale, si habile à rendre le mouvement des corps par le geste, celui
36d REVUE DES DEUX MONDES.
des âmes par le jeu des physionomies, cet observateur si prompt,
si exact, cet esprit si clair, que l'idéal des formes humaines n'a pas
un seul moment distrait de ses études sur l'extérieur des choses, ce
peintre du pittoresque, des accidens, des particularités, des saillies
individuelles, enfin ce maître, universel entre tous, avait-il bien
toutes les aptitudes qu'on lui suppose et notamment cette faculté
spéciale de représenter la personne humaine en son intime ressem-
blance? Les portraits de Rubens sont-ils ressemblans? Je ne crois
pas qu'on ait jamais dit ni oui ni non. On s'est borné à reconnaître
l'universalité de ses dons, et, parce qu'il a plus que personne em-
ployé le portrait comme élément naturel dans sas tableaux, on a
conclu qu'un homme qui excellait en toute circonstance à peindre
l'être vivant, agissant et pensant, devait à plus forte raison le
peindre excellennnent dans un portrait. La question a bien son
prix. Elle touche à l'un des phénomènes les plus singuliers de cette
nature multiple; par conséquent elle offre une occasion d'étudier
de plus près l'organisme même de son génie.
Si l'on ajoutait à tous les portraits qu'il a peints isolément pour
satisfaire au désir de ses contemporains, rois, princes, grands sei-
gneurs, docteurs, abbés, prieurs, le nombre incalculable des per-
sonnages vivans dont il a reproduit les traits dans ses tableaux, on
pourrait dire que Rubens a passé sa vie à faire des portraits. Ses
meilleurs ouvrages sans contredit sont ceux où il accorde la part
la plus large à la vie réelle : témoin son admirable tableau de Saint
George^ de Saint-Jacques d'Anvers, qui n'est pas autre chose qu'un
ex-voto de famille, c'est-à-dire le plus magnifique et le plus cu-
rieux document que jamais peintre ait laissé sur ses affections do-
mestiques. Je ne parle pas de son portrait, qu'il prodiguait, ni de
celui de ses deux femmes, dont il a fait comme on le sait un si
continuel et si indiscret usage.
Se servir de la nature à tout propos, prendre des individus dans
la vie réelle et les introduire dans ses fictions, c'était chez Rubens
une habitude parce que c'était un des besoins, faiblesse autant que
puissance de son esprit. La nature était son grand et inépuisable ré-
pertoire. Qu'y cherchait-il à vrai dire? Des sujets? iNon; ses sujets,
il les empruntait à l'histoire, aux légendes, à l'Evangile, à la fable,
et toujours plus ou moins à sa fantaisie. Des attitudes, des gestes,
des expressions de visage? Pas davantage; ces choses-là sortaient
naturellement de lui-même et dérivaient, par la logique d'un sujet
bien conçu, des nécessités de l'action presque toujours dramatique
qu'il avait à rendre. Ce qu'il demandait à la nature, c'était ce que
son imagination ne lui fournissait plus qu'imparfaitement lorsqu'il
s'agissait de constituer de toute pièce une personne vivante de la
tête aux pieds, vivante autant qu'il l'exigeait, je veux dire des traits
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 361
plus personnels, des caractères plus précis, des individus et des
types. Ces types, il les acceptait plus qu'il ne les choisissait. Il les
prenait tels qu'ils existaient autour de lui, dans la société de son
temps, à tous les rangs, dans toutes les classes, au besoin dans toutes
les races, — princes, hommes d'épée, hommes d'église, moines,
gens de métier, forgerons, bateliers, surtout les hommes de durs
labeurs. Il y avait Là, dans sa propre ville, sur les quais de l'Es-
caut, de quoi fournir à tous les besoins de ses grandes pages évan-
géliques. Il avait le sentiment vif du rapport de ces personnages,
incessamment offerts par la vie même, avec les convenances de
son sujet. Quand, ce qui arrivait souvent, l'adaptation n'était pas
très rigoureuse, et que le bon sens criait un peu et le goût aussi,
l'amour des particularités l'emportait sur les convenances, le goût
et le bon sens. Il ne se refusait jamais une bizarrerie, qui dans ses
mains devenait un trait d'esprit, quelquefois une audace heureuse.
C'était même par ses inconséquences qu'il triomphait des sujets les
plus antipathiques à sa nature. Il y mettait la sincérité, la bonne
humeur, le sans-gêne extraordinaire de ses libres saillies; l'œuvre
presque toujours était sauvée par un admirable morceau d'imita-
tion presque textuelle.
Sous ce rapport, il inventait peu, lui qui d'ailleurs était un si
grand inventeur. Il regardait, se renseignait, copiait ou traduisait
de mémoire avec une fidélité de souvenir qui vaut la reproduction
directe. Il assistait au spectacle de la vie des cours, de la vie des
basiUques, des monastères, des rues, du fleuve. Tout cela s'im-
primait dans ce cerveau sensible, exact, fidèle, avec sa physio-
nomie la plus reconnaissable, son accent le plus âpre, sa couleur
la plus saillante; de sorte qu'en dehors de cette image réfléchie des
choses il n'imaginait guère que le cadre , la donnée générale, la
mise en scène. Ses œuvres sont pour ainsi dire un théâtre dont
il règle l'ordonnance, pose le décor, crée les rôles, et dont la vie
fournit les acteurs. Autant il est imprévu, original, affirmatif, ré-
solu, puissant, lorsqu'il exécute un portrait, soit d'après nature,
soit d'après le souvenir immédiat du modèle, autant la galerie
de ses personnages imaginaires est pauvrement inspirée. Tout
homme, toute femme qui n'a pcis vécu devant lui, à qui il ne par-
vient pas à donner les traits essentiels de la vie naturelle, sont
d'avance des figures manquées. Voilà pourquoi ses personnages
évangéliques sont plus humanisés qu'on ne le voudrait, ses per-
sonnages héroïques au-dessous de leur rôle fabuleux, ses person-
nages mythologiques quelque chose qui n'existe ni dans la réalité,
ni dans le rêve, un perpétuel contre-sens par l'action des muscles,
le lustre des chairs et l'évanouissement total des visages. Il est clair
que l'humanité l'enchante, que les dogmes chrétiens le troublent
3i62 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu et que l'olympe rennuie. Voyez sa 'grande série allégorique
du Louvre : il ne faut pas longtemps pour découvrir ses indécisions
quand il crée un type, son infaillible certitude quand il se ren-
seigne, et pour comprendre quel est le fort et le faible de son es-
prit. 11 y a là des parties médiocres, il y en a d'absolument nulles
qui sont des fictions ; les morceaux supérieurs que vous y remar-
quez sont des portraits. Chaque fois que Marie de Médicis entre 'en
scène, elle y est parfaite. Le Henri IV au portrait est un cliei^
d'œuvre. Personne "oe conteste l'insignifiance absolue de ses dieux:
Mercure, Apollon, Saturne, Jupiter ou Mars.
De même, dans son Adoration des mages, il y a des personnages
principaux qui sont toujours nuls et des comparses qui toujours
sont admirables. Le mage européen lui porte maliheur : on le con-
naît, c'est l'homme du premier plan, celui qui figure avec la
Vierge, soit debout, soit agenouillé, au centime 'die la composition.
Rubens a beau le varier de toutes les manières, l'habiller de pourpre,
d'hennine ou d'or, lui faire tenir l'encensoir, offrir la coupe ou l'ai-
guière, le rajeunir ou le vieillir, dépouiller sa tète sacerdotale, la
hérisser de crins durs, lui donner des airs recueillis ou farouches,
des yeux fort doux ou des mines de vieux lion, — quoi qu'il fasse,
c'est toujours une figure banale dont le seul rôle consiste à revêtir
une des couleurs dominantes du tableau. Il en est de même de
l'Asiatique. L'Éthiopien au contraire, le nègre grisâtre, avec ;son
masque osseux, camard, livide, illuminé par deux étincelles lui-
santes, il'émail des yeux, la nacre des dents, est immanquablement
un chef-d'œuvre d'observation et de naturel, parce que c'est un
portrait, et le portrait sans nulle altération du même individu.
iQue conclure de tout cela, sinon que Rubens, par sa nature, ses
instincts, ses besoins, ses facultés dominantes, et .même par ses
infirmités, car il en avait, était plus qu'aucun autre destiné à faire
de meiTeilleux portraits? Il n'en est rien. Ses portraits sont faibles,
peu observés, superficiellement construits, et partant de ressem-
blance vague. Quand on le compare à Titien, Rembrandt, Raphaël,
Sébastien del Piombo, Velasquez, Van-Dyck, Holbein, Antoine
More, j'épuiserais ;la liste des plus divers et des plus grands et je
descendrais de plusieurs degrés jusqu'à Philippe de Champagne au
xvii« siècle, jusqu'aux excellens portraitistes du xviii% on s'aper-
^nit que Rubens manquait de cette naïveté attentive, soumise et
forte, qu'exige, pour être parfaite, l'étude du visage humain. Gon-
naissez-vOLis un portrait de lui qui vous satisfasse en tant qu'ob-
.servation fidèle et profonde, qui vous édifie sur la personnalité de
son modèle, qui vous instruise et je dirai qui vous rassure? De tous
les hommes d'âge et de rang, de caractère et de tempérament si
fdivers dont il nous a laissé l'image, en est-il un seul qui s'impose
LIS-i MAÎTRES d' AUTREFOIS:. 363>
à l'esprit comme ime personne particulière bien distincte et dont
on se souvienne comme d'un visage qui vous a frappé? A distance,
on les oublie; vus ensemble, on les confondrait presque. Les par-
ticularités de leur existence ne les ont' pas nettement séparés dans
l'esprit du peintre, et les séparent encore moins dans ]a mémoire
de ceux qui ne les- connaissent que d'après lui. Sont-ils ressem-
blans? Oui, à peu prèS; Sont-ils: vivans? Ils vivent, plus qu'ilsne,
sont. Je ne dii'ai.pas que ce soit banal, et cependant ce n'est, pas.
pi-écis. If ne dirai pas: non plus que le peintre, les ait mal vus ;;
mais je croirais qu'il les a regai'dés à la légère, par 1,' épidémie.,,
peut-être: à travers des: habitudes, sans doute à travers une for-
mule, et qu'il les a traités,, quel que soit leur sexe ou leur âge,
comme les femmes aiment,, dit-on, qu'on les peigne, en beau
d'abord^ ressemblantes^ ensuite, llsisont bien, de leur temps et pas
mal de leur rang, quoique Van-Dy.ck, pour pren.dre un exemple, à,
côté du maître, les mette encore plus précisément à leur date et,
dans leur milieui social',; mais ils ont le même sang, ils ont surtout
le même caractère moral et tous, les traits extérieurs modelés sur
un type uniforme. C'est le même œil clair, bien ouvert, regardant
droit, le même teint, la même moustache finement retroussée.,
relevant par deux accrocs noirs ou, blonds le coin d'une bouche
virile, c'est-à-dire un peu convenue. Assez de rouge aux lèvres,
assez d'incarnat sur les joues, assez de rondeur dans l'ovale pour
annoncer, à défaut de la jeunesse, un. homme dans son assiette
noiTnale, dont la constitution est robuste,, le corps en santé, l'âme
en repos. De même pour les femmes :. un. teint frais,, un front
bombé^. de, larges tempes^ peu de menton,, des yeux à fleur de
têle,. de couleur, pareille, d'expression presque identiqu.e, une
beauté propre à l'époque, une ampleur propre aux races du nord
avec une sorte de grâce propre à Rubens,. où, l'on sent comme, un
alliage de plusieurs types qui semblent hanter son cerveau : Marie
de Médicis, l'infaote Isabelle, Isaljelle Brandt, Hélène Fourment.
Toutes les femmes qu'il a peintes semblent avoir contracté, malr
gré elles et malgré lui, je ne sais quel air déjà conou' au contact
de ses souvenirs persistans, et toutes, plus ou moins, pirticipent
de l'une ou de l'autre de ces quatre personnes célèbres, moins
sûrement immortalisées par l'histoire que par le pinceau, du peintre.
Elles-mêmes ont entre elles je ne sais quel air de famille qui peut-
être vùeut un peu de leur naissance, qui pour beaucoup est le fait
de Rubens.
Vous r''<epré3entez-vous les femmes de la, cour de Louis XIII et de
Louis XIV ^ Vous faites-vous une idée bien nette de M""' de Lon-
gueville, de- Montbazon, de Glicvreuse, de Sablé, de cette belle
duchesse de VSuéménée, à qui Rubens, interrogé par la reine, osa
364 REVUE DES DEUX MONDES.
donner le prix de beauté, comme à la plus charmante déesse de
cet olympe du Luxembourg, de cette incomparable M"® du Vigean,
l'idole de la société de Chantilly, qui inspira une si grande pas-
sion et tant de petits vers? Voyez- vous mieux M'^* de La Vallière,
M'"" de Montespan, de Fontangps, de Sévigné, de Grignan?Et si
vous ne les apercevez pas aussi bien qu'il vous plairait de les con-
naître, à qui la faute? Est-ce la faute de celte époque d'apparat,
de politesse, de mœurs officielles, pompeuses, guindées et froides?
Est-ce la faute des femmes elles-mêmes, qui toutes visaient un
certain idéal de cour? Les a-t-on mal observées, peintes sans
scrupules? Ou bien était-il convenu que, parmi tant de genres de
grâce ou de beauté, il n'y en avait qu'un qui fût de bon ton, de
bon goût, tout à fait selon l'étiquette ? On en est à ne pas trop
savoir quel nez, quelle bouche, quel ovale, quel teint, quel regard,
quel degré de sérieux ou de laisser-aller, de finesse ou d'embon-
point, quelle âme enfin, pour tout dire, on doit donner à chacune
de ces célèbres personnes, tant elles sont devenues pareilles dans
leur rôle imposant de favorites, de frondeuses, de princesses, de
grandes dames. Vous savez ce qu'elles pensaient d'elles et com-
ment elles se sont peintes, ou comment on les a peintes, suivant
qu'il leur a convenu de faire elles-mêmes ou de laisser faire leurs
portraits littéraires. Depuis la sœur de Condé jusqu'à M'"^ d'Epi-
nay, c'est-à-dire à travers tout le xvii^ siècle et la grande moitié
du xviii® siècle, ce n'était que beaux teints, jolies bouches, dents
superbes, épaules, bras et gorges admirables. Elles se déshabil-
laient beaucoup ou souffraient qu'on les déshabillât beaucoup,
sans nous montrer autre chose que des perfections un peu froides,
moulées sur un type absolument beau, selon la mode et l'idéal du
temps. Ni M"'' de Scudéry, ni Voiture, ni Chapelain, ni Desmarets,
ni aucun des écrivains beaux esprits qui se sont occupés de leurs
charmes, n'ont eu la pensée de nous laisser d'elles un portrait
moins flatté peut-être, mais plus vrai. A peine aperçoit-on par-ci
par-là, dans la galerie de l'hôtel de Rambouillet, un teint moins
divin, des lèvres moins pures de trait, ou d'un incarnat moins
parfait. Il a fallu le plus véridique et le plus grand des portrai-
tistes de cette époque, Saint-Simon, pour nous apprendre qu'une
femme pouvait être charmante sans être accomplie, et que la
duchesse du Maine et la duchesse de Bourgogne par exen'jple
avaient par la physionomie, la grâce toute naturelle et le feu,
beaucoup d'attraits, l'une avec sa boiterie, l'autre avec son teint
noiraud, sa taille exiguë, sa mine turbulente et ses dents perdues.
Jusque-là, le ni trop ni trop peu dirigeait avant tout là main des
faiseurs d'images. Je ne sais quoi d'imposant, de solenj6el, quelque
chos€ comme les trois unités scéniques, la perfectioifi d'une bel'f^
\
LES MAÎTRES d'aUTRIFOIS. 365
phrase, les avaient toutes revêtues de ce même air impersonnel,
quasi royal, qui, pour nous autres modernes, est le contraire de ce
qui nous charme. Les temps changèrent; le xviii® siècle brisa
beaucoup de formules, et par conséquent traita le visage humain
sans plus de façon que toutes les autres unités. Cependant notre
siècle a fait reparaître avec d'autres goûts, d'autres modes, la
même tradition de portraits sans type et le même apparat moins
solennel, mais encore pire. Rappelez-vous les portraits du direc-
toire, de l'empire et de la restauration, ceux de Girodet, de Gé-
rard, j'excepte les portraits de David, pas tous, et quelques-uns
de Prud'hon, pas tous. Formez une galerie des grandes actrices,
des grandes dames. Mars, Duchesnois, Georges, l'impératrice José-
phine, M'"^ Tallien, même cette unique tête de M'°« de Staël et
même cette jolie M™* Récamier, et dites-moi si cela vit, se distin-
gue, se diversifie comme une série de portraits de Latour, de Hou-
don, de Gaflieri.
Eh bien ! toute proportion gardée, voilà ce que je trouve dans les
portraits de Rubens : une grande incertitude et des conventions,
un même air chevaleresque dans les hommes, une même beauté
princière dans les femmes, rien de particulier qui arrête, saisisse,
donne à réfléchir et ne s'oublie plus. Pas une laideur physiono-
mique, pas un amaigrissement dans les contours, pas une bizar-
rerie choquante dans aucun des traits. Avez-vous jamais aperçu
dans son monde de penseurs, de politiques, d'hommes de guerre,
quelque accident caractéristique et tout à fait personnel, comme la
tête de faucon d'un Gondé, les yeux effarouchés et la mine un peu
nocturne d'un Descartes, la fine et adorable physionomie d'un Ro-
tiou, le masque anguleux et pensif d'un Pascal ou l'inoubliable
regard d'un Richelieu? Gomment se fait-il que les types humains
aient fourmillé devant les grands observateurs et que pas un type
vraiment original n'ait posé devant Rubens? Faut-il achever d'un
seul coup de m'expliquer par le plus rigoureux des exemples? Sup-
posez Holbein avec la clientèle de Rubens, et tout de suite vous
voyez apparaître une nouvelle galerie humaine, très intéressante
pour le moraliste, également admirable pour l'histoire de la vie et
pour l'histoire de l'art, et que Rubens, convenons-en, n'aurait pas
enrichie d'un seul type.
Le musée de Bruxelles possède quatre portraits de Rubens, et
c'est précisément en me souvenant d'eux que ces réflexions me
viennent après coup. Ces quatre portraits représentent assez juste-
ment par hasard les côtés puissans et les côtés médiocres de son
talent de portraitiste. Deux sont fort beaux : l'archiduc Albert et
l'infante Isabelle. Ils ont été commandés pour orner l'arc de triomphe
élevé à Anvers, place du Meïr, à l'occasion de l'entrée de Ferdinand
SQQ REVUE DES DEUX MONDES.
d'Autriche, et, dit-on, exécutés cliacun en une journée. Ils sont plus
grands que nature, conçus, dessinés et traités dans une manière
italienne, ample, décorative, un peu théâtrale, très ingénieusement
appropriée à leur destination. 11 y a là du Véronèse si bien fondu
dans la manière flamande que Rubens n'a jamais eu plus de style
et n'a jamais été cependant plus lui-même. On. y voit une façon de
remplir la toile, de composer une arabesque grandiose avec un
buste, deux bras et deux mains diversement occupés, d'agrandir
un bord, de rendre un pourpoint majestueusement sévère, d'assu-
rer le contour, de peindre grassement et aplat, qui ne lui est pas
habituelle dans ses portraits et qui rappelle au contraire les meil-
leurs morceaux de ses tableaux. La ressemblance est aussi de
celles qui s'imposent dé loin par quelques accen s justes et som-
maires et qu'on pourrait appeler une ressemblance d'effet. Le tra-
vail est d'une rapidité, d'un aplomb, d'un sérieux, et, le genre ad-
mis, d'une beauté extraordinaires. C'est tout à fait superbe. Rubens^
était là dans ses habitudes, sur son terrain, dans son élément de
fantaisie, d'observation très lucide, mais hâtive et d'emphase; il
n'aurait pas procédé autrement pour un tableau : la réussite était
certaine.
Les deux autres, achetés récemment, sont' fort célèbres; on y at-
tache un très grand prix. Oserai-je dire qu'ils sont des plus faibles?
Ce sont deux portraits d'ordre familier, deux petits bustes, un peu
courts, assez étriqués, présentés de face, sans nul' arrangement,
coupés dans la toile sans plus d'apprêt que dès têtes d'études. Avec
beaucoup d'éclat, de relief, de vie apparente, — d^un' rendu extrê-
mement habile, mais succinct, ils ont précisément ce défaut d'être
vus de près et vus légèrement, appliqués et peu étudiés, d'être en
un mot traités par les surfaces. La mise en place est juste, le dessin
nul. Le peintre a donné des accens qui ressemblent à la vie; l'obr-
servateur n'a pas accusé un seul trait qui ressemble bien intime-
ment à son modèle : tout se passe à l'épiderme. Au point de vue
du physique, on cherche^ un dessous qui n'a pas été observé; au
point de vue du moral, on cherche un dedans qui n'a pas été de-
viné. La peinture est à fleur de toile, la vie n'est qu'à fleur de peau.
L'homme est jeune, trente ans environ; la bouche est mobile, l'œil
humide, le regard direct et net. Rien de plus, rien au-delà, ni plus
au fond. Quel est ce jeune homme? qu'a-t-il fait? A-t-il pensé? a-t-il
souffert? aurait-il vécu lui-même à la surface des choses, comme il
est représenté sans grande consistance à la» surface d'un canevas?
Voilà de ces indications physionomiques qu'un Holbein nous don-
nerait avant de songer au reste, et qui ne s'expriment point par une
étincelle dans un œil ou par une touche sanguine à la narine.
Notre art, je veux dire l'art de peindre, est peutrêtre plus indis-
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 367
cret qu'aucun autre. C'est le témoignage indubitable de l'état mo-
ral du peintre au moment où il tenait la brosse. Ce qu'il a voulu
iaire, il l'a fait; ce qu'il n'a voulu que faiblement, on le voit à ses
indécisions; ce qu'il n'a pas voulu, à plus forte raison est absent de
son œuvre, quoi qu'il en dise et quoi qu'on en dise. Une distrac-
tion, un oubli, la sensation plus tiède, la vue moins profonde, une
application moindre, un amour moins vif de ce qu'il étudie, l'ennui
de peindre et la passion de peindre, toutes les nuances de sa nature
et jusqu'aux intermittences de sa sensibilité, tout cela se manifeste
dans les ouvrages du peintre aussi nettement que s'il nous en fai-
sait la confidence. On peut dire avec certitude quelle est la tenue
d'un portraitiste scrupuleux devant ses modèles, et de même on
peut se représenter •celle de Rubens devant les siens.
Quand on regarde à quelques pas les portraits dont je parle, le
portrait du duc d'Albe par Antoine More, on est certain que, tout
grand seigneur et tout habitué qu'i-lfût à peindre des grands sei-
gneurs, Antoine More était fort sérieux, fort attentif et pas mal ému
au moment où il s'assit devant ce tragique personnage, sec, angu-
leux, étranglé dans ■scm armure sombre, articulé comme un auto-
'fliate, et dont le petit œil de côté regarde de haut en bas, froid, dur
■et noir comme si jamais la lumière du ciel n'en avait attendri l'émail.
Tout au contraire le jour où Rubens peignit, pour leur complaire,
le seigneur Charles de Cordes et sa femme .Jacqueline de Cordes, il
était, n'en doutez pas, de bonne humeur, mais distrait par autre
tthose, SÛT de son fait et pressé comme il l'était toujours. C'était eu
l'618, l'année de la Pêche miraculeuse. 11 avait quarante et un ans;
il était dans la plénitude de son talent, de sa gloire, de ses succè».
11 allait vite en tout ce qu'il faisait. La Pêche miraculeuse lui avait
coûté très exactement dix jours de travail. Les deux jeunes mariés
s'étaient épousés le 30 octobre 1617 : il était entendu que le por-
trait du mari devait plaire à la femme, celui de la femme au mari.
Vous voyez dans quelles conditions se fit ce travail; vous imaginez
.le temps qu'il y mit, et le résultat fut une peinture expéditive, bril-
lante, une ressemblance aimable, une œuvre éphémère.
Beaucoup, je dirai la plupart des portraits de Rubens en sont là.
Voyez au Louvre celui du baron de Vicq (n° A58 du catalogue), de
même style, de même qualité, à peu près de la même époque que
lie portrait du seigneur de Cordes dont je parle; voyez également
celui d'ÉHsabeth de France&t celui d'une danie de la famille Boonen
(n'' ZiOl du catalogue) : autani d'œuvres agréables, ^brillantes, lé-
gères, alertes, aussitôt oubliées qu'aperçues. Regardez au contraire
■le portrait-esquisse de^sa seconde femme Hélène avec ses deux en-
fans, cette ébauche admirable, ce rêve à peine indiqué, laissé là
soit par hasard, soit avec intention; et, pour peu que vous passiez
368 REVUE DES DEUX MONDES.
avec quelque réflexion des trois œuvres précédentes à celle-ci, je
n'aurai plus besoin d'insister pour me faire comprendre.
En résumé, Kubens, à ne le considérer que comme portraitiste,
est un homme qui rêvait à sa manière quand il en avait le temps,
un œil admirablement juste, peu profond, un miroir plutôt qu'un
instrument pénétrant, un homme qui, s'occupant peu des autres,
beaucoup de lui-même, ne savait pas trop ce qui se passait dans
l'âme d'autrui, et volontiers y suppléait en exprimant ce qu'il y
avait le plus communément dans la sienne; enfin au moral comme
au physique un homme de dehors, et en dehors, merveilleusement,
mais exclusivement conformé pour saisir l'extérieur des hommes et
des choses, et apercevoir autour de lui ce qu'il était lui-même. Voilà
pourquoi il convient de distinguer dans Rubens deux observateurs
de puissance très inégale, et comme art de valeur à peine compa-
rable : celui qui fait servir la vie des autres aux besoins de ses con-
ceptions, subordonne ses modèles et ne prend d'eux que ce qui lui
convient, et celui qui reste au-dessous de sa tâche parce qu'il fau-
drait et qu'il ne sait pas se subordonner à son modèle. Voilà pour-
quoi il a tantôt magnifiquement observé et tantôt fort négligé le
visage humain. Voilà pourquoi enfin ses portraits se ressemblent un
peu, lui ressemblent un peu, manquent de vie propre, et par cela
manquent de ressemblance morale et de vie profonde, tandis que
ses personnages-portraits ont juste ce degré de personnalité frap-
pante qui grossit encore l'effet de leur rôle, une saillie d'expression
qui ne permet pas de douter qu'ils n'aient vécu, et, quant à leur
fonds moral , il est visible qu'ils ont tous une âme active, ardente,
prompte à jaillir, et, pour ainsi dire, sur les lèvres, celle que Rubens
a mise en eux, presque la même pour tous, car c'est la sienne.
IV.
Je ne vous ai pas encore conduit au tombeau de Rubens, à Saint-
Jacques, devant le beau tableau du saint George qui décore l'autel.
La pierre sépulcrale est placée devant l'autel. Non sui tantum sœciili,
sed et omnis œvi Appelles dici meridt, ainsi parle l'inscription du
tombeau. On pouvait dire autant, dire mieux et s'exprimer moins
hyperboliquement.
A cela près d'une exagération excusable à Anvers, et qui d'ail-
leurs n'ajoute et n'enlève rien ni à l'universelle gloire, ni à la très
certaine immortalité de Rubens, ces deux lignes d'éloge funéraire
font songer qu'à quelques pieds sous les dalles il y a les cendres de
ce grand homme. On le mit là le premier jour de juin 16/iO. Deux
ans après, par une autorisation da Ih mars 16^2, sa veuve lui
consacrait définitivement cette petite chapelle derrière le chœur,
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 369
et l'on y plaçait une des plus charmantes œuvres du maître, une
œuvre faite tout entière, dit la tradition, avec les portraits des
membres de sa famille, c'est-à-dire avec ses affections, ses amours
mortes, ses amours vivantes, ses regrets, ses espérances, le passé,
le présent, l'avenir de sa maison. Vous savez en effet qu'on attribue
à tous les personnages qui composent cette soi-disant sainte fa-
mille des ressemblances historiques du plus grand prix. Il y aurait
là l'une à côté de l'autre ses deux femmes, dont la belle Hélène
Fourment, celle qui vivait alors, une enfant de seize ans quand il
l'épousa en 1630, une toute jeune femme de vingt-six ans quand
il mourut, blonde, grasse, aimable et douce, en grand déshabillé,
nue jusqu'à la ceinture. Il y aurait aussi sa fdle, — sa nièce, la
célèbre personne au chapeau de paille^ — son père en saint Jé-
rôme, — son grand-père sous la figure du Temps, — enfin le plus
jeune de ses fils sous les traits d'un ange, un jeune et délicieux
bambin, le plus adorable enfant que peut-être il ait jamais peint.
Quant à Rubens lui-même, il y figure dans une armure toute miroi-
tante d'acier sombre et d'argent, tenant en main la bannière de
saint George. Il est vieilli, amaigri, grisonnant, échevelé, un peu
ravagé, mais superbe de feu intérieur. Sans nulle pose ni emphase,
il a terrassé le dragon et posé des«sus son pied chaussé de fer. Quel
âge avait-il alors? Si l'on se reporte à la date de son mariage, à
l'âge de sa femme, à celui de l'enfant né de ce mariage, Rubens
devait avoir cinquante-six ou cinquante-huit ans. Il y avait donc
quarante ans à peu près que le combat brillant, impossible pour
d'autres, facile pour lui, toujours heureux, qu'il soutenait contre la
vie, avait commencé. De quelles entreprises, dans quel ordre d'ac-
tivité, de lutte et de succès n'avait-il pas triomphé? Si jamais à
cette heure grave des retours sur soi-même, des années révolues,
d'une carrière accomplie, à ce moment de certitude en toute chose,
un homme eut le droit de se peindre en victorieux, c'est bien lui.
La pensée, vous le voyez, est des plus simples; on n'a pas à la
chercher bien loin. Si le tableau recèle une émotion, cette émotion
se communique aisément à tout homme dont le cœur est un peu
chaud, que la gloire émeut et qui se fait une seconde religion du
souvenir de pareils hommes. Un jour, vers la fin de sa carrière, en
pleine gloire, peut-être enfin en plein repos, sous un titre auguste,
sous l'invocation de la Vierge et du seul de tous les saints auquel il
lui parut permis de donner sa propre image, il lui a plu de peindre
en un petit cadre (2 mètres à peu près) ce qu'il y avait eu de vé-
nérable et de séduisant dans les êtres qu'il avait aimés. Il devait
bien cette dernière illustration à ceux de qui il était né, à celles qui
avaient partagé, embelli, charmé, ennobli, tout parfumé de grâce,
TOME XIII. — 1870. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
de tendresse et d'honnêteté sa belle et laborieuse carrière. Il la
leur donna aussi pleinement, aussi magistralement qu'on pouvait
l'attendre de sa main affectueuse, de son génie en sa toute-puis-
sance. Il y mit sa science, sa piété, des soins plus rares. Il fit de
l'œuvre ce que vous savez, une merveille infiniment touchante
comme œuvre de fils, de père et d'époux, à tout jamais admirable
comme œuvre d'art.
Vous la décrirai-je? C'est inutile. L'arrangement est de ceux
qu'une note de catalogue suffit à faire connaître. Vous dirai-je ses
qualités particulières? Ce sont toutes les qualités du peintre eu leur
acception familière, sous leur forme la plus précieuse. Elles ne
donnent de lui ni une idée nouvelle, ni une idée plus haute, mais
une idée plus fine et plus exquise. C'est le Rubens que l'on connaît,
j'entends le Rubens des meilleurs jours, avec plus de naturel, de
précision, de caprice, de richesse sans coloris, de puissance sans
effort, avec un œil plus tendre, une main plus caressante, un tra-
vail plus amoureux, plus intime et plus profond. Si j'employais les
mots du métier, je gâterais la plupart de ces choses subtiles qu'il
convient de rendre avec la pure langue des idées pour leur conser-
ver leur caractère et leur prix. Autant il m'en a peu coûté pour étu-
dier le praticien à propos d'un tableau de pratique comme la Pêche
miraculeuse de Malines, autant il est bon d'alléger sa manière de
dire et de l'épurer quand la conception de Rubens s'élève comme
dans la Communion de saint François d'Assise, ou bien lorsque sa
manière de peindre se pénètre à la fois d'esprit, de sensibilité, d'ar-
deur, de conscience, d'affection pour ceux qu'il peint, d'attachement
pour ce qu'il fait, d'idéal en un mot, comme dans le Saint George.
Rubens a-t-il jamais été plus parfait? Je ne le crois pas. A-t-il été
aussi parfait? Je ne l'ai constaté nulle part. Il y a dans la vie des
grands artistes de ces œuvres prédestinées, souvent pas les plus
vastes, pas toujours les plus savantes, quelquefois les plus humbles
à leur point de départ, qui, par une conjonction fortuite de toutes
les forces et de tous les dons de l'homme et de l'artiste, ont ex-
primé, comme à leur insu, la plus pure essence de leur génie. Le
Saint George est de ce nombre.
D'ailleurs ce tableau marque, sinon la fin, au moins les dernières
belles années de la vie de Rubens, et, par une sorte de coquetterie
grandiose qui ne messied pas dans les choses de l'esprit, il avertit
que cette magnifique organisation n'a connu ni fatigue, ni relâche-
ment, ni déclin. Trente-cinq ans au moins se sont écoulés entre la
Trinité du musée d'Anvers et le Saint George. Lequel est le plus
jeune de ces deux tableaux? A quel moment avait -il le plus de
flamme, un plus vif amour pour toutes choses, plus de souplesse
en tous les organes de son génie?
LES MAITRES D AUTREFOIS. 371
Sa vie est presque révolue, on peut la clore et la mesurer : il
semblerait qu'il en prévoyait la fm le jour où il se glorifia lui-même
avec tous les siens. Il avait aussi, lui, élevé et à peu près terminé
son monument : il pouvait se le dire avec autant d'assurance que
bien d'autres et sans nul orgueil. Que lui restait-il à vivre? Cinq ou
six ans au plus. Le voilà heureux, paisible, rentré à Anvers, un peu
rebuté par la politique, retiré des ambassades, plus à lui que jamais.
Qu'a-t-il fait depuis qu'il est au monde? A-t-il bien usé de la vie?
a-t-il bien mérité de son pays, de son temps, de lui-même? Il avait
des facultés uniques : comment s'en est-il servi? La destinée l'a com-
blé; a-t-il jamais manqué à sa destinée? Dans cette grande vie, si
nette, si claire, si brillante, si aventureuse et cependant si , limpide,
si correcte en ses plus étonnantes péripéties, si fastueuse et si simple,
si troublante et si exempte de petitesses , si partagée et si féconde,
découvrez-vous une tache qui cause un regret ? Il fut heureux ; fut-il
ingrat? Il eut ses épreuves; fut-il jamais amer? Il aima beaucoup et
vivement; fut-il oublieux?
Il naît à Spiegen, en exil, au seuil d'une prison, d'une mère ad-
mirablement droite et généreuse, d'un père instruit, un savant doc-
teur, mais de cœur léger, de conscience assez faible et de caractère
sans grande consistance. A quatorze ans, on le voit dans les pages
d'une princesse, à dix-sept dans les ateliers ; à vingt ans, il est déjà
mûr et maître. A vingt-neuf, il revient d'un voyage d'études, comme
d'une victoire remportée à l'étranger, comme d'une conquête, on
pourrait dire, et il rentre chez lui comme on triomphe. On lui de-
mande à voir ses études, et, pour ainsi dire, il n'a rien à montrer
que des œuvres. Il laissait derrière lui des tableaux étranges, aussi-
tôt compris et goûtés. Il avait pris possession de l'Italie au nom de
la Flandre; il y avait, de ville en ville, planté les marques de son
passage; il avait fondé chemin faisant sa renommée, celle de son
pays et quelque chose de plus encore, un art inconnu de l'Italie. Il
en rapportait pour trophée des marbres, des gravures, des tableaux,
de belles œuvres des meilleurs maîtres, et par-dessus tout un art
national, un art nouveau, le plus vaste comme surface, le plus ex-
traordinaire en ressources de tous les arts connus.
A mesure que son nom grandit, rayonne, que son talent s'ébruite,
sa personnalité semble s'élargir, son cerveau se dilate, ses facultés
se multiplient avec ce qu'on lui demande et ce qu'il leur demande.
Fut-il un fin politique ? Sa politique me paraît être d'avoir nette-
ment, fidèlement et noblement compris et transmis les désirs ouïes
volontés de ses maîtres, d'avoir plu par sa grande raine, charmé
beaucoup de gens par son esprit, sa culture, sa conversation, son
caractère, d'en avoir séduit plus encore par l'infatigable présence
d'esprit de son génie de peintre. En ceci, je crois que l'artiste aidait
372 REVUE DES DEUX MONDES.
singulièrement le diplomate. Il arrivait, souvent en grande pompe,
était reçu, présentait ses lettres de créance, causait et peignait. Il
faisait les portraits des princes, ceux des rois, des tableaux mytho-
logiques pour les palais, des tableaux religieux pour les cathédrales.
On n'aperçoit pas très bien lequel a le plus de crédit, de Pierre-Paul
Rubens pictor^ ou du chevalier Rubens, le plénipotentiaire accrédité.
Il réussissait en toutes choses à la satisfaction de ceux qu'il servait
de sa parole et de son talent. Les seuls embarras, les seules len-
teurs et les rares ennuis qu'on aperçoive en ses voyages si pitto-
resquement coupés d'affaires, de galas, de cavalcades et de pein-
ture, lui sont venus, jamais des souverains, quelquefois de leurs
ministres. Les vrais politiciens étaient plus pointilleux, moins faciles
à séduire, et souvent vaniteux ou jaloux : témoin ses démêlés avec
Philippe d'Arenberg, duc d'Arschot, à propos de la dernière mis-
sion dont il fut chargé en Hollande. Est-ce l'unique blessure qu'il
ait reçue dans ces fonctions délicates? C'est le seul nuage au moins
qu'on remarque à distance, et qui jette un peu d'amertume sur
cette existence toute rayonnante. En toute autre chose, il est heu-
reux. Sa vie, d'un bout à l'autre, est de celles qui font aimer la
vie. En toute circonstance, c'est un homme qui honore l'homme.
Il est beau, parfaitement instruit, élevé et cultivé. Il a toujours
gardé de sa rapide éducation première le goût des langues et la fa-
cilité de les parler. Il écrit et parle le latin. Il a l'amour des saines
et fortes lectures ; on l'amusait avec Plutarque ou Sénèque pendant
qu'il peignait, et il était également attentif à la lecture et à la pein-
ture. Il vit dans le plus grand luxe, habite une maison princière;
il a des chevaux de prix qu'il monte le soir, une collection uni-
que d'objets d'art avec lesquels il se délecte à ses heures de re-
pos. Il est réglé, méthodique et froid dans la discipline de sa vie
privée, dans l'administration de son travail, dans le gouvernement
de son esprit, en quelque sorte dans l'hygiène fortifiante et saine
de son génie. 11 est bon, simple, égal, tout uni, exemplairement
fidèle dans son commerce avec ses amis, sympathique à tous les ta-
lens, inépuisable en encouragemens pour ceux qui débutent. Il
n'est pas de succès qu'il n'aide de sa bourse ou de ses éloges. Sa
longanimité pour Brauwer est un des plus célèbres épisodes de sa
vie de bienfaisance et l'un des plus piquans témoignages qu'il ait
donnés de son esprit de confraternité. Il adore tout ce qui est beau
et n'en sépare pas ce qui est bien.
Il a traversé tous les accidens de sa grande vie officielle sans en
être ni ébloui, ni diminué dans son caractère, ni sensiblement trou-
blé dans ses habitudes domestiques. La fortune ne l'a pas plus gâté
que les honneurs. Les femmes ne l'ont pas plus entamé que les
princes. On ne lui connaît pas de galanteries affichées. Toujours au
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 373
contraire on le voit chez lui dans des mœurs régulières, dans son
ménage, de 1609 à 1626 avec sa première femme, depuis 1630 avec
la seconde, avec de beaux et nombreux enfans, des amis assidus,
c'est-à-dire des distractions, des affections et des devoirs, toutes
choses qui lui tiennent l'âme en repos et l'aident à porter, avec la
naturelle aisance des colosses, le poids journalier d'un travail sur-
humain. Tout est simple en ses occupations compliquées, aimables
ou écrasantes; tout est droit dans ce milieu sans trouble. Sa vie est
en pleine lumière : il y fait grand jour comme dans ses tableaux.
Pas l'ombre d'un mystère, pas de chagrin non plus, sinon la dou-
leur sincère d'un premier veuvage; pas de choses suspectes, rien
qu'on soit obligé de sous-entendre ou qui soit non plus matière à
conjecture, sauf une seule : le mystère même de cette incompré-
hensible fécondité. // se soulageait, a-t-on écrit, e?i créant des mondes.
Dans cette ingénieuse définition, je ne verrais qu'un mot à re-
prendre: soulager supposerait une tension, le mal du trop-plein,
qu'on ne remarque pas dans cet esprit bien portant, jamais en
peine. Il créait comme un arbre produit ses fruits, sans plus de
malaise ni d'effort. A quel moment pensait-il? Die noctuque incu-
hando, telle était sa maxime latine, c'est-à-dire qu'il réfléchissait
avant de peindre; on le voit d'après ses esquisses, projets, croquis.
Au vrai, l'improvisation de la main succédait aux improvisations de
l'esprit : même certitude et même facilité d'émission dans un cas
que dans l'autre. C'était une âme sans orage, sans langueur, ni tour-
ment, ni chimères. Si jamais les mélancolies du travail ont laissé
leurs traces quelque part, ce n'est ni sur les traits de Rubens ni
dans ses tableaux. Par sa naissance en plein xvi'^ siècle, il appar-
tenait à cette forte race de penseurs et d'hommes d'action chez qui
l'action et la pensée ne faisaient qu'un. Il était peintre comme il
eût été homme d'épée ; il faisait des tableaux comme il eût fait la
guerre, avec autant de sang-froid que d'ardeur, en combinant bien,
en se décidant vite, s'en rapportant pour le reste à la sûreté de son
coup d'œil sur le terrain. Il prend les choses comme elles sont, ses
belles facultés telles qu'il les a reçues ; il les exerce autant qu'un
homme ait jamais exercé les siennes, les pousse en étendue jusqu'à
leurs extrémités, ne leur demande rien au-delà, et, la conscience
tranquille de ce côté, il poursuit son œuvre avec l'aide de Dieu.
Son œuvre peinte comprend environ quinze cents ouvrages; c'est la
plus immense production qui soit jamais sortie d'un cerveau. Il fau-
drait ajouter l'une à l'autre la vie de plusieurs hommes parmi les plus
fertiles producteurs pour approcher d'un pareil chiffre. Si, indé-
pendamment du nombre, on considère l'importance, la dimension,
la complication de ses ouvrages, c'est alors un spectacle à confondre
et qui donne des facultés humaines l'idée la plus haute, disons-le.
375 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus religieuse. Tel est du moins l'enseignement qui me paraît
résulter de l'ampleur et de la puissance d'une âme. Sous ce rap-
port, il est unique, et de toutes manières il est un des plus grands
spécimens de l'humanité. 11 faut aller dans notre art jusqu'à Ra-
phaël, Léonard et Michel-Ange, jusqu'aux demi-dieux, pour lui
trouver des égaux, et par certains côtés des maîtres encore. Rien
ne lui manque, a-t-on dit, excepté les très purs instincts et les très
nobles. On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde
du beau qui sont allés plus loin, qui ont volé plus haut, qui par
conséquent ont aperçu de plus près les divines lumières et les éter-
nelles vérités. Il y a de même dans le monde moral, dans celui des
sentimens, des visions , des rêves, des profondeurs où Rembrandt
seul est descendu, où Rubens n'a pas pénétré et qu'il n'a même
pas aperçues. En revanche, il s'est emparé de la terre, comme pas
un autre. Les spectacles sont de son domaine. Son œil est le plus
merveilleux des prismes qui nous aient jamais donné, de la lumière
et de la couleur des choses, des idées magnifiques et vraies. Les
drames, les passions, les attitudes des corps, les expressions des
visages, c'est-à-dire l'homme entier dans les multiples incidens de
la scène humaine , tout cela passe à travers son cerveau , y prend
des traits plus forts, des formes plus robustes, s'amplifie un peu,
ne s'y épure pas, mais s'y transligure dans je ne sais quelle appa-
rence héroïcpie. Il imprime partout la netteté de son caractère, la
chaleur de son sang, la solidité de sa stature, l'admirable équi-
libre de ses nerfs, et la magnificence de ses ordinaires visions. Il
est inégal et dépasse la mesure ; il manque de goût quand il des-
sine, jamais quand il colore. Il s'oublie, se néglige ; mais depuis le
premier- jour jusqu'au dernier, il se relève d'une erreur par un chef-
d'œuvre, il rachète un manque de soin, de sérieux ou de goût par
le témoignage instantané d'un respect de lui-même , d'une appli-
cation presque touchante et d'un goût suprême.
Sa grâce est celle d'un homme qui voit grand et fort, et le sou-
rire d'un pareil homme est délicieux. Quand il met la main sur un
sujet plus rare, quand il touche à un sentiment profond et clair,
quand il a le cœur qui bat d'une émotion haute et sincère , il fait
la Comtnunion de saint François d'Assise, et alors, dans l'ordre
des conceptions purement morales, il atteint à ce qu'il y a de plus
beau dans le vrai, et il est par là aussi grand que qui que ce soit
au monde.
11 a tous les caractères du génie natif, et d'abord le plus infail-
lible de tous, la spontanéité, le naturel imperturbable, en quelque
sorte l'inconscience de lui-même, et certainement l'absence de
toute critique, d'où il résulte qu'il n'est jamais ralenti par une dif-
ficulté à résoudre, ou mal résolue, jamais découragé par une
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 375
œuvre dérectueuse, jamais gonflé par une œuvre parfaite. Il ne re-
garde point en arrière, et n'est pas non plus elTrayé de ce qui lui
reste à faire. Il accepte des tâches accablantes et s'en acquitte. Il
suspend son travail, l'abandonne, s'en distrait, s'en détourne. Il y
revient après une longue et lointaine ambassade comme s'il ne l'a-
vait pas quitté d'une heure. Un jour lui suffît pour faire la Ker-
messe, treize jours pour les Mages d'Anvers, peut-être sept ou huit
pour la Communion^ si l'on s'en rapporte au prix qui lui fut payé.
Aimait-il autant l'argent qu'on l'a dit? avait-il, autant qu'on l'a
dit, le tort de se faire aider par ses élèves et traitait-il avec trop
de dédain un art qu'il a tant honoré, parce qu'il estimait ses ta-
bleaux à raison de 100 florins par jour? La vérité est qu'en ce temps-
là le métier de peintre était bien un métier, et qu'on ne le 'prati-
quait ni moins noblement ni moins bien parce qu'on le traitait
à peu près comme une haute profession. La vérité , c'est qu'il y
avait des apprentis, des maîtres, des corporations, une école qui
était bien positivement un atelier, que les élèves étaient les colla-
borateurs du maître, et que ni les élèves ni le maître n'avaient à
se plaindre de ce salutaire et utile échange de leçons et de services.
Plus que personne Rubens avait le droit de s'en tenir aux anciens
usages. Il est avec Rembrandt le dernier grand chef d'école, et,
mieux que Rembrandt, dont le génie est intransmissible, il a dé-
terminé des lois d'esthétique nouvelles, nombreuses et fixes. Il
laisse un double héritage de bons enseignemens et de superbes
exemples. Son atelier rappelle, avec autant d'éclat qu'aucun autre,
les plus belles habitudes des écoles italiennes. Il forme des dis-
ciples qui font l'envie des autres écoles, la gloire de la sienne. On
le verra toujours entouré de ce cortège d'esprits originaux, de
grands talens, sur lesquels il exerce une sorte d'autorité paternelle
pleine de douceur, de sollicitude et de majesté. 11 n'eut point de
vieillesse accablante, ni infirmités lourdes, ni décrépitude. Le der-
nier tableau qu'il signa et qu'il n'eut pas le temps de livrer, son
Crucifiement de saint Pierre, est un de ses meilleurs. Il en parle
dans une lettre de 1638, comme d'une œuvre de prédilection qui le
charme et qu'il désire traiter à son aise. A peine était-il averti par
quelques misères que nos forces ont des limites, quand il mourut
subitement à soixante-trois ans, laissant à ses fils le plus opulent
patrimoine, et, ce qui vaut mieux, le plus solide héritage de gloire
que jamais penseur, au moins en Flandre, eût acquis par le travail
de son esprit.
Telle est cette vie exemplaire, que je voudrais voir écrite par
quelqu'un de grand savoir et de grand cœur, pour l'honneur de
notre art et pour la perpétuelle édification de ceux qui le prati-
quent. C'est ici qu'il faudrait l'écrire, si on le pouvait, si on le sa-
376 REVUE DES DEUX MONDES.
vait faire, les pieds sur sa tombe et devant le Saint George.
Comme on aurait sous les yeux ce qui passe de nous et ce qui dure,
ce qui finit et ce qui demeure, on pèserait avec plus de mesure, de
certitude et de respect , ce qu'il y a , dans la vie d'un grand
homme et dans ses œuvres, d'éphémère, de périssable et de vrai-
ment immortel. Qui sait d'ailleurs si, médité dans la chapelle
011 dort Rubens, le miracle du génie, pris en lui-même , ne de-
viendrait pas un peu plus clair, et si le surnaturel, comme nous
l'appelons, ne s'expliquerait pas mieux en changeant de nom?
V.
Voici comment, à l'état d'esquisse rapide et de coups de crayon
peu fondus, j'imaginerais un portrait de Van-Dyck. Un jeune prince
de race royale, ayant tout pour lui, beauté, élégance, dons magni-
fiques, génie précoce, éducation unique, et devant toutes ces choses
aux hasards d'une naissance heureuse; choyé par le maître, un
maître déjà parmi ses condisciples; distingué partout, appelé par-
tout, partout fêté, à l'étranger plus encore que dans son pays, l'é-
gal des plus grands seigneurs, le favori des rois et leur ami; entrant
ainsi d'emblée dans les choses les plus enviées de la terre, le talent,
la renommée, les honneurs, le luxe, les passions, les aventures;
toujours jeune même en ses années mûres, jamais sage même en
ses derniers jours ; libertin, joueur, avide, prodigue, dissipateur,
faisant le diable et, comme on eût dit de son temps, se donnant
au diable pour se procurer des guinées, puis les jetant à pleines
mains en chevaux, en faste, en galanteries ruineuses; amoureux de
son art au possible et le sacrifiant à des passions moins nobles, à
des amours moins fidèles, à des attachemens moins heureux; char-
mant, de forte origine, de stature fine, comme il arrive au second
degré des grandes races; de complexion déjà moins virile, plutôt
délicate; des airs de don Juan plutôt que de héros, avec une pointe
de mélancolie et comme un fonds de tristesse perçant à travers les
gaîtés de sa vie; les tendresses d'un cœur prompt à s'éprendre et
je ne sais quoi de désabusé propre aux cœurs trop souvent épris;
une nature plus inflammable que brûlante; au fond, plus de sen-
sualité que d'ardeur réelle, moins de fougue que de laisser-aller;
moins capable de saisir les choses que de se laisser saisir par elles
et de s'y abandonner; un être exquis par ses attraits, sensible à
tous les attraits, consumé par ce qu'il y a de plus dévorant en ce
monde, la muse et les femmes; ayant fait abus de tout, de ses sé-
ductions, de sa santé, de sa dignité, de son talent; écrasé de be-
soins, usé de plaisirs, épuisé de ressources; un insatiable qui finit,
dit la légende, par s'encanailler avec des filous italiens et par
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 377
chercher de l'or en cachette dans des alambics; un coureur à bout
d'aventures qui se marie, par ordre pour ainsi dire, avec une fdîe
charmante et bien née quand il n'avait plus à lui donner ni beau-
coup de forces, ni grand argent, ni plus grands charmes, ni vie
bien certaine; un homme en débris, qui jusqu'à sa dernière heure
a le bonheur, le plus extraordinaire de tous, de conserver sa gran-
deur quand il peint; enfm un mauvais sujet adoré, décrié, calomnié
plus tard, meilleur au fond que sa réputation, qui se fait tout par-
donner par un don suprême, une des formes du génie, la grâce;
pour tout dire, un prince de Galles mort aussitôt après la vacance
du trône et qui de toutes façons ne devait pas régner.
Avec son œuvre considérable, ses portraits immortels, son âme
ouverte aux plus délicates sensations, sou style à lui, sa distinc-
tion toute personnelle, son goût, sa mesure et son charme en
tout ce qu'il touchait, on peut se demander ce que Van-Dick se-
rait sans Rubens. Comment aurait-il vu la nature, conçu la pein-
ture? Quelle palette aurait-il créée? quel modelé serait le sien?
quelles lois de coloris aurait-il fixées? quelle poétique aurait-il
adoptée? Aurait-il été plus italien, aurait-il penché plus décidément
vers Corrége ou vers Véronèse? Si la révolution faite par Rubens
eût tardé quelques années ou n'avait pas eu lieu, quel eût été
le sort de ces charmans esprits pour lesquels le maître avait pré-
paré toutes les voies, qui n'ont eu qu'à le regarder vivre pour vivre
un peu comme lui, qu'à le regarder peindre pour peindre comme
on n'avait jamais peint avant lui, et qu'à considérer ensemble ses
œuvres telles qu'il les imaginait et la société de leur temps telle
qu'elle était devenue, pour apercevoir, dans leurs rapports défini-
tifs et désormais liés l'un à l'autre, deux mondes également nou-
veaux, une société moderne et un art moderne? Quel est celui d'entre
eux qui se fût chargé de pareilles découvertes? Il y avait un em-
pire à fonder : le pouvaient-ils fonder? Jordaens, Grayer, Gérard
Zeghers, Rombouts, Van-Thulden, Corneille Schutt, Boyermanns,
Jean Van-Oost de Bruges, Téniers, Van-Uden, Suyders, Jean Fyt,
tous ceux que Rubens inspirait, éclairait, formait, employait, — ses
collaborateurs, ses élèves ou ses amis pouvaient tout au plus se par-
tager des provinces petites ou grandes, et Van-Dyck, le plus doué de
tous, devait avoir la plus importante et la plus belle. Dimmuez-les
de ce qu'ils doivent directement ou indirectement à Rubens, ôtez
l'astre central et imaginez ce qui resterait de ces lumineux satellites?
Otez à Van-Dyck le type originel d'où est sorti le sien, le style dont
il a tiré son style, le sentiment des formes, le choixdes sujets, le
mouvement d'esprit, la manière et la pratique qui lui ont servi
d'exemple, et voyez ce qui lui manquerait. A Anvers, à lii-uxelles, par-
tout en Belgique, Yau-Dyck est dans les pas de Rubens. Son Silène
378 REVUE DES DEUX MONDES.
et son Martyre de saint Pierre sont du Jordaens délicat et presque
poétique, c'est-à-dire du Rubens conservé dans sa noblesse et raf-
finé par une main plus curieuse. Ses saintetés, passions, crucifie-
mens, dépositions, beaux Christs morts, belles femmes en deuil et
en larmes, n'existeraient pas ou seraient autres, si Rubens, une fois
pour toutes dans ses deux triptyques d'Anvers, n'avait pas révélé la
formule flamande de l'Évangile et déterminé le type local de la
Vierge, du Christ, de la Madeleine et des disciples. Il y a plus
de sentimentalité toujours, et quelquefois plus de sentiment pro-
fond dans le fin Van-Dyck que dans le grand Rubens (et encore en
est-on bien certain?), c'est une affaire de nuances et de tempéra-
ment. Tous les fils ont, comme Van-Dyck, un trait féminin qui s'a-
joute aux traits du père. C'est par là que le trait patronymique
s'embellit quelquefois, s'attendrit, s'altère et diminue. Entre ces
deux âmes, si inégales d'ailleurs, il y a comme une influence de la
femme; il y a d'abord et pour ainsi dire une différence de sexe. Van-
Dyck allonge les statures que Rubens faisait trop épaisses : il met
moins de muscles, de reliefs, d'os et de sang. Il est moins turbu-
lent, jamais brutal; ses expressions sont moins grosses; il rit peu,
s'attendrit souvent, ne connaît pas le fort sanglot des hommes vio-
lens. Il ne crie jamais. Il corrige beaucoup des âpretés de son
maître; il est aisé, parce que le talent chez lui est prodigieusement
naturel et facile; il est libre, alerte, mais ne s'emporte pas.
Morceaux pour morceaux, il y en a qu'il dessinerait mieux que
son maître, surtout quand le morceau est de choix : une main oisive,
un poignet de femme, un long doigt orné d'un anneau. Il est plus
retenu, plus policé; on le dirait de meilleure compagnie. Il est plus
raffiné que son maître, parce qu'en effet son maître s'est formé seul,
élevé seul, et que la souveraineté du rang dispense et tient lieu de
beaucoup de choses. Il avait vingt-quatre ans de moins que Rubens;
il ne lui restait plus rien du xvi^ siècle. Il appartenait à la pre-
mière génération du xvii% et cela se sent. Cela se sent au physique
comme au moral, dans l'homme et dans le peintre, dans son joli
visage et dans son goût pour les beaux visages; cela se sent surtout
dans ses portraits. Sur ce terrain, il est merveilleusement du monde,
de son monde et de son moment. N'ayant jamais créé un type im-
périeux qui l'ait distrait du vrai, il est exact, il voit juste, il voit
ressemblant. Peut-être donne-t-il à tous les personnages qui ont
posé devant lui quelque chose des grâces de sa personne : un air
plus habituellement noble, un déshabillé plus galant, un chiffon-
nage et des allures plus fines dans les habits, des mains plus éga-
lement belles, pures et blanches. Dans tous les cas, il a plus que
son maître le sens des ajustemens bien portés, celui des modes, le
goût des étoffes soyeuses, des satins, des aiguillettes, des rubans,
LES MAÎTRES D' AUTREFOIS. 379
des plumes et des épées de fantaisie. Ce ne sont plus des cheva-
liers, ce sont des cavaliers. Les hommes de guerre ont quitté leurs
armures, leurs casques; ce sont des hommes de cour et de salons
en pourpoints déboutonnés, en chemises flottantes, en chausses de
soie, en culottes demi-ajustées, en souliers de satin à talon, toutes
modes et toutes habitudes qui étaient les siennes et qu'il était ap-
pelé mieux que personne à reproduire en leur parfait idéal mondain.
A sa manière, dans son genre, par l'unique conformité de sa na-
ture avec l'esprit, les besoins et les élégances de son époque, il est
dans l'art de peindre des contemporains l'égal de qui que ce soit.
Son Charles F% par le sens profond du modèle et du sujet, la fa-
miliarité du style et sa noblesse, la beauté de toutes choses en cette
œuvre exquise, dessin physionomique, coloris, valeurs inouies de
rareté et de justesse, qualité du travail, — le Charles /""^ dis-je,
pour ne prendre en son œuvre qu'un exemple bien connu en
France, supporte les plus hautes comparaisons. Son triple portrait
de Turin est de même ordre et de même signification. Sous ce rap-
port, il a fait plus que qui que ce soit après Rubens : il a complété
Rubens en ajoutant à son œuvre des portraits absolument dignes
de lui, meilleurs que les siens. Il a créé dans son pays un art ori-
ginal, et conséquemment il a sa paît dans la création d'un art nou-
veau. Ailleurs il a fait plus encore, il a engendré toute une école
étrangère, l'école anglaise. Reynolds, Lawrence, Gainsborough, j'y
ajouterais presque tous les peintres de genre fidèles à la tradition
anglaise et les plus forts paysagistes, sont issus directement de Van-
Dyck, et indirectement de Rubens par Van-Dyck. Ce sont Là des
titres considérables. Aussi la postérité, toujours très juste en ses
instincts, fait-elle à Van-Dyck une place à part entre les hommes
de premier ordre et les hommes de second. On n'a jamais bien dé-
terminé le rang de préséance qu'il convient de lui attribuer dans
le défilé des grands hommes, et depuis sa mort, comme pendant
sa vie, il semble avoir conservé le privilège d'être placé près des
trônes et d'y faire bonne figure. Et cependant, j'en reviens à mon
dire, génie personnel, grâce personnelle, talent personnel, tout cela
pâlirait beaucoup, si l'on supposait absente la lumière solaire d'où
lui viennent tant de beaux rellets. On chercherait qui lui a appris
ces manières nouvelles, enseigné ce libre langage qui n'a plus rien
du langage ancien. On verrait en lui des lueurs venues d'ailleurs,
qui ne sortent pas de son génie, et finalement on soupçonnerait
qu'il doit y avoir eu quelque part, non loin de lui, un grand astre
disparu. On n'appellerait plus Van-Dyck fils de Rubens; on ajou-
terait à son nom : inailre inconnu^ et le mystère de sa naissance
mériterait d'occuper les historiographes.
Eugène Fromentin.
LES
CHEMINS DE FER
AUX ÉTATS-UNIS
NOTES DE VOYAGE.
La Société historique de l'état de Gonnecticut possède un tableau
que la photographie et la gravure ont rendu populaire aux États-
Unis. Si le mérite de cette œuvre est discutable , l'intérêt en est
capital : elle représente « le premier train de voyageurs sur un
chemin de fer à vapeur en Amérique. » Ce mémorable événement
eut lieu en 1831. En tête du train, on voit une locomotive à quatre
roues, ayant la forme de \ai Fusée, que George Stephenson, vain-
queur au concours, venait de lancer deux ans auparavant sur le
chemin de fer de Liverpool à Manchester. Gomme son aînée, la lo-
comotive a une chaudière tubulaire, et le tirage du foyer est as-
suré au moyen du jet de vapeur dans la cheminée. Le tender,
chargé du combustible, qui consiste en quelques piles de bois,
précède la locomotive. La tige du piston communique l'impulsion
à la roue motrice par une bielle et une manivelle. La locomotive a
déjà le type général qu'elle gardera partout; elle est armée du
chasse-pierre, elle pèse A, 000 kilogrammes. Deux voitures seule-
ment sont remorquées; elles contiennent en tout 15 voyageurs, et,
à la mine effarée de quelques-uns, à la façon dont ils s'accrochent
aux courroies ou sur leur siège, on devine qu'ils tentent une mys-
térieuse épreuve et ne sont pas tout à fait rassurés. Plus d'un est
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 381
un personnage connu : c'est l'ex-gouverneur de l'état de New-York,
le grand-constable ou chef de la police, le shérifT, le président de
la banque commerciale , le fondateur de l'observatoire d'Albany.
La poste, devinant déjà que le nouveau mode de locomotion répon-
drait surtout à ses besoins, a délégué l'un de ses représentans.
Les véhicules sont attelés l'un à l'autre par des chaînes de fer; ils
ont la forme des voitures de messageries encore en usage en Amé-
rique, lourdes, massives, suspendues sur des ressorts de cuir, et
rappelant les coches des siècles passés.
La compagnie qui inaugurait ainsi aux États-Unis le premier che-
min de fer à traction de locomotive avait reçu sa charte en 1826.
Le raîlroad qu'elle venait de construire était celui de Mohawk et
Hudson, ainsi appelé parce qu'il faisait communiquer les vallées de
ces deux cours d'eau, entre Albany et Schenectady, dans l'état de
Nev^'-York. Les rives de l'Hudson, qui avaient vu passer le premier
bateau à vapeur, devaient aussi saluer la première locomotive amé-
ricaine. La voie avait 16 milles de long, un peu moins de 26 kilo-
mètres (1); on en avait commencé les travaux seulement en 1830.
Elle traversait librement les lieux habités, elle montait à découvert
au flanc des collines : nulle restriction, nulle crainte à son ap-
proche, alors qu'en tant d'autres pays le nouveau mode de loco-
motion rencontrait nombre d'opposans, même parmi les gens de
science, et ne devait que bien plus tard être définitivement accepté.
Ici au contraire, comme si l'on avait eu conscience de la grande ré-
volution économique qui se préparait et des avantages infinis qui
devraient en être pour tous la conséquence, chacun avait applaudi
à l'invention nouvelle. Les terrains avaient été généreusement of-
ferts à la compagnie ou cédés au-dessous de leur prix réel. Sur
quelques points, les chevaux servaient de renfort à la locomotive;
dans tous les cas, elle allait lentement. Les billets étaient vendus
dans les boutiques ou par le conducteur. Dans la traversée des
hauteurs, le train était hissé au moyen d'une corde mise en mouve-
ment par une machine à vapeur fixe, et lâché à la descente comme
sur une montagne-russe. Des leviers manœuvres par des garde-
freins servaient à ralentir ou arrêter le convoi. Tel était dans son
ensemble le premier chemin de fer américain, alors que l'Angleterre
venait à peine d'établir un court tronçon de ces voies nouvelles, et
que la France assez timidement essayait de la suivre.
Aujourd'hui les États-Unis, qui entraient si résolument dans une
arène encore toute pleine d'inconnu, ont à eux seuls une longueur
de lignes ferrées presque égale à celle de tous les autres pays du
globe. Hier ils ont réuni les deux océans, l'Atlantique au Pacifique,
(1) Le raille anglais et américain est égal à 1,009 mètres.
882 REVUE DES DKDX MONDES.
New- York à San-Francisco, par un ruban de fer de plus de 5,000 ki-
lomètres. La confiance dont ils ont fait preuve au début a porté ses
fruits. Ils avaient déjà ouvert la plus grande ligne de canaux qui
existe, et jeté partout des routes de terre, même à travers leur
grand désert et les domaines des Peaux-Rouges; mais on peut dire
que sans les routes à vapeur leur vaste continent ne se serait ja-
mais peuplé, ni fertilisé, ni colonisé aussi vite.
I. — l'établissemetjt de la voie.
Pour aller d'un pas aussi rapide, les Américains ont dû procéder
quelquefois avec l'allure un peu désordonnée qui les distingue.
Nulle part, sauf en des cas très particuliers, le gouvernement fé-
déral ni les états n'interviennent dans le tracé et la construction
des chemins de fer, et ne garantissent aux compagnies aucune sub-
vention en argent. En retour les compagnies, pourvu qu'elles obéis-
sent à quelques règles préliminaires édictées par les législatures
■provinciales ou par le congrès, se forment librement. Tout ce qu'on
leur demande, c'est de comprendre un certain nombre de noms re-
commandables parmi leurs fondateurs et leurs administrateurs, de
porter à leur actif un capital social minimum de 10,000 dollars par
mille de voie à ouvrir, d'en souscrire immédiatement le dixième,
d'en verser le centième. Avant la formation de cette compagnie, un
railroad man, un de ces monteurs d'affaires comme on en rencontre
tant dans les états de l'ouest, a traversé le pays et marqué à grands
traits sur la carte et un peu par instinct la ligne à construire. Alors
les communes sont apparues, réclamant chacune à l'euvi la traver-
sée de la voie sur leur territoire, et offrant en toute gratuité une
partie des terrains qui leur appartiennent. On rectifie suivant les
avantages qu'on y trouve le premier tracé fait à la hâte, à vue d'œil,
et alors descendent sur le terrain les géomètres, les ingénieurs, pour
piqueter l'axe définitif de la route, prendre les nivellemens en long
et en travers, faire le calcul des déblais et des remblais, établir le
devis des ponts, des viaducs, des estacades, des tranchées, fixer
enfin et dessiner les principales stations.
Tous les travaux sont d'ordinaire exécutés très promptement,
sauf à y revenir ensuite, par des entrepreneurs qui traitent à for-
fait. Les estacades, qui évitent des remblais coûteux, sont en bois et
s'élèvent quelquefois à de vertigineuses hauteurs. Le bois est vo-
lontiers employé aussi dans la construction des ponts, et l'on sait
quelle forme hardie, élégante, légère, les Américains ont su don-
ner à ce genre de construction, dont le type a même pris leur
nom. Plus tard le pont de bois sera remplacé par un pont de
pierre, ou mieux par un pont métallique à poutrelles et à treillis, à
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 383
arches ou suspendu; pour le moment, le bois est suffisant. Sur la
voie, le ballast ou cailloulis, qu'on étend si régulièrement et si
ponctuellemeut chez nous, est presque inconnu; pour peu que les
carrières soient loin, on n'en met pas du tout. Les fossés sur les
accotemens, pour l'assèchement des eaux, laissent beaucoup à dé-
sirer. Souvent il n'y en a pas, et la pluie s'écoule comme elle peut.
Encore moins protége-t-on par des empierremens les flancs incli-
nés des tranchées, qui s'ellritent et s'éboulent. On respecte les
végétations parasites, les clôtures sont presque partout absentes,
à moins que les propriétaires riverains ne les établissent eux-
mêmes et à leurs frais : on n'a pas le temps de satisfaire à tout et
principalement aux choses qu'on regarde comme de luxe. On va au
plus pressé, à l'indispensable; on pense qu'on aura le temps plus
tard de faire mieux et plus solidement, et l'on paie cher quelque-
fois la précipitation fiévreuse des premiers jours.
La plupart des routes ne sont qu'à une voie, et la distance entre
les rails s'est rétrécie de plus en plus, passant de 2 mètres à l^^jSO
et l'",ZiO, et même 1 mètre et au-dessous. La voie étroite, nar-
row gaudge, est maintenant partout en faveur : c'est beaucoup plus
économique, si la stabilité du convoi est moins grande. Les routes
construites sur le premier système, notamment YErie, V Atlantic
and Great Western, ont dû jeter deux nouveaux rails entre les pre-
miers, pour donner passage aux trains et aux wagons qui leur ar-
rivent des autres hgnes et viennent emprunter la leur. Sans cela,
il faut soulever mécaniquement, comme nous l'avons vu faire à la
gare de Buffalo, la caisse de chaque wagon sur son châssis, et la re-
porter sur un autre dont les essieux sont munis de roues plus rap-
prochées. On a essayé aussi d'aller avec les mêmes roues sur des
chemins de fer dont la distance entre les rails n'était pas la même.
Les expériences n'ont pas été décisives, et l'on cherche toujours le
remède à cet inconvénient, encore plus marquant en Amérique
qu'ailleurs. Si l'on avait sagement prévu les choses au premier mo-
ment de l'établissement des voies ferrées, on aurait adopté partout
la même distance entre les rails, comme une commune mesure
pour louies les nations civilisées; mais chacun se croyait obligé
alors de faire les voies plus larges pour avoir des machines plus
puissantes et des voitures plus stables. Qui pouvait penser aussi
que ce mode de locomotion, entrepris principalement pour le trans-
port des n)atières lourdes, encombrantes, de peu de prix, devien-
drait si général, se répandrait si vite, et que le voyageur, le colis
humain, serait bientôt la part la plus certaine et la plus profitable
du trafic ?
Les rails sont portés par des traverses en bois, pour lesquelles le
chêne, le hêtre, le pin, le sapin, sont les essences préférées; elles
38â REVUE DES DEUX MONDES.
sont souvent injectées de créosote, de sels métalliques, ou goudron-
nées et même carbonisées; ainsi préparées, elles ne pourrissent plus.
Gomme les forêts ne sont pas loin et que l'on gaspille volontiers le
bois, on n'épargne pas les traverses, et elles sont très rapprochées;
cela supplée en partie à l'insuffisance du ballast. Les rails sont en
fer et depuis quelque temps en acier, ou simplement à tête ou
champignon d'acier. Ils durent alors beaucoup plus, parce que le
métal est plus dur, mieux soudé, plus homogène et plus résistant :
il ne s'exfolie pas, comme dans les rails en fer. La dépense est
plus forte au début, mais au demeurant il y a économie. La forme
des rails est celle dite à patins; ils sont directement cloués sur
les traverses et réunis de l'un à l'autre par des éclisses ou bandes
de fer rivées au rail sur le côté. C'est là le rail Vignoles, ainsi
nommé en Europe du nom de l'ingénieur anglais qui en a propagé
l'emploi. Les Américains ont trouvé du premier coup cette forme si
simple, si commode, si sûre, alors qu'ailleurs on a pendant qua-
rante ans discuté sur le meilleur modèle de rails et de coussinets,
et que les ingénieurs se sont évertués à l'envi à dessiner les con-
tours des rails à simple et à double champignon (ces derniers pou-
vant être retournés) , ou à défendre successivement le rail Brunel
et le rail Barlow, creux en dessous, en forme d'U ou de V renversé.
Le rail à patins, le rail américain était là, et ce fut l'Allemagne qui
la première l'adopta.
Les accessoires de la voie, tels que les croisemens et les change-
mens, les plaques tournantes, les grues hydrauliques et les châ-
teaux d'eau pour l'alimentation des locomotives, les signaux séma-
phoriques pour assurer la marche des trains, tout cet ensemble est
b'iea installé, et offre même sur quelques points des modifications
heureuses dont les ingénieurs européens pourraient utilement s'in-
spirer. Les gares, même celles de départ et d'arrivée sur les plus
grandes lignes, et sauf quelques exceptions, comme à Chicago, sont
très modestement construites, la plupart du temps en bois, sans
façade monumentale, sans cette enfilade de bureaux et de salles
d'attente qui les distingue en d'autres pays. Ici, tout est réduit au
strict nécessaire, et l'on occupe le moins d'espace et le moins d'em-
ployés possible. Il est certaines petites gares où un seul agent fait
toute la besogne, distribue les billets, marque et inscrit les coli^,
veille au télégraphe. On a ménagé dans quelques stations princi-
pales, eu égard aux soins délicats dont on entoure partout le sexe
faible, un petit salon de repos pour les dames. Faut-il dire que les
hommes ne se sont pas oubliés, et que partout s'étale le bar-room,
la buvette sacramentelle, souvent luxueuse, où les boissons natio-
nales sont immédiatement servies par l'échanson debout et vigilant
au premier signe du voyageur?
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 385
L'établissement du chemin de fer du Pacifique, qui court d'Omaha
sur le Missouri à San-Francisco, à travers les prairies du Dakota,
les Montagnes-Rocheuses, le Bassin-Intérieur, la Sierra-Nevada, la
vallée du Sacramento, peut donner une idée de l'activité et de l'é-
nergie surprenante que les Américains apportent dans la construc-
tion de leurs railroads. Décrété le 1" juillet 1862, en pleine guerre
de sécession, par le président Lincoln, de la même plume qui
allait abolir à tout jamais l'esclavage dans l'Union, le chemin de
fer du Pacifique était achevé moins de sept ans après, à la stupé-
faction de tous, et solennellement inauguré le 10 mai 1869. La lon-
gueur totale entre les deux stations extrêmes, Omaha et la ville de
Sacramento, capitale de la Californie, est d'environ 2,800 kilo-
mètres. Deux compagnies distinctes, le Central -Pacific, venant du
Sacramento, et VUmon-Pacific, partie du Missouri, s'étaient for-
mées pour la construction et l'exploitation de cette grande ligne, et
avaient reçu du gouvernement fédéral des subventions de terres et
d'argent. L'étendue totale des terres publiques concédées de part
et d'autre de la voie atteignait 10 millions d'hectares, le cinquième
de la superficie totale de la France. Les subventions, payées au fur
et à mesure de l'avancement des travaux et variant suivant la na-
ture des terrains traversés, s'élevaient dans l'ensemble à la somme
de 250 millions de francs.
Les travaux, dès le début, avaient marché assez rapidement; mais
à la fin, une sorte de fièvre s'était emparée des deux compagnies, et
peu s'en fallut que, dépassant la limite assignée à leur étendue res-
pective, et qui était précisément le point où elles devaient se ren-
contrer, l'une venant de l'est, l'autre de l'ouest, elles ne poursui-
vissent chacune pour son compte leur route vers l'autre océan. Pour
les faire se joindre, le gouvernement fédéral dut lui-même interve-
nir. Pendant les seize derniers mois de leur marche vertigineuse,
elles avaient construit, chacune à peu près par moitié, 1,700 kilo-
mètres, et il est probable qu'un pareil résultat ne sera jamais plus
atteint par aucune compagnie. Celles-ci avaient devancé de sept ans
la date réglementaire assignée à l'achèvement des travaux.
A plusieurs reprises, il 'nous a été donné de visiter les chantiers
de cette ligne ferrée sans pareille. Au commencement du mois d'oc-
tobre 1867, allant dans le Colorado explorer les mines d'or et d'ar-
gent des Montagnes-Rocheuses, nous nous arrêtâmes à Julesburg,
sur la Rivière-Plate. C'était alors le terme extrême de la voie ferrée
du côté du Missouri. On était à 380 milles d'Omaha, point de dé-
part. Julesburg, né la veille, étalait aux regards étonnés du touriste
ses maisons de bois sans étages, ses bazars bruyans et son unique
rue, large comme une place. C'était une ville troublée, tumultueuse,
TOME xiii, — 1876, '25
386 . REVUE DES DEUX MONDES.
pleine d'aventuriers, de gens de mauvaise mine et de mauvais re-
nom, qui vivaient des ouvriers de la voie, comme d'autres vivent
des soldats en campagne; on l'appelait a la ville la plus coquine »
des États-Unis. Les salons de jeu et de danse étaient le théâtre
d'assauts quotidiens, de batailles sanglantes, et le terrible «juge
Lynch, » qui fonctionnait en permanence, condamna plus d'une fois
au supplice de la corde les ignobles habitués de ces saloons. Le
général Dodge, qui dirigeait les travaux comme ingénieur en chef,
nous fit l'accueil le plus bienveillant. Il nous montra ses plans, ses
devis, nous conduisit sur le terrain, nous fit part de ses recherches
contradictoires pour la traversée des Montagnes-Rocheuses. Ce ne
fut que plus tard que le colonel Evans, son premier assistant, dé-
couvrit le col qui porte son nom , et par où le chemin de fer devait
franchir la grande chaîne. Comme tout son monde, le général était
là en camp volant, et sa demeure était en planches comme la table
sur laquelle ses géomètres dessinaient.
Non loin de la station de Julesburg s'élevait le fort Sedgwick, où
campait un détachement de l'armée fédérale commandé par le gé-
néral Potter pour tenir en respect les Indiens. Ceux-ci avaient vu
d'un œil haineux l'irruption des visages pâles sur leurs terres et la
dévastation de leurs champs de chasse. Qu'allaient devenir, au mi-
lieu des colons envahissans, le bison, l'antilope, l'élan, le daim, le
castor, dont le Peau-Rouge faisait son unique aliment ou utilisait
les fourrures? Plus d'une fois déjà les Indiens avaient attaqué les
premiers explorateurs de la voie, les niveleurs, les agens du télé-
graphe, et les avaient scalpés sans pitié. Ils avaient incendié les
stations, essayé de faire dérailler les trains. Autour de Julesburg,
des ouvriers irlandais faisaient tous les terrassemens. Ils étaient
actifs à l'ouvrage, mais bruyans, batailleurs, faciles à s'enivrer. Ils
vivaient dans une sorte de maison de bois roulante, de la forme des
wagons américains à voyageurs, qui s'avançait sur les rails au fur
et à mesure de la pose de ceux-ci. C'était à la fois le dortoir et la
cantine. Les lits étaient disposés sur le côté à l'intérieur, superpo-
sés deux par deux comme les couchettes d'un steamer. Un couloir
régnait au milieu, la cuisine était à l'avant. Des carabines tout ar-
mées étaient suspendues çà et là; quant au revolver, chacun l'avait
à la ceinture pour être prêt à la moindre alerte.
La prairie s'étendait jusqu'aux confins de l'horizon, unie, mono-
tone comme une mer de sable. Au pi-intemps, tout y est vert et
fleuri; on n'y voyait alors que des graminées naturelles desséchées.
L'air était pur, le ciel d'une transparence limpide. Le joiu' on voyait
passer au loin un troupeau de bisons ou une antilope rapide; la
nuit on entendait les cris des loups et des renards du désert afia-
més. Le nivellement, l'ouverture de la voie, la pose des rails, ne
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UMS. 3S7
donnaient sur ce point aucune peine. Le général Dodge avait in-
troduit une sorte de discipline militaire dans les chantiers, et les
rails étaient mis sur les traverses et cloués au commandement par
des escouades dressées à ce service. L'eau nécessaire aux besoins
de la station était tirée de puits artésiens qu'on avait foncés près
de la voie. Un moulin à vent, du type des moulins américains, aux
ailettes légères et gracieuses, attachées à une tour svelte et non
point massive et rustique comme celle des moulins hollandais, fai-
sait mouvoir la pompe à élever l'eau. La station comprenait déjà
un buffet, un hôtel que dirigeait le traitant canadien Pallardie, de
sang français, interprète auprès des Indiens Sioux. Julesburg était
le point de départ de la diligence transcontinentale qui s'en allait en
douze jours dans le Colorado, le pays des mormons, le Nevada, la
Californie. La voiture était loin d'être confortable, et les routes loin
d'être bonnes et sûres; mais si grand est le besoin de locomotion des
Américains, que le coche ne manquait jamais de monde malgré les
fatigues et les dangers du voyage à travers un pays entièrement dé-
sert, privé d'eau et peuplé seulement de tribus sauvages et hostiles.
Quelques semaines après notre passage dans cette curieuse cité,
nous retournions du Colorado pour accompagner au fort Laramie la
commission de paix venue de Washington, et qui allait traiter avec
les Indiens du nord après avoir satisfait ceux du sud. iNous la rejoi-
gnîmes à Chayennes, au fond des prairies, au pied des Montagnes-
Rocheuses. Pendant ce temps, le chemin de fer du Pacifique avait
atteint la même localité, et nous y retrouvâmes les ouvriers et une
partie des chercheurs d'aventures que nous avions laissés à Jules-
burg un mois auparavant. La distance entre les deux stations est de
IZiO milles. Julesburg, hier si vivant, était maintenant détrôné par
une autre ville qui avait même précédé la voie de fer, et, marchant
en avant, était allée l'attendre et s'installer résolument, station
embryonnaire, avant que le rail fût placé. Cette étonnante ville de
Chayennes, « la cité magique, » comme on l'appela bientôt, et que
nous avons vue dans son plus grand éclat, a eu un sort plus heu-
reux que son aînée, car elle vit toujours, et elle est même devenue
une des principales étapes du chemin de fer du Pacifique. Peuplée
aujourd'hui de plusieurs milliers d'habitans stables, elle est en rela-
tions quotidiennes d'affaires avec le Colorado et ITtah d'un côté, les
forts militaires de l'autre : c'est comme un entrepôt central de mar-
chandises pour tout l'extrême ouest. A partir de ce point, la diffi-
culté des travaux a véritablement commencé pour la voie ferrée; il
a fallu longtemps chercher à travers les Montagnes-Rocheuses le
col le plus bas, et l'on a franchi la ligne de faîte pour ainsi dire
sans tunnel à la cote de '2,500 mètres, la plus élevée qu'aucun
chemin de fer ait encore atteinte.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce ne fut qu'au mois de septembre 1868, huit mois avant le
complet achèvement de la grande voie ferrée, que nous visitâmes
les chantiers du côté du Pacifique. Ici c'étaient des Chinois qui fai-
saient presque toute la besogne, les Chinois, terrassiers modèles,
sobres, disciplinés, intelligens, d'une habileté de main merveil-
leuse, d'une gaîté, d'une égalité d'humeur inaltérable, mais que les
ouvriers américains repoussent pour la seule raison que, se conten-
tant du plus modeste salaire, ils font baisser le prix de la main-
d'œuvre. Autrefois on leur reprochait la couleur de leur peau; mais,
depuis que les noirs sont citoyens comme les blancs, on ne peut
guère opposer ce motif d'exclusion aux hommes de race jaune. Ces
émigrés asiatiques remplissent dans les deux Amériques un rôle des
plus utiles et des plus féconds. Ce sont eux qui fouillent sans se
plaindre le guano nauséabond des îles Chincha, eux qui, en dépit
des fièvres pernicieuses qui les ont si cruellement décimés, ont cou-
rageusement ouvert, en attendant le percement du canal interocéa-
nique, le chemin de fer de l'isthme de Panama; ce sont eux qui ont
construit en Californie pour les compagnies hydrauliques presque
toutes les grandes lignes de canaux, et qui exploitent les placers
trop pauvres dont les blancs ne veulent plus. Dans la disposition
des jardins, des appareils d'arrosage, mais surtout dans les opé-
rations de terrassement, ils n'ont pas leurs égaux; c'est pourquoi on
les a employés de préférence, outre l'économie qu'on y a trouvée,
aux travaux du chemin de fer Central-Pacific, et l'on a été plus que
satisfait de leur précieux concours.
Si la traversée des prairies, des Montagnes-Rocheuses et même
du grand désert américain compris dans le bassin intérieur s'est
accomplie sans embarras, la traversée de la Sierra-Nevada n'a pu
s'accomplir qu'au milieu de difficultés de tout genre, à la fin heureu-
sement surmontées. Qui n'a pas vu ce rempart formidable de gra-
nit, ces alpes californiennes couvertes de neige, aux cols inaccessi-
bles, aux ravins inextricables et profonds, ne peut se rendre compte
de la presque impossibilité qu'il y avait à dessiner un tracé régulier
à travers tous ces obstacles réunis. On a franchi cependant ce mur
épais, comme on avait fait de la chaîne des Rocheuses, pour ainsi
dire sans tunnel ; les galeries y sont courtes et peu nombreuses.
La cote la plus élevée de la voie dépasse 2,000 mètres au-dessus
du niveau de l'Océan. Les pentes atteignent presque 25 millimè-
tres par mètre, alors qu'un article strict du cahier des charges,
au début des chemins de fer en France, enjoignait de ne jamais
dépasser 5 millimètres. Il y a sur ce chemin des courbes qui n'ont
pas plus de 125 mètres de rayon. Eu égard au relief particulier
du terrain, certains tunnels, certains viaducs, ont dû, eux aussi,
affecter la forme circulaire. Sur aucune route ferrée, les Amé-
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 389
ricains n'ont allié autant d'habileté à autant de hardiesse. Pour
se garantir des avalanches, on a protégé la voie soit par des palis-
sades, soit, dans les endroits les plus dangereux, par des hangars
couverts, snoiv sheds, qui forment une longueur totale de plus de
50 kilomètres. A la descente, le train marche sans locomotive, par
l'effet seul de la gravité, et retenu, modéré par des freins ; à la
montée, il faut deux locomotives, et elles remorquent le train ha-
letantes, comme essoufflées. La traversée des montagnes pensylva-
niennes, de la chaîne des Alleganies, que l'on citait naguère comme
une merveille, est de beaucoup dépassée par la traversée de la
Sierra-Nevada, la plus étonnante, la plus audacieuse que l'on ait
jusqu'à présent exécutée.
Ces sites de la Sierra, qui ont tant exercé la sagacité des hommes
techniques , des constructeurs de raihvays, offrent au touriste le
plus merveilleux spectacle. Quand on arrive sur la ligne de faîte
en venant des déserts de l'ouest, on salue tout heureux les bou-
quets de noirs sapins, les ruisseaux aux eaux vives et babiilardes,
et les lacs à la surface miroitante : il y avait si longtemps qu'on
n'avait plus vu d'eau ni d'arbres ! Sur ces hauteurs , le froid est
très vif en toute saison; mais, à mesure qu'on descend, on passe
de la température de la glace à des chaleurs torrides. On aperçoit
au passage les placers aux jaunes graviers et les campagnes cali-
forniennes, où de nouvelles essences, les chênes, les pins, les
manzanillas aux petites pommes dont se nourrissent les Indiens,
ont remplacé les arbres des hautes cimes. Voici enfin le Sacra-
mento, qui arrose une plaine plantureuse, et sur le fleuve la ville
qui en porte le nom. Pour beaucoup, c'est le terme du railivay :
il est plus court et plus confortable de rejoindre San-Francisco par
le fleuve, par les baies aux eaux tranquilles, que de continuer la
route en chemin de fer. Il est d'ailleurs si doux, si l'on vient direc-
tement de New-Yoïk, de se reposer sur un steamer luxueux des se-
cousses d'un voyage de sept jours!
Il a fallu la guerre de sécession pour que le chemin de fer du
Pacifique fût construit. Dès le commencement de ce siècle, bien
avant de faire la conquête de la Californie, les Américains avaient
songé à ouvrir une route entre les deux océans. Sans s'inquiéter si
le pays à traverser leur appartenait ou non, ils avaient lancé en
avant leurs explorateurs, dont quelques-uns, dans cette marche pé-
rilleuse vers l'inconnu, s'étaient couverts de gloire. Dès que les
placers furent découverts et que la Californie, l'Orégon, les terri-
toires de Washington et d'Utah commencèrent à se peupler, le
gouvernement fédéral décida de rejoindre l'Atlantique au Paci-
fique par une voie ferrée. Bien des projets furent présentés. 11 y en
avait sept particulièrement à l'étude quand le sud se révolta contre
390 REVUE DES DEUX MONDES.
le nord. La difficulté était d'ouvrir la voie de manière à satisfaire
tous les intérêts, et chacun des partis la réclamait exclusivement
pour lui-même : les esclavagistes la voulaient dans les états du
sud, leurs opposans dans ceux du nord. Le président Lincoln, en
marquant définitivement à Omaha sur le Missouri le point de dé-
part de la grande route ferrée continentale, ne favorisait pas seu-
lement le nord, qui allait être victorieux; la tête de la nouvelle ligne
avait aussi l'avantage d'être sur l'un des plus grands fleuves de l'A-
mérique et au ceatre même de l'immense empire des États-Unis.
La réussite de cette gigantesque entreprise a suscité d'autres
projets du même genre au nord et au sud, sur des tracés plus courts
que le premier et traversant des terrains plus fertiles. Les inven-
teurs de l'un de ces projets sont venus frauduleusement écouler un
jour leurs actions sur le marché financier de Paris, qui ce jour-là
fut bien ignorant et bien crédule : nous avons nommé le trop fa-
meux Transcontinental-Memjjhis- Pacific, où l'on regrette de voir
mêlé, entre autres noms jusque-là honorables, celui du général
Fremont, qui avait été précisément l'un des glorieux explorateurs du
far-westy et qui en 1856 faillit l'emporter sur M. Buchanan dans
l'élection à la présidence des Éiats-Unis. Le Noj'thern-Paci fie, qui,
de Duluth à l'extrémité occidentale du Lac-Supérienr, marche vers
rOrégon, est aussi l'un de ces chemins de fer du Pacifique encore
en germe, sur lesquels on a eu tort de fonder au début les espé-
rances les plus folles. Un troisième chemin du même ordre se
détache de Saint-Louis sur le Mississipi, et ne saluera peut-être pas
de quelque ten:}ps, lui non plus, les rives de l'Eldorado.
II. — LE MATÉRIEL ROCLANT.
L'exposition universelle de 1867 à Paris a rendu familier à tous
le type des locomotives américaines : elles se distinguent des ma-
chines anglaises, que l'Europe a imitées, par différentes modifi-
cations, la plupart très heureuses. Le mécanicien et le chauffeur
sont à couvert des intempéries sous un pavillon vitré qui les pro-
tège et n'en vaquent que plus efficacement à leur besogne, la sur-
veillance de la voie et de la machine, l'entretien du foyer. Une
cloche est à portée du mécanicien, et il la fait sonner à toute volée
à la traversée des lieux habités, à l'entrée et à la sortie des gares.
Quand plusieurs trains partent et arrivent en même temps, c'est
un carillon des plus assourdissans. Au moins est-on prévenu et de
très loin dans un pays où cette précaution n'est pas inutile, car les
railways y traversent librement, sans barrière latérale, les villes,
les villages, les rues et les places les plus populeuses, les passages
à niveau des roules. Tout au plus une enseigne en évidence vous
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 391
prévient-elle de « prendre garde à la locomotive. » Dans certains
cas prévus, pour des manœuvres, des indications spéciales, la
cloche est abandonnée pour le sifflet, qui rend un bruit sourd, pro-
longé, analogue à un beuglement, et jamais ce son strident que
l'on entend sur la plupart des chemins de fer européens.
La machine est à huit roues, portée sur deux trains à quatre
roues, indépendans l'un de l'autre, ce qui permet de franchir aisé-
ment les courbes de peiit rayon (1). La cheminée, cylindrique
comme partout, est presque toujours entourée d'une enveloppe en
tôle, qui a la forme d'un énorme cône renversé, et qui seule suffit
à donner à la locomotive américaine un faciès caractéristique. Les
flammèches, les cendres chaudes, retenues aussi par un grillage
disposé à l'orifice supérieur de la cheminée, tombent dans le cône et
se dégagent par un conduit spécial. Cela prévient les cas d'incendie
dans les cliamps qu'on traverse et diminue la production de cette
poussière chaude et malsaine qui ne gêne et ne salit que trop
souvent les voyageurs. Aussi plus d'un emporte-t-il pour protéger
ses vètemens une de ces longues tuniques de coutil auxquelles on
donne le nom significatif de duslers, habits à poussière.
Une immense lanterne à miroir parabolique de métal blanc est
fixée au bas de la cheminée sur le devant, et pendant la nuit pro-
jette son faisceau de rayons lumineux sur la voie, qu'elle illumine
au loin. Sous la lanterne et rasant les rails est une espèce d'é-
norme éperon fait de barres de fer, de forme prismatique trian-
gulaire, la pointe en avant. Il sert à repousser le bétail , que les
barrières latérales ne suffisent presque jamais à écarter de la voie,
à moins que les propriétaires riverains ne les aient établies eux-
mênjes. On appelle cet éperon le coiv-catcher ou chasse-vache.
Plus d'une de ces lourdes bêtes qui dormait nonchalamment sur
les rails, voyant venir le train, se soulève lentement et d'une
course boiteuse, en lacet, particulière à ces sortes de ruminans,
essaie de fuir. Elle tourne un œil effaré vers le monstre, qui ar-
rive et qui bien vite la rejoint. Si elle ne s'échappe pas latérale-
ment , elle est impitoyablement broyée, mais les voyageurs ne
s'aperçoivent même pas de la secousse. Gela remet en mémoire
le njot de G. Stephenson, devant qui un interlocuteur peu rassuré
hasardait un jour quelques objections sur les inconvéniens qu'il y
aurait à voyager en chemin de fer, sur les causes multiples de dé-
raillement. « Quel danger, si l'on rencontrait une vache sur la
voie ! — Oui, quel danger pour elle ! » repartit le grand ingénieur.
Sur le chemin de fer du Pacifique, en hiver, le coiv-catcher est
(1) La machine Cramplon, employée de préférence en France et en Angleterre pour
les trains à grande vitesse, n'est qu'à six roues, dont une, la roue motrice, de plus
grand diamètre que les autres.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
remplacé par le snoiv-jylough ou charrue à neige. C'est, comme le
nom l'indique, une sorte de charrue à soc d'acier, qui , poussée
par la locomotive, ouvre devant elle la voie, embarrassée par les
neiges et les avalanches. Cet engin d'un nouveau genre a rendu de
bien grands services dans la traversée de la Sierra-Nevada et des
Montagnes -Rocheuses, et a souvent empêché les trains de rester
prisonniers au milieu d'une tempête de neige.
Plus encore que la locomotive, les wagons à voyageurs ou à mar-
chandises, sur les chemins de fer des États-Unis, se distinguent
des mêmes véhicules européens. Dans ce pays d'une étendue si
considérable, qui couvre un espace aussi grand que toute l'Europe
centrale et où l'on se déplace aussi facilement sous le plus futile
prétexte, où tant de gens entreprennent plusieurs fois par an le
voyage en chemin de fer de New- York à San-Francisco, qui duro
sept jours, et celui de la Nouvelle-Orléans, qui en dure quatre ou
cinq, on a de bonne heure pensé à donner aux voyageurs tout le con-
fort désirable. Alors qu'en France on a conservé pour les voitures à
voyageurs de première et de deuxième classe le type des anciennes
diligences, et imaginé pour les troisièmes une forme de caisse assez
incommode, on a renoncé tout de suite aux Etats-Unis au type des
anciens coches. Il n'y a du reste qu'une seule classe de voilures,
l'égalité démocratique le veut ainsi, mais on peut pour son argent se
procurer certain bien-être dont il sera parlé plus tard.
Le passenger-car ou voiture à voyageurs a la forme d'une caisse
allongée d'une longueur totale de 15 mètres, y compris deux pa-
liers extérieurs, qui ont chacun 75 centimètres. La hauteur inté-
rieure maximum de la caisse est de 3 mètres entre le plancher et
le plafond, qui est légèrement cintré; la largeur est aussi d'envi-
ron 3 mètres. Une voiture de ce genre contient 56 places, dont la
moitié sont généralement vides. Elle est portée sur quatre paires
de roues, deux à l'avant, deux à l'arrière, et les deux châssis,
comme pour la locomotive, sont distincts. Les sièges sont disposés
par paires de chaque côté du car; un couloir est ménagé au milieu.
Aux extrémités est un cabinet retiré dont l'emploi se devine, et dont
l'absence est un inconvénient grave sur nos chemins de fer; on y
trouve encore une fontaine toujours remplie d'eau glacée, avec un
verre pour boire, enfin un poêle chaulfé par du charbon de terre,
qu'on allume par les temps froids. Ce mode élémentaire de chauf-
fage occasionne quelquefois de terribles incendies, et a fait songer
à d'autres systèmes moins dangereux, par exemple au chauffage i\
l'air chaud ou à circulation d'eau chaude; on a aussi imaginé de
mettre le foyer du poêle au-dessous du plancher de la voiture.
La plate-forme extérieure qui règne à l'avant et à l'arrière est
protégée par une balustrade et un auvent. Là se tient le fumeur et
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 393
le touriste ami du paysage, qui peut à son aise sonder l'horizon,
examiner la voie. On y est quelquefois fort mal, parce qu'il faut se
tenir debout, et que les secousses du convoi en marche et la tré-
pidation continue des roues qui sont voisines fatiguent singulière-
ment. On y gêne aussi les manœuvres, le conducteur passe et re-
passe à chaque instant, et c'est là que se dresse la barre de levier
verticale, surmontée d'une manivelle circulaire, que serrent ou des-
serrent les garde-freins. Par cette plate-forme, on peut passer
d'une voiture à l'autre en une enjambée. Le saut n'est pas sans
danger quand le train va vite et « galope. » Une affiche se borne à
prévenir le voyageur. Gela fait, on n'empêche personne d'aller et
de venir à sa guise, voire de se casser le cou. Chacun doit être
son unique gardien, son protecteur : help y oui- self, défendez- vous
tout seul, c'est la maxime qui a cours partout.
Les sièges sont à claire-voie, ou plus généralement garnis de
peau ou de velours; ils peuvent basculer autour d'une charnière
latérale, de sorte qu'à volonté on va en avant ou en arrière. Si l'on
est trois ou quatre ensemble, on se met les uns vis-à-vis des autres
dans une sorte d'isolement relatif. Entre les deux paires de sièges
qui se regardent ainsi existe souvent, fixée à la paroi latérale de la
voiture, une petite tablette qu'on relève pour poser un livre, faire
une partie de cartes. A côté de chaque rangée de sièges est une fe-
nêtre munie d'une vitre, d'une persienne et d'un rideau. Le car
est ventilé par des ouvertures spéciales et par des moyens mécani-
ques particuliers indépendans de la main du voyageur. L'air qu'on
y respire est toujours pur, frais, abondant. La nuit, la lumière est
fournie par des bougies ou bien par des lampes à pétrole ou à gaz,
protégées par un globe et disposées au plafond du couloir longitu-
dinal; l'éclairage laisse souvent à désirer. Dans le couloir circule
incessamment de jour le conducteur qui contrôle les billets. Pour
n'être pas dérangé, on les passe au cordon de son chapeau. Le con-
ducteur les pointe et les replace pendant que le voyageur continue
son somme ou sa lecture. Un autre homme est dans le car prêt à
répondre au moindre appel. Il vend des journaux, des livres, du
tabac, des fruits, des douceurs. Une corde qui traverse la partie
supérieure du couloir de chaque car, portée sur des anneaux de fer,
règne sur toute la longueur du train, et met chacun en communica-
tion instantanée avec le mécanicien. Un voyageur sans défense at-
taqué subitement dans un wagon ou en proie à un danger quelcon-
que a ainsi la faculté d'appeler immédiatement du secours.
Le maintien des voyageurs dans les cars est généralement bon,
surtout dans les états de l'est. On y cause à voix basse, on y a pour
les femmes, quelles qu'elles soient, une très grande déférence. On
y mâche assez volontiers du tabac, mais on n'y fume pas, si ce
39Zi REVUE DES DEUX AIONDES.
n'est dans un petit recoin fermé, ménagé dans quelques cms, ou
sur la plate-forme extérieure. U y a aussi pour cela une voiture
mixte à deux compartimens, l'un pour les bagages, l'autre pour les
fumeurs. Certains cars sont réservés uniquement aux dames, aux
hfdics et à ceux qui les accompagnent; c'est pourquoi sir Fi-ederic
Bruce, qui fut longtemps ministre d'Angleterre en Amérique et qui
était célibataire, ne voyageait jamais sans sa domestique. Il avait
charge de lady , comme on dit là-bas, où la toilette ne distingue
pas les rangs, et on lui offrait les meilleures places. S'il eût voyagé
seul, on l'eût volontiers relégué dans le wagon des fumeurs, qui
est sur toutes les lignes des États-Unis le plus sale, et le plus mal
composé qu'on puisse voir.
Une journée passée en chemin de fer dans un des ca?\'} qu'on
vient de décrire s'écoule vite et sans effort, parce que le voyageur
y jouit de beaucoup de commodités, et n'y est pas emprisonné. Il
peut se mouvoir à sa guise, admirer comme il l'entend le pays,
aller, venir tout le long du train; mais la nuit la fatigue commence,
car il faut alors rester immobile, et elle est souvent intolérable. Les
sièges n'ayant pas d'appui au-dessus des épaules, il est presque
impossible de dormir, si ce n'est dans les positions les plus gênées,
les plus contrariées. On se réveille à chaque instant et tout cour-
batu. C'est pour cette raison que les sleeping-cars ou wagoiis-dor-
toirs ont été de bonne heure imaginés aux États-Unis, où l'on répu-
gnait auparavant à faire des voyages de nuit. Un des derniers
constructeurs de ces voitures, ou pour mieux dire des inventeurs,
M. Pullman, de Chicago, y a fait une très grande fortune. On le
cite aux États-Unis comme un de ces self-made dont on est fier, un
de ces hommes qui se sont faits tout seuls, et ont bien mérité de
l'humanité par leurs travaux et leurs découvertes.
Qu'on se figure le car que nous venons de décrire, mais beau-
coup plus élégant dans ses formes architecturales, dans sa décora-
tion extérieure et intérieure, si bien qu'on l'appelle alors un palace
ou un silver-car, une voiture-palais, une voiture d'argent. Le soir,
l'espace entre chaque double siège se transforme en une couchette
au moyen des dossiers mobiles qu'on enlève et qu'on rapproche ho-
rizontalement au niveau des deux places qui se font vis-à-vis. Sur
cette couchette, on étend un matelas, on jette dessus un drap, un
traversin, un oreiller, des couvertures, et voilà un lit improvisé.
La couchette au-dessus est formée par la paroi latérale supérieure
du car, laquelle est mobile autour de deux charnières, et soutenue
horizontalement par deux petits Ccàbles en fil de fer qui font fonc-
tion de haubans. On étend sur celte couchette, comme sur l'infé-
rieure, la literie nécessaire; un rideau, courant sur une tringle,
isole les lits, qui rappellent un peu par leur disposition les cabines
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 395
superposées des bateaux à vapeur, mais sont beaucoup plus larges
et à deux places au besoin. Le couloir du milieu reste libre, et il
est éclairé toute la nuit par des lanternes suspendues au plafond.
Le jour, toute la literie disparaît; elle est remisée dans l'espace
resté vide contre la paroi supérieure du car, celle où couchait le
voyageur d'en haut. C'est surtout dans ces ingénieuses installations
que consiste l'invention de M. Pullman.
Les compagnies de sleejjîng-cars sont indépendantes de la com-
pagnie du railway où elles font courir leurs voitures. Elles paient
pour le parcours de celles-ci une somme de tant par mille et ré-
clament des voyageurs de 1 1/2 à 2 dollars par nuit et par cou-
chette. Le jour, le lit démoli, on garde sa place et l'on occupe par
conséquent deux sièges. 11 y a quelques compartimens entièrement
séparés, à deux ou à quatre places, et quelquefois un salon fermé
où une famille tout entière peut s'isoler. On dort bien dans les lits,
et l'on n'y est pas trop secoué, sauf sur quelques voies très mal en-
tretenues; alors tout sommeil est impossible. La plupart se désha-
billent entièrement pour se coucher. Le matin, le nègre qui veille à
la bonne tenue du car bat les habits, cire les boites. Les voya-
geurs se rendent tous, en bras de chemise, à un lavabo commun où
l'on trouve du savon, un peigne, une glace, même une brosse à
ongles. Peigne et brosse sont quelquefois retenus par une chaînette,
pour qu'il ne vienne à personne l'idée de les emporter. Une ser-
viette, qui tourne autour d'un rouleau supérieur, à la façon d'une
chaîne sans fin, sert à essuyer égalitairement tous les visages. Sur
quelques voitures, on se pique de générosité, et l'on donne un linge
à chacun. Les dames ont généralement leur lavabo à part. Aucun
désordre, aucune plaisanterie de mauvais ton, ni aux levers, ni
aux couchers, et la discrétion, l'extrême réserve des mœurs améri-
caines, le respect extérieur dont on entoure partout les femmes,
permettent une sorte de contact intime des deux sexes entre per-
sonnes le plus souvent inconnues les unes aux autres, contact qui
ne serait peut-être pas sans inconvénient ni sans danger ailleurs.
Veut-on encore plus de luxe, plus de confort, voici sur le chemin
de l'Erié, sur celui de l'Hudson et quelques autres, des comparti-
mens spéciaux avec de grandes glaces aux fenêtres, qui perniettent
d'embrasser d'un coup d'oeil tout le pays traversé, et des fauteuils
entièrement isolés, pivotant sur un axe vertical de manière que
le voyageur puisse faire un tour d'horizon, ou regarder du côté
de la rose des vents qu'il lui plaît. Voici encore le restaurant rou-
lant, que nous avons vu fonctionner sur le chemin de fer de l'Hud-
son en allant à Chicago. Une cuisine est attachée à l'arrière i\\i pa-
lace-car, on vous sert à déjeuner, à dîner, à votre heure, sur une
carte dressée chaque jour. Vous pouvez demander du poisson, de
396 REVUE DES DEUX MONDES.
la viande, du gibier, un légume, et boire de la bière ou du vin de
France, si le thé ou le café, qui sont aux repas les boissons na-
tionales, ne vous satisfont point. Ce restaurant roulant suit main-
tenant le train qui va de New- York à San-Francisco, de sorte que le
voyageur, si tel est son agrément, peut faire tout ce trajet d'une
semaine sans même descendre de voiture.
Les cars à marchandises sont de diverses formes , mais presque
tous à caisse allongée. Il y a les wagons fermés, box -cars, s'ou-
vrant sur le côté, par une porte à glissière, et où l'on transporte
surtout les grains, les farines, les produits agricoles, les colis plus
ou moins délicats. Il y a encore les wagons à claires-voies latérales
pour le bétail vivant, les cattle-cars. Les précautions les plus minu-
tieuses sont prises pour diminuer autant que possible la fatigue des
animaux, les arrêter, les abreuver et les nourrir convenablement
en route, et cela non pas précisément en vertu de la protection
que l'homme doit aux bêtes, mais parce que ces animaux servent
à la nourriture, et que le voyage ainsi fait rend la chair du bétail
meilleure et plus savoureuse. Ce n'est pas du reste une petite af-
faire que ce voyage du bétail, car celui-ci arrive souvent du fond
même du Texas, de l'Arkansas, du Colorado. Les moutons, les
porcs, entassés dans les cars, sont distribués sur deux rangs éta-
ges, et les porcs, qui n'aiment guère à se déplacer de la sorte, font
volontiers une musique qui s'entend d'une lieue à la ronde. Les
conducteurs de bestiaux, bouviers, porchers, bergers, accompa-
gnent souvent leurs bêtes, et les compagnies se sont évertuées à
l'envi à ménager aussi tout le confort possible à ces rudes campa-
gnards de l'extrême ouest, dont quelques-uns ont des mines et des
allures qui rappellent celles des gauchos sauvages de la Plata, es-
pèces de centaures qui gardent leurs bêtes toujours à cheval. C'est
surtout vers Chicago, Saint-Louis, Cincinnati, que se dirigent ces
trains de bestiaux particuliers aux raihvays de l'ouest.
Les wagons ou réservoirs à pétrole, oil tank-cars, que l'on ren-
contre principalement sur les lignes de la Pensylvanie, de l'Ohio,
de l'état de New-York, ont une forme spéciale: c'est celle d'une
chaudière horizontale en tôle de fer, cylindrique, à calottes hémi-
sphériques ou lenticulaires, couchée sur un châssis à roues. La ca-
pacité de ces réservoirs est de quatre-vingt-ciuq barils de pétrole,
et avec eux toute chance d'incendie est presque annihilée, en même
temps que le remplissage et la vidange sont rendus très aisés. Les
wagons à charbon, coal-cars, sont des plates- formes avec ou sans
rebords, sur lesquelles on empile le combustible en gros morceaux,
ou des wagons à l'anglaise, comme ceux qui servent en Europe aux
terrassemens, et dont la forme est restée sur la plupart de nos che-
mins de fer comme le type spécial des wagons à marchandises.
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 397
Chargés de houille ou de coke, ces T^agons se vident en dessous
ou sur le côté, par une trappe ou en basculant. Les wagons à mi-
nerai sont du même système.
Tous les wagons à marchandises comme ceux à voyageurs sont
attelés les uns aux autres par des modes particuliers d'attache. Les
roues sont en fonte de 1er, mais un soin méticuleux est apporté à
la fabrication. Les différens systèmes de ressorts de suspension,
de freins, mériteraient d'être décrits (1). Tout le matériel roulant,
locomotives ou voitures diverses , appartient généralement aux
lignes sur lesquelles il circule; mais quelques-unes de ces lignes
louent leur matériel à des compagnies particulières, dont une, celle
dite United-States rolling stock Company^ imitée de celles qui fonc-
tionnent en Angleterre, fait d'assez bonnes affaires. Étant donné le
caractère américain, si souvent imprévoyant, qui va toujours au
plus pressé, c'est là une institution qui chez eux doit réussir. Après
avoir construit un chemin de fer, on s'aperçoit tout à coup qu'on n'a
plus assez d'argent pour le munir d'un matériel roulant nécessaire,
ou compléter celui-ci; on le loue. De grands exploitans, de simples
particuliers, louent aussi de ces voitures et les font circuler sur une
ligne en payant le droit de parcours. Tel marchand de grains de
Chicago envoie ainsi directement son blé à INew-York. De même le
grand montreur de bêtes, le fameux Barnum, ne fait jamais autre-
ment voyager son cirque qu'en louant à la compagnie du Rolling
stock tout le matériel dont il a besoin pour lui, ses gens et ses ani-
maux, et qu'il marque à son nom.
Les wagons à bagages, baggage-cars, n'offrent rien de particulier;
mais il faut décrire au moins la façon à la fois rapide, sûre et éco-
nomique dont les bagages sont enregistrés et délivrés à destination.
Il est rare qu'on les pèse. L'homme expert qui préside à ce service
juge à l'œil, pour gagner du temps, si vous dépassez le maximum de
50 kilogrammes généreusement attribué à chaque voyageur. Cela
fait, il attache à la courroie ou à la poignée de votre colis une ron-
delle de laiton. Celle-ci porte un numéro d'ordre, le nom de la ligne
que vous prenez, et quelquefois le lieu de départ et d'arrivée. On
vous délivre une rondelle correspondante, et autant de fois de ces
rondelles que vous avez de colis, et c'est tout. Pas de bulletin, pas
d'inscription, pas de timbre, pas de droit de statistique à payer. On
appelle cela cJièquer le bagage, et l'on donne aux rondelles le nom
de chèques] elles ont en effet la valeur d'un bon à vue comme le
(1) Pour tous les détails techniques que nous ne pouvons donner ici, on pourrait
consulter l'ouvrage de M. l'ingénieur en chef Malézieux, Travaux publics des ÈtatS'
Unis d'Amérique en 1870, Paris, Dunod 1873. Depuis la mission que M, Michel Che-
valier remplit aux États-Unis en 1833, c'est le livre le plus remarquable qui ait été
publié en France sur les canaux, les chemins de fer et les ponts américains.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
chèque tiré sur une banque. Avant le moment de l'arrivée, un
homme monte dans le train; il vous demande vos chèques, vous
les lui remettez, si vous voulez. Il vous rend en échange un petit
papier, détaché quelquefois d'un registre à souche. Sur ce papier
sont indiqués le nombre et le numéro de vos colis. Vous payez en
retour autant de fois 25 cents (1 fr. 25 centimes) que vous avez de
pièces, et souvent vous ne payez qu'après réception. Si vous désirez
avoir une place d'omnibus pour descendre dans un hôtel ou dans tel
quartier de la ville où vous êtes arrivé, le même agent vous la four-
nit. Le prix est d'habitude le même que pour un colis, si ce n'est
le double. Peu après votre arrivée à l'hôtel ou à domicile, vos
bagages vous sont remis. Pas une minute d'attente, pas d'ennuis
d'aucune sorte, pas de pourboires adonner aux facteurs. JN'allez pas
au moins par méfiance essayer de retirer votre bagage vous-même;
vous seriez le dernier servi. On vous ferait passer après la puissante
corporation des express, qui font ce service à la satisfaction univer-
selle du public, avec une fidélité ponctuelle, une loyauté à toute
épreuve. Il est bien rare qu'un bagage se perde par la faute de V ex-
press ou du chemin de fer. S'il a suivi une fausse direction, on met
le télégraphe en jeu, on le retrouve vite. En cas de perte, les chè-
ques ou le papier correspondant servent de preuve, et une juste
indemnité est payée. Quant aux bagages laissés en dépôt à la gare
d'arrivée et qui ne sont pas réclamés, la compagnie n'exige pour eux
aucun droit de garde; mais si, au bout d'un an et un jour, on ne les
a pas retirés, elle les fait vendre à l'encan tels quels, non ouverts;
les amateurs les apprécient au poids et enchérissent en conséquence.
Au départ pas plus qu'à l'arrivée des trains, aucun obstacle, aucune
difficulté, aucune barrière. La gare est accessible k tous indistincte-
ment, le public circule partout comme il lui plaît. On ne parque, on
ne met personne sous clef. On délivre des billets jusqu'à la dernière
minute, et les amis, les parens qui accompagnent le voyageur peu-
vent le suivre jusqu'à sa voiture, monter même un moment avec
lui, et n'en descendre qu'à l'instant précis où le train se mettra en
marche, ce qu'il fait très lentement. On trouve des billets de che-
mins de fer dans tous les hôtels, dans les bureaux de ville des com-
pagnies et dans certains bureaux particuliers de messageries. On
peut même y porter et y faire enregistrer ses bagages. On arrive
ainsi à la gare sans nulle préoccupation, sans embarras. En été, des
trains de plaisir s'organisent dans toutes les directions. A toutes Is
époques de l'année, le mouvement est incessant. Quand il s'agit
d'un long parcours, de New-York au Niagara ou à Pittsburg, voire
à Chicago, Omaha, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, les compagnies
luttent entre elles pour se disputer le voyageur et lui donnent avec
son billet une carte fantastique où leur ligne est indiquée toujours
LES CHEMINS DE FEil AUX ÉTATS-UNIS. 399
comme la plus courte et la meilleure, celle des concurrens comme
la plus longue, si elle n'est même entièrement passée sous silence.
C'est au voyageur à se défier de cette géographie imaginaire et de
ces prospectus trop alléchans dont on s'obstine à bourrer ses poches;
mais les pauvres immigrans y sont pris quelquefois. Il est vrai qu'on
fait maintenant des trains à leur usage, et que le conseil d'émigra-
tion qui veille paternellement sur eux à New-York leur donne à
leur arrivée en Amérique tous les avis, toutes les indications dont
auparavant ils manquaient.
III. — l'exploitation.
II est une idée qui a cours en France, c'est que les chemins
de fer américains vont plus vite que tous les autres. Cette opinion
est erronée, car ils vont même moins vite : les nôtres ou ceux de
l'Angleterre sont autrement rapides. Sans doute il y a un train-
éclair entre New-York et Chicago dont les journaux français par-
laient récemment, et qui parcourt en vingt-six heures la distance
de 1,600 kilomètres qui existe entre ces deux villes; cela donne
une vitesse moyenne de 60 kilomètres à l'heure, qui sera, dit-on,
portée à 70. Toutefois ce train n'existe que pour le transport des
journaux et des dépêches. Il est également inutile de citer le train
analogue entre New- York et Trenton, capitale du New-Jersey, et
qui parcourt en une heure une distance de 58 milles ou 93 kilomè-
tres : ce ne sont pas là des trains de voyageurs. S'il faut en croire
la légende, les trains de la malle de l'Inde ont égalé chez nous ces
vitesses vertigineuses. Le train rapide entre Paris et Marseille, qui
ne met que dix-sept heures pour franchir une distance de 865 kilo-
mètres, est peut-être un peu moins accéléré que le train spécial qui
relie New- York à Chicago, et qui ne met plus que trente heures
pour une distance à peu près double; mais les trains-poste do Li-
verpool à Londres ou de Londres à Douvres, qui marchent à la
vitesse de 60 kilomètres à l'heure, soit 1 kilomètre par minute, ar-
rêts compris, ont une vitesse que les trains à voyageurs sur les
chemins de fer des États-Unis n'ont pas encore atteinte. Quant aux
trains ordinaires, la vitesse en Amérique est toujours moindre
qu'en France, et cela est dû surtout à la conformation du matériel
roulant, très lourd, de grande dimension, et à l'état de la voie,
qui est rarement aussi bien entretenue que chez nous.
Il ne faudrait pas croire non plus , comme on le répète trop
souvent, que les voyageurs sont exposés à plus de dangers sur
les routes d'Amérique. Nous avons parcouru entre les années 1867
et 187/i plus de 32,000 kilomètres en chemin de fer, et nous n'a-
vons jamais été témoin d'aucun accident; nous n'avons jamais dé-
AOO BEVUE DES DEUX MONDES.
raillé, jamais rompu ni brûlé le moindre essieu; bien rarement le
train est arrivé en retard. Enfin il résulte de documens ofliciels que
pour l'année administrative commençant au l*"'' octobre 1872 et
finissant au 30 septembre 1873, sur le chemin de fer de l'Erié, qui
a toujours été cité, à tort ou à raison, comme celui qui était le plus
mal entretenu, par conséquent le plus dangereux, il n'y a eu qu'un
voyageur tué et 7 blessés sur 3,922,156 qui ont été transportés sur
cette voie pendant la période indiquée (1). Sur un autre chemin de
fer, Y Atlantic and Great Western^ dans l'année d'exploitation allant
du 1^'' juillet 1872 au 30 juin 1873, on a transporté 957,940 voya-
geurs, et l'on n'a eu à constater que deux cas de mort par accident,
dont un survenu par suite de l'imprudence du voyageur (2); aucun
voyageur n'a été blessé. Il serait facile de continuer ces citations.
Étant donnée d'ailleurs la longueur totale des chemins de fer amé-
ricains, qui égale presque celle de tous les autres pays du globe, il
ne faudrait pas s'étonner s'ils présentaient autant d'accidens à eux
seuls que tous les autres chemins de fer réunis, et même un peu
plus, puisqu'on voyage plus en Amérique; encore reste-t-on au-
dessous des chiffres indiqués par ce calcul. Constatons que les com-
pagnies prennent toutes les précautions nécessaires pour sauve-
garder la vie des voyageurs, et que les travaux de la voie, conduits
au début en si grande hâte, sont peu à peu repris en sous-œuvre et
portés au degré de solidité et de perfection voulues. C'est ainsi que
le chemin de fer du Pacifique lui-mêm.e n'a pas tardé à devenir un
railway de premier ordre comme l'exigeait l'acte de concession.
Ce qui autorise surtout les légendes qui ont cours en Europe sur
les accidens de chemins de fer en Amérique et sur le peu de cas
que les compagnies exploitantes y font de la vie humaine, ce sont
certaines catastrophes auxquelles la presse a donné une publicité
exagérée et qui n'arrivent qu'à des intervalles très éloignés. Ainsi,
sur une ligne des états de l'est, un jour d'inauguration, un pont
de bois très élevé s'est écroulé dans le torrent qu'il traversait avec
toute la série des invités, le président et les administrateurs de la
compagnie, des sénateurs, des représentans, des r^'j^or/er^ de jour-
naux; bien peu en sont revenus. De pareils accidens sont heureu-
sement fort rares.
La liberté d'action des compagnies est loin d'être illimitée, et un
contrôle existe pour défendre les intérêts du public. Dans la plu-
part des états atlantiques et de l'ouest, il y a un commissaire
des chemins de fer nommé par la législature et le gouverneur, et
(1) Annual report of the State engineer and surveyor of the State of New-York,
Albany 1874.
(2) Seventh annual report of the commissioner of the railroads and telegraphs of
Ohio, Columbus 1874.
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. A 01
qui leur adresse chaque année un rapport détaillé, tout plein de
statistiques et d'informations curieuses. Ce rapport indique minu-
tieusement pour chaque compagnie la longueur parcourue, l'état
de la voie et du matériel roulant, les dépenses et les recettes an-
nuelles, le capital en actions et obligations, l'intérêt distribué aux
actionnaires, la nature et la valeur des propriétés immobilières ap-
partenant aux compagnies. Dans ce rapport sont également men-
tionnés le nombre de voyageurs et de tonnes transportés et le dé-
tail de celles-ci, le nombre et la nature des accidens survenus tant
aux voyageurs qu'aux employés de la ligne ou aux personnes tra-
versant la voie. Les plaintes du public ne sont pas oubliées, et les
moyens sont suggérés par lesquels on pourrait y faire droit.
Ces commissaires de surveillance et de contrôle sont des ingé-
nieurs, des agens-voyers, qui ont la connaissance préalable du ser-
vice qu'on exige d'eux. Ils sont capables d'apprécier l'état d'entre-
tien de la voie, du matériel, des gares, des ouvrages d'art, ponts,
viaducs ou autres; mais ils ne se montrent pas tracassiers et ne
dressent pas procès-verbal à tout propos. Leurs rapports paraissent
à époque fixe, soigneusement imprimés, et quelquefois sont ac-
compagnés de cartes intéressantes. On les tire à plusieurs milliers
d'exemplaires, on les distribue aux sénateurs, aux représentans de
l'état, et on les délivre immédiatement, à titre purement gracieux,
à toute personne qui en fait la demande. Le contrôle des chemins
de fer, tel qu'il s'exerce dans quelques contrées européennes, est
plus vexatoire pour les compagnies, plus méticuleux, et ne produit
pas assurément les résultats du contrôle américain, qui n'existe du
reste que depuis quelques années, et qui n'a été institué que pour
répondre aux demandes réitérées du public. Dans l'état de Massa-
chusetts, on compte jusqu'à trois commissaires de chemins de fer,
dont un, M. Francis Adam, est un publiciste bien connu.
En consultant les rapports dont il vient d'être parlé, il est facile
de s'assurer que le prix moyen de transport sur les chemins de fer
américains, au moins ceux des états atlantiques, qui sont en con-
currence entre eux et avec les canaux, n'est guère plus élevé qu'en
France ou en Angleterre, c'est-à-dire de 6 à 9 centimes par kilo-
mètre pour chaque voyageur, et de 5 à 8 centimes pour chaque
tonne transportée. Ces prix, quand il s'agit de distances comme
celles de Paris à Marseille ou du Havre à Lyon, sont déjà trouvés
chez nous excessifs, et doivent descendre plus bas pour des ma-
tières lourdes et de peu de valeur, comme les houilles, les cokes,
les engrais , les pierres et tous les matériaux de construction , qui
souvent même ne peuvent prendre économiquement que la voie
des canaux, beaucoup moins chère, mais aussi beaucoup moins ex-
TOMB xin. — 1876. 26
A02 REVCE DES DEUX MONDES.
péditive. A plus forte raison , le coût du fret sur les chemins de fer
américains suscite-t-il les plaintes des expéditionnaires, surtout
de ceux de l'ouest, quand ils ont à envoyer leurs marchandises
des bords du Mississipi ou du Missouri à New-York sur 2,400 kilo-
mètres. Certaines denrées, telles que les grains, principale mar-
chandise d'exportation de ces régions agricoles, ne peuvent plus
prendre économiquement le rail, pour peu que la récolte soit abon-
dante et que la baisse arrive. Il survient alors un fait curieux : on
a plus d'intérêt à brûler le maïs comme combustible (après en avoir
nourri les porcs) qu'à l'exporter à New- York. Depuis quelques an-
nées, les fermiers de l'ouest se sont plaints de cet état de choses;
ils ont, en des meetings^ des conventions , dans l'Ohio, l'illinois,
rindiana, l'Iowa, le Minnesota, le Wisconsin, le Missouri, violem-
ment attaqué les compagnies, leur ont reproché les taux élevés de
leurs tarifs. Ils ont montré que les dépenses d'exploitation étaient
exagérées, le capital d'actions excessif et la plupart du temps imagi-
naire; il fallait cependant lui fournir une part d'intérêt. Plusieurs
des plaignans ont menacé de ne plus exporter leurs grains par les
voies ferrées, si les tarifs n'étaient pas immédiatement réduits, et
de mettre leurs récoltes en silos; quelques-uns l'ont fait.
C'est ainsi que s'est formée l'association des grangers, dont tous
les échos, même en Europe, ont répété les récriminations violentes,
et dont on a surfait un moment l'importance comme corps politique.
Tout au plus peuvent-ils, dans les élections, disposer d'un million de
voix, alors qu'il en faut 7 ou 8 millions pour assurer l'élection prési-
dentielle. Néanmoins les états intéressés se sont émus, des enquêtes
ont été ouvertes, instituées par le congrès fédéral. On y a battu en
brèche les grandes compagnies au nom des intérêts populaires, et
l'on y a proposé un moment de construire un chemin de fer direct
de New- York à Chicago, dont la longueur totale serait réduite à
1,300 kilomètres, et à 2,000 en allant jusqu'au Missouri. Ce che-
min de fer n'aurait eu pour objet que de transporter les marchan-
dises au prix de 2 centimes 1/2 par tonne et par kilomètre , ce qui
aurait réduit des deux tiers, c'est-à-dire mis à 3 francs au lieu de 9
le transport de 100 kilogrammes de blé de Chicago à New-York.
Il aurait marché à la vitesse moyenne de 20 kilomètres par heure.
En comptant le temps perdu par les arrêts, il aurait fait liOO kilo-
mètres par jour. Il n'aurait fallu ainsi que trois jours pour aller de
Chicago à New-York et cinq en venant du Missouri. La dépense
d'un pareil chemin avec son matériel pouvait être estimée à
400 millions de francs, dont le quart pour le matériel; mais ce bril-
lant projet n'existe encore que sur le papier. L'agitation des gran-
gers, un moment très tumultueuse en 1873, aura eu au moins un
avantage, celui d'appeler l'attention publique sur les tarifs des voies
LES CHEMDfS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. ZjOS
ferrées et la nécessité de les réduire. Cette agitation dure encore;
la question du transport économi |ue entre les états de l'ouest et les
rivages de l'Atlantique est toujours pendante et finira, étant donnée
l'énergie particulière à la race américaine, par être utilement réso-
lue. Il y a là un problème de topographie qui se videra peu à peu.
C'est aussi vers le golfe Saint-Laurent, par les canaux, les lacs et
les rivières, et vers le golfe du Mexique par la grande artère du
Mississipi, que ces vastes champs de l'ouest, comme perdus au
centre du grand continent, doivent chercher leurs débouchés; mais
ici se présente la rivalité de Montréal ou de la Nouvelle-Orléans
contre New-York, et les intérêts en jeu viennent quelquefois obs-
curcir les vues de l'économiste ou du législateur : New-York n'en-
tend céder à aucune autre ville la primauté sur l'Atlantique. On ne
peut nier toutefois que les voies navigables intérieures ne soient de
plus en plus améliorées, les canaux complétés ou élargis. Les ingé-
nieurs sont même occupés à cette heure à régulariser les bouches
capricieuses du Mississipi; mais tout cela demande beaucoup de
temps et beaucoup d'argent, et quelques fermiers ne veulent pas
attendre. La question se pose cependant comme si des plaines du
Danube on voulait expédier par terre des céréales à Paris.
Si les Américains se plaignent aujourd'hui du fonctionnement
de leurs chemins de fer et des tarifs élevés appliqués à l'exploita-
tion, ils doivent n'accuser qu'eux-mêmes. Pendant trois ans, de
J870 à 1872, une véritable fièvre de railways s'est emparée de
l'Union. En consultant le dernier manuel de M. Poor (1), on voit
que, pour ces trois années seulement, la longueur moyenne de
chemins de fer construits a atteint annuellement 6,500 milles et
dépassait pour l'ensemble 19,500, c'est-à-dire une longueur plus
grande que celle de tous les chemins de fer anglais : en trois ans
on a donc fait autant de raihvays que la Grande-Bretagne en qua-
rante ans. Quand on arrive à ce degré d'activité furieuse, ce n'est
plus une marche normale, c'est une course folle, et la réaction n'est
pas loin de se faire : elle commença vers le milieu de 1873, et en
septembre atteignit son apogée par la débâcle de la grande maison
Jay Cooke. Ces rois de la finance new-yorkaise construisaient, sou-
tenaient au moins de leurs deniers et de ceux de leurs déposans le
chemin du JSortlœrn- Pacific, qui dut immédiatement arrêter sa
course triomphante du Lac-Supérieur vers l'Orégon. La panique
fut telle, tant de gens avaient pris des intérêts dans cette affaire et
se trouvaient tout à coup ruinés, que pendant dix jours la bourse
des valeurs fut fermée, et que de mémoire d'homme on ne vit à
New- York pareille crise financière. Ni le vendredi noir de 1869, ni
(1; Manual of the railroad of the United-States, by Henry V. Poor, New- York 18Ï5.
AOà REVUE DES DEUX MONDES.
l'incendie de Chicago en 1871, ni celui de Boston qui éclata l'année
suivante, ne causèrent une émotion analogue. L'Amérique ne s'est
pas encore relevée de ce coup, qui a eu son retentissement sur
toutes les places, à Chicago, à Saint-Louis, à la Nouvelle-Orléans,
à Pittsburg, à Philadelphie, à Boston, et jusqu'à San-Francisco, tant
les intérêts sont solidaires dans les grandes affaires de banque et
d'industrie. Les chemins de fer ont pâti les premiers de cette crise,
puis la métallurgie de la fonte, du fer et de l'acier, qui a dû ré-
cemment diminuer sa production, jusque-là toujours croissante. En
1873, on n'a plus construit que h,000 milles de railways et 2,000
seulement en 187/i; ce n'est plus qu'une moyenne annuelle de
3,000 milles au lieu de 6,500 que donnaient les précédentes années.
En 1875, le mouvement s'est, dit-on, encore ralenti. Heureusement
que le tonnage des marchandises transportées sur l'ensemble des
voies n'a pas diminué. Telle qu'elle est actuellement, la situation
reste favorable. A la fin de 1874, les États-Unis possédaient à
eux seuls une longueur de voies ferrées de 73,000 milles, environ
117,000 kilomètres, ou préside la moitié de la longueur totale des
railways existant sur le globe. L'Angleterre et l'Allemagne possé-
daient chacune 26,000 kilomètres, la France 20,000 et tous les
autres pays du globe ensemble n'en avaient que 85,000; cela donne
une longueur totale de 275,00 kilomètres ou 69,000 lieues, de quoi
faire environ sept fois le tour de la circonférence terrestre.
Le coût moyen de l'établissement des chemins de fer en Améri-
que par kilomètre construit estmoins élevé qu'en Europe. Il existe
à cela deux raisons : d'abord le prix des terrains traversés est nul
ou peu élevé; ensuite une très grande simplicité, on l'a vu, est
adoptée dans la construction de la voie. Le prix d'établissement
n'est guère que de 180,000 francs par kilomètre en moyenne. Il en
résulte que les 117,000 kilomètres de chemins de fer des États-Unis
ont coûté 20 milliards de francs. C'est aussi ce qu'a coûté à l'Union
la guerre de sécession, et l'on peut mettre en présence les deux
sommes, l'une si productive et si féconde en résultats, l'autre avec
toutes les conséquences négatives et toutes les destructions que la
guerre entraîne après elle. On calcule qu'un millier de compagnies
existent sur toute la surface de l'Union. Ce capital de 20 milliards
est à diviser entre elles ; mais sur le nombre il y en a le dixième
environ qui ne donnent aucun dividende et ne peuvent faire face à
leurs engagemens; c'est donc de ce chef 2 milliards entièrement
perdus. Les autres compagnies donnent des dividendes qui varient
de 3 à 10 pour 100; la moyenne est de /i à 5, et ce taux d'intérêt
diffère peu de celui que donnent la plupart des compagnies an-
glaises ou françaises; mais il faut noter qu'en Amérique le prêt de
l'argent est à un taux plus fort qu'en Europe. Le nombre si grand des
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. A 05
compagnies réduit à une longueur relativement peu étendue la dis-
tance exploitée par chacune. 11 est peu de compagnies, dix à peine,
dont le réseau atteigne 1,000 kilomètres. La Peimsyhanîa Central
dépasse 2,000. Quelques autres compagnies, VErié, la Neiv-York
Central and Hudson River, la Baltimore and Ohio, atteignent aussi
et dépassent même ce chiffre, en y comprenant les lignes louées,
c'est-à-dire celles dont on prend l'exploitation à ferme. Les compa-
gnies de l'Union et du Central -Pacific ont un réseau un peu moins
étendu. On est loin toutefois, dans la plupart des cas, des grandes
compagnies françaises, comme celle de Paris-Lyon-Méditerranée,
dont le réseau total atteint presque Zi,7,00 kilomètres; mais il est
reconnu aujourd'hui que ces trop grandes concentrations ne sont
pas favorables à l'unité de direction que réclame le service d'un
railivay, et qu'une tête humaine, quelque intelligente et encyclo-
pédique qu'elle soit, ne peut centraliser tous les détails d'un ser-
vice aussi étendu et aussi compliqué. C'est pourquoi, sur la grande
ligne française qu'on vient de citer, la direction générale est main-
tenant scindée en deux, l'une comprenant l'exploitation commer-
ciale, l'autre l'exploitation technique.
Les compagnies Central- Pacific, New-York and Hudson, Penn-
sylvania, Baltimore-Ohio, sont citées à l'envi en Amérique parmi
les mieux exploitées et les mieux conduites. Elles ont toutes à leur
tête des administrateurs infatigables, qui ont été pris parmi les plus
honnêtes et les plus habiles des États-Unis. Nous passons sous si-
lence V Union-Pacific, à laquelle a été greffée dès le début une
affaire malencontreuse, celle dite du Crédit mobilier, où tant de
gens en place ont été compromis, et qui a, dit-on, hâté la fin du
premier initiateur de cette grande voie, M. Ames. Quant au che-
min de fer de l'Erié, qui aurait dû être le plus important de l'Union,
la grande voie appienne de l'Amérique , comme on l'avait baptisé
au début, il a toujours été depuis nombre d'années en souffrance
et fort mal administré. C'est cependant l'une des voies que les
marchandises de l'ouest et des grands lacs prennent encore de pré-
férence pour se rendre à INew-York. C'est à peine si celles de
Pennsylvania , Baltimore-Ohio, New-York Central, parviennent
à lui disputer le premier rang. On peut dire que ces quatre grands
chemins sont réellement à la tête de toutes les voies ferrées de l'U-
nion. Ce sont les grands pourvoyeurs en produits manufacturés de
tous les marchés de l'intérieur, et ils déversent en retour sur les rives
de l'Atlantique toutes les richesses naturelles que l'ouest des États-
Unis fournit en si grande abondance, tous les produits du sol et du
sous-sol.
Aucun chemin n'était mieux placé que celui de l'Erié pour con-
centrer sur ses rails le plus grand trafic entre toutes les lignes ri-
hOQ REVUE DES DEUX MONDES.
vales : il arrive à Buffalo, cette métropole des lacs, plus directement
que le New -York Central, sur une distance qui est de 19 milles
moins longue {^2'2 au lieu de hhl), et alors que les chemins de fer
Penmyhania et Daltimore-Ohio ont pour points de départ Phila-
delphie ou Baltimore, l'Erié a véritablement pour tête de ligne INew-
York, qui l'emporte si étonnamment sur les deux premières de ces
villes. Pourquoi l'Erié n'a-t-il pas écrasé ses rivaux ? pourquoi ne
marche-t-il pas aujourd'hui à la tête de toutes les voies ferrées
américaines? pourquoi la législature de l'état de New -York lui
a-t-elle disputé comme fictif, il y a dix-huit mois, le maigre divi-
dende de 1 et 3/4 pour 100 que l'Erié allait distribuer à ses action-
naires? La réponse est dans les faits qui suivent, que chacun connaît
et cite à tout propos dans le monde des affaires de New- York.
Les actions de l'Erié, qui, il y a onze ans et demi, en avril '186Zi,
se cotaient à 126 dollars (le pair étant de 100) et recevaient un di-
vidende de 8 pour 100, sont tombées, durant le mois de juin 1874,
à 27, ont oscillé un moment, trois mois après, autour de 32, et se
sont arrêtées depuis à 17, cours minimum qu'elles affichent en-
core (novembre 1875) ; c'est la cote la plus basse que l'Erié ait ja-
mais enregistrée, même aux jours les plus malheureux. Pendant
cinq ans (1807-1872), une bande d'agioteurs effrénés s'empara de
la direction de ce chemin, et y apporta la corruption qui règne
depuis longues années dans la plupart des administrations publi-
ques aux États-Unis. Le président et les directeurs de l'Erié agis-
saient à la façon de ces hommes sans foi, de ces jJoliticiens éhon-
tés qui ne s'attachent à un parti, qui ne cherchent à faire réussir
une élection que pour mettre ensuite les places et le trésor au
pillage. On est allé jusqu'à faire alliance avec ces tristes gens, et
l'on a composé un moment, en s'unissant à eux, l'association la plus
redoutable, la plus dangereuse que l'état et la ville de New- York
aient jamais vue. Cette coterie, ce ring est resté célèbre. Pen-
dant que les uns, avec le trop fameux Tweed , aujourd'hui en pri-
son et qui traînait à sa suite tout le clan des Irlandais et la lie du
parti démocrate, pillaient la caisse municipale et volaient plus de
100 millions de francs, les autres volaient de beaucoup plus la caisse
de l'Erié. En 1868, en quatre mois, de juillet à octobre, le capital
d'actions de ce chemin était porté de 34 millions de dollars à 58.
Aux Étals-Unis, on appelle d'un mot plaisant cette manœuvre frau-
duleuse qui consiste à battre monnaie avec un apport fictif; o-n dit
qu'on « arrose » les actions. Sur cette pente fatale, on ne s'est plus
arrêté. En 1871, on dépassait 86 millions de dollars sans que l'ac-
tif de l'Erié ait été le moins du monde réellement augmenté. En
1869, le conseil des directeurs de ce chemin, se sentant coupable,
refusait de faire enregistrer les actions de la compagnie, sur quoi
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 407
le syndicat des agens de change de la bourse de New- York rayait
l'Edé de sa liste; pendant six mois, il n'y eut aucune cote de cette
valeur.
Tout le temps que dura cette monstrueuse association, le vol, le
pillage, le banditisme financier, s'installèrent en permanence dans
la direction de l'Erié; les mots ne sont pas trop forts, et la flétris-
sure ne saurait être trop grande. Non-seulement on se toUrna contre
les lignes rivales qu'on essaya plusieurs fois, par des mesures dé-
loyales, de tenir en échec; mais la lutte eut lieu par momens entre
certains des administrateurs eux-mêmes, qui jouaient entre eux au
plus rusé sans tenir compte des intérêts sacrés qui leur étaient con-
fiés. 11 y a un terme parmi les gens de Wall-street pour caracté-
riser ce jeu de bourse d'un nouveau genre : cela s'appelle corner^
acculer son adversaire. Les acolytes deFisk, Drew etGould, lui
ont joué ensemble, puis, séparés , se sont joué entre eux de ces
tours. Aujourd'hui on réclame à Gould les millions de dollars qu'il
s'est appropriés de la sorte, et il offre d'en restituer une partie. Que
devenaient au milieu de tout cela le bon entretien, la marche régu-
lière de la voie? Peu s'en fallut un jour, sur un railway loué et
disputé, qu'un duel à la locomotive n'eût lieu , et que de part et
d'autre les escouades d'ouvriers qui accompagnaient les trains res-
pectifs, qu''on avait fait monter exprès dans les convois, n'en vins-
sent aux mains et ne livrassent une bataille en règle sur les rails.
Pour voir la fin de ces désordres, jusqu'ici sans exemple même
en Amériqfue, où l'on ose tout, il a fallu que la balle d'un assassin,
en janvier 1872, frappât le président de l'Erié, James Fisk, et que
Jay Gould, associé à toutes les fraudes de cet ignoble agioteur, fût
lui-même déposé de la présidence au mois de mars suivant. Alors
seulement un peu de calme se fit, et un peu de pudeur entra dans la
dirdbtion de cette affaire. Immédiatement les actions de l'Erié dou-
blèrent de prix et montèrent un moment de 30 à 75 dollars.
Ce James Fisk était bien la tête d'aventurier la plus audacieuse
qui ait jamais paru à New-York. Il avait commencé par être colpor-
teur, puis, dans la fourniture des armées, avait fait quelque fortune
pendant la guerre de sécession. Ce fut le point de départ de ses
succès. Il s'éiablit à New-York comme banquier, accapara les ac-
tions de l'Erié, se fit nommer président de ce chemin. Il bâtit un
théâtre somptueux, le Grand Opéra, y porta ses bureaux et ceux
de sa compagnie , et du même coup se fit imprésario. Entre deux
signatures, il allait diriger la représentation d'une o^iérette, et la
Grande-Duchesse se coudoyait dans les couloirs avec les ingénieurs
du raihvay. Fisk ne borna point là son ambition. Ayant aussi le
goût de l'épaulette et du képi, il acheta un régiment de la milice
hOS REVDE DES DEUX MONDES.
et s'en nomma colonel. Gomme il avait les mains pleines d'or et
toujours ouvertes, il se rendit populaire et fut bientôt l'homme le
plus acclamé, le plus choyé de New-York. Nous l'avons vu en 1870
dans tout son rayonnement. Ce nabab avait un harem, et les plus
jolies femmes montaient effrontément dans sa voiture ou s'affi-
chaient publiquement dans sa loge. Ses soupers, ses orgies devin-
rent célèbres. Dans ce pays, où les formes austères apparentes, si
chères aux Anglo-Saxons, sont encore un peu de mode, on trou-
vait cela naturel. L'homme était de stature massive, corpulent,
mais de figure avenante, joyeuse. Il ne laissa que des regrets;
on lui fit des funérailles magnifiques, et le peuple le pleure tou-
jours. J'ai vu en 187Zi, dans une fête touchante de souvenir pour
les morts, ses fidèles aller couronner de fleurs son tombeau.
Depuis l'époque malheureuse dont nous n'avons fait qu'esquis-
ser les phases, divers présidens, toutes personnes d'une honnêteté
reconnue, se sont succédé à la tête de l'Erié. Une partie des vols si
impudemment accomplis par les précédentes administrations ont
dû être ou seront restitués ; mais l'Erié ne semble pas encore avoir
trouvé son véritable directeur, l'âme qui animera cet empire. Un
chemin qui doit fournir l'intérêt de 125 millions de dollars d'actions
souscrites et de dette consolidée a la dette d'un petit état. Les en-
trées brutes, qui s'élèvent à plus de 20 millions de dollars, équi-
valent à celles d'un petit gouvernement. En réduisant les dépenses,
en introduisant dans la comptabilité l'exactitude et l'économie, qui
n'y ont que très rarement existé, il serait peut-être facile de re-
lever l'Erié et de le ramener aux beaux jours qu'il a jadis connus.
Toutefois il faut une très forte tête pour mener cette vaste ma-
chine; il faut un homme d'affaires à la fois prudent et hardi, rompu
à tous les secrets de l'exploitation d'une voie ferrée, une sorte de
chef d'état plus autocrate que constitutionnel, mais juste et loyal
envers tous. Le New- York Central a trouvé cet homme dans l'in-
fatigable M. Vanderbilt, qui, presque octogénaire, est toujours vi-
goureusement sur la brèche; le Pennsylvania l'avait trouvé dans
M. Thomson, prématurément ravi aux affaires le 2Zi mai 187Zi; mais
l'Erié ne l'a pas rencontré assurément dans M. Jewett ni dans son
prédécesseur, M. Watson. Encore une fois l'Erié est mis aujourd'hui
sous séquestre et doté officiellement d'un receiver qui veille, au
nom de la loi et dans l'intérêt des infortunés actionnaires, à la
comptabilité de ce railway. Passer équitablement à leur chapitre
respectif les recettes et les dépenses, l'actif et le passif, c'est là
une opération élémentaire, mais de laquelle depuis longtemps on
avait perdu la coutume dans les livres de l'Erié.
Ainsi vont les choses aux États-Unis, où tout certes n'est pas à
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. A09
louer, surtout dans la manière dont certains chemins de fer sont
mis en actions et administrés. On pourrait citer pour d'autres les
mêmes faits que pour l'Erié. V Atlantic and Great Western, orga-
nisé par un audacieux financier anglo-américain, a dévoré près de
90 millions de dollars pour une longueur totale construite qui ne
dépasse pas 423 milles, ce qui met le coût moyen de la voie à
210,000 dollars par mille. Nul chemin de fer aux États-Unis n'a peut-
être jamais atteint un tel chiffre, car si l'Erié a coûté 225,000 dol-
lars par mille, au moins a-t-il son matériel roulant , tandis que
V Atlantic emprunte le sien à un taux onéreux de loyer à la com-
pagnie du Rolling Stock. L'organisateur de ce railway, le tour
joué, a tranquillement regagné le pays brumeux d'Albion, pen-
dant que les actionnaires se morfondent, espérant toujours recevoir
un dividende qui ne vient jamais.
C'est là le vice inhérent au système, seulement il ne faudrait pas
se hâter de conclure de cas particuliers à un cas général. La liberté
coudoie ici la licence; mais la liberté est féconde. Avec un mode
centralisé, autoritaire, comme celui qui existe ailleurs, avec le sys-
tème d'exploitation des chemins de fer par l'état, comme on le pra-
tique en Belgique, en Allemagne, sur quelques lignes d'Italie, ou
par le moyen de grandes compagnies privilégiées comme en France,
l'Amérique n'aurait pas certainement été dotée aussi promptement
d'une longueur aussi considérable de railways. C'est miracle qu'en
si peu d'années les Américains en aient construit autant. Ils doivent
surtout cet essor à la liberté entière qui leur a été laissée, à, la con-
currence illimitée que les hgnes ont pu se faire entre elles. Sans
doute il y a des inconvéniens à cela et des faits graves à déplorer,
nous venons d'en indiquer quelques-uns; mais l'ensemble est sa-
tisfaisant, et ce pays, d'une superficie si grande, est partout vivifié
aujourd'hui par la voie de fer. Il n'y a pas de territoire ou d'état
qui ne soit visité par le rail. Dans le Colorado, le Nouveau-Mexique,
dans l'Idaho et l'Orégon, on trouve des chemins de fer. Le terri-
toire indien lui-même est traversé ou va l'être. Le ruban de fer
fertilise tout ce qu'il touche, et c'est à lui principalement que l'A-
mérique du Nord est redevable de sa merveilleuse colonisation, qui
a été si prompte et si décisive. Devant lui, les ravins se comblent,
les montagnes s'abaissent, le désert se peuple, la terre se couvre
de récoltes, les mines, les forêts livrent leurs trésors, tout se trans-
forme et progresse, et le lointain far-west, qui depuis le temps
de Cooper sollicitait l'imagination des Yankees, n'a plus de mys-
tères ni de secrets.
L. Simonin.
UN
CONTEUR ESPAGNOL
ANTONIO DE TRUEBA.
I.
C'est une justice à rendre aux auteurs espagnols en général,
qu'ils s'attachent très sincèrement à écrire des œuvres honnêtes et
qu'à défaut d'autre mérite ils auraient encore celui de dédaigner
les succès de mauvais aloi : ils ne s'attardent pas de préférence à
l'étude du vice et des laideurs socialqs, et se gardent d'aflicher une
sorte d'indifférence esthétique entre le mal et le bien. Ces scrupules
évidemment ne sauraient tenir lieu des qualités diverses qui font
l'écrivain, et cependant qui pourrait dire tout ce que le talent lui-
même y gagne d'autorité, de charme aussi et d'agrément? Antonio
de Trueba, conteur et poète, jouit par-delà les Pyrénées d'une vé-
ritable réputation : le peuple chante ses vers, et ses contes sont lus
partout. Ce n'est pas qu'il se distingue par la grandeur des concep-
tions ou l'étendue des connaissances : tel autre aura peut-être l'i-
magination plus féconde, l'esprit plus fm, le tour plus vif et plus
original; en revanche, autant que personne, il a le cœur sensible et
bon, et le meilleur de son œuvre est venu de là. Lointains souve-
nirs d'enfance, chansons d'attente ou de regrets, toutes ces pages,
écrites sans prétention, respirent comme un parfum d'honnêteté
qui séduit; on se sent pris, sans y penser, à ce ton si simple et si
naturel, à cette bonhomie charmante, à cette émotion pénétrante et
douce que l'art n'imite pas, mais qui permet parfois de s'élever
UN CONTEUR ESPAGNOL. 411
jusqu'à lui; puis faisant un retour sur la jeunesse obscure de l'au-
teur, réfléchissant aux obstacles qui semblaient lui fermer l'entrée
de la carrière littéraire, on est forcé de convenir que le même sen-
timent de dignité morale qui soutenait son caractère au milieu des
épreuves n'a pas peu contribué non plus à grandir son talent.
Enfant du pays basque, Trueba est né à Montellano, petit village
de la commune de Galdanies, dans les Encartaciones, — on désigne
ainsi de temps immémorial toute la partie occidentale de la sei-
gneurie de Viscaye, depuis Bilbao jusqu'à la province de Santan-
der. D'après son acte de baptême, il serait venu au monde en
1819; pour lui, d'excellentes raisons le portent à croire qu'il naquit
seulement deux ans plus tard. Chacun sait qu'en Espagne le livre
de la paroisse, comme autrefois chez nous, tient lieu des registres
de l'état civil; par malheur les curés des petites localités rurales,
chargés d'inscrire les naissances et les décès, ne s'acquittent pas
toujours de ce soin avec assez d'exactitude. En rédigeant après
coup et sur des notes détachées l'acte de baptême du jeune Anto-
nio, on confondit son jour de naissance avec celui d'un frère du
même nom qui l'avait précédé et dont il prit ainsi la place. Il
était tout enfant encore lorsque, quittant Montellano, ses parens
vinrent s'établir dans une petite maison qu'ils avaient aux environs
de Sopuerta. C'étaient de simples cultivateurs, vivant comme leurs
voisins de cette existence calme et laborieuse qui suffît au bonheur
du paysan basque. Dans ces montagnes, plus que partout ailleurs,
la moisson s'achète au prix de constans efibrts et de dures fatigues.
Les terres cultivables, situées souvent sur des pentes ardues, ne
peuvent être travaillées qu'à la main; les femmes elles-mêmes
aident leurs maris et retournent la glèbe. Le soir, un pain grossier
de maïs, des légumes et des fruits composent le repas de la pauvre
famille; mais, vienne le jour du repos, tout le village est en fête.
Après la messe, les anciens se réuniront sur la place de l'église pour
causer de la prochaine récolte et des alTaires de la province; de
leur côté, les jeunes gens engageront une vaste partie de paume ou
danseront avec leurs fiancées. Ainsi les années s'écoulent uniformé-
ment pour tous, dans une obscurité heureuse, et Trueba lui-même
n'eût pas désiré d'autre sort; mais les événemens approchaient déjà
qui devaient changer le cours de sa vie et valoir à l'Espagne, selon
son expression, un laboureur de moins et un poète de plus.
On était alors en 183(3; depuis plus de deux ans, don Carlos,
frère cadet de Ferdinand VII, avait pris ouvertement les armes pour
soutenir ses prétendus droits à la couronne; Basques et Navarrais,
toute cette forte race de montagnards, entraînés les uns par l'esprit
d'aventure, tremblant les autres pour leurs privilèges qu'on disait
menacés, s'étaient déclarés en sa faveur contre la monarchie libé-
412 REVUE DES DEUX MONDES.
raie et constitutionnelle. Des deux côtés, l'acharnement était au
comble, l'exaspération indicible; sur toute la ligne de l'Èbre et du
nord au midi, il n'était bruit que de massacres, de fusillades, de
villages saccagés et livrés aux flammes, et si, grâce à l'habileté de
leurs généraux, à la vaillance de leurs soldats, les provinces bas-
ques elles-mêmes n'avaient pas trop à souffrir de la présence des
christinos, la guerre ne laissait pas de leur coûter bien des angoisses
et bien des larmes. L'un après l'autre, tous les jeunes gens valides, à
peine arrivés à l'âge d'homme, étaient forcés de prendre le fusil; ils
partaient laissant en jachère le champ paternel , et combien parmi
eux qui ne devaient plus revenir! Antonio de Trueba venait d'at-
teindre sa quinzième année; nature douce et bonne, il n'avait pas
cette énergie belliqueuse, ce goût de la lutte et du danger qui chez
le Basque d'ordinaire s'allie si étrangement avec l'amour du foyer et
la pratique des vertus domestiques. Devenu soldat , à défaut d'une
balle le désespoir l'eût tué, le dégoût, l'horreur des scènes de vio-
lence et du sang répandu . Sa mère le connaissait bien et ne son-
geait qu'à l'arracher à ce double péril; un de leurs parens tenait
alors à Madrid, dans la rue de Tolède, un magasin de fer et de
quincaillerie où plusieurs commis étaient occupés : il y avait là pour
le jeune Antonio un emploi tout trouvé; mais il devait se hâter sous
peine d'être compris dans la prochaine levée et obligé de prendre
rang parmi les carlistes. On lui fit soigneusement un paquet de ses
plus belles hardes, on l'embrassa avec force recommandations, et il
partit.
Bien des années se sont écoulées depuis; aujourd'hui encore
Trueba ne peut songer à cette première et dure épreuve de sa vie
sans que ses yeux se mouillent de larmes. A l'amour profond que
nourrissent tous les montagnards pour la terre natale se joignait en
lui une délicatesse de sentimens, une facilité d'émotion, qui de-
vaient lui rendre le sacrifice plus douloureux encore. Il fit route,
à partir de Bilbao, dans une de ces longues charrettes nommées
galeras et couvertes d'une bâche de toile soutenue par des cerceaux
où prenaient place alors, couchés pêle-mêle sur des matelas, les
gens trop pauvres pour voyager plus vite et plus commodément.
A Madrid l'attendaient bien d'autres misères; il n'avait rien du com-
merçant, ni les goûts ni les aptitudes; par surcroît, à peine arrivé,
en dépit de sa parenté avec le patron, il fut chargé dans la maison
des travaux les plus rudes et les plus rebutans; sevré tout à coup
des douceurs de la vie de famille, il se trouvait en butte aux
plaisanteries de ses nouveaux camarades; bientôt il prit en hor-
reur ce triste et froid magasin de la rue de Tolède. Madrid d'ail-
leurs lui déplaisait avec son climat perfide, tour à tour brûlant et
glacial, son agitation fiévreuse, ses hautes maisons entassées, sa
UN CONTEDR ESPAGNOL. A 13
campagne aride et désolée, coupée de routes où le vent soulève la
poussière en gros tourbillons.
Fort à propos deux choses le sauvèrent de la nostalgie : le tra-
vail et la poésie. L'éducation de Trueba avait été celle des autres
enfans de son village; ces honnêtes et rudes cultivateurs, forcés
d'arracher à un sol difficile leur subsistance de chaque jour, n'ont
ni le temps ni le désir de devenir des savans : quelques ouvrages
religieux comme V Année chrétienne ou le catéchisme du Padre
Astete, l'histoire de'l'immortel don Quichotte et les Fueros de Vis-
caye, voilà ou à peu près ce qui constitue le fonds de biblio-
thèque d'une famille basque. Bien qu'il fût tombé pour ses débuts
dans un milieu où les travaux de l'esprit n'étaient guère en honneur,
observateur par caractère, Trueba n'eut pas de peine à comprendre
ce qui lui manquait. Courageusement il se mit à l'œuvre, avec une
ardeur toute juvénile, s' épuisant de veilles et de privations, don-
nant aux livres le meilleur de ses loisirs et le plus clair de ses éco-
nomies. Sans doute, malgré ses efforts, il n'est point parvenu à
combler entièrement les lacunes de son instruction première. Il est
allé au plus pressé, comme on dit, et le cercle de ses connais-
sances ne s'étendrait guère au-delà des limites assez restreintes de
l'histoire et de la littérature nationales. Aussi bien n'avait-il pas
besoin de science pour comprendre la nature et y puiser l'inspi-
ration.
En Espagne, comme en Grèce, comme en Italie, tout le monde
fait des vers; chez ces populations du midi au caractère enthou-
siaste, à l'imagination ardente, la langue des dieux est, à bien
prendre, une langue vulgaire : artisan, soldat, laboureur, chacun
se plaît à chanter ses peines ou ses joies, ses amours ou ses haines,
chacun tout haut raconte l'histoire de son cœur. D'une part, l'idiome
espagnol se prête admirablement à ce genre d'exercice; il est riche,
harmonieux, docile aux inversions, plein d'expressions, de tours,
d'images poétiques; en outre la prosodie n'a rien d'exigeant : la rime
ne vient pas à tout instant, comme chez nous, entraver le cours de
la phrase et gêner la pensée; les vers se correspondent par sim-
ples assonances, et les licences sont permises. Évidemment il s'agit
ici de celte poésie courante, familière, de tous les jours, vraiment
populaire. Quant à la forme qu'elle adopte le plus souvent, c'est
celle d'une stance de quatre vers, qu'on nomme copia, couplet, et
qui, ainsi que le mot l'indique, est faite pour être chantée. Souvent
encore la pensée, se partageant en plusieurs strophes, s'allonge jus-
qu'à former une véritable chanson; couplets ou chansons, rien de
tout cela n'est écrit ou composé à loisir. Le poète parle d'inspiration,
et ses vers, plus ou moins altérés par la mémoire ou le caprice des
auditeurs, vont désormais passer de bouche en bouche. Point de pré-
hià REVUE DES DEUX MONDES.
tentions littéraires chez ces trouvères du peuple, — l'expression les
trahit fréquemment, et la syntaxe leur est inconnue; en échange,
beaucoup de couleur dans leur poésie, du sentiment, de la grâce, et
plus encore de verve et de gaîté. Trueba cite à ce propos un de ses
oncles, « le plus fameux de tous les chanteurs de Montellano, connu
partout sous le surnom de Yasco, et si habile à composer des catitas,
qu'il pouvait, disait-on, parler en vers des heures entières. Il fallait
le voir, le brave homme, avec ses souliers à boucles, ses guêtres, sa
culotte et sa veste noires, son gilet de tripe bleu, sa ceinture violette,
son chapeau dont les ailes étaient relevées par derrière et abaissées
par devant, et sa petite queue grise peignée avec grand soin; il fallait
le voir sous les noyers de Carrai , au retour de l'assemblée de Beci,
faisant éclater de rire avec ses cantas la foule joyeuse qui l'entou-
rait! »
Trueba est bien de la même race de chanteurs populaires : aussi
souple peut-être, mais moins exubérant, avec une note émue dans
la voix et quelque chose d'attendri qui n'appartient qu'à lui seul.
Outre que son inspiration part toujours des sentimens les plus nobles
et les plus élevés, il semble naturellement porté vers la tristesse,
et sa poésie, comme sa pensée, reflète partout une teinte de douce
mélancolie. A peine au sortir de l'enfance, il se retirait à l'écart
pour faire des vers; dans le village, on s'en étonnait un peu. « Qui
donc t'a appris à chanter? lui demandait-on. — Personne, répon-
dait-il; je chante parce qu'il plaît à Dieu, je chante comme les oi-
seaux. » Parfois même on avait recours à son jeune talent; mais
laissons-le évoquer lui-même ces souvenirs.
« Sur le versant de l'une des montagnes qui entourent une vallée
de Viscaye s'élèvent quatre maisonnettes , blanches comme autant
de colombes, tout enfouies dans u'n petit bois de noyers et de châ-
taigniers, quatre maisonnattes qu'on aperçoit de loin lorsque l'au-
tomne a dépouillé les arbres de leurs feuilles. C'est là que j'ai passé
les quinze premières années de ma vie.
(' Dans le fond de la vallée est une église dont le clocher perce
la voûte de feuillage et se dresse majestueusement au-dessus des
noyers et des frênes , comme pour signifier que la voix de Dieu
préside à la nature entière; dans cette église, on dit deux messes
le dimanche, l'une au point du jour, l'autre deux heures après.
« Jeunes gens, nous nous levions avec le chrait des oiseaux et
nous descendions dès l'aube à l'église, courant, sautant à travers
les épais taillis; nos parens se rendaient plus tard à la grand'messe;
pour moi, pendant leur absence, j'allais m'asseoir sous les cerisiers
qui se trouvent en face de la maison paternelle : c'était mon endroit
préféré parce que de là on découvre toute la vallée qui s'étend jus-
qu'à la mer. Bientôt quatre ou cinq jeunes filles, rouges comme les
UN CONTEUR ESPAGNOL. Zil5
cerises qui pendaient au-dessus de ma tête ou comme les rubans qui
serraient les longues tresses de leurs beaux cheveux, venaient se
grouper autour de moi ; elles me faisaient composer des couplets
pour chanter le soir à leurs fiancés au son du tambour de basque,
sous les noyers, où toute la jeunesse allait danser et où les anciens
aimaient à causer en se réjouissant de notre joie. »
Cependant, comme on pense bien, Antonio ne se contentait pas
de prêter sa voix aux amours d'autrui; avec l'âge s'éveillaient en
lui ces mille sentimens de tendresse un peu vague qui font battre
le cœur et travailler la tête d'un jeune garçon de quinze ans; tout
d'ailleurs dans son éducation, dans son caractère, le prédisposait
aux passions idéales et pures qui trouvent en elles-mêmes leur sa-
tisfaction; il y goûtait une sorte de plaisir douloureux,
« Un matin, poursuit-il, je vis assise sous les arbres qui ombra-
gent l'église de mon hameau une jeune étrangère d'une beauté~si
ravissante, que jamais son image ne s'effacera de ma mémoire. Je
ne compris pas alors le sentiment qu'elle m'inspirait ; mais après la
messe, en sortant de l'église, je la suivis des yeux jusqu'à la voir
disparaître au loin sous le couvert d'un petit bois, et je rentrai à la
maison le cœur rempli d'une tristesse que de longtemps je ne pus
surmonter. Durant ces jours, j'allais me fixer sur le sommet d'une
colline d'où on découvrait le chemin qu'avait pris la jeune étran-
gère, et je composais une foule de chants pour exprimer quelque
chose de ce que mon cœur sentait. Dix ans plus tard, passant par
un bourg de Castille, quelle ne fut pas mon émotion quand j'enten-
dis un de ces chants dans la bouche d'une jeune fille qui étendait
du linge à sécher sur le bord d'un ruisseau I »
Seul et malheureux dans cette grande ville de Madrid, Trueba
n'oublia point la poésie qui avait charmé son enfance. Lorsque sa
tête était fatiguée de travail, songeant à son pays, son rêve de tous
les instans, il allait chercher dans la campagne un coin, plus favorisé
que les autres, où il pût trouver de l'air, de la verdure, des chants
d'oiseau, et là, tout en marchant, il composait des vers; au retour,
il aimait se mêler à la foule des gens du peuple : il observait les
caractères, il écoutait les conversations. Après plusieurs années
passées chez son oncle, il était entré, toujours à titre de commis,
dans un autre magasin de quincaillerie , et sa destinée semblait
désormais fixée, quand tout à coup des malheurs financiers sur-
venus à son nouveau patron le décidèrent à quitter le; commerce.
Depuis longtemps il était tourmenté du besoin d'écrire; il avait
suffisamment étudié la grammaire et la langue, les idées ne lui
manquaient pas; il se lança dans la littérature. Pauvre et inconnu
qu'il était, ses débuts furent pénibles, cela va sans dire, et il con-
nut les mauvais jours; mais il avait l'énergie, la force de volonté
file REVUE DES DEUX MONDES.
particulière aux hommes des montagnes. Il ne se décourageait
point, travaillant nuit et jour à se faire connaître, écrivant partout
où une place lui était ouverte, et en 1852 enfin il publiait son pre-
mier volume, le Livre des Chansons; il avait alors une trentaine
d'années.
Ce livre comprend un nombre de pièces assez considérable; plu-
sieurs proviennent d'essais antérieurs du poète; pourtant on n'a pas
de peine à saisir entre elles le lien qui les unit. Avant toute chose,
elles sont écrites pour le peuple et du tour le plus simple, le plus
familier. Trueba n'a frayé jamais qu'avec des gens d'humble con-
dition ; ce sont leurs mœurs qu'il aime, leurs goûts qu'il partage,
et il s'adresse à eux pour être compris. « Ne cherchez dans ce livre
ni érudition, ni culture, ni art; cherchez-y des souvenirs du cœur
et rien de plus... Qu'entends-je au grec et au latin, aux préceptes
d'Aristote et d'Horace? Parlez-moi plutôt de ciel et de mer azurés,
d'oiseaux et de moissons, d'arbres chargés de fruits; parlez-moi des
amours, des joies et des tristesses d'un peuple honnête et bon, et
alors je vous comprendrai, car en dehors de là je ne connais rien...
Bref, j'ai composé mes chansons comme j'ai pu, à la grâce de Dieu,
ainsi que le peuple fait les siennes. » Peut-être, il est vrai, le poète
fait-il ici trop bon marché de son talent; quoi qu'il en dise, ce n'est
point l'art qui fait défaut dans ces petits poèmes si vivement con-
duits, si bien composés. Le langage non plus n'est pas celui du
peuple : le peuple d'ordinaire ne parle pas avec cette correction, ce
bon goût, ce choix des termes et des images ; de tels vers ne sont
pas seulement d'un improvisateur, ils portent la marque d'un écri-
vain , et , s'il avait pu les connaître, le vieux Vasco lui-même, le
plus fameux chanteur de Montellano, se serait avoué vaincu.
Ce qui frappe aussi en lisant ce livre, c'est l'accent de mélanco-
lie qui partout y est répandu; l'auteur en effet n'a pu s'empêcher
de faire plus d'un retour sur l'histoire de sa vie; espérances de
gloire non réalisées, amours trompés, chagrins d'absence, que de
motifs de tristesse, hélas ! Mais cette tristesse n'a rien de sombre
ni de chagrin; pour se consoler n'a-t-il pas ses chansons? « Les
âmes comme la mienne embellissent jusqu'à la douleur, s'écrie-t-il,
viens près de moi, et l'art que Dieu m'enseigna, je te l'enseignerai,
et tu verras comme les cieux te paraîtront plus bleus, les prés plus
fleuris, l'air plus parfumé, la vie plus agréable et moins triste la
mort. » Quant aux sujets, comme les rhythmes eux-mêmes, ils
sont encore assez variés : à la description du printemps et des joies
qu'il amène succède le récit de Juan le soldat, un des héros de
la guerre de l'indépendance, ou de charmantes scènes d'intérieur,
simplement esquissées. Au fond, l'inspiration ne change pas. Trueba
aime d'un égal amour la nature, la patrie, la famille, la religion ;
UN CONTEUR ESPAGNOL. 417
ces quatre sentimens se partagent ainsi son âme et débordent jus-
que dans ses vers. M. Antoine de Latour, dans ses Études sur VEs-
2)cigne, a pu le comparer justement à notre Brizeux, car il a du
poète breton le ton ému, les convictions profondes, le respect pieux
du foyer et du sol natal; comme Brizeux aussi, sa voix, excitée d'un
souffle intérieur, s'élève par instans jusqu'à la vraie éloquence.
Le Livre des Chansons eut un grand succès, et le nom du jeune
poète courut bientôt avec ses vers d'un bout à l'autre des Espagnes.
C'était bien là un de ces ouvrages dont a parlé le moraliste : quand
un livre inspire des sentimens, il est fait de main d'ouvrier. Les trois
premières éditions avaient été épuisées en quelques mois : le duc
de Montpensier voulut faire les frais de la quatrième, la reine Isa-
belle à son tour se chargea de la cinquième : plusieurs autres ont
suivi depuis. Certes ces distinctions, rares dans tout pays, avaient
de quoi flatter l'orgueil d'un écrivain; il est doux d'être admis à la
cour, comme dit Boileau, et reçu chez les princes, mais être goûté
du peuple est chose bien douce aussi, et si l'on s'adressait à Trueba
lui-même, peut-être mettrait-il au-dessus de toute autregloire l'ap-
probation naïve des femmes et des enfans, qui, aujourd'hui encore,
apprennent ses refrains et répètent partout les vers di Antonio le
chanteur.
II.
Si éclatant que fût ce premier succès, Trueba ne pouvait compter
longtemps pour vivre sur la poésie seule et les ressources toujours
modiques qu'elle procure aux plus laborieux; du moins lui devait-il
des protecteurs et des amis. Il entra donc dans la rédaction d'un
journal politique qui se fondait et qui sous le nom de Correspon-
dance d'Espagne devait bientôt devenir une des feuilles les plus ré-
pandues du pays. En même temps il écrivait de petits morceaux en
prose, et, bien qu'il n'ait jamais complètement renoncé à la poésie,
c'est plutôt comme prosateur qu'il a continué son chemin dans la
littérature. Les Contes couleur de rose parurent en 1859; plein d'un
doux intérêt et dédié à la jeune femme de l'auteur, ce livre justifiait
doublement son titre. Trueba venait alors de se marier : il com-
mençait presque à être célèbre ; après plus de vingt années d'ab-
sence, il comptait revoir son pays natal, son vieux père, ses amis
d'autrefois, il était jeune encore, il avait bon courage, et tout joyeux,
le cœur ouvert à l'espérance, il saluait l'avenir.
Aux Contes couleur de rose succédèrent plusieurs autres recueils
de même genre : Contes champêtres, Contes populaires , Contes de
vivans et de morts, Contes de diverses couleurs. Du reste il ne fau-
TOHB XIII. — 1816. 27
Zil8 REVUE DES DEUX MONDES,
cirait pas se méprendre sur ce terme de conte, qui en espagnol a
beaucoup plus d'extension que dans notre langue ; il sert à désigner
en général toute sorte de récit court et familier, quel qu'en soit le
sujet, possible ou fantastique, imaginaire ou réel. Ainsi chez Trueba,
bon nombre de ces contes, il les a entendus tout enfant : le sur-
naturel y joue un grand rôle, et la donnée est toute fabuleuse; en
France, en Italie, en Allemagne, on les retrouverait circulant avec
quelques variantes. Qu'on y ajoute une foule de légendes purement
locales, de traditions empruntées à l'histoire du pays, et l'on aura
comme un aperçu des richesses où Trueba a pu puiser à pleines
mains. Tantôt c'est un voisin, beau parleur, qui le soir, lorsque toute
la famille est réunie autour du foyer, charme par ses récits les
longues heures de la veillée ; tantôt c'est la mère-grand, au milieu
d'un cercle de têtes curieuses, qui parle à ses petits-enfans [des
mille choses du temps jadis et entraîne au pays des rêves leurs
jeunes imaginations, a A la porte de notre maison, écrit Trueba,
se trouvait une belle treille, et là, durant les paisibles après-midi
de printemps, mon aïeule, que Dieu ait son âme, nous contait, à
mon frère et à moi, des contes fort jolis, tout en faisant aller son
rouet, parce que la bonne femme se disait, non sans grande raison :
— Mieux vaut que les petits diables restent ici à écouter mon ba-
vardage que de grimper sur les noyers et les cerisiers pour déchi-
rer leurs vêtemens. » Plus tard Trueba, devenu écrivain, a fait
des contes populaires une étude toute spéciale : de ci, de là, par
les chemins, à pied, en diligence, s'arrêtant dans les fermes , fai-
sant causer les femmes et les enfans , il a recueilli une foule de
légendes inédites et complété sa collection. Enfin, dans bien des
cas, il a fourni lui-même le fond du récit; parfois il se donne libre
carrière, inventant son drame de toutes pièces. Le plus souvent, là
encore, il a recours à ses souvenirs et se contente de traiter des
faits dont il a été lui-même l'acteur ou le témoin : ces derniers
contes mériteraient plutôt le titre de nouvelles, et peut-être ne se-
raient-ils, entre tous ceux de l'auteur, ni les moins intéressans,
ni les moins bien dits.
Cependant les uns et les autres se ressemblent toujours par un
point, par la forme, qui est la forme populaire. Depuis plusieurs
années déjà, dans la plupart des pays de l'Europe, on s'occupe de
rechercher activement fables, contes de fées et autres documens
épars de l'imagination du peuple. C'est là en effet pour l'homme
d'études un champ inépuisable d'observations curieuses sur le ca-
ractère et l'esprit des races aux diverses époques; mais deux façons
se présentent d'abord d'en rendre le travail. Faut-il, par scrupule
d'érudit, se contenter d'écrire à la dictée, et, pour le plus grand inté -
UN CONTEUR ESPAGNOL. Al9
rêt du texte, le transcrire fidèlement tel qu'on l'a recueilli des lèvres
d'un narrateur illettré? Faut-il au contraire n'y voir qu'un canevas
dont le dessin n'a rien de définitif, et que l'on peut retoucher à sa
guise au nom de la syntaxe et du bon goût? Trueba s'est prononcé
pour la dernière affîrnmtion; il laisse aux autres l'ambition de servir
la science, et, quant à lui, ne se prive point de donner à des récits
souvent informes et décousus un peu plus de vraisemblance et de
correction. Du moins en toute occasion, et lors même qu'il écrit
pour son propre compte, il s'attache à garder toujours ce style
simple et uni, ces locutions rapides, ces idiotismes plus expressifs
que relevés avec lesquels le peuple espagnol rend les idées les plus
abstraites et explique les choses les plus compliquées. Est-ce à dire
qu'il n'espère point trouver pour ses livres d'autres lecteurs que les
gens du commun? Loin de là, car, ainsi qu'il l'exprime fort bien,
dans la vie de chaque jour, grands ou petits, riches ou pauvres,
nous parlons tous indifféremment le langage du peuple. Donc s'a-
dresser au peuple, c'est pouvoir être compris de tous, et le genre
littéraire qui imite le fond et la forme, le sentiment et l'expression
populaires, porte en lui-même la meilleure garantie de succès.
Le grand péril, en voulant rester naïf et familier, c'est de tomber
dans le vulgaire : or Trueba y tombe quelquefois ; il est telle forme
de langage, telle exclamation triviales qu'il eût pu sans grand
dommage laisser à ceux qui s'en servent. Hâtons -nous d'ajouter
que ces légères taches dans l'expression ne s'étendent jamais jus-
qu'à la pensée; les contes de Trueba ont cela de commun avec
sa poésie que l'inspiration en est toujours pure et élevée; ce sont
les mêmes préoccupations honnêtes, la même délicatesse de sen-
timent, le même choix des sujets, la même morale aimable et
consolante, faite d'espoir et de résignation. « Partout il est resté
l'adversaire de cette littérature pessimiste qui se complaît à pré-
senter le monde comme un désert sans bornes, où il ne germe
pas une fleur, et la vie comme une nuit sans iin, où il ne brille pas
une étoile; partout il a glorifié le bien, la vertu. » Ainsi disait-il
dans la préface de ses premiers contes. Plus tard, l'horizon s'est
encore assombri; les déceptions et les misères l'ont éprouvé à nou-
veau, mais il a conservé inaltérés son courage et sa foi, et il s'écrie
avec une véritable éloquence, faisant allusion aux âpres sentiers qui
serpentent dans ses chères montagnes : « Non, pour moi, il n'y a
pas de chemin pénible ou douloureux, que ce soit celui de mon vil-
lage ou celui de la vie, car au bout de l'un est le foyer de mon en-
fance, au bout de l'autre est le ciel, et au bout de tous deux m'at-
tendent des amis bien-aimés. »
Quelques-unes des scènes présentées par Trueba, les Contes
champêtres par exemple, se passent en Castille, aux portes mêmes
/i20 REVUE DES DEUX MONDES.
de Madrid; mais le théâtre qu'il préfère serait encore la Viscaye, et,
pour parler plus exactement, un coin de la Viscaye, les Encarta-
ciones, ce petit pays où il est né, où il a été élevé. Le lieu vraiment
n'est pas mal choisi. La langue basque y fut autrefois uniquement
parlée, comme l'attestent la tradition, les noms de famille et la plu-
part des désignations géographiques. A la longue et grâce aux rap-
ports constans des habitans avec leurs voisins de la Vieille-Gastille,
la langue espagnole a fini par prévaloir ; cela explique comment
Trueba a pu prendre rang parmi les auteurs castillans. Quant au
reste, \q^ encartados ne se distinguent point de leurs compatriotes
du senorio. Voilà bien ce type basque à la fois élégant et fort : le
nez aquilin, le regard doux et intelligent, le front haut, le visage
ovale, un peu déprimé par en bas, le teint coloré, la taille élevée, les
membres robustes et puissans ; voilà aussi ces mœurs sévères, cette
ardeur infatigable au travail, ce courage indompté, ce patriotisme
jaloux et exclusif. Les Encartaciones, dont la population s'élève à
15,000 âmes environ, furent le cœur de cette héroïque Cantabrie où
quelques poignées de montagnards tenaient en échec les forces de
l'immense empire romain ; à toute époque, elles ont fourni aux an-
nales de la Viscaye des noms illustres et de grandes maisons, et
maintenant encore, ne séparant pas leur cause de celle des pro-
vinces révoltées, elles luttent avec une énergie aveugle contre le
gouvernement de Madrid. Nul pays ne semble mieux fait pour la ré-
sistance et tout ensemble pour le calme de la vie rustique et les
travaux de la paix. De la partie montagneuse jaillissent de nom-
breux ruisseaux qui, répandus dans les vallées, y forment cinq cours
d'eau assez importans qui vont à peu de distance se jeter dans la
mer. Partagé en quinze communes ou conseils, le territoire des En-
cartaciones n'embrasse guère qu'une circonférence de vingt lieues :
pierreux par endroits, il est généralement fertile et fort bien cul-
tivé. Les parties les plus élevées sont plantées de chênes, de hêtres,
de châtaigniers, dont le bois, propre à tous les usages, est une des
grandes ressources de la contrée; dans les vallées abondent les
arbres à fruits: les cerisiers, les pruniers, les pommiers; on y
trouve aussi d'excellens pâturages; la vigne pousse sur les pentes
et donne un petit vin nommé chacoli, d'un goût très agréable. Les
récoltes consistent principalement en maïs et autres céréales. Enfin
à chaque pas s'ouvrent des carrières de marbre et de' pierre à
chaux, des mines de fer, de cuivre et de plomb ; plusieurs de ces
mines étaient exploitées déjà du temps des Romains, comme celles
de la fameuse montagne de Triano, immense bloc de fer dont Pline
l'Ancien vante la richesse, et qui naguère encore fournissaient à l'in-
dustrie chaque année plus de 800,000 quintaux de minerai. Avant
la guerre actuelle, de belles routes, admirablement entretenues par
UN CONTEUR ESPAGNOL. /i21
les soins de radministration provinciale, aidaient aux besoins du
commerce, et les torrens, aux versans des vallées, alimentaient de
leurs eaux courantes une foule de forges et de moulins.
Tel est le milieu pittoresque et charmant où nous transporte
Trueba. L'action en elle-même est des plus simples, sans grandes
intrigues ni péripéties : quelque naïve histoire d'amour, quelque
modeste scène d'intérieur, comme il peut s'en dérouler au fond d'un
petit village ignoré; mais l'auteur aime à suivre ses personnages
dans tous les détails de leur vie, cette vie d'honnêtes labeurs et de
joies paisibles qu'il eût voulu partager avec eux. De grand matin, il
va faire un tour à l'étable, considère la mule et les bœufs, flatte en
passant le chien de la maison; il est au courant des labours, traite
en connaisseur la question des semailles ou escompte sur place les
espérances de la moisson prochaine; en rentrant, il jettera un coup
d'œil sur le souper que prépare la ménagère, saluera d'un bonsoir
les jeunes filles allant à la fontaine, ou fera causer les enfans qui
reviennent de faire paître le bétail. Tous ces petits tableaux cham-
pêtres sont frappans de vie et de vérité.
A un autre point de vue, il n'est pas sans intérêt, on le com-
prend, de pénétrer à la suite d'un pareil guide chez ces popula-
tions si curieuses qui seraient, au dire des linguistes et des his-
toriens, la plus ancienne et la plus noble race de l'Europe. Certes
les Basques sont bien déchus de leur grandeur passée, du temps
peu lointain encore où les glorieux consuls de Bilbao étendaient
leur juridiction sur tout le littoral cantabrique, desde Bayona a
Dayona, de Bayonne en France jusqu'à Bayona en Galice; de jour
en jour plus resserrés, moins nombreux, incessamment battus du
Ilot des révolutions politiques et sociales comme les rochers de
leurs rivages par les vagues de la mer en furie, ils sont destinés à
disparaître bientôt, et un sagace écrivain parlant ici même de leur
décadence a pu les appeler im peuple qui s'en va (1). Du moins au-
ront-ils conservé jusqu'au dernier moment, avec cette langue
étrange qui ne se rattache à aucun idiome connu, un caractère et
une physionomie bien tranchés.
Tout d'abord ce qui les distingue, c'est l'ardeur de leur foi, une
foi naïve, inébranlable, n'admettant ni discussion ni tempérament.
Il semble que sur ces hauteurs l'homme se sente plus près de Dieu
et soit invinciblement porté à élever vers lui sa pensée. N'est-ce pas
un chant basque qui dit : « Celui qui ne connaît pas la prière,
qu'il aille par ces montagnes, et il verra qu'il apprendra promp-
tement à prier sans que personne le lui enseigne? » Le paysan
(1) Voyez dans la Revue du 15 mars 1867 l'ctade de M. Elisée Reclus : les Basques,
un peuple qui s'en va.
/i22 REVUE DES DEUX MONDES.
basque est profondément religieux; il chôme les dimanches et fêtes,
il a ses saints préférés, il se plaît comme un enfant aux pompes re-
ligieuses. De là l'influence dont jouit le clergé dans les trois pro-
vinces, influence exagérée peut-être et qui en tout cas n'a pas été
toujours très heureuse. Un autre sentiment non moins profond
occupe l'âme de ces montagnards : c'est l'amour du sol natal;
mais, tout attaché qu'il est à son village et à ses vallées, le Basque
n'en est pas moins hardi, entreprenant, courageux; qu'il se trouve
trop à l'étroit avec ses frères au foyer paternel, il n'hésite pas à
s'expatrier. Il n'ira point s'établir dans les provinces du milieu de
l'Espagne, où se trouvent pourtant des déserts aussi fertiles que
ceux du Nouveau-Monde, mais où il perdrait le bénéfice des /"w^ros ;
l'exemption de l'impôt et de la conscription; il se rendra au Mexique,
au Brésil, au Pérou, et là il essaiera de faire fortune. Chaque
année, plus d'un millier de jeunes gens s'embarquent ainsi par Bor-
deaux, Bayonne et les ports du nord de l'Espagne ; d'ailleurs il n'au-
rait garde d'oublier jamais sa patrie. Partout où se trouvent des
Basques, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, leur plus grand plai-
sir est de se réunir pour parler ensemble la noble langue des es-
caldiinac, revêtir le costume national et faire ronfler le tambourin
sur un air du pays. Après dix ans, vingt ans d'absence, lorsqu'il se
croit suffisamment riche, notre homme s'empresse de réaliser son
avoir et de rentrer au pays ; ne lui parlez point des villes et du
bien-être qu'on y trouve; à tout autre séjour il préfère encore le coin
de terre où il est né; puis comme avec tout son argent il ne pourrait
acheter de nouvelles terres, — chaque famille là-bas gardant re-
ligieusement les trois ou quatre arpens qu'elle possède, — sur
l'emplacement de la demeure paternelle, il se fait construire un
palais : ce n'est d'ordinaire qu'une maison plus vaste et plus mas-
sive que l'ancienne, ornée de peintures à l'extérieur. En même temps
il se plaît à faire des fondations pieuses ou utiles, chapelles, écoles,
hôpitaux; au demeurant, il partage la vie de tout le monde autour
de lui. Les voisins l'appellent el Indimio, l'Indien (pour le peuple,
l'Amérique est l'Inde encore depuis Christophe Colomb), et l'on ne
trouverait pas peut-être un village un peu important dans les pro-
vinces basques qui ne contienne quelque famille désignée de ce
nom. On voit d'ici la part d'imprévu qui se mêle à l'existence mo-
notone du moindre paysan. Quelle surprise dans le village, quelle
joie pour toute la famille à l'arrivée d'un de ces hardis colons qui
souvent pendant des années entières n'ont pas donné de leurs nou-
velles! Aussi l'Indien tient-il une grande place dans les récits de
Trueba; il y joue le même rôle exactement que jouait autrefois
l'oncle d'Amérique dans nos comédies. C'est le deiis ex machina-^
il arrive au bon moment les mains pleines de cet or qui même dans
UN COMEUR ESPAGNOL. /l23
les pays de mœurs patriarcales sait se faire apprécier; il adoucit les
misères, dote les jeunes filles, fait oublier les mauvaises récolles, et
grâce à lui tout le monde est content.
Cependant, en dépit de leur courage et de leurs efforts, les émi-
grans n'ont pas tous le même bonheur. Dès les premiers jours, le
climat des tropiques, la fièvre jaune, causent dans leurs rangs de
terribles ravages. Échappent-ils aux maladies , combien alors tra-
vaillent toute leur vie sans pouvoir amasser jamais le petit pécule
qui leur eût permis de retourner en Europe et tristement s'éteignent
dans leur exil lointain ! Gela suffit pour que Trueba ne voie pas de
bon œil cette belle jeunesse traverser l'Océan; d'ailleurs pour ce qui
le regarde, il n'aime point les aventures, nous le savons. La mer
même, dont les flots trompeurs viennent caresser la rive et inviter
les hommes à quitter leur pays, la mer excite sa colère, et c'est de
tout cœur qu'il la maudit : « Je suis né, dit-il, j'ai passé mon en-
fance dans le voisinage de la mer, et bien qu'il soit dans ma nature
de m'attacher profondément à tout ce qui m'entoure, aux personnes
que je fréquente, à la maison que j'habite, aux arbres qui me pré-
sentent leur ombre, aux oiseaux qui me donnent des sérénades, au
ruisseau qui m'envoie ses murmures, aux montagnes et à la plaine
que je contemple de ma fenêtre, et même au soleil qui me brûle
et au froid qui m'engourdit, — quelque penchant, je le répète, que
j'aie de faire amitié avec tout cela, je n'ai pu jamais faire amitié
avec la mer.
« J'étais encore bien petit lorsqu'à travers la vallée profonde qui
sépare mon village de la mer arrivaient jusqu'à ce pacifique et béni
coin de terre des mugissemens sourds et prolongés qui me fai-
saient trembler et chercher un refuge dans le sein de ma mère. —
Sainte Vierge de Begona, s'écriait-elle alors avec des larmes dans
les yeux, n'abandonnez pas les pauvres gens qui naviguent sur ces
mers traîtresses ! — Et cette pieuse imprécation se gravait dans
ma mémoire, et dans la confusion de mes idées j'associais l'image
de la mer à celle des grands fléaux qui désolent l'humanité.
« D'ailleurs, mer, tu n'es pas ma patrie ! tu es un étranger va-
gabond qui vient voir nos riantes et pacifiques montagnes avec l'or-
gueil de ces autres étrangers qui nous vinrent aussi sous la con-
duite des Césars et des Agrippas, et qui , comme toi , virent leur
puissance se briser contre nos rochers, et, comme toi, réussirent
seulement à pénétrer dans quelques-unes de nos belles vallées! Si
quelque jour le malheur me jette en proie aux solitudes de l'Océan,
ayez pitié de moi, mes frères, et compatissez comme je le fais moi-
même au sort de ceux qui errent sur la mer. »
A côté de ces pages émues, on trouverait plus d'un passage écrit
sur un ton plaisant et enjoué. Il ne faut pas avoir fait une longue
h^li REVUE DES DEUX MONDES.
étude de la littérature populaire pour savoir toute la malice qui se
cache souvent sous ces apologues. Le peuple, ce grand enfant, aime
surtout railler. Voyez-le chez nous, dans nos fabliaux, dans nos
mystères, se venger de ses misères et de ses privations ; il s'égaie
aux dépens de tous, des puissans de la terre et des saints du ciel ;
pourvu qu'il rie, il est content et presque consolé. En Espagne
aussi, quoique les esprits aient été longtemps contenus par la ter-
reur du saint-oiïice et du pouvoir absolu, cette tendance satirique
du génie populaire, habilement saisie par Trueba, se trahit encore
par plus d'un côté. Le prince et ses ministres, le clergé lui-même,
ne sont pas toujours épargnés; les magistrats, les médecins, les
alcades, ont également leur tour. Quant aux personnages célestes,
c'est de tous l'apôtre saint Pierre qui excite le plus de lazzis : sa cal-
vitie, son humilité d'esprit, les défaillances dont parle l'Évangile,
tout, jusqu'à ce rôle de portier qui lui est dévolu dans l'autre
monde, aide à faire de lui un personnage comique et presque bouf-
fon. Souvent aussi le peuple espagnol ne s'en prend qu'à lui-même
et rit bénévolement de ses propres défauts; avec ce gros bon sens
qui caractérisait Sancho, il sait à l'occasion retourner sa besace :
nous rentrons ici dans la satire purement morale, et plus d'un trait
s'adresse aux femmes, comme de raison.
« Quand le Christ allait par le monde, guérissant les malades et
ressuscitant les morts, une femme du peuple se présenta au-devant
de lui, et l'ayant pris par un pan de sa robe :
— Seigneur, lui dit-elle les yeux tout en pleurs comme une Ma-
deleine, faites-moi la grâce de ressusciter mon mari, qui est mort
ce matin.
— Je ne puis m'arrêter, répondit le Seigneur, parce que je vais
faire un grand miracle assez loin d'ici : je veux trouver une bonne
mère de famille parmi toutes les femmes qu'on voit venir aux
courses de taureaux. Enfin tout ira bien, si la mule suit son chemin.
Voici du moins ce que je puis faire pour toi : mets-toi bien dans la
tête que ton mari ressuscite, et ton mari ressuscitera.
« En effet, la femme se mit dans la tête que son mari devait res-
susciter, et le mari ressuscita parce que les morts eux-mêmes ne
peuvent résister aux volontés de leurs femmes. »
Sur ce terrain, la pente est glissante, et l'on est, ce semble, fata-
lement conduit à ces joyeux fabliaux, à ces histoires de haidte
graisse où se plaisait le vieil esprit gaulois. Or Trueba sait s'arrêter
à temps. Que ses récits aient tous une égale valeur et présentent
le même intérêt, nous ne le dirons pas; plusieurs sont simplement
puérils, et ne méritaient pas d'être recueillis, d'autres demandaient
à être plus finement traités; du moins en aucun cas n'a-t-il cherché
à provoquer le succès au détriment de la morale. Une seule fois,
UN CONTEUR ESPAGNOL. 425
Triieba a failli à ce grand principe : il était jeune, encore à ses
débuts, il composait les Cantards-, l'éditeur, pour mieux éveiller la
curiosité du public, lui demanda sur quelques airs gais des vers
piquans qu'il écrivit; mais dès la seconde édition du livre il s'em-
pressait de les supprimer, et depuis lors ni une phrase ni un mot
n'est sorti de sa plume qui pût prêter à l'équivoque. En cela en-
core, il est resté fidèle au caractère de sa race. Croirait-on que la
langue basque n'a jamais contenu d'expressions déshonnêtes? Le
blasphème y est inconnu, et aujourd'hui même où les mœurs aux
environs des villes se sont légèrement altérées, lorsqu'un homme
des trois provinces se sert d'un terme grossier, c'est aux Castillans
qu'il doit l'emprunter. Il n'aura point tenu à notre conteur que ,
bien loin de fournir à des emprunts de ce genre, la langue espagnole
au contraire n'ait imité la chaste réserve de l'idiome euskarien.
III.
Depuis vingt-cinq ans déjà, Trueba vivait à Madrid ; ses contes
avaient obtenu la même vogue que ses poésies : les éditions se
multipliaient en Espagne, les traductions à l'étranger, en Angle-
terre, en Allemagne et jusqu'en Russie; grâce à lui, les Basques
trouvaient partout de nouvelles sympathies; on apprenait à les
mieux connaître, à les estimer. Flattés dans leur amour-propre na-
tional , ses compatriotes voulurent lui témoigner leur reconnais-
sance en même temps que mettre à profit son talent, et en 1862,
par vote unanime des représentans de la province réunis en assem-
blée générale sous le chêne de Guernica, Antonio de Trueba fut
solennellement nommé archiviste et chroniqueur du serwrio de Yis-
caye aux appointemens de 18,000 réaux par an. Avant la dernière
guerre, on le sait, les trois provinces basques envoyaient des dé-
putés aux cortès, au même titre que les autres; mais en vertu de
leurs antiques fueros elles continuaient à nommer aussi et sous
tous les régimes un certain nombre de représentans chargés plus
spécialement de régler les affaires intérieures de la province. Ces
députés particuliers se sont réunis longtemps sous un arbre désigné
par la tradition, les Alavais à Arriaga, les Guipuzcoains à Guerri-
quiz. Seuls les Viscayens ont conservé le leur jusqu'à nos jours, et
inscrivent encore au bas de leurs décisions so el nrbol de Guernica.
A vrai dire, on ne siège plus sous l'arbre à la façon patriarcale
comme jadis; c'est à côté, dans une vaste salle bcàtie tout exprès,
que se tiennent aujourd'hui les délibérations. (Juant à l'arbre lui-
même, comme il ne pouvait durer éternellement, de toute antiquité
on a pris soin d'entretenir cà son pied de nombreux rejetons. Vient-
h'2Q REVUE DES DEUX MONDES.
il à tomber de vieillesse, le plus robuste est appelé à lui succéder,
et la dynastie se continue ainsi sans interruption.
La nouvelle position qui lui était faite mettait Trueba désormais
à l'abri du besoin, elle lui ouvrait en outre un vaste champ d'études
jusqu'ici à peine exploré. L'histoii-e générale du très noble et très
loyal senorio de Viscaye demeure encore à faire. Trueba conçut le
projet d'élever ce monument à la gloire de son pays, et sans plus
tarder s'occupa d'en réunir les matériaux. L'entreprise était longue
et difficile. Là bas comme partout, le paysan en général se montre
assez peu soucieux des reliques du passé, et grâce à cette incurie
nombre de documens précieux se perdent encore tous les jours.
N'est-ce pas le conseil municipal d'une localité de l'Espagne qui fai-
sait jeter à l'eau une grande quantité de vieux papiers contenus
dans ses archives, sous prétexte qu'ils étaient écrits d'une écriture
qu'on ne comprend plus? Par contre en Viscaye existait encore il
y a quelques années l'habitude d'apprendre à lire aux enfans sur
des actes tirés des archives des greffes et des tribunaux, et Trueba
lui-même se souvient d'avoir gaspillé ainsi en jouant des manu-
scrits que plus tard il n'aurait pas échangés contre un trésor.
Tout en se préparant à son grand ouvrage, tantôt plongé dans la
poudre des bibliothèques, tantôt errant en touriste à travers monts
et vallées, Trueba écrivait, au gré de l'inspiration, les idées ou les
faits qui frappaient le plus son esprit. Ainsi s'est formé le volume
intitulé Chapitres d'un livre. Il y a un peu de tout dans ce recueil :
des souvenirs d'enfance, des récits familiers comme dans les livres
de contes du même auteur, puis des pages plus sévères, emprun-
tant leur sujet aux vieilles chroniques. On peut juger par là com-
ment Trueba entend raconter l'histoire. Le style est bref, énergique,
l'intérêt habilement ménagé; peut-être cependant sentirait-on parfois
chez l'auteur l'absence de savoir et d'instruction générale nécessaires
à ce genre d'études; le sujet n'est pas toujours suffisamment pris de
haut.
Vers la fm du xiii^ siècle, l'état du littoral cantabrique n'était pas
moins troublé que celui du reste de l'Europe; des guerres de parti,
auxquelles prenait part toute la noblesse divisée en deux camps, dé-
solaient le pays ; en dépit de l'intervention des princes voisins, ces
guerres, suites ininterrompues de sacs, d'incendies, de massacres,
durèrent jusqu'à la fin du xv* siècle, et il fallut la forte main d'Isa-
belle la Catholique pour y mettre un terme. Dans les Encartaciones,
les deux partis se distinguaient par les noms de onacinos et de
gamhoinos. Parmi les familles qui de ce côté jouèrent un des prin-
cipaux rôles au milieu de ces discordes civiles étaient les Salazar,
dont Trueba nous a rapidement esquisséJa généalogie : terribles
UN CONTEUR ESPAGNOL. il27
hommes en vérité, ces batailleurs du moyen âge, toujours prêts à
fondre de leur castel pour faire le coup de lance contre les voisins,
hardis comme des lions et avides comme des loups, inaccessibles
à la fatigue et aux maladies! L'un, Garcia Lopez de Salazar, dit
Bras de fer, qui mourut au siège d'Algésiras en 13Zi/i, âgé de cent
trente ans, après avoir engendré deux tils légitimes et cent vingt
bâtards; l'autre, Juan Lopez, qui vécut jusqu'à cent vingt ans,
sans autre occupation que de guerroyer; un second Juan Lopez,
noyé à quatre-vingts ans par ses ennemis avec son jeune fds , et
qui, les pieds liés, une pierre au cou, comme l'eau du ruisseau
était peu profcwide et que ses bourreaux le frappaient de leurs
lances, relevait encore la tête pour leur crier : « Frappez, frappez,
fils de chèvres; si comme j'ai une âme en un corps, j'en avais
cent, vous ne pourriez encore vous venger de moi, tellement
dans ma vie j'ai tiré du sang à votre lignage ; frappez tant que
vous pourrez, fils de chèvres! » Le plus célèbre enfin, Lope Gar-
cia de Salazar, vaillant comme tous ceux de sa race, qui, à soixante-
douze ans, après mille hauts faits, emprisonné par son fils Juan le
More, comjx)se vers lZi70, pour chasser ses sombres pensées, son
livre encore inédit : Libro de las buenas andanzas ê fortunas, des
adventures heureuses et contraires, simple récit des divers événemens
connus de lui ou accomplis sous ses yeux. C'est le premier ouvrage
écrit en castillan que puissent consulter la science héraldique et
l'archéologie.
Cependant, par une curiosité toute naturelle, au milieu de ses
travaux historiques, l'idée était venue à Trueba de rechercher
aussi les traces de sa famille; on a beau être le fils de ses œu-
vres, on n'est pas fâché de connaître et de pouvoir citer à l'occa-
sion la longue suite de ses aïeux. Du reste le fait en soi n'a rien
d'étonnant dans un pays comme la Viscaye, oi^i les deux tiers des
habitans sont hidalgos et font remonter leur noblesse aux pre-
miers temps de la guerre des Maures, oii, dans le moindre village,
nombre de pauvres maisons portent sur leurs façades de pierre,
au-dessus de l'arc de la porte, un et deux écus aux armes parlantes.
Trueba put constater ainsi que, malgré la pauvreté où il était né
lui-même, l'origine de sa race était des plus vénérables. La famille
de Trueba tire son nom d'un petit village situé dans le cercle de
Montija (Vieille-Castille) qui confine avec la partie orientale da se-^
norio de Viscaye. Ce village, aujourd'hui dépeuplé, existait encore
vers la fin du xvi'' siècle, ainsi qu'il appert d'un parchemin conservé
dans les archives municipales de Bilbao et rédigé après enquête à
la demande de Juan Fernando de Trueba, habitant de Balmaseda
et administrateur des douanes royales. La maison originaire de
A28 REVUE DES DEUX MONDES.
Trueba, fort ancienne alors, touchait la dîme comme patronnesse et
fondatrice de l'église paroissiale du lieu. Une branche de la fa-
mille était établie déjà depuis des siècles dans les Encartaciones de
Viscaye : c'est de celle-là qu'est sorti notre auteur. Il est vrai qu'à
suivre ainsi de trop près sa généalogie, on s'expose parfois à des
découvertes assez singulières : Trueba devait en faire l'expérience.
En feuilletant le livre inédit du vieux et noble chroniqueur Lope
Garcia de Salazar, dont nous avons parlé, n'a-t-il pas trouvé, contée
tout au long, la mésaventure d'un certain don Gonzalo de Trueba
qui vivait, lui aussi, dans le courant du xîy" siècle? Ce seigneur,
est-il dit, sur les confms de la Yiscaye et de la Vieille-Gastille, en
compagnie de quelques autres itial nommés chevaliers, et sous pré-
texte de lever des droits de péage, détroussait effrontément les
voyageurs; la justice provinciale se mit à sa poursuite, il fut pris
et pendu sur l'heure aux branches d'un arbre qui se trouvait là.
Voilà certes, on en conviendra, de sérieux titres de noblesse et tels
qu'en pourrait être lier tout autre que le simple et pacifique au-
teur du Livre des Chansons!
Pendant que Trueba, prenant à cœur son nouveau titre, s'occu-
pait à réveiller les curieux et sanglans souvenirs d'un passé lointain,
qui lui eût dit que ces mauvais jours allaient revenir et que son
infortuné pays, pour la seconde fois depuis trente années, serait,
comme en plein xiV' siècle, au temps des Salazar, des Zurbaran et
des Leguizamon, désolé par la guerre civile et la fureur des partis?
Jamais les provinces basques n'avaient été plus riches et plus heu-
reuses ; tandis que depuis deux ans le reste de l'Espagne était en
proie à l'anarchie, seul le nord se livrait en paix au commerce et
à l'industrie. Les entrepôts de Bilbao ne suffisaient plus à contenir
les marchandises que les navires étrangers à chaque voyage leur
apportaient comme fret; plusieurs chemins de fer reliaient les mines
en exploitation au fleuve ou à la mer; des usines et des fabriques
s'élevaient en foule; partout aux rives des cours d'eau, la fumée
des hauts-fourneaux obscurcissait l'air; dans les vallées où abon-
dent les eaux thermales, sur les plages de la mer, à Saint-Sébas-
tien, la population riche de Madrid venait passer la belle sai-
son, et y laissait chaque été des sommes considérables. Gomment
les Basques n'ont-ils pas vu où se trouvaient à la fois leur devoir
et leurs intérêts? Par quel excès d'aveuglement ont-ils consenti à
suivre les fanatiques et les ambitieux qui les lançaient dans une si
triste aventure?
Trueba pour sa part ne s'était jamais beaucoup occupé de poli-
tique : à peine trouve-t-on chez lui quelques allusions de ci de là
sur la pénurie du trésor et la faiblesse de la noble schora qui était
UN CONTEUR ESPAGNOL. 429
alors sur le trône , quelques plaisanteries plus ou moins malignes
sur la manière dont se pratiquent les élections et sur cette manie
des emplois qui est une des plaies de l'Espagne, quelques mots
aussi sur les mauvais gouvernemens et les peuples ingouvernables,
sur les hypocrites de Dieu et de la liberté, sur ces gens enfin qui
ont passé leur vie à conspirer pour saisir la queue de la poêle-, mais
tout cela d'une façon discrète, rapide, et comme en passant. Il ne se
pi'ésente pas en réformateur et en opposant; il laisse à d'autres les
attaques mordantes et les critiques passionnées; il est mal fait pour
la satire. En revanche il s'est toujours montré partisan enthousiaste
des fueros. Une fois même, en 1865, il a eu l'occasion de procla-
mer ofiiciellement les convictions de sa vie entière ; la reine Isa-
belle était venue visiter les provinces-sœurs; à Trueba, comme chro-
niqueur, incombait le soin d'écrire les épisodes les plus intéressans
du voyage; toujours préoccupés de leurs fameux privilèges, ses
compatriotes le chargèrent de rédiger aussi pour la souveraine un
message où seraient exposées leurs doléances et leurs prières. Ce
message, écrit avec grand soin sur parchemin, revêtu des signa-
tures de tous lesy^^rf* des provinces, fut remis solennellement à la
reine : dans un langage respectueux, mais ferme à la fois, l'orateur
demandait qu'on ne portât jamais atteinte à ces franchises recon-
nues jadis par les rois catholiques et que les Basques considèrent
comme leur bien le plus cher, leur honneur et leur droit. C'est dans
le même esprit qu'était conçu un mémoire sur V organisation so-
ciale de la Viscaye destiné à notre exposition universelle de 1867
et publié plus tard aux frais du sehorio. Il n'en fallait pas davan-
tage pour que Trueba devînt suspect à tout un parti. En effet les
habitans des provinces ne sont pas tous intéressés également au
maintien des fueros; cette ancienne organisation favorise singuliè-
rement les campagnes au détriment des centres ; pour ne citer
qu'un exemple, dans les élections le moindre bourg-pourri, le
moindre puehlo est mis sur le même pied que l'opulente et indus-
trieuse Bilbao. On comprend dès lors que les villes, où d'ailleurs
l'élément étranger est beaucoup plus considérable, ne fussent nulle-
ment portées à vanter un régime dont elles-mêmes n'avaient qu'à
se plaindre ; bien au contraire elles ne négligeaient aucune occasion
de réclamer l'assimilation des provinces basques au reste de l'Es-
pagne. De là entre elles et les campagnes un antagonisme toujours
croissant.
Lorsque la dernière guerre éclata, de même que les paysans ac-
clamaient don Carlos, les villes prirent parti pour les libéraux, et,
comme il arrive toujours en pareil cas, les discordes publiques s'en-
venimèrent des rancunes privées. Quiconque était soupçonné de
sympathie pour la cause contraire était aussitôt dénoncé, injurié,
430 REVUE DES DEUX MONDES.
saisi. Trueba demeurait alors à Bilbao avec sa famille; en dépit de
son caractère bien connu, lui qui, tout jeune encore, pour éviter de
suivre les bandes du premier prétendant, avait quitté son pays na-
tal, et dont les vieux parens avaient alors souffert mille persécu-
tions, il fut accusé de s'entendre avec les carlistes; on le traita de
néo-catholique, un de ces noms d'injure que se renvoie la haine
des partis; on le cita devant le gouverneur, on le dépouilla même
de sa charge, acte arbitraire et illégal au premier chef, puisque les
représentans du seriorio seuls, réunis en assemblée générale, ont
le droit de nommer et de destituer leurs fonctionnaires.
Bientôt il dut quitter Bilbao, qui allait être assiégé, laissant là,
dans sa précipitation , ses papiers et ses livres, et pour la seconde
fois chassé de son pays par la guerre civile, il prit caminando de
cspalda, à reculons, comme il dit lui-même, la route de l'exil. Il se
retrouvait presque aussi pauvre qu'aux jours de sa jeunesse, plus
connu, il est vrai, mais avec toute une famille à nourrir. Trueba se
résigna courageusement à reprendre son ancienne vie de misère et
de privations, croyant que, si sa plume pouvait servir à ramener
la paix entre les frères ennemis, toute sa peine serait trop payée.
En 1874 parut Mari-Saida, croquis d'un foyer et de ses alentours,
qui eut un gi-and succès. Ce livre, avec deux autres du même
genre : Ciel chargé de jjetits nuages, et le Paletot et la Veste, pu-
bliés quelque temps auparavant , appartiendraient , si l'on peut
dire, à la nouvelle manière de l'auteur. Ce ne sont pas, à propre-
ment parler, des romans; Trueba n'est pas fait pour les œuvres
de longue haleine; il s'y est essayé pourtant dans sa jeunesse,
mais il avoue lui-même qu'il y a médiocrement réussi. Dans ses
derniers ouvrages, Trueba ne procède plus, selon sa coutume, par
morceaux détachés ; il prend une idée générale qui fait le lien ap-
parent et comme l'unité du volume, mais en réalité sert de prétexte
à une foule de digressions. Ces digressions , on les devine sans
peine. Ce sont encore des descriptions du pays basque avec l'éloge
de ses habitans et de leur ancienne grandeur, mêlées de réflexions
douloureuses sur les malheurs présens. A ce propos, il n'a pas man-
qué de critiques en Espagne pour reprocher à l'auteur de mettre trop
peu de variété dans ses peintures , de revenir jusqu'à satiété sur les
mêmes sujets. Quoi! toujours des vallées vertes et des montagnes et
des torrens 1 toujours des maisonnettes blanches aperçues derrière
un rideau de cerisiers et de noyers! En vérité, cela est monotone.
A quoi il répond assez finement : « Préféreriez- vous un bois d'oran-
gers? » En effet, la \iscaye ne ressemble point à l'Andalousie; si
d'autres mettent vanité à tirer leurs livres de leur seule imagina-
tion, lui ne parle que de ce qu'il connaît et de ce qui l'intéresse.
Bien qu'il ait beaucoup produit, car les volumes que nous avons
ON CONTEUR ESPAGNOL. ZlSl
cités ne fourniraient encore qu'une partie de son œuvre, Trueba est
un écrivain correct et châtié : non pas qu'il ait rien de prétentieux,
d'affecté, ou qu'il élève jamais le ton; mais, jusque dans son genre
familier, il a le souci du style et le respect de ses lecteurs. Le même
scrupule qu'il met dans le choix des sujets, il le porte aussi dans le
choix des mots ; il aime l'expression juste comme la pensée droite,
car cela encore fait pour lui partie de l'honnêteté littéraire. Il s'at-
tache à être précis et vrai jusque dans le moindre détail, et, pas à
pas, suit la nature. Lui-même en a cité un exemple assez amu-
sant, « Par une cruelle nuit du mois de janvier, dit-il, j'écrivais à
un quatrième étage de la rue de Lope de Vega, dans la maison qui
porte le numéro 32, le conte que j'ai intitulé les Piech dan» Venfer-^
une difficulté vint m'arrèter soudain : il «s'agissait d'expliquer les
altérations qu'éprouve le son de l'eau pendant que se remplit la
cruche à la fontaine; or jamais je n'avais étudié ces altérations et
il n'y avait pas en ce moment assez d'eau chez moi pour faire une
expérience. Le lendemain, à la première heure, on devait venir de
l'imprimerie pour chercher le conte qui était attendu ; il fallait
qu'à tout prix je l'eusse achevé cette même nuit. Savez- vous ce
que je fis pour sortir d'embarras? A trois heures du matin, bravant
l'obscurité, et la pluie et le vent, je me rendis à la petite fontaine
de la place de Jésus avec une cruche sous mon manteau , et je pas-
sai là un bon quart d'heure, écoutant le bruit de l'eau qui tombait
dans la cruche. » En somme, à ce moment, il ne risquait qu'un gros
rhume; mais son goût pour l'observation devait l'exposer à des
dangers plus sérieux. L'aventure est bien espagnole et mérite d'être
contée. Trueba se préparait à écrire quelque autre nouvelle, e*
d'après le plan qu'il s'était tracé d'avance il avait à faire une des-
cription du jour levant dans la campagne. Maintes fois il avait as-
sisté à ce magnifique spectacle, mais pour le bien rendre il avait
besoin de le contempler et de l'étudier à nouveau. Donc un beau
matin, bien avant que l'aube parût, en compagnie de Luis de Eguilaz
et de Bustillo, ses deux confrères en littérature, il se rendit sur les
hauteurs de Yicâlvaro, aux environs de Madrid; ils y faisaient pro-
vision d'images et d'impressions poétiques lorsque tout à coup fon-
ditsur eux une petite troupe d'hommes de mauvaise mine qui pen-
saient avoir mis la main sur une riche proie. A quelque chose
malheur est bon : nos trois littérateurs n'avaient pas même de
montre sur eux, et les voleurs furent les seuls volés.
Dans la vie privée, Trueba est bien l'homme que nous ont fait
deviner ses livres : doux, serviable et bon ; aussi est-il aimé de tous
à Madrid. Il a l'extérieur d'un vrai montagnard, le corps grand et
fort, les gestes un peu gauches, les traits réguliers sans rien de
432 REVDE DES DEUX MONDES.
bien expressif; il va toujours distrait et rêveur; mais qu'on ne s'y
trompe pas : sous ces dehors modestes, cet homme simple et naïf
cache un caractère fortement trempé, et nulle circonstance de sa
vie, si pénible et douloureuse qu'elle pût être, ne l'a trouvé au-
dessous de l'épreuve. D'ailleurs aujourd'hui plus que ses propres
misères, ce qui l'afïlige, c'est le malheur de son cher pays. Certes il
déteste la guerre civile, cette guerre de Cains, comme il l'appelle;
il n'a que des paroles de mépris et de colère contre ceux qui, pour
satisfaire une ambition coupable, n'ont point craint d'attirer sur leur
patrie les plus affreux désastres ; mais il ne peut encore oublier que
les Basques sont ses compatriotes. Que dans la presse madrilène une
voix justement indignée s'élève pour flétrir l'ingratitude des pro-
vinces du nord et réclamer l'abolition des fueros aussitôt après la
conclusion de la guerre, Trueba proteste. Dans son patriotisme de
clocher, bien excusable du reste, il ne voit pas que la sécurité, l'hon-
neur même de l'Espagne, exigent que les rebelles soient punis ; il
veut conserver aux trois sœurs ces vieilles franchises dont elles
n'ont pas su jouir prudemment, sans y chercher une arme contre
la mère-patrie.
Sans aucun doute l'Espagne, c'est-à-dire les quarante- cinq pro-
vinces qui reconnaissent aujourd'hui la monarchie d'Alphonse XII,
ne tardera pas à triompher, ne fût-ce que par la force du nombre.
Verra-t-on se renouveler alors les scandales de Vergara? Verra-t-on,
libres de tout impôt, exemptés de la conscription, ceux-là mêmes par
qui les charges de l'état se sont depuis quatre ans effroyablement
accrues et qui de gatté de cœur ont versé à flots le sang espagnol sur
tant de champs de bataille? Ce serait là préparer les germes d'une
nouvelle révolte. Les trois provinces basques, par leur faute, vont
être condamnées à rentrer dans la loi commune : le coup, si rude
qu'il leur soit, n'a rien qui doive les désespérer; qu'elles acceptent
franchement leur défaite et la paix, qu'elles mettent à profit les avan-
tages de leur position, les ressources inépuisables de leur sol et les
mâles vertus qui distinguent leurs populations et que personne ne
songe à contester, elles compteront bientôt parmi les contrées les
plus fortunées de l'Europe; pour Trueba, lui-même n'aura pas trop
à se plaindre, si, de retour dans ses chères montagnes, rendu à ses
travaux d'autrefois, il peut terminer par une heureuse page, au
sein d'un pays désormais tranquille et prospère, cette Histoire de
la Viscaye entreprise depuis tant d'années et qu'on attend toujours
de lui.
L. Louis-Lande.
DEUX CHANCELIERS
VI.
DIX ANS D'ASSOCIATION (1).
Le 9 janvier 1873, Napoléon III s'éteignait tristement sur la terre
d'exil à Chislehurst, et peu de temps après, le 27 mars, Guil-
laume I" entrait dans la soixante- seizième année d'une vie à laquelle
n'ont point certes manqué les faveurs les plus extraordinaires de la
fortune. L'Allemagne célébrait la fête de son nouvel empereur avec
des transports de joie d'autant plus bruyans et sincères que le mo-
narque avait attendu cet anniversaire pour ratifier une dernière
convention avec le gouvernement de Versailles, convention qui as-
surait le paiement anticipé du cinquième milliard de la rançon fran-
çaise et le retour très prochain des troupes d'occupation d'au-delà des
Vosges. Les grands comptes avec l'ennemi héréditaire ainsi définiti-
vement réglés, le vainqueur de Sedan songea de son côté à s'ac-
quitter d'une petite dette de cœur : il résolut d'aller porter à l'empe-
reur Alexandre 11 l'expression de sa vive gratitude pour le concours
loyal qu'il lui avait prêté pendant une période mémorable d'épreuves
et de combats. Longtemps prévu, tour à tour an once et différé, le
voyage de Saint-Pétersbourg s'accomplit enfin à l'ouverture de la
belle saison, et M. de Bismarck eut soin de préciser dans la circon-
stance la date aussi bien que le caractère de l'étroite association
(1) Voyez la Revue du lo juin, du 1'' juillet, du 15 août, du 15 septembre et du
15 novembre 1873.
TOME Mil. — 1870. 28
A3/i REVUE DES DEUX MONDES.
d'intérêts établie entre la Russie et la Prusse et devenue si fatale
à l'Occident. « La communauté de vues, — ainsi s'exprimait l'or-
gane officiel de la chancellerie allemande (1), — qui fit l'alliance de
la Prusse et de la Russie en 1863, lors de l'insurrection polonaise,
fut le point de départ de cette politique actuelle des deux états,
qui, à l'occasion des grands événemens des dernières années, a
affirmé sa puissance. Depuis l'attitude de la Russie dans la question
du SIesvig-Holstein jusqu'aux preuves importantes de sympathie
données à l'Allemagne par l'empereur Alexandre durant la dernière
guerre, tout a concouru à rendre cette alliance plus soli le encore. »
Par une sorte de fiction historique qui ne laisse pas de confondre
quelque peu la raison, mais qu'une volonté souveraine sait impo-
ser aux actes et jusqu'aux monumens publics de la Russie, la cam-
pagne de 1870 ne cesse d'être exaltée dans les sphères officielles de
l'empire des tsars comme la continuation de l'œuvre de 181/i, comme
l'épisode final de « cette grande époque où les armées réunies de la
Russie et de la Prusse combattaient pour une cause sacrée qui leur
était commune (2).» Au Kremlin, dans la splendide salle consacrée
par l'empereur Nicolas aux gloires militaires de la patrie et qui est
comme l'arc de l'Étoile de la sainte Russie, le touriste étranger est tout
étonné de voir briller à l'heure qu'il est en lettres d'or sur le marbre
les noms de Moltke, de Roon, et des autres capitaines de la Germanie
qui se sont illustrés dans la dernière guerre contre la France (3). Aussi
le vainqueur de Sedan pouvait-il se faire l'illusion d'être toujours
au milieu de ses sujets en traversant en 1873 les vastes plaines
moscovites : de la frontière jusqu'au golfe de Finlande, le voyage
ne fut qu'une suite non interrompue de triomphes et d'ovations. A
chaque gare où s'arrêtait le train impérial attendait une garde
d'honneur et retentissait l'hymne national allemand; le tsar vint à
la rencontre de son auguste hôte à la Gatchina, et le 27 avril les
deux souverains faisaient leur entrée dans la capitale de Pierre le
Grand. Le ciel était triste et froid , et le soleil refusait d'éclairer
(c la ville aux rue ; humides et aux cœurs secs, » comme l'a appelée
un de ses poètes; mais l'industrie humaine avait fait son possible
pour suppléer la nature et réparer du climat l'irréparable outrage.
(1) Correspondance provinciale du l^' mai 1873.
(2) Télégrammo du tsar au roi Guillaume P"" du 9 décembre 1869. — Tout récem-
ment, au dernier banquet de Saint-George, l'empereur Alexandre II disait encore :
« Je suis heureux de pouvoir constater que l'alliance intime entre nos trois empires
et nos trois armées, fondée par nos augustes prédécesseurs pour la défense de la même
cause, existe intacte à l'heure qu'il est. » Journal officiel de l'empire russe du 12 dé-
cembre 1875.
(3) Comte ïamowski, Une Visite à Moscou, — Revue de Cracovie, novembre 1875.
DEUX CHANCELIERS. /i35
« Toutes les serres de la capitale, sans en excepter celles des jardins
impériaux, dit un témoin oculaire (1), furent littéralement dévastées
pour improviser autour des portes et des fenêtres un printemps qui,
dans notre nord attardé, n'arrive qu'avec l'été, » et les riches tapis
suspendus aux rebords ou étendus le long des édifices donnaient
par endroits à la cité boréale l'aspect joyeux de la ville des la-
gunes... « La perspective Izmaïlovsky, la perspective Voznessensky,
la Grandg-Morskaïa, formaient une espèce d'allée continue de dra-
peaux aux couleurs russes, allemandes et prussiennes. Sur un grand
nombre de balcons, on remarquait au milieu de la verdure et des
fleurs les bustes des deux monarques couronnés de laurier. La fa-
çade du grand manège Préobrajensky était ornée d'un faisceau
d'étendards entourant une croix colossale de cet ordre militaire de
Saint-George dont sa majesté l'empereur Guillaume est le plus an-
cien chevalier et le seul grand- cordon. » La foule se pressait sur le
passage des hôtes venus de Berlin ; l'expansif prince de Bismarck
et le taciturne comte de Moltke avaient surtout le don de fasciner
les regards.
Pendant douze jours, ce fut une succession sans relâche de re-
vues, de parades, de retraites, d'illuminations, de bals, de raouts,
de banquets, de concerts et de représentations de gala. Parmi ces
dernières, les chroniqueurs signalent les deux splendides ballets du
Roi Cnndaule et de Don Oiiicholte. Le populaire eut aussi sa part
dans les réjouissances, notanmient le soir du 29 avril, lors du fes-
tival gigantesque de la place du Palais. Les deux souverains assis-
taient au concert monstre du balcon surmontant le perron du châ-
teau. « A leur arrivée, cinq soleils électriques éclairèrent tout à
coup la place avec une telle intensité que l'on pouvait distinguer
les traits de tous les assistans, et l'orchestre entonna l'hymne na-
tional prussien. Le nombre total des musiciens était de 1,550, plus
600 trompettes et 350 tambours. Après l'hymne retentit la Marche
du roi Frédéric-Guillaume III ; puis vint toute une série de mar-
ches militaires, la Marche de Steinmelz, la Wacht am Rhein, la
Marche de la garde de 1808, au son de laquelle les régimens russes
retournèrent à Saint-Pétersbourg après la campagne d'Eylau, et la
Marche de Pa?is, qu'entendirent jadis les armées alliées lors de
leur entrée triomphale dans la capitale de la France. La prière mi-
litaire : que Dieu est grand à Sion, produisit, elle aussi, un effet
immense. » On ne sait trop s'expliquer comment, au milieu d'une
musique toute consacrée aux dieux Mars et Vulcain, put s'égarer la
(1) Aus der Petershurger Gesellschaft. Les autres descriptions sont empruntées au
Journal de Saint-Pétersbourg et à V Invalide russe de l'époque.
A36 REVUE DES DEUX MONDES.
douce romance de Weber intitulée V Éloge des Larmes {Lob der
Thrdnen)^ à moins que ce ne fût là un hommage discret rendu à la
sensibilité bien connue du vieux Hohenzollern, et dont maints dis-
cours, lettres ou télégrammes portent dans l'histoire la trace au-
thentique. Ce caractère facilement impressionnable du souverain
d'Allemagne ne se démentit point, tant s'en faut, à Saint-Péters-
bourg; il éclata surtout au moment où les deux monarques se firent
leurs adieux dans les salons impériaux de la gare de la Gatchina.
Pour ne pas succomber à l'émotion, Guillaume 1" dut quitter brus-
quement le salon ; a la tête inclinée, les traits contractés, il sortit à
pas précipités et gagna le wagon sans se retowmer. »
Du reste, si pendant ce séjour des hôtes prussiens sur les bords
de la Neva tous les honneurs furent pour l'oncle du tsar , la cu-
riosité du public, haletante et presque fiévreuse, se reportait de
préférence, on s'en doute bien, sur le ministre extraordinaire dont
l'uniforme de cuirassier blanc faisait partout ressortir encore la
stature imposante, sur ce chancelier d'Allemagne qui, dans le court
espace d'un lustre, a sa fonder un empire sur la ruine de deux au-
tres. On n'avait pas eu le temps d'oublier à Saint-Pétersbourg le
diplomate frondeur qui, de 1859 à- 18(52, étonnait et amusait la
société russe par ses médisances contre sa propre cour, par ses
plaisanteries sur les « perruques de Potsdam » et les « philistins de
la Sprée, » et à qui il arriva parfois de répéter alors le mot fameux
de M. Prudhomme, le mot : si fêtais le goiwernementl.. quitte à en
rire tout le premier. Il était le gouvernement à cette heure, il était
même le maître de l'Europe, et son astre avait fait pâlir l'étoile d'un
Habsbourg et d'un Napoléon ! Le sujet prêtait à plus d'un rappro-
chement saisissant, à mainte réminiscence piquante, et il y eut
place aussi pour les remarques futiles, pour le plerisque varia mi-
rantibus dont parle l'immortel historien en présence de tout chan-
gement prodigieux de fortune. En présence de l'homme aux cinq
milliards, les grandes dames, au Palais d'hiver, se rappelaient cer-
taine ambassadrice d'il y a dix ans, qui un jour déclarait hardiment
ne pouvoir payer hO roubles d'argent une primeur d'asperges, qui
un autre jour avouait en toute candeur ne devoir ses nouvelles
boucles d'oreilles en diamant qu'à l'échange d'une tabatière de
prix, ancien cadeau du prince de Darmstadt (1). L'ambassadrice,
c'était la femme de M. de Bismarck, baron alors, prince aujour-
d'hui, bon prince avec tout cela et n'ayant rien perdu de son affabi-
lité d'autrefois. Il était facile, enjoué, empressé comme du temps
de sa mission en Russie; il s'enquérait des amis, des connais-
(1) Ans der Pelersburger Gesellschaft, t. II, p. 89.
DEUX CHANCELTERS. f\V7
sances, des gens petits ou grands qu'il y avait entrevus jadis, et
semblait renouer des relations et des conversations interrompues
seulement d'hier. L'homme d'état se dérobait entièrement pour ne
laisser voir que l'homme de cour et l'homme du monde, et il n'est
pas jusque dans ses rapports avec le prince Gortchakof, nous af-
firme un observateur sagace , qu'il n'ait tenu à dépouiller le mi-
nistre étranger et à ne paraître que comme le compagnon, presque
le compatriote. Il lui témoignait la déférence d'un ami affectueux
envers son aîné, — d'un disciple envers le maître, disaient les flat-
teurs sans penser à mal, sans penser surtout au discipulus supra
magistrum auquel Alexandre Mikhaïlovitch, bon latiniste lui, son-
geait peut-être.
Ils paraissaient ainsi souvent en public, aux nombreuses fêtes et
réceptions, l'un à côté de l'autre, l'un dominant la foule de sa tête
fortement burinée, l'autre bien reconnaissable aussi à ses traits en
taille-douce, fins, spirituels, et quelque peu narquois. D'après cette
ingénieuse étiquette de cour dont le bon Homère a donné le premier
précepte en faisant échanger à Diomède et Glaucos leurs brillantes
armures, le ministre russe portait les insignes de l'Aigle noire de
Prusse et le ministre prussien les insignes de Saint-André de Rus-
sie,— et cette promiscuité de cordons rappelait involontairement la
communauté des liens qui unissaient depuis si longtemps ces diplo-
mates illustres. Phénomène assurément rare qu'une pareille entente
si cordiale, si inaltérable, entre deux hommes d'état dirigeant deux
différens empires, bien fait pour arrêter la pensée et qui, pendant
les pompeuses solennités de Saint-Pétersbourg, ne cessait en effet
de préoccuper les esprits réfléchis. Ils cherchaient en vain dans le
passé l'exemple d'une harmonie d'action aussi constante et écla-
tante : certaines intimités politiques demeurées célèbres dans l'his-
toire, celles entre autres de Ghoiseul et Kaunitz, de Dubois et Stan-
hope, ou bien encore de Mazarin et Gromwell, ne furent un instant
évoquées que pour être aussitôt reconnues des souvenirs trom-
peurs, des analogies seulement apparentes. Personne d'ailleurs ne
méconnaissait l'influence considérable, décisive, que l'accord entre
les deux chanceliers a eue sur les destinées récentes de l'Europe;
personne non plus ne mettait en doute le parti prodigieux que M. de
Bismarck a su tirer de cette conjoncture dans ses téméraires en-
treprises : les avis ne commençaient à difl'érer qu'alors qu'il s'a-
gissait d'établir les comptes de la Russie, de bien préciser les pro-
fits apportés à l'empire des tsars par cette association de dix ans,
les dix années les plus agitées qu'ait connues le continent depuis le
jour de Waterloo.
Au sentiment des uns, tout était avantage et gain pour le peuple
/i38 REVUE DES DEUX MONDES.
de Rourik, dans la situation créée par les faits immenses de Sadovva
et de Sedan. Ils montraient l'humiliant traité de 1856 déchiré,
l'Autriche punie de sa « trahison » lors de la guerre de Crimée, la
France déchue et amoindrie, l'Angleterre spectatrice résignée des
progrès du général Kaufman à Bokhara, et la Russie recouvrant son
prestige d'autrefois, savourant en toute quiétude la vengeance, ce
plaisir des dieux et des grands favoris des dieux comme Alexandre
Mikhaïlovitch. N'y a-t-il pas en eflet, disait-on, une fortune merveil-
leuse, une unité imposante dans la carrière de ce ministre, qui, dès
les conférences de Vienne, s'était juré de prendre la revanche de l'a-
baissement de sa patrie et qui a su si bien tenir son serment? N'y
a-t-il pas comme une Némésis grandiose dans le châtiment successif
de ces « alliés » superbes qui, en 1853, avaient pris la défense du
croissant contre la croix de Saint-André, qui, dix ans plus tard,
avaient osé soulever la question de Pologne? A l'heure qu'il est,
l'Autriche et la France rivalisent de procédés flatteurs, obséquieux,
auprès du « barbare du nord » tant décrié, l'Angleterre sollicite de
lui un modus vivendi dans l'Asie centrale, et cette position enviable
et glorieuse, la Russie l'a obtenue sans combat, sans sacrifices,
rien qu'en se recueillant, en développant sa prospérité intérieure
et en laissant seulement faire le voisin, un ami séculaire, éprouvé,
et dont le dévoûment ne s'est jamais démenti. Il n'est que juste
que la Prusse ait récolté les fruits de sa valeur et de sa fidélité , et
les sentimens bien connus de l'empereur Guillaume envers le tsar,
les liens de famille qui unissent depuis si longtemps les deux cours,
enfin les destinées si distinctes en même temps que si conformes
des deux états sont les gages certains d'une entente future, perma-
nente et inébranlable. La Prusse n'a pas d'intérêt propre dans la
question orientale, que de fois n'en a-t-elle fait la déclaration solen-
nelle! Le jour où s'ouvrira la succession de l'Osmanli, le Hohenzol-
lern saura prouver sa reconnaissance envers le Romanof. Les petites
jalousies et les petites rivalités ont fait leur temps comme les pe-
tits états et les petits artifices d'influence et de balance des forces :
l'avenir est à une politique rationnelle basée sur la nature des
choses, la réalité de la géographie, l'homogénéité des races, et cette
politique assigne à la Russie et à l'Allemagne leurs rôles respectifs
et corollaires. Au point de vue des principes généraux, on ne peut
que se féliciter que le sceptre de l'Occident ait échappé à une na-
tion turbulente, volcanique, faisant de la propagande tantôt jaco-
bine, tantôt ultramontaine, mais toujours révolutionnaire, pour
passer aux mains d'un état bien ordonné, hiérarchique et disci-
pliné s'il en fut. Enfin, et dernière considération, Sadowa et Sedan
ont été des victoires protestantes sur les deux premières puissances
DEUX CHANCELIERS. 439
catholiques, et la lutte que vient d'engager )I. de Bismarck contre
la curie romaine n'est que la conséquence logique de ce grand fait
d'histoire; or, sans même partager certaines idées bien répandues
pourtant sur une fusion possible un jour des croyances protestante
et orthodoxe, ce n'est pas à l'église de Photius en tout cas de
prendre ombrage du coup mortel porté au Vatican.
A de semblables apologies, auxquelles ne manquaient ni les ar-
gumens captieux ni les traits acérés, les dissidens opposaient des
objections inspirées par un patriotisme également sincère, mais
beaucoup moins optimiste. D'accord pour admirer la facilité et la
promptitude avec laquelle la Russie a su se relever de son désastre
de Crimée , ils prétendaient seulement que ce grand résultat avait
été obtenu bien avant l'avènement de M. de Bismarck, bien avant
toute association avec lui, et que dès l'année 1860 l'empire de Rou-
rik avait repris la grande position qui lui est due en Europe, alors
que les souverains d'Autriche, de Prusse et tant de princes d'Alle-
magne étaient venus saluer le tsar à Varsovie , reconnaître sa su-
prématie morale, et que Napoléon ill de son côté recherchait son
amitié et acceptait son arbitrage. L'habileté extrême avec laquelle
le prince Gortchakof a su user de la « cordialité française » pour le
bien de la Russie sans livrer aucun des intérêts essentiels et sans
rien compromettre des principes conservateurs et traditionnels de
son gouvernement demeurera toujours un de ses plus beaux titres
à la reconnaissance de sa patrie, et il eût été à désirer qu'il eût
gardé la même mesure, la même réserve plus tard dans cette inti-
mité avec la Prusse qui, à l'occasion de l'insurrection polonaise,
était venue remplacer l'ancienne entente avec les Tuileries. Le suc-
cesseur de Nesselrode s'est exagéré sans contredit la portée et le
danger des fameuses remontrances au sujet de la Pologne, ainsi
que la nature des services, bien intéressés en somme, que lui rendit
alors l'ami de Berlin; ce n'était pas là une raison dans tous les cas
de bouder l'Europe après que l'incident fut vidé à l'avantage écla-
tant du gouvernement russe, de la bouder pendant de longues an-
nées, de ne plus vouloir d'autre alliée que la Prusse, et de s'en tenir
à l'égard de cette dernière puissance au système constant de laisser-
aller, de laisser-faire et de se laisser-prendre.
C'a été en général le profond malheur des quinze ou vingt der-
nières années, — pensaient ces patriotes éclairés, — que la rancune,
la mauvaise humeur, aient joué un si grand rôle dans les graves
affaires du monde : tristes sentimens à coup sûr, et dont le chan-
celier actuel d'Allemagne a seul su se préserver! C'est par rancune
de la conduite du cabinet de Saint-Pétersbourg dans la question
italienne que l'Autriche avait pris sous sa protection les insurgés de
i/|0 • KEVUE DKS DEUX MONDES.
la Pologne, c'est par mauvaise humeur contre l'Angleterre dans la
question du congrès que Napoléon III avait abandonné la cause du
Danemark, et Alexandre Mikhaïlovitch a cédé à de pareils mobiles
plus que tout autre, il a même été le premier à pratiquer cette
« politique de dépit » avec ses griefs imaginaires contre l'Autriche
dans la guerre d'Orient, comme il n'a pas été non plus le dernier
à caresser certaine « politique de pourboire » avec sa ligue des
neutres, qui a empêché tout concert des puissances. Que d'opportu-
nités heureuses pour le salut de l'Europe, pour la gloire de sa na-
tion et la splendeur de son auguste maître le chancelier russe
n'a- 1- il pas laissées échapper par amour de la Prusse : au prin-
temps 1867, alors que la France et l'Autriche lui offraient des con-
cessions si larges en Orient, à l'automne 1870, alors que l'An-
gleterre et l'Autriche le sollicitaient de prendre l'initiative dans
l'œuvre de la paix ! Que d'illusions aussi dans cette croyance, que
ie prince Gortchakof n'a rien sacrifié pendant ces dix années d'asso-
ciation avec son redoutable 'collègue! N'est-ce donc rien que ce port
de Kiel, la clé de la Baltique, livré aux mains des Allemands?
n'est-ce rien que le démembrement de la monarchie danoise, la
patrie de la tsarevna? n'est-ce rien que le vasselage de la reine
Olga, le renversement et la spoliation de tant de familles régnantes
alliées par le sang à la maison de Romanof, la perte de l'indépen-
dance de ces états secondaires de tout temps si dévoués et si fidèles
à la Russie? n'est-ce rien enfin que tout ce profond bouleverse-
ment de l'ancien équilibre européen, et l'agrandissement démesuré,
gigantesque, d'une puissance limitrophe?
« La grandeur est une chose relative, et un pays peut être dimi-
nué, tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces s'accu-
mulent autour de lui (1). » Ce mot qu'entendit Napoléon III au len-
demain de Sadowa, la Russie peut bien se l'appliquer, elle aussi,
depuis le jour de Sedan, car personne assurément ne voudra prétendre
que l'abolition de l'article 3 du traité de Paris soit l'équivalent des
forces accumulées par la Prusse au centre de l'Europe. Quant aux
espérances en Orient, elles sont bien aléatoires, comme toute spé-
culation d'héritage : le malade a tant de fois déjà trompé l'attente
de ses médecins , on n'est plus à compter les crises mortelles qui
devaient l'emporter, et peut-être n'est-ce point précisément à la
Russie de se plaindre de ce prolongement d'agonie. C'est là encore
une question en effet si la Russie est ores et déjà en état de se char-
ger de la succession, si elle est suffisamment outillée pour un si
(1) Note confidentielle de M. Magne, 20 juillet 1866.— PapiVrs et correspondance de
la famille impériale, I, p. 241.
DEUX r.HANCELTEP.S. 441
vaste établissement, si elle a en un mot toutes les forces militaires
et financières, ainsi que tout le personnel administratif indispen-
sables pour utilement occuper des domaines aussi divers qu'éten-
dus. On ne prend pas possession de provinces européennes comme
de telles contrées le long de l'Amour et du Syr-Daria; on risque de
trouver plus d'une Pologne ingouvernable parmi ces peuples du
Danube et du Balkan, et l'unité de la loi, l'uniformité du svod,
ne sera pas si facile à établir dans des pays où florissaient côte
à côte les institutions les plus disparates, depuis le régime du
cimeterre jusqu'au régime parlementaire. La transformation de la
Turquie ne transformera-t-elle pas au surplus le peuple mosco-
vite à son tour, et l'histoire ne tiendra-t-elle pas à répéter à cette
occasion la grande et pathétique leçon de Grœcia capLa? La Russie
sera-t-elle encore la Russie le jour où elle dominera la péninsule
orientale , et un empire baigné par les Ilots azurés du Bosphore
pourra-t-il conserver sa capitale sur les bords glacés de la Fin-
lande? Graves et obscurs problèmes devant lesquels il est permis
de s'arrêter, de concevoir des appréhensions et des doutes. Ce
qui n'est pas douteux par contre, c'est qu'cà l'heure du destin la
Prusse posera ses conditions et stipulera ses compensations. Ce
n'est pas une dette de reconnaissance dont elle songera à s'ac-
quitter alors, c'est un nouveau marché qu'elle entendra établir.
Mettra-t-elle pour prix de son consentement la Hollande, le Jutland
ou les territoires allemands de l'Autriche? la frontière de la Vistule
ou les provinces de la Baltique?
Qui sait d'ailleurs si ce drame prolongé de la décadence turque
n'est pas encore destiné à recevoir un dénoûment peu ou point en-
trevu jusque-là, bien original pourtant et rien moins qu'illogique?
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les publicistes et les patriotes de
Berlin parlent de la mission de l'Autriche dans les pays du Danube
et du Bosphore, qu'ils la disent appelée par la Providence à forti-
fier dans ces contrées les intérêts tudesques, à y « porter la culture
allemande. » Depuis le grand jour de Sedan surtout, les exhorta-
tions, les sommations ne manquent pas à cette puissance a de cher-
cher son centre de gravité ailleurs qu'à Vienne, » de justifier enfin
son nom séculaire de Ost-reich et de devenir un empire de l'est
dans le sens véritable du mot. Une monarchie constamment mena-
cée de la perte prochaine de ses possessions germaniques sur la
Leitha pourra bien à la longue être amenée à tenter l'aventure,
alors surtout qu'on prendra le soin de lui présenter cette aventure
comme une nécessité et comme une vertu; un état qui n'a jamais
été fortement centralisé, et qui a toujours oscillé entre le dualisme
et un système fédéral plus ou moins défini, aura mêm^e grande
A42 REVUE DES DEUX MONDES.
chance d'apparaître à l'Europe comme le cadre le plus propre pour
cette bigarrure de races, de religions et d'institutions qui s'étend
des Portes de Fer jusqu'à la Corne-d'or. Un empire de l'est aux tra-
ditions et aux influences germaniques sur le Bosphore, plus au sud
un royaume de Grèce agrandi de la Thessalie et de l'Épire, enfin
au nord une Allemagne complétée dans son unité par les provinces
cisleithanes, — il y aura là de quoi contenter bien du monde, sans
en excepter l'Angleterre. C'est, on l'avouera, une solution comme
une autre de la redoutable question ottomane, et toute hypothèse,
toute fantaisie a le droit de se produire dès que l'on touche à ce
monde fantastique de l'Orient, et à ce monde non moins mystérieux
et terrible que porte dans sa tête le grand solitaire de Varzin...
Ce qui, dans tous les cas, n'est point du domaine de l'hypothèse
et de la fantaisie, ce qui malheureusement n'est qu'une réalité trop
évidente et palpable, c'est qu'à la place de cette « combinaison
purement et exclusivement défensive, » comme le prince Gortcha-
kof avait un jour si justement appelé l'ancien Buncl, — à la place
d'une ligue d'états pacifiques, tous amis obligés de la Russie et lui
formant comme une suite continue de remparts, — l'empire d'A-
lexandre II voit maintenant en face de lui, pesamment couchée tout
le long de sa frontière, une puissance formidable, la puissance la plus
forte du continent, ambitieuse, avide, entreprenante et ayant dé-
sormais la mi.^sion inéluctable de défendre contre lui ce qu'on est
convenu d'appeler les inlérêts de l'Occident. Il n'est pas jusqu'à la
question polonaise que cette puissance ne pourrait soulever, le cas
échéant, au gré de ses besoins, et tout autrement que ne l'avaient
fait les cabinets de Paris et de Londres : la thèse d'un tel « coup
au cœur » n'a-t-elle pas été très chaleureusement soutenue en
1871 par certains hommes d'état hongrois fort avant dans les con-
fidences du ministre prussien? La conduite du gouvernement de
Berlin lors de la dernière insurrection de Varsovie ne préjudicie en
rien l'avenir : les discours passionnés de M. de Bismarck en 18A9
contre la révolte des Magyars ne l'ont point empêché d'armer bien
des années plus tard les légions du général Klapka. On ne niera
pas du moins les visées prussiennes en 1863 sur la rive gauche de
la Vistule, « la frontière naturelle; » à l'heure qu'il est encore, les
amis de Berlin n'insinuent -ils pas par momens que ce serait là
peut-être le moyen le plus efiicace d'en finir avec l'esprit du polo-
nisme? On ne parle pas des provinces de la Baltique, comme avant
Sadowa on répudiait toute pensée de vouloir jamais franchir le Mein;
mais l'effervescence tudesque de la Gourlande et de la Livonie va en
croissant, et à quels douloureux sacrifices le HohenzoUern ne sait-il
pas se résigner alors qu'il croit entendre la voix d'en haut, la voix
DEUX CHANCELIERS. hli'i
des « frères allemands? » Certes on aurait fait frémir le prince-
régent en 1858, si on lui avait parlé alors d'une guerre contre
un Habsbourg et d'un compagnon d'armes du nom de Garibaldi;
il a fini cependant par accepter la dure nécessité, et il a donné
le signal d'une lutte fratricide, la douleur dans l'âme et les larmes
aux yeux. IS' est-il point puéril du reste de mesurer les destinées
des nations par la vie plus ou moins longue de tel ou tel sou-
verain? Il peut venir en Allemagne un empereur qui n'ait ni l'af-
fection ni le souvenir d'Alexandre II, il peut s'élever « un pha-
raon qui ne connut point Joseph, » pour parler avec les saintes
Écritures, et puis il y a quelque chose de plus fort au monde
que tsar et empereur : la nécessité de l'histoire, la fatalité de la
race...
Race redoutable que celle de ces vainqueurs de Sadowa et de Se-
dan , et dont l'esprit envahisseur et conquérant dès l'origine a su
survivre à toutes les transformations et s'accommoder de tous les
déguisemeos ! Humbles à la fois et présomptueux, sobres et proli-
fiques, expansifs et tenaces, pratiquant avec persistance leur ancien
proverbe : ubi bene, ibi jjulria, et gardant néanmoins toujours un
âpre attachement à la mère - patrie ^ les Allemands s'infiltrent en
tout pays, pénètrent dans toutes les régions, ne dédaignent aucun
coin de la terre habitable. Ils ont leurs familiers et consanguins sur
tous les trônes et dans tous les comptoirs du monde; ils peuplent
les centres industriels de l'Europe et les soUtudes du far-west-, ils
décident les élections présidentielles dans les États-Unis, ils four-
nissent le contingent le plus fort du haut personnel administratif
dans l'empire des tsars, et le souvenir est encore récent de cette
statistique de l'armée russe, qui, sur 100 officiers supérieurs, en
relevait 80 d'origine germanique (1). Tel apparaissait déjà l'Alle-
mand avant les grands coups de fortune de 1866 et de 1870, avant
l'ère de fer et de sang, avant que M. de Bismarck ne lui eût révélé
le secret de sa force, ne lui eût dit le mot magique : tu regcre im~
perio populos l Faut-il rappeler maintenant la haine que les Ger-
mains ont de tout temps portée au nom slave, l'extermination à
laquelle ils l'ont jadis voué sur l'Elbe et l'Oder, et la pensée ne re-
cule-t-elle pas épouvantée devant un nouveau choc de deux races,
aujourd'hui plus que jamais probable? Il est de mise, il est vrai, de
(1) C'est le Golos qui, il y a quelques amitiés, dressait cette statistique curieuse,
dont l'effet fut profond dans lo temps. — Le nom do Koziof eut un moment de célé-
brité en Russie : en l'entendant prononcer à la suite d'une longue cnuméralion de
noms purement tudesques, lors d'une présentation des officiers d'un grand corps d'ar-
mée, le tsarévitch s'était écrié : « Enfin ! Dieu merci. » Fr.-J. Cclcstin, Ihissland seit
Aufhebung der Leibeigenschaft, Laibach 1875, p. 334.
^ihll REVUE DES DEUX MONDES.
traiter toutes ces appréhensions de rêves d'écoliers, de songes creux
de littérateurs et de professeurs ; mais les importans , les hommes
sérieux , les augures et les aruspices de la politique, ont-ils de nos
jours traité autrement maint problème formidable? N'ont-ils pas
tenu le même langage au sujet de la question du Slesvig-Holstein
et des prétentions allemandes sur l'Alsace, à l'égard de l'unité de
l'Italie et des programmes du National -Verein? Ce serait un cu-
rieux chapitre de l'histoire contemporaine à écrire que celui de Di-
plomates et professeurs^ et qui pourrait bien démontrer que de ces
deux corps respectables, le plus pédant et le plus idéologue n'est
pas précisément celui qu'un vain peuple pense.
N'y a-t-il pas, — poursuivaient les mêmes personnes, plus sou-
cieuses des intérêts du présent et de l'avenir que des réminiscences
intempestives du passé, — n'y a-t-il pas force idéologie par exemple
dans la manière d'assimiler les deux époques de 1814 et de 1870, et
de saluer dans le feld-maréchal Moltke le continuateur de l'œuvre
de Koutouzof? Lors de la guerre mémorable dont l'incendie de Mos-
cou avait donné le signal héroïque, c'était toute l'Europe qui se le-
vait contre un maître insolent, et apportait la délivrance à des états
foulés et broyés par une domination universelle. En fut-il de même
dans la dernière conflagration , et ne pourrait-on pas dire plutôt
que c'était la France au contraire qui combattait à ce moment pour
l'équilibre du monde et l'indépendance des royaumes, en essayant
de réparer par un effort tardif et mal conçu une série d'erreurs
coupables, mais dont elle n'était pas la seule à souffrir? Différentes
dans leurs mobiles, les deux époques ne se ressemblent guère non
plus quant aux voies et moyens. C'est « une guerre à coups de ré-
volutions » que le ministre prussien avait de bonne heure annoncée
à M. Benedetti, et il a tenu parole; il eut des égards, des atténua-
tions, des comprùhensions pour la commune difficiles à justifier; à
l'heure qu'il est , il protège ouvertement le régime républicain en
France contre tout essai de restauration, sacrifiant ainsi le principe
monarchique et les considérations les plus élevées d'ordre européen
à un calcul purement égoïste et vindicatif. Ce n'était pas là l'esprit
qui animait jadis les alliés de I8I/1; le magnanime Alexandre P'' sur-
tout comprenait autrement les devoirs des souverains et la solidarité
des intérêts conservateurs. Et quel jugement sévère l'empereur
Nicolas n'eût-il pas porté, lui, sur tout l'ensemble de la politique
de Berlin, sur cette régénération de FAllemagne, qui n'a cessé d'être
la révolution par en haut, depuis l'exécution fédérale dans le
Holstein jusqu'à l'arrêt des syndics de la couronne, depuis la des-
truction du /iï^^îf/ jusqu'au renversement de la dynastie des Guelfes,
depuis la formation des légions hongroises et les relations nouées
DEUX CHANCELIERS. llkb
avec Mazzini jusqu'au Kuliurkampf contre l'église catholique !
Que l'ou ne s'y trompe pas en effet, disait-on encore, c'est la
révolution seule qui trouve son profit à la guerre faite aujourd'hui
en Allemagne au catholicisme, et bien grande, bien naïve est l'illu-
sion de ceux qui se flattent de voir les idées protestantes ou ortho-
doxes, l'esprit religieux en général, bénéficier des pertes qu'y ferait
la papauté. Il suffit de jeter un regard sur les gros bataillons du
Kidturkamp f ^our reconnaître leur dieu; ils portent sur leurs ban-
nières bien clairement le signe au nom duquel ils entendent vaincre.
Sont-ce les protestans sincères, les évangéliquvs pour lesquels l'É-
vangile est une vérité, qui montent les premiers à l'assaut ou qui
seulement le suivent de leurs vœux et de leurs prières? Non assu-
rément; tous ceux qui de la réforme ont encore gardé non point le
vain nom, mais la forte doctrine, répudient ouvertement cette lutte
et en gémissent dans leur âme. Ils ont le sentiment juste que dans
notre époque si bouleversée, si profondément travaillée par le génie
de la négation, les intérêts religieux sont solidaires entre eux tout
aussi bien que les intérêts conservateurs. Les ardens au combat, les
zélateurs « remplis de l'esprit divin » sont précisément ceux qui
n'admettent ni divinité ni esprit, qui n'ont d'autre religion positive
que le positivisme, et ce n'est pas en eux certes que voudrait recon-
naître ses enfans Luther ressuscité. Le grand adversaire de Rome au
xvi^ siècle tenait à la révélation, il tenait à sa Bible, à son dogme de
la grâce : ne sont-ce pas là toutes choses bien « perruques » et bien
lisibles aux yeux des disciples de Strauss et de Darwin? L'apôtre
de VVittemberg croyait à la justification par la foi; les apôtres de
Berlin ne croient qu'à la justification par le succès.
C'est une chose grave, — concluaient enfin ces hommes alarmés
dans leur patrioiisuie et dans leurs sentimens conservateurs, —
une chose extrêmement périlleuse pour un grand état que d'aban-
donner, dans ses relations avec les puissances , certaines maximes
établies, certaines règles de conduite éprouvées par une longue ex-
périence, devenues en quelque sorte des arcana imjjerii, et Napo-
léon m vient de payer bien chèrement une pareille rupture avec
les anciennes traditions dans la politique extérieure de la France.
La Russie avait également, par rapport à l'Europe, des traditions
consacrées et qui ont fait la grandeur et la force des règnes pré-
cédens; sous ces règnes, on était jaloux de défendre la liberté de la
Baltique, on veillait au maintien de l'équilibre des forces entre
l'Autriche et la Prusse, on appréciait l'amitié et le dévoûment des
états secondaires de l'Allemagne, et l'on faisait respecter partout
le principe monarchique en face de la révolution. Puisse la Russie
n'avoir jamais à se repentir de s'être détournée des voies creusées
446 REVUE DES DEDX MONDES.
pendant un siècle par le char triomphal de Pierre le Grand, de
Catherine II, d'Alexandre P' et de Nicolas!
Ainsi parlaient les esprits indépendans sur les bords de la Neva
pendant que le monde officiel y déployait toutes les magnificences
polaires en l'honneur de Guillaume le Conquérant : ils ne fai-
saient du reste que prêter un langage raisonné et saisissant à un
sentiment vague, mais intense et profond, qui agitait l'âme même
de la Russie. Avec cette habitude d'obéissance et de discipline qu'on
peut souvent taxer d'instinct servile, mais qui chez ce peuple est
parfois aussi un grand et admirable instinct patriotique, les enfans
de Rourik se gardèrent bien de contrarier le gouvernement dans la
brillante réception qu'il faisait au Prussien; ils se bornèrent à res-
ter témoins impassibles d'un spectacle qui ne parlait point à leur
sens intime. La presse se montra sobre de descriptions, plus sobre
encore de réflexions pendant ces jours de fêtes et de festivals : les
officieux de Berlin ne lui firent d'autre éloge que d'avoir gardé un
ton convenable. Tel fut aussi le ton de la société russe prise dans
son ensemble; les belles perspectives de la résidence faisaient
image au moral comme au physique : des fleurs de serres chaudes
au premier plan, et pour fond de tableau la glace! Les hôtes ne fu-
rent pas les derniers à s'apercevoir du contraste : avec les parfums
exquis des plantes exotiques , il leur arrivait d'aspirer de temps en
temps l'air vif du pays, l'âpre brise du nord, et il n'est pas jusqu'à
M. de Bismarck lui-même qui ne parût se ressentir de l'atmosphère
ambiante. On lui trouva plus de vivacité et d'enjouement que d'élan
et de chaleur; sa parole gardait une mesure qui ne lui était pas or-
dinaire, et semblait éviter à dessein tout éclat et tout éclair. Chose
curieuse, pendant ce séjour de deux semaines dans la capitale de
la Russie, l'ancien diplomate frondeur n'a laissé échapper aucune
de ces saillies et de ces boutades dont il est généralement si pro-
digue, aucune de ces indiscrétions étourdissantes qui sont à la fois
l'amusement et l'eflTroi des salons et des chancelleries. On ne re-
cueillit qu'un seul mot à sensation tombé de ces lèvres qui si sou-
vent ont prononcé l'arrêt du destin, le mot « qu'il ne pouvait même
admettre la pensée d'être jamais hostile à la Russie. » La déclaration
parut explicite et rassurante et comme une réponse discrète aux
appréhensions qui n'osaient point se faire jour. Les âmes incrédules
ou chagrines ne purent pourtant pas s'empêcher d'observer qu'il y
avait seulement dix ans une telle assurance donnée à l'empire des
tsars par un ministre de la Prusse eût paru bien superflue, eût
même provoqué des sourires...
DEUX CHANCELIERS. hll7
Ici finit la tâche qu'on s'était imposée en entreprenant cette
étude. La rencontre des deux chanceliers dans la capitale de Pierre
le Grand au printemps de 1873 fut comme l'épilogue d'une action
commune qui a duré dix ans et qui a tant contribué à changer la
face du monde. Depuis cette époque, l'Europe n'a plus connu de
tempête, bien que des nuages parfois menaçans et grondans n'aient
cessé de traverser son horizon toujours obscurci. Il y eut même des
lueurs et comme des indices que l'ancien et fatal accord entre les
cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'était plus aussi absolu
que par le passé, qu'il admettait certaines intermittences ou du
moins certaines divergences d'opinions et d'appréciations. C'est
ainsi que le gouvernement du tsar s'était refusé à suivre le chan-
celier d'Allemagne dans sa campagne espagnole, dans sa fiévreuse
adhésion à la présidence du maréchal Serrano, et il ne parait pas
douteux que l'intervention personnelle de l'empereur Alexandre II,
fortement appuyé par l'Angleterre, n'ait, l'an passé, détourné de la
France une agression inique et une effroyable calamité. Depuis cette
époque aussi, l'adjonction de l'Autriche à la politique officielle des
deux états du nord est venue, on ne saurait trop dire, compléter ou
compliquer une association à laquelle il devient difficile de décou-
vrir des intérêts communs quelconques et qui, jusqu'à ce jour du
moins, n'a trouvé son harmonie que dans le silence. L'avenir seul
pourra dévoiler la portée et la vertu de cette alliance des trois em-
pires tant prônée et aussi mal connue que mal conçue peut-être;
mais on ne se trompera guère en supposant dès aujourd'hui que,
dans ce ménage double et trouble, c'est M. de Bismarck qui peut
s'estimer le plus heureux des trois.
JULIAN KlACZKO.
EPISODE
DE LA VIE D'UN JOUEUR
Il s'en est toujours pris à la fatalité. Certes rien n'était plus con-
traire à ses habitudes que de sortir sur la Plaza dès sept heures du
matin; on ne le rencontrait guère en aucun lieu public de Sacra-
mento avant deux heures de l'après-midi. Aussi, bien des années
plus tard, repassant les événemens de sa vie hasardeuse, dut-il
conclure que la fatalité s'en était mêlée. La promenade matinale
de M. Oakhurst avait eu cependant une cause des plus simples.
A six heures et demie, la banque ayant gagné par ses mains une
somme de vingt mille dollars, il s'était levé de la table de pharaon
qu'il présidait, avait cédé sa place à un second lui-même et s'était
retiré sans qu'aucune des pâles figures de joueurs fiévreusement
penchées sur les cartes l'eût seulement remarqué. Une surprise
l'attendait dans sa chambre à coucher lorsqu'il y rentra : par la
fenêtre, qu'on avait oublié de fermer, ruisselaient les rayons du
soleil. L'extraordinaire beauté de celte matinée d'été, peut-être
aussi le charme d'une fantaisie toute nouvelle, l'arrêtèrent au mo-
ment de tirer les rideaux pour rétablir la nuit propice à son som-
meil. Il hésita, puis, saisissant son chapeau, descendit dans la rue.
Les gens sortis de si bonne heure appartenaient à une classe qui
lui était inconnue : c'étaient des revendeurs courant de ci et de là,
de petits marchands qui ouvraient leurs boutiques, des servantes
balayant le pas de la porte, parfois un enfant. M. Oakhurst regar-
dait tout le monde avec une curiosité froide, mais sans mélange de
ce dédain qu'il accordait si libéralement d'ordinaire à la partie plus
prétentieuse de l'espèce humaine avec laquelle il était en relations
habituelles. Au fond, il n'était pas insensible à l'étonnement admi-
ratif des femmes du peuple, à l'elfet que produisaient parmi elles
son visage et sa tournure, remarquables même dans un pays où tous
ÉPISODE DE LA VIE d'uN JOUEUR. Ilh9
les hommes sont beaux. Ce sceptique qui dans l'orgueil de son iso-
lement social eût été de glace devant les coquetteries de quelque
belle dame regarda tout ému une petite fille hâve et déguenillée
qui courait obstinément à ses côtés, et la petite fille eut lieu de con-
stater deux choses, d'abord qu'il avait la main généreuse, ensuite
que les yeux noirs si hardis de ce magnifique monsieur étaient en
réalité d'un gris très tendre et très doux. Personne ne devait jamais
faire cette dernière découverte, sauf les enfans. Par une faiblesse
qui n'est pas incompatible avec certain endurcissement, M. Oak-
hurst les aimait.
11 y avait un petit jardin devant une maisonnette blanche de la
petite rue qu'il avait prise. Ce jardin était rempli de roses, d'hélio-
tropes et de verveines; il s'arrêta ravi, — non que ces fleurs fus-
sent rares, mais il les avait jusque-là vues dans les bouquets sur-
tout. Pensait-il en faire hommage à la piquante Elslinda, qui donnait
des représentations au bénéfice tout spécial de M. Oakhurst, assu-
rait-elle, ou à l'étourdissante miss Montmorency, avec qui le soir
même il devait souper? — Non , il les admirait pour elles-mêmes
parce que, toutes fraîches de rosée, elles n'avaient été encore tou-
chées par personne.
Cependant il continua son chemin, et, ayant gagné la Plaza, finit
par s'asseoir sur un banc à l'ombre d'un arbre à coton. La matinée
était radieuse, l'air si calme que le moindre bruissement dans le
feuillage des sycomores ressemblait au profond soupir du réveil.
A perte de vue, les sierras se détachaient sur un ciel si lointain
qu'on n'aurait pu en discerner la couleur positive. C'était une teinte
nacrée dont le contraste avec le paysage qu'elle éclairait était vrai-
ment éblouissant. M. Oakhurst, surpris lui-même et presque hon-
teux de ce qu'il éprouvait, ôta son chapeau, s'étendit à demi sur le
banc, et resta ainsi le visage levé vers ce beau ciel dans une immo-
bilité telle que les oiseaux finirent par sautiller autour de lui; un
grincement de roues sur le sable de l'allée ne tarda pas du reste à
les mettre en fuite. Levant la tète, Oakhurst vit un homme qui s'a-
vançait avec lenteur, traînant un petit chariot informe : à la bizar-
rerie du véhicule, à l'air capable et convaincu avec lequel on le di-
rigeait, il devina que le chariot devait être l'invention et l'œuvre de
l'homme; puis il s'aperçut que le visage même de cet homme ne lui
était pas étranger. Avec la faculté qui lui était propre de ne jamais
oublier quiconque lui avait tenu tête au jeu, il classa immédiatement
ce gros garçon sous la rubrique : San-Francisco, salon de la Polka,
— y a perdu son salaire de la semaine, soixante-dix dollars environ
sur la rouge; — n'est plus revenu.
Le regard indifférent qu'il fixa sur l'étranger ne trahit du reste
TOME XIII. — 1876. 29
Zi50 REVUE DES DEUX MONDES,
aucune de ses réminiscences. L'autre au contraire rougit jusqu'aux
oreilles, puis s'arrêta déconcerté, un mouvement involontaire l'ayant
rapproché d'Oakliurst, qui put ainsi se rendre compte dans les moin-
dres détails du contenu de la voiture. Il avait déjà vu que c'était
une femme, une femme à demi assise, à demi couchée. C'était une
personne de la pâleur la plus intéressante, maigre sans doute, avec
des yeux enfoncés dans l'orbite et cernés de noir; de cruelles
souffrances et un isolement prolongé avaient dû l'élever bien au-
dessus du lourdaud qui l'accompagnait. Il y avait quelque chose de
timide et de virginal dans sa physionomie et ses manières, une pu-
reté singulière répandue jusque dans les plis de sa robe. Cette
robe par parenthèse, si simple qu'elle fût, révélait le goût le plus
original et le plus sûr; elle devait être l'œuvre de la main effilée,
presque diaphane, qui reposait sur le bord du chariot, comme le
chariot lui-même devait être celle de la main lourde et massive du
mari. Sans doute ces deux êtres si dissemblables étaient mari et
femme.
Un accident quelconque venait d'arriver à l'une des roues. Oak-
hurst se leva obligeamment pour iporter secours. Tandis que l'on
hissait la voiture sur le talus de la contre-allée, la main de la
jeune femme se posa involontairement sur le bras qui s'avançait
pour la soutenir et y resta un instant, blanche et froide comme la
neige, puis, comme la neige aussi, pensa Oakhurst, elle parut se
fondre et s'évanouir. Les deux hommes échangèrent quelques mots
de politesse qui furent le prélude, on ne sait comment, d'une con-
versation. Cette conversation apprit à Oakhurst que depuis deux
ans M'"* Decker avait été presque impotente, que tout récemment
encore elle se voyait condamnée à garder le lit, mais que M. Decker,
étant maître-charpentier, avait eu l'heureuse idée de construire
cette chaise roulante qui lui permettait de faire prendre l'air à sa
femme avant d'aller travailler. C'était la seule heure de liberté
qu'il eût de toute la journée, et puis ils attiraient moins l'attention
de si grand matin. Ils avaient consulté beaucoup de médecins, mais
inutilement. Le conseil leur avait été donné plus d'une fois d'aller
prendre les eaux; c'était malheureusement une trop grosse dé-
pense. M. Decker avait bien mis une fois quatre-vingts dollars de
côté à cet effet, mais un pick-pocket l'avait volé à San-Francisco ;
M. Decker était si maladroit!.. — Cette réflexion, bien entendu, fut
intercalée par la femme. Jamais depuis ils n'avaient pu faire assez
d'économies; aussi le projet des eaux était-il abandonné. Quels mi-
sérables que ces pick-pockets !
La figure du mari était devenue pourpre, celle d'Oakhurst res-
tait impassible. 11 parut partager l'opinion de M""* Decker sur les
ÉPISODE DE LA VIE d'uN JOUEUR. hbi
pick-pockets et continua de marcher à côté de la voiture, jusqu'à
ce qu'ils fussent arrivés au petit jardin devant lequel il avait déjà
fait halte une fois. Là, il pria ses nouvelles connaissances de l'at-
tendre une minute, et, entrant dans la maisonnette, abasourdit
le propriétaire par l'offre d'une somme extravagante en échange de
ses plus belles fleurs. Bientôt on le vit revenir avec une brassée de
roses qu'il déposa sur les genoux de la malade. Tandis qu'elle les
contemplait avec un plaisir enfantin, M. Oakhurst entraîna le mari
à l'écart. — Peut-être, dit-il tout bas au mari, peut-être avez-
vous eu raison d'expliquer la chose comme vous l'avez fait. Vous
pourrez dire maintenant que, le voleur ayant été arrêté, vous êtes
rentré en possession de votre argent.
Il glissa tranquillement quatre pièces d'or de vingt dollars dans
la large main de M. Decker ahuri et sans voix. — Dites cela, ou
autre chose, tout ce que vous voudrez, entendez-vous, excepté la
vérité, — que vous ne direz jamais, il faut me le promettre.
L'homme promit, et M. Oakhurst revint près de la petite voiture.
II lui parut que les joues de la pauvre femme avaient emprunté
quelque chose à l'éclat des roses, et que je ne sais quoi d'humide
qui ressemblait à une goutte de rosée brillait tout au fond de ses
yeux; mais il ne lui laissa pas le temps de le remercier, et, levant
son chapeau, s'éloigna précipitamment. J'ai le regret de dire que
M. Decker manqua le soir même à sa promesse. Dans la bonté de
son cœur, il s'offrit en victime dévouée sur l'autel de l'amour conju-
gal et sacrifia son bienfaiteur avec lui. Il est juste d'ajouter d'ail-
leurs qu'il s'extasia en même temps sur la noblesse des procédés
de M. Oakhurst, et que, dans l'excès de son enthousiasme, il para
même de couleurs romanesques les vices bien connus du banquier
des jeux. — Et maintenant, mon Elsie, dis que tu me pardonnes,
supplia le brave Decker, tombant à genoux devant sa femme. J'ai
agi pour le mieux. C'était à ton intention, chérie, que j'avais mis
l'argent sur ces satanées cartes. Je croyais en gagner une pile,
assez pour t'emmener aux eaux et pour t'acheter une robe neuve
par-dessus le marché.
M'"^ Decker l'embrassa : — Je te pardonne, mon pauvre Joe,
dit-elle les yeux fixés au plafond avec un sourire mélancolique, tu
devrais être puni pour m' avoir trompée, pour avoir inventé cette
absurde histoire, mais n'en parlons plus. Si tu me promets de ne
pas recommencer, je te pardonne.
Elle prit la gerbe parfumée qui s'épanouissait sur la table, em-
bellisant d'un luxe éphémère ce modeste intérieur, éleva les roses
jusqu'à son visage, puis au bout d'un instant elle dit derrière leur
feuillage : — Joe !
— Qu'est-ce, mon amour?
452 REVUE DES DEUX MONDES.
— Crois- tu que ce monsieur... Comment l'appelles-tu?.. Jack
Oakhurst, t'aurait rendu cet argent, si je n'avais pas raconté ton
aventure ?
— Oui , s'écria M. Decker avec élan , il l'aurait rendu tout de
même.
— Même s'il ne m'avait pas vue du tout?
M. Decker leva la tête. Sa femme s'était arrangée pour se cacher
tout entière derrière le bouquet de roses, sauf les yeux, qui bril-
laient d'une flamme singulière.
— Non, c'est toi qui as tout fait, Elsie, c'est parce qu'il t'a vue
qu'il s'est montré si généreux.
Le lendemain matin, M'"^ Decker montra une irritabilité ner-
veuse inexplicable en atteignant la Plaza; elle demanda brusque-
ment à son mari de la ramener chez elle, puis parut fort surprise
de rencontrer M. Oakhurst, et douta même d'abord que ce fût lui,
s'il faut en croire la question qu'elle adressa négligemment au
digne Joe : — Ne serait-ce pas là l'étranger d'hier?
Son accueil fut d'une froideur telle que M. Oakhurst pensa aussi-
tôt : — Son mari lui a tout avoué ; maintenant elle me déteste.
Mais, quelque pénétrant qu'il fût dans ses appréciations, cette
femme-là était de force à les déjouer toutes.
La conversation fut très courte. Oakhurst s'informa de l'adresse
du chantier de M. Decker pour affaires, eut-il soin de dire, et prit
congé avec un grand salut, sans même regarder M'"® Decker.
A peine se fut-il éloigné que celle-ci devint de la plus brillante
gaîté. L'honnête maître charpentier en fut frappé comme de l'une
des gracieuses anomalies du caractère de sa compagne. — Tu as
été un peu dure pour lui , un peu dure, Elsie, lui dit-il d'un air de
regret. Il aura pu croire que j'avais manqué à ma parole.
— Bah! dit Elsie d'un air dégagé.
A quelques jours de là, le propriétaire des sources sulfureuses de
San-Isabel reçut le billet suivant d'une écriture aristocratique qui
lui était familière :
« Mon cher Steve , j'ai pensé à votre offre de prendre une part
d'intérêt dans l'établissement, et j'y souscris; mais vos eaux ne de-
viendront jamais à la mode, si l'on n'est pas sûr d'y trouver une
installation élégante digne des cliens que je vous enverrai. Je tiens
donc absolument à ce que l'hôtel soit augmenté ; on y ajoutera une
annexe et quelques chalets. A cet effet, j'envoie un entrepreneur
capable, qui entrera immédiatement en besogne. Il emmène'avec
lui sa femme très souffrante; ayez soin de tous les deux comme s'il
s'agissait des nôtres. Peut-être, après les courses, irai-je vous faire
une visite, mais mon intention n'est pas d'établir des jeux cette an-
née. A vous, « Jack Oakhurst. »
EPISODE DE LA VIE d'uN JOUEUR. A 53
— Je comprends, fit observer l'un des collègues de M. Oakhurst
à qui la lettre fut communiquée, je comprends que Jack fasse bâtir,
car c'est une spéculation qui, s'il vient ici régulièrement, pourra
être fort belle; mais pourquoi ne pas fonder sans retard une ban-
que, afin de rentrer dans une partie au moins de l'argent qu'il met
en circulation? Je voudrais, ma foi, deviner son jeu.
La saison avait été prospère pour M. Oakhurst et désastreuse pour
plusieurs membres du corps législatif, juges, colonels et autres,
qui avaient recherché sur le coup de minuit son agréable société.
Pourtant il s'ennuyait à Sacramento. Depuis quelque temps, il avait
pris l'habitude de promenades matinales qui excitaient au plus haut
degré la curiosité de ses amis des deux sexes. On avait lancé des
espions à sa poursuite, et le résultat de cette inquisition avait paru
plus étrange que tout le reste. Qu'avait-on découvert en effet? —
Que M. Oakhurst se dirigeait vers la Plaza, s'asseyait sur un banc
pour quelques minutes, puis revenait sans avoir parlé à personne.
L'hypothèse qu'il y avait une femme dans le cas, qui s'était présen-
tée à l'esprit de tous, dut être abandonnée. Quelques joueurs su-
perstitieux décidèrent que c'était un procédé inédit pour avoir la
veine.
Après les courses de Marysville, M. Oakhurst poussa une pointe
jusqu'à San-Francisco; on le vit ensuite à San-José, à Santa-Gruz,
à Oakland. Ceux qui le rencontrèrent prétendirent que ses allures
paraissaient très différentes de son flegme ordinaire ; il était impa-
tient, fiévreux, fantasque. Le colonel Starbottle affirma qu'à San-
Francisco Jack avait refusé de donner les cartes. — Un tremble-
ment dans la main peut-être; il ne prend pas assez de stimulant,
je l'ai toujours dit, fit le colonel en vidant son éternel petit verre.
De San-José, Oakhurst partit pour l'Orégon par terre avec tout
un dispendieux équipage de campement; mais, arrivé à Stackton,
il changea tout à coup de chemin , et , quatre heures après , entra
tout seul à cheval dans le canon (1) des sources de San-Isabel. C'é-
tait une jolie vallée triangulaire, située au pied de trois montagnes
revêtues d'un sombre manteau de sapins sur lequel se détachaient,
en étincelantes bigarrures, les troncs rouges et le riche feuillage
d'une essence d'arbres qui a conservé en Californie son nom espa-
gnol de madrono.
Appuyés au flanc de la montagne, les bâtimens de l'hôtel se mon-
traient coquettement blottis dans toute cette verdure ; les chalets
épars ressemblaient à autant de joujoux. M. Oakhurst, bien qu'il
admirât médiocrement la nature, se sentit pénétré de cette sensa-
tion indéfinissable qui déjà l'avait surpris lors de sa première pro-
(1) Gorge à parois perpendiculaires.
llbh REVUE DES DEUX MOKDES.
menade matinale à Sacramento. Bientôt des chars-à-bancs passèrent
sur la route remplis de femmes en toilettes de fantaisie plus ou moins
excentriques; le tapage de la vie humaine vint égayer, réchauffer,
pour ainsi dire, les lignes sévères du paysage, puis la longue
piazza de l'hôtel apparut émaillée de robes blanches, bleues et
roses. M. Oakhurst, en vrai cavalier californien , ne modéra pas la
vitesse du cheval fougueux qu'il montait en approchant de sa des-
tination, mais se dirigea au contraire à fond de train sur l'hôtel, fit
cabrer soudain son cheval au pied de la piazza, et sortit tranquil-
lement ensuite du nuage de poussière qui l'avait enveloppé tandis
qu'il mettait pied à terre. Pendant qu'il gravissait les marches, nul
n'aurait pu assurément deviner la tempête qui bouillonnait en lui.
Par suite d'une vieille habitude, il fit brusquement face à la
foule, afî'rontant avec hauteur les ricanemens à demi étouffés des
hommes, l'admiration inquiète des femmes. Une seule personne vint
lui serrer la main. Par un hasard étrange, c'était la fine fleur de
cette société, Dick Hamilton, l'homme dont la naissance, l'éducation
et la position sociale défiaient le plus nettement toute critique.
Dick Hamilton était banquier dans l'acception régulière du mot et
fort répandu. — Ignorez- vous à qui vous parlez? lui demanda un
jeune gentleman de sa société en levant les mains au ciel.
— Je parle, répondit Hamilton en souriant, à l'homme qui vous
a gagné mille dollars la semaine dernière. Moi, je n'ai avec lui que
des relations d'amitié.
— N'est-ce pas un... un joueur? demanda une miss élégante avec
la plus jolie moue de dédain.
— En effet, répondit Hamilton, mais je souhaiterais, mademoi-
selle, que chacun de nous jouât aussi franc jeu que lui.
Oakhurst ne sut rien de ces colloques, car il avait déjà gagné le
vestibule du premier étage, où il se promenait anxieux. Tout à
coup, il entendit un pas léger derrière lui, puis son nom prononcé
d'une voix qui fit refluer tout son sang vers le cœur. Il se retourna,
c'était elle! Mais quel changement! Il n'a fallu que deux mois pour
la transformer. De bonne foi, elle est irrésistible. Sans doute, chère
madame, nous n'hésiterions pas, vous et moi, à décider que ces pi-
quantes fossettes n'ont rien à faire avec la vraie beauté, que les lignes
délicates de ce nez aquilin sont un indice d'égoïsme et de cruauté;
mais ni vous ni moi, chère madame, ne sommes amoureux d'elle,
et M. Oakhurst est amoureux. Sous les volans d'une robe envoyée
de Paris, comme autrefois sous la petite robe grise taillée de ses
propres mains, elle lui fait l'effet d'un ange; c'est cette chasteté
visible dans ses traits, ses mouvemens, ses attitudes, c'est cette
blancheur de neige immaculée qui le rend fou. Et elle marche enfin,
ce petit pied cambré dans le satin est encore une révélation.
ÉPISODE DE LA VIE d'UN JOUEUR. 455
il courut à elle, les deux mains étendues, mais elle rejeta les
siennes derrière son dos, s'assura par un coup d'œil rapide que
personne dans la longue galerie ne pouvait la voir ni l'entendre,
puis le regardant d'un air d'audace aflfectueuse très différent de son
ancienne réserve : — J'aurais grande envie de ne pas vous donner
la main du tout, dit-elle. Vous venez de passer auprès de moi sur
la piazza sans me rien dire, et j'ai dû courir après vous comme bien
d'autres pauvres femmes l'ont déjà fait, je suppose.
M. Oakhurst balbutia qu'elle était si changée!
— Une raison de plus pour me reconnaître. Qu'est-ce qui m'a
changée? Vous. Oui, vous m'avez créée à nouveau... J'étais une
pauvre créature malade, paralysée, avec une seule robe à mettre;
vous m'avez donné la vie, la santé, la force, la fortune. Vous le sa-
vez bien. Et maintenant, monsieur, que dites-vous de votre oeuvre?
Elle prit les deux côtés de sa jupe et lai tira une belle révérence,
puis, par un geste d'abandon soudain et apparemment involontaire,
lui donna ses deux mains.
Oakhurst était habitué aux avances des femmes, mais ces avances
venaient des coulisses, tandis qu'il associait obstinément au charme
subtil de M'"^ Decker une vague idée de cloître. Être accueilli ainsi
par une puritaine, n'y avait-il pas de quoi être bouleversé? Il tenait
toujours ses mains, et elle continuait :
— Il fallait venir plus tôt! Qae faisiez-vous à Marysville, à San-
José, à Oakland? Vous voyez que je vous ai suivi. Je vous ai vu
descendre le c(mon et vous ai reconnu tout de suite, moi! J'ai lu
votre lettre à M. Decker. Je savais que vous viendriez; mais pour-
quoi ne m'avoir pas écrit? Vous m'écrirez un jour. Bonsoir, mon-
sieur Hainilton 1
Ces derniers mots s'adressaient à l'homme élégant qui était allé
à la rencontre d'Oakhurst avec tant de courage. M'"* Decker avait
baissé la voix et retiré précipitamment ses mains, pas assez vite
cependant pour échapper à l'observation du nouveau-venu qui mon-
tait l'escalier. Il la salua en homme bien élevé, fit un signe de tête
à Oakhurst et passa; mais, quand il eut disparu, M""" Decker leva ses
yeux candides vers ceux de Jack Oakhurst : — J'aurai tôt ou tard
une grande faveur à vous demander.
M. Oakhurst la supplia d'ordonner tout de suite.
— Non, non, pas avant que nous nous connaissions mieux,
alors je vous demanderai... de tuer cet homme.
Elle éclata de rire, et ce joli rire sonnait comme une clochette
d'argent, et les fossettes se creusaient au coin des lèvres, et une in-
nocente gaîté dansait dans ses yeux bruns. Tout cela fut si gracieux,
que M. Oakhurst, qui ne riait presque jamais, se mit à rire aussi;
/i56 REVUE DES DEUX MONDES.
il lui semblait qu'un agneau proposât au renard de faire carnage
dans la bergerie.
Un soir, M'"* Decker, assise au milieu du cercle charmé de ses
admirateurs sur la piazza de l'hôtel, se leva tout à coup en s'excu-
sant de rentrer chez elle de si bonne heure, refusa de se laisser
accompagner par personne, et courut jusqu'à son petit chalet, l'une
des constructions de M. Decker, qui s'élevait de l'autre côté de la
route. Peut-être n'était- elle pas assez forte encore pour courir si
vite, car en entrant dans son boudoir elle était haletante et à deux
ou trois reprises appuya la main sur son cœur. En tournant le bec
de gaz, ce qui est la mode en ces parages pour se procurer de la
lumière, elle fut stupéfaite de voir son mari couché sur le canapé.
— Tu parais avoir bien chaud, Elsie, tu es tout excitée, qu'est-ce?
demanda M. Decker; souffres-tu?
Elle avait pâli; mais la couleur revint à son visage, tandis qu'elle
répondait : — Ce n'est rien,... rien qu'une petite douleur ici! — Et
elle appuya de nouveau la main sur son corsage.
— Puis -je faire quelque chose pour te soulager? demanda
M. Decker en se levant, plein de bonne volonté.
— Oui, cours à l'hôtel et apporte-moi un cordial quelconque.
Vite!
M. Decker se précipita sur la route. Alors M'"^ Decker ferma la
porte à clé et tira de son sein la prétendue douleur; elle était pliée
en quatre et de l'écriture d'Oakhurst, je regrette d'avoir à le dire.
Le billet fut dévoré par deux yeux enflammés, lu et relu jusqu'à
ce qu'un pas eût retenti sous le porche. Alors elle le cacha de nou-
veau et ouvrit la porte. Son mari entra; elle but ce qu'il apportait
et déclara se trouver mieux.
— Vas-tu retourner là-bas ce soir? demanda M. Decker d'un air
soumis.
— Non, répondit-elle, rêveuse.
— Je n'y retournerais pas, à ta place, dit M. Decker avec un
soupir de soulagement. Il se rassit sur le sofa, et attirant sa femme
auprès de lui, demanda : — Sais-tu à quoi je pensais quand tu es
rentrée, Elsie?
Elle passa ses doigts blancs dans les gros cheveux noirs de son
Joe, et chercha sans trouver.
— Je pensais au vieux temps, Elsie, au jour où je t'ai construit
cette vilaine petite voiture, et où je t'emmenais promener, cheval
et cocher à la fois. Nous étions pauvres alors, et tu étais malade,
Elsie, mais nous étions heureux. Maintenant nous avons de l'argent
et une maison, et tu es une tout autre femme, une femme nouvelle,
je peux le dire, et c'est là mon chagrin. J'ai pu te construire une
ÉPISODE DE LA VIE d'uN JOUEUR. 457
voiture, Elsie, j'ai pu te bâtir une maison, mais ce n'est pas moi
qui t'ai faite ce que tu es. Tu es bien portante et jolie, et nouvelle,
je le répète; mais ce n'est pas mon œuvre. Non, non. Tu aurais
pu être guérie grâce à moi, redevenir fraîche et heureuse grâce à
moi, si je n'avais pas perdu cette maudite somme au jeu; mais je
l'ai perdue, et un autre a fait ce qu'il m'appartenait de faire. Je n'y
peux rien.
M'"" Decker leva ses yeux étonnés avec plus de candeur que ja-
mais. Il l'embrassa tendrement et reprit d'une voix moins triste :
— Et je ne pensais pas à cela seulement, Elsie... Je pensais que îu
reçois bien souvent ce M. Hamilton, non que j'y voie le moindre
mal, mais cela pourrait faire causer le monde. Tu es la seule femme
ici, mon Elsie, dit le maître charpentier, contemplant sa compagne
avec une sorte d'idolâtrie, la seule femme dont on ne parle pas,
que tous respectent...
M'"* Decker l'interrompit pour lui reprocher de ne pas avoir parlé
plus tôt. Elle y avait songé aussi, mais il lui avait paru difficile
d'éconduire trop brusquement ce gentleman sans se faire de lui un
ennemi, un ennemi puissant, ajouta-t-elle. — Et, Joe, il m'a tou-
jours traitée comme une personne de son monde, comme une vraie
grande dame, dit la petite femme en se redressant avec une fierté
qui lui valut de la part de son mari un sourire orgueilleux, enivré.
— Mais j'ai mon plan. Il ne restera pas à San-Isabel, si je m'en
vais. Pourquoi ne ferais-je pas, par exemple, une petite visite à
maman, à San-Francisco? Il serait parti lors de mon retour.
Le projet parut à M. Decker des plus sages. — Ce sera d'autant
plus facile, dit-il, que Jack Oakhurst s'en retourne demain et que
je pourrai le charger d'avoir soin de toi.
M'"*" Decker resta une semaine entière à San-Francisco. Elle en
revint de bonne humeur, déclarant qu'elle avait passé le temps à
courir la ville : — Maman te le dira, Joe, ajouta-t-elle gaîment,
j'allais partout et toujours seule. Me voici devenue tout à fait indé-
pendante. Je crois, ma parole, tant je suis brave, que je pourrais
me passer de toi.
Mais son voyage n'avait pas produit le résultat qu'elle en atten-
dait. M. Hamilton était resté, il rendit visite aux Decker le soir
même.
Aussitôt qu'il les eut quittés : — J'ai à te proposer quelque
chose, cher Joe, dit la douce Elsie. Ce pauvre M. Oakhurst est
vraiment très mal logé à l'hôtel, et nous avons une chambre de
trop. Il serait convenable peut-être de lui demander do l'occuper
quand il sera de retour de San-Francisco.
La semaine suivante, Jack Oakhurst fut installé au chalet, et per-
sonne n'y trouva rieJi à redire. — Ses relations d'alfaires avec
Zi58 BEVUE DES DEUX MONDES.
M. Decker étaient bien connues, et la réputation de M"*' Decker
au-dessus de tout soupçon : chacun estimait sa prudence, sa
dévotion, ses qualités de ménagère; dans le pays où les femmes
ont le plus de liberté, elle ne se serait pas promenée à pied ou à
cheval avec un autre que son mari, ses discours étaient remar-
quables par un tact et une décence qui contrastaient singulière-
ment avec l'argot mondain à la mode de ces parages ; tandis que
les plus folles toilettes s'étalaient autour d'elle, jamais on ne lui
voyait un bijou de prix. Le laisser-aller de la société californienne
la scandalisait ; elle déclamait volontiers contre le scepticisme
moderne en fait de religion.
Aucune des personnes présentes à cette algarade n'a oublié de
quelle façon vive et imposante cependant elle reprocha publique-
ment à M. Hamilton dans la salle commune de défendre certain
ouvrage entaché de matérialisme. Quelques-uns n'ont pas oublié
non plus l'expression de surprise un peu goguenarde qu'exprima
le visage de M. Hamilton, qui abandonna du reste aussitôt la
discussion; M. Oakhurst l'oublia moins que personne, et à partir
de ce moment battit froid à son ancien ami. On aurait pu croire,
si la peur eût été compatible avec le caractère de Jack Oakhurst,
qu'il craignait Dick Hamilton.
Depuis quelque temps déjà, Oakhurst avait montré des symptômes
de conversion. On ne le voyait presque jamais au café, ni au jeu,
ni dans la société des dissipateurs. 11 lisait, il faisait de longues
promenades, il vendit ses chevaux de courses, enfin il allait a l'é-
glise! Je me rappelle la première apparition qu'il y fit. Il n'accom-
pagnait pas les Decker, il ne prit pas place dans leur banc; mais,
comme le service commençait, il entra sans bruit et s'assit près de
la porte. Un instinct mystérieux avertit la congrégation de sa pré-
sence : quelques fidèles poussèrent la curiosité jusqu'à se tourner
de son côté comme s'ils lui eussent adressé leurs répons. Le ser-
vice achevé, il disparut comme il était venu, en se dérobant aux
commentaires. Les uns prirent son apparition dans le lieu saint pour
une fantaisie de libertin, d'autres crurent à un pari, presque tous
s'accordèrent à qualifier sa conduite d'impertinente. Les plus aus-
tères blâmèrent le bedeau de ne l'avoir pas mis à la porte et firent
entendre qu'ils ne conduiraient plus à cette église-là leurs femmes
ni leurs filles, si elles devaient y être exposées au péril d'une pa-
reille influence. Ce fut vers cette même époque que M. Oakhurst,
comparant ses propres allures à celles du monde de convention au-
quel il s'était si rarement mêlé jusque-là, s'aperçut qu'il y avait dans
sa personne extérieure quelque chose qui choquait les usages, qui
trahissait sinon sa carrière passée, du moins une individualité, une
origine suspectes. Rempli de celte pensée, il rasa ses longues mous-
ÉPISODE DE LA VIE d'uN JOUEUR. 459
taches soyeuses, aplatit de sou mieux lea boudes capricieuses de sa
chevelure brune, affecta une certaine négligence de bon goût dans
ses vêtemens.
Mais il avait beau se déguisei*,, il y avait quand même dans le
port, dans l'attache du cou, dans la démarche, que sais-je? dans le
calme étrange, insondable de sa physionomie, je ne sais quoi qui
l'eût fait remai'quer entre mille. On eu eut la preuve lorsque , en-
couragé par les conseils et l'appui de Dick Hamilton, il devint agent
de change [broker) à San-Francisco. Avant même que les gens ré-
putés respectables eussent protesté contre un irrégulier de sa sorte,
le seul aspect de Jack Oakhurst avait ému les plus hardis. — Un
gaillard de cette espèce est capable de nous donner la chasse! dit
l'un deux.
— 11 est capable de tout, même de probité, répondit un autre
oiseau de proie.
La saison des eaux allait finir, et déjà les baigneurs les plus élé-
gans avaient quitté San-Isabel. Ceux qui restaient, commençant à
s'ennuyer, observaient les choses de plus près et se livraient plus
volontiers à la médisance. M. Oakhurst devenait mélancolique; il
avait compris que même l'excellente réputation de M'"* Decker ne
suffisait plus à la protéger contre les propos qu'excitait sa pré-
sence. Elsie du reste y tenait tête, il faut le dire, avec une habileté
rare; ses airs de martyre, sa douceur, semblaient dire aux mé-
chans qu'elle avait en elle-même un refuge plus sûr que la favem-
du monde.
Sur ces entrefaites, l'harmonie presque constante qui avait existé
jusque-là dans la société réunie à San-Isabel fut troublée un soir
par l'incident le plus désagréable. C'était à dîner : MM. Oakhurst
et Hamilton, assis tous deux à une table séparée, se levèrent simulta-
nément d'une façon fort brusque. Arrivés dans le vestibule, ils se
dirigèrent, poussés par un même instinct, vers la petite salle du
déjeuner, pour le moment déserte, et s'enfermèrent.
Là Dick Hamilton se tourna vers son ami avec un sourire à demi
moqueur, à demi sérieux. — Si nous devons nous brouiller, Jack,
que ce ne soit pas, — au nom de tout ce qui est ridicule, — que
ce ne soit pas pour une...
L'épithète qui suivit ne fut pas prononcée tout entière par
Hamilton; Oakhurst l'avait interrompu en lui jetant un verre de
bordeaux au visage. — Quand ils se retrouvèrent en face l'un de
l'autre, ces deux hommes semblaient avoir changé de nature.
M. Oakhurst tremblait de rage, les traits de M. Hamilton s'étaient
revêtus d'une blancheur cendrée, il se tenait droit, tout ruisselant
de vin. Après une pause :
— Soit! dit-il froidement, mais souvenez-vous bien que, si je
llQO REVUE DES DEUX MONDES.
meurs, sa réputation ne s'en trouvera pas mieux; si je vous tue,
personne ne vous plaindra. Je suis fâché d'en être arrivé là avec
vous, mais maintenant le plus tôt sera le mieux.
La rencontre eut lieu le lendemain dans un ravin à deux milles
de l'hôtel, sur la route de Stockston. Quand Jack reçut son pistolet
des mains du colonel Starbottle, il lui dit tout bas : — Quoi qu'il
arrive, je ne retournerai pas à l'hôtel, vous trouverez quelques in-
structions dans ma chambre, allez...
La voix lui manqua, et il passa le revers de sa main sur ses yeux
humides au profond étonnement de son témoin.
Les deux détonations furent presque simultanées. Le bras d'Oak-
hurst était retombé le long de son corps, et l'arme lui aurait
échappé, si l'habitude de maîtriser ses nerfs n'eût pris le dessus. Il
tint bon sans changer de position jusqu'à ce que le pistolet fût passé
dans l'autre main.
Il y eut un silence qui parut interminable, deux ou trois figures
sombres s'attroupèrent sur le point du terrain où flottait un léger
nuage de fumée, puis Jack entendit à son oreille la voix enrouée,
pantelante du colonel Starbottle : — Il est blessé... grièvement... à
travers le poumon!.. Vous n'avez qu'à jouer des jambes.
Il tourna un œil interrogateur vers son second, mais sans ré-
pondre; on eût dit qu'il écoutait quelque autre voix dans le lointain.
11 hésita, puis fit un pas dans la direction du groupe, et s'arrêta en-
core en le voyant se disperser.
Le chirurgien s'avança précipitamment vers lui.
— 11 voudrait vous parler, monsieur; je sais que vous n'avez pas
de temps à perdre, mais c'est mon devoir de vous dire qu'il en a
moins encore.
Un regard de désespoir morne fut toute la réponse de M. Oak-
hurst; mais sa figure impassible s'altéra si singulièrement que le
chirurgien tressaillit.
— Vous êtes blessé vous-même, dit-il.
— Rien, une égratignure, répondit vivement Jack; — puis avec
un rire amer : — Je n'ai pas de chance aujourd'hui; mais allons voir
ce qu'il veut.
Son pas rapide devança celui du chirurgien; une seconde après,
il était auprès du mourant, qui, comme c'est presque toujours le
cas, conservait seul son calme. Oakhurst tomba sur un genou au-
près de lui et saisit sa main déjà glacée.
— J'ai à lui parler, dit Hamilton, du ton impérieux qu'il avait
toujours eu.
On s'éloigna. Alors il leva ses yeux voilés vers celui que la veille
il nommait son ami et défendait contre le monde. — Ecoutez, Jack.
Pardonnez-moi, murmura-t-il faiblement, pardonnez-moi ce que
EPISODE DE LA VIE D'uN JOUEUR, hQi
j'ai à vous dire. Je ne le dis pas en colère ni par vengeance, mais
je manquerais à mon devoir envers vous, je ne mourrais pas tran-
quille, si vous deviez continuer d'ignorer... Tout cela est triste;
mais qu'y faire? Seulement j'aurais dû tomber sous le pistolet de
Decker, pas sous le vôtre.
Les joues de Jack s'empourprèrent, il eût voulu se lever, Ha-
milton le retint.
— Écoutez encore ! Dans ma poche, vous trouverez deux lettres.
Prenez-les bien! Vous reconnaîtrez l'écriture, mais promettez-moi
de ne pas les lire avant d'être en lieu sûr.
Jack ne répondit pas. Il tenait les deux lettres entre ses doigts
comme si elles eussent été des charbons ardens.
— Promettez-le-moi ! insista faiblement Hamilton.
— Et pourquoi? dit Oakhurst laissant tomber la main de son
ami.
— Parce que, dit celui-ci avec amertume, parce que... quand
vous les aurez lues, vous irez, vous aussi, à la mort!
Ce furent ses dernières paroles. Il pressa faiblement la main que
Jack lui avait tendue, puis retomba en arrière. Ce n'était plus
qu'un cadavre.
Vers dix heures le même soir, M'"^ Decker reposait sur sa chaise
longue, un roman à la main, tandis que son mari discutait des
questions de politique locale dans le café de l'hôtel. La nuit étant
chaude, la porte-fenêtre ouverte sur un petit balcon avait été lais-
sée à demi ouverte. Elle entendit marcher sur le balcon et détacha
les yeux de son livre avec un léger tressaillement. L'instant d'a-
près, le châssis de la fenêtre fut violemment poussé du dehors et
un homme apparut avec un petit cri d'alarme, M""* Decker se leva
droite.
— Pour l'amour de Dieu! Jack, êtes-vous fou? — Il n'est sorti
que pour un instant, il peut rentrer tout de suite. Venez dans une
heure, demain, quand j'aurai pu me débarrasser de lui, mais de
grâce, allez-vous-en bien vite !
Oakhurst marcha vers la porte, la ferma à double tour, puis re-
vint sur elle sans parler. Son visage était hagard, la manche de son
habit pendait sur le bras droit entouré d'un bandage sanglant.
Néanmoins la voix de M'"^ Decker ne trembla pas lorsqu'elle lui
demanda : — Qu'est-il arrivé, Jack? Pourquoi êtes-vous ici?
11 ouvrit son gilet et jeta deux lettres sur ses genoux.
— Pour vous rendre les lettres de votre amant, pour vous tuer
et pour me tuer moi-même, dit-il tout bas.
Parmi les nombreuses vertus de cette femme extraordinaire figu-
rait un courage invincible. Elle ne cria pas, elle ne s'évanouit pas,
462 REVUE DES DEUX MONDES.
elle s'assit de nouveau, tranquille, croisa les mains sur ses genoux
et répondit : — Pourquoi non?
Si elle eût reculé, si elle eût montré de la crainte ou du repentir,
si elle eût essayé d'une explication, Oakhurst y aurait vu une preuve
nouvelle de son crime, mais il n'y a pas de qualité qui subjugue
davantage les gens courageux que le courage, et dans sa fureur
même, Oakhurst ne put se défendre d'un mouvement d'admiration.
— Pourquoi pas? reprit-elle souriante, vous m'avez donné la vie,
la santé, le bonheur, Jack, et plus que cela, votre amour. Pourquoi
ne reprendriez-vous pas ce que vous m'avez donné? Faites, je suis
prête.
Elle lui tendit la main avec la même grâce soumise que le pre-
mier jour de leur rencontre à l'hôtel, Jack la regarda pétrifié, puis
tombant à genoux, porta les plis de sa robe à ses lèvres fiévreuse?.
Elle comprit qu'elle venait de remporter une victoire et en profita
sur-le-champ sans perdre une seconde; avec le geste d'une femme
outragée, elle se dressa majestueuse et lui montra impérieusement
la fenêtre. A son, tour Oakhurst se leva, jeta sur elle un dernier re-
gard, et, sans parler, la quitta pour jamais.
Quand il fut parti, elle referma soigneusement la fenêtre, puis,
s'approchant de la cheminée, brûla les lettres l'une après l'autre à
la flamme d'une bougie. Loin de moi de faire croire au lecteur que
pendant cette opération elle n'était pas troublée; sa main tremblait,
et quelques minutes s'écoulèrent avant que les coins frémissans de
sa bouche eussent repris leur sourire ordinaire; mais, quand son
mari rentra, elle s'élança vers lui avec un élan de joie sincère et se
blottit contre sa large poitrine avec un sentiment de sécurité qui
remua ce brave cœur.
Laissant ces heureux époux aux douceurs de leur foyer, nous
retournerons, avec la permission du lecteur, à la recherche de Jack
Oakhurst.
Quinze jours se sont écoulés, il vient de rentrer chez lui à Sacra-
mento, et s'assoit à la table de pharaon avec ses façons d'au-
trefois.
— Gomment est votre bras? lui demande un joueur imprudent.
Un sourire général suit cette question, mais s'efface sur tous les
visages quand Jack, toisant son interlocuteur, répond froidement :
— Il me gêne un peu pour donner les cartes, mais je tire aussi
bien de la main gauche.
Et le jeu continue avec le décorum silencieux qui caractérise d'or-
dinaire la table présidée par M. Oakhurst.
Bret Harte.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 janvier 1876.
L'année qui vient de s'ouvrir, qui ne compte encore que quelques
jours, réserve-t-elle déjà au pays des difficultés ou des surprises nou-
velles? Eutre les crises parlementaires de la fin de la session et la crise
définitive des élections générales y a-t-il place pour une crise de gou-
vernement? On le dirait à voir la marche des choses et les incidens qui
sont venus tout à coup mettre en péril l'existence ou l'intégrité du mi-
nistère. Rien de particulièrement grave et irréparable, il est vrai, n'est
survenu depuis quelques jours. L'assemblée s'est dispersée paisible-
ment le soir du 31 décembre après avoir entendu une vibrante et pa-
triotique allocution de M. le duc d'Audiffret-Pasquier; elle s'est séparée
en laissant éclater l'incohérence de ses pensées jusque dans les accla-
mations diverses par lesquelles elle a répondu aux adieux de son pré-
sident. Les députés se sont hâtés d'abandonner Versailles et de rega-
gner leurs départemens, allant courir la fortune électorale, qui pour le
sénat, qui pour la chambre populaire. Dès lors il a semblé à peu près
entendu que les questions de cabinet n'avaient plus pour le moment de
raison d'être, que le ministère formé pour l'application des lois consti-
tutionnelles devait rester tel qu'il était jusqu'au bout de sa mission,
jusqu'à ce scrutin qui va créer les nouveaux pouvoirs publics. C'était,
sinon une nécessité absolue, du moins une convenance politique en
l'absence de l'assemblée et en présence d'un mouvement d'élections
déjà inauguré de toutes parts dans la mêlée des candidatures et des
programmes. Malheureusement les situations fausses sont toujours li-
vrées à l'imprévu, aux accidens intimes qui ne tiennent compte ni des
convenances ni des nécessités, et le ministère, après le départ de l'as-
semblée comme devant l'assemblée elle-même, n'a cessé de se débattre
dans une de ces situations fausses où tout est possible. De là cette crise
qui vient d'éclater, qui n'est évidemment que la conséquence aussi na-
turelle qu'inopportune d'une équivoque favorable à toutes les confu-
sions, aux malentendus et à d'inévitables froissemens. La vérité est qae
hQh REVUE DES DEUX MONDES.
la question de cabinet s'est réveillée au moment où on la croyait ajour-
née jusqu'à la réunion des chambres nouvelles. Un conflit a été engagé
dans les conseils du gouvernement. M. le ministre des finances se-
rait-il obligé de donner sa démission pour cause de fidélité à des opi-
nions et à des alliés qu'il n'a jamais désavoués, dont il s'est toujours
considéré comme le représentant au pouvoir? S'il quittait le ministère,
se retirerait-il seul ou serait-il suivi par M. Dufaure, même peut-être
par quelques autres de ses collègues? La politique particulièrement
représentée par M. le vice-président du conseil resterait-elle seule maî-
tresse du terrain à la veille des élections? Au fond, c'est toute l'histoire
de cet imbroglio de quelques jours.
Comment s'est-elle engagée, cette crise singulière? A vrai dire, elle
n'est point d'aujourd'hui ni d'hier, elle est peut-être née avec le mi-
nistère lui-même. Elle était en germe dans des divergences de situa-
tion, d'opinion ou de caractère qu'une politique de libérale et habile
conciliation pouvait seule effacer ou atténuer, qu'un esprit d'obstination
exclusive n'a fait qu'entretenir et irriter. M. le vice-président du conseil
s'est plu assez souvent à invoquer l'homogénéité du ministère et à se
couvrir avec une certaine affectation de l'adhésion unanime de ses col-
lègues à la politique dont il a plus d'une fois exposé le programme.
Homogénéité, unanimité, c'était au mieux. M. le vice-président du conseil
se méprenait sans doute moins que personne en prononçant ces mots
qui pour le moment répondaient à tout. Il savait bien que cette unité
d'opinions dont il se faisait un bouclier était plus apparente que réelle,
plus accidentelle que permanente, et que dans tous les cas elle était le
prix de concessions incessantes faites par un sentiment de patriotisme
aux circonstances. On laissait dormir les dissentimens; mais il est
bien clair que tous les membres du gouvernement n'interprétaient
pas de la même manière la pensée de transaction qui a donné nais-
sance à la constitution du 25 février 1875 et au ministère du 12 mars.
Tout le monde n'entendait pas s'enchaîner aux fantaisies de réaction de
M. le ministre de l'intérieur. Évidemment M. le garde des sceaux, mal-
gré toute sa réserve, n'a cessé d'avoir une autre attitude et un autre
langage que M. Buffet, même dans ces discussions récentes sur la loi
électorale, sur la presse, où il a semblé marcher d'intelligence avec le
chef du cabinet. L'unanimité n'était pas sans doute bien intime et bien
solide lorsqu'il fallait des négociations et des explications de toute sorte
pour que le discours si simple, si libéral, prononcé cet automne par
M. le ministre des finances à Stors, eût les honneurs de la publicité of-
ficielle. Tant que les lois organiques ont été incomplètes, la nécessité
d'achever l'organisation constitutionnelle a pu et a dû dominer toutes
les dissidences. Le jour où ces lois ont été votées et où il a fallu en ve-
nir à une application du régime nouveau, à une direction précise dans
les élections, la lutte a éclaté ou s'est renouvelée, si l'on veut, plus vi-
REVUE. — CHRONIQUE. Zi65
veraent que jamais. Ce jour-là, elle s'est manifestée par un conflit direct
entre M. le vice-président du conseil et M. le ministre des finances, ou
plutôt par une tentative impatiente de M. Buffet pour placer M. Léon
Say dans l'alternative de se soumettre à la politique du ministre de
l'intérieur ou de donner sa démission.
De quoi donc M. Léon Say s'est-il rendu coupable? M. le ministre
des finances met, il est vrai, un peu moins de façons que M. le vice-
président du conseil à prononcer le mot de république. Il est tout sim-
plement constitutionnel sans arrière-pensée, sans promettre aux parti-
sans de l'empire ou de la légitimité une révision favorable à leurs
espérances. Il est candidat au sénat et il ne craint pas de se présenter
aux électeurs de Seine-et-Oise en compagnie de M, Feray, qui est un
grand manufacturier, membre du centre gauche, de M. Gilbert-Bou-
cher, qui est un conseiller à la cour d'appel de Paris. Un ministre pac-
tisant avec le centre gauche et avec la gauche la plus modérée, voilà le
crime, le scandale! Voilà ce que le ministre de l'intérieur ne pouvait
tolérer, et dans cette campagne engagée aussitôt contre M. Léon Say,
M. le vice-président du conseil, il faut l'avouer, a eu la triste fortune
d'être précédé par d'étranges hérauts d'armes qui se sont chargés de
publier à leur manière, à coups de trompette, la déclaration de guerre.
Oui, vraiment M. le vice-président du conseil a le malheur d'avoir au-
tour de lui des collaborateurs ou des défenseurs bien compromettans,
plus empressés à flatter ses passions qu'à servir son autorité morale.
Que le chef du cabinet ait donné lui-même le mot d'ordre de l'attaque
contre un de ses collègues, nous voulons en douter. C'est déjà bien assez
que, par une coïncidence plus pénible pour M. le ministre de l'intérieur
que pour M. le ministre des finances, des agressions de cette nature
aient paru un seul instant avoir une importance, et qu'elles aient sem-
blé être le préliminaire de la dernière crise. Toujours est-il que pour se
trouver l'allié de radicaux tels que M. Feray et M. Gilbert-Boucher,
M. Léon Say a passé un moment pour l'homme « aux méchans com-
plaisant » de Molière, et on lui a demandé sa démission ou le désa-
veu de la liste sénatoriale sur laquelle il ligure dans le département de
Seine-et-Oise.
C'était bien simple en apparence : il n'y aurait qu'un changement, le
cabinet resterait intact avec une politique plus nette, moins exposée
r.ux interprétations contraires. Nul doute que M. le ministre de l'inté-
rieur, en conseillant à M. le président de la république une telle dé-
marche, n'ait cru faire un coup de maître, se délivrer d'un embarras et
simplifier la situation du gouvernement. Assurément la difficulté n'était
pas de demander à M. Léon Say sa démis:;ion, ni même de l'obtenir;
mais :e n'était là que le commencement, et on n'a pas tardé à s'en
apercevoir. M. le vice-président du conseil en provoquant cette crise
TOME xm. — 1876. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a pas bien réfléchi ; il n'a point évidemment bien pesé toutes les con-
séquences de l'initiative qu'il prenait, de l'acte dont il acceptait la
responsabilité dans les circonstances où nous sommes. Il n'a pas vu
qu'après tout les choses ne pouvaient se passer ainsi, que la démission
de M. Léon Say ne pouvait rester une affaire personnelle, qu'elle pre-
nait un caractère essentiellement grave par cela même qu'elle était le
dénoûment d'un conflit entre deux politiques, et que la retraite de M. le
ministre des finances entraînerait sans doute la démission de quelques
autres membres du cabinet, notamment de M. le garde des sceaux.
C'est ce qui est arrivé en effet. Dès qu'il a connu la situation, M. Du-
faure n'a point hésité, paraît-il, à déclarer qu'il partageait les idées de
M. Léon Say et qu'il se retirerait avec lui. S'il y a eu des insistances
pour retenir M. le garde des sceaux, pour modifier sa résolution, elles
ont échoué, elles devaient échouer devant la droiture, devant la raison
prévoyante de l'homme public, et on peut ajouter que, selon toute vrai-
semblance, M. Dufaure ne se serait pas retiré seul avec M. Léon Say;
d'autres démissions se seraient inévitablement produites. Ce n'est pas
tout enfin : il y a une dernière et plus grave conséquence que M. le vice-
président du conseil n'a dû entrevoir qu'assez confusément d'abord,
c'est que des changemens aussi sérieux ne pouvaient s'accomplir avec
cette facilité au milieu de l'indifférence publique. La commission de
permanence se serait réunie le lendemain, cela n'est pas douteux. L'as-
semblée elle-même aurait été infailliblement rappelée à Versailles, et
elle serait revenue avec des dispositions certainement peu favorables à
des délibérations calmes. Des débats irritans se seraient ravivés, des
questions de gouvernement auraient été agitées, et tout cela en pleine
période électorale! C'était assurément une responsabilité des plus
graves que prenait là M. le vice-président du conseil. Ce qu'il n'avait
pas entrevu au premier moment, il a dû le voir à mesure que la crise
se déroulait; il s'est arrêté, c'est ce qu'il pouvait faire de mieux. La ré-
flexion, le sentiment des dangers qu'on allait braver si gratuitement, les
interventions médiatrices, tout a contribué à tempérer les dissentimens
et les incompatibilités. Les négociations ont recommencé, la question a
cessé d'être personnelle pour redevenir simplement une question de di-
rection générale dans la politique du gouvernement, et encore une fois
l'esprit de transaction a prévalu. Tout a fini par une proclamation que
M. le président de la république vient d'adresser aux Français, qui a été
adoptée en commun par le cabinet tout entier, quoiqu'elle ne soit contre-
signée que par M. le vice-président du conseil.
Une proclamation de M. le président de la république exposant de-
vant la France le programme électoral du gouvernement, c'est sans
doute un procédé assez extraordinaire, un peu solennel et surtout peu
conforme aux usages consdiutionnels. C'est faire intervenir sans une
nécessité bien évidente M. le maréchal de Mac-Mahon dans des débats
REVUE. — CHRONIQUE. 467
au-dessus desquels s'élève son autorité légalement définie et universel-
lement respectée... Telle qu'elle est néanmoins dans son ensemble,
cette proclamation est certainement empreinte d'une loyale sagesse,
puisqu'elle invoque la paix et l'ordre que les nouveaux sénateurs et les
nouveaux députés doivent avoir la mission de maintenir de concert avec
le président de la république, puisqu'elle se résume dans ces mots que
tout le monde peut accepter : « Nous devons appliquer ensemble avec
sincérité les lois constitutionnelles, dont j'ai seul le droit, jusqu'en 1880,
de provoquer la révision. Après tant d'agitations, de déchiremens et de
malheurs, le repos est nécessaire à notre pays, et je pense que nos in-
stitutions ne doivent pas être révisées avant d'avoir été loyalement pra-
tiquées; mais pour les pratiquer comme l'exige le salut de la France,
la politique conservatrice et vraiment libérale que je me suis constam-
ment proposé de faire prévaloir est indispensable,,, n Que cette procla-
mation de M. le président de la république soit une œuvre spontanée
ou une combinaison de divers programmes préparés par les principaux
ministres, qu'elle ait dû être soumise à des délibérations successives
et laborieuses, peu importe : l'essentiel pour le moment, c'est qu'elle
a eu pour premier effet de rétablir la paix ministérielle. De la démis-
sion demandée à M. Léon Say, il n'est plus rien resté, on n'en a même
plus parlé que pour la détruire. M. le ministre des finances s'est tiré
de là simplement, fermement, sans se refuser à une transaction sous
la garantie de la parole de M. le maréchal de Mac-Mahon, comme aussi
sans abdiquer son droit de défendre la république constitutionnelle, de
se présenter avec ses amis du centre gauche aux électeurs de Seine-et-
Oise. Après cela, ce serait sûrement une étrange illusion de croire à
une paix complète et durable. N'y eût-il que les notes presque offi-
cielles par lesquelles on commence déjà de dire que la proclama-
tion de M. le président de la république n'est que la confirmation des
discours, des idées de M. Buffet, ce serait assez pour prouver que cette
paix n'est encore qu'une trêve, qu'il y a toujours deux politiques en pré-
sence, et que, si la dernière crise n'est point allée jusqu'à séparer les
hommes , jusqu'à dissoudre un ministère, elle n'a pas cessé d'être au
fond des choses.
Des paroles comme celles que vient de prononcer M. le président de
la république sont sans aucun doute de nature à détendre jusqu'à un
certain point, momentanément, une situation, et dans tous les cas elles
dégagent l'autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon. En définitive
néanmoins, il est bien clair que tout dépend de ce que deviendra ce
programme dans la pratique ministérielle, de ce qu'on entend par « la
politique conservatrice et vraiment libérale, » par l'exécution loyale des
lois constitutionnelles, et c'est ici que commence cette question de di-
rection que la dernière crise n'a peut-être pas tranchée nettement au
profit des idées de modération et de conciliation. Assurément, si on l'a-
468 REVUE DES DEUX MONDES.
vait voulu, si on avait eu un sentiment clair et précis des conditions où
se trouve la France, il y avait une politique simple, naturelle et efficace.
11 fallait, non pas seulement aujourd'hui, mais dès le premier jour,
choisir hardiment son terrain d'action, dissiper toute équivoque, décou-
rager toutes les arrière-pensées, tous les calculs secrètement hostiles,
et ne pas laisser aux partis cette ressource d'une distinction perfide
entre les institutions et le « gouvernement du maréchal. » Si on pou-
vait rétablir la monarchie, que ne la rétablissait-on? Dès qu'on ne le
pouvait pas, il fallait accepter la situation telle qu'elle est, avec ses ca-
ractères et ses conséquences, s'y attacher résolument et aller droit au
pays en lui demandant sans subterfuge de se rallier à ces lois constitu-
tionnelles qui sont après tout sa sauvegarde. Le pays désire le repos,
comme le dit M. le président de la république, oui sans doute; il de-
mande surtout à être éclairé et dirigé au milieu des confusions où il se
débat, et il aurait certainement répondu à la confiance qu'on aurait
mise en lui, à l'appel qu'on lui aurait adressé; il se serait senti gou-
verné. En dehors même des masses, les hommes modérés de toutes les
opinions, qui sont innombrables en France, auraient compris qu'ils
avaient des guides, qu'ils pouvaient marcher sans crainte d'être abusés
encore une fois, et c'était le meilleur moyen de vaincre les partis ex-
trêmes, de les réduire à l'impuissance en réalisant cet idéal d'une poli-
tique vraiment conservatrice et libérale dans les institutions nouvelles.
C'est le malheur de M. Buffet de n'avoir pas compris cette situation,
d'avoir voulu gouverner par l'équivoque et les restrictions, d'avoir mis
toute son habileté à grouper sous ce nom d'union conservatrice des par-
tis hostiles sur lesquels il ne peut compter, qu'il ne peut satisfaire
qu'en flattant leurs regrets ou leurs espérances, en faisant bon marché
de la constitution an nom de laquelle il exerce le pouvoir.
A quoi donc arrive M. le vice -président du conseil par le système
qu'il suit si obstinément, et dont ses amis, ses défenseurs, prétendent
voir la confirmation complète dans la proclamation de M. le maréchal
de Mac-Mahon? Il provoque des crises ministérielles comme celle qui
vient de se dérouler, qui a failli laisser le pays sans direction au mo-
ment le plus critique, et il nous conduit à cette situation électorale qui
se dessine déjà, qui offre le spectacle, réellement assez étrange, d'une
administration procédant un peu partout par l'exclusion des partisans
de la constitution du pays. M. le président de la république, il est vrai,
a plus d'une fois fait appel aux hommes modérés de tous les partis, et
cet appel il le renouvelle dans sa récente proclamation. Malheureusement
M. le ministre de l'intérieur et les préfets, qui exagèrent encore sans
doute ses instructions, ont une ingénieuse manière d'interpréter cette
parole dans la pratique électorale, A leurs yeux, ceux qui semblent
prendre tout simplement au sérieux la république conservatrice et la
constitution du 25 février, ceux-là ne sont plus des modérés; ce sont des
REVUE. — CHROiMQUE. 469
révolutionnaires plus ou moins déguisés, des alliés du radicalisme, en
un mot de faux modérés suspects et dangereux. Faux modérés sont tous
les membres du centre gauche, faux modérés les amis de M. Casimir
Perler et tous ceux qui, comme lui, ont aidé sans arrière-pensée à l'or-
ganisation d'une république honnête et pacifique. Faux modéré est
M. Feray, avec qui M. Léon Say a eu le tort de s'allier, et qui, sans y
songer, a été la cause innocente d'une crise ministérielle.
D'exclusion en exclusion, on ne sait plus qui échappera, qui sera jugé
assez orthodoxe pour entrer dans cette union des modérés dont M. le
président de la république a fait un mot d'ordre politique. Sans y
prendre garde, M. Bocher et le préfet de police, M. Léon Renault lui-
même, risquent fort de n'être pas dans l'orthodoxie, de ne pas trou-
ver grâce devant l'administration , car enfin que dit M. Bocher à ses
électeurs du Calvados? Il ne dispute à la république constitutionnelle
ni son titre ni ses conditions; il y voit sous un autre nom et sous une
autre forme les garanties essentielles du gouvernement parlementaire.
« Vous avez à choisir, dit-il, entre les partisans et les adversaires
avoués ou cachés du régime actuel, entre ceux qui, conservateurs véri-
tables, l'acceptent de bonne foi et sans arrière-pensée, qui pourront en
prévoir le changement sans le désirer, surtout sans le rendre eux-mêmes
nécessaire, et ces faux conservateurs qui ne croient pas à la stabilité
des nouvelles institutions, en souhaitent la ruine et feront tout pour la
précipiter. Je suis avec Iss premiers. » Que dit de son côté M. le préfet
de police en sollicitant la députation dans l'arrondissement de Corbeil?
(( Nos nouvelles institutions sont rassurantes pour les conservateurs en
même temps qu'elles offrent aux amis des libertés publiques les garan-
ties qu'ils ont le droit d'exiger. Le devoir des bons citoyens est de ne
rien épargner pour les consolider... Elles ne peuvent être révisés jus-
qu'en 1880 que sur l'initiative du président de la république; si, avant
l'expiration du mandat législatif, M, le maréchal de Mac-Mahon croyait
devoir faire usage de la prérogative qui lui a été réservée, je voterais
pour les propositions qui auraient pour but d'introduire une améliora-
tion ou de corriger un défaut dans la constitution, je repousserais sans
hésitation celles qui porteraient atteinte à son principe... » Fort bien!
c'est parler sans détour en homme résolu. Nous ferons seulement ob-
server que ce que dit M. le préfet de police, c'est ni plus ni moins ce
qu'a dit le terrible complice de M. Léon Say, M. Feray, qui prêtera
certainement son appui à M. Léon Renault dans l'arrondissement de
Corbeil, c'est ce que disent dans toutes les parties de la France une
foule de candidats combattus par l'administration uniquement parce
qu'ils parlent comme M, le préfet de police.
L'erreur de M. le vice-président du conseil est de méconnaître abso-
lument l'immense travail d'apaisement et de modération qui s'accomplit
Il70 REVDE DES DEDX MONDES.
depuis quelques années en France, ce travail qui a déterminé les plus
anciens républicains à voter pour une constitution conservatrice, qui
conduit M. Gambetla lui-même à rompre avec le radicalisme extrême
et agitateur, comme il le faisait encore récemment dans une lettre
adressée à un conseiller municipal de Cahors. iM. le vice-président du
conseil ne peut pas se résigner à regarder en face et sans vaines dé-
fiances ce mouvement si nouveau, presque universel, à distinguer entre
les élémens révolutionnaires, qu'on a certes raison de combattre sans
faiblesse, et les élémens de force conservatrice, dont on peut se servir.
Il ne voit partout qu'une tactique habile faite pour surprendre et trom-
per le pays par des démonstrations perfides en faveur de Tordya et de
la paix ; il a l'idée fixe des faux modérés qui se cachent sous l'appa-
rence du respect de la constitution, qu'il se croit tenu de combattre
partout comme les ennemis du « gouvernement du maréchal , » c'est
le mot consacré. Et à ces faux modérés, dont il dédaigne l'alliance et
l'appui, qu'il traite ou qu'il fait traiter à peu près partout en ennemis,
qu'a donc à opposer M. le vice-président du conseil? C'est là vraiment
que triomphe la politique du ministre de l'intérieur. M. Buffet, pour
faire face à tout, a sa grande et invariable combinaison qu'il ne cesse
de produire, — l'union conservatrice! Beau mot assurément, mais qui
dans la réalité devient une étrange chose, un amalgame de tous ceiLX
que M. Bocher appelle les « faux conservateurs, « les « adversaires
avoués ou cachés des institutions nouvelles. » Ce n'est point sans doute
que M. le vice-président du conseil veuille de propos délibéré et avec
préméditation préparer la ruine de la constitution du 25 février, de ce
régime pour lequel M. le maréchal de Mac-Mahon réclame le bénéfice
d'une expérience loyale. Non, M. le ministre de l'intérieur n'a pas de si
noirs desseins et une si profonde diplomatie, nous le croyons ; mais il
est entraîné par son système, il est obligé de tout subordonner à la
politique de combat, de résistance, que lui imposent ses passions, ses
préjugés, ses défiances, ses répulsions. C'est presque sans le vouloir et
par une sorte de fatalité qu'il est conduit à cette position extraordinaire
où, pour faire l'expérience des institutions « loyalement pratiquées, » il
ne voit rien de mieux que de rechercher le concours de ceux qui en
a souhaitent la ruine et feront tout, pour la précipiter. »
Cette politique, elle est dans le choix des candidatures que l'admi-
nistration patronne comme dans les discours de M. le vice-président du
conseil. On n'a qu'à voir ce qui se passe presque invariablement dans
toutes les parties de la France. Partout, sur toutes les listes, on est à
peu près certain de trouver des légitimistes, des bonapartistes ou des
conservateurs qui ne se piquent pas d'une grande consistance d'opinion.
Ceux-là ne refusent rien, il est vrai, au « gouvernement du maréchal
de Mac-Mahon; » mais ils ne promettent rien à la constitution, ils pro-
REYUE. CIIROKIQDE. 471
noncent son nom du bout des lèvres en la livrant à son malheureux
sort et en se promettant de pousser à la révision le plus promptement
possible. Voilà les listes et les programmes qui ont particulièrement les
faveurs administratives, et de toutes les combinaisons la plus merveil-
leuse, la plus inattendue, est encore celle qui réunit dans une frater-
nelle candidature M, Batbie et un des fidèles du régime napoléonien.
Un des journaux conservateurs du Gers n'a pu dissimuler son étonne-
ment, mais c'est ainsi que les choses doivent se passer pour l'honneur
de l'union conservatrice! Dans la Gironde, un des candidats préférés de
la préfecture est un ancien sénateur de l'empire, M. Hubert-Delisle.
Dans les départemens du centre, dans la Charente, dans la Normandie,
un peu partout, c'est à peu près de même. Les candidatures bonapar-
tistes n'ont pas toutes assurément les faveurs administratives; il y en a
malheureusement un assez grand nombre qui ne sont que faiblement
combattues en haine des candidatures des partisans de la république ,
des constitutionnels, ou même de ces « faux modérés » qui ont le pri-
vilège d'exciter si vivement l'humeur soupçonneuse de M. le vice-prési-
dent du conseil.
On ne peut pourtant pas agir autrement, dit-on, c'est inévitable. Les
bonapartistes sont nombreux dans le pays, surtout dans certains dépar-
temens. Sans leur appui, que devient le succès de l'union conserva-
trice? Tout ce qu'on peut faire, c'est de limiter leur influence, de tem-
pérer leurs impatiences, de ne leur livrer que quelques positions dans la
place en échange de leurs votes. Nous connaissons bien ces explications;
mais après tout, s'il en était ainsi, à qui donc en serait la faute? qui
donc a contribué à relever ces influences avec lesquelles on se croit
obligé maintenant de négocier et de traiter? Qu'on se souvienne un peu :
moins de trois ans après la guerre de 1870, deux ans tout au plus après
la fatale et inévitable paix de 1871 , un ministre de l'empire se retrou-
vait dans les conseils de la république. Presque partout les maires du
régime impérial rentraient dans leurs fonctions. Trop souvent les pra-
tiques administratives de l'ère napoléonienne ont été réhabilitées par
ceux-là mêmes qui en avaient souffert, qui ont cru pouvoir se servir de
ces armes dont ils avaient été blessés. Après un vote solennel de dé-
chéance condamnant un gouvernement comme coupable des désastres
de la France, on en est venu à effacer à demi ce vote, à parler avec moins
de sévérité de ce gouvernement, à ne plus le considérer que comme un
de ces régimes tombés qui ont laissé des souvenirs, des regrets, des
espérances, des affections légitimes. Aujourd'hui encore on hésite à
prononcer une parole qui eût été certainement de circonstance, qui
était attendue, et pendant que M. le président de la république fait un
appel honorable, peut-être malheureusement peu efficace, à l'abnégation
de ceux qui mettent les intérêts du pays au-dessus de leurs préférences,
/i|72 REVUE DES DEUX MONDES.
les préfets continuent à soutenir des candidatures assez équivoques
sous prétexte d'aider au succès de l'union conservatrice. On subit les
conséquences de la politique à laquelle on s'est livré, des confusions
qu'on a créées. M. le vice-président du conseil ne voit pas qu'il risque
tout pour un concours douteux ou périlleux, — que, sans le vouloir, il
joue tout simplement le jeu des bonapartistes, sur lesquels il ne peut
même pas compter, qui lui manqueraient certainement le jour où ils y
auraient un intérêt de parti. Que veulent en effet les bonapartistes?
qu'ont-ils poursuivi jusqu'ici, même dans ces élections sénatoriales de
l'assemblée, où ils ont offert le spectacle d'une si audacieuse évolution?
Ils se sont proposé de faire disparaître d'abord le centre droit, qui, en
s'alliant avec le centre gauche, aurait pu constituer une force prépon-
dérante. Ils ont voulu écraser les fractions modérées pour arriver à des
élections où la lutte s'engagerait entre les républicains et une armée
conservatrice dont les partisans de l'empire resteraient le corps prin-
cipal. M. le vice-président du conseil entre aveuglément dans ce jeu.
Cette union conservatrice qu'il préconise, qu'il interprète et pratique à
sa manière, c'est surtout aux impérialistes qu'elle peut servir, et par ce
système il n'est point impossible effectivement qu'on n'arrive à un ré-
sultat assez étrange, à des assemblées où républicains et bonapartistes
seront en présence, formant les principales masses parlementaires.
Est-ce là ce que M. le vice-président du conseil appellerait servir les
intérêts conservateurs et libéraux de la France ?
Non assurément, la politique de M. le ministre de l'intérieur n'est ni
libérale ni conservatrice. Ce qu'on peut même lui reprocher, c'est de
n'être point du tout une politique, de n'être qu'un expédient chimérique
ou périlleux, et de compromettre les intérêts conservateurs qu'il prétend
servir. Ces intérêts, M. le ministre de l'intérieur les compromet par ses
alliances, par ses interprétations, par ses combinaisons, qui en vérité
n'ont rien de nouveau, qui n'ont jamais rien sauvé.
M. Buffet a certainement une énergie et une obstination de caractère
qu'il pourrait mieux employer. Au fond, sous cette apparence de téna-
cité impérieuse, son système de gouvernement se résume dans une sorte
d'entraînement insiinctif de réaction et dans une subtilité laborieuse
dont un des plus récens et des plus singuliers exemples est le commen-
taire qu'il vient de donner à la loi sur la presse. Un amendement pro-
posé à cette loi a enlevé au gouvernement le droit d'interdire, par une
mesure spéciale, la vente d'un journal sur la voie publique. Fort bien !
cette disposition est assez claire; mais on ne pense pas à tout. Il se
trouve qu'une autre loi de 18/|9, toujours en vigueur, contient un ar-
ticle qui met dans la dépendance de l'administration les colporteurs ou
vendeurs de tous les écrits périodiques ou non périodiques. Ministère
de l'intérieur et préfets ont le droit de donner ou de retirer les autori-
REVUE. CHRONIQUE. !\7Z
sations de vente, de vérifier les catalogues des colporteurs, d'interdire
tout ce qui porte atteinte à la morale, aux lois, à l'ordre, et c'est cet
article qu'invoque aujourd'hui l'administration. Il en résulte qu'à dé-
faut du droit spécial d'interdire un journal, qui lui a été retiré par la
dernière loi, le gouvernement retrouverait ailleurs la faculté plus gé-
nérale et plus étendue d'interdire la vente de tous les journaux rien
qu'en retirant à un colporteur l'autorisation dont il jouit. Annuler une
légalité récente par une légalité ancienne qu'on a oublié de réviser,
est-ce là de la politique conservatrice? Non, ce n'est ni en jouant avec
ces subtilités, ni en représentant l'ordre social comme perpétuellement
menacé, ni en faisant intervenir, quelquefois avec peu d'opportunité,
la personne de M. le maréchal de Mac-Mahon, qu'on est un vrai chef de
cabinet conservateur. La vraie politique aujourd'hui sera celle qui, en
donnant à la France la paix et l'ordre, dont parle M. le président de la
république, saura en même temps la gouverner sans la violenter, lui
inspirer une libre et virile confiance dans ses destinées, dans ses in-
stitutions, dans les chefs appelés à la conduire.
Au fond, ces crises peuvent être pénibles, elles n'ébranlent pas sé-
rieusement la situation intérieure de la France, qui est assez vivace
pour triompher de ces conflits de direction dans sa politique , même
d'une bataille électorale comme celle qui va commencer. Une question
tout au moins aussi grave serait de savoir si cette année qui s'ouvre
promet à l'Europe la paix que tout le monde désire ou des crises pro-
chaines. La vérité est que les élémens de conflagration, les périls, ne
manquent pas, et les nouvellistes en profitent pour mettre en émoi de
temps à autre les cercles politiques et les marchés financiers. L'Europe,
dans ces dernières semaines, a vu se succéder une multitude de fausses
nouvelles heureusement démenties. Un jour, c'était le roi Victor-Em-
manuel qui avait profité des réceptions du 1" janvier pour adresser
une allocution toute belliqueuse à ses généraux; il n'aurait parlé de
rien moins que d'un prochain appel qu'il aurait à faire au courage de
son armée. Qu'est-il resté bientôt de tout cela? Il y a la vérité toute
simple. Le roi Victor-Emmanuel a parlé, comme il parle toujours,
avec sa familiarité martiale; il a témoigné l'intérêt affectueux qu'il porte
à son armée, la confiance qu'il a toujours mise dans ses soldats avec
lesquels il a combattu. Voilà tout, et, si l'Europe est menacée d'un pé-
ril de guerre, ce n'est point à coup sûr l'Italie qui donnera le signal.
Le gouvernement de Rome est trop occupé de ses affaires intérieures.
de ses finances, du rachat des chemins de fer demeurés jusqu'ici la
propriété de compagnies étrangères. — Un autre jour, on a tout à
coup annoncé que l'Autriche rappelait ses réserves, qu'elle prenait ses
dispositions pour compléter son armée. Un journal anglais le disait sé-
rieusement sur la foi d'un mystérieux correspondant de Vienne; puis il
Û74 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est trouvé qu'il n'y avait riea de plus qu'une invention propagée par le
télégraphe, qui est quelquefois le complice de toutes les fables et peut-
être aussi d'audacieuses spéculations. Le dernier mot de la situation eu-
ropéenne, c'est que les cabinets sont aujourd'hui occupés de la note
élaborée dans ces derniers temps par le comte Andrassy, destinée à
formuler le programme de réformes que la diplomatie doit demander à
la Turquie.
A la vérité c'est bien assez pour donner de l'occupation en Europe et
même pour provoquer les plus graves complications, s'il y avait quelque
part la volonté de faire éclater l'incendie. La note du comte Andrassy,
approuvée par la Russie comme par l'Allemagne, a été communiquée
dès les premiers jours de l'année à la France, à l'Angleterre et à l'Ita-
lie. A vrai dire, elle ne paraît avoir soulevé de sérieuses difficultés ni à
Paris ni à Rome ni à Londres. Il a pu y avoir quelques objtctions de
détail, il n'y a pas eu de contestation de nature à embarrasser la marche
de l'affaire. L'Italie avait envoyé son adhésion quelques heures après
avoir reçu la note. La France, elle aussi, a adhéré en faisant quelques
observations sans gravité. L'Angleterre enfin a sanctionné à son tour la
note autrichienne. Il y avait deux raisons pour que le concert des puis-
sances s'établît sans grande difficulté. D'abord la note du comte Andrassy
est des plus modér ées dans ses termes, dans les propositions qu'elle for-
mule; elle ne contient rien qui dût provoquer l'opposition des cabinets.
De plus, il y avait une certaine importance à ce qu'il n'y etit aucune dis-
sonance dans cette action de l'Europe. Maintenant comment la Turquie
accueillera-t-elle cette communication? N'opposera-t-elle pas à la note
autrichienne, appuyée par l'Europe, les réformes dont elle a pris elle-
même l'initiative? Le cabinet ottoman a pu avoir d'abord cette pensée;
il ne paraît pas avoir persisté, et il est plus intéressé que tout autre à
travailler avec l'Europe à une prompte solution, puisque, si on laissait
arriver le printemps sans avoir rien fait de décisif, l'insurrection pour-
rait se réveiller plus que jamais dans l'Herzégovine et s'étendre dans
d'autres provinces. C'est l'intérêt de la Turquie d'en finir, et c'est assu-
rément aussi l'intérêt de l'Europe d'éteindre ou de circonscrire cet in-
cendie toujours menaçant. ch. de mazade.
REVUE MUSICALE.
La Société des concerts du Conservatoire, qui, en fait de nouveautés,
n'a jamais passé pour gâter ses élus, vient de leur donner le Manfred
de Schumann. L'œuvre ne nous était point inconnue, puisqu'il y a trois
REVUE. — CHRONIQUE. 475
ans la société l'avait déjà mise à son programme, mais de ce grand
ensemble organique, quelques morceaux détachés, l'ouverture, — une
admirable page, — et l'apparition de la fée des Alpes, — une mer-
veille de grâce et de poésie, — étaient seuls restés dans les mémoires,
et c'est encore à ces morceaux que la faveur du public s'est prise pen-
dant les deux récentes auditions. Tout porte à croire qu'il en sera tou-
jours ainsi avec certaines œuvres capitales de Schumann. Pour nous
habituer à cette musique abstraite et trop souvent même abstruse, pour
nous faire pénétrer au cœur du sujet, il faudrait des expériences fré-
quemment, obstinément réitérées, et ce ne sont pas des auditions iso-
lées se renouvelant à des années de distance qui nous aideront à dé-
brouiller une pareille énigme. Schumann n'a jamais été clair, ses plus
fervens adeptes sur ce point ne sauraient nous contredire; c'est un esprit
alambiqué, une manière de Jean-Paul musical empêtré dans les paren-
thèses, chaotique avec des fulgurations de génie. Dès 18^9, à cette
période, la plus féconde de sa productivité, où, parmi tant d'ouvertures,
de symphonies, de trios, de pièces instrumentales et vocales de tout
genre, naquit ce puissant poème de Manfred, la critique lui reprochait
cette fureur quMl a d'amonceler les difficultés techniques en même
temps qu'il s'adresse intentionnellement à votre émotion et recherche
vos sympathies : toujours Jean-Paul! La musique de Piobert Schumann,
ainsi que la prose de l'auteur de Titan, est aux mains du public un peu
comme une noix entre les pattes de l'écureuil. Il ronge la dure enve-
loppe, s'use les dents et la rejette sans se douter que sous l'ingrate
écorce un fruit savoureux se dérobe. Ce fruit, bien des gens en France
l'ont deviné, pressenti, mais que d'efforts, de frais, seraient nécessaires
pour le faire goûter au public! Longtemps encore, avec le néo-roman-
tique allemand, nous en serons réduits aux notions fragmentaires, aux
jugemens par à-peu-près. A peine avons-nous une idée de 3Ianfred;
nous distinguons bien ici et là divers morceaux, assez pour nous dire :
C'est un maître! nous n'embrassons pas l'ensemble de l'œuvre. De ce
que Schumann a mis dans cette partition de sentiment byronien, de ce
qu'il ajoute de ses propres douleurs, de ses pensées, de ses doutes, de
ses flammes à lui et de ses amertumes à la passion du poète dont il
s'inspire, qu'en savons-nous? que savons-nous de sa Geneviève, de son
Faust ?
C'eût été en effet grand miracle qu'urx rôdeur tel que celui-là, cher-
chant partout quem devorei à travers les littératures, ne fût, point venu
poser sa griffe de lion sur la tragédie philosophique de Goethe. Quel
musicien avant lui n'avait flairé, retourné l'illustre proie? Beethoven
d'abord, qui, s'il faut en croire Schindler, se promettait de terminer par
là sa carrière de compositeur. Nous avons ensuite le parlitionnaire
Eberwein, qui, à Weimar sous les yeux du maître, et soutenu par sa
llJQ RE7UE DES DEUX MONDES.
très haute et sérénissime approbation, rédige une musique d'ailleurs
fort honnête. Arrive alors le Faust du prince Radzivil, création hybride
tenant le milieu entre Voratorio et l'opéra, et pour laquelle Goethe,
qui estimait trop la faveur des princes pour ne pas aimer aussi quel-
quefois leur musique, daigna scander et rimer deux chœurs nouveaux.
A cette partition intéressante succéda celle de Lindpaintner, maître de
chapelle à Stuttgart, beaucoup de bruit, de cantilènes, de fantasma-
gorie; italianisme et sentimentalisme; nous approchons, on le voit, de
M. Gounod. Laissons cependant passer auparavant le Faust de Spohr,
œuvre virile et géniale qui précéda de plusieurs années le Freischûtz de
Weber et donna la note et la couleur à l'opéra romantique allemand.
En France, nous avons la Damnation de Faust, une symphonie drama-
tique plus que jamais en honneur dans les concerts, et comme opéra
le Faust de M"* Bertin, représenté jadis au Théâtre-Italien, et le Faust de
M, Gounod. Tout cela promet pour l'avenir, et si, par la consommation
dans le passé, nous jugeons de la consommation dans le futur, si nous
songeons qu'une composition de la valeur du Faust de Spohr est au-
jourd'hui complètement oubliée même des Allemands, nous pouvons
nous demander ce que sera dans un demi-siècle la diablerie floria-
nesque de M. Gounod quand dix ou quinze autres Faust auront passé
par-dessus.
Revenons à Schumann. Sa musique, œuvre organique s'il en fut,
embrasse les deux parties du poème, et se donne bien garde de négli-
ger pour des illustrations et le tableau de genre ce grand sens ca-
ractéristique, cet esprit de réflexion, de critique et de coordination qui
fait du poème de Goethe un pendant à la Divine Comédie. Il va sans
dire que notre intention ne saurait être d'étudier ici dans ses détails
cette musique. Nous avons pour cela de bonnes raisons, et la meilleure
est que nous ne l'avons pas entendue. Nous ne pouvons aujourd'hui
qu'en signaler l'existence à la Société des concerts, dont nous aime-
rions à provoquer la généreuse initiative. On cite comme un chef-
d'œuvre l'épilogue dans le ciel et toute la scène qui précède. « La scène
des anachorètes, écrit M. Ambros, un des plus vaillans esthéticiens de
l'Allemagne, n'est point simplement une des meilleures productions
de Schumann, c'est une des plus belles choses de la musique mo-
derne. Le paysage en est un vrai Poussin, vous plongez dans la profon-
deur crépusculaire de ces bois flottans; que la musique puisse agir
ainsi pittoresquement par la seule évocation d'un sentiment analogue,
on l'imagine à peine. Le Père extatique, le Père profond, à la voix
grave et méditative, le Père angélique, — amour et mansuétude, —
le docteur Marianus , — béatitude , illuminisme , — les chœurs des
anges , des bienheureux enfans , des pécheresses auxquelles vient se
joindre Marguerite : una pœnitenlium, — tout cela d'un rendu, d'un
REVUE. — CHRONIQUE. hl7
caractère étranges, merveilleux, d'ane saisissante beauté. Je recom-
mande aussi le moment où le discours du docteur Marianus tourne à
l'hymne; cette transition, avec son accompagnement de harpes, est
d'un prestige éblouissant; plus tard quelle douceur béate, quelle infinie
compassion dans son regard jeté sur les trois repenties implorant leur
grâce! La réplique au suraigu en quelques paroles sonores, éclatantes,
de la glorieuse mère du Christ à la Samaritaine, à Marie l'Égyptienne,
à Marguerite chantant en voix de soprano, est un trait de génie, un effet
absolument grandiose obtenu par les moyens les plus simples. « Sauvé
du mal et de l'enfer, le noble enfant du royaume des esprits! » Dans la
reprise de cette phrase et dans le dernier chœur mystique, le musicien
était appelé à donner sa mesure, et ce que Schumann a produit là suf-
firait à sa gloire immortelle! » Nous en avons dit assez pour être com-
pris de ceux que les intérêts du grand art préoccupent ; si la Société des
concerts hésitait, d'autres se montreraient moins difficiles, et, par
exemple, pourquoi l'Opéra, tout le premier, ne prendrait-il pas en
main cette affaire? L'épilogue du Faust de Goethe mis en musique par
Schumann, quel acte plus splendide à monter? Il y a là en outre ma-
tière à décors, à costumes ; du spectacle et du pittoresque à perte de
vue! Donner cette scène en manière d'oratorio pendant la semaine
sainte serait un coup de maître digne de tenter l'émulation du directeur
actuel de l'Opéra.
Les représentations shakspeariennes de Rossi continuent d'attirer le
monde à Ventadour. Pour les gens amoureux de l'intelligence et de ses
plaisirs, rien de réjouissant comme cet enthousiasme qui grandit chaque
jour. C'est l'histoire de Rachel et de ses débuts. Quelques-uns d'abord
s'écrient, pleins d'admiration : Allez-y voir! Alors arrivent les curieux et
les dilettantes; puis enfin c'est le public, le grand public qui paie et
seul consacre. Le fait est qu'on vient là maintenant comme à Verdi.
Vous avez devant vous une salle attentive, studieuse; c'est le théâtre et
un peu aussi la conférence. Dans les loges, à l'orchestre, chacun a dans
la main son libretlo : les uns vont de l'italien au texte anglais; les au-
tres, moins aguerris , ont le nez sur la version française ; mais soyez
sûrs que tous profiteront de la leçon, même les plus informés. On
n'imagine pas ce qu'un si curieux spectacle ouvre à l'esprit de points de
vue nouveaux. Ainsi dans Roméo et Juliette, telles scènes de mœurs lo-
cales qui, représentées en anglais, passaient inaperçues, empruntent à
la traduction italienne un relief tout à fait original : les figures du vieux
Capulet, de sa femme et de la nourrice gagnent énormément à parler la
langue du pays; vous les voyez se mouvoir à l'aise, vivre de cette vie
abondante, familière, loquace, tout en dehors, que Shakspeare, par la
merveilleuse divination de son génie bien plus que par observation,
leur a donnée. Une Anglaise de beaucoup d'esprit et de littérature nous
li7S . REVUE DES DEUX MONDES.
disait à ce sujet qu'elle venait, pour la première fois, de faire con-
naissance avec la famille Capulet, dont elle ne connaissait encore que
l'adorable fille. Le succès de Rossi dans Roméo est peut-être le plus
brillant qu'il ait obtenu parmi nous. Le premier soir, l'enthousiasme
avait peine à se contenir, et quand les applaudissemens se taisaient par
force, vous entendiez un frémissement de plaisir circuler dans la salle.
Après la scène du balcon, tout le monde criait bis comme après un duo
d'opéra, et quel duo, fût-il de Mozart lui-même, vaudrait jamais l'in-
comparable musique de cette poésie? Ajoutons que Rossi trouve vrai-
ment à qui parler dans ce nocturne qu'il exécute avec une Juliette de
quinze ans. Cette enfant-là n'a pour talent que sa jeunesse, mais com-
bien on lui sait gré d'être jeune et de ne pas solfier depuis neuf lustres!
Rossi en est maintenant à ce point où l'artiste, maître de son public,
peut tout oser. Ainsi, lorsque dans la rencontre pendant le bal, il effleure
de ses lèvres les lèvres de Juliette, ce baiser rapide, inusité, a d'abord
surpris, puis aussitôt les applaudissemens ont éclaté, l'audace extrême
avait réussi comme tout réussit au succès; mais un moins habile, un
moins heureux aurait grand tort de s'y risquer. J'ai parlé de jeunesse,
Rossi n'a déjà plus l'âge de Roméo, et sa taille, qui sied si bien au More,
à Macbeth, au prince de Danemark, manque ici de sveltesse et de gra-
cilité. En revanche, quelle intelligence dans les moyens de suppléer à
la nature! Cet homme porte en soi toutes les impétuosités, toutes les
flammes de ses vingt ans, et lorsqu'il loi convient de les répandre, l'il-
lusion est complète. Voyez-le dans la scène avec le frère Laurence, quand
il se roule à terre avec les impatiences désordonnées, les révoltes d'un
jouvenceau dont l'amour enfièvre le sang. Je glisse sur les duos d'ivresse,
sur le combat avec Tybald, les comédiens de cette allure n'ont point
pour habitude de se laisser prendre en défaut à certains endroits con-
sacrés; ce n'est donc point là, sur la grande route oîi chacun passe et
dans les sentiers traditionnels, qu'on les doit chercher; attendez-les aux
tournans, dans les coins. Guettez-moi bien par exemple ce Roméo dans
sa scène avec l'apothicaire, un de ces épisodes philosophiques par les-
quels l'auteur d'Hamlet ne manque pas une occasion de se manifester. .
Allez entendre cette scène au Théâtre-Italien, c'est Roméo lui-même qui
pose devant vous; que dis-je? vous oubliez le poète, l'acteur, il n'y a plus
de fiction, de personnage, il n'y a plus que l'être humain brisé, anéanti.
Entre le bal chez les Gapulets et ce moment suprême, quelques jours
à peine se sont écoulés, et l'enfant du midi par l'excès d'amour et d'in-
fortune a mûri, vieilli; le voilà, rompu d'expérience, qui s'attarde à
. réfléchir au lieu de se laisser vivre et qui se prend à méditer sur l'exis-
tence, ironique, amer, misérable. Rossi vous fait songer au Penseroso
de Michel-Ange, le Médicis sorti de sa crypte ne philosopherait pas au-
trement. Tout à coup cependant la vie se réveille, Hamlet s'efface et
REVUE. — CHRONIQUE. Z|79
l'amant de Juliette reparaît; ce précieux poison qui va le réunir à sa
maîtresse, il le tient donc enfin ; s'élancer vers elle, la rejoindre, est
désormais Tunique effort; vous sentez qu'il ne vit plus que pour mou-
rir. Le mouvement du tragédien, son accent, son visage, pendant les
derniers vers qui précèdent cette sortie ne se peuvent décrire. C'est
d'une instantanéité, d'un nouveau, d'un trouvé irrésistibles. Ce spec-
tacle remuait en nous tout le passé, involontairement nous pensions à
Delacroix, à Berlioz, ces adorateurs sincères et sans 'phrases du génie de
Shakspeare; quelles jouissances n'éprouveraient- ils pas, eux qui ont
tant vécu avec Roméo et tant aimé Juliette! — On prête à M. Rossi
l'intention de profiter de Vaura popularis pour faire une excursion dans
notre répertoire ; s'il compte s'adresser au théâtre de Victor Hugo, jouer,
comme on l'a dit, Ruy Blas, le Roi s'amuse, rien de mieux, passe même
pour Louis XI, bien que cette tragédie d'opéra comique, avec ses bons
villageois dansant en chœur sur la place de l'église, et son arrière-goût
de Scribe et de Béranger, ne réponde guère aux tendances dramatiques
remises en vigueur chez nous par les représentations de l'artiste italien;
mais qu'il se garde surtout d'aller fouiller dans les archives de l'an-
cienne Porte-Saint-Martin ; fuyons comme la peste les maladroits amis
qui nous crieraient aux oreilles : « Et maintenant à la Tour de Neslcs ! »
M. Rossi a mieux à faire que de chercher à nous intéresser à Buridan
le capitaine, dont les destinées ne nous sont que trop connues; qu'il
reste fidèle à son saint et ne compromette point en des aventures de
cape et d'épée le prestige que lui vaut sa manière d'interpréter Shaks-
peare. Il y a du commentateur et du conférencier chez cet artiste : c'est
un penseur, — oiseau rare à rencontrer en lieu pareil; de là son autorité
sur le public. Jusqu'alors irrévérencieux et réfractaire. Réussir où tant
d'autres, et des meilleurs, avaient échoué n'est point une gloire qui se
doive jouer à pile ou face. Cet Italien, par sa puissante initiative, nous
a mis en rapport direct avec le génie de Shakspeare, il a, comme on
dit, rompu la glace; qu'il reste désormais l'homme non pas d'un seul
rôle, mais d'une idée, idée de vulgarisation des chefs-d'œuvre et, si
l'on veut, d'apostolat intellectuel ; là est le secret de sa force et de son
succès.
Vaniiy fair ! dit un roman de Thackeray; un livre qu'on devrait bien
faire et qui servirait plus tard à caractériser les mœurs dramatiques de
notre époque, ce serait : la Foire aux appointemens! La Patti touche
aujourd'hui 3,000 francs par représentation, Christine Niisson s'est mise
sur le même pied, ce que voyant, M. Faure, qui ne voulait pas être en
reste, vient de s'engager dans la troupe ambulante de M. Merelli au
prix de 300,000 francs pour cent représentations. Aux premiers beaux
jours, ce baryton expéditionnaire quittera la France et s'en ira comme
Joconde parcourir le monde, les journaux ne nous entretiennent que de
A 80 REVUE DES DEUX MONDES.
cet événement : on décompose l'itinéraire : deux mois à Vienne, autant
en Belgique, en Hollande, etc., etc. Dans telle grande ville, on déjeunera,
mais sans chanter; dans telle autre d'importance moindre on chantera
sans coucher. Tout cela n'a sans doute qu'une médiocre importance, et
nous ne songerions point à nous en occuper, s'il n'y fallait voir un signe
du temps. Essayez donc avec de tels usages de former des institutions
musicales durables, homogènes, d'organiser des troupes d'ensemble
comme celles que jadis oc applaudissait à l'Opéra. Nous voudrions sa-
voir ce que Nourrit, qui gagnait par année 30,000 francs, et qui se con-
tentait de les gagner, eût répondu si quelque imprésario de passage
fût venu lui proposer de quitter ainsi au pied levé ses travaux, ses
maîtres, son public, pour s'en aller chanter de clocher en clocher et
figurer au jour le jour dans une compagnie nomade I Les hommes de la
période dont nous parlons appartenaient à des traditions en train de
s'etTacer. Ils aimaient leur pays, leur théâtre, ce milieu national dans
lequel ils avaient grandi et qu'on n'emporte pas à la semelle de ses
souliers. Se retrouver entre camarades associés à la même œuvre,
tendre incessamment vers le mieux en présence d'un public empressé
à constater leui-s progrès, à proclamer chacune de leurs victoires, sa-
tisfaire ces maîtres qui s'appelaient Cherubini, Auber, Rossini, Meyer-
beer, comptait à leurs yeux plus que tout l'or du monde. C'étaient
des artistes français dans la plus pure et la plus noble expression,
sans ridicules préjugés, mais trè-s dignes et tenant à suprême honneur
de passer leur vie à bien mériter de la scène qui les avait faits ce
qu'ils étaient; désormais nous n'avons plus que des \'irtuoses cosmopo-
lites, le chanteur que notre conservatoire a formé, que nos suffrages
ont mis à la mode, va se montrer aussi peu soucieux de ce qui se passe
chez nous que s'il s'agissait de l'opéra de Pékin. Personne, hélas! ne
tient à la maison; nul idéal que les gros bénéfices! Et ces habiles du
moment savent-ils seulement à quoi ils s'exposent? Savent-ils qu'à ce
métier-là leur voix s'use, le public de Paris se désaffectionne, et que,
même en dehors de ce que ces habitudes foraines ont de regrettable,
c'est toujours un mauvais calcul pour un chanteur que de vouloir, au
risque de se surmener et de perdre sa voix, gagner en dix mois ce qu'il
pouvait gagner en trois ans si tranquillement et sans quitter son pays
autrement que pour aller apparaître à Londres pendant la saison?
F. DE L.
Le directeur-Qérant, C. Boloz.
LE FIANCE
DE M " SAINT-MAUR
SECONDE PARTIE (1).
IV.
Ce fut par une belle après-midi de novembre que Séverin Mau-
bourg se présenta à la Rosière, jolie villa et beau domaine à une
petite lieue de Fontainebleau. La mission qu'il y venait remplir
ne laissait pas de l'embarrasser un peu; ses débuts furent difficiles.
Il trouva le colonel Saint-Maur à demi couché dans une chaise
longue, au pied de son perron, sa pipe à la bouche. Le colonel toisa
l'ambassadeur des pieds à la tête, et quand il eut appris de quoi
il s'agissait, il ne lui lit pas d'autres coraplimens que de s'écrier :
— Mon beau neveu se moque-t-il de nous? — Le mot qu'il em-
ploya était moins poli.
Le colonel Saint-Maur n'était pas le plus commode des colonels.
11 avait l'humeur vive, les manières un peu brusques ; ce qui est
pis, il était devenu misanthrope. Il ne pouvait prendre son parti du
funeste accident qui, sous la forme d'un boulet de canon, lui avait
emporté la jambe droite et s'était permis d'interrompre brutale-
ment une carrière brillamment commencée, dont il avait le droit
d'espérer beaucoup. Il nourrissait une secrète jalousie pour tous
les hommes qui ont eu le bonheur de conserver leurs deux jambes.
Il avait cependant ses bons jours et même ses bonnes semaines;
(1) Voyez la Revue du 15 janvier.
TOMB Xm. — 1" FÉVRIER 1876, 31
Û82 REVUE DES DEUX MONDES.
cela dépendait des caprices du vent et du va-et-vient de ses rhu-
matismes. Les chats, comme on sait, passent leur vie à se persua-
der tour à tour que leur queue n'est pas à eux, et ils la mordent,
ou à se convaincre qu'elle est bien à eux, et .ils lui témoignent les
plus grands égards. Le colonel Saint-Maur en usait à peu près de
même avec sa jambe de bois. Dans ses bons jours, il admettait
qu'elle faisait partie intégrante de sa personne, il la regardait tout
au moins comme étant de la maison, comme une sorte de fdle
adoptive, à laquelle il s'était chargé de faire un sort; il plaisantait
avec elle, il lui disait d'un ton presque affectueux : — Ma belle,
allons voir ce qui se passe dans notre potager. — Le lendemain,
elle n'était plus pour lui qu'une intruse, une odieuse étrangère,
dont il était condamné à subir la société, et peu s'en fallait qu'il ne
lui administrât des coups de cravache. Malheureusement pour Sé-
verin, lorsqu'il fit la connaissance du colonel Saint-Maur, le colonel
était dans un de ses mauvais jours, son rhumatisme lui faisait souf-
frir mort et martyre.
— Mon beau neveu se moque-t-il de nous? répéta-t-il de sa voix
la plus rêche. S'il a quelque chose à me dire, que ne vient-il s'expli-
quer lui-même? Se propose-t-il de se marier par procuration? Que
signifient ces simagrées? Et d'abord, qui êtes-vous, monsieur? Je
n'ai pas l'honneur de vous connaître.
— Maurice m'avait assuré, répondit tranquillement Séverin,
qu'il vous avait parlé plus d'une fois de Séverin Maubourg.
— Plus d'une fois ! Il m'en a ressassé les oreilles. C'est le fond
de sa conversation; jugez de l'agrément... Ah! monsieur, vous êtes
donc le confident et le conseiller intime de ce fou ? Je vous en fais
bien mon compliment. Allez lui dire, je vous prie, que je suis son
serviteur, qu'il se mette à l'aise, que nous nous passerons très bien
de lui. S' imagine -t-il par hasard que ce sont les partis qui nous
manquent?
— Vous ne m'avez pas compris, colonel. Procédons par ordre,
s'il vous plaît. Vous avez décidé, si je ne me trompe, que, pour ob-
tenir la main de M"^ Saint-Maur, le vicomte d'Arolles devait au
préalable se procurer une occupation.
— N'en doutez pas; plutôt que de m' embarrasser d'un gendre
qui ne fasse rien, qu'on me donne tout de suite deux jambes de
bois!.. Monsieur Séverin Maubourg, si nous avions un gouverne-
ment, il ferait couper le cou à tous les oisifs.
— C'est possible, colonel; mais vous admettez bien que Maurice
a eu raison de refuser la place de sous-préfet que lui proposait son
frère?
— Le joli sous-préfet ! Savez-vous ce qu'il aurait fait de son
arrondissement? Un jour qu'il aurait été à sec, il l'aurait joué en
LE FIANCÉ DE m"® SAINT-MAUR. 483
un cent de piquet... Monsieur Séverin Manbourg, si nous avions
un gouvernement. . .
— Il mettrait à l'ombre tous les joueurs, interrompit Séverin.
Vous vous trompez, colonel; si Maurice a été joueur, il ne l'est
plus.
— C'est dommage ; il a tous les vices, et je serais fâché qu'il dé-
pareillât sa collection.
— Vous êtes fort injuste à son égard. Pour vous complaire, il a
résolu de se remettre à l'étude du droit, et avant quelques mois il
aura sa licence.
— C'est la seule qui lui reste à prendre depuis qu'il se permet
de me dépêcher des ambassadeurs... Eh bien! le voilà licencié. Et
après ?
— Il entrera dans la diplomatie, le comte d'Arolles lui en ouvrira
la porte.
— Charmant métier! parlons-en. Ce sont ces messieurs qui nous
ont plongés dans le gâchis où nous sommes.
— Et si nous avions un gouvernement, reprit Séverin en riant, il
ferait pendre tous les diplomates.
— Je crois vraiment que vous vous moquez de moi ! s'écria le co-
lonel en serrant avec tant de force le fourneau de sa pipe entre ses
doigts osseux qu'il le fit voler en éclats. Il n'y a qu'un mot qui
serve. Pourquoi est-ce à vous et non à mon neveu que j'ai aujour-
d'hui l'agrément de parler?
— Maurice a eu le tort de s'imaginer que je plaiderais sa cause
mieux que lui-même. Il m'a chargé de vous instruire de la résolu-
tion qu'il vient de prendre...
— Est-ce que je crois aux résolutions de mon neveu? Je n'ai ja-
mais cru qu'à ses indécisions... Eh ! parbleu, qu'il n'épouse pas! Du
diable si je pensais encore à ce mariage quand son frère est venu
m'en rafraîchir la mémoire... Que ce bel oiseau soit licencié, diplo-
mate, tout ce que vous voudrez, je marierai ma fille comme il me
plaira... Savez-vous causer avec les demoiselles, monsieur Mau-
bourg?
— Pourquoi me demandez- vous cela, colonel?
— Causez avec Simone. Si vous savez vous y prendre, elle vous
confessera qu'elle se soucie de son cousin comme du Grand-Turc.
— Vous l'a-t-elle dit?
— Non, elle ne dit rien; mais je le sais, et j'en suis charmé, cela
me permettra de donner dès demain à cet impertinent son congé
définitif.
— Après-demain vous vous en repentiriez, colonel; il me semble
que déjà je commence à vous connaître.
En ce moment apparut à l'angle de la maison un grand chapeau
A 84 REVUE DES DEUX MONDES.
de paille. Sous ce chapeau, il y avait une tête, que les uns trouvaient
plus singulière que charmante, les autres aussi charmante que sin-
gulière. M"^ Simone Saint-Maur ne plaisait pas à tout le monde,
mais elle ne plaisait jamais à moitié. Elle avait une figure de fan-
taisie, un nez retroussé, la bouche petite et vermeille, la lèvre su-
périeure un peu trop relevée, le teint frais et délicat comme une
fleur d'amandier, des cheveux d'un blond argenté, qui descendaient
à droit fil jusqu'au milieu de son front, des yeux allongés, d'une
teinte particulière, gris comme l'aile d'une tourterelle. D'habitude
elle avait le tort de les tenir à moitié clos; quand elle se décidait à
les ouvrir, on y voyait beaucoup de choses, des étonnemens, des
curiosités, des inquiétudes, des vérités à demi soupçonnées, une
foule de bonnes intentions. Elle avait beaucoup de défiance d'elle-
même et une confiance naturelle dans les autres, ce qui faisait
qu'elle était tour à tour très timide et presque téméraire. Sa timi-
dité fut mise à une rude épreuve quand son père, la voyant pa-
raître, lui cria du même ton qu'il eût commandé une charge de ca-
valerie : — Arrive un peu, Simonette, voilà un monsieur qui a
quelque chose à te dire.
Elle s'arrêta court, demeura un instant immobile, la tête penchée
en avant. Elle tâchait de reconnaître l'ennemi. Puis elle prit son
courage à deux mains, redressa sa taille longue et mince, et mar-
cha droit au danger, comme une personne qui a fait résolument le
sacrifice de sa vie. Elle tortillait dans ses doigts une malheureuse
tige de chrysanthème qui n'en pouvait mais.
— Mademoiselle Saint-Maur, reprit le colonel quand elle eut ap-
proché, j'ai l'honneur de vous présenter M. Séverin Maubourg, le
meilleur ami de votre cousin, qui l'a chargé de vous apprendre
qu'il ne sera jamais sous-préfet. Il lui est venu depuis avant-hier
un goût prononcé pour la diplomatie, mais il lui faut six mois pour
se préparer à cette belle carrière, ce qui signifie qu'il a besoin de
six mois encore pour brûler joyeusement sa jeunesse dans un grand
feu de la Saint-Jean.
— Ah ! monsieur, je vous en prie I interrompit Séverin , touché
de l'embarras croissant de M"^ Saint-Maur.
— Après quoi, poursuivit le colonel , il viendra déposer à tes
pieds un cœur tout battant neuf... et tu ne seras pas la première à
qui on aura fait prendre du vieux pour du neuf.
— Les traducteurs sont des traîtres, interrompit de nouveau Sé-
verin. Vous me permettrez, mademoiselle, de vous faire moi-même
mon ambassade.
— Simone, as-tu lu Rohinson ? s'écria le colonel d'une voix de
stentor... Enfin, l'as-tu lu, ou ne l' as-tu pas lu?.. Bien, tu l'as lu.
Il s'imaginait que son île était toute neuve. La première fois qu'il
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. Z|85
en fit le tour, il eut la mortification d'apercevoir sur le sable l'em-
preinte en creux d'un pied d'homme... Suis-tu mon raisonnement?
Il t' arrivera la même aventure, tu auras le chagrin de découvrir
que ton île a été habitée avant toi et même très peuplée.
— Secouez vos oreilles, mademoiselle, s'écria Séverin; ne croyez
pas le premier mot de ce que vous dit monsieur votre père.
— Vraiment je calomnie ton cousin, reprit l'impitoyable bourru
en tirant sa fille par sa manche. Le nouveau délai qu'il réclame
doit lui servir à s'assurer définitivement s'il pourra s'accoutumer à
ton visage... Morbleu! il a le goût difficile! Il me semble que Si-
mone n'est pas si déchirée que cela... Relève un peu la tête, pe-
tite... Que vous ensemble, monsieur Maubourg? n'a-t-elle pas le
nez à peu près au milieu du visage?
— Il pleut des hallebardes, mademoiselle, dit gaîment Séverin;
ouvrons nos parapluies.
— Une fois pour toutes, Simone, dis-nous franchement ta pen-
sée. N'est-il pas vrai que tu as de ton cousin par-dessus la tête?..
Tu l'épousais pour me faire plaisir, et du moment que cela ne me
fait pas plaisir... Vous l'entendez, monsieur Maubourg?
— Je vous jure, colonel, que M"'' Saint-Maur n'a pas soufïlé mot.
— Et moi, je vous jure que je la comprends à demi-mot. Elle
me charge de vous dire que le vicomte d'Arolles peut s'en aller à
tous les diables, qu'elle n'ira pas l'y chercher.
Simone avait écouté ces discours dans un parfait silence, chan-
geant souvent de couleur, portant un regard tantôt sur son père,
tantôt sur Séverin , tantôt sur la fleur qu'elle écrasait dans sa
main. A deux reprises, elle essaya d'ouvrir la bouche, les paroles
ne lui vinrent pas; peut-être aussi son idée n'était pas claire. Elle
sentait qu'elle ne réussissait pas à cacher sa détresse, elle aurait
voulu rentrer sous terre. Par bonheur, sa levrette, qui survint en
temps opportun, s'approcha d'elle, et, s' allongeant à ses pieds, la
contempla d'un œil attendri, comme si elle avait eu pitié de sa dou-
loureuse situation. Simone se pencha sur cette secourable amie
pour la caresser, lui tira deux ou trois fois les oreilles, et aussitôt,
la prenant par son collier, s'enfuit avec elle dans le jardin.
— Elle est gentille, pensa Séverin; mais dans cette pensionnaire
à peine sortie de la coque y a-t-il l'étoffe d'une vicomtesse d'Arolles?
— Eh bien ! où donc va-t-elle ? s'écria le colonel Saint-Maur.
Elle nous plante là sans façons.
— Vous l'avez mise en fuite. Si je dois vous dire mon senti-
ment, vous traitez les affaires de cœur avec une certaine brutalité.
Un redoublement aigu de son rhumatisme fit pâlir le colonel. —
Sacrebleu! monsieur, si vous n'êtes pas content,... vous avez su
trouver la porte pour entrer, vous saurez bien la trouver pour sortir.
llSd REVUE DES DEUX MONDES.
— Assurément, répondit Séverin, qui se leva sans plus tarder.
Il n'avait pas fait dix pas que le colonel le rejoignit clopin-clo-
pant et, le saisissant par le bras, le força de rebrousser chemin et
de se rasseoir. — Vous ne voyez donc rien ? lui dit-il. Vous ne vous
êtes pas encore aperçu que je suis aujourd'hui d'une humeur mas-
sacrante?
— Je ne m'en aperçois que trop, repartit Séverin, et j'aurais dû
deviner que vous souffrez beaucoup.
— Qui vous dit que je souffre? Ce sont mes affaires, ce ne sont
pas les vôtres; mais quand je suis de mauvaise humeur, il me faut
absolument avoir quelqu'un à quereller. Je vous ai, je vous garde.
Séverin se résigna à son sort. Il tenait à remplir en conscience
jusqu'au bout ses devoirs d'ambassadeur, quoiqu'à vrai dire il n'at-
tachât plus qu'un médiocre intérêt au succès de sa mission. La
première impression qu'il avait eue de Simone n'était pas favorable.
Elle avait de beaux cheveux; mais était-il prouvé qu'elle ne jouât
plus à la poupée? Tout en agitant cette question, il répondit de
son mieux à celles que lui adressait le colonel, qui avait entrepris
de lui faire dire combien il y a de kilomètres de San-Francisco à
la Nouvelle-Orléans, de la Nouvelle-Orléans à New-York et de New-
York à Liverpool. Très fort sur ces matières, il cherchait à le
prendre en faute et n'y réussit pas. Cela lui donna tout à la fois
quelque dépit et une grande estime pour Séverin. Il ne respectait
dans ce monde que les sciences exactes et les esprits exacts, et mé-
prisait profondément les hommes qui négligent les fractions dans
leurs additions. Il était convaincu que tous les malheurs de la
France lui étaient venus de s'être contentée d'à-peu-près et de
cotes mal taillées. La fortune se lasse d'avoir des complaisances, et
l'arithmétique n'en a point. Il n'est jamais arrivé de retrouver sur
une guêtre plus de boutons qu'on n'en avait mis.
Séverin lui fit des réponses si nettes qu'il finit par s'écrier : —
Comment vous y prenez- vous pour être l'ami intime d'un étour-
neau qui en est encore à confondre la lieue géographique, la lieue
de poste et la lieue marine?
— 11 est inexcusable , répondit Séverin ; mais il a tant d'autres
qualités.
— Lesquelles?
— Point, je conviens que c'est un monstre; mais convenez, colo-
nel, que dans le fond de l'âme vous l'adorez...
— Que la fièvre vous serre! je vous défends de me parler de lui.
— Colonel, par où s'en va-t-on? fit Séverin en se soulevant à
moitié sur sa chaise.
— Je vais vous faire reconduire, lui répliqua-t-il, et soufflant dans
un cornet à bouquin, il fit venir son valet de chambre et lui dit: —
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 487
Monsieur est venu passer deux jours à la Rosière. Qu'on aille cher-
cher son bagage à l'hôtel.
— Permettez, s'écria Séverin épouvanté, mes affaires me rappel-
lent aujourd'hui môme à Paris.
— Je les connais, vos affaires; elles consistent à faire des mai-
sons. Eh bien! je veux bâtir, moi qui vous parle, car je n'entends
pas loger mon gendre, quel qu'il soit, quand il m'honorera de ses
visites, et je veux me réserver la faculté de ne le voir que les jours
où son museau me plaira. Nous reparlerons de cela à diaer. Yoilà
des cigares, allez vous promener dans mon parc.
Séverin avait beaucoup de philosophie naturelle, il était disposé
à prendre ses mésaventures en gaîté. Il alluma im cigare et entre-
prit de faire le tour du jardin. Gomme il passait devant une char-
mille, il y jeta les yeux et aperçut M"^ Saint-Maur assise sur un
banc, ses coudes posés sur ses genoux, son visage caché dans ses
mains. Elle avait laissé tomber à terre son chapeau de paille, et sa
levrette accroupie en mordillait les rubans, tout en relevant par in-
tervalles son regard sur sa maîtresse comme pour lui demander
compte de son silence et de son attitude. Cette fidèle gardienne
avisa Séverin, montra les dents, fit entendre un grondement de co-
lère. Simone redressa la tête et sa confusion fut extrême; elle atta-
chait sur le fâcheux des yeux interdits, qui étaient un peu rouges.
Séverin pensa d'abord à battre en retraite; mais il est du devoir
d'un diplomate de pousser la curiosité jusqu'à l'indiscrétion. Il jeta
son cigare, entra d'un pas délibéré dans la charmille et prit place
sur le banc à côté de Simone qui, s'efforçant de sourire, lui dit : —
Yoilà un joli bosquet, n'est-ce pas, monsieur?
— Il est charmant, mademoiselle; mais je voudrais bien savoir
pourquoi vous avez pleuré.
La hardiesse de cette question la surprit et la choqua : — Ah!
monsieur,... fit-elle d'un ton de reproche. Elle s'interrompit pour
regarder en face Séverin, dont la figure lui inspira confiance. Elle
reprit : — Eh bien! oui, monsieur, j'ai; pleuré de honte et de co-
lère. Tantôt j'ai été si sotte, si gauche.
— Eh! mademoiselle, c'est une cruelle engeance que les pères
terribles. Combien de laraies ils ont déjà fait couler!., mais je veux
être indiscret jusqu'au bout. Est-ce bien de honte ou de colère que
vous pleuriez? Ce monstre qu'on vous a peint sous de si fausses cou-
leurs ne pourrait-il pas se faire...
Elle s'écria impétueusement : — Oh ! monsieur, je vous en sup-
plie, ne le lui dites pas !
Ce cri parti du cœur valait tous les aveux du monde et fit une
vive impression sur Séverin. Il se repentit d'avoir trop vite jugé
W' Saint-Maur.
A 88 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et pourquoi ne lui dirais-je pas, reprit-il, que vous l'aimez un
peu ou même beaucoup?
— Parce qu'il se croirait tenu de faire semblant de m'aimer, ré-
pondit-elle vivement. Je ne veux pas être aimée par charité.
— Et qui vous dit qu'il ne vous aime pas, lui aussi , un peu ou
beaucoup?
— Ne cherchez pas à me tromper. Je lui suis tellement indiffé-
rente qu'il ne s'est pas même aperçu qu'il me plaisait.
— Vous en êtes sûre? Cela ferait honneur à sa modestie.
— Oh! monsieur, je ne lui reproche rien. II a été charmant pen-
dant la demi-journée qu'il a passée ici. Il m'a présenté un liseron
couleur de ciel en me disant : — Ma cousine , voilà une fleur qui
est de la couleur de vos yeux... — Ai-je les yeux bleus? ajoutâ-
t-elle en avançant la tête vers Séverin, qui constata que positive-
ment ils étaient gris, et que M"* Saint-Maur aurait tort d'en changer.
— Ainsi vous ne me croiriez pas si je vous affirmais que Maurice
vous adore?
— Gomme on se moque de nous, Mirette! dit-elle à sa chienne...
Tout ce que je demande à Maurice, c'est de ne pas me juger sur
l'échantillon que je lui ai donné de mon esprit. Quelle pauvre idée
il a dû se faire de moi! La peur que j'avais de lui déplaire me
rendait idiote. Je ne crois pas lui avoir dit un mot qui eût le sens
commun.
— Eh bien! mademoiselle, reprit Séverin, je ne crois pas que
Maurice vous adore, il ne vous connaît pas encore assez; mais je ne
serais pas étonné que vous lui plaisiez beaucoup.
Elle secoua la tête d'un air d'incrédulité, et, après une pause :
— Monsieur, reprit-elle, vous voyez quelle confiance j'ai en vous.
Soyez très franc avec moi. Pouvez-vous me jurer que Maurice a le
cœur parfaitement libre, que Maurice n'aime personne?.. Si vous
ne pouvez le jurer, cela me fera beaucoup de chagrin; mais mon
parti est pris... Je ne demande pas que l'homme qui doit m'épou-
ser m'adore, mais je veux qu'il soit à moi et qu'il ne soit qu'à moi.
Je le veux.
Elle s'arrêta sur ce dernier mot, confuse de son audace, étonnée
d'en avoir tant dit, d'être sortie à ce point d'elle-même; puis elle
regarda Séverin pour s'assurer qu'il ne riait pas. Il n'avait garde; il
était charmé de l'accent de conviction avec lequel elle avait pro-
noncé son: Je le veux. Il était pris, elle venait de faire sa conquête.
— Je vous jure, lui répliqua-t-il que Maurice est le cœur le plus
loyal que je connaisse. S'il avait une affection qu'il ne pût vous
avouer, il vous aurait écrit depuis longtemps pour vous rendre
votre liberté et pour dégager sa parole.
— Merci, dit-elle avec effusion; c'est bien ainsi que je le jugeais.
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. A89
— Oh! vous ne le connaissez encore qu'à moitié, reprit-il. Et
là-dessus il déploya sa plus chaleureuse éloquence pour lui faire
l'éloge du vicomte d'Arolles, énumérant toutes ses qualités, sans
rien dire de ses défauts. C'était un portrait sans ombres, que
M"* Saint-Maur goûta, tout en faisant ses réserves. Les exagéra-
tions de l'amitié lui plaisaient, quoiqu'elle ne les prît pas pour de
l'argent comptant, car elle avait beaucoup de bon sens.
La cloche du dîner interrompit leur entretien. Simone se leva,
répara le désordre de ses cheveux, ramassa son chapeau et s'ache-
mina rapidement vers la maison. Séverin la regardait marcher de-
vant lui; il admirait la finesse de sa taille, la légèreté de son pas,
les balancemens gracieux de cette jeune tête, qui tour à tour se
pliait ou se redressait comme une branche d'où vient de s'envoler
un oiseau. Le mot de Vauvenargues lui était revenu à l'esprit, et il
plaignait les hommes qui, « nés sans goût pour les biens communs, »
passent à côté du bonheur sans daigner l'apercevoir. Il se disait à
lui-même : Je le forcerai d'être heureux.
Le dîner fut long. Le colonel aimait à tenir table; il était gros
mangeur et buvait d'autant. Son humeur ne s'était point radoucie.
Il trouva tout détestable et gronda beaucoup. Il avait tort; le repas
était excellent et très bien servi. L'administration officielle du mé-
nage était confiée à une vieille institutrice anglaise, M"* Trimlet,
que le colonel avait prise en amitié parce qu'elle avait la voix forte,
l'air grenadier, et que sa lèvre supérieure était ornée d'une paire
de moustaches nettement dessinées ; mais M"" Trimlet n'ordonnait
rien, ne décidait rien, sans avoir au préalable consulté Simone, qui
lui répondait par un geste, par un signe de tête. Le colonel excepté,
dont les éclats de voix faisaient trembler les vitres, on ne parlait
guère à la Rosière, surtout dans les mauvais jours; quand la tem-
pête mugit, tout le monde se tait. On ne laissait pas de s'entendre
sans mot dire. Simone regardait M"® Trimlet, qui regardait un do-
mestique, et tout se faisait en son lieu et en son temps. La maison
était gouvernée au doigt et à l'œil.
Sur la fin du repas, le colonel s'en'prit à tout le genre humain,
déclama contre le siècle, insista sur la nécessité de renouveler l'es-
pèce par l'extermination des sujets vicieux. Il appelait cela faire de
la politique, et il s'écriait : — Quand donc aurons-nous un gouver-
nement?— Séverin savait déjà, pour le lui avoir entendu dire, que
le premier devoir d'un gouvernement sérieux est de couper le cou,
non-seulement à tous les oisifs, à tous les joueurs, mais encore à
quiconque n'a pas l'esprit de précision, à tous ceux qui comptent
par lieues, sans dire de quelles lieues ils entendent parler. La politi-
que massacrante du colonel opéra ce soir-là tant de coupes sombres,
pratiqua tant d'abatis de têtes en France et ailleurs, que les neuf
/i90 REVUE DES DEUX MONDES.
cent cinquante millions d'êtres hunaains qui habitent la terre s'en
trouvèrent sensiblement diminués. Sa rage d'exécutions sommaires
ne connaissant plus de bornes, il finit par expédier d'un seul coup
tous les mortels qui ont l'impertinence d'avoir deux jambes et de
n'avoir point de rhumatismes.
Simone avait regardé plus d'une fois Séverin du coin de l'œil; elle
craignait qu'il ne trouvât son père odieux ou grotesque. Quand il
lui offrit son bras pour la reconduire au salon, elle lui dit : — Vous
verrez que demain il sera charmant et ne tuera personne. — Une
demi-heure plus tard, le colonel s'était assoupi dans un fauteuil, et
Simone était sortie du salon pour présider au petit coucher de
M"^ Sophie, sa jeune sœur, dont l'humeur volontaire donnait sou-
vent de la tablature à M.'^^ Trimlet. Pour désennuyer sa solitude,
Séverin parcourut deux ou trois keepsakes ; puis, avisant dans un
coin un grand portefeuille, il l'ouvrit sans scrupule. Ce portefeuille
renfermait les dessins de M'^* Saint-Maur, qui avait le crayon net et
facile. Entre deux figures dessinées d'après la bosse, se trouvait un
méchant papier bleu tout froissé. Sur ce papier elle avait fait de
souvenir le portrait du vicomte d'AroUes; il était d'une ressem-
blance frappante, mais plein de retouches et de repentirs. C'était le
fruit d'un patient labeur; elle avait dû se reprendre plus d'une fois
avant de réussir à se contenter. Au-dessous elle avait écrit en menus
caractères ces quatre vers de Bajazet :
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
Par un beau désespoir me secourir moi-même,
Attendre, en combattant, l'effet de votre foi.
Et vous donner le temps de venir jusqu'à moi.
Séverin remit le portefeuille dans son coin, et comme le colonel
ne se réveillait pas et qu'au surplus son réveil n'eût pas été gra-
cieux, il quitta le salon, se fit indiquer sa chambre et se mit au lit,
non sans méditer profondément sur l'application un peu risquée
que les jeunes filles font des vers de Racine et sur les surprises que
réservent les eaux dormantes à qui se donne la peine de les sonder.
Simone avait dit juste, le colonel Saint-Maur passa une bonne
nuit, et il se leva dispos, heureux de ne pas sentir sa jambe, ré-
concilié avec son sort. Sa première pensée fut qu'il logeait sous son
toit un jeune homme qui avait des idées exactes, qu'il l'avait fort
rabroué la veille et qu'il lui devait une réparation. 11 alla frapper
de bonne heure à la porte de Séverin, et, s'appuyant sur son bras,
il l'emmena faire le tour de la Rosière pour y chercher avec lui un
emplacement convenable au chalet qu'il se proposait de bâtir. Che-
min faisant, il déploya tout ce que la nature lui avait donné de
grâces pour faire oublier à son hôte ses incartades de la veille, IL
LE FIANCÉ DE il"'' SAINT-MAUR. Zi91
avait reconnu dans l'ami de son neveu non-seulement un homme
de mérite, mais un homme de caractère, et, dût-on l'avoir désa-
gréable, en avoir un était selon lui une obligation d'honneur. Sé-
verin lui conseilla de faire sa bâtisse dans une pelouse, au bord de
l'eau, en face d'une île ornée d'un moulin, qui formait un agréable
coup d'œil. On prit des mesures, on fixa à peu près le devis : il fut
convenu que l'architecte enverrait de Paris ses plans; il fut convenu
aussi qu'au préalable M"^ Saint-Maur serait consultée.
Vers deux heures de l'après-midi, Séverin retourna dans la pe-
louse, accompagné de Simone, de sa jeune sœur et des remar-
quables moustaches de M"'= Trimlet. 11 faisait un joli temps gris
d'automne, qu'égayaient les feuilles jaunissantes des peupliers de
la petite île. Par intervalles une éclaircie s'ouvrait dans la brume,
le ciel avait des sourires pâles , puis la trouée se refermait, et le
panache doré des peupliers tenait lieu de soleil. Accroupi sur une
pierre, Séverin, une feuille de carton sur ses genoux, y traçait ra-
pidement l'esquisse d'un chalet. A quelques pas de là, Simone, as-
sise sur un banc, semblait prêter toute son attention à la leçon
d'anglais que M"^ Trimlet donnait à la jeune Sophie, ce qui n'em-
pêchait pas M"^ Saint-Maur de raisonner en français avec elle-
même. Elle examinait Séverin à la dérobée et se disait : — Qu'a
donc de si particulier ce jeune homme? Hier matin je ne le connais-
sais pas, et quelques heures plus tard, dans une charmille, je lui
ai parlé de certaines choses dont je n'avais soufflé mot à aucune
des personnes de mon entourage. — C'était une bizarre aventure;
depuis peu elle avait un confident à qui elle trouvait tout naturel
de révéler ses pensées les plus intimes, sans qu'il lui en coûtât
rien, comme si cela coulait de source. Sa mère était morte très
jeune, son père était bourru, sa sœur était une enfant, W^" Trim-
let était une personne anguleuse et rectiligne qui n'aimait pas
qu'on cherchât midi à quatorze heures. M"* Saint-Maur avait rêvé
souvent de posséder une amie à qui elle pourrait tout dire. Le ciel
venait d'exaucer son désir, à cela près que l'amie qui lui était
échue en partage laissait pousser toute sa barbe. Simone ne savait
qu'y faire; la confiance ne se commande ni ne se refuse. Plus
elle regardait Séverin, plus elle se persuadait qu'il était un homme
absolument sûr et parfaitement droit, un de ces hommes qui sa-
vent ce qu'ils veulent, qui seront demain ce qu'ils étaient hier,
qu'on est certain de retrouver à la place où on les a laissés, et qui
respectent les autres comme ils se respectent eux-mêmes.
M"'' Saint-Maur ne se doutait pas que, tout en dessinant, Séverin
faisait, lui aussi, ses réflexions ou, pour mieux dire, qu'il se livrait
à des rêveries assez singulières. 11 pensait aux quatre murs qu'il
avait projeté de se bâtir un jour au bord de la Seine, dans un en-
A 92 REVUE DES DEUX MONDES.
droit assez pareil à celui où il se trouvait; mais il ne comptait pas
être seul à les habiter, — c'est une triste chose qu'une maison sans
femme. La maison, il la connaissait, il en avait fait le plan; la
femme, comment serait-elle faite? Il la chercha dans les profon-
deurs de son imagination, il finit par l'y découvrir, et il s'avisa
qu'elle avait des yeux gris. — Fort bien, pensa- t-il, mais ce sera
une Simone perfectionnée; du moment qu'il n'en coûte rien, don-
nons-lui une figure qu'il n'y aura pas besoin de regarder deux fois
pour la trouver charmante. — M"'= Saint-Maur avait baissé la tête
pour suivre de l'œil un scarabée que sa sœur venait de signaler à
son admiration. Séverin eut l'air de regarder le scarabée, mais c'é-
tait le visage de M"^ Saint-Maur qu'il observait. Il était occupé à le
retoucher, il lui donnait un nez plus classique, une bouche un peu
plus grande, des lèvres moins épaisses, des yeux mieux encadrés,
un front plus ample, plus dégagé. Il ne changeait rien à la char-
mante couleur de ses cheveux; mais il ne leur permettait pas de
descendre jusqu'aux sourcils. Il ne tarda pas à reconnaître qu'il
venait de faire de mauvaise besogne, qu'en voulant corriger ce vi-
sage il l'avait gâté, que la nature a de mystérieuses harmonies, et
qu'on ne peut changer les détails sans compromettre l'ensemble et
sans faire évanouir le charme. — Soit, pensa-t-il, contentons-nous
d'une seconde Simone.
La leçon d'anglais étant terminée, Sophie témoigna à sa gouver-
nante un vif désir d'admirer de plus près les exploits d'un pêcheur
à la ligne qui venait de s'établir sur la berge. M"* Trimlet la con-
duisit au bord du fleuve, et Simone resta seule avec Séverin.
— Les momens sont précieux, mademoiselle, lui dit-il en sou-
riant. Ne parlerons-nous pas un peu de lui?
Elle vint s'asseoir dans l'herbe à deux pas du dessinateur :
— Parler de lui ! dit-elle. Est-ce bien prudent?
— Que craignez-vous? il n'y a ici personne pour vous entendre.
— Personne, excepté vous.
— Oh! moi, je ne compte pas. Je représente ici ce personnage
absolument nul et insignifiant qu'on appelle un confident de tragé-
die, et auquel on dit tout.
— Quelquefois plus qu'on ne voudrait.
— Regretteriez-vous déjà les aveux que vous m'avez faits hier
après-midi? Il n'y a pas moyen de vous en dédire. Vous m'avez
confessé que vous l'aimez un peu et même beaucoup. Est-ce vrai?
— C'est vrai; mais j'aurais dû ajouter qu'il me fait peur.
— Et pourquoi cela?
— Il me semble, répondit-elle en cherchant ses mots, que j'au-
rai beaucoup de peine à le bien connaître, qu'il y aura toujours
en lui quelque chose qui m'échappera.
LE FIANCÉ DE M^'* SAINT-MAUR. 493
— Le prenez-vous pour une boîte à double fond et à surprise? II
n'a rien à cacher.
— Il y a des gens, poursuivit-elle, qui se croient tenus de cacher
précisément ce qu'ils ont de meilleur. Enfin, supposons qu'un
jour...
Elle demeura court, et ce fut Séverin qui se chargea d'achever
sa phrase : — Supposons, lui dit-il, qu'un jour le vicomte d'ArolIes
aime passionnément M"® Saint-Maur. Je tiens la chose pour faite...
Continuez.
— Il pourrait se faire, reprit-elle, qu'il ne lui dit que la moitié
de ses pensées; elle en serait réduite à deviner le reste... Vous
m'avez raconté qu'il vous avait sauvé deux fois la vie. Je serais
charmée d'épouser un homme capable de se jeter à l'eau pour
m'en retirer; mais je serais plus heureuse et plus fière s'il pouvait
me promettre en conscience qu'il n'aura jamais de secrets pour moi.
— Fort bien. Savez-vous ce qu'il faut faire?
— Quoi donc ?
— Il faut aimer beaucoup le vicomte d'AroUes et renoncer à voir
en lui un être mystérieux et redoutable. Je désire qu'il vous recon-
naisse pour une personne très brave, très courageuse, qui se croit
de force à lui tenir tête, qui se sent capable et digne d'exercer de
l'empire sur lui. C'est à cette condition qu'il vous aimera tout de
bon, et si l'un de vous doit avoir peur de l'autre, je veux que ce
soit lui.
— Eh ! mon Dieu, s'écria-t-elle, comment m'y prendrai-je pour
devenir terrible? Je ne le suis guère.
— En vérité , est-il besoin qu'une femme ait l'air terrible pour
que l'homme qui l'aime craigne de lui mentir? Une seule chose lui
est nécessaire, c'est de bien sentir ce qu'elle vaut, et de savoir que
lorsqu'elle donne son cœur elle fait un présent de grand prix , et
m'est avis que le cœur de M"® Saint-Maur vaut un million.
Elle le remercia par un sourire qui exprimait à la fois beaucoup
de reconnaissance et un peu d'étonnement. — Vous me donnez des
conseils difficiles à suivre, lui dit-elle. Je ferai de mon mieux; mais
j'ai un service à vous demander.
— Demandez-moi tout ce qu'il vous plaira.
— Il n'est pas juste que vous fassiez tout pour l'un et rien pour
l'autre. Ne réussissant pas à découvrir par lui-même ce que je puis
valoir, Maurice a résolu de s'en remettre à votre jugement.
— Qu'allez-vous donc vous imaginer ? s'écria Séverin, qui laissa
échapper son crayon.
— Convenez qu'il vous a envoyé ici pour m'examiner un peu,
pour étudier mes qualités et mes défauts et pour lui rendre compte
de moi... Je ne le crois pas, j'en suis sûre.
A9/l REVUE DES DEUX MONDES.
Elle le regardait en parlant ainsi. Il n'essaya pas de nier; il ne
pouvait plus douter que M"« Saint- Maur n'eût beaucoup de bon
sens et des yeux qui voyaient clair.
— Vous êtes l'ami de Maurice, reprit -elle; je voudrais que vous
fussiez un peu le mien.
— Très-volontiers. Et quel est le service que je dois vous rendre?
— Vous m'avez assuré hier que Maurice n'aime personne plus
que moi. Si cela venait à changer...
— Misère ! voilà vos inquiétudes qui vous reprennent.
— N'a-t-on pas quelquefois raison d'avoir peur? demanda-t-elle.
— A quoi bon? On a toujours le temps d'avoir peur... Enfin, si
Maurice venait à aimer quelqu'un plus que vous, que devrais-je
faire ?
— Vous m'avertirez loyalement. Me le promettez-vous?
— Je vous le promets.
— Foi d'ami? dit-elle en lui tendant la main.
— Foi d'ami, répondit-il en pressant cette petite main souple et
chaude.
En ce moment, il se fit au ciel une éclaircie, la brume s'entr' ou-
vrit et un frisson de lumière pâle courut sur les eaux verdâtres de
la Seine. Séverin eut une hallucination qui dura quelques secondes.
Tout à coup il vit reparaître au bout de la pelouse les moustaches
de M}^^ Trimlet, et au même instant il sentit une main s'échapper
de la sienne, qui resta vide. Il reconnut son erreur : il n'y avait
qu'une Simone, et elle n'était pas à lui.
On dîna ce jour-là beaucoup plus gaîment que la veille. Le co-
lonel ne massacra personne, et quand il eut vidé sa bouteille de
Porto, il était presque disposé à convenir que la France, vaille que
vaille, jouissait d'une espèce de gouvernement. Ce n'était pas la
pie au nid, mais il faut s'accommoder de ce qu'on a.
En sortant de table, il proposa à Séverin une partie d'échecs.
Comme il était de première force, il le battit à plate couture, et il
en conclut que décidément M. Séverin Maubourg était un charmant
garçon. Il célébrait un peu bruyamment son triomphe quand Simone
quitta le salon.
— Qu'a donc aujourd'hui M"^ Saint -Maur? s'écria-t-il. Je lui
trouve l'air excité comme par un coup de Champagne. Vous en-
tendez-vous, monsieur, à faire mousser l'eau de savon? Peut-on
vous demander quelles sornettes vous avez débitées à ma fille?
— Vous m'aviez prié de la faire causer, colonel. Elle a bien voulu
m'honorer de ses confidences.
— Les confidences de Simonette ! Je serais curieux de savoir à
quoi cela rime.
— Elle m'a confessé qu'elle aimait beaucoup son cousin.
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 495
— Que me chantez- vous là? Elle est bonne fille, elle vous a ré-
pété par pure bonté d'âme l'air qu'il vous a plu de lui seriner.
— Je vous assure, colonel...
— Ma parole, vous êtes étonnant. En vingt-quatre heures, vous
aurez appris à connaître ma fille mieux que moi... Je vous prie de
croire que je la connais comme si je l'avais faite.
— Vous êtes très fort aux échecs ; peut-être l'êtes-vous moins
dans l'art de dévider un écheveau.
— Il n'y a pas d'écheveau qui tienne. Si j'ordonne à Simone d'ai-
mer son cousin, elle l'aimera; mais si je lui disais d'aimer Paul ou
Jacques, elle aimerait Paul ou Jacques, l'un après l'autre ou même
tous les deux à la fois... Je voudrais voir qu'il en fût autrement.
— Voulez-vous des preuves, colonel? et me promettez-vous le
secret?
A ces mots, Séverin alla prendre dans le coin où il l'avait laissé
le portefeuille qu'il avait examiné la veille, et il en tira le croquis
au bas duquel M'^^ Saint-Maur avait crayonné quatre vers.
Le colonel écarquilla les yeux. Il contemplait ce croquis comme
un taureau contemple une écharpe rouge ; il lut ensuite les quatre
vers de l'air d'un homme qui déchiffre un rébus.
— Mille tonnerres! que signifie ce galimatias? s'écria-t-il.
— Gela veut dire que, si vous vouliez contraindre M"^ Saint-
Maur à ne pas épouser le vicomte d'Arolles, elle vous répondrait de
sa voix la plus tendre :
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
Par UQ beau désespoir me secourir moi-même.
— J'ai des yeux, interrompit le colonel. Ce n'est pas la peine que
vous me récitiez ces fadaises... Elle s'est donc mise à lire des poé-
tereaux qui lui brouillent la cervelle?
— Dans ce cas-ci, le poétereau est Racine.
— Racine ou un autre, les poètes ont-ils jamais eu le sens com-
mun?
— Mon cher colonel, lui répliqua Séverin, nous professons, vous
et moi, le culte des idées exactes; mais que voulez- vous? Ce sont
les idées vagues qui gouvernent le monde et la tête des jeunes
filles, et les idées vagues, on ne les tue pas à coups de canon. Il
faut leur laisser le temps de se débrouiller elles-mêmes.
Il remit le croquis dans le portefeuille et le portefeuille à sa
place. Le colonel employa dix minutes au moins à revenir de son
ébahissement. Simone n'était plus Simone, Simone était un abîme,
et l'abîme appelle l'abîme.
— Vous voilà bien malheureux, lui dit Séverin. M"* Saint-Maur
Il9& REVUE DES DEUX MONDES.
se permet d'avoir du goût pour l'homme qu'elle doit épouser. Vous
auriez donc voulu qu'elle le détestât.
— J'aurais voulu , monsieur, qu'elle ne l'aimât qn'après m'en
avoir demandé la permission. C'est ainsi qu'en usent toutes les de-
moiselles bien élevées... Eh ! que diable, plus j'y pense, plus je
doute qu'il soit son fait, et j'entends qu'elle soit heureuse,
— A sa façon ou à la vôtre ?
— A la mienne.
— Elle le sera, colonel, je vous en donne ma parole d'hon-
neur.
— La belle garantie, ma foi !
— Elle en vaut une autre. Résignez-vous à votre sort; que me
chargez- vous de dire à Maurice?
Le colonel frappa un grand coup de poing sur l'échiquier, et s'é-
cria : — Vous lui direz que j'ai l'insigne bonté de l'attendre pen-
dant six mois encore, mais que, passé ce terme, cinquante mille
petites filles auraient beau me supplier à genoux, j'ordonnerai, mor-
bleu! et on m'obéira, sacrebleu! Et puisque ce beau garçon est si
redoutable, puisque son sourire et ses grâces enchanteresses font
de tels ravages dans les cœurs, je le consigne à ma porte jusqu'au
jour où il viendra me demander en forme la main de Simone. Vous
m'entendez, monsieur Maubourg, quand le plus cher de vos amis
remettra les pieds à la Rosière, il sera lié d'honneur envers moi.
— Parfaitement, colonel. Le jour où Maurice rentrera dans ce
salon, il n'y verra ni votre notaire, ni le maire de votre commune,
ni le curé de votre paroisse, et cependant ils y seront, et il sera
tenu de le savoir.
— Vous oubliez le gendarme, s'écria le colonel en retroussant
ses manches et découvrant ses puissans avant-bras, qui avaient la
majesté d'une institution. Et ceci encore, ajouta-t-il. Vous déclare-
rez à mon neveu que je lui interdis de m'envoyer à l'avenir des
ambassadeurs. Ils me plaisent beaucoup en dehors de l'exercice de
leurs fonctions, mais en affaires ils ne valent pas le diable.
— Un bon ambassadeur est celui qui réussit, lui répondit Séverin
en lui tendant la main.
Quoiqu'il fût résolu à repartir le jour suivant par le premier train,
le colonel réussit à le lui faire manquer, et l'obligea de passer en-
core la matinée à la Rosière. Ce père terrible s'arrangea du reste
pour que Simone , à qui il gardait rancune , n'eût plus une minute
de tête-à-tête avec son confident. Cependant, quand Séverin lui fit
ses adieux, elle trouva moyen de lui glisser à l'oreille ces mots :
— Souvenez-vous des promesses que vous m'avez faites.
LE FIANCE DE m"^ SAINT-MAUR. /l97
V.
Des deux promesses que Séverin Maubourg avait faites à
M"^ Saint-Maur, il n'en prenait qu'une au sérieux, et il était décidé
à ne pas tenir l'autre. Il s'était dit que, si le vicomte d'Arolles se
savait aimé , il lui viendrait des délicatesses de conscience ; c'est
par là qu'il se proposait de le tenir.
Dès le lendemain de son arrivée, il fut le trouver chez lui, dans
un charmant entresol du faubourg Saint-Honoré qu'il habitait de
temps immémorial. Séverin eut la surprise de traverser une anti-
chambre pleine de paquets, un salon à moitié démeublé, et d'aper-
cevoir dans le cabinet de travail le désordre d'un déménagement
commencé.
— Eh bien ! que se passe-t-il donc? lui demanda-t-il. Tu quittes
ton nid?
— C'est ta faute, lui répondit Maurice. Tu me renvoies sur les
bancs, il est naturel que je me loge dans le voisinage de l'école. J'ai
trouvé rue Médicis quelque chose qui me convient.
— Que dira ton frère? Tu étais à deux pas de son hôtel, là-bas
tu en seras à une lieue.
— Tant mieux. Quand il viendra me voir , cela prouvera qu'il
m'aime assez pour me sacrifier une heure d'un temps qui est si
précieux à la France. Je me ménage d'exquises jouissances d'a-
mour-propre.
A ces mots, il s'approcha de Séverin, lui tâta le dos et la poitrine,
comme pour s'assurer qu'il ne lui était arrivé aucun fâcheux acci-
dent. — Le coffre est intact! s'écria-t-il. Voilà qui met ma con-
science en repos... Dieu soit loué au plus haut des cieux! il paraît
qu'on revient quelquefois vivant de la Rosière, et que le vieux san-
glier ne t'a pas décousu.
— Le vieux sanglier, repartit Séverin, est un brave homme assez
finaud qu'il y a moyen d'apprivoiser; quand il se fâche, c'est une
manière de vous faire parler.
— Et sa fille, y a-t-il moyen de savoir quelle est la couleur de
ses yeux.
— Ils sont gris, mon cher, et aussi charmans que gris.
— Pourquoi donc les cache-t-elle? Et ses cheveux? lui tombent-
ils toujours sur les sourcils? Ils finiront par les manger. L'as-tu
engagée à changer de coiffure ?
— Je n'aurais eu garde, elle est très bien comme elle est, et je
te défie de rien changer à sa personne sans tout gâter.
— Là, Séverin, en tiendrais-tu?
XOMB xiii. — 1876. 32
ll9S REVLE DES DEUX MONDES.
— Mon cher ami, les petites filles ne sont pas toujours ce qu'un
vain peuple pense, et, quand on les regarde de près, on fait des
découvertes fort étonnantes.
Le vicomte l'écoutait d'un air un peu narquois. — Quel en-
thousiasme! s'écria-t-il. Je commence à croire que j'ai gardé les
manteaux. Est-ce toi qui épouses?
— Il y aurait à cela beaucoup de difficultés, répondit Séverin.
— Lesquelles?
— Pour abréger, le cœur de M"® Saint-Maur n'est plus libre.
— Bah! Et quel est l'heureux mortel...
— Un garçon de très bonne mine, qui demain sentira le prix de
son bonheur.
— Sais-tu, Séverin, que si j'étais fat... En conscience, est-il pos-
sible que ma cousine ait du goût pour moi?
— Ta cousine n'ignore point ce qu'elle vaut, et si l'homme à qui
elle a donné son cœur dédaignait celte offrande, elle cesserait bien-
tôt de l'aimer. Je dois te prévenir aussi qu'elle est jalouse et résolue
à ne partager tes affections avec personne. Je lui ai certifié que je ne
te connaissais aucune liaison sérieuse ; mais si je venais à décou-
vrir que je me suis trop avancé, elle a ma parole, je me croirais
obligé de la détromper.
— Merci de l'avertissement, répondit le vicomte. Malheureux, es-
tu bien sûr qu'il n'y ait pas une femme ici? — Et il lui fit signe de
chercher sous son canapé et dans ses armoires.
— Oh ! mon cher, reprit Séverin, les femmes que je crains pour
toi ne sont pas celles qu'on cache dans une armoire.
— Que veux-tu dire? répliqua-t-il vivement. Quelle est la femme
que tu redoutes pour moi?
— Aucune. Seulement permets-moi de te représenter que je suis
médiocrement édifié de ton langage et de tes réponses.
— Tu trouves que j'ai mauvais ton?
— Tu n'as pas celui du sujet. En me rendant sur tes instances à
la Rosière, j'ai cru que j'y allais traiter d'une affaire grave, et je
dois te confesser que je l'ai traitée gravement. Si tu me désavoues,
si tu te moques de moi, me voilà fort compromis.
— Ne te fâche pas, s'écria Maurice. Tu as caution bourgeoise, je
tiens pour bon tout ce que tu as pu dire et faire, et je te jure que
ma première occupation, quand j'aurai pris ma licence, sera de me
marier, et que parmi toutes les jeunes filles que je ne connais pas,
je donne résolument la préférence à celle qui t'a plu.
— Et qui un jour te plaira beaucoup, ajouta Séverin.
— Je ne dis pas le contraire, répondit-il, tout est possible; allons
déjeuner.
A quelques jours de là, le vicomte d'Arolles était installé rue Mé-
LE FIANCE DE m"" SAINT-MAUR. Ô99
dicis. Heut quelque peine à s'accoutumer à son nouveau quartier
et à son aventure; mais il ne composa point de Tristes comme Ovide
exilé chez les Scythes. Son logement était fort agréable; il était ac-
compagné d'un balcon qui donnait sur le jardin du Luxembourg. Le
vicomte s'était mis au travail; il avait pris pour sujet de sa thèse
une doctrine controversée de droit international, et, grâce à sa pro-
digieuse facilité, il eut bientôt fait de débrouiller la matière. A vrai
dire, il se demandait quelquefois en vertu de quelle loi providen-
tielle et de quel mystère de prédestination le vicomte d'Arolles se
trouvait condamné à devenir licencié en droit; mais il se rappelait
aussitôt que c'était lui qui l'avait voulu, qu'il avait eu son idée, et
il persistait à la trouver bonne. 11 sortait peu, il n'allait guère à son
cercle et jamais au théâtre. Il ne poussait jusqu'au boulevard que
pour y dîner. Deux fois la semaine, il avait rendez-vous au café
Piiche avec Séverin. Le plus souvent ils causaient architecture.
Au commencement de décembre, Maurice reçut une visite à la-
quelle il s'était préparé et qu'il attendait de pied ferme. L'assemblée
nationale avait repris ses séances; depuis trois semaines, le comte
d'Arolles était rentré dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Un
pied à Versailles, l'autre à Paris, il était dans les affaires jusqu'au
COU; il ne savait comment suffire aux hommes et aux choses qui
avaient à lui parler et qui se disputaient ses journées. Il profita de
son premier moment de loisir pour se transporter rue Médicis. Il
trouva Maurice au travail, et ouvrit de grands yeux en le voyant
assis devant une longue table surchargée d'in-octavo et d'in-quarto;
Vattel y coudoyait Rayneval, Grotius s'y étalait nez à nez ou dos à
dos avec Pufendorf et Burlamaqui. Le propriétaire de cette table te-
nait dans ses mains le second volume du Manuel diplomatique de
Martens. Il le posa sans le refermer pour aller au-devant de son
frère.
— Je suis furieux, s'écria le comte d'Arolles en se campant dans
un fauteuil que Maurice venait de débarrasser d'un dictionnaire de
législation comparée qui l'encombrait; je suis furieux, le dis-je, et
je viens te faire une scène.
— Une scène à moi ! repartit le vicomte d'un air de profonde
stupéfaction. Franchement, je m'attendais à toute autre chose.
— Me diras-tu ce que signifie ce déménagement subit dont tu
n'as pas daigné m'avertir, et quelle fantaisie t'est venue de te loger
au bout du monde?
Maurice écarta le rideau de sa fenêtre, il montra du bout du doigt
à son frère le jardin du Luxembourg, éclairé d'un rayon de soleil
qui s'appliquait à réchauffer tant bien que mal ses plates-bandes et
ses statues. — Il me semble pourtant, dit-il, que je ne suis pas ici
en Sibérie. Foin des préventions! J'avais cru, moi aussi, que le
500 REVUE DES DEUX MONDES.
monde finissait à la rue de Rivoli. J'imaginais qu'en passant l'eau
on arrivait dans un endroit réservé aux gens et aux choses impos-
sibles. Eh bien! j'ai découvert que, quoi que vous en disiez, vous
autres Parisiens, les choses et les gens de ce quartier ont la préten-
tion d'être possibles. Le jour même de mon débarquement, j'ac-
costai au carrefour de l'Odéon deux ombres qui m'ont assuré qu'elles
étaient presque vivantes. La belle invention que les voyages ! que de
préjugés ils dissipent! comme ils élargissent les idées d'un homme!
— As- tu fini ton discours? interrompit Geoffroy. Je me plains
amèrement de ton procédé. Tu m'appartiens, je réponds de toi, et
j'entendais t' avoir sous ma main.
— Ah! Geoffroy, tu as les bras si longs! lui répondit -il.
— Il y a anguille sous roche, reprit le comte d'AroUes. Tu ne
me feras jamais croire que tu t'es retiré ici pour t'y faire ermite.
— C'est pourtant la pure vérité, répliqua Maurice. Yoici ma
chartreuse, ajouta-t-il en lui montrant les quatre murs de son sa-
lon; puis, lui présentant tout ouvert le second volume de Martens :
— Voilà ma discipline.
— Laisse-moi donc tranquille, mon bel anachorète. Mon Dieu !
si j'étais sûr;... mais là, conviens que tous ces volumes étalés sont
un paysage habilement ménagé pour la vue, et qu'il y a dans cette
table encombrée beaucoup de mise en scène.
— Oh! ces hommes d'état! quels sceptiques!
— Tu travailles sérieusement?
— Le plus sérieusement du monde, dans l'unique intention de te
faire plaisir, car tu peux croire que si je ne consultais que mes goûts
particuliers...
— Et tu n'auraisjpas pu travailler aussi bien au faubourg Saint-
Honoré?
— Impossible à moi de travailler à Paris.
— Tu n'y vas donc jamais, à Paris?
— Le moins souvent possible. Je me suis mis sous l'invocation
du grand saint Michel, et jusqu'à nouvel ordre je n'aurai pas d'autre
boulevard que le sien; mais nous avons nos plaisirs, nous allons
boire quelquefois un bock au café de la jeunesse.
— Et tu y dînes?
— Non. 11 m'est resté cette faiblesse de croire que pour vivre il
est nécessaire de dîner, et je vais dîner où l'on dîne.
— Allons, je suis enchanté qu'il te reste quelque chose du vieil
homme; c'est par là que je te tiendrai... Justement j'ai du monde
après-demain , et dans le nombre plusieurs personnes à qui je dé-
sire te présenter, à commencer par le ministre des affaires étran-
gères. Ne te gêne pas; apporte, si tu le veux, ton manuel diploma-
tique. Entre deux services, tu pourras lire un paragraphe.
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 501
— Je te remercie, Geoffroy, mais je n'irai chez toi ni avec Mar-
tens, ni sans Martens, répondit-il d'un ton résolu.
Le comte d'Arolles saisit le premier volume qui lui tomba sous la
main et le jeta à terre avec violence. — As-tu juré de me fâcher
tout de bon? Tu passeras l'hiver sans venir dîner chez moi?
— Fais-moi la grâce de m'écouter, repartit Maurice. La chair
est faible; je me connais et je crains une rechute. Veux-tu que je
travaille? veux-tu que je prenne ma licence?.. En ce cas, laisse-
moi dans ma thébaïde. Que je retourne une seule fois dans le monde,
et le lendemain j'irai noyer Pufendorf et Grotius dans la fontaine
de Polyphème... Et puis, te l'avouerai-je? depuis que je suis rede-
venu un simple écolier, je me sens mortifié, déchu de ma dignité
d'homme, je n'ose plus me montrer... Quand on coupe aux chats
leur moustache, ils se réfugient dans un galetas et s'y tiennent
blottis jusqu'à ce qu'elle ait repoussé. Permets-moi de vivre pen-
dant la moitié d'une année comme un reclus; une fois licencié, j'irai
dîner chez toi aussi souvent qu'il te plaira.
Geoffroy regarda quelques instans son frère en silence, puis il
s'écria : Suis-je dupe? ne suis-je pas dupe? Tu me parles d'un ton
si convaincu...
— Après tout, reprit Maurice, libre à toi de te raviser, de lever
ma punition, de me rendre à ma douce fainéantise d'autrefois.
— Dieu m'en préserve! mais est-il nécessaire de se jeter tou-
jours dans un extrême?
— II y a des caractères si mal faits! Je t'assure que, s'il ne te-
nait qu'à moi, j'aurais bientôt échangé le mien contre celui de
mon portier... JNous finirons peut-être par trouver notre équilibre,
donne-moi le temps de le chercher.
— Cherche, cherche, petit. Ferveur de novice ne dure guère, la
tienne montrera bientôt la corde;... mais, par exemple, tu iras ex-
pliquer toi-même à ta belle-sœur les raisons que tu as de refuser
son invitation. Elle se promettait de t'avoir souvent cet hiver. Elle
m'a expressément chargé de t'apprendre qu'elle est chez elle le
mercredi et qu'elle reçoit le lundi soir.
— Elle est mille fois trop bonne de se souvenir de ma chélive
existence, dit Maurice en arrangeant les embrasses de ses rideaux,
qui pourtant n'étaient point dérangées.
— Je ne me charge point de tes excuses, reprit Geoffroy, tu auras
la bonté d'aller les lui présenter toi-même.
Il regarda sa montre, se leva précipitamment : — Je me sauve,
dit-il en remettant son chapeau sur sa tête, je suis attendu à Ver-
sailles. Si je manque le train, c'est à toi que je m'en prendrai.
— Et je serai fier, répliqua Maurice, d'avoir dérobé à la France
quelques-uns de tes momens.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
Son frère lui prit les deux mains, les secoua, et malgré sa hâte
s'arrêta une minute à le regarder. — Étrange garçon ! dit-il; au-
jourd'hui dans un froc et demain dans un casque, qui sera peut-
être l'armet de don Quichotte! Et dire que je veux faire de toi un
diplomate !
— Tu es un si habile homme! lui dit Maurice; ce ne sera pas le
premier miracle que tvi auras fait.
Il le reconduisit jusqu'à l'escalier. Après avoir descendu quatre
marches, le comte se retourna pour lui crier : — Tu peux te vanter
de m'avoir rendu la faculté de l'étonnement; je craignais de l'avoir
perdue.
Maurice choisit pour rendre ses devoirs à sa belle-sœur un jour
et une heure où il était presque sûr de ne pas la trouver, il lui
laissa sa carte. Dans la même après-midi, le comte d'Arolles, tra-
versant le boulevard dans son coupé, aperçut Séverin, l'appela, le
fit monter à côté de lui, et, lui ayant demandé où il devait le poser,
il lui dit brusquement : — Croiriez-vous qu'il refuse de venir dîner
chez moi? — Là-dessus il lui raconta l'entretien qu'il avait eu avec
son frère. Séverin en fut frappé plus qu'étonné. — Est-il fou, ou
feint-il de l'être? reprit le comte.
— Laissons-le soigner son malade à sa guise, reprit Séverin; il
le connaît mieux que nous.
— Monsieur Maubourg, j'ai toujours détesté les exagérations et
les exagérés.
— Les remèdes de cheval, monsieur le comte, sont les seuls qui
conviennent à certaines constitutions. Respectons la sévère clôture
que s'impose Maurice; il traite sa volonté comme un prisonnier
dont il redoute les escapades. Un ancien n'a-t-il pas dit : « Toutes
les fois que j'ai été dans la compagnie des hommes, j'en suis re-
venu moins homme que je n'étais? »
— Et un grand saint, reprit le comte, a dit aussi : « La cellule
fréquemment délaissée engendre l'ennui; mais à celui qui lui est
fidèle elle devient une chère et douce amie. » Depuis quand Mau-
rice s'est-il mis à l'école des sages et des saints?
— Il ne ressemble à personne, et si quelquefois il révolte mon
petit bon sens, plus souvent il l'humilie. Soyez sûr qu'il nous éton-
nera toujours.
— Ce qui revient à dire que, toutes les fois qu'il n'aura pas tort,
il aura une manière déraisonnable d'avoir raison. Enfin, si c'est. la
seule qui soit à son usage;... mais, je vous prie, ayez l'œil sur lui,
empêchez -le de se surmener. Les remèdes de cheval emportent
quelquefois leur homme.
— JN'ayez crainte, vous savez comme moi qu'il a une santé de fer.
— Bien, laissons passer cette quinte. Quant à vous, monsieur
LE FIANCÉ DE Jl"^ SAI.\T-MAUR. 503
Maubourg, qui n'êtes ni un ancien, ni un saint, ni un original, ni
un fou, j'ose espérer que vous trouverez de temps à autre une heure
à perdre le lundi soir en venant prendre une tasse de thé avec des
amis. M"'* d'AroUes fait grand cas de vous et sera toujours heureuse
de vous voir.
Séverin ne parla point de sa rencontre à Maurice, qui évitait avec
soin de lui parler de son frère. C'était un parti-pris : dans leurs lon-
gues conversations, il n'échappait jamais au vicomte un mot qui eût
rapport au faubourg Saint-Honoré; on aurait pu croire qu'il avait
rayé ce pays de la carte du monde. 11 arrive dans les amitiés les
plus intimes un moment où les confidences deviennent impossibles.
C'était la première fois que ce cas se présentait pour Séverin Mau-
bourg et le vicomte d'Arolles. Ils ne laissaient pas de se rechercher
avec autant d'empressement que jadis. Séverin s'accordait encore
moins de loisirs que Maurice. Son père était l'un des architectes les
plus occupés de Paris, et il avait mis son fils de moitié dans ses
affaires. Séverin devait prendre sur ses nuits pour travailler à ses
plans de théâtre, dont il était coiffé. Si remplies que fussent ses
journées, pendant tout l'hiver il ne manqua pas un seul de ses ren-
dez-vous avec Maurice, et aux soirs fixés il n'arrivait jamais en re-
tard au café Riche. L'un parlait de sa thèse, l'autre de son théâtre,
et chacun d'eux gardait pour soi ses arrière-pensées; mais il aurait
fallu qu'ils eussent la mort dans les dents pour renoncer au plaisir
de se voir.
Vers le milieu de janvier, Séverin voulut s'acquitter envers le
comte d'Arolles, et il se présenta à l'un de ses lundis. La presse
était si grande dans ce brillant hôtel qu'il eut peine à se faire jour
jusqu'à la comtesse. Elle lui adressa un gracieux sourire, accom-
pagné de quelques mots obligeans; puis elle se remit à parler an-
glais avec un membre de la chambre des lords qui savait mal le
français. Elle avait le don des langues étrangères, elle en devinait
les finesses, et son mari lui en était reconnaissant; de tous les ta-
lens qui peuvent servir, ce n'est pas le plus inutile. Quoique Séve-
rin eût appris un peu d'anglais aux États-Unis, il se trouva déplacé
dans cet entretien et gagna l'autre extrémité du salon. Pendant
qu'il causait avec un jeune député de sa connaissance, il observait
et admirait la |coratesse. Sa beauté avait tout son prix, tout son
éclat, sous des plafonds dorés peints par Boucher, à la clarté des
lustres et des bougies, au milieu d'un tourbillon qui gravitait vers ce
soleil comme vers son centre naturel. Le monde lui servait de bor-
dure; quoiqu'un Titien soit toujours un Titien, il gagne à être bien
encadré. Séverin ne reconnaissait plus tout à fait la personne qu'il
avait vue à la Tour, dans le loisir d'une villégiature. Ses manières,
le timbre de sa voix, sa physionomie, n'étaient plus les mêmes. Elle
504 BEVUE DES DEUX MONDES.
ne songeait pas à s'amuser, elle était sérieusement occupée; elle se
rappelait qu'elle était la femme d'un ambitieux qu'elle aidait à ne
point faire de fautes. A chacun de ses lundis, elle avait un certain
nombre de mots utiles à placer, et elle les plaçait d'ordinaire avec
autant de discernement que d'adresse.
Le comte d'Arolles vint à Séverin, lui demanda des nouvelles de
son frère. — Mettez-lui donc les menottes et amenez-le-nous un de
ces jours; promettez-lui en mon nom qu'il aura ici toute la liberté
du cabaret.
— Quel cabaret que le vôtre, monsieur le comte! fit Séverin en
promenant ses yeux sur les lambris. Il faut en prendre notre parti,
les volontés de Maurice sont inflexibles.
— Vous voulez dire ses nolontés.
L'instant d'après, il se disposait à sortir. M'"^ d'Arolles, qui sui-
vait ses mouvemens avec plus d'attention qu'il n'aurait pu croire,
lui fit un signe de tète et lui montra du bout de son éventail un
pouf vacant à côté d'elle. Séverin s'approcha, mais il demeura de-
bout devant la comtesse. 11 avait l'air d'un homme qui se sait dans
un endroit périlleux et qui n'a garde de s'y établir à poste iixe. Elle
lui montra de nouveau le pouf, l'obligea de s'y asseoir. Puis, se
renversant un peu dans son fauteuil, les yeux à demi baissés : —
Je devine, lui dit-elle, ce que vous disait tout à l'heure M. d'A-
rolles. Il vous parlait de Maurice. C'est un sujet qui lui tient au
cœur... Nous boude- t-il? L'aurions-nous blessé sans le savoir?
— Rassurez-vous, madame; il n'est pas susceptible, et il est en-
core moins rancunier.
— Vous conviendrez cependant que sa conduite est singulière.
— En apparence. Dans le fond, elle est peut-être assez raison-
nable.
— En quoi raisonnable?
— Il se déclare hors d'état de concilier l'étude et le monde.
— Un frère et une belle-sœur, est-ce le monde?
Séverin était bien tenté de lui répondre qu'il y a plusieurs es-
pèces de belles-sœurs. — H y a, madame, lui dit-il, des liqueurs
précieuses qui s'éventent facilement ; blâmez-vous Maurice de bou-
cher avec soin son flacon ?
La comtesse trouvait les réponses de Séverin par trop laconiques.
Elle essaya de le mettre à l'aise et de dégourdir son éloquence en
lui disant d'un ton dégagé : — Cette histoire est une véritable lé-
gende. — Puis, baissant la voix, elle ajouta : — Entre nous deux,,
monsieur Maubourg, n'y a-t-il pas de roman dans cette légende?
— L'autre jour, j'ai visité ses armoires, je n'ai rien trouvé de
suspect.
— J'y pense, reprit-elle, vous verrez qu'il fait une retraite spiri-
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 505
tuelle pour se préparer à la pratique des saints devoirs du ma-
riage,... car ce projet de mariage tient toujours?
— Je ne saurais vous le dire , repartit Séverin , qui comptait,
mesurait, pesait et soupesait ses mots.
— Mon Dieu ! je comprends les hésitations de ce pauvre garçon.
C'est une médecine à avaler. M. d'Arolles aurait pu facilement lui
trouver un parti plus sortable,
— Vous faites peu de cas de M"^ Saint-Maur ?
— Je ne l'ai jamais vue; mais on l'a dit laide et un peu sotte.
Maurice la voit-il quelquefois?
— QLie sait-on? lui répondit Séverin, — puis, la regardant en
face : — Il pourrait se faire qu'il se rendît chaque soir clandesti-
nement à Fontainebleau; cela expliquerait bien des choses. Vous
savez, madame, avec quelle facilité prodigieuse il s'éprend et se dé-
prend. Il n'est pas impossible qu'il ait pris son malheur en goût et
qu'il soit aujourd'hui passionnément amoureux de M"'= Saint-Maur.
La comtesse eut un léger tressaillement, qui n'échappa pas à
l'œil pénétrant de Séverin. — Est-ce une simple supposition? de-
manda-t-elle en chiffonnant entre ses doigts les dentelles d'une de
ses manches , ou vous a-t-il fait des confidences ?
— C'est une supposition, et il y a dix à parier contre un qu'elle
n'est pas fondée.
— Je vous croyais amis intimes, vous et lui.
— Je suis son ami, madame, je ne suis pas son confesseur.
La comtesse le regarda de travers. Il lui parut que Séverin l'a-
vait devinée, qu'en tout cas il se défiait d'elle et qu'elle ne tirerait
rien de son obstinée discrétion. Elle tâcha de lui faire comprendre
par un imperceptible mouvement du menton que l'audience était
terminée, qu'il pouvait se retirer. Au même instant s'approcha
d'elle un personnage de conséquence, la poitrine chamarrée de
croix et de crachats ; M. de Niollis l'accompagnait. Elle fut toute
aux nouveau-venus et opéra un demi -quart de conversion d'é-
paules qui lui permit de ne plus apercevoir Séverin, Il n'avait pas
attendu cette manœuvre pour quitter son pouf et bientôt après un
salon où il s'était confirmé dans certaines conjectures que plus
d'une fois il avait cherché vainement à écarter.
VI.
On a raison de dire que les montagnes finissent toujours par se
rencontrer; le vicomte d'Arolles en fît l'expérience à son dam. De-
puis le commencement de l'hiver, il évitait avec soin tous les en-
droits où il pouvait risquer de revoir sa belle-sœur. Il n'allait ni
506 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le monde, ni à l'Opéra, ni au bois; mais quand le diable nous
assiège, si forte que soit la place, il finit par la battre en brèche.
Maurice avait la passion du patin ; il avait pris depuis longtemps
ses degrés dans le bel art qui a eu la gloire d'être aimé de Goethe
et le malheur d'être chanté par Klopslock. Dans le courant de fé-
vrier, l'hiver fit un retour offensif; le froid était rigoureux, presque
russe, et les lacs se prirent. Maurice, dans un jour de faiblesse,
céda au démon qui le tentait. En sortant de déjeuner, il s'ache-
mina à pied vers le bois. Depuis quelques semaines, il avait fait
peu d'exercice, il éprouvait le besoin de fatiguer ses jambes.
Le temps était superbe , et jamais le bois n'avait été plus fré-
quenté. Dépouillé de son feuillage, il était plus charmant que dans
la belle saison ; les pins y faisaient des taches vertes et les buissons
de chêne des taches jaunes. Dans l'air flottait une poussière d'or, à
laquelle l'haleine des chevaux mêlait son brouillard. Pendant que
le vicomte parcourait d'un pas rapide l'avenue de l'Impératrice, une
vapeur enveloppa le soleil; ses rayons s'éteignirent, son disque devint
rouge et mat comme une grosse lune d'automne qui se lève sur les
montagnes, ou plutôt on eût dit un énorme pain à cacheter, il n'y avait
pas besoin d'être un aigle pour oser le regarder en face. Le vicomte
fit la réflexion que certains souvenirs, quand ils commencent à s'é-
loigner et que le temps les estompe de sa brume, ressemblent à un
soleil d'hiver, et qu'on peut les contempler fixement sans danger.
Toutefois, lorsqu'il eut dépassé la porte Dauphine, il fut saisi d'une
inquiétude. Tout Paris était là; quelle apparence que la comtesse
d'Arolles n'y fût pas? Gomme il se disposait h tirer par la droite pour
se diriger vers Madrid, il aperçut une élégante calèche découverte,
attelée de deux chevaux noirs, laquelle débouchait d'une allée trans-
versale. Dans cette calèche, il y avait, à demi couchée, une femme
coifTée d'un chapeau en feutre brun, dont le bord était r-etroussé
sur le devant et fixé à la forme par une cocarde et par une agrafe
de diamans. Elle était enveloppée de fourrures, une grande peau
d'ours blanc la recouvrait jusqu'au menton. Maurice la reconnut
avant même de pouvoir démêler ses traits; il éprouva une violente se-
cousse et sentit tout son sang affluer à ses joues. 11 allait s'esquiver;
quelqu'un le frappa sur l'épaule. Il fit volte-face et se trouva nez à
nez avec un jeune hom.me de son cercle, sportsman accompli, qui le
retint par le bouton en lui reprochant qu'on ne le voyait plus. Ge-
pendant la calèche avançait toujours d'un pas lent, mais inexorable
comme le destin. La grande dame au chapeau de feutre s'avisa de
tourner les yeux du côté de Maurice. Elle se redressa, sourit et dé-
gagea sa main droite de ses fourrures pour faire à son beau-frère
un signe amical. Il la salua gravement, elle se renfonça sous sa
LE FIANCÉ DE m"" SAINT-MAUR. 507
peau d'ours, et la calèche s'éloigna. Il parut à Maurice qu'il ve-
nait d'avaler un grand verre de poison , et peut-être ne se trom-
pait-il pas.
— Je ne sais si on peut complimenter: un homme sur la beauté
de sa belle-sœur, lui dit le gandin qui l'avait accosté. Ce qui est
hors de doute, c'est que la comtesse d'Arolles est une des plus jolies
femmes de Paris.
Le vicomte le regarda d'un œil fixe et dur; il le soupçonnait d'a-
voir lu dans ses pensées. Il lui sembla que son secret venait de sor-
tir de son cœur comme un oiseau s'envole d'une cage dont on a
laissé la porte ouverte; mais la cage était fermée, et le gandin ne se
doutait pas même qu'elle contînt un oiseau.
Ma.urice le quitta brusquement. Il était en proie à la plus vive
émotion, à laquelle se mêlait une sourde colère coutre lui-même. Il
s'était promis de reconquérir sa liberté, et tout ce qu'il avait gagné
sur sa passion par trois mois entiers d'un régime sévère, il venait
de le perdre en un moment. Une calèche avait passé, une femme
avait souri, et il était retombé en servitude. Sa folie avait le carac-
tère d'une destinée ; elle était venue s'embusquer dans son chemin,
elle l'y avait attendu, elle l'avait repris dans sa main inexorable. —
Je ne puis me sauver, se dit-il, que par un remède héroïque, et le
diable me tuera si je ne le tue. Eh! sans doute, cet imbécile avait
raison, c'est une des plus jolies femmes de Paris; mais il y en a
d'autres. Que le hasard m'aide un peu, et je suis un homme bien
maudit du ciel, si tout à l'heure je n'en rencontre pas une, que je
prétends aimer passionnément avant ce soir. Suis-je donc changé du
tout au tout, qu'il n'y ait plus pour moi qu'une femme dans le monde?
et quelle femme! la seule qui se soit permis de me traiter en enfant,
et la seule que je ne puisse aimer sans crime.
Dix nifnutes plus tard, il courait sur la glace ; mais il ne s'amu-
sait point à y dessiner des chiffres ou des arabesques. Tout entier à
sa pensée, il cheminait avec une effrayante rapidité, la tête haute,
l'œil enflammé, et quand une rafale de bise le frappait à la figure, il
croyait entendre le frémissement de sa fureur, qui agitait l'air autour
de lui. On le regardait beaucoup. Parmi les femmes qui étaient là, il
reconnut plusieurs visages; mais c'était un visage inconnu qu'il lui
fallait et la nouveauté d'une aventure.
Tout à coup il vit paraître une jolie patineuse qui attira son at-
tention. Agréable, avenante, les traits mignons, la taille bien prise,
l'air exotique, elle lui parut être, vaille que vaille, ce qu'il cherchait.
Elle portait une veste à brandebourgs, une jupe de couleur voyante,
et sa tête était coiffée d'un bonnet à la hongroise, coquettement pen-
ché sur l'oreille. Celait une baronne autrichienne, arrivée de la
503 REVUE DES DEUX MONDES.
veille à Paris, une vraie baronne , qui n'avait rien d'interlope, et
pourtant ce n'était pas tout à fait une vraie femme da monde, c'é-
tait plutôt une femme de trois quarts de monde, si l'on peut appe-
ler ainsi ces étrangères sans feu ni lieu, ces infatigables voyageuses,
ces éternelles passantes de la vie, qui vont, viennent et ne nichent
nulle part; leur métier est de passer, et elles passent. N'ayant d'at-
taches sérieuses sur aucun point du globe, ni d'autre occupation que
leur plaisir, elles campent, une saison durant, où il plaît à leur fan-
taisie, et du nord au sud, du couchant à l'aurore, elles courent par-
tout où l'on s'amuse. Il n'y a dans leur tête que des idées de ren-
contre, dans leur cœur que des amitiés de hasard. Elles n'ont ni
patrie, ni passé, ni maison, ni devoirs, ou plutôt leur devoir est de
ne jamais s'ennuyer, leur patrie est le vent qui les emporte à de
nouveaux plaisirs, leur maison est une auberge, leur passé est leur
dernier bal et la déclaration que leur fit un homme dont elles ont ou-
blié le nom. Elles sont honnêtes ou ne le sont pas; c'est une affaire
qui les regarde, et personne n'a le droit de s'en mêler, car elles évi-
tent le scandale. Elles échapperont aux rigueurs du grand jour où
seront jugées les âmes, elles n'en ont point, ni bonne ni mauvaise.
Ce, qui est certain, c'est qu'elles se rendent heureuses sans faire pré-
cisément le malheur de personne; au contraire elles font la fortune
des maîtres d'hôtel et l'admiration de tous les sommeliers. Bêtes et
gens, toute la terre les connaît, et elles connaissent toute la terre.
Une chose cependant leur est inconnue, elles ne se doutent pas de
la physionomie particulière que peut avoir un toit qui a formé une
liaison avec vous, dont les lucarnes, quand vous rentrez le soir,
vous appellent par votre nom, et d'où sort une fumée qui vous re-
garde d'un air d'amitié.
Telle était l'aimable baronne autrichienne que venait d'apercevoir
le vicomte d'Arolles. Son pied courait légèrement sur la glace,
comme son cœur glissait sur la vie sans y laisser d'empreinte visible,
sans que personne pût dire : Voyez , elle a passé par là. Si légère
qu'on soit, on est sujette à broncher. Elle venait au-devant de Mau-
rice, qui ne cessait pas de la regarder. Je ne sais si la fixité de ce
regard la troubla; peut-être fut-elle surprise de l'étrange et fière
contenance de ce beau jeune homme qui dans ce moment, possédé
d'une idée fixe, ressemblait à un fou. En arrivant près de lui, elle
faillit tomber. Il lui prit le coude et la retint. Elle se tourna vers le
vicomte pour le remercier dans l'une des dix langues qu'elle jar-
gonnait. Elle s'avisa que, s'il était fou, sa folie était charmante et
n'avait rien de dangereux. L'air dont elle le regardait encouragea
Maurice. Il lui tendit le bout du doigt en souriant; c'était une ques-
tion. Elle sourit aussi, mit sa main dans la sienne, et ils partirent
LE FIANCÉ DE m"*^ SAINT-MAUR. 509
pour faire ensemble le tour du lac, comme deux cygnes voguant de
conserve.
Maurice, tout en voguant, examinait la baronne du coin de l'œil,
et il reconnut bien vite à quel genre de femme il avait affaire. Il lui
parut que cette jeune cosmopolite, sans péchés connus comme sans
vertus cachées, avait les cheveux un peu trop jaunes, que ses grâces
étaient un peu banales, qu'elles avaient été trop promenées, que
son sourire, aussi cosmopolite qu'elle-même, avait pris le chemin
de l'école pour arriver de Vienne à Paris, et qu'ayant séjourné à
Saint-Pétersbourg, à Lucerne, à Baden et à Nice, il s'était défraîchi
en route. Le vicomte fut un instant découragé. Il ne s'abandonna
pas à sa mauvaise humeur, il fit travailler son imagination, il se
persuada que la femme qu'il tenait par la main avait de quoi lui in-
spirer une passion de quatre ou cinq mois, et c'était tout ce qu'il
demandait à son bonnet à la hongroise. L'animation de la course,
la joie d'avoir trouvé subitement un plaisir qu'elle n'avait pas eu la
peine d'inventer, qui était venu la chercher sans qu'elle l'appelât,
rehaussait ses agrémens naturels. Elle était ivre de vent, ivre du
bonheur d'aller devant elle sans trop savoir où, de sentir sa main
dans une main inconnue. Maurice eût été bien aise de la faire cau-
ser; il fit mine de s'arrêter, lui demanda si elle n'était pas lasse.
Elle lui répondit que non, et repartit de plus belle.
Lorsqu'ils furent revenus à l'endroit où ils s'étaient rencontrés,
elle dégagea sa main, dit à Maurice avec un accent germanique :
— Puis-je savoir, monsieur...
— Le vicomte d'Arolles, répondit-il. Et de mon côté puis-je vous
demander...
— La baronne Mardorf. Au revoir, j'espère.
Cela dit, elle s'en fut rejoindre un groupe d'hommes et de femmes
qui, arrêtés sur le bord du lac, avaient contemplé son exploit. Au
milieu de ce groupe se détachait un petit homme maigre, à la longue
barbe blanche; il ne ressemblait pas mal à un kobold. C'était le
mari. Les diverses parties de son corps ne semblaient pas avoir été
faites les unes pour les autres ; on eût dit qu'il était fabriqué de
pièces rapportées. Peut-être ce citoyen du monde avait-il fait venir
sa tête de Vienne , ses bras de Saint-Pétersbourg et ses jambes de
Londres, en s'adressant aux meilleurs faiseurs. Maurice trouva cet
homoncule assez plaisant, il se dit avec le poète : u D'où il descend,
on ne le sait pas au juste; mais, comme il ne m'a fait que du bien,
je n'ai pas à m'occuper de ses origines. »
Il fit encore quelques évolutions sur la glace, tandis que la ba-
ronne livrait ses jolis pieds à un grand laquais, doré sur toutes les
coutures, qui s'était agenouillé pour lui ôter ses patins. Quelques
minutes après, accompagnée du kobold, elle regagna sa voiture. A
510 BEVUE DES DEUX MONDES.
plusieurs reprises, elle tourna la tête du côté du lac, comme pour y
chercher quelqu'un , et Maurice put croire sans fatuité que c'était à
lui qu'elle en voulait.
Le lendemain matin, le vicomte d'Arolles était assis devant sa
table à écrire, où il n'écrivait pas. Les jambes croisées, il promenait
ses regards tantôt sur le médaillon de son tapis de Smyrne, tantôt
dans les allées du jardin du Luxembourg. Le ciel était bas, plombé;
la gelée persistait, les marronniers étaient couverts de givre, et les
statues grelottaient sur leur piédestal. Le vicomte avait l'air sombre
comme le temps. Depuis la veille, il travaillait avec une infatigable
contention d'esprit à se persuader qu'il était amoureux d'une ba-
ronne autrichienne. Il évoquait obstinément son aimable figure et
son bonnet à la hongroise; mais un malin génie prenait plaisir à
traverser ses incantations. A peine avait-il réussi à fixer cette image
fugitive, à la parer de grâces presque divines, il s'avisait que des
cheveux roux étaient devenus châtains sombres, il voyait de jolies
joues à fossettes se changer en un beau marbre veiné de rose , de
petits yeux de teinte indécise et rêveuse se transformer soudain en
de grands yeux noirs, et ces grands yeux noirs ne rêvaient pas , ils
attendaient les passans au coin d'un bois pour leur verser du poi-
son. Enfin, pour compléter ces métamorphoses, le bonnet hongrois
faisait place à un chapeau de feutre coquettement retroussé , dont
l'agrafe en diamans jetait des lueurs diaboliques. En vain Maurice
cherchait-il à conjurer son mauvais sort, son imagination se sentait
comme ensorcelée, et il lui semblait que les arbres chargés de givre
avaient deviné son mal, qu'ils montraient du doigt le vicomte d'A-
rolles en se moquant de lui.
Il avait décidé qu'il retournerait au bois dans l'après-midi. En le
quittant, la baronne Mardorf lui avait dit : — Au revoir. — Cela
signifiait : A demain. Son domestique entra et lui remit un pli. Il
passa les yeux sur l'adresse et n'en reconnut pas l'écriture, qui
était correcte, soignée, mais sans élégance; elle trahissait la plume
consciencieuse d'un secrétaire ou d'une femme de chambre qui
s'applique. Il ouvrit nonchalamment l'enveloppe, en tira une feuille
de papier anglais sans chiffre. Le billet n'était pas de la même
main que le dessus; il consistait en cinq ou six lignes de pattes de
mouche que le vicomte prit d'abord pour de l'arabe; en y regardant
de plus près, il s'assura que c'étaient des caractères allemands.
L'écriture cursive de nos voisins n'est pas commode à lire pour des
yeux velches; celle du billet était si enchevêtrée, si confuse, que
Maurice fut sur le point de renoncer à la déchiffrer. Cependant, la
curiosité l'emportant sur la paresse, il vint à bout de ce grimoire.
11 avait appris un peu d'allemand au lycée, et, bien malgré lui, il
l'avait rappris à Kœnigsberg. S'aidant de ses souvenirs et quelque
LE FIANCÉ DE m"' SAINT-MAUR. 511
peu du dictionnaire, au bout d'un quart d'heure il savait de science
certaine ce que contenait le billet. En voici la traduction fidèle :
« Vous ne me connaissez pas, et je vous connais peu; mais une
rencontre décide quelquefois de notre vie, et un caprice combattu
devient souvent une passion. J'ai hésité, je n'hésite plus. Votre
cœur est-il libre? Pouvez-vous le donner à l'inconnu? Si votre ré-
ponse est celle que je désire, promenez-vous à cheval, entre quatre
et cinq heures de l'après-midi, dans la contre-allée de l'avenue de
l'Impératrice; mais ne poussez pas jusqu'au lac. »
Il ne fallait pas être sorcier pour deviner d'où venait cette lettre.
Le vicomte d'Arolles ne put s'empêcher de sourire en pensant que,
pour convertir leurs caprices en passions, certaines baronnes n'ont
besoin de les combattre que deux heures durant, juste le temps de
découvrir l'adresse des gens à qui elles ont affaire. A la vérité, il
lui déplaisait de rece\t)ir un poulet amoureux écrit en allemand;
mais il passa facilement par là-dessus. Dans l'état d'esprit où il se
trouvait, eût-elle été écrite en mongol, cette lettre lui aurait paru
un secours envoyé du ciel. Il avait tenté d'oublier et n'y avait pas
réussi; il voulait essayer de s'étourdir, l'Autriche lui venait en aide,
il bénit l'Autriche et la baronne Mardorf. Il ne faut pas chicaner le
vin sur sa qualité, quand on ne lui demande que le trouble de
l'ivresse; le plus médiocre a son prix pour qui n'aspire qu'à laisser
sa raison au fond de son verre.
Dès quatre heures sonnantes, Maurice arpentait à cheval la contre-
allée de l'avenue du bois. Quoique la neige commençât de tomber
à gros flocons, il ne déserta point son poste et attendit le retour
des voitures. Elles étaient presque toutes fermées, et dans trois ou
quatre il crut apercevoir un chapeau brun au bord retroussé; c'est
ainsi qu'une imagination blessée peuple le monde de ses fantômes.
Enfin parut une calèche découverte traînée par quatre chevaux friu-
gans; elle contenait ce que Maurice attendait. En passant devant
lui, le baron Mardorf fit un d^rai-sourire et un demi-salut, auquel
le vicomte répondit sans sourire par un salut complet. La baronne
lui lança un regard furtif et détourna aussitôt la tête. Il pensa un
moment à les suivre de loin; mais il jugea qu'il était dans son rôle
de ne pas avoir trop d'empressement et qu'aussi bien il recevrait le
jour suivant un second billet qui l'informerait de ce qu'il désirait
apprendre. En effet, dès le lendemain, il reçut une seconde livraison
d'hiéroglyphes; il les déchiffra plus aisément que ceux de la veille.
Ils disaient ce qui suit :
« Ainsi votre cœur est libre ! Je suis presque tentée de vous en
remercier, ce qui serait fort déraisonnable. Je ne veux pas vous
tromper, ni vous laisser croire qu'il m'est facile de disposer de moi.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Vous plaît-il de tout oser sur la foi d'un caprice de femme? Si de-
main, à l'heure où Paris revient du bois, vous traversez la place
Vendôme, je croirai avoir reçu la réponse que je souhaite, et avant
peu de jours vous saurez qui je suis. »
— Oh bien ! pensa Maurice, il paraît que, malgré ses demi-sou-
rires et ses demi-saluts, le baron Mardorf a l'approche terrible et
qu'il est aussi dur à réduire que son nom est rébarbatif à pronon-
cer. Nous l'apprivoiserons, nous lui apprendrons la devise de notre
famille : qui s'y frotte s'y pique.
Depuis que l'aventure devenait dangereuse, elle lui paraissait
plus intéressante, et il était fermement résolu à la pousser jusqu'au
bout. Une seule chose le refroidissait un peu, c'étaient ces perpé-
tuelles promenades auxquelles le condamnait M""' Mardorf. Il se
promit de se procurer au plus vite d'autres moyens de répondre à
ses billets. Il ne laissa pas de traverser la place Vendôme à l'heure
indiquée; il n'aperçut ni sur le pavé, ni à aucune fenêtre, ni au
sommet de la colonne, rien qui ressemblât à une baronne autri-
chienne. Il entra à l'hôtel du Rhin pour y prendre langue; le couple
qui l'intéressait n'y était point connu. Heureusement pour lui, la
lettre qu'il reçut le lendemain lui apprit qu'il était au bout de ses
peines.
« Il y aura dans trois jours, lui écrivait-on, une première repré-
sentation à l'Opéra-Gomique. La femme qui vous écrit y assistera
dans une avant-scène ou dans une première loge. Vous la recon-
naîtrez à une rose pourpre qu'elle portera à son corsage. Si sa figure
n'est pas celle que vous rêviez, si vous n'y trouvez pas de quoi
vous inspirer une passion et ce frémissement secret qui accom-
pagne les grands bonheurs, de grâce ne la regardez pas deux fois
et ne cherchez point à vous approcher d'elle, car elle vous de-
mande votre cœur et votre cœur tout entier. Si vous pouvez le lui
donner, vous trouverez facilement un prétexte pour entrer dans sa
loge, et, afin qu'il ne vous reste aucun doute, elle ouvrira devant
vous son éventail Pompadour, dont la feuille a été peinte par Wat-
teau, et vous y verrez des bergers et des bergères dansant une
ronde autour d'un amour qui joue de la guitare. »
Maurice fit la réflexion que la baronne Mardorf en prenait à son
aise, qu'elle lui en demandait beaucoup en réclamant de lui son
cœur tout entier, et « ce frémissement secret qui accompagne les
grands bonheurs. » Il lui parut que cette aimable voyageuse n'avait
pas perdu dans ses pérégrinations la sentimentalité particulière à
sa race, qu'elle n'avait pas laissé aux broussailles du chemin toutes
ses illusions. Toutefois il se rappela que les mots n'ont pas le même
sens en allemand et en français, que les cœurs germaniques fris-
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 513
sonnent à meilleur compte que les antres, que cela se passe à fleur
de peau sans tirer à conséquence, et que l'imagination fait le reste.
Il forma le ferme propos de devenir Allemand pour la circonstance,
de frissonner un peu et d'imaginer beaucoup. Au surplus, la féro-
cité du baron ne pouvait manquer de réchauffer son zèle et de le
piquer au jeu. Il se promettait d'être entreprenant, de ne pas s'a-
muser aux bagatelles de la porte, de brûler plus d'une étape, de
brusquer le dénoûment. Il comptait sur les émotions d'une partie
de chasse pour distraire son cœur malade, pour brouiller ses voies,
pour lui faire perdre la piste de son malheur. Il se mit incontinent
à la recherche d'un fauteuil d'orchestre.
Deux jours plus tard, quelques minutes avant le lever du rideau,
le vicomte d'Arolles arrivait à l'Opéra-Comique en tenue de guerre,
cravaté, chaussé, ganté avec l'irréprochable élégance de ses grands
jours, l'air résolu d'un Amadis qui ouvre une campagne. Après avoir
pris possession de son fauteuil et salué un ou deux voisins de con-
naissance, tournant le dos à la scène, il parcourut des yeux toute
la salle, qui se garnissait lentement. Il avisa seule dans une pre-
mière loge de face la marquise de Niollis. Sa toilette verte et or
comme la peau d'une salamandre la recommandait à l'attention. Il
lui importait peu, elle avait le courage de son opinion et de sa lai-
deur, et l'impertinence de ses petits yeux clignotans et de son sou-
rire qui n'était pas tendre la sauvait du ridicule. Étant la première
à faire justice de sa personne, elle s'attribuait le droit d'accommo-
der de toutes pièces celle des autres, et il y avait dans sa physiono-
mie je ne sais quoi d'inquiétant. On raconte que certains esprits des
bois ont été affligés par la nature de vilaines pattes de canard. La
plupart les cachent avec grand soin, les autres se moquent de leur
disgrâce et s'en consolent en soutenant que tous les esprits des
bois et des villes ont quelque chose à cacher. Ils montrent leurs
pattes à tout l'univers et s'occupent de découvrir les pattes des
autres; il y a là de quoi remplir une vie.
Ce n'était pas M'"* de Niollis que le vicomte d'Arolles était venu
chercher à l'Opéra-Comique. Il se rassit, et bientôt après la repré-
sentation commença. On donnait comme entrée de jeu les Noces de
Jeannette, qu'il savait par cœur. Il n'écouta que d'une oreille et se
servit de ses yeux pour inspecter la salle. On entamait la dernière
scène quand il vit s'ouvrir la porte d'une loge de côté, où se des-
sina la taille d'un petit homme dégingandé , affublé d'une longue
barbe blanche ; elle était bien à lui, mais on aurait pu croire que
c'était lui qui appartenait à sa barbe. Trois femmes l'accompa-
gnaient, et l'une des trois était la sienne. Quel ne fut pas le pro-
fond étonnement de Maurice! La baronne Mardorf ne portait point
TOME xiiT. — 1876. 33
51/1 BEVUE DES DEUX MONDES.
de rose à son corsage. Son chagrin égala d'abord sa surprise; il ne
tarda pas à s'en remettre. Décolletée, parée comme une châsse,
étincelante de bijoux, Maurice trouva la baronne commune, presque
laide. Il s'aperçut que le bonnet à la hongroise lui avait fait illusion,
que c'était pour le bonnet et non pour la femme qu'il avait failli en
tenir, et il n'est pas le premier à qui soit arrivé pareil accident;
— mais à ce compte quelle était son inconnue? Une Allemande as-
surément; mais quelle Allemande? Il se récitait a lui-même les
trois billets hiéroglyphiques qu'il avait reçus et dont les pattes de
mouche dansaient devant ses yeux. Il n'en tirait aucun éclaircisse-
ment. — A quoi bon chercher? se dit-il. Elle m'a écrit : « Yous ne
me connaissez pas et je vous connais peu. » 11 faut l'en croire, elle
était de bonne foi, et mon inconnue est vraiment une inconnue.
Attendons. — Là-dessus, il fouillait de son œil perçant tous les
coins de la salle pour tâcher d'y découvrir une rose pourpre ou
mêmeponceau, et il n'en trouvait point.
Replongée en plein mystère, on peut croire que son imagination
travailla pendant tout l'entr'acte; malheureusement elle mâchait à
vide. Le vicomte avait la fièvre, et sa fièvre comptait les minutes.
Un mot qu'il avait presque oublié lui revint à l'esprit. La dernière
fois qu'il était allé à son cercle, on y avait parlé d'un gros épicier
enrichi et vaniteux de la rue Saint-Martin à qui ses amis avaient
fait croire pendant vingt-quatre heures qu'il était nommé préfet de
la Seine. Maurice ayant trouvé l'invention un peu grosse, quelqu'un
lui avait dit : Oh! vous, mon cher, vous êtes immystifiable. Avait-
on voulu lui prouver le contraire? Qu'il y eût de par le monde un
homme assez osé pour riiystifier le vicomte d'Arolles, c'était difficile à
admettre; à la seule pensée que cela ne fût pas impossible , ses
narines se gonflaient de colère et ses mains se crispaient.
Soudain sa colère fit place à un tout autre sentiment, voisin de la
terreur. Il avait vu paraître dans une avant-scène une tête blonde un
peu ébouriffée, deux épaules d'un blanc nacré et un buste majestueux
aux formes trop ressenties. La femme qui faisait son entrée était la
duchesse de Lestrigny, qu'il avait plus d'une fois rencontrée dans
le monde. Elle demeura un instant debout au bord de la loge, pen-
dant que ses yeux trottaient autour d'elle. Ceux de Maurice ne
trottaient pas, ils restaient fixés sur une rose du rouge le plus
foncé, que la duchesse portait à sa ceinture. Le cœur pesant, il se
laissa retomber dans son fauteuil. M"® de Lestrigny, qui avait fait
parler d'elle, était célèbre pour ses grâces langoureuses; elle passait
pour avoir été fort bien dans son temps, mais son temps n'était plus,
sa beauté était mûre, et l'excès des précautions lui avait brouillé
le teint. Elle faisait une de ces retraites en bon ordre qui sont plus
LE FIANCÉ DE il"" SAINT-MAUR. 515
glorieuses que des victoires. Le vicomte consentait à admirer sa
vaillance, mais il n'eut pas besoin de descendre daûs son cœur pour
s'assurer qu'il lui était impossible de répondre aux tendres senti-
mens que selon toute apparence venait de lui vouer cette beauté
sur le retour.
Il essaya de douter encore. Quoiqu'il n'osât pas la regarder, il
lui parut que la duchesse le regardait. Il se souvint que le jour oii
il avait eu la funeste fantaisie d'aller patiner à Madrid, il avait
croisé son coupé près de l'arc de l'Étoile, et qu'elle lui avait fait
une inclination de tête pleine de morbidesse. Autre indice, autre
preuve, il se souvint aussi qu'elle habitait à la place Vendôme. Sa-
vait-elle la langue de Schiller et de M. de Bismarck? Elle avait
eu longtemps l'habitude de passer l'été à Baden; peut-être y avait-
elle attrapé au vol quelques bribes d'allemand. Le vicomte se sen-
tit comme accablé par la certitude de son bonheur; il éprouvait le
frisson demandé, mais ce n'était pas celui qui accompagne les
grandes joies. Il n'était plus Amadis; le chevalier du Lion venait de
se transformer en un beau Ténébreux. Il se rappela cette phrase du
dernier billet : « Si ma figure n'est pas celle que vous rêviez, de
grâce ne me regardez pas deux fois. » Il ne savait que faire de ses
yeux et songeait à s'évaderf mais après une courte ouverture le
rideau s'était levé, on jouait l'opéra nouveau. Il fit de vains efforts
pour s'y intéresser; il ne put saisir un seul mot de l'intrigue, tant
il était occupé et tourmenté de la sienne, dont il maudissait le fâ-
cheux dénoûment. Il avait trop de courtoisie naturelle pour qu'il
ne lui en coûtât pas de répondre par un mauvais procédé aux
avances d'une femme quelconque, fiit-ce d'une bouquetière ou d'un
modèle d'atelier, et assurément la duchesse de Lestrigny méritait
des égards. Il rassembla tout son courage, leva une seconde fois
les yeux sur l'avant-scène. La duchesse avait relevé l'écran placé
devant elle, on ne voyait plus que le sommet de sa tête et de sa
coiffure hurlupée. Ce fut un grand soulagement pour le vicomte. Il
avait fait son devoir, il était quitte envers sa conscience. A peine le
premier acte fut-il terminé, baissant la tête comme un criminel, il
se disposa à quitter le théâtre sans esprit de retour.
Comme il venait d'atteindre l'entrée du couloir, il s'avisa que
plusieurs lorgnettes étaient braquées sur une loge de face, et son
regard s'y porta machinalement. Cette loge était celle qu'occupait
M"'* de jNioUis, mais ce n'était point à la marquise qu'en voulaient
les lorgnettes. A sa droite s'était assise une femme habillée d'une
robe de faille couleur maïs, garnie de dentelles blanches. Elle ne
portait pas uti seul bijou, mais elle avait à son corsage, comme la
duchesse de Lestrigny, une magnifique rose d'un pourpre foncé, et
516 REVUE DES DEUX MONDES.
elle tenait à la main un éventail, qui pouvait bien être un éventail
Pompadour, et dont elle frappait de petits coups sur le rebord de
la loge. Le vicomte d'Arolles ne pouvait douter que cette femme ne
fût sa belle-sœur.
Quand il arriva dans le couloir, il avait l'air effaré d'un homme
qui a vu tomber la foudre à vingt pas de lui; il ne se reconnaissait
plus dans le désordre de ses pensées, il lui semblait porter sur ses
épaules la tête d'un autre. 11 reprit son pardessus à l'ouvreuse,
s'en revêtit en hâte et s'enfuit. Il était fermement, irrévocable-
ment résolu à ne pas approfondir le redoutable mystère des deux
roses rouges. Si le sphinx de Thèbes faisait un mauvais parti aux
passans peu sagaces qui ne devinaient pas le mot de son rébus,
d'autres sphinx, habillés quelquefois d'une robe couleur maïs, dé-
vorent les imprudens qui les devinent. Le vicomte gagna en trois
sauts le péristyle et bientôt le trottoir du boulevard, sans trop savoir
où il allait. Quand il fut là, il comprit qu'il devait se diriger vers la
rue Montmartre pour retourner chez lui. Il avait les jambes d'un
homme qui se sauve. Il dépassa la rue Richelieu, puis la rue Vi-
vienne; mais peu à peu sa démarche se ralentit. Il s'arrêta bientôt,
resta une minute immobile, le regard vague, les bras ballans. Il se
surprit à dire à une marchande de journaux : Que je meure si je
ne sais pas ce qui en est ! La marchande le contemplait d'un œil
ahuri. Il rebroussa chemin et se retrouva en face de l'Opéra-
Comique.
Au moment où il atteignait le haut de l'escalier qui conduit à la
galerie des premières, il aperçut le baron Mardorf embusqué à
l'entrée du foyer comme une araignée qui attend sa mouche. Le ko-
bold fit un geste de joyeuse surprise, se précipita au-devant du
vicomte, s'informa de sa santé sur un ton caressant. Sa politesse,
ayant beaucoup circulé, avait acquis l'aimable rondeur d'un caillou
qui, en roulant, a perdu tous ses angles.
— Vous n'êtes pas retourné à Madrid, monsieur le vicomte, lui
dit-il. La baronne Mardorf s'en plaint.
— J'irai au premier jour lui présenter mes excuses sur la glace,
lui répondit Maurice.
Et il le quitta sans plus de façons. La figure de M. Mardorf s'al-
longea. Il avait espéré que le vicomte d'Arolles le désennuierait cinq
minutes durant, et il lui en voulait de l'avoir déçu dans son attente.
Depuis le commencement de l'entr'acte, M"' d'Arolles avait eu
fort à faire aux empressés qui étaient venus la saluer dans sa loge.
Maurice attendit leur départ avec impatience. 11 entra à son tour.
Il avait repris possession de lui-même et refoulé au fond de son
cœur la violente émotion qui l'avait pris à la gorge. Il s'était fait
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 517
un visage. En le voyant paraître, la comtesse s'écria : — Un reve-
nant!
Puis elle lui tendit la main : — C'est bien vous? en chair et en
os? Il m'avait semblé vous découvrir tantôt à l'orchestre; mais je
n'en croyais pas mes yeux. — Et, se tournant vers M'"* de INiollis :
— Ma chère, lui dit-elle, je vous présente une vertu en rupture
de ban.
— Ah ! vicomte, dit la marquise, c'est une chose bien grave qu'une
première faute. Plaise à Dieu que vous ne soyez pas ici sans l'auto-
risation de votre gouverneur !
— Je suis en règle, lui répondit Maurice, j'ai dans ma poche une
permission de minuit, et j'entendrai la pièce jusqu'au bout. Les en-
fans aiment à savoir comment les histoires finissent.
— Oh bien! je voudrais savoir comment celle-ci commence, re-
prit la marquise. C'est un embrouillamini où je me perds. "Vicomte,
je vous prie , qu'est-ce qu'il chante ce premier acte?
Maurice se trouva fort embarrassé ; il n'avait de ce premier acte
que l'idée la plus confuse, et lui-même aurait eu grand besoin
d'être mis au clair. Il paya d'audace, se lança dans des explications
beaucoup plus obscures que ce qu'il voulait expliquer, brouillant
outrageusement la pièce nouvelle et les Noces de Jeannette, dont il
ne faisait qu'un plat. La marquise se mit à rire.
— Comme on a raison de dire, s'écria-t-elle, qu'il n'est rien de
comparable à l'étude du droit pour éclaircir les idées d'un homme !
— Il faut pardonner à ce pauvre garçon, lui dit M"'* d'Arolles.
Dame! la première fois qu'on va au théâtre, la nouveauté du spec-
tacle, l'émotion, les toilettes, l'éclat des lumières...
— En conscience, ce n'est pas cela, repartit Maurice.
— Et quoi donc?
— Si j'ai mal écouté la pièce, reprit-il en regardant fixement sa
belle-sœur, c'est la faute de la duchesse de Lestrigny. Elle porte à
son corsage une rose pourpre, et cette rose m'a causé des distrac-
tions.
— Mais je vous prie, répliqua-t-elle avec enjouement, si vous ai-
mez les roses, croyez-vous que nous n'en ayons pas, nous autres?
Tenez, en voici une qui vaut celle de la duchesse, et pour vous ré-
compenser de la bonne pensée que vous avez eue de rompre votre
clôture, je prétends vous en fleurir.
Ce disant, elle ôta la rose de son corsage et la présenta au vi-
comte, qui, après l'avoir contemplée en silence, la mit à sa bouton-
nière.
En ce moment, M. de Niollis entra dans la loge, salua Maurice
et prit place derrière M""* d'Arolles. Elle faisait danser entre ses
518 REVUE DES DEUX MONDES.
doigts son éventail, qu'elle n'avait pas déplié de la soirée. Le mar-
quis se pencha familièrement vers elle et lui dit : — Lequel de vos
deux cents éventails avez-vous apporté ce soir? — Et il fit un mou-
vement comme pour le lui prendre des mains.
Elle le posa sur ses genoux en disant : — J'y ai fait un accroc,
n'y touchez pas, vous l'achèveriez.
Le chef d'orchestre venait de frapper trois coups d'archet sur son
pupitre. Maurice voulut prendre congé de sa belle-sœur. Elle le
retint en lui disant : — Nous ne vous lâchons pas ainsi, vous êtes
un homme trop rare. Vous occupez le fauteuil de votre frère, et je
doute qu'il vienne vous le réclamer. Il dînait ce soir à Versailles.
Le vicomte n'écouta pas le second acte mieux que le premier. Le
trouble de ses pensées s'accroissait encore par la présence de M. de
Niollis, qui lai portait sur les nerfs. Le marquis affectait de s'inté-
resser à la pièce et ne s'occupait sérieusement que des épaules, de
la nuque dorée et des cheveux crêpés de la comtesse. Il attachait
sur elle des regards dont l'indiscrétion révoltait Maurice, jusqu'à
ce qu'il s'avisa d'y découvrir une nuance de mélancolie chagrine;
le désir, comme on l'a dit, est une douleur commencée. Au milieu
de l'acte, M. de Niollis se pencha de nouveau vers M"'" d'Arolles et
lui dit : — Je vais passer une demi- heure au bal de l'ambassade
d'Espagne et je reviendrai vous mettre en voiture.
Elle lui répondit : — Ne vous inquiétez pas de nous ; Maurice se
charge de moi, et je me charge de votre femme.
Le départ de M. de Niollis rendit au vicomte un peu de liberté
d'esprit. Il en usa pour s'acharner de plus belle sur l'énigme dont
il s'était juré d'avoir le mot. Il dévorait des yeux la rose qui ornait
sa boutonnière; elle le regardait aussi, elle le défiait, elle semblait
lui dire : Tu n'auras pas mon secret. — Il y a dans les trois bil-
lets anonymes, pensait-il, des passages qui n'ont tout leur sens que
s'ils ont été écrits de sa main , celui-ci entre autres : « Une ren-
contre décide quelquefois de toute une vie, et un caprice combattu
devient souvent une passion. » C'est elle, c'est bien elle. Le mot
sur les grands bonheurs qui font frissonner est une allusion évi-
dente à l'effroi que je ressentis une nuit dans le corridor d'une ab-
baye en ruine. Il n'y a plus de doute, c'est elle. — Sûr de son fait,
il lui prenait un frisson qu'il sentait courir dans tout son corps.
Cependant Gabrielle était tout entière à la pièce, elle n'avait pas
tourné une seule fois la tête pour s'assurer qu'il était encore là. Il
recommençait à douter et mourait d'envie de lui arracher son éven-
tail pour y lire sa destinée; mais la main qui tenait cet éventail le
tenait bien, et cette main n'était pas de celles qu'on peut ouvrir de
force, on l'eut plutôt brisée.
L£ FIANCÉ DE m"'' SAINT-MAUR. 519
Le rideau tomba sans que Maurice s'en aperçût. M'"® d'Arolles
se tourna vers lui. — Qu'en pensez-vous? lui dit-elle. La pièce me
semble jolie; les situations sont gaies, la musique est chantante.
— Eh oui, reprit-il d'un ton glacial, c'est un opéra aussi mé-
diocre que beaucoup d'autres, des llonflons guindés sur des échasses,
et qui ont la prétention d'être quelque chose.
— Vous manquez d'enthousiasme, reprit-elle. 11 y a pourtant ici
quelqu'un qui vous donne tort.
— Qui donc ?
— Une femme que tout à l'heure je voyais rire à pleines dents en
battant des mains... Yous la voyez d'ici, c'est votre baronne austro-
hongroise.
— Depuis quand est-elle à moi?
— Depuis que vous avez eu le plaisir de pirouetter avec elle sur
la glace. Vous imaginez-vous que nous ignorions vos prouesses?..
De tout mon cœur je vous félicite de votre nouvelle conquête. Seu-
lement je dais vous prévenir qu'il y a des femmes comme cela à la
douzaine; ce sont des gravures tirées à dix mille exemplaires, et
celle-ci n'est pas d'avant la lettre.
— Vous êtes cruelle pour mes illusions, repartit le vicomte.
M™^ de Niollis venait de braquer ses jumelles sur la baronne Mar-
dorf. — Vous avez raison, ma chère, dit-elle, voilà une pauvre
créature qui trouve le secret d'être excentrique sans être originale.
Très connu ce genre de baronnes. Elles sont nées avec une dizaine
de bouteilles de vin de Champagne dans la tête; quand le dernier
bouchon est parti, elles deviennent de bonnes ménagères ennuyeuses
comme la pluie.
— Ah ! tenez plutôt , s'écria M'"^ d'Arolles , vous qui êtes poète,
Maurice, il y a là-bas une tête blonde qui doit vous plaire. Elle ne
ressemble à rien; ce serait un joli modèle pour Chaplin... La voyez-
vous, là, dans cette baignoire?.. Vous arrivez trop tard, elle a dis-
paru.
— Elle est en effet fort bien, lui répondit-il à l'aventure. — Il
était dans cet état d'esprit où un homme est incapable de voir dans
le monde autre chose que l'ombre portée de ses chagrins.
— Qu'avez-vous donc? lui demanda Gabrielle. Rêvez-vous en-
core à la rose de la duchesse de Lestrigny?
Il se hâta d'enfiler la piste. — Point du tout, répondit-il. Je pré-
fère infiniment celle que je porte à ma boutonnière. Elle est d'un
plus beau rouge, et puis c'est la vraie.
— Gomment la vraie? fit-elle avec étonnement.
— On dit de beaucoup de choses , continua-t-il sans la quitter
des yeux, qu'elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau, et
520 REVUE DES DEUX MONDES.
pourtant sur le nombre il n'y en a jamais qu'une qui ait le je ne
sais quoi, les autres sont de méchantes copies, et ne méritent pas
qu'on les regarde ni qu'on les garde. Pour conclure, à mon avis, la
rose de M'"' de Lestrigny ne signifie rien, et il me semble que la
mienne a un sens caché, bon ou mauvais. Vient-elle de Dieu?
vient-elle du diable? C'est un mystère, mais elle dit ce qu'elle veut
dire, et voilà pourquoi j'affirme que des deux c'est la vraie.
La comtesse ne sourcilla pas. — Bon Dieu! dit-elle, c'est trop
subtil pour moi, et je commence à croire que, sous apparence d'é-
tudier le droit, vous vous êtes plongé jusqu'au cou dans la philoso-
phie allemande.
— Vous avez rencontré juste; la semaine dernière j'ai beaucoup
lu d'allemand.
Elle répondit du ton le plus naturel : — Le lisez- vous bien?
J'aurais cru que vous l'aviez oublié;... mais pour en revenir à
notre guerre des deux roses, avant de trancher le différend, avez-
vous examiné de près celle de la duchesse? Je la trouve incompa-
rable.
— La rose ou la duchesse?
— La duchesse est fort bien aussi, et j'ai cru m'apercevoir que
tout à l'heure elle vous jetait des regards de reproche. Elle vous en
veut de ne pas être allé la saluer.
— Laissez-le donc tranquille dans son petit coin, s'écria M'"* de
Niollis; qu'irait-il faire dans la loge de cette folle? On aurait dû
pour la circonstance y mettre des barreaux.
— Où prenez-vous qu'elle soit folle? Je la trouve ce soir en
beauté.
— La duchesse est une oie, ma chère, répliqua M"'^ de Niollis de
son ton le plus sardonique, et les femmes ont besoin d'avoir beau-
coup d'esprit pour tenir tête à leur imagination. Que voulez-vous
que devienne cette pauvre malheureuse? L'esprit l'inquiète et les
conversations l'ennuient. Il faut bien qu'elle s'occupe de l'homme,
et elle poursuivra jusqu'au bout sa carrière blonde.
— Défendez-la donc, dit M'"® d'Arolles à Maurice, qui ne sonna
mot.
— Je ne l'attaque point, reprit M""^ de Niollis en dirigeant sa
lorgnette sur le duc de Lestrigny, immobile à côté de sa femme fort
agitée. C'était un petit homme fluet, sec comme une allumette. —
Plaignons-la plutôt, ajouta la marquise : avoir tant d'imagination et
si peu de mari !
jyjme d'Arolles souleva son éventail jusqu'à la hauteur de son men-
ton, et Maurice, hors de lui, crut qu'elle était au moment de l'ou-
vrir. Elle se contenta d'en effleurer l'épaule de la marquise. —
LE FIANCÉ DE M^''" SALNT-MAUR. 521
Convenez, Hortense, lui dit-elle, que vous aimez à plaindre les
gens et que vous seriez ravie, s'il m'arrivait de faire une sottise.
— Oh! vous, ma toute belle, je vous attends, vous n'en ferez
qu'une, mais elle sera pommée, il y en aura pour toute votre vie,
marmotta la marquise en regardant Gabrielle en dessous. Bah ! le
monde vous sera indulgent; il dira : Elle était si douée qu'il faut
bien lui pardonner.
— Votre sentence est irrévocable? Il n'y a pas d'appel? fit la
comtesse.
— Si fait, écrivez des romans; c'est un dérivatif. Je connais une
femme qui, par mesure de précaution, en publie deux chaque an-
née. Sa littérature est une revanche qu'elle prend sur son hon-
nêteté.
— Hélas! voilà une revanche que je ne prendrai jamais, dit la
comtesse en riant. J'ai une telle horreur des écritoires qu'étant
obligée d'écrire moi-même mes lettres, il m' arrive souvent d'en
faire écrire l'adresse par ma femme de chambre.
Ce fut un trait de lumière pour Maurice. — C'est bien elle,
pensa- t-il avec un tressaillement.
Cependant la marquise n'avait pas cessé de coucher en joue
l'avant-scène. — 11 est certain, dit-elle à M'"« d'ArolIes, que la rose
de M'"* de Lestrigny ressemble singulièrement à la vôtre; elle est
presque noire.
— Ce n'est pas étonnant, lui répondit Gabrielle; ces deux sœurs
ont poussé sur la même branche. Il y a trois jours, la duchesse
avait écrit en province pour commander qu'on lui envoyât la plus
belle rose de ses serres; elle en a reçu deux, en a gardé une et m'a
fait tenir ce matin la seconde, qui m'a servi à fleurir un Amadis du
pays latin.
— Non, ce n'est pas elle, ou on s'est entendu pour me mysti-
fier, se dit Maurice en retombant lourdement sur lui-même. Il au-
rait voulu briser quelque chose ou quelqu'un, sa sombre fureur
ne savait à qui s'en prendre. Il eut une longue absence.
— Vicomte, vous êtes muet comme une carpe, lui dit M'"*^ de
INiolIis.
— Dans mon quartier, répliqua-t-il d'un ton d'humeur, on ne
parle que lorsqu'on a quelque chose à dire.
— Ce qui n'arrive qu'aux fêtes carillonnées, reprit-elle. II faut
quitter votre quartier, mon cher monsieur, rien ne se gagne comme
le silence;... mais peut-être êtes-vous décidément féru de votre
baronne autrichienne. Si le cas est mortel, nous respectons votre
agonie.
— Me permettrais-je d'être amoureux, repartit le vicomte, sans
522 REVDE DES DEUX MONDES.
y être autorisé par mon gouverneur?.. Cela me fait penser qu'il se
fait tard; si je rentre après minuit, je serai grondé.
A ces mots, il fit mine de se lever. Sa belle-sœur l'obligea de se
rasseoir. — J'ai promis à M. de Niollis que vous nous mettriez en
voiture, lui dit-elle du ton le plus affable, subissez de bonne grâce
votre condamnation.
Heureusement pour lui, on commençait de jouer le troisième et
dernier acte de l'opéra nouveau. Quoi qu'il en pût dire, la musique
en était neuve et charmante; elle eut grand succès. A plusieurs re-
prises la salle éclata en applaudissemens. Il semblait au vicomte
que le spectacle n'était pas sur la scène, que la pièce qu'on applau-
dissait, c'était lui qui la jouait, et qu'il était excellent, irrépro-
chable, vraiment inspiré dans un rôle où l'odieux le disputait au
ridicule.
Son supplice prit fin. Les deux femmes n'attendirent pas pour
lever la séance que les auteurs eussent été nommés et les acteurs
rappelés. M'"^ de Niollis passa de la loge dans le salon attenant, où
elle fut longtemps à s'affubler, car elle avait grand'peur du froid.
La comtesse d'Arolles la pria de lui tendre son mantelet, et rentra
dans la loge pour le mettre. Elle tournait le dos à la marquise et
faisait face à Maurice. Elle le regarda; il y avait dans ce regard je
ne sais quoi d'impérieux et de farouche qui s'adoucit par degrés. 11
la vit pâlir.
Un violent combat se livrait en elle. L'imprudente avait trop osé
et payait sa faute. Sa curiosité irritée, mise au défi pendant trois
mois, avait voulu faire une expérience; rien n'est plus dangereux,
on ne s'arrête jamais à temps. Les expériences ont leurs entraine-
mens; sait-on jamais tout ce qu'on veut savoir ? On comptait n'écrire
qu'une lettre, on en écrit trois. Gabrielle avait joué avec le feu, et
par degrés son imagination s'était allumée. Il connaissait bien les
hommes et surtout les femmes, le saint qui a dit : « JNe tentez pas
les autres, de peur que vous ne soyez tentés. » Depuis deux heures,
elle se disait : Tout ceci n'est qu'une comédie qui m'amuse, et
il n'en sera pas autre chose. Elle ajoutait tout bas : N'est-ce vrai-
ment qu'une comédie? ne se passe-t-il rien en moi? mon heure
serait-elle venue? Je n'ai jamais aimé; si j'aime quelqu'un, assu-
rément ce sera lui. De minute en minute, elle se sentait comme
envahie par un sentiment tout nouveau pour elle, par une émotion
inconnue, dont le trouble lui était délicieux. C'était une autre vie
qui commençait; comme au théâtre, un rideau allait se lever, qu'y
avait-il derrière? Mais elle croyait démêler au fond de son rêve
quelque chose de sombre qui lui faisait peur.
Elle résistait à son cœur étouné, qui la sollicitait; elle lui répon-
LE FIAXCE DE m'^^ SAINT-MAUR. 523
dait : Non, je ne veux pas. Cette volonté, si sûre d'elle-même, fat
prise d'une faiblesss, d'une défaillance; elle passa subitement à
l'ennemi. Par un geste brusque, presque violent, la comtesse tendit
son éventail à Maurice; il le déplia d'un coup de pouce. Sur la
feuille peinte par Watteau, il entrevit un amour qui jouait de la
guitare et des bergers enrubannés qui dansaient, après quoi il ne
vit plus qu'un nuage, et dans ce nuage une salle de spectacle, la-
quelle tournait autour de lui avec une rapidité vertigineuse. Quand
il releva la tête, Gabrielle le regardait encore, et de ses yeux
noirs jaillit un éclair. 11 sentit ses genoux ployer sous lui; il lui
resta tout juste assez de force pour demeurer debout.
— Eh bien! ma chère, venez- vous? cria M'"^ de iSiollis, qui avait
enfin terminé sa toilette.
La comtesse reprit vivement l'éventail à Maurice; ils descendirent
l'escalier sans échanger une parole. Dans le péristyle, elle s'enve-
loppa de sa pelisse, que lui présenta un valet de pied, puis elle
gagna sa voiture. Elle y fit monter la marquise, et, se retournant
vers son beau-frère, elle lui dit d'une voix sourde et altérée : —
Après-demain, à trois heures, je serai seule. — Quelques secondes
après, la voiture avait disparu.
La nuit était froide et claire. Le vicomte retourna chez lui à pied.
Il avait une notion si confuse de toutes choses qu'il s'achemina du
côté du faubourg Saint-Honoré, et il allait sonner à la porte d'une
maison qu'il avait longtemps habitée, lorsqu'il se rappela fort à
propos qu'il avait déménagé depuis quatre mois. Il atteignit la rue
Médicis entre une et deux heures. 11 passa le reste de la nuit étendu
dans un fauteuil, près de sa fenêtre, une rose dans les mains. 11
vit pâlir et s'éteindre l'une après l'autre toutes les étoiles du ciel
comme les flambeaux consumés d'une fête. Déjà du haut des col-
lines l'aube montrait à la plaine ses yeux clairs et l'éternelle jeu-
nesse de son sourire quand le sommeil le prit. Il lui sembla qu'il
cueillait des roses rouges au bord d'un abime. En se réveillant, il
ne vit plus les roses; mais il revit distinctement le précipice, et il
en mesura la profondeur.
Victor CnERBULiiiz.
[La troisième partie au prochain n°.)
UNE
SECTE RELIGIEUSE ET POLITIQUE
EN DANEMARK
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES.
Jamais peut-être la religion n'a été plus vivement attaquée que
de notre temps. Ce n'est plus seulement avec les sarcasmes de Vol-
taire et de Bolingbroke, c'est avec les armes plus terribles de la
science et de la philosophie qu'on donne aujourd'hui l'assaut contre
les doctrines révélées. Pourtant l'esprit religieux n'est pas mort;
loin de là, la vitalité s'en manifeste à nos yeux tous les jours. Dans
les pays protestans surtout et aussi dans l'empire de Russie , de
nombreuses sectes nouvelles, — signe évident d'activité religieuse,
— naissent et prospèrent depuis un siècle. Sans parler des mor-
mons polygames, ni de ces sectaires russes, imitateurs d'Origène,
dont le cas doit être rangé parmi les monstruosités, on pourrait
citer le puséisme, la high et la broad church en Angleterre, l'irvin-
gianisme en Angleterre et en Amérique, et bien d'autres doctrines
toutes greffées sur le vieux tronc du christianisme, dont plusieurs
ont été l'objet ici même d'intéressans travaux. Nous voudrions ajou-
ter un chapitre à ce genre de recherches par l'étude d'une secte
danoise dont le fondateur, l'évêque luthérien Grundtvig, est mort,
il y a trois ans, à Copenhague, et que nos voyages en Danemark
nous ont permis d'observer de près.
Les grundtvigiens se plaisent à remonter aux premiers siècles du
christianisme pour chercher dans la parole même du Christ le fon-
dement de la foi; mais Grundtvig, en même temps qu'un théolo-
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 525
gien, était un patriote. Tout en rêvant de créer une doctrine sur
laquelle toutes les confessions chrétiennes se puissent rencontrer, il
reste toujours Danois. Par suite, le grundtvigianisme est devenu, en
même temps qu'une secte religieuse, un parti politique. Il a des
représentans au parlement de Copenhague, et par sa grande in-
fluence sur les électeurs, à la campagne surtout, il est aujourd'hui
une puissance avec laquelle le gouvernement doit compter. Quant à
Grundtvig lui-même, élevé jusqu'aux nues par ses amis, qui voient
en lui un prophète, et quelquefois raillé par ses ennemis, qui pré-
tendent que ses prophéties ne s'accomplissent pas, il est respecté
de tous comme homme et comme patriote, admiré de tous comme
écrivain. A la fois théologien et poète, historien et homme poli-
tique, il a exercé sur son pays une si multiple influence que son
nom se retrouve partout en Danemark. A l'église, même parmi ses
adversaires , on chante les cantiques qu'il a composés ; au parle-
ment, son nom est le mot de ralliement d'un parti; dans les cam-
pagnes, de nombreuses écoles élevées par ses amis répandent ses
doctrines parmi les paysans. Un homme dont l'activité intellectuelle
s'est ainsi manifestée dans tous les sens, un homme qui remplit son
pays de sa renommée et de ses ouvrages , peut être vivement atta-
qué par quelques-uns; mais ce n'est point un homme ordinaire, on
en peut être certain, et, comme tel, il mérite que l'on prenne la peine
de l'étudier.
I.
Grundtvig naquit en 1783,.non loin de Vordingborg, en Sélande,
dans la paroisse rurale d'Udby, où son père était pasteur. C'est
là que s'écoulèrent paisiblement ses premières années jusqu'au
jour où, pour l'achèvement de ses études, il fut envoyé au collège
d'Aarhuns, dont il suivait les cours, logé dans une famille de la
ville. En 1800, il se fit admettre à l'université de Copenhague comme
étudiant en théologie, dans l'intention de succéder à son père.
On dit souvent que la vie d'un homme est le meilleur commen-
taire de ses ouvrages et la plus sûre explication de ses doctrines.
Il n'est personne pour qui cette observation soit plus fondée que
pour Grundtvig. Bien que les années de son enfance n'eussent et
marquées par aucun événement, elles laissèrent dans son esprit
une empreinte qui ne s'effaça jamais. Le spectacle de la vie simple
et pure de ses parens frappa vivement sa jeune imagination : il
sentit mieux que nul autre la douceur et le charme de cette vie de
famille que les peuples du nord connaissent si bien. Il y a d'ail-
leurs cela de particulier chez les pasteurs de village que, tout en
vivant à peu près à la manière des paysans, ils savent, par certains
526 REVUE DES DEUX MONDES.
soins de propreté et d'élégance, élever leur existence champêtre
au-dessus de celle des cultivateurs. Attachés fortement aux vieilles
mœurs, aux usages traditionnels, ils mènent une vie rustique, mais
sans grossièreté, simple, mais sans rudesse. Rien n'était plus propre
à poétiser dans un esprit jeune et impressionnable et les paysans et
la campagne. Plus tard, comme collégien, comme étudiant, et au
milieu des soucis et des labeurs d'une carrière si remplie, il se re-
porte avec joie vers le temps de sa première jeunesse : une auréole
poétique entoure ses souvenirs chéris; il s'éprend d'amour pour
les vigoureux laboureurs danois qui, pendant le court été du nord,
arrachent à la terre ses riches moissons -, il aime les champs qu'ils
cultivent, le sol qu'ils foulent aux pieds, la chaumière qu'ils habi-
tent, l'église où ils vont prier le dimanche. De là cette passion du
peuple qui fut toujours régnante dans l'âme de Grundtvig, ou, pour
parler son langage, le goût du « populaire » {folkelig), c'est-à-
dire de tout ce qui est caractéristique du peuple, de tout ce qui le
touche et l'intéresse ; en religion comme en politique, en histoire
comme en poésie, c'est toujours le peuple qu'il a en vue, c'est
pour lui qu'il pense, qu'il parle et qu'il écrit. — Nous verrons que
ce sentiment, auquel il est redevable des traits les plus saillans de
ses doctrines et même de son style, le rendait parfois injuste dans
ses jugemens sur les classes les plus éclairées de la population da-
noise, et particulièrement sur la bourgeoisie.
Par une pente naturelle de son esprit, Grundtvig fut amené à
rechercher ce qu'était avant lui ce peuple danois à qui il consa-
crait toute l'activité de son intelligence. Dès sa jeunesse, il était cu-
rieux du passé : il aimait à promener sa pensée parmi les événe-
mens d'autrefois; il se sentait solidaire des aïeux qui fécondèrent
de leurs sueurs le sol national, qui le conquirent les armes à la
main, et qui le défendirent vaillamment contre les ennemis du de-
hors. Il s'identifiait aux souffrances des premiers Scandinaves, qui
avaient à lutter contre les rigueurs du climat, aux triomphes et aux
défaites des héros northmands, aux misères des paysans du moyen
âge réduits au servage par la noblesse, à la vie enfin de tous les
hommes que le sol danois a nourris depuis dix siècles. Il aimait son
pays dans le passé comme dans le présent. Tel est d'ailleurs le ca-
ractère que le patriotisme tend à revêtir de nos jours : ce n'est point,
comme on l'a dit, un vulgaire égoïsme de nation à nation, — l'é-
goïsme ne peut qu'abaisser les âmes, tandis que le patriotisme les
élève et les grandit, — c'est un noble et profond sentiment de la
solidarité que la communauté d'histoire et de traditions nationales
fait naître entre les hommes. Nul plus que Grundtvig n'a senti la
force de ce patriotisme historique qui, excitant les rivalités entre les
peuples au moment où des utopistes chimériques rêvent de suppri-
GRUNDIVIG ET SES DOCTRINES. 527
mer la guerre, ferait croire que la concurrence vitale, 1g struggle
for life, du philosophe anglais, est, non pas seulement le lot des
êtres individuels, mais aussi de ces êtres collectifs qu'on nomme
des nations.
Les études d'histoire furent la principale occupation de Grundt-
vig pendant qu'il suivait à Copenhague les cours de la faculté de
théologie : comme il le dit lui-même, u il parcourut sans foi la car-
rière académique. » Ses pensées étaient ailleurs. Le grand mou-
vement de recherches historiques qui se manifesta dans toute l'Eu-
rope au commencement de notre siècle naissait alors en Danemark.
L'impulsion était donnée par une pléiade de savaus, dont Finn
Magnussen est demeuré le plus célèbre : on fouillait les biblio-
thèques de iXorvége et d'Islande pour découvrir les vieux manu-
scrits qui pourrissaient dans l'oubli, les eddas étaient traduites et
commentées, les sagas revoyaient la lumière, les gracieuses chan-
sons du moyen âge, les poétiques kaernpeviser étaient publiées : en
même temps on commençait à collectionner tous les souvenirs des
siècles passés, à classer les débris de l'industrie des ancêtres pour
former les musées qui font aujourd'hui l'admiration des voyageurs.
Grundtvig se lança ardemment dans cette voie; mais jamais chez lui
la pure érudition n'étouffa le sens poétique : il sut être à la fois,
chose rare, un poète et un savant.
Le premier ouvrage de longue haleine qui sortit de sa plume est
la Mythologie du Nord, publiée en 1808. Le sujet avait alors un
mérite de nouveauté qu'il n'a plus aujourd'hui. L'imagination puis-
sante et enthousiaste de l'auteur, jointe à sa profonde érudition,
produisirent une vive impression sur le public lettré. Grundtvig
alors était presqu'un adorateur des dieux barbares de l'ancienne
Scandinavie. Odin, Thor et Freya, la trinité du Nord, disputaient
la place au Christ dans son esprit exalté. Plus tard la réaction
se fit, et à peu près comme son cher peuple Scandinave, avec le-
quel il s'identifiait par la force de l'imagination, il descendit des
hauteurs brumeuses de la Walhalla, pour revenir au culte de Jésus.
Cependant jamais il ne se dépouilla de son amour pour les dieux du
nord : il se plaisait à mêler leurs noms à ses ballades et à ses odes,
même à ses pièces religieuses. Et c'étaient pour lui non point des
métaphores de style, comme les dieux de l'Olympe pour nos poètes,
mais de grandes figures qu'il aimait à évoquer sous sa plume parce
qu'elles avaient conservé une sorte de réalité dans son esprit. Il rap-
prochait volontiers les deux églises; il comparait les mythes natio-
naux aux traditions chrétiennes, semblable à ces missionnaires qui,
pour convaincre plus facilement les sauvages qu'ils évangélisent,
essaient de leur faire considérer le christianisme comme une simple
réforme de leurs grossières croyances. Il semble même que ces corn-
528 REVUE DES DEUX MONDES.
paraisons le fortifiaient dans la foi chrétienne. « Tu es chrétien, dit-
il à son père dans une pièce de vers qu'il lui dédie, et tu suis avec
joie les traces de la Divinité sur la terre. Moi, quoique chrétien, je
contemple les antiques dieux du Nord et par eux j'ai reconnu, avant
que le Christ eût été envoyé aux hommes, que le monde ne pouvait
être sauvé que par lui. »
Tel était l'état d'esprit de Grundtvig quand parut son premier
grand ouvrage en vers, les Scènes de la vie héroïque dans le Nord,
publiées quelques mois après sa Mythologie. Sous ce titre, il vou-
lut donner à ses compatriotes une peinture à la fois poétique et
dramatique de la vie des anciens Scandinaves, au temps du paga-
nisme et au temps où les deux religions luttaient avant la victoire
définitive du Christ. C'est à la tragédie des Grecs qu'on peut le
mieux comparer les dialogues héroïques de Grundtvig, et, bien
qu'on ne trouve pas chez lui cette beauté en quelque sorte plas-
tique du fond et de la forme qui a été de tout temps le propre des
races gréco-latines, le poète danois fait parfois songer à Eschyle par
la vigueur du style et l'étrangeté souvent grandiose des images.
Il eût voulu faire revivre tout le passé héroïque du Nord dans un
vaste cycle poétique. Comme OEhlenschlâger, dans Balder ou dans
Hakon Jarl, comme la plupart des poètes danois de la même
époque, il exploitait avec enthousiasme les filons nouveaux que les
archéologues et les historiens avaient mis à jour dans les antiqui-
tés nationales. Son projet, trop vaste pour être mené à bonne fin,
ne reçut d'autre commencement d'exécution que les Scènes de la
vie héroïque, qui sont restées son chef-d'œuvre. C'est là que les
éminentes qualités de Grundtvig prennent le plus puissant essor.
Le poète semble planer au-dessu-s des terribles événemens qu'il
décrit ; on sent que vainqueurs et vaincus, chrétiens et païens,
lui sont également chers, et l'on ne peut se défendre de l'impres-
sion de grandeur et de sérénité qu'exhale l'âme du barde, confon-
dant tous ses héros divers dans un égal amour. Emporté par son
sujet, il s'élève au-dessus de lui-même : il sait éviter les obscurités
de langage, les comparaisons peu exactes, malheureusement trop
fréquentes dans ses autres écrits, et sans effort l'expression se met
au niveau de la pensée.
Lorsqu'il publia cet ouvrage, Grundtvig, quoiqu'ayant achevé
ses études de théologie, était resté dans la vie laïque; il enseignait
l'histoire dans un collège de Copenhague. C'est seulement en 1810
qu'il entra dans les ordres. Son père, très âgé alors, ne pouvait
plus porter seul le fardeau de sa charge, et le réclama comme
coadjuteur dans sa cure d'Udby. Grundtvig dut quitter Copenhague,
où son nom était déjà célèbre, pour remplir les modestes fonctions
d'un vicaire de campagne. Le Danemark est, comme la France,
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 529
plus que la France s'il est possible, un pays où l'intelligence est
centralisée : en province, on ne suit que de bien loin l'impulsion
donnée par la capitale. Aussi cet exil dut-il coûter beaucoup à
notre poète; mais il ne dura pas longtemps. La mort du vieux
pasteur ayant deux ans plus tard rendu la liberté à son fds, celui-
ci s'empressa de revenir à Copenhague pour reprendre ses études.
Les années qui suivirent furent les plus occupées de sa vie. Les
théories religieuses qu'il devait plus tard compléter et coordonner
étaient alors en état d'incubation dans son esprit : on pouvait déjà
les pressentir dans les sermons que, sans être attaché officiellement
à aucune église, il prononçait chaque semaine devant un nombreux
auditoire attiré par sa réputation d'éloquence. Cependant il pour-
suivait sans relâche ses travaux profanes : il traduisait les histo-
riens Snorre et Saxo Grammaticus, et préparait les matériaux d'une
vaste Histoire universelle, publiée vers 1835, œuvre de philosophie
autant que d'érudition, et l'un des plus beaux monumens littéraires
dont le Danemark lui soit redevable.
Les préoccupations religieuses n'étouffèrent pas non plus son ar-
deur poétique : il fit des vers jusque dans son extrême vieillesse
sans que jamais cette faculté s'éteignît en lui. Il avait du reste une
idée de la poésie qui s'alliait à merveille avec le rôle de pontife
qu'il remplissait dans son église. « Dieu, dit- il quelque part, a-t-il
pourvu le poète d'un œil limpide et clairvoyant, de hautes et pro-
fondes aspirations et d'un doux son de voix, pour qu'avec des rêveries
sans fondement il égare l'esprit des peuples?., pour qu'il mélange la
lumière avec les ténèbres, le faux avec le vrai, et qu'il conduise à
leur perte les âmes sensibles à ses chants?» La mission du scalde
est , pour Grundtvig , une mission divine et comme un sacerdoce.
Aussi chantait-il pour épurer les âmes, les rendre accessibles aux
grandes et nobles pensées, les détacher du terre-à-terre de la vie
pratique, et les initier à l'amour de Dieu et de la patrie, — deux
sentimens inséparables pour lui. Parmi les pièces de vers qui paru-
rent sous son nom, un grand nombre devinrent bientôt si popu-
laires en Danemark que l'auteur eût pu s'appliquer le volito vivii
per ora virum du vieux poète latin. Les grands hommes du pays,
les glorieux anniversaires, les fêtes religieuses, les légendes chré-
tiennes et païennes, le passé et le présent des Scandinaves, défilent
dans ses chansons et ses ballades, où Odin et le Christ, Lokis et
Satan , les ases et les apôtres, les héros des sagas et les guerriers
modernes , sont bizarrement rapprochés et confondus. Son œuvre
poétique rappelle ce ruisseau enchanté qu'il peint dans une ode de
sa jeunesse : « Je sais un ruisseau merveilleux qui coule à travers
la campagne. Tout ce qui repose sous la terre se mire dans ses
TOUB xm. — 1870. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES,
eaux : il vient de notre patrie, et dans ses eaux notre image se
montrera plus tard à nos descendans. »
Si, comme poète profane, au point de vue de la forme surtout,
Grundivig ne peut être comparé aux grands noms d'OEhlenschlàgêr,
d'Ewald, d'Ingemann, dans la poésie religieuse il est sans rival.
C'est là ce genre que son goût du populaire pouvait se manifester
avec le plus de liberté : la simplicité, la naïveté même, s'allient
bien avec une religion qui s'adressa toujours aux hommes du
peuple et aux simples plutôt qu'aux grands et aux savans.Les
comparaisons familières, les images empruntées aux vulgarités de
la vie, les expressions un peu archaïques, pour lesquelles Grundtvig
eut toujours une prédilection marquée, prennent place sans cho-
quer dans les ballades, les cantiques, les odes, qu'il consacre aux
choses religieuses. La plupart de ces pièces, composées de strophes
nombreuses, sont destinées à être chantées en chœur dans les réu-
nions des pieux grundtvigiens, sur ces mélodies douces et mélan-
coliques qu'affectionnent les Scandinaves. Nous les comparerions
volontiers à des complaintes, si ce mot en France ne rappelait trop
les produits des versificateurs de tréteaux et des chantres des as-
sassins célèbres. — C'est ce genre de poésie, d'un charme naïf, re-
levé par le talent et l'inspiration, que Grundtvig cultivait avec le
plus d'ardeur à mesure qu'il avançait en âge. Dans son âme, attirée
de plus en plus vers la religion, le profane cédait le pas au sacré.
Vers sa quarantième année, sa vocation, jusqu'alors indécise, se
révéla tout entière.
II.
En 1825, un traité théologique intitulé Organisation, doctrines
et rites du catholicisme et du protestantisme, parut à Copenhague.
L'auteur, le professeur Clausen, partageait les opinions rationalistes
nées de la philosophie du xvin^ siècle qui s'étaient répandues en
Danemark, comme dans toute l'Europe, à la faveur de la vogue dont
jouissaient alors les ouvrages français. Son livre en était imprégné;
il soutenait cette théorie osée que les enseignemens de l'Ecriture
sainte, avant d'être acceptés, doivent jêtre passés au double crible
de la critique historique et de la raison. De telles assertions, et sous
la plume d'un professeur de théologie, ne pouvaient manquer de
soulever des tempêtes. Ce fut un grand scandale dans tout le
royaume. Bien que les doctrines rationalistes eussent cours dans
une fraction du clergé, dans le haut clergé surtout, la majeure
partie des hommes d'église étaient restés fidèles aux traditions de
l'orthodoxie luthérienne. Le public lettré lui-même répudiait les
hardiesses du professeur Clausen.
GKUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 531
A la lecture de ce livre, l'âme ardente et passionnée de Grundtvig
s'enflamma. Lui aussi, il rêvait des réformes dans l'église nationale,
lui aussi il sentait que l'heure était venue de renouveler le vieux
culte en décadence. Déjà même , tout occupé qu'il fût d'études
profanes, il avait exprimé dans ses sermons des opinions religieuses
fort peu orthodoxes, auxquelles il avait rallié quelques amis. L'ap-
parition du lirre de Glausen, qu'il entreprit de réfuter, lui fournit
une occasion de donner un corps à ses théories encore un peu in-
décises. Après une première brochure intitulée la Rénovation de
Véglise, il publia son traité du Vrai Christianisme^ qui est resté
comme le fondement de sa doctrine religieuse.
Il est difficile de définir exactement la nature du grundtvigia-
nisme. Ce n'est point précisément une secte, c'est, suivant le mot
des initiés, un a point de vue » nouveau sur les choses religieuses,
— un « point de vue » qualifié d'historique, car Grundtvig a la
prétention de réformer en se fondant sur l'histoire et non sur la
raison. Ce qui le frappa le plus dans ses études sur l'histoire du
christianisme, ce fut d'abord la religion primitive du Christ et des
apôtres; ce fut ensuite la réforme, qui, d'après lui, ouvrit l'ancien
christianisme aux hommes du Nord qui le devaient renouveler et
purifier. Ramener la religion à ses dogmes et à ses formes des pre-
miers jours, en élaguant ce qu'il appelle les superstitions romaines,
avait été aussi le but de Luther; mais le réformateur allemand
ne repoussait l'autorité des papes et des conciles que pour mettre
à leur place l'autorité de l'Écriture sainte. Sur ce point, le réforma-
teur danois l'abandonne. Voyant que l'exégèse biblique ne conduit
le plus souvent qu'à des divergences, tenant en grand mépris les
discussions scolastiques et les stériles ergoteries sur le sens des
textes sacrés, Grundtvig en vint à penser que Dieu ne pouvait avoir
placé sa doctrine dans un ensemble de livres confus et souvent in-
compréhensibles. Réfléchissant en outre que, pendant au moins une
génération d'hommes, il y avait eu des chrétiens avant la rédaction
des Lvangiles, il en conclut qu'il doit exister une règle de foi en
dehors des Écritures, à laquelle ces chrétiens des premiers jours
aient pu obéir. Ici apparaît le point de vue historique. Cette règle
de foi, il la trouve dans le symbole que le Christ aurait de sa propre
bouche confié à la mémoire de ses disciples après sa résurrection.
Tel est le fond de la doctrine et ce que les disciples appellent u l'in-
comparable découverte » de Grundtvig. — A côté du symbole des
apôtres, vivante expression de la foi, Grundtvig place le baptême
comme seconde condition du salut : par ce sacrement, nous en-
trons dans l'église et nous concluons avec Dieu une sorte de pacte
en vertu duquel, en échange de la foi, nous obtiendrons la vie éter-
nelle. Le baptême étant antérieur aux Évangiles, puisque Jésus fut
532 REVUE DES DEUX MONDES.
baptisé par Jean, il échappe, comme le symbole, à l'Écriture et aux
textes pour remonter au Christ lui-même.
L'idée de soustraire ainsi la religion à l'Écriture sainte n'appar-
tient point à Grundtvig. C'est un retour inconscient vers les doctrines
catholiques : c'est une répudiation d'un des grands principes de la
réformation. Luther avait soumis l'esprit à la lettre : Grundtvig ré-
tablit l'esprit dans ses droits en faisant résider la foi dans la tradi-
tion humaine, fondée sur la parole même de Dieu, le verbe divin
dont parle l'Évangile de saint Jean, qui a existé dès le commence-
ment des siècles. Pour lui, l'Écriture est morte, stérile, impuissante :
seule la parole est vivante et vivifiante, et c'est à elle que le chris-
tianisme doit sa naissance et son développement. Nous retrouvons
la même pensée et presque les mêmes termes chez les philosophes
traditionnalistes. « La parole parlée est une parole vive, a dit Bal-
lanche, la parole écrite est une parole morte. Dieu ne se commu-
nique aux hommes que par la parole vive. La parole écrite, qu'elle
ait été inventée par l'homme ou par la société, a subi toutes les vi-
cissitudes des choses humaines. Traduction imparfaite de la parole
parlée, la parole écrite ne conserve quelque énergie, n'exerce quelque
influence sur les hommes, ne traverse les générations successives
que comme souvenir de la parole parlée. » On ne saurait mieux
définir l'importance que Grundtvig attache aux livres saints dans
la religion. Ils ne valent que comme souvenir de la parole de Dieu :
à ce titre, ils méritent d'être lus et étudiés, mais seulement si l'on
a la foi pour guide, — la foi qui repose sur la parole traditionnelle
et non écrite, pieusement gardée dans l'âme des croyans.
Telles sont les idées que l'auteur du Vrai Christianisme commen-
çait vers 1825 à répandre dans le public danois. Un groupe tou-
jours croissant de disciples se recrutait à sa voix, moins parmi les
classes éclairées de la société que parmi les âmes tendres et pieuses
que le rationalisme effrayait et qui au danger du libre examen pré-
féraient la facile doctrine qui leur était offerte. La persécution vint
à point pour donner du relief à la personne de Grundtvig : ses vio-
lentes attaques contre Glausen lai valurent une condamnation à l'a-
mende pour diffamation. Cet avertissement ne ralentit point son
ardeur : il se démit des fonctions de desservant de la paroisse du
Sauveur, qu'il exerçait depuis 1821, et, retrouvant ainsi une plus
grande liberté d'action, il reprit avec plus d'acharnement que ja-
mais la lutte contre les rationalistes. D'un camp à l'autre, on se
lançait des articles de journaux et des brochures, on se bombar-
dait avec de lourds traités.
En même temps une tentative était faite pour créer à Copenhague
une église spécialement affectée à la nouvelle secte. Grundtvig, qui,
comme aujourd'hui M. DoUinger, n'aimait guère à se mettre à la tête
GRUiNDTVIG ET SES DOCTRLNES. 533
de ses amis, resta simple spectateur. Deux de ses lieutenans, Sie-
mousen et Lindberg, plus grundtvigiens que lui-même, rédigèrent
une pétition qu'un marchand de savon et un cordonnier se char-
gèrent de présenter au roi : on demandait l'autorisation d'établir
une paroisse indépendante à la fois danoise et allemande, car les
grundtvigiens comptaient alors, paraît-il, des Allemands dans leurs
rangs. — La pétition fut repoussée comme contraire aux lois ecclé-
siastiques du royaume, et jamais aucune autre démarche ne fut
tentée dans le même sens. On ne songea plus dès lors à sortir de
l'église officielle, on se contenta d'en élargir la constitution, d'en
rendre les règles assez élastiques pour qu'elle devînt habitable pour
les dissidens et que les orthodoxes rigoureux y pussent demeurer
côte à côte avec les rationalistes avancés. Grundtvig, qui s'était
posé en champion de l'église établie, en vint à réclamer la sépara-
tion de l'église et de l'état, ou tout au moins la liberté religieuse.
Ce changement de front coïncida avec sa conversion aux idées libé-
rales et constitutionnelles en matière politique. Il sentait d'ailleurs
qu'il ne pouvait que gagner à la liberté depuis que son grand en-
nemi, le rationalisme théologique de Clausen, était en décadence.
De plus il était sûr de l'appui de la couronne. Le roi Frédéric YI
avait été son ami dévoué, et Charles "VIII, qui monta sur le trône
en 1839, s'il n'était pas absolument d'accord avec lui sur u l'incom-
parable découverte, » lui témoignait plus de sympathie encore que
son prédécesseur.
Le premier acte d'hostilité de Grundtvig contre l'église danoise
remonte à 1835. Celui qui dix ans auparavant avait rompu des
lances pour le maintien du rituel et des formulaires orthodoxes pré-
senta aux états-généraux une pétition dont l'objet était d'autoriser
les fidèles à recevoir les sacremens de n'importe quel pasteur du
royaume, au lieu de les recevoir forcément du desservant de la
paroisse à laquelle ils appartenaient. Une demande de cette nature
avait une portée considérable. Il ne faut pas oublier que dans les
pays luthériens, comme en Angleterre, l'église établie est un pou-
voir civil aussi puissant que l'église romaine ne l'a jamais été ; on
ne repoussait le credo de l'église catholique que pour admettre les
XXXVII articles de la reine Elisabeth , ou telle autre régula fidei
aussi absolue et aussi inattaquable. Consentir à ce que demandait
Grundtvig, c'était détruire l'unité de foi en reconnaissant officielle-
ment qu'il y avait dans le royaume des hommes qui ne partageaient
pas les opinions de leur pasteur. Sa demande fut donc rejetée;
mais quelques années plus tard il obtint une satisfaction partielle :
une ordonnance du roi autorisa les fidèles à recevoir la confirma-
tion d'un pasteur étranger à leur paroisse, moyennant une permis-
sion du ministre, permission qui ne devait jamais être refusée. Ce
53/i KEVUE DES DEUX MONDES.
fat un premier pas dans la voie de la libsrté religieuse. En 1855,
on en fît un second. Le Danemark était alors un royaume consti-
tutionnel, la charte de 18/i9 avait reconnu la liberté des cultes.
Grundtvig, membre du parlement, reprit la tentative qui avait
échoué vingt an^ plus tôt devant les états. Son influence fut assez
grande pour obtenir que le ministère Hall présentât lui-même la
loi destinée à rompre les liens qui attachaient les paroissiens à leur
pasteur. Aujourd'hui une liberté complète existe sur ce point. Une
autre loi, rendue il y a environ dix ans, va plus loin encore, et
permet aux fidèles de se grouper et de se cotiser pour fonder des
paroisses dites « électives, » dont ils nomment et paient les desser-
vans. C'était encore une manœuvre grundtvigienne.
Grundtvig était rentré dans l'église dès cpa'il avait cru pouvoir en
faire partie sans violenter sa conscience. En 1839, il fut nommé pas-
teur à l'hôpital de Vartou, à Copenhague : il garda ce poste jusqu'à
sa mort. Ses disciples l'imitèrent, ils évitèrent de faire un schisme,
et vécurent comme lui dans l'église officielle, semblables aux jansé-
nistes dans le catholicisme romain avant que la bulle Uiiigenitus les
eût excomm unies, ou comme les puseyistes dans j'église anglicane. En
1861, comme il célébrait le cinquantième anniversaire de son enirée
dans les ordres, ses noces d'or avec l'église, Grundtvig reçut le titre
honorifîc{U3 d'évêque, tout en conservant ses fonctions à l'église de
Vartou. Tous les dimanches, il prêchait devant une foule d'admira-
teurs et de disciples. Jamais il n'interrompit le cours de ses homélies
hebdomadaires, si ce n'est pour quelques voyages en Angleterre et en
Norvège. Ses études historiques et sa participation active aux travaux
parlementaires pendant plus de dix ans ne le détournèrent jamais de
ce devoir. A l'âge de quatre-vingts ans, son ardeur n'était point re-
froidie : son mâle visage, que ses anciens portraits nous montrent
avec des traits si nobles et si purs, était sillonné de rides; son corps
s'était courbé sous le poids des ans, mais on voyait encore, à son re-
gard plein de feu et de douceur à la fois, que le cœur avait conservé
toute la chaleur de la jeunesse. Il parlait avec la même éloquence
passionnée et enthousiaste; cependant les calamités qui depuis quinze
ans se sont appesanties sur le Danemark l'avaient frappé vivement ;
souvent il faisait partager à ses auditeurs ses patriotiques angoisses;
d'autres fois, il se plaisait à rêver un avenir moins sombre, un âge
meilleur, qu'il appelait de tous ses vœux, et que sa confiance dans le
peuple danois lui faisait espérer. Des amis maladroits et fanatiques
prenaient ces espérances pour des prédictions , et acclamaient le
nouveau prophète envoyé de Dieu. Gela suffit pour donner prise à
la raillerie : le langage de Grundtvig rappelait trop souvent par
ses images apocalyptiques le style de la Pythie de Delphes; on se
gaussa quelque peu à Copenhague du nouveau Daniel. On raconta
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 535
même, — nous n'oserions garantir l'anecdote, — qu'un jour, à la
suite d'un sermon où il avait pleuré sur les maux du pays, le vieil-
lard, grisé par l'émotion, avait prédit à la reine douairière, veuve
du roi Charles YIII, une de ses plus ferventes admk-atrices, qu'elle
était destinée à donner le jour à Ogier le Danois, le héros mythique
de la patrie, qui doit renaître, dit la légende, pour sauver le Dane-
mark quand il sera près de périr. Inutile d'ajouter que le prophète
lut en défaut cette fois, et qu'Ogier continua son long sommeil dans
les souterrains d'Elseneur, où il dort depuis dix siècles en attendant
l'heure du suprême danger. Nous n'aurions garde d'insister sur ces
défaillances d'un grand esprit qui ne sauraient affaiblir nos sympa-
thies pour l'ensemble du caractère. — En 1872, une nombreuse
réunion de disciples devait avoir lieu, le 15 septembre, à Copen-
hague, pom- célébrer le quatre-vingt-neuvième anniversaire de la
naissance de Grundtvig. Le vieil évêque devait officier et prendre
la parole... Tout à coup, le 2 septembre, il se sentit faiblir. Il
s'éteignit dans la journée sans maladie et presque sans douleur. Ses
amis accourus pour le voir et l'entendre ne purent qu'assister à ses
funérailles.
Grundtvig emportait dans la tombe la sati^faction d'avoir créé
une œuvre durable. Il laissait une famille nombreuse, issue de
trois mariages successifs, et dont l'un des membres, Svend Grundt-
vig, professeur à l'université de Copenhague, est lui-même un
poète distingué; il laissait en outre un troupeau fidèle et nombreux.
Son nom est devenu parmi ses disciples l'objet d'un culte respec-
tueux comme ce culte que les cités grecques rendaient au héros
éponyme leur fondateur. La mort du maître n'arrêta point l'élan de
la propagande, et quoiqu'il ne soit guère possible de préciser le
nombre des grundtvigiens, on peut dire qu'ils constituent une frac-
tion importante de la population du Danemark. 11 y a quelques
mois, dans une assemblée tenue à Odensée, ils furent réunis au
nombre de 5,000 : dans un petit pays et pour une secte recrutée
surtout parmi les paysans, qui ne peuvent guère quitter leur char-
rue, ce nombre est assez significatif. La propagande grundtvi-
gienne a même franchi la mer pour se porter en Norvège et en
Suède. En Norvège, les efforts ne furent pas stériles : des hommes
remarquables, entre autres le poète Bjornson, se sont mis à la tête
du mouvement; en Suède au contraire, insuccès complet. Le grundt-
vigianisme paraît peu convenir au caractère suédois : ce vague,
cette poésie un peu nébuleuse, ces rêves ihéologiques et politiques,
qui plaisaient aux Norvégiens, n'ont jamais pu séduire leurs voi-
sins. A plusieurs reprises, des congrès de théologiens des trois
royaumes furent réunis, sur l'initiative de Grundtvig, pour discuter
en commun les principales questions de la nouvelle doctrine. Da-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
nois et Norvégiens étaient émerveillés de « l'incomparable décou-
verte, » de la parole vivante et de la lettre morte; les Suédois ne
comprenaient pas.
Ainsi, malgré ses prétentions à concilier toutes les sectes chré-
tiennes, malgré les aspirations scandinavistes qui lui faisaient tou-
jours placer la patrie Scandinave à côté et parfois même au-des-
sus de la patrie danoise, Grundtvig fit mentir le proverbe que nul
n'est prophète en son pays, et ne put réussir au dehors. Esprit es-
sentiellement danois, il ne put être compris que des Danois. Si les
Norvégiens ont favorablement accueilli ses idées, c'est que leur
pays, sous le rapport intellectuel, n'a pas encore secoué le joug de
l'ancienne métropole. On conçoit du reste que dans le grundtvigia-
nisme la religion et la patrie se trouvant intimement mêlées, la
doctrine ne put être adoptée que par ceux entre lesquels la com-
munauté d'origine et d'histoire a formé le lien puissant de l'amour
de la même patrie. — Les grundtvigiens en effet professent un atta-
chement profond pour les habitudes et coutumes nationales : ils se
tiennent en méfiance contre les modes étrangères, les usages cos-
mopolites qui tendent de notre temps à uniformiser toute l'Europe.
On les reconnaît au dehors à leurs vêtemens sombres, d'une sim-
plicité puritaine. Ceux de la campagne conservent volontiers, — les
femmes surtout, — les costumes locaux, que les autres abandon-
nent. Chez eux, ils mènent une vie patriarcale, dont la douce mo-
notonie n'est interrompue que par les prières, les pieuses lectures,
les chants religieux. 11 nous a été donné quelquefois de nous mêler
pendant quelques heures à ces paisibles existences, de prendre
part à ces repas en famille précédés et suivis de prières à haute
voix, et après lesquels le père donne le baiser de paix à sa femme
et à ses enfans. Une bien touchante impression nous en est restée.
Quant au culte extérieur, les grundtvigiens, le plus souvent dis-
persés dans les paroisses officielles de l'église établie, se confor-
ment au culte national et suivent les mêmes exercices religieux que
les luthériens orthodoxes. Il n'existe qu'un nombre fort limité de
paroisses purement grundtvigiennes, celle de Vartou par exemple
à Copenhague, où le pasteur Brandt continue l'œuvre du maître.
En province, six églises de ce genre ont été construites aux frais des
fidèles, qui les entretiennent et paient eux-mêmes les pasteurs : la
plus importante est à Rysslinge en Fionie, non loin de Nyborg.
Ceux qui visitent ces églises, même les adversaires décidés, ne peu-
vent se défendre d'admiration devant la foi et la piété des assistans.
Nulle part les offices ne sont plus régulièrement et plus attentive-
ment suivis. En même temps il règne parmi les fidèles une sorte
de gaîté qu'en pays protestant l'on est peu accoutumé à rencontrer.
Le culte protestant est d'ordinaire triste, sévère, froid. Rien de pa-
GTIUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 537
reil chez les grundtvigiens. Leur religion leur montre un Dieu plein
de miséricorde qui ne sait rien refuser à celui qui a été régénéré
dans le bain du baptême quand il croit aux enseignemens du sym-
bole. Le salut leur paraît chose facile et presque certaine : « Nous
sentons que nous sommes toujours sous les yeux de la Providence,
nous disait un homme distingué du parti : la grâce de Dieu nous
soutient et nous fortifie. » Cette sérénité d'âme , cette tranquillité
d'esprit, se traduisent au dehors par l'enjouement et la gaîté. Il est
si naturel d'être gai quand on a la conviction de posséder la vie et la
lumière, pour parler comme Grundtvig, tandis que les autres sont
plongés dans les ténèbres de la mort. Ce caractère du culte grundt-
vigien, du « gai christianisme, » comme on l'appelle en Danemark,
apparaît surtout dans les assemblées dites « réunions d'amis »
[vennemoder) que les grundtvigiens tiennent périodiquement dans
différentes villes. Instituées d'abord pour célébrer auprès du vieux
pasteur de Vartou l'anniversaire de sa naissance, ces réunions ont
passé dans les habitudes de ses disciples. Elles durent deux ou trois
jours pendant lesquels les « amis » entendent des discours sur tous
les sujets politiques et religieux, vivent, prient et chantent en com-
mun : c'est quelque chose, n'en déplaise aux grundtvigiens, qui
n'ont guère de tendresse pour notre ultramontanisme, c'est quel-
que chose comme ces pèlerinages politiques et religieux tout en-
semble à la mode depuis quelques années chez nous. Là aussi on
prie et on se réjouit, là aussi on voit aller de pair à compagnon la
piété et la gaîté, — la « sainte gaîté, » dont un de nos prélats
faisait récemment l'éloge. Ce point de contact avec le catholicisme
n'est pas le seul que l'on remarque dans la doctrine de Grundtvig.
On a vu déjà que les grundtvigiens, comme les catholiques, met-
tent la tradition au-dessus de l'Écriture, et attribuent au baptême
une plus grande force que les luthériens; mais Grundtvig avait
contre la papauté les préventions communes à tous les protestans
de tontes les sectes, et si doctrinalement il était quelquefois amené
à se rapprocher de la religion romaine, son horreur pour le roma-
nisme l'arrêtait bientôt. Si le catholicisme, au grand étonnement
des Danois, fait aujourd'hui des progrès marqués dans le nord Scan-
dinave, ce n'est pas à Grundtvig qu'on le doit.
IIL
Passionné comme il l'était pour le Danemark, si curieux d'en pé-
nétrer les origines, si ardent à en célébrer les beautés et les gran-
deurs, Grundtvig ne pouvait se désintéresser des choses de son
temps. Dès sa jeunesse, il fut un chaud patriote Scandinave : ses
études historiques lui montraient l'unité de race des Danois, des
538 REVUE DES DEUX MONDES.
Norvégiens et des Suédois. Il rêvait de reconstituer sur de plus so-
lides bases l'antique union de Calmar, qui avait réuni les trois cou-
ronnes sur la tête de la reine Marguerite. Les contemporains ont
gardé le souvenir de l'ardeur avec laquelle, en I8IZ1, il s'efforça
d'enflammer l'enthousiasme de ses concitoyens pour la défense de la
Norvège, que la diplo:Tiatie européenne venait d'octroyer au roi de
Suède. Son appel produisit, paraît-il , une vive impression sur la
jeunesse de Copenhague; mais déjà les troupes suédoises avaient
passé la frontière, le Danemark dut céder. A cette époque et pen-
dant bien des années encore, Grundtvig n'avait pas en politique les
idées qu'il se forma plus tard, et qui , au même titre que les doc-
trines religieuses esquissées ci-dessus, sont devenues une des faces
du grundtvigianisme. Il était, comme presque tous les Danois d'a-
lors, partisan de la monarchie absolue : seulement tandis que la
plupart l'étaient par instinct et un peu inconsciemment, comme
on était royaliste en France avant la révolution, il raisonnait et
établissait ses idées sur des fondemens historiques. Habitué à en-
visager les événemens humains au point de vue de la philosophie
de l'histoire, il suivait les évolutions de l'esprit public et la série
des faits pour en déduire des conséquences. Peu accessible aux
théories françaises de i789, il s'en tenait aux principes de la révo-
lution danoise de 1660, qui, en enlevant le pouvoir à la noblesse
pour le donner au roi, avait été un grand bienfait pour la nation.
Auparavant le peuple était malheureux, réduit à une condition voi-
sine du servage, accablé d'impôts et sans appui contre l'arbitraire
des seigneurs. Aux états-généraux de 1660, une entente se conclut
entre les bourgeois et les clercs pour accorder au roi Frédéric III le
pouvoir absolu avec l'hérédité, la couronne devint la sauvegarde
du peuple contre les nobles, et à partir de cette époque le tiers-
état ne cessa de prospérer. Au siècle dernier, principalement sous
la sage administration de Bernsdorff, qu'on a pu appeler avec rai-
son le Colbert danois, le commerce des villes prit un grand ac-
croissement, et la situation des paysans continua de s'améliorer; les
anciennes tenures féodales qui faisaient aux seigneurs la part du
lion tombèrent en désuétude : de censitaires les paysans devin-
rent fermiers, de fermiers ils s'élevèrent peu à peu à la dignité de
propriétaires en achetant les domaines de leurs anciens maîtres. Il
ne paraissait pas nécessaire à Grundtvig d'opérer des réformes nou-
velles : l'organisation des pouvoirs publics avait donné de bons
fruits et méritait à ses yeux d'être respectée. Il avait en outre des
préventions très vives contre le gouvernement constitutionnel : un
roi sans pouvoir et des sujets régnans, il ne pouvait se faire à cette
idée. Une monarchie puissante et patriarcale en même temps, ce
qui dans un petit état n'est point irréalisable , lui semblait la meil-
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 539
leure forme de gouvernement. Rien de tout cela ne devait rester
dans son esprit.
C'est après 1830 que se forma en Danemark le grand courant
d'opinion qui devait seize ans plus tard forcer le roi Frédéric Yll à
accorder une charte à son peuple. L'expansion des idées françaises
que la révolution de juillet avait remises en honneur dans toute
l'Europe, le spectacle des tristes événemens dont les duchés de
Slesvig et de Holstein furent le théâtre, poussèrent les esprits à
s'occuper des affaires publiques. La lutte qui s'engagea dans les du-
chés entre l'élément allemand et l'élément danois eut pour effet im-
médiat de surexciter le patriotisme des deux partis. Des écrits de
circonstance, brochures politiques, chansons, traités d'histoire,
hymnes patriotiques, inondèrent le Danemark et passionnèrent
l'opinion publique. Enfin l'insurrection des Allemands des duchés
porta l'excitation au comble ; le parti du Schleswigholsteinhme, qui
prétendait prouver historiquement l'union des deux duchés et es-
pérait par ce subterfuge annexer le Slesvig à la confédération ger-
manique leva, comme on sait, l'étendard de la révolte, sous la con-
duite du duc d'Augustenbourg. Il fallut toute la bravoure de la
valeureuse armée danoise, appuyée par la diplomatie européenne,
pour venir à bout des rebelles, à qui la Prusse, ouvertement d'abord,
secrètement ensuite, ne cessait d'envoyer des secours.
Cette crise terrible, ces dangereux symptômes de dislocation dans
une monarchie déjà si souvent morcelée depuis quelques siècles,
ouvrirent les yeux aux patriotes danois. On vit avec quelle fai-
blesse et par quelle série de fautes le gouvernement avait laissé
les influences allemandes prendre pied dans les duchés de l'Elbe,
comment une incurie séculaire avait permis à la langue allemande,
symbole de la nationalité germanique, de supplanter le danois dans
des provinces où il régnait exclusivement jadis... On comprit qu'il
fallait prendre en main les affaires du pays, que le temps de la
monarchie absolue était passé. Le courant constitutionnel prit une
nouvelle force. Grundtvig, dans cette lutte dano-allemande, lutte
de race s'il en fut jamais, malgré la parenté qu'on se plaît à recon-
naître aux Danois avec les Allemands, Grundtvig n'avait cessé de
pousser à la résistance et de prêcher la guerre sainte. 11 fut en-
traîné comme tout le monde. Il finit par croire aussi que, la mo-
narchie absolue et traditionnelle étant impuissante à sauver le Da-
nemark, l'heure avait sonné d'essayer le sclf-governmciit. « Au
xviii^ siècle, écrivait-il en faisant allusion à la révolution de 1060, le
peuple a donné la liberté au roi ; au xix" siècle, le roi donnera la
liberté au peuple. » Dès 1839, il composait un chant resté popu-
laire qui marque sa conversion et dont voici le début :
5/iO REVUE DES DEUX MONDES.
« La main du roi et la voix du peuple, — toutes deux fortes, toutes
deux libres, — on les a eues jadis en Danemark, — bien des siècles
avant nous. — Malgré les malheurs, les craintes et les dangers, —
puissent-elles régner longtemps — et donner dans un nouvel âge d'or
— le bonheur au vieux Danemark.
« Odin lui-même dans la Walhalla — assemble les Ases en conseil...»
Le roi Frédérie VII comprit qu'il fallait céder, et avec un désin-
téressement qui lui valut jusqu'à sa mort une popularité immense,
il prit en 18Zi8 l'initiative de réunir une assemblée nationale char-
gée d'élaborer une constitution.
Deux grands partis se trouvaient en présence : d'un côté les iia-
tionaux-lihéraux, comprenant la majeure partie des bourgeois des
villes, des fonctionnaires, des professeurs et étudians, — d'un autre
côté les conservateurs, composés de la noblesse et des grands pro-
priétaires. Ces derniers, à qui la fortune donnait une grande in-
fluence dans l'état, étaient hostiles à l'idée d'une constitution qui
leur apparaissait comme le point de départ d'une période d'égalité
qui verrait sombrer leurs derniers privilèges; mais, le nombre n'é-
tant point avec eux, ils ne purent faire prévaloir leurs vues. Les
libéraux furent les véritables auteurs de la constitution de 18/19 (1).
La représentation nationale [rigsdag) fut divisée en deux chambres :
— le folkething, nommé par le suffrage universel, mais avec des
garanties d'âge, de résidence et de moralité, — le landsthing,
chambre haute, comprenant des membres nommés au suffrage à
deux degrés avec adjonction des habitans les plus imposés aux élec-
teurs secondaires, et douze représentans de la couronne. — Depuis
que le Danemark est un état constitutionnel, le pouvoir a été pres-
que constamment entre les mains des diverses fractions du parti li-
béral. Après une courte éclipse (1852-185/i) pendant laquelle les
conservateurs reparurent aux affaires, les nationaux-libéraux repri-
rent le pouvoir et ne le quittent plus jusqu'à la guerre de 186Zi. Ils
poursuivaient une politique qui consistait à assimiler le Slesvig au
Danemark, et à donner une constitution séparée au Holstein, —
ligne de conduite patriotique, mais imprudente, qui conduisit à la
fatale guerre de 186/i et au démembrement. Un instant, la cou-
ronne rappela les conservateurs au pouvoir pour conclure la paix,
mais les libéraux ne tardèrent pas à les remplacer; aujourd'hui
l'ancien parti conservateur n'existe pour ainsi dire plus. La no-
blesse, qui avait d'abord témoigné des méfiances contre la consti-
tution, vit bientôt qu'elle n'avait pas de ïatiWQUY palladium et s'y
(1) La constitution de 1849 a été révisée eu 1865, mais elle a conservé ses traits
principaux.
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 5H
rallia. C'est qu'en effet libéraux et conservateurs ont à lutter contre
un nouvel adversaire, le parti radical ou parti des « amis des pay-
sans. »
C'est une des particularités les plus singulières des pays Scandi-
naves que l'existence d'un parti paysan faisant échec aux habi-
tans des villes. Sous ce rapport Norvège, Suède et Danemark sont
dans une situation analogue. La lutte entre les progressistes et les
conservateurs a pris la forme d'une lutte entre les villes et les cam-
pagnes. Et tandis qu'en France, comme dans presque toute l'Eu-
rope, l'élément rural est l'élément conservateur, dans les trois
royaumes ce sont les paysans qui sont les progressistes. La raison
d'être de ce curieux phénomène apparaît clairement, si l'on pénètre
dans l'organisation de la société Scandinave. Une distinction profonde
a de tout temps existé entre la campagne et les villes. Agricole avant
tout, la population s'est dès l'origine dispersée sur le sol pour le
cultiver : les familles créèrent des exploitations rurales séparées et
s'y fixèrent. De là ces grandes fermes ou gaards qui couvrent le
pays et dont les habitans n'ont d'autre lien commun que l'église,
souvent isolée elle-même au centre d'une vaste paroisse. On ne
rencontre pas, comme en pays néo-latin, des villages et des hameaux
composés de marchands et d'agriculteurs groupés au hasard. Les
cultivateurs, qui d'ailleurs constituent l'immense majorité du peuple,
habitent leur gaard, et s'adonnent exclusivement au travail de la
terre. Les marchands, fabricans et trafiquans de toute nature for-
m.ent la population des villes, dans lesquelles ils jouissent par pri-
vilège du droit d'exercer leur industrie ou leur commerce. C'est à
eux que les paysans ont recours pour tout ce qu'ils ne peuvent se
procurer d'eux-mêmes. Une ville, chez nous, est une simple ag-
glomération d'habitans : nos statisticiens confèrent ce titre aux
groupes de 2,000 âmes, ce qui est purement factice et arbitraire.
Chez les Scandinaves, une ville porte ce nom parce que ses habi-
tans ont reçu le droit de cité et les privilèges qui y sont attachés :
c'est, selon le mot en usage dans les idiomes du Nord, une place
de commerce, Kjobstad, Enfin autrefois la distinction avait son
importance au point de vue des réunions des états-généraux qui
comprenaient quatre ordres : le tiers-état était scindé en deux
parties, — d'un côté les paysans, de l'autre les bourgeois. En Da-
nemark , les paysans, opprimés vers l'époque de la réforme par
l'introduction des mœurs allemandes et réduits à un quasi-servage,
perdirent de bonne heure leur importance politique : dès le début du
XVII' siècle, les rois négligeaient souvent de les convoquer quand
ils assemblaient les états-généraux; mais en Suède il n'en fut pas
de même, et il y a moins de dix ans qu'on a pu voir pour la der-
nière fois les quatre ordres réunis à Stockholm. — Aujourd'hui ces
5A2 BEVUE DES DEUX MONDES.
vieilles distinctions tendent à s'affaiblir. Pourtant nous voyons en-
core les habitans des villes suédoises exemptés du service militaire
de Yindelta, et les députés norvégiens élus séparément les uns par
les villes, les autres par les électeurs ruraux. Dans le royaume da-
nois, qui a subi davantage les influences, ou, comme dirait Grundt-
vig, la contagion des idées allemandes et françaises, le nivellement
est plus avancé; mais l'antagonisme subsiste dans les mœurs et
dans la législation. Il est encore d'usage dans les lois danoises d'é-
tablir des dispositions particulières pour les villes et les campa-
gnes, à moins que l'on n'ait inscrit en tête de la loi qu'elle s'ap-
plique au pays tout entier.
Se trouvant ainsi en opposition avec les habitans des villes, se
comparant à eux et les jalousant, les paysans danois étaient tout à
fait en situation pour écouter la voix des ambitieux, toujours dispo-
sés à fonder un parti quand il s'agit de le diriger. Ajoutez à cela
qu'ils sont instruits, qu'ils lisent des journaux et sont au courant
des nouvelles politiques; l'ignorance, qui prépare si bien les hommes
à subir les influences de clocher, est un facteur qu'on ne peut faire
intervenir ici. — Avant 18/i8, le parti des paysans n'était qu'un
parti social; ils demandaient l'abolition des rares droits féodaux qui
existaient encore, et de nouvelles facilités pour acquérir la propriété
de la terre. Leurs désirs furent peu à peu réalisés ; il ne reste plus
trace en Danemark des anciennes vexations de la féodalité; les pay-
sans s'enrichissent : de fermiers, ils deviennent propriétaires et
forment une gentry dont l'importance s'accroît sans cesse. La con-
stitution de 18Zi9, à l'élaboration de laquelle ils ne prêtèrent qu'un
concours peu actif, leur donna des droits politiques. Ils se comp-
tèrent, et, se trouvant les plus nombreux, ils songèrent à prendre
eux-mêmes en main les rênes du gouvernement. Toutefois leurs re-
présentans au parlement, qui s'intitulent « amis des paysans » et
qui pour la plupart sont des transfuges de la bourgeoisie, ne
firent point une brusque scission avec les libéraux; ils se bornèrent
à une opposition modérée; c'est à la chute du ministère Frijs (1870),
que la plupart d'entre eux avaient appuyé, qu'ils émirent leurs pré-
tentions et se posèrent nettement en parti radical. Outre les reven-
dications ordinaires à toutes les démocraties, ils demandaient une
diminution du nombre des fonctionnaires, des réductions des dé-
penses militaires et de celles qu'entraînent les théâtres, les musées,
l'université, toutes choses dont les villes sont presque seules à pro-
fiter. Enfin par-dessus tout ils réclamaient l'établissement de la
responsabilité ministérielle devant la seconde chambre. Ambitieux
d'arriver au pouvoir, ils savaient bien que la couronne, dont les
sympathies intimes sont pour les conservateurs, et qui a déjà fait
un sacrifice en appelant les libéraux, ne distribuera jamais les por-
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 5A3
tefeuilles entre les « amis des paysans » que du jour où la loi l'y
contraindra. Et l'événement a prouvé qu'ils voyaient juste, car de-
puis 1872, grâce à des coalitions, ils sont en majorité au folke-
thing, et les ministères marchent d'échecs en échecs, sans que le
roi se décide à choisir ses conseillers dans l'o^iposition.
Quelle fut la part que Grundtvig prit à ces événemens? quelle
fut sa place au milieu des partis qui se disputaient le pouvoir?
Membre de l'assemblée nationale réunie pour préparer la constitu-
tion, puis représentant du peuple aux neuf premiers folkething, il
était ce que l'on appelait un franc-tireur, siégeant où bon lui sem-
blait et votant suivant sa conscience, sans être inféodé à aucun
groupe. Son influence fut néanmoins considérable, et elle s'exerça
toujours dans le sens le plus libéral. Homme d'une imagination vive
et d'un caractère passionné, du jour où Grundtvig rompit avec la
monarchie absolue, il apporta dans ses nouvelles opinions toute
l'ardeur d'un néophyte; il ne fut point libéral à demi. Dans son
amour pour le peuple, il lui semblait qu'un gouvernement popu-
laire serait le salut du Danemark. Plein d'idées généreuses, de
droiture et de bonté, il jugeait les autres d'après lui. Il prêtait
inconsciemment à ses compatriotes ses propres vertus, et, dans
son optimisme d'honnête homme, il pensait que les affaires publi-
ques seraient d'autant plus prospères que ses chers Danois pour-
raient développer plus librement leurs heureuses facultés. Telle
était à peu près d'ailleurs la doctrine des économistes français du
xviii* siècle. Pour les physiocrates , dont les idées confinent quel-
quefois à la philosophie de Pangloss, les hommes abandonnés à leurs
instincts et suivant leurs penchans formeraient une société par-
faite : une harmonie merveilleuse règne entre leurs besoins, leurs
appétits, leurs passions. L'état, voulant leur imposer un frein inu-
tile, est la cause de tout le mal social, a Laissez faire, laissez pas-
ser » est le premier et le dernier mot de cette école optimiste.
Que la société périsse par excès de liberté, il se trouverait des doc-
teurs Sangrado pour regretter qu'on n'en eût pas accordé davan-
tage... Le bon Grundtvig ne s'arrêtait pas toujours à temps dans sa
fougue libérale; nous le verrons soumettre au parlement d'étranges
propositions. Pourtant son patriotisme et ses convictions religieuses
l'empêchaient le plus souvent de dépasser la mesure. Si dans une
pièce de vers il a écrit ce distique , qu'on lui a souvent reproché :
(( Que la liberté soit notre mot d'ordre dans le Nord, liberté pour
Lokis , et liberté pour Thor, »
(on sait que Lokis est la personnification du mal), il est vrai de dire
qu'en l'écrivant il ne pensait pas exprimer une théorie politique.
Les lignes qui suivent montreront qu'au contraire il savait être mo-
bhh REVUE DES DEUX MONDES.
déré dans ses principes. « La liberté , écrivait-il dans son style
imagé, est un mot glissant comme une anguille; jamais il ne faut
y penser ni en parler sans savoir d'abord à quelles forces on la veut
accorder et dans quelle mesure, car, tandis que la société civile est
fondée sur cette vérité, que la liberté pour toutes les forces nobles
et bienfaisantes de se développer et d'agir sans contrainte est une
exigence nécessaire de l'humanité, le déchaînement des forces bes-
tiales, sauvages, destructives, est une peste pour les hommes. Aussi
les lois ne sont-elles vraiment bonnes que si elles facilitent et pro-
tègent la libre expansion des forces salutaires. »
L'homme qui parlait si sagement a pu parfois errer dans la pra-
tique, mais il sut rendre à son pays de véritables services. Il con-
tribua, comme on l'a vu, à faire insérer dans la constitution de
48Zi9 une clause relative à la liberté des cultes, clause salutaire,
s'il en est, mais alors en opposition avec les idées reçues dans le
Nord. Allant plus loin, il proposa la séparation absolue de l'église
et de l'état; c'est dans cette vue que furent déposés par lui en
1850 un projet de loi établissant le mariage civil, et par ses amis
en 1859 une proposition bizarre de séculariser le sacrement de
confirmation en en faisant une sorte de prestation de serment ci-
vique, à laquelle tous les jeunes Danois seraient tenus à un certain
âge. Ces deux propositions, comme on pouvait s'y attendre, furent
repoussées; mais Grundtvig fut plus heureux sur d'autres points.
On a déjà dit comment il obtint pour les fidèles la liberté de rece-
voir les sacremens hors de leur paroisse , et même de créer des
paroisses « électives. » S'il ne put arriver à désétahlir l'église natio-
nale, il parvint d'une part à la rendre moins intolérante, et de
l'autre à autoriser à côté d'elle l'admission des églises dissidentes,
— ce qui était un grand progrès. En matière purement civile, il fit
insérer dans la constitution de 18/i9 une promesse de réforme de la
procédure en vue de simplifier les exigences surannées de la pro-
cédure écrite, en usage de tout temps dans le Nord. Il réclama en
outre l'abolition des corps de métier, la liberté illimitée de la presse,
la laïcité de l'instruction primaire, la suppression des examens pour
l'admission à certaines fonctions publiques, — toutes demandes
hâtives qui ne purent trouver grâce devant la majorité, pourtant
libérale, de l'assemblée, mais qui montrent clairement comment le
pasteur de Vartou marchait droit au but sans se laisser intimider
par les craintes de ceux qu'il appelait des faux libéraux. C'est là du
reste le plus grave reproche qu'on puisse faire à Grundtvig en poli-
tique : il partait d'idées préconçues et de principes a priori, et se
souciait trop peu des circonstances dans lesquelles il se trouvait,
des susceptibilités qu'il fallait ménager, des préventions qu'il fallait
vaincre. Grundtvig était un théoricien, il n'était pas un homme
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 5^5
d'état ; il lui manquait pour cela l'habileté, la souplesse et l'art de
savoir tout soumettre à cette suprême raison d'état qu'on ne peut
désigner que par un mot anglais, puisque les Anglais seuls la con-
naissent, Yexpediency.
Tant que Grundtvig siégea personnellement au parlement, —
jusqu'en 1859, — les « amis des paysans » ne formaient qu'un parti
embryonnaire. Plus tard, quand ils devinrent puissans, — depuis
1870 surtout, — ils tentèrent d'attirer à eux les députés grundt-
vigiens qui suivaient la ligne de conduite tracée par le maître et
représentaient sa politique ; mais les hondevenner ne se piquaient
pas d'une orthodoxie bien rigoureuse, loin de là, on les avait tou-
jours représentés comme de grossiers matérialistes, et en matière
de patriotisme ils avaient donné maintes preuves d'indifférence.
D'un autre côté, on accusait les libéraux modéi es de ne pas vouloir
la vraie liberté : on leur reprochait leur esprit bourgeois et timide,
leur peu de goût pour le « populaire » et peut-être aussi leur
froideur à l'adresse de « l'incomparable découverte. » Entre les
deux extrêmes , les grundtvigiens hésitèrent quelque temps ; ce-
pendant le jour vint où il fallut se prononcer. L'ambition, qui est
une mauvaise conseillère, les poussa dans les bras du parti radical.
Tandis qu'un petit nombre seulement, comme xM. Termansen, dé-
voués de cœur aux doctrines du maître, restaient fidèles à leur
passé et à leurs principes, la presque totalité alla grossir les rangs
des amis des paysans, les puissans du jour. Grundtvig, alors vieux
et affaibli, ne se prononça pas ouvertement sur la conduite de ses
disciples. Pourtant il avait aperçu les dangereux symptômes de dis-
location qui se manifestaient dans son parti. « La hache est au pied
de l'arbre, » avait-il dit dans un de ses derniers sermons. Aujour-
d'hui elle a pénétré jusqu'au cœur du tronc. — On sait comment
est aujourd'hui composé le parlement. Dans la chambre haute, les
conservateurs libéraux sont encore en majorité ; mais dans le folke-
thing l'opposition triomphe. Sur cent et quelques membres dont se
compose cette assemblée, cinquante voix seulement sont acquises
au gouvernement. Sous le nom de « gauche réunie, » les opposans
forment un groupe compacte, obéissant à une discipline rigou-
reuse. Les « amis des paysans, » qui préconisent la politique des
intérêts matériels et au besoin la réconciliation avec l'Allemagne,
se coudoient avec les grundtvigiens, dévots et patriotes, et qui
jadis confondaient Dieu et la patrie dans un même culte. Cette
bizarre coalition « de l'esprit et de la matière » a fait échec aux
trois ministères libéraux qui se sont succédé depuis cinq ans. De
même que le comte de Holstein-Ilolsteinborg et que M. Tonnes-
bech, M. Estrup, le premier ministre actuel, gouverne en s'ap-
TOME XIII. — 18'C. 35
5â6 REVUE DES DEUX MONDES,
puyant sur la chambre haute et sur la confiance du roi. La gauche
réunie a été jusqu'à refuser de voter l'impôt, et il est probable que,
sans la crainte d'une dissolution, elle renouvellerait aujourd'hui
cette manœuvre. Enfin, ce qui est plus grave encore dans un pays
où Je patriotisme est si vif, elle a refusé les crédits que sollicitait
le gouvernement en vue de la défense du territoire. Les amis des
paysans ont fait entendre qu'ils ne consentiraient aux dépenses
militaires projetées qu'à la condition que les ressources destinées
à y faire face fussent demandées à un impôt sur le revenu. Par leur
résistance obstinée, ils ont arrêté des travaux urgens et empêché
des réformes indispensables. En s'associant à de pareils actes, les
grundtvigiens du parlement ont donné un démenti aux idées qu'ils
avaient mission de défendre; le maître ne les reconnaîtrait plus, et
les doctrines du Dansk folketidende, organe officiel de leur poli-
tique, font horreur aux amis fidèles de Grundtvig. Trois choses fai-
saient la force et la raison d'être du grundtvigianisme politique : la
patrie, la religion, la liberté. Son tort fut de poursuivre exclusive-
ment la dernière, en négligeant les deux autres.
IV.
Les sermons, puis les livres et les journaux furent les premiers
modes de propagande des doctrines grundtvigiennes; mais Grundt-
vig, que son genre cle vie avait naturellement porté à s'occuper des
questions d'instruction, ne tarda pas à comprendre combien, pour
l'expansion de ses idées, il était important d'agir non plus seule-
ment sur des hommes faits, toujours difficiles à convaiucre, mais
sur des jeunes gens dont l'esprit est plus souple et l'âme plus ac-
cessible. Ce ne fut pas son moins beau rôle.
Par une singularité qui surprend de prime abord, le pieux pas-
teur de Vartou était un ardent apôtre de l'instruction primaire
laïque : on a vu qu'il déposa une proposition dans ce sens au par-
lement. Il lui semblait que la religion est avant tout afiaire de
famille et d'éducation première. Les parens doivent initier leurs
enfans aux premiers élémens de leur culte. Ceux-ci compléteront
ensuite leurs croyances par leurs lectures et leurs réflexions per-
sonnelles. L'instruction religieuse banale et uniforme donnée par
un instituteur comumnal remplit seulement la mémoire : elle est
impuissante à frapper l'esprit et le cœur auxquels elle est des-
tinée. — Au reste, l'instruction primaire ne peut guère comprendre
q.ue l'étude des moyens d'apprendre, comme la lecture, l'écriture, le
calcul; mais dans un pays qui prétend se gouverner librement, chez
un peuple qui partage la souveraineté avec le roi, il ne suffit point
d'être en possession de ces instrumens du travail de l'esprit. Pour
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 547
conoprendre les questions vitales de la politique, pour émettre un
vote en connaissance de cause, il faut une culture morale et un dé-
veloppement intellectuel que quelques années passées à l'école pa-
roissiale, entre huit et quatorze ans, sont incapables de donner. Il
est nécessaire d'avoir étudié l'histoire de son pays, d'en connaître
la nature, les aptitudes, les besoins, les mœurs, d'être initié aux
grandes lois qui régissent le développemeni des sociétés humaines
et par-dessus tout d'aimer sa patrie. Pénétré de ces idées, Grundt-
vig prend en haine les lycées danois, où, comme en France ou en
Angleterre, les langues classiques forment la base de l'enseigne-
ment. S'il pardonnait volontiers au grec, qu'il connaissait bien et
dont il ne pouvait s'empêcher d'admirer les beautés, la « latinerie »
l'exaspérait. Dans un certain pamphlet qui vise « l'académie de
Sorô, n qui réalise en Danemark le type d'un collège français, il
ne tarit pas d'invectives contre la contagion latine qui corrompt les
Scandinaves, contre l'esprit latin qui étouffe l'esprit du Nord, et il
menace de détrôner Horace et Virgile pour mettre sur le pavois à
leur place les Semund, les Snorri, toute la pléiade des anciens
compilateurs des Sagas et des Eddas. Oubliant que la civilisation
de l'Europe moderne, du Danemark comme des autres contrées,
est d'origine romaine, que depuis l'art de fabriquer le bronze les
Scandinaves n'ont rien appris que par le contact des hommes du
sud, il veut rompre les liens qui rattachent son pays à la culture
latine. Il lui semble qu'au lieu d'offrir pour modèles à la jeunesse
les grands hommes de Rome et d'Athènes, il faut chercher des
exemples dans l'histoire et la légende autochthones, et proposer à
l'admiration les hauts faits des héros du Nord. En un mot, aux col-
lèges latins il s'agit de substituer des écoles nationales, où l'on re-
çoive non plus un enseignement mort, fondé sur une civilisation
étrangère et morte, mais une instruction vivante, conforme aux
idées et aux besoins de notre temps, et par-dessus tout patriotique.
Enfin, au-dessus de tout cela, Grundtvig rêvait d'édifier un jour
sur les ruines des universités actuelles une vaste université Scan-
dinave, immense officine de science où trois cents professeurs en-
seigneraient en même temps, créée et entretenue aux frais des
trois « royaumes frères » pour la diffusion de la haute culture in-
tellectuelle. Ce rêve brillant, il le caressait avec amour, tout en
prodiguant les sarcasmes à l'université de Copenhague, à ses mé-
thodes surannées, ses habitudes scolastiques, son pédantisme latin»
son pathos allemand, — tant l'ancien étudiant en théologie, entraîné
par la passion, était ingrat envers ïalma mater qui l'avait nourri
plusieurs années dans son sein. Tandis que ce vaste projet n'était
qu'un château en Espagne et n'eut jamais le moindre commence-
ment d'exécution, des écoles grundtvigiennes d'ordre plus modeste
548 RETUE DES DEUX MONDES,
naquirent et se multiplièrent peu à peu sur tout le territoire; on les
rencontre aujourd'hui jusque dans les parties les plus reculées du
Jutland sous le nom de « hautes écoles de paysans» [folkhdjskoler).
C'est en effet aux habitans des campagnes qu'elles s'adressent à
peu près exclusivement. Elles représentent pour eux à la fois le
collège et l'université. Grundtvig se plaisait à compter sur les
paysans comme sur le cœur de la nation. A ses yeux, la bourgeoisie,
plus ou moins cosmopolite par suite des relations constantes que le
commerce entraîne avec les pays étrangers, la noblesse, que ses
alliances avec les grandes familles de l'Allemagne du nord lui ren-
daient suspecte, ne représentent plus la race Scandinave dans toute
sa pureté. Pour retrouver sans mélange les vrais descendans des
anciens Danois, il fallait se tourner vers les cultivateurs du sol :
par eux seuls, la patrie devait être régénérée; les efforts des pa-
triotes devaient tendre à les former et à les bien diriger. C'est à
ce but que les hautes écoles devaient concourir.
La première folkhojskole fut fondée en 18/iû par un ami de
Grundtvig, le conseiller d'état Flor, dans la paroisse de Bôdding en
Slesvig. On était alors au plus fort de l'agitation germanique dans
les duchés. L'école fut créée comme un boulevard du scandina-
visme menacé. Voici en quels termes M. Flor exposait ses vues;
c'est un résumé exact des principes dont se sont inspirés ses imi-
tateurs. « L'objet principal de l'instruction qu'on reçoit dans notre
haute école, dit-il, est moins dans les connaissances pratiques que
nous cherchons à donner à nos élèves que dans la vie intellectuelle
que nous nous efforçons d'éveiller et de développer chez eux pour
régénérer leur esprit, mûrir leur jugement, élever leur cœur, sti-
muler en eux le sentiment de l'ordre, du beau, remplacer l'habi-
tude de l'oisiveté par l'amour du travail, donner plus de droi-
ture à leur caractère et à tout leur être, faire naître et fortifier
dans leur âme le sentiment de la solidarité nationale et de l'atta-
chement à la patrie. » La préoccupation du patriotisme reparaît
plus vivement encore chez d'autres écrivains. « Aucun homme, dit
M. Nôrregaard, directeur de l'école de Testrup, ne peut vivre sans
porter l'empreinte d'une nationalité; l'instruction doit donc être na-
tionale, pour ouvrir le cœur à la vie nationale, à ses espérances et
à ses dangers. »
On conçoit qu'un enseignement de cette nature ne puisse s'a-
dresser à des enfans : les élèves ne sont admis que vers l'âge de
quinze ou seize ans, après leur confirmation ; mais la plupart ont au
moins vingt ans, « âge où les grandes questions de la vie devien-
nent pour eux des questions vivantes et doivent seulement le de-
venir. » Les écoles ne sont ordinairement ouvertes que depuis le
mois d'octobre jusqu'au mois d'avril. Quand les récoltes sont le-
GRUKDTVIG ET SES DOCTRINES. 549
vées, les travaux de la campagne sont finis : pendant les durs hi-
vers du Nord, la terre est couverte de neige, et les culiivateurs ont
de longs loisirs. C'est alors que les jeunes gens qui ont du goût
pour l'étude, et que les doctrines grundtvigiennes ne choquent
point, peuvent se rendre à la haute école. Ils sont logés et nourris
pour la modique somme d'environ 175 francs pour toute la saison :
l'internat, qui, comme mode ordinaire d'éducation, est honni de tout
le monde en Danemark, aussi bien qu'en Allemagne, devient ici une
nécessité; il présente aussi l'avantage de faciliter l'influence des
maîtres sur les élèves en les mettant plus longtemps en rapport.
C'est une chose bien digne de remarque et bien caractéristique de
l'esprit danois, que l'empressement de ces grands jeunes gens, aux
allures alourdies, déjà endurcis par les travaux de la terre, avenir,
par pur amour de l'étude, se soumettre pendant six mois à une
discipline presque monacale et à un régime de vie si dilTérent du
leur. Il ne faut pas un médiocre effort de volonté pour plier au la-
beur intellectuel un esprit que les travaux du corps ont en géné-
ral rendu paresseux et lent. Toutefois, sous le rapport de la vie
matérielle, il n'y a rien de changé : le lait, le beurre, le fromage,
le pain noir, forment la base de l'alimentation pour les élèves des
hautes écoles comme pour le plus simple paysan. La maison d'école
elle-même a toutes les apparences d'un manoir rural; elle ne s'en
distingue que par certaines recherches de propreté et certains soins
d'entretien qui la pourraient faire passer pour une ferme modèle,
et qui sont d'un exemple salutaire.
L'objet de l'enseignement, ainsi qu'on l'a vu plus haut, est non
pas de donner des connaissances pratiques, mais, suivant le mot
admis chez les grundtvigiens, qV éveiller les esprits. Les jeunes pay-
sans qui arrivent à la haute école ne savent pas trop ce qu'ils y
viennent chercher; ils demandent le plus souvent à compléter les
études de l'école primaire, dont ils ont parfois un peu oublié les
leçons. L'instruction primaire est obligatoire en Danemark depuis
1814, et l'obligation est si bien passée dans les mœurs que ceux
uTême qui en souffrent ne songent point à s'en plaindre; cependant
elle ne saurait être bien étendue, ni bien profonde, et après cinq ou
six ans il n'en reste souvent que la lecture et l'écriture. Bref, les
élèves aimeraient un enseignement pratique; mais les grundtvigiens
ne l'entendent point ainsi : ils veulent les éveille?', ce que ne sau-
raient faire des notions de calcul ou de chimie agricole. Qu'est-ce
donc que cet éveil? Sur ce point, il vaut mieux laisser la parole à
un écrivain, éveillé lui-même, et comme tel mieux en mesure de ré-
pondre. M. Antoine INiessen, auteur de nombreuses brochures desti-
nées à répandre dans le peuple les beautés de a l'incomparable dé-
couverte, » a écrit une petite nouvelle appelée Jean qui a été à la
550 REVDE DES DEUX MONDES,
haute écoJe^ où il e.^t question d'un jeune garnement que quelques
mois de régime grundivigien transforment en une manière de petit
saint. Le jeune Jean rencontre un directeur d'une haute éco'e et
cause avec lui. « Je sais, dit le maître, délier la langue aux gens
et leur faire tomber les écailles des yeux. Il y a des hommes qui
ne voient pas la moitié de ce qu'ils devraient voir, bien que pos-
sédant les yeux du corps. La forêt se pare au mois de mai de
feuilles verdoyantes, la prairie se revêt de gazon et de fleurs, le
soleil va et vient chaque jour avec un merveilleux éclat, et les
nuages se mirent dans les beaux lacs; mais le paysan, qui a tout
cela devant les yeux, ne le voit pas, ou, s'il le voit, il le regarde
comme une vache regarde un moulin à vent... Nous avons une
belle patrie où vécurent nos illustres ancêtres et qu'ils nous ont
laissée en héritage, nois avons notre chère langue danoise que
notre mère chantait devant notre berceau et qu'on chantera de-
vant notre cercueil; nous avons les nobles souvenirs des exploits
de nos aïeux. — Toutes ces beautés, nous devons les voir pour les
comprendre, les conserver et les transmettre à nos descendans... »
Sous ce langage peut-être un peu naïf, on reconnaît bien la pen-
sée de Grundtvig, son amour de la nature, son instinct du popu-
laire. On voit comment c'est à l'imagination et au cœur plus qu'à
l'intelligence et à la raison qu'on s'adresse pour éveiller les âmes,
et ce que l'on entend par ce mot.
Les élèves sont soumis à un régime d'entraînement qui absorbe
la journée tout entière. Leçons, chants, 'conversations, lectures,
prières, tout concourt au même but. Les cours, auxquels est consa-
crée la plus grande partie du temps, ne durent pas moins de six
à sept heures chaque jour; d'ailleurs on ne demande aux élèves
que de prêter l'oreille. On partage les préventions de Grundivig
contre l'écriture morte et son goût pour la parole vivante^ et on ne
trouve pas mauvais qu'ils ne prennent pas une note. Il ne leur
restera qu'une impression générale dans l'esprit : c'est précisément
ce k quoi l'on tient le plus. — Ces jeunes paysans, la veille encore
bouviers ou laboureurs, entendent d'enthousiastes descriptions des
pays Scandinaves : le professeur s'étend complaisamment sur les
beautés de la nature et les œuvres remarquables de l'industrie hu-
maine, — sur les montagnes, les fiords, les produits du sol, les
villes, les monumens. C'est toute une géogra,)hie poétique destinée
à faire connaître et plus encore à faire aimer le théâire des ré-
cits mythiques et historiques, chers aux grundtvigiens. On remonte
jusqu'aux âges les plus reculés : on montre les premiers habitans
du Jutland, des îles et de la péninsule vivant de chasse et de pêche
et formant sur les rives des fiords, au fond des antiques forêts de
pins qui précédèrent les hêtres de nos jours, ces villages rustiques
GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 551
dont les amoncellemens de co'juillages et d'ossemens on révélé la
place aux antiquaires modernes. Les Danois étaient alors à l'âge de
pierre; ils coupaient les viandes et préparaient les peaux avec de
grossiers instrumens de silex. Plus tard arrive l'art de travailler les
métaux, le bronze d'abord, puis le fer. C'est l'âge héroïque du
INord, l'époque des grands combats et des grands sacrifices dont
les runes et les légendes ont conservé les lointains souvenirs. Les
hordes diverses de même race qui peuplaient le Danemark et la
péninsule suédo-norvégienne luttaient entre elles avec acharne-
ment, et ces luttes aboutirent à l'intérieur à la formation des trois
royaunies actuels, à l'extérieur aux expéditions des Vikings et aux
conquêtes des Normands. Chassé par la guerre civile, Gangerolf ou
Rollon conquérait la Normandie; d'autres s'emparaient de l'Angle-
terre et de la Finlande : d'autres encore lançaient leurs barques
audacieuses jusqu'en Islande et en Amérique. C'est aussi l'âge où
Thor, 0 lin et Freya recevaient les hommages des peuples du Nord,
où la Wallhala s'ouvrait à ces farouches guerriers à qui les dieux
ne pouvaient promettre de plus douce récompense f[ue d'éternels
combats. La poésie et la musique viennent en aide à l'éloquence du
professeur : grâce à elles, l'imagination est plus vivement frappée,
et l'esprit subit une impression plus profonde. Le sens nusical est
si développé chez les Scandinaves qu'après quelques jours d'exer-
cice les jeunes paysans chantent en chœur d'une voix pleine et
sonore, en même temps qu'avec un accent de conviction qui sé-
duit. Ils chantent les chansons, cantiques ou ballades que Grundt-
vig a composés à la louange des dieux et des hommes de son pays.
Entraînés par cet enthousiasme que fait naître la musique chez ceux
qui la comprennent, ils se passionnent pour les héros des légendes
nationales, ils se pénètrent de ce passé étrange à qui l'éloignement
prête une sorte de sauvage grandeur.
Quand on arrive à l'histoire moderne, ce mode d'enseignement
poétique devient d'une application moins facile. On s'étend alors
avec complaisance sur la vie publique et privée des Danois aux
différens siècles et dans les dilférentes classes de la société : sans
négliger les guerres dont le souvenir peut exciter le patriotisme,
on préfère ce genre d'histoire intérieure et intime de la patrie, qui
mieux encore que les récits des faits d'armes est de nature à la
faire aimer; on a importé d'Allemagne et acclimaté en Danemark
ces leçons d'histoire de la civilisation qui fournissent trop souvent
aux savans d'outre-Rhin une occasion d'exposer une foule de faits
peu liés et pas toujours intéressans, collectionnés pendant des an-
nées de compilation. Inventions, progrès industriels et agricoles,
littérature, science, musique, beaux-arts, tout y prend place à son
tour. On commence en même temps à inculquer dans l'esprit des
552 REVUE DES DEUX MONDES.
élèves les théories politiques grundtvigiennes : le scandinavisme
règne en maître; on prêche la réconciliation avec les Suédois et les
Norvégiens, l'union des « royaumes-frères. » Puis on enseigne les
élémens du droit administratif et constitutionnel pour faire con-
naître le mécanisme des institutions nationales, et mettre les élèves
en état d'exercer avec discernement leurs droits politiques. Par les
lectures et les conversations, on les initie aux afiaires publiques
contemporaines, et on les nourrit de ce libéralisme passionné de
Grundtvig qui trop souvent conduit à la démagogie. L'influence des
maîtres est d'autant plus considérable qu'il n'y a ni examen ni
épreuve d'aucune sorte qui puisse tracer une ligne de démarca-
tion tranchée entre ceux qui font les cours et ceux qui les écoutent.
Cet, enseignement patriotique et poétique à la fois est le btit prin-
cipal des hautes écoles. On y sacrifie tout le reste, même les études
religieuses, qui souvent ne font pas l'objet de leçons spéciales.
Les élèves connaissent déjà les principes fondamentaux de la doc-
trine ; on s'efforce surtout d'affermir en eux la foi en leur faisant
remarquer dans l'histoire l'enchaînement divin des événemens, en
leur montrant le Danemark comme la « nouvelle Palestine » que
Dieu a comblée de ses bénédictions jusqu'au jour où il lui réservait
Ye suprême honneur de voir naître Grundtvig. Les légendes des
premiers temps du christianisme , les récits de la conversion des
Scandinaves et de l'introduction de la réforme dans le nord, les
chants religieux sont plus propres que les discussions dogmatiques
à faire aimer la religion et à « éveiller » les jeunes auditeurs. Ce-
pendant les paysans danois, pour avoir peut-être l'imagination plus
rêveuse que ceux des autres pays, ne dédaignent point l'utile. Pour
les attirer, on fait quelques concessions à leurs exigences utilitaires,
et quelques heures par semaine sont consacrées à l'arithmétique, à la
comptabilité, à l'économie rurale, à la chimie agricole, voire à l'é-
criture, parfois un peu oubliée depuis l'école primaire. D'ailleurs,
s'il y a identité dans les principes, les détails de l'enseignement
varient suivant le caprice des directeurs ou les nécessités locales. A
Lyngby, près de Copenhague, M. La Cour, ancien officier danois,
qui s'est dévoué avec une admirable ardeur à l'instruction des pay-
sans, a ajouté une école d'agriculture à la folkh'ôjskole. A Blaagaard,
dans un faubourg de Copenhague, on utilise le voisinage de la ville
pour faire visiter les musées et les collections scientifiques, et même
pour mener les élèves aux séances du Rigsdag qui piésentent un
grand intérêt patriotique. A Hindholm, on a fait mieux : une école
normale ou séminaire pour les instituteurs ruraux a été créée par
le directeur M. Nielsen, un des hommes les plus éminens du parti.
Ajoutons à cela que depuis quelques années un bon nombre d'écoles
reçoivent des jeunes filles pendant deux ou trois mois de l'été.
" GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES. 553
On a vu que la propagande gruncUvigienne avait obtenu quelques
succès en Norvège. Des hautes écoles y ont été fondées au nombre
de dix à douze. En Suède, on en compte seulement deux ou trois,
en Scanie, ancienne province danoise, dont Copenhague est dans
une certaine mesure la métropole intellectuelle; mais jusqu'à pré-
sent c'est seulement en Danemark que les hautes écoles de pay-
sans, par le nombre des élèves qui les fréquentent, peuvent exer-
cer une influence réelle sur la nation. Elles sont au nombre de
soixante pour le moins; 2,500 élèves les fréquentent chaque hiver
et retournent ensuite dans leurs familles empressés à propager les
idées dont ils sont imbus. De toutes les créations de Grundivig, c'est
la plus féconde et la plus prospère. L'état en a si bien compris l'u-
tilité qu'il partage entre elles une subvention de 11,000 rigsdalers,
— somme du reste peu en rapport avec l'état de choses actuel. Et les
adversaires de Grundivig se sont empressés d'établir des écoles du
même genre pour prêcher leurs théories athées et socialistes : il en
existe quelques-unes en Jutland créées par le démagogue Bjôrnback
d'Aarhuus. Toutefois, si le principe des hautes écoles est universel-
lement loué, il n'en est pas de même de toutes les conséquences
pratiques de l'enseignement grundtvigien. A ce sujet, les hommes
modérés qui savent rendre justice à Grundtvig, tout en ne parta-
geant pas ses idées, ne dissimulent pas leurs appréhensions. Ils
craignent que les résultats ne soient pas au niveau du zèle et du
dévoûment des pieux grundtvigiens qui ont voué leur vie entière à
la^ grande cause de l'éducation nationale. Au point de vue patrio-
tique, les avantages des folkhôjskoler ne sauraient être contestés;
elles ont grandement contribué à répandre l'amour de la patrie dans
le peuple des campagnes. Sous le rapport moral et religieux, il n'y
a pas lieu non plus de ménager les éloges : quelque opinion que
l'on ait sur la valeur intrinsèque de la doctrine, on ne peut nier
que les idées religieuses et morales qui ont cours dans l'enseigne-
ment grundtvigien ne soient saines, larges, tolérantes, de nature
à élever la moralité publique. C'est un danger d'un tout autre genre
que des esprits clairvoyans ont signalé. Beaucoup d'élèves des
hautes écoles, une fois revenus chez eux, passent pour des savans
et se persuadent aisément qu'ils le sont en effet. L'ambition s'em-
pare d'eux. Pourquoi ne joueraient-ils pas un rôle dans les con-
seils de la commune ou de la province? Pourquoi même, avec un
peu de bonheur, n'arriveraient-ils pas à siéger un jour au parle-
ment? Les députés Termansen et Dinesen n'étaient-ils pas de sim-
ples paysans et élèves des hautes écoles du peuple?
L'ambition n'est pas condamnable chez celui qui peut occuper
dignement la place à laquelle il aspire; mais il n'en est point ainsi
dans l'espèce. Des paysans qui ont pendant quelques mois chanté
554 REVUE DES DEUX MONDES.
des hymnes nationaux et entendu des leçons d'histoire, si « éveil-
lés » qu'on les suppose, ne peuvent faire^ sauf le cas d'aptitudes
exceptionnelles, que d'assez chéiifs politicians. Les Danois ne de-
vraient jamais oublier la belle comédie où leur grand comique
Holberg peint avec une verve que Molière n'eût point désavouée
les mésaventures d'un pauvre potier d'étaio qui se croit nommé
bourgmestre de Hambourg. Il serait triste que des écoles créées et
dirigées avec un si admirable dévoûmeat devinssent des pépinières
de politicians, ou, cornue disent les Danois, de kandestober (l).
C'est recueil contre lequel elles viendront se heurter, si le bon
sens public ne fait justice de ces velléités inquiétantes.
Mais il ne faut point exagérer la portée de ces symptômes. En
somme, les hautes écoles sont un legs précieux de Grundtvig au Da-
nemark, plus précieux que des doctrines politiques et religieuses
qui vraisemblablement n'auront qu'un temps. On a vu déjà que le
grundtvigianisme, comme parti politique, était en dissolution et avait
perdu sa raison d'être en opérant sa fusion dans la « gauche léa-
nie. » Comme doctrine religieuse, il a été utile en donnant une vive
impulsion au christianisme dans le nord; mais en répandant dans
les masses le goût de l'instruction, en tenant école de pairiotisme,
il peut exercer une influence puissante et salutaire sur l'avenir du
pays. Est-il besoin de dire qie nous faisons les vœux les plus sin-
cères pour qu'il remplisse avec succès cette noble mission? Le sort
du Daneniark ne saurait être indifférent à une âme française. Ce
petit royaume, si courageux dans le malheur, est notre vieil ami,
l'ami dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Depuis les temps
héroïques où Ogier le Danois qui « cuardise n'out unkes » com-
battait pour la « douce France « aux côtés de Charlemagne, jusqu'à
l'époque des guerres du premier empire, l'amitié des deux peuples
ne s'est jamais refroidie. Seul de tous les états de l'Europe, le Da-
nemark n'a jamais été en guerre avec nous. Jadis il était l'allié de
nos rois, aujourd'hui la France malheureuse et démembrée trouve
des sympathies profondes chez cette vaillante nation qui a aussi
son Alsace-Lorraine à pleurer. Le Danemark s'intéresse à nos efforts
pour réparer les maux de la guerre et rétablir au dedans l'équilibre
que nous avons perdu. Lui aussi, du reste, il a besoin de retrouver
la paix intérieure, compromise par les compétitions des partis, m.ais
les belles et nobles qualités du caractère national, jointes à la fer-
meté du gouvernement, permettent d'espérer que la crise actuelle
ne sera qu'une épreuve momentanée.
George Cogordan.
(1) Le mot kandestober (potier d'étain) a passé en proverbe dans la lanp:ue danoise
depuis la CMinéilie de Halberg dont nous parlons, qui est intitulée le Potier d'étain
politique. Cette remarquable pièce a été plusieurs fois traduite en fiançais.
LES SOUVENIRS
ou
MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA
II.
LE PROCÈS ET LA MORT DE LA REINE CAROLINE.
La princesse Charlotte vient de mourir à l'âge de vingt-trois ans,
et toute l'Angleterre est en de:Liil (1); où est sa mère, la princesse
de Galle's? Exclue en 1814 des fêtes données par son mari le prince-
régent aux souverains, aux princes et aux maréchaux vainqueurs
dans la coalition de l'Europe contre Napoléon, il y a plus de trois ans
qu'elle a quitté Londres et s'est retirée sur. le continent. Elle est
allée d'abord en son pays natal, à la cour de Brunswick, elle y a
passé quelque temps, puis elle a parcouru l'Allemagne, l'Italie, la
Grèce, la Turquie, la Palestine et les côtes barbaresques; revenue
de là en Italie, elle habite alternativement deux maisons de cam-
pagne achetées par ses ordres, l'une aux bords du lac de Gôrae,
l'autre à Pesaro dans les états romains. C'est là qu'elle apprend,
par les journaux la mort de sa fille Charlotte; le prince-régent, tou-
jours implacable dans sa haine, n'a pas même voulu que la malheu-
reuse mère en fût officiellement informée. « Au reste, a dit éloquem-
ment Brougham, si elle n'eût appris par hasard le coup terrible qui
venait de la frapper, elle n'eût pas tardé à s'en ressentir. La com-
(I) Voyez, dans la Revue du i"" janvier, la première partie de ces études, la Prin-
cesse Charlotte,
556 BEVUE DES DEUX MONDES.
mission de Milan et le commencement des attentats dirigés pour la
troisième fois contre son caractère et sa vie, c'étaient là des signes
manifestes annonçant que la princesse Charlotte n'était plus (1). »
Qu'éiait-ce donc que cette commission de Milan? Une sorte de
tribunal secret, une chambre des enquêtes composée de trois per-
sonnes dévouées au régent et chargée de recueillir ou plutôt de pro-
voquer en Italie toutes les dénonciations qui pouvaient accabler la
princesse de Galles. L'entreprise était si odieuse que le prince, avant
de s'y décider, avait eu besoin d'une apparence de prétexte. Il faut
se rappeler ici la situation de la famille royale après la mort de la
princesse Charlotte. Des quatorze enfans de George III, onze vi-
vaient encore à cette date, sept princes et quatre princesses. Sans
nous occuper des princesses, mariées, sauf une seule, à des princes
d'Allemagne, disons simplement qu'aucun des princes anglais en
1817 n'était chef de famille. Le duc d'York, qui venait immédiate-
ment après le prince-régent, âgé de cinquante-quatre ans alors et
marié depuis une trentaine d'années à la sœur du roi de Prusse
Frédéric-Guillaume II, n'avait pas eu d'enfans de ce mariage.
Parmi ses frères puînés, le duc de Cumberland (cinquième fils de
George III), marié depuis 1815 à une princesse de Mecklembourg,
n'avait pas encore de postérité. Les autres, le duc de Clarence, le
duc de Kent, le duc de Sussex, le duc de Cambridge, ne s'étaient
point mariés, et semblaient y avoir renoncé pour toujours; le plus
âgé des quatre avait déjà cinquante- deux ans, le plus jeune qua-
rante-trois. La mort de la princesse Charlotte changea tout à coup
leurs dispositions. On en vit trois du moins se marier en toute hâte,
comme se disputant l'espoir et l'honneur de mettre la couronne
d'Angleterre dans leur lignée directe. Le 7 mai 1818, le duc de
Cambridge épousa la princesse Augusta, fille de l'électeur de Ilesse-
Cassel; le 11 juillet, le duc de Clarence épousa la princesse Amé-
lie, fille du duc de Saxe-Meiningen ; enfin ce même jour le duc
de Kent épousa la princesse Victoria, sœur du prince Léopold de
Saxe-Cobourg et veuve d'un prince de Linange. Le prince-régent
feignit d'obéir au même sentiment qui avait inspiré à ses frères
cette résolution subite; lui aussi, il parut éprouver le besoin d'as-
surer dans sa maison la succession royale, et ce fut le prétexte qu'il
désirait pour l'accomplissement de ses desseins. Au fond, cette
question du trône lui était indifférente; il ne songeait qu'à infliger
un nouvel affront à la princesse de Galles.
Déshonorer officiellement la princesse, la convaincre d'adultère
aux yeux du monde entier, faire prononcer sa dégradation par le
parlement, amener par là un divorce que l'église eût été forcée de
(I) Voyez Defence of queen Caroline dans l'ouvrage intitulé Speeches on social and
politicol subjects, by Heury lord Brougliam. Londres 1857, t. I", p. 87.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 557
reconnaître, tout cela eût semblé abominable, si la raison d'état
n'eût atténué les indignités de cette procédure. Il est convenu chez
de certaines gens que la politique n'a pas de cœur. La politique
voulant que le prince eût un héritier, il fallait absolument que le
prince se réconciliât ou divorçât avec la princesse. Se réconcilier,
c'était chose impossible; restait donc le divorce, mais on ne pou-
vait songer au divorce qu'après avoir publiquement flétri la prin-
cesse de Galles. De là la commission de Milan. Le prince-régent
pouvait dire avec une tristesse hypocrite que la flétrissure de la
princesse était une nécessité pénible, profondément pénible, mais
une nécessité impérieuse à laquelle il n'était pas libre de se sous-
traire; en réalité, c'était ce but seulement qu'il poursuivait. Après
avoir poussé la princesse au mal par l'infamie de sa conduite, il ne
lui restait plus qu'à la traîner dans la boue. Telles étaient les idées
d'honneur et de justice chez celui que ses flatteurs appelaient le
premier gentilhomme de l'Eurojje.
L'homme de loi qui, pour complaire au régent, avait préparé
l'exécution de ce guet-apens, était un des plus tristes personnages
du barreau de Londres. 11 faut lire dans les pages mordantes de
lord Brougham le portrait qu'il trace de son ancien confrère, sir
John Leach. Représentez-vous un roué de bas étage, un de ces
agens ténébreux comme en produit chez nous le domaine de la chi-
cane, avec ce masque de gravité que l'hypocrisie porte si naturel-
lement en Angleterre. A voir agir ce drôle, on le prendrait quel-
quefois pour un homme supérieur. Sir John Leach est un esprit des
plus intelligens; habile, audacieux, plein de ressources, d'autant
plus fertile en expédiens qu'aucun scrupule ne l'arrête, il aime sur-
tout les causes que repousserait l'honnêteté de ses confrères.
Celle-là devait lui convenir entre toutes. Quelle occasion de dé-
ployer son génie ! Il a pour client le prince-régent en personne, et
l'affaire dont il est chargé Jui donne l'occasion de travailler avec les
ministres. Le voilà qui monte au rang des hommes d'état. Les vrais
hommes d'état, ceux qui ont la responsabilité de la chose publique
à cette date, lord Liverpool, lord Casilereagh, s'inquiètent de voir
le régent s'engager dans cette voie, le lord chancelier a bien des
scrupules; sir John Leach n'hésite pas, il a réponse à tout, sa manière
subtile d'interpréter les lois du royaume lui fournit à tout coup des
argumens inattendus. Pourquoi lord Eldon se croit-il obligé à tant
de ménagemens? Parce que lord Eldon, le chef du parti tory, est à
la fois un caractère grave et un politique prévoyant. Au-dessus des
lois écrites, il y a en tout pays les lois éternelles de l'humanité;
c'était l'idée de ces lois éternelles qui empêchait lord Eldon et ses
amis de céder si vite aux passions du régent. En outre n'y avait-il
pas lieu de craindre que cetie procédure monstrueuse n'eût les con-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
séquences politiques les plus graves? Était-ce bien aux tories qu'il
convenait d'abaisser ainsi la dignité royale? Au milieu des crises
que traversait le pays, pouvait-on impunément réveiller le souve-
nir des plus mauvais jours? Oserait-on enfin exhumer de l'arsenal
des vieilles législations les décrets horribles qui avaient protégé la
tyrannie d'Henry YIIl? Il y avait certes bien des raisons d'hési-
ter pour un homme tel que lord Eldon. Ces raisons ne sauraient
toucher sir John Leach, il les ignore. Les convenances éternelles,
les exemples de l'histoire nationale, qu'est-ce que cela? Lord
Brougham , grand lecteur de Gicéron , affirme que l'orateur ro-
main a tracé le portrait de sir John Leach le jour où il a dépeint en
ces terines les plus misérables praticiens du barreau de Rome :
« Nullum ille poetam noverat, nullum legerat oratoretn... Il ne
connaissait aucun poète, il n'avait lu aucun orateur, il ne savait
rien Je l'histoire des temps passés, il n'était initié ni aux lois de
l'état, ni au droit civil et particulier. Cet homme est un exemple
remarquable de ce qu'on peut faire dans cette ville en prodiguant
à beaucoup ses soins officieux et en servant un grand nombre de
citoyens dans leurs périls ou leurs ambitions. C'est par là que, né
dans un rang obscur, il parvint aux honneurs, à la iorluoe, à la
considération, et se fit même, sans talent ni savoir, un certain nom
parmi les avocats (1). »
Sir John Leach ayant eu l'idée d'instituer une commission d'en-
quête chargée d'aller recueillir en Italie les faits et gestes de la
princesse de Galles, ce fut à lui que le régent confia le soin d'en
choisir les membres. Le conseiller privé devenait une sorte de mi-
nistre, le ministre des vengeances occultes. Sir John désigna trois
personnes de carrières fort différentes, mais animées du même es-
prit, agens dociles à toutes ses instructions et aveuglément dévoués
au prince. C'étaient un avocat de la chancellerie, M. Gooke, un pro-
cureur [atlortiey] et un colonel de l'armée anglaise. Les trois com-
missaires furent nommés au mois de mars 1818; ils se réunirent à
Milan au mois de septembre de la même année, se mirent immé-
diatement à l'œuvre, établirent des surveillans, interrogèrent les
gens de service, cherchèrent enfin de tous côtés et par tous les
moyens les personnes qui, à un titre quelconque, avaient pu ap-
procher de la princesse de Galles. Il suffisait de l'avoir vue, de l'avoir
entendue; une indication pouvant amener une découverte utile, les
commissaires accueillaient tout, et chaque témoignage était généreu-
(l) Ces lignes, que la malice de lord Brougham a si adroitement rassemblées, forment
deux passages distincts dans le Brutus de Cicéron; le |jrenjicr s'applique à un certain
Cépion, orateur sans étude, le second à un certain Arrius, avocat pour tout faire. Il a
fallu, suivant lord Brougham, joindre la servilité d'Arrius à, l'ignorance de Ccpion pour
exprimer la ressemblance complète do sir John Leach.
LE MÉDECIN DE LA REINE VIGTOraA. 559
sèment payé. Y eut-il jamais dans nos sociétés modernes excitation
si impudente, non-seulement à la délation, mais à la calomnie? La
princesse fut bientôt entourée d'une armée d'espions, et de Milan à
Pesaro, de Pesaro à Milan, vous devinez quels trafics s'accomplirent
pendant les dix mois que dura cette enquête.
La pauvre princesse de Galles, tête faible encore plus que tête
folle, n'offrait que trop de prise aux calomniateurs. On a vu quelle
était la bizarrerie de ses allures pendant son séjour en Angleterre;
ce fut bien pis quand elle eut pris la résolution de s'expatrier. Dans
la première enquête de 1806, on n'avait trouvé à reprendre chez
elle que des témérités, des inconvenances, en un mot des fautes de
tenue plutôt que des fautes de conduite. Une fois sur le continent,
elle est exposée sans défense aux pièges de ses deux grands en-
nemis, je veux dire son caractère fantasque et l'esprit haineux de
son mari. Qui la protégera d sorraais contre ses propres caprices?
Elle n'a plus auprès d'elle les conseillers qui la retenaient sur les
pentes dangereuses, les tories d'abord, ensuite les wighs, selon les
fluctuations de la politique. Qui la protégera contre la haine du
prince? Tant qu'elle n'avait point quitté le sol de la vieille Angle-
terre, ell3 pouvait compter sur les lois et sur l'opinion;- le parle-
ment lui était une sauvegarde. Depuis qu'elle n'est plus là, on
l'oublie. S'il lui arrive de faillir, elle sera perdue sans ressources.
Ajoutez que tout la pousse à mal faire, principalement la perfidie de
son mari, qui s'acharne à la rejeter d ms la mauvaise compagnie en
l'excluant de toutes les relations pour lesquelles son rang la dé-
signe. Partout où arrive la princesse, c'est en vain qu'elle se pré-
sente aux familles souveraines : en Prusse, en Bavière, en Autriche,
en Italie, les rapports du prince l'ont devancée. Elle est frappée
d'interdit, on dirait une pestiférée ou une excommuniée du moyen
âge. Quel sera sur la voyageuse Teffet de cette persécution? L'irri-
tation d'abord, et bientôt un profond ennui. Ce sont là de mauvais
conseillers. Pour tromper l'onnui des longues heures dans les villes
où elle séjourne, elle se fera une cour à sa manière : l'étiquette n'y
sera point rigoureuse, le choix des personnes n'y sera point exclu-
sif. Elle aimera le bruit, l'éclat, les costumes à effnt, les compa-
gnies équivoques; il lui plaira de changer de théâtre en courant de
ville en ville. On a dit spirituellement qu'il y avait en elle plusieurs
natures; il e>t certain cjue sa conduite révèle deux ou trois âmes
très différentes, une âme trouble et malsaine, une âme candide et
bienfaisante, enfin l'âme intrépide qui relèvera tous les défis et ac-
ceptera toutes les luttes. L'âme inirépide, on la verra plus tard;
l'âme bonne, charitable, naïve, on l'a vue en Palestine, lorsque,
plusieurs des personnes de sa suite ayant été attaquées de la peste,
elle voulut les soigner elle-même, s'établit à leur chevet, se fit
560 REVUE DES DEUX MONDES.
leur garde-malade, et cela le plus naturellement du monde, sans
rien qui ressentît l'ostentation ou la comédie. Quant à l'âme bizarre
et maladive, que de scandales elle a donnés au monde de la restau-
ration! De 1814 à 1820, l'Europe est témoin de ses continuelles in-
cartades. En Italie surtout, sa manière de vivre devient de plus en
plus contraire, non-seulement aux convenances morales, mais au
simple bon sens. Si elle est coupable, c'est du cynisme; si elle n'est
pas coupable, c'est de la folie. Elle s'affiche, elle se déshonore à
plaisir; il semble qu'elle veuille absolument fournir des armes contre
elle-même au prince-régent et à ses conseillers. Quel est ce beau
jeune homme qu'on voit si souvent autour d'elle? Son nom est Ber-
gami; c'est un postillon italien, attaché naguère au service de ses
écuries, qu'elle a élevé sans transition à la dignité de chambellan.
En voilà plus qu'il n'en faut pour justifier les violences de ses en-
nemis. Un des écrivains qui l'ont jugée avec le plus de bienveil-
lance, l'historien allemand Gervinus, n'a pas craint d'écrire ces pa-
roles : « C'eût été un miracle, si, persécutée et blessée comme elle
l'était, sa conduite fût restée irréprochable; c'eût été un miracle, si
la calomnie, qui épiait ses moindres actions, lui eût laissé une ré-
putation initacte dans le cas où elle l'aurait méritée. » Oui, sans
doute, c'eût été chose miraculeuse que la commission de Milan, or-
ganisée comme on l'a vu par sir John Leach, n'eût pas blessé à
mort la réputation de la princesse de Galles, mais ce n'eût pas été
un miracle que sa conduite fût restée sans reproche. L'Allemand
Gervinus ignore-t-il que la conscience est une force et le sentiment
de la dignité une sauvegarde? Si la princesse de Galles n'eût pas
eu la tête si faible, sa conscience et sa dignité lui auraient dit qu'elle
devait redoubler de surveillance sur elle-même, rester en Angle-
terre, supporter les humiliations, opposer à l'insulte une fierté ré-
signée, défendre silencieusement la majesté royale outragée par un
prince pervers. En agissant de la sorte, elle eût fini bientôt par
écraser son ennemi. Fallait-il pour cela un miracle? Un peu de bon
sens suffisait, puisque son intérêt et son devoir étaient d'accord. Au
lieu de comprendre ainsi son rôle, froidement, étourdiment, sans
nulle passion, bien plus, contrairement à la seule passion qu'elle
ait jamais connue, — le désir de se venger du régent, — la malheu-
reuse insensée se précipite au-devant de la honte et de l'abîme.
La commission de Milan n'eut donc pas de peine à rassembler les
pièces sans nombre de cette œuvre d'ignominie. Il y avait bien des
choses à dire pour qui voulait parler; espions et délateurs ne se
firent pas faute d'en raconter cent fois plus. L'imagination est vive
chez le peuple italien, et ce ne sont pas les scrupules qui font taire
la valetaille. Si ce qu'on a vu est trop peu de chose, on y ajoute ce
qu'on a cru voir. Les interprétations vont leur train. On sait qu'on
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 561
ne déplaira pas à ces hauts commissaires derrière lesquels apparaît
le souverain d'une grande nation , on sait aussi qu'ils sont venus
les mains pleines. Bref, le dossier s'enfle, et les témoins arrivent
toujours. Mensonges et vérités, tout est bien qui peut frapper à
mort; on prend tout, on ramasse tout. Le monstrueux engin va
être chargé jusqu'à la gueule; embusqué dans une demi-ombre, il
restera là, menaçant et sinistre, en attendant qu'il soit démonté
pièce à pièce par les mains vigoureuses d'Henry Brougham,
Le rapport de la commission de Milan, achevé au mois de juillet
1819, est immédiatement communiqué par le régent au conseil des
ministres. Impatient de se servir de cette arme, le régent demande
au cabinet de procéder sans retard à la mise en accusation de la
princesse. Le cabinet hésite; il y a tant de raisons pour étouffer
une pareille affaire : raisons politiques, raisons morales, sans parler
des motifs personnels qui doivent couvrir de confusion quelques-
uns des conseillers de la couronne. Est-ce que lord Eldon, le gar-
dien du grand sceau, est-ce que lord Liverpool, le premier mi-
nistre, n'ont pas été autrefois les confidens et les défenseurs de la
princesse de Galles? Cependant le régent insiste, il s'étonne des
objections, il s'échauffe, il s'emporte, jusqu'à menacer de prendre
les mesures les plus graves si on refuse de lui donner satisfaction :
il changera de ministres! Cela est facile à dire, mais en de telles
circonstances le changement de ministère est impossible. S'il en-
tend laisser le pouvoir aux tories, quels seront les hommes qui ose-
ront prendre la place de lord Liverpool, de lord Eldon, de lord Cast-
lereagh, de lord Wellington, pour accomplir un acte devant lequel
leurs chefs auront reculé? Ils seraient perdus dès le premier jour.
Faudra-t-il donc recourir aux whigs? Il n'est pas même permis d'y
penser une minute. Ce sont les whigs qui protègent la princesse,
c'est le chef des whigs à la chambre des communes, l'éloquent, le
véhément Brougham, qui est chargé de ses intérêts. Eh bien! s'il
ne trouve pas de ministres qui veuillent contre-signer ses ordon-
nances, il quittera l'Angleterre et se retirera dans ses états du Ha-
novre. Vaines paroles! Le prince-régent se serait bien gardé de
donner suite à une idée qui tût semblé une sorte d'abdication ; l'An-
gleterre aurait pu s'empresser de le prendre au mot. Peu à peu sa
colère s'apaisa, il finit par s'accorder avec les ministres, qui promi-
rent que le procès aurait lieu, si jamais la princesse osait remettre
le pied sur le sol britannique.
Assurément la princesse de Galles n'a point connu ces discus-
sions du conseil; informée de ce défi, elle l'aurait relevé sur l'heure.
Ce fut une autre circonstance qui provoqua la crise. Le vieux roi,
qui occupait le trône depuis soixante ans, mourut le 29 janvier 1820.
lOMB XIII. — 1876, 3G
562 REVUE DES DEUX 'MONDES.
Je me rappelle ici quelques lignes de Chateaubriand écrites vers
cette époque. « George III, dit-il, avait perdu la raison et la vue.
Chaque session, à l'ouverture du parlement, les ministres liï^aient
aux cbambj-es silencieuses et attendries le bulletin de la santé du
roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor; j'obtins pour quelques
shillings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de ma-
nière à voir le roi. Le monarque en cheveux blancs et aveugle pa-
rut, errant comme le roi Lear dans ses palais, et tâtonnant avec ses
mains les nmrs des salles. 11 s'assit devant un piano dont il con-
naissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Haen-
del. C'était une belle fin de la vieille Angleterre. » Cette ombre de
la vieille Angleterre avait longtemps protégé la princesse de Galles.
On sait que le roi était son oncle en même temps que son beau-
père; il le lui rappelait souvent en des lettres affectueuses. Une fois
l'ombre évanouie, de mauvais jours se levèrent pour la pauvre in-
sensée; ce fut pourtant cette même ombre qui reparut aux heures
décisives, elle reparut surtout, évoquée par la voix de Brougham,
le jour où de si nombreux suffrages dans la chambre des lords re-
fusèrent de condamner la reine accusée d'adultère.
Le 29 janvier J820, le prince de Galles, régent d'Angleterre de-
])uis 1810, était devenu roi sous le nom de George IV. Quelle allait
être la situation de la princesse de Galles? Suivant la loi et la rai-
son, tant qu'un jugement régulier ne l'avait pas déclarée indigne,
elle était reine d'Angleterre. Le conseil des ministres ne l'entendit
pas de la sorte; soit que, d'après sa conduite en Italie, on la consi-
dérât comme ayant abandonné volontairement ses droits, soit qu'a-
vec le rapport de Milan on se ciût en mesure d'étouffer ses récla-
mations, ^i jamais elle osait en élever, le ministère se hâta de
trancher la question. Le nom de la reine, selon l'usage, devait être
inscrit à côté du nom du roi dans les prières liturgiques; le pre-
mier acte du gouvernement de George IV fut de lui retirer cet hon-
neur. Un ordre du conseil, en date du 11 février, statua qu'à l'ave-
nir on prierait pour le roi et la famille royale, sans faire aucune
mention particulière de la reine.
Cependant le ministère n'était pas sans inquiétude : le nom de
la reine Caroline effacé du livre de l'église, n'était-ce pas un com-
niencen)ent de dégradation? Il était prudent de s'assurer qu'elle ne
protesterait pas. Précisément elle venait d'exercer une de ses pré-
rogatives royales en nommant M. Brougham son procureur-général
{aitorney gênerai) et M. Denman son procureur-général adjoint
[soliciior gênerai). Le chef de la justice, lord EUenborough, celui-là
même qui avait dirigé contre la princesse de Galles la délicate en-
quête de 1806, avait été obligé de dire aux deux illustres avocats
en pleine cour de justice suivant la formule consacrée : « Sa ma-
LE MÉDEGLX DE LA. BELXE VICTORLI. 563
jesté la reine vous ayant choisi, selon son bon plaisir, pour être son
procureur-général et son procureur-général adjoint, vous prendrez
place à la barre avec le rang qui appartient à vos offices. » C'étaient
là des symptômes qui devaient alarmer les ministres. Après quelque
hésitation, le 15 avril 1820, lord Liverpool, au nom du cabinet,
remit à M. Brougham une proposition d'arrangement avec prière
de la communiquer à la reiae. 11 était dit dans ce document que la
pension annuelle de 35,000 livres assurée à la princesse de Galles
avait cessé d'être valable par suite du changement de règne, mais
que le roi demanderait au parlement de voter à la princesse une
pension annuelle de 50,000 livres, à la condition expresse qu'elle
ne remettrait jamais les pieds sur aucun point du territoire britan-
nique, que jamais elle ne prendrait le titre de reine, jaijiais n'exer-
cerait aucun des droits, d€ réclamerait aucun des privilèges atta-
chés à ce titre, sauf celui de nommer elle-même ses représentans
devant la justice {laiv officers). Brougham eut le tort de ne pas com-
muniquer ce document à sa cliente, il eut le tort plus grave de
laisser croire au gouvernement que la réponse serait conforme à ses
désirs. Pourquoi cette négligeuce? Interrogé là-dessus dans le par-
lement, il donna plus tard des excuses singulières; ses occupations
de la chambre des communes et du barreau dans cette saison de
l'année ne lui avaient pas permis de se rendre à Rome, où la reine
se trouvait alors; la mission était de telle nature qu'il n'avait pu la
confier à des mains étrangères, il avait cru d'ailleurs que le gouver-
nement n'était pas si pressé de recevoir une réponse ou qu'il aurait
trouvé un autre moyen de se mettre en relations avec la reine. Ces
allures insouciantes dans une affaire qui ne souffrait point de letard
ont paru justement suspectes; on s'est demandé si Brougham n'avait
pas un intérêt personnel à empêcher tout accommodement, la dé-
fense publique de la reine Caroline devant lui procurer plus de
gloire et de profit que l'arrangement secret de la guerre des deux
époux. Pour moi, je suis persuadé que Brougham connaissait trop
bien le caractère de la reine pour se faire illusion sur l'efficacité des
offres du ministère, et que son seul tort est de ne pas l'avoir dit
franchement en déclinant la mission dont on le chargeait. Quoi
qu'il en soit, la reine, ignorant le projet de ses ennemis, et appre-
nant que son nom est effacé des prières de la liturgie anglicane,
s'empresse d'écrire à lord Liverpool. Elle tst reine, c'est au pre-
mier ministre du roi que s'adressent ses plaintes : — Pourquoi
a-t-on effacé son nom de la liturgie? Pourquoi n'a-t-elle pas été
informée de la mort de George IIl? Pourquoi se conduit-on, en tout
ce qui la concerne, comme si elle n'existait point? iille va se rendre
immédiatement en Angleterre pour y maintenir ses droits.
Elle part en effet le 19 avril. Elle quitte Rome, remonte l'Italie
bôh REVUE DES DEUX MONDES.
du nord, entre en Suisse et s'arrête quelques jours à Genève. C'est
là qu'elle écrit à M. Brougham de venir la trouver. M. Brougham
demande que cette conférence ait lieu dans une ville plus rappro-
chée de l'Angleterre. On convient de se rencontrer à Saint-Omer,
et rendez-vous est pris pour les premiers jours de juin. Le minis-
tère, informé de ce qui se passe, charge lord Hutchinson de se
rendre à Saint-Omer avec M. Brougham, ils travailleront ensemble
à une transaction et s'efforceront de prévenir un éclat qui peut bou-
leverser le royaume. Le 3 juin, les deux envoyés arrivent à Saint-
Omer, la reine est déjà exacte au rendez-vous. M. Brougham se fait
introduire chez elle et lui annonce que lord Hutchinson est venu
avec lui dans un esprit de sincère amitié, pour lui faire des propo-
sitions au nom de sa majesté le roi George IV. « Je serai heureuse
de le voir, « répond la reine, et le représentant du roi est introduit;
mais lord Hutchinson, persuadé que la reine a déjà eu connaissance
des propositions confiées à M. Brougham par lord Liverpool, aitend
qu'il plaise à sa majesté de mettre la conversation sur ce chapitre.
La reine attend de son côté les offres de lord Hutchinson. On échange
des banalités, on parle de tout et de rien, c'est presque une scène
de comédie. Aurait-on voulu par hasard amuser la reine afin de
gagner du temps? Ce n'est pas elle qui se prêterait à pareil jeu. Le
lendemain, h juin, lord Hutchinson reçoit un avis ainsi conçu :
(( M. Brougham ayant humblement expliqué à la reine qu'il avait
lieu de croire que lord Hutchinson était porteur de propositions
à elle adressées par sa majesté le roi, la reine a commandé à
M. Brougham de prier lord Hutchinson de lui communiquer ces
propositions par écrit dans le plus bref délai. » La reine évidem-
ment ne voulait pas recommencer la conversation de la veille; il
fallait écrire et ne pas perdre une minute. Écrire, c'est chose grave
pour un ambassadeur qui est chargé simplement de négocier d'une
façon générale, et qui croit d'ailleurs que les écritures précises sont
déjà faites. Lord Hutchinson n'a point qualité pour cela, il le dit
fort nettement dans sa réponse au billet qu'on vient de lire. Seu-
lement il se rappelle les intentions du roi, et, puisque la reine ne
paraît pas les connaître, il les lui indiquera à litre de renseigne-
ment. 13onc le roi propose de faire attribuer à la reine une pension
annuelle de 50,000 livres (1,250,000 francs), mais cela sous des
conditions expresses qu'il a fixées lui-même irrévocablement. Ces
conditions, lord Hutchinson a lieu de croire qu'elles se résument
ainsi : la reine ne prendra pas le titre de reine d'Angleterre, ni au-
cun autre titre appartenant à la famille royale ; la reine ne rési-
dera jamais sur aucun point du territoire britannique, elle n'y fera
même aucun voyage, aucune visite, sous peine d'être poursuivie
devant le parlement et de voir la présente convention à jamais
LE MÉDECIN DE LA BELNE VICTORIA. 565
rompue. Le gouvernement est décidé à commencer son procès le
jour même où elle mettrait le pied sur les côtes d'Angleterre.
Telle était en substance la réponse de lord Huichinson. Devinez-
vous quelle fut la réplique de la reine? A peine eut-elle lu le der-
nier mot de cette lettre qu'elle demanda des chevaux de poste, et,
brûlant le pavé, se fit conduire à Calais. « M. Broughani, dit lord
Campbell, n'est pas responsable de cette résolution; il pouvait à
peine en croire ses yeux lorsque de la fenêtre de son hôtel il aperçut
la voiture de la reine emportée au galop. » Arrivée à Calais, elle ne
descendit pas dans un hôtel, elle s'installa immédiatement à bord
d'un paquebot anglais, tant elle craignait que la police française, sur
des ordres venus de Paris pour complaire à George IV, ne fît obstacle
à son départ. Le lendemain 6 juin, elle débarquait à Douvres.
Cette brusque apparition de la reine prit le ministère au dé-
pourvu. Lord Liverpool la croyait encore à Saint-Omer hésitante,
indécise, ou plutôt terrifiée devant l'ultimatum de lord Hutchinson,
quand déjà elle était saluée à Douvres par des acclamations fréné-
tiques. Le gouverneur de Douvres, qui n'avait pas d'ordres con-
traires, l'avait reçue avec les honneurs dus à la majesté royale.
Simple affaire d'étiquette, cette réception n'a pas de valeur; mais
ces cris, ces hurras, cette ovation tumultueuse, comment en mé-
connaître le sens et la portée? C'est le signe de l'exécration qui
poursuit George IV. Sur la route de Douvres à Londres, la nouvelle
du retour de la reine se propage avec une rapidité inouie, et les
paroisses, les communes, les villes, s'empressent de fêter sa bien-
venue. Partout les populations accourent à sa rencontre, partout les
travaux sont suspendus, les cloches sonnent à pleine volée, les con-
seils présentent des adresses, et la reine y répond dignement, cour-
toisement, selon les formules de la vieille Angleterre.
Elle arrive à Londres : nouvelles acclamations, nouveau triomphe.
Ce n'est pas un des palais de la couronne qu'elle va occuper; lord
Liverpool n'a pas répondu à la lettre écrite de France par laquelle,
annonçant son arrivée prochaine, elle demandait qu'on se préparât
à la recevoir. Que lui importe ce refus de lord Liverpool? Un des
notables de la cité, l'alderman Wood, est allé au-devant d'elle jus-
qu'en France, jusqu'à Montbard; il l'accompagne depuis cette ville,
et se fera honneur de l'installer dans sa maison. C'est là qu'elle
arrive le 6 juin, vers six heures du soir, au milieu d'une foule eni-
vrée qui la salue d'applaudissemens sans fin. La maison de South
Audiey-street va être pendant plusieurs mois le centre de l'immense
capitale. Tandis que le roi, pâle d'effroi et de fureur, s'agite au mi-
lieu de ses conseillers, la reine, dans les salons de l'alderman,
reçoit les députations que lui envoient toutes les villes, tous les
comtés de l'Angleterre et du pays de Galles, de l'Ecosse et de l'ir-
56G REVDE ^DES DEUX ilOJNDES.
lande. On dirait que la souveraineté se déplace. Est-ce le prélude
d'une révolution?
II.
Depuis qu'on avait appris le débarquement de la reine à Douvres,
le ministère était atterré dans Saint-James. D'heure en heure, on
voyait monter le Ilot populaire qui semblait l'apporter. Quand les
ministres, en 1819, après les rapports des commissaires de Milan,
avaient promis de poursuivre la princesse, si elle mettait le pied en
Angleterre, ils avaient eu l'idée que c'était là un cas impossible.
Tous étaient persuadés que devant la publication du rapport et le
scandale d'un procès, devant la menace d'une déchéance, bien plus,
d'une dégradation publique, la princesse reculerait (1). C'est ainsi
qu'ils avaient pris cet engagement afin de mettre un terme aux ob-
sessions du prince. Eh bien ! l'événement qu'ils ont jugé impossible,
le voilà; la reine arrive, la reine est arrivée : se peut-il maintenant
qu'ils manquent de parole à George IV? L'aiïaire est si grave qu'ils
hésitent, ils sont frappés d'épouvante. Dans l'état de crise aiguë où
se trouve l'Angleterre, au milieu des émeutes, des conspirations, en
face de cette agitation menaçante qui a fait suspendre la loi de
Vhabeas corpus, le procès de la reine peut être le signal d'une in-
surrection qui renversera le gouvernement des tories et compro-
mettra la monarchie elle-même. « Tous les hommes de sens et de
réflexion voyaient cela, dit lord Brougham dans son portrait de
George IV ("2); les ministres le voyaient, Liverpool et Castlereagh
le voyaient, le chancelier surtout, lord Eldon, de son regard per-
çant et sûr, apercevait distinctement les conséquences possibles
d'une telle mesure. » Comment s'étonner qu'ils aient hésité à tenir
leur engagement? Brougham est d'avis qu'ils auraient du tenir hon
jusqu'au bout et refuser de poursuivre la reine. Eort bien, mais le
roi est là, irrité, hautain, menaçant. Si on ne tient pas la promesse
donnée, il changera de ministère, il changera de politique, les
whigs remplaceront les tories. Et qu'on ne lui dise pas que les
whigs refuseront de poursuivre la reine, il ne leur demandera pas
(1) Lord Eldon écrivait à sa fille quelques jours avant l'arrivée de la reine à Saiat-
Omer,: « Notre reine meuace de s'approcher de l'Angleterre. Si elle y entre, ce sera
la plus courageuse lady dont j'aie jamais entendu parler. » Et peu de temps après,
lorsque la reine était déjà en vue des côtes : « La ville ne s'occupe que de spéculer sur
la question de savoir si la reine viendra ou ne viendra pas. De grands paris sont en-
gagés... Pour moi, je garde mon ancienne opinion : elle ne viendra pas, à moins
qu'elle n'ait perdu le sens. » Voyez Lives of the lord chancellors and Keepers of
the great seul of England, by the late John lord Camphell. Londres 1809, t. VII,
p. 359-3C0.
(2) Voyez Fllstorical Sketchcs of stalesmen who jlouHshed in the tbne of George TII,
by Henry lord Brougham. Londres et Glasgow, 1856, t. H, p. 32.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 567
ce sacrifice, à eux qui ne lui ont rien proniis. Le procès de la reine
n'aura pas lieu; qu'a cela ne tienne! Le roi du moins aura puni les
hommes qui lui auront manqué de parole. Tenir ce langage à des
tories aussi passionnés que lord Eldon et lord Gastlereagh, lord Liver-
pool et le duc de Wellington, c'était leur mettre le couteau sur la
gorge. Ils cédèrent séance tenante. Avant que la reine fût dans la
maison de l'alderman Wood, lord Liverpool avait envoyé aux deux
chambres le rapport de la commission de Milan.
Yoilà donc la lutte engagée. Nous savons d'avance que la reine
ne faillira point, la faveur populaire en est un sûr garant. Celte fa-
veur, qui va croissant de jour en jour, n'est pas le résultat d'une
effervescence passagère. Les Anglais sentent fortement et ne s'é-
meuvent pas à demi. A un sens pratique très précis, ils joignent
des convictions élevées qui peuvent, dans les grandes circonstances,
devenir des passions énergiques. Pour apprécier ces agitations de
l'année 1820, oublions un instant l'Angleterre de nos jours, où qua-
rante années d'un gouvernement parlementaire toujours exact, tou-
jours consciencieux à travers les vicissitudes des partis, a réalisé à
temps les réformes nécessaires et prévenu les violences démocra-
tiques. A l'époque où se passent ces événemens, les exigences les
plus légitimes se font jour de toutes parts et rencontrent une résis-
tance aveugle. Deux ans plus tard, lord Castlereagh, poussé au dé-
sespoir par l'impuissance de sa politique, se coupera la gorge; sept
ans plus tard, lord Liverpool, accablé par la maladie, quittera ce
champ de bataille si vivement disputé; enfin douze années plus tard,
après notre révolution de 1830, s'accomplira en Angleterre la grande
réforme du parlement, signal d'une ère nouvelle. De 182 ) à 1832,
quel malaise dans toutes les classes de la nation ! Voil'i ce dont il faut
se souvenir, si l'on veut se faire une idée juste de ces explosions du
sentiment public et des conséquences qu'elles pouvaient entraîner.
Évidemment la reine Caroline profitait du mécontentement général
soulevé par la domination des tories, et de l'aversion particulière
excitée par la personne de George IV. A ces causes principales de
la faveur populaire se joignent deux explications accessoires qui
ont un caractère bien anglais. Tout ce peuple qui de Douvres à
Londres criait si ardemment : Vitie la reine! ces paroisses, ces com-
munes, qui de tous les points du royaume lui adressaient des vœux
de victoire, ne prétendaient nullement juger sa conduite en Italie.
On disait simplement, et nous ne faisons que répéter ici le résumé
que lord Brougham a doimé des raisonneinens de roj)inion : « A
supposer que la reine ait fait tout ce dont l'accusent ses ennemis,
peu nous importe; elle a été maltraitée, elle a été persécutée, elle
a été chassée de la maison de son époux, elle a été frustrée de ses
droits et comme femme et comme mère, elle a été condamnée à me-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
ner la vie d'une veuve, d'une veuve sans enfans, afin que l'homme
qui aurait dû être son appui pût mener la vie d'un libertin adul-
tère; nous ne souffrirons pas aujourd'hui qu'elle soit foulée aux
pieds, qu'elle soit exterminée, pour assouvir la vengeance du roi ou
pour satisfaire son caprice. » L'autre cause de cette faveur en-
thousiaste, c'est l'admiration qu'inspirait l'énergie de sa résistance.
Plus résignée, elle eût éveillé les mêmes sympathies, elle n'aurait
pas eu de partisans aussi nombreux. Il y a un mot très significatif
de lord Dudley qui peint bien ce sentiment. On sait que la reine
Caroline était la fille de ce duc de Brunswick qui en 1792 avait jeté
le défi à la révolution française et qui en 1806, généralissime de
l'armée prussienne, fut frappé de mort à Auerstaedt. « Si son père,
écrivait lord Dudley, avait montré autrefois la moitié seulement de
cette résolution pour marcher sur Paris, il aurait épargné au monde
vingt-cinq années de guerre. » Que le duc de Brunswick, par une
marche hardie sur Paris en 92, eût pu supprimer la république et
l'empire, c'est une appréciation qu'il faut laisser au noble lord ;
nous ne citons ce mot que pour montrer l'estime toute britannique
accordée à l'intrépidité de la reine Caroline.
Ainsi le mécontentement général au sujet du ministère, l'odieuse
conduite de George lY envers la reine, la sympathie de la nation
anglaise pour une femme outragée qui se défendait si vaillamment,
voilà les motifs de l'accueil fait à Caroline de Brunswick au mois de
juin 1820. Telle était l'exaltation des esprits, que l'on reprochait à
M. Brougham, son conseiller depuis bien des années, son procu-
reur-général depuis la mort du feu roi, de ne pas l'avoir protégée
plus efficacement contre les attaques de George IV. C'est pour cela
que l'alderman de Londres, M. Wood, était allé la chercher jusqu'à
Montbard ; c'est pour cela qu'il essaya de substituer à M. Brougham
tel et tel défenseur, auxquels les partisans de la reine attribuaient
un dévoûment plus actif, d'abord M. Scarlett, le premier avocat de
Londres à cette date, celui qui devint plus tard lord Abinger, puis,
à défaut de M. Scarlett, M. Wilde, un autre avocat éminent, des-
tiné à s'asseoir un jour sur le sac de laine. Heureusement Brougham
conserva son poste auprès de la reine. Après quelques hésitations,
dont personne n'a jamais eu la clé, il accepta la lutte avec une vi-
gueur digne de sa cliente, « faisant trembler le roi sur son trône, dit
lord Campbell, et s'assurant à lui-même un immortel renom (1). »
Le ministère, une fois son parti pris, résolut de mener l'affaire à
bride abattue. 11 fallait ne pas perdre une seconde pour étourdir le
pays par les révélations de Milan. On espérait que cette douche
d'eau glacée calmerait l'effervescence publique. C'est pourquoi dès
(1) Tome VIII, p. 303.
LE MÉDECIN DE LA EEINE VICTORIA. 569
le 6 juin un message du roi avait été adressé aux deux chambres
avec le fameux sac vert [green hag) qui contenait le dossier de la
commission. Ce dossier était recommandé à l'attention immédiate
et sérieuse du parlement. « Le roi, disait le message, avait éprouvé
le plus ardent désir de se soustraire à la nécessité de ces révéla-
lions et de ces débats aussi pénibles pour le pays que pour lui-
même, mais la démarche de la reine ne lui laissait pas d'alterna-
tive. » Le lendemain, la chambre des communes devait délibérer
sur une adresse en réponse au gracieux message de sa majesté.
La langue parlementaire des Anglais veut que tout message de la
couronne soit qualifié de la sorte, alors n;ême qu'il s'agit des
choses les plus disgracieuses. On allait donc répondre à ce gracieux
message, quand M. Brougham se leva au nom de la reine et parla
en ces termes :
« La reine croit nécessaire d'informer la chambre des communes
qu'elle a été obligée de revenir en Angleterre par suite des mesures di-
rigées contre son honneur et son repos, mesures prises d'abord à l'é-
tranger il y a un certain temps et sanctionnées récemment en Angle-
terre par la conduite du gouvernement. En adoptant cette résolution,
la reine ne s'est proposé que deux choses : premièrement défendre
son caractère, ensuite maintenir les justes droits à elle dévolus par la
mort du monarque vénéré dont la haute estime et l'affection constante
ont toujours été son appui le plus sûr.
« La reine, à son arrivée, est surprise d'apprendre qu'un message a
été envoyé au parlement pour appeler son attention sur des documens
écrits; elle apprend avec un éionnement plus grand encore qu'on a
l'intention de proposer le renvoi de ces documens à l'examen d'un co-
mité secret. Il y a juste quatorze ans que les premières accusations de
ce genre ont été dirigées contre sa majesté. Alors, et en toute occasion,
elle a montré le plus grand empressement à voir ses accusateurs en face
et à provoquer l'enquête la plus complète sur sa conduite. Aujourd'hui
donc elle demande une investigation publique où elle puisse connaître
et les accusations et les témoignages portés contre elle , — privilège
qu'on ne refuse pas au dernier sujet du royaume,
« A la face du souverain, du pnriement et du pays, la reine proteste
solennellement contre la formation d'un tribunal secret chargé d'exa-
miner des documens que ses adversaires ont secrètement préparés; elle
proteste contre cette procédure inconnue à la loi du pays, contre cette
violation manifeste de tous les principes de la justice. Elle s'en remet
avec pleine confiance à la loyauté de la chambre des communes pour
déjouer la seule tentative qu'elle ait quelque raison de redouter.
« La reine ne craint pas d'ajouter que, même avant de se décider à
la poursuivre, on l'a traitée d'une manière trop bien calculée pour pré-
570 REVUE DES DEUX MONDES.
juger sa cause. L'omission do ?on nom dans la liturgie, le refus de lui
fournir les moyens de transport assurés à tous les membres de la famille
royale, le refus même de lui répondre quand elle réclamait une rési-
dence dans un des palais de la couronne, les manques d'égards dont
elle a souffert à l'étranger, soit des ministres anglais, soit des agens de
toutes les puissances sur lesquelles l'Angleterre exerçait quelque in-
fluence, ce sont là autant de mesures destinées à exciier contre elle les
préventions du monde entier, tandis qu'elles n'auraient pu être justifiées
que par un procès et une condamnation, »
Cette protestation ne pouvait arrêter le cours du procès. Lord
Castlereagh se lève, et malgré les éloquentes paroles de M. Brou-
gham il demande qu'une commission soit élue pour examiner les
pièces du sac vert. Brougham riposte par un coup de maître. 11 se
doute bien que les ministres ne se sont résignés que malgré eux à
engager cette périlleuse affaire; sous ce masque d'une résolution
d'emprunt, il devine leurs perplexités. C'est précisément par là qu'il
les attaque. Sait-on ce que peut amener cette enquête? Ce ne sera
point assez de suivre la reine pendant ses voyages, de l'épier en
telle ville de Suisse ou d'Italie, il faudra interroger sa vie entière,
l'histoire de son mariage, l'histoire de ses affronts. La reine ne sera
pas seule assise sur le banc des accusés... Mais c'est Brougham
lui-même qu'il faut entendre. Il vient de signaler l'injustice de la
procédure qui se prépare. Quoi! une commission a été chargée de
faire un rapport sur une cause criminelle avant que cette cause
fût soumise aux juges, et c'est le poursuivant qui a nommé cette
commission! Quoi! un comité secret va interroger des documens
tronqués, et c'est le poursuivant qui dans ces documens a trié lui-
même les pièces qu'il croit les plus propres à frapper ce comité se-
cret! Se peut-il plus grande injustice? se peut-il aussi témérité plus
grande? Après les protestations du légiste, voici les protestations
de l'homme d'état :
« Ce n'est pas seulement le caractère de la reine qui est en question
ici, ce n'est pas seulement la manière dont on l'a traitée qui doit être
l'objet des recherchfîs de la justice; non, l'histoire intime des personnes
du plus haut rang avec lesquelles elle a été en relations, cette histoire
intime tout entière pourra être forcément introduite dans le conflit. Ce
serait un adroit pei^sonnage celui qui prét^^ndrait circonscrire la marche
de l'enquêie, celui qui dirait d'avance quelles démarches pourront être
jugées nécessaires par des hommes que leur devoir professionnel oblige
de. songer par-dessus toute chose au salut de leur client. Ce serait un
audacieux personnage celui qui oserait dire que, se trouvant à la place
des conseillers de la reine, il hésiterait une seconde à sauver sa cliente
par des moyens désespérés. L'avocat ne doit considérer qu'une chose.
LE MÉDECIN DE L\ REINE VICTORIA. 571
Il est ruiné, il est déshonoré, il est dégradé, il devient digne d'être placé
à la tête d'une commission de Milan, s'il s'inquiète des conséquences,
funestes pour d'autres, que produira l'acquittement de la personne dont
il a entrepris la défense. Ce serait un homme plus audacieux encore ce-
lui qui témérairement plongerait le pays dans l'irritation et la ruine,
tant qu'il resterait une possibilité d'arrangement à l'amiable. Au nom
de Dieu, au nom de tous cetix qui sont attachés à l'honneur et à l'équité,
au nom de tous ceux que leurs souvenirs peuvent décevoir, que leurs
désirs peuvent égarer, que leur aveuglement peut perdre, au nom des
femmes et des filles de tous ceux qui aiment la décence, qui tiennent
aux convenances morales, et qui se rappellent comment, — il y a de
cela quelques années à peine, — les journaux ne pouvaient être ou-
verts sans crainte et sans dégoût par le chef d'une famille modeste et
bien conduite, — je supplie la chambre de suspendre l'affaire, de la
suspendre seulement, et de chercher s'il n'est pas encore possible d'é-
chapper aux calamités qui nous menacent. La reine juge nécessaire
pour la justiOcation de son honneur que l'enquête soit poursuivie jus-
qu'à la fin, elle ne la fuit pas, elle l'appelle, elle est prête à y répondre,
du sein de son repos elle est venue affronter, je ne dis pas le péril, —
il n'y a point de péril pour l'innocent dans ce pays de la loi et de la
liberté, — mais les chagrins,, les tourmens, les anxiétés, pour traverser
cette pénible et, à mon avis, cette odieuse, cette épouvantable investi-
gation. J'ai Thoaneur d'être au service de sa majesté la reine, j'ai aussi
l'honneur d'appartenir à cette chambre. Comme serviteur de la reine,
je ne désobéirai point à ses ordres, et, si son honneur est en question,
je le défendrai de mon mieux; mais pour remplir loyalement mon de-
vo'r envers cette assemblée, je sens que je suis tenu de contrarier le
désir de la reine et de lui dire : « Madame, si une négociation est en-
core possible, mieux vaut aller trop loin en vous reposant sur le pays et
le parlement du soin de votre vengeance que de ne pas faire assez;
s'il est encore possible, votre honneur étant sauf, de détourner la ruine
qui menace la nation, soyez prê;ep lur toutle reste à tous les sacriQces.»
Et s'il m'était psrmis de donner des conseils à ceux qui occupent la même
situation à l'égard du roi, je leur dirais : « Agissez en honnêtes gens,
ne regarJtz pas aux conséquences, donnez à votre souveraine les avis
que l'affaire commaude, sans craindre que le parlement vous trahisse
ni que le pays vous abandonne. Ne craignez même pas qu'une disgrâce
po'iiiquevous atteigne, car, si l'on devait vous chercher des successeurs,
on ne les trouverait pas dans cette enceinte. »
Ce langage produisit une impression profonde sur la chambre
des communes. L'n des ministres, et non pas le moins illustre,
M. Ganning, soit que cette admonestation l'eût subite(nent touché,
soit que les paroles de M. Broughani répondissent à une résolution
572 REVUE DES DEUX MONDES.
arrêtée déjà dans son esprit, profita de cette occasion pour se sé-
parer de ses collègues. Ayant pris la parole dans la discussion qui
suivit, il déclara que, sur les périls de l'enquête, son sentiment était
d'accord avec celui de M. Brougham; une telle procédure ne pouvait
qu'être pernicieuse au royaume et aux personnes qu'elle concer-
nait. 11 soutint, il est vrai, et cela était parfaitement exact, que les
ministres, loin de désirer cette enquête, avaient fait tous leurs
elTorts pour l'empêcher. 11 glissa rapidement sur la mesure qui avait
efTacé le nom de la reine des prières liturgiques, il affirma qu'on
n'avait pas demandé à la reine de renoncer à son titre, qu'on l'a-
vait priée seulement d'en prendre un autre comme font les souve-
rains qui voyagent incognito. 11 rappela qu'en 1814, consulté à ce
sujet par la princesse, il lui avait conseillé de vivre désormais à
l'étranger et qu'elle y avait consenti. 11 regretta dans les termes les
plus vifs que les négociations de Saint-Omer eussent échoué; sans
attribuer cet échec ni à lord Hutchinson ni à M. Brougham, il y si-
gnala un parti-pris déplorable, et des conseils occultes qui, s'ils
n'étaient pas dictés par de mauvais desseins, l'étaient moins encore
par la sagesse; puis, après cette explication, à la fois très honnête
et légèrement embarrassée, il déclara qu'une fois en règle avec son
devoir de ministre par les observations qu'il venait de faire à la
chambre, il suivrait ses sentimens particuliers; son intention était
de ne prendre aucune part à la discussion de l'affaire.
La retraite de M. Canning donnait une nouvelle force aux argu-
mens de M. Brougham. Un des membres les plus respectés du par-
lement, M. Wilberforce, demanda que les propositions d'accommo-
dement fussent renouvelées sans retard. Tant qu'on n'avait pas
perdu tout espoir de réussir, il fallait s'efforcer de conjurer le péril.
Lord Castlereagh, voyant la chambre incliner de ce côté, se hâta
de déclarer que le ministère ne s'opposait point à l'ajournement.
La proposition de M. Wilberforce fut votée par acclamation.
Les représentans des deux parties se donnèrent aussitôt rendez-
vous pour aviser aux moyens de conclure un arrangement. C'étaient
au nom du roi le duc de Wellington et lord Castlereagh, au nom de
la reine M. Brougham et M. Denman. Cinq conférences eurent lieu
au forcigii office, et des protocoles en forme furent dressés et si-
gnés par les plénipotentiaires. A la cinquième, tout fut rompu. La
reine consentait bien à fixer sa résidence hors de l'Angleterre, mais,
ne pouvant se résigner à paraître déchue du trône et chassée de la
terre anglaise, elle exigeait comme une condition sine qua non que
son nom fût inscrit dans la liturgie. C'était précisément ce que le
roi refusait d'une façon absolue. Les résolutions étant inflexibles
de part et d'autre, il fut impossible de s'entendre.
Pendant que ces conférences avaient lieu au foreign office, l'agi-
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 573
tation populaire devenait de jour en jour plus menaçante. Le 7 et
le 8 juin, dès la nomination du comité secret, dès la première pro-
testation de la reine, 10,000 individus se portèrent vers la demeure
de l'alderman Wood, remplissant South Audley-street et les rues
environnantes. Ils forçaient les passans à se découvrir sous les fe-
nêtres de la reine; le soir, ils demandaient aux habitans voisins
d'illuminer leurs maisons, et, quand on s'y refusait, ils brisaient
les vitres à coups de pierre. Quelques-uns même s'apprêtaient à
marcher sur Garlton-house; si d'habiles dispositions stratégiques
n'eussent été prises vigoureusement par les troupes, George IV eût
été attaqué dans son palais. On arrêta quelques-uns des plus fu-
rieux, mais comment empêcher des manifestations auxquelles pre-
naient part des hommes de tous les rangs? Comment étouffer ce cri
qui retentissait de toutes parts : Queen Caroline for ever! Ce sou-
lèvement de la ville de Londres aurait dû faire comprendre au roi
la nécessité d'une solution pacifique et l'engager à n'y mettre au-
cune entrave. Il ne comprit rien, il ne voulut rien voir ni rien en-
tendre. Les rudes avertissemens de l'opinion n'eurent pas plus de
prise sur cette âme hautaine que les sages paroles de ses conseil-
lers. Il suivait sa passion en aveugle. Une lettre de lord Eldon à sa
fille citée par lord Campbell nous apprend que, dans les confé-
rences du foreign office, les représenians de George IV, obéissant
à ses ordres, montrèrent bien plus d'acharnement que les repré-
sentans de la reine. La reine ne voulait que sauver son honneur;
elle eût quitté l'Angleterre sans esprit de retour, à la condition que
son nom fût rétabli dans les prières publiques et que le gouverne-
ment anglais l'introduisît officiellement auprès des cours étran-
gères. Quant au roi, indifférent aux clauses pécuniaires, il tenait
absolument à déshonorer la reine. « Demain, écrivait lord Eldon à
la veille des conférences, demain sera un jour terrible, si la reine
fait quelque proposition d'arrangement. Le roi nen fera aucune,
et, s'il trouve un ministère qui veuille jusqu'au dernier instant sou-
tenir la lutte à tout risque, il n'en recevra aucune (1). »
C'est donc la guerre désormais, une guerre à outrance. Les né-
gociations du foreign office avaient été rompues le 19 juin, et
ce même jour lord Castlereagh s'était hâté d'en communiquer les
procès-verbaux à la chambre des communes. Au moment de voir
s'engager sans rémission la scandaleuse bataille, la chambre tenta
un suprême effort pour l'arrêter. Sur une proposition de M. Wil-
berforce, elle décida qu'une dépu tation serait envoyée à la reine
pour la supplier de relâcher quelque chose de ses conditions. Vai-
nement M. Brougham avait-il répondu que la reine ne pouvait plus
(i) Lord Campbell, Life of lord Eldon, dans le septième volume des Lives of the
lord chancellors, p. 364.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
rien concéder, puisqu'elle s'était résignée à tout, excepté au dés-
honneur; vainenïent sir Francis Burdett avait-il prouvé l'inutilité
de cette démarche dans un discours très habile, très modéré, qui
obtint des applaudissemens unanimes : 391 voix contre i'ili adoptè-
rent la [)roposition et l'adresse de M. Wilberforce. L'adresse, on le
pense bien, était conçue dans les termes les plus respectueux. C'est
au nom de la nation, au nom du salut public, que la chambre des
communes conjurait la reine d'épargner à l'Angleterre la dou-
leur et les périls d'une pareille lutte. Les députés d'ailleurs, quand
ils se présentèrent chez la reine le 24 juin, lui prodiguèrent les
marques du respect le plus profond. Vaines précautions de lan-
gage; en réalité, que venait-on demander à la reine? De consentir
à son déshonneur. Elle r?''pondit avec beaucoup de dignité : le ton
affectueux de l'adresse l'avait touchée profondément; elle en ex-
prima sa gratitude et protesta de son ardent désir d'une concilia-
tion; fallait-il pourtant que ce fût aux dépens de son honneur? Elle
savait bien qu'en résistant au vœu de la chambre des comnuines
elle courait le risque de déplaire à des hommes qui bientôt sans
doute allaient être ses juges; mais elle avait confiance dans leur
honneur et leur intégrité, a Comme sujette de l'état, dit-elle en ter-
minant, je me soumettrai sans murmure à tout acte de l'autorité
souveraine; comme reine accusée et outragée, je dois au roi, à moi-
même, à tous mes concitoyens d'Angleterre, sujets comme moi de
l'état, de ne sacrifier aucune des prérogatives de mon rang. »
Un fait à noter ici, c'est que la députation de la chambre des
communes, malgré les bienveillantes intentions qui l'animaient, fut
très mal reçue de la population de Londres. 11 suffisait que la
chambre eût conseillé à la reine de céder encore pour que l'irrita-
tion publique se manifestât. Au moment où les députés entrèrent
dans la maison de la reine, au moment où ils en sortirent, la foule
qui se pressait dans la rue les couvrit de huées.
La réponse de la reine à la députation de la chambre des com-
munes ayant été communiquée le soir même à l'assemblée (26 juin),
plusieurs membres essayèrent encore d'empêcher le scandale du
procès. Les uns étaient préoccupés avant tout de la paix publique,
les autres n'étaient pas fâchés de faire échec au roi et de lui arra-
cher sa victime; tous s'entendirent pour proposer un ajournement
de l'alfaire à six mois. Une motion dans ce sens fut faite par M. Wes-
tern et soutenue par M. Tierney, l'un des plus habiles orateurs de
l'opposition. La tentative était condamnée d'avance , lord Castle-
reagh et M. Brougham demandant chacun, quoique dans une vue
bien différente, la continuation de l'enquête : 195 contre 100 déci-
dèrent que le procès suivrait son cours. Seulement quelle serait la
procédure? quelles seraient les formes de justice? quel serait le
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 575
tribunal? C'est ce que le ministère allait décider sur le rapport du
comité secret de la chambre des lords chargé d'examiner les pièces
du sox vert. La reine et ses conseillers avaient protesté en vain
contre cette enquête mystérieuse; malgré leur ardent appel à la
publicité pour les préliminaires du procès comme pour le procès
lui-même, le comité de la chambre des lords poursuivait sa besogne
dans l'ombre. Ce travail, terminé le k juillet, fut conununiqué le
soir même en séance publique. Le rapporteur concluait à la néces-
sité d'une enquête solennelle, le premier examen secret fournissant
assez de preuves de la culpabilité de la reine; il ajoutait que, d'a-
près l'avis du comité, le moyen le plus convenable de faire celte
enquête était une procédure devant le parlement.
Le lendemain, au début de la séance, nouvelle pétition de la
reine à la chambre des lords; elle proteste contre ce rapport et de-
mande que ses avocats soient admis à la barre pour le combattre.
Lord Eldon répond que cette demande est prématurée, que le rap-_
port s'adresse à la chambre, qu'un bill va lui être présenté à la suite
de ce rapport, et que ce droit de présenter un bill, même sans avis
préalable, ne saurait être entravé par aucune circonstance exté-
rieure. En même temps, lord Liverpool, au nom du gouvernement,
présente un bill de peines et punitions contre la reine. Le minis-
tère, dit-il, après en avoir conféré avec les plus savans juriscon-
sultes, s'est convaincu qu'il n'y a pas lieu de procéder par un acte
d'accusation, parce que les lois qui statuent sur le crime d'adultère
commis par une reine avec un sujet du roi sont muettes sur le
même crime commis avec un étranger ; il est donc nécessaire de
recourir à une mesure législative. Le premier ministre lit alors ce
projet de loi : le préambule, suivant les formes précises de la pro-
cédure criminelle, énumérait les offenses imputées à la reine, l'ac-
cusait de relations adultères avec l'Italien Bergami, racontait toutes
les histoires et remuait toutes les vilenies rassemblées par la coui-
mission de Milan, après quoi les articles de loi statuaient, premiè-
rement : que Garoline-Amélie-Élisabeih de Brunswick, s'étant ren-
due indigne, par sa conduite scandaleuse et déshonorante, du titre
de reine-épouse, serait, aussitôt que le bill aurait reçu l'approbation
des deux chambres, déclarée incapable de jouir des droits, préroga-
tives, privilèges et immunités attachés à ce titre; secondement, que
le mariage du roi George IV avec Garoline-Amélie-Élisabeth de
Brunswick serait annulé.
Le soir même, 5 juillet, l'huissier de la chambre des lords se
rendit chez la reine et lui remit ofïiciellement la copie du bill. La
reine fut saisie d'abord d'une émotion profonde; elle la réprima
aussitôt, et, recevant le bill d'un air cabne, elle dit simplement
qu'elle en appelait à la justice d'un monde meilleur.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
On comprend sans peine ce qu'il y avait de révoltant dans le bill
présenté à la chambre des lords. L'Angleterre du xix** siècle, accou-
tumée à un régime de justice et de liberté, voyait reparaître la lé-
gislation des temps de barbarie. On était reporté aux plus mauvais
jours de la tyrannie politique et religieuse. C'était par des hills of
attainder comme celui-là que Henry VIII avait frappé tant de vic-
times; c'était par de telles procédures qu'il avait fait tomber la tête
d'Anne de Boleyn et de Catherine Howard. S'il n'était pas ques-
tion cette fois de vie et de mort, il s'agissait de déchéance, de dé-
gradation, de divorce. Était-ce par une loi d'état qu'il fallait déci-
der de l'honneur d'une femme et de la dignité d'une reine? Dans
tous les pays libres, l'accusé est jugé d'après les lois existantes;
, ici on proposait de faire la loi pour juger l'accusé. Et quelle loi?
Une loi d'exception, une loi qui fiappait d'avance, une loi qui sup-
primait les formes protectrices de la justice commune. La reine et
ses avocats ne connaissaient pas même les noms des témoins sur
les dépositions desquels le ministère avait commencé la poursuite.
Le jour de la présentation du bill, quelques lords ayant demandé
que la liste des témoins fût communiquée à la reine : u Nous ne le
pouvons pas, répondit lord Liverpool. Ce qui est de mise en ma-
tière judiciaire ne l'est point en matière législative. » Le premier
ministre revendiquait sans embarras toutes les conséquences de
l'iniquité commise par le gouvernement. Il ajoutait seulement que,
dans le cours du procès, la reine obtiendrait tout le temps néces-
saire pour convoquer les témoins à décharge. On verra tout à l'heure
ce que valait cette concession.
La reine, qui ne se lasse pas de tenir tête à l'ennemi, adresse dès
le lendemain (6 juillet) une nouvelle pétition à la chambre des lords;
elle demande que ses avocats soient admis à la barre de la chambre,
afin de protester en son nom et contre le principe du bill et contre
la procédure qu'on s'apprête à suivre. Cette demande est accueillie.
M. Brougham paraît à la barre avec ses confrères, et alors commence
cette série de discours qui, selon l'expression de lord Campbell, si
peu favorable pourtant à lord Brougham , demeureront l'éternel
honneur du forum britannique. Jusqu'ici, dans ce procès de la reine
Caroline, nous n'avons entendu M. Brougham qu'à titre de député;
c'était le grand debater de la chambre des communes qui discutait
la conduite du gouvernement. Désormais c'est le grand avocat qui
prend place à la barre de la chambre des lords. Le chancelier, lord
Eldon, est assis sur le sac de laine. Dès que M. Brougham est in-
troduit, lord Eldon lui annonce quelle sera la marche des débats,
LE MÉDECIN DE LA. REINE VICTORIA. 577
quelles seront les phases de la procédure, et en quel temps elles
auront lieu. M. Brougham se lève et prononce ces paroles :
« Il a été dit, je le sais, par les promoteurs de ce bill, que mon il-
lustre cliente serait traitée comme si elle était le plus humble sujet du
royaume, et non le premier. Ah ! plût à Dieu qu'elle fût dans la situation
du dernier sujet du royaume! Plût à Dieu qu'elle ne se fût jamais éle-
vée au-dessus du plus humble de ceux qui doivent soumission à sa ma-
jesté! Elle eût été protégée par le triple rempart à l'abri duquel les
lois de l'Angleterre gardent la vie et l'honneur de la plus pauvre femme.
Avant qu'un pareil bill eût pu être présenté contre tout autre individu,
il y aurait eu une sentence de divorce prononcée par la cour du consis-
toire, il y aurait eu un verdict prononcé par un jury qui eût sympathisé
avec les sentimens de l'accusée, et qui, pris dans les mêmes rangs de
la société, sachant que les preuves produites contre elle pourraient, dans
des circonstances analogues, être produites contre leurs femmes et leurs
filles, eussent éprouvé le besoin de se défendre contre un danger com-
mun. Il n'y aurait eu parmi ses juges nul homme attaché au service
de son mari, car son avocat aurait eu le droit de le récuser, nul homme
pris à gages par son mari selon son bon plaisir, nul homme en situa-
lion d'être enchaîné à son mari soit par la reconnaissance pour des fa-
veurs passées, soit par l'attente de faveurs futures. Elle eût été jugée
par douze Anglais honnêtes, impartiaux, désintéressés, au seuil des-
quels l'irJluence exercée sur les présens juges aurait pu s'agiter pen-
dant des années sans faire sur eux en aucune manière cette impression
soit de crainte, soit d'espérance, objet de ses calculs et de ses efforts.
Elle a donc bien raison de se plaindre de ne pas être le dernier sujet
de sa majesté, et je puis assurer vos seigneuries qu'elle sacrifierait bien
volontiers toutes choses, excepté son honneur, qui lui est plus cher que
la vie, pour obtenir le plus pauvre de ces cottages où toute femme an-
glaise est à l'abri de l'iniquité. »
Yoilà un début qui promet. Que vous semble de cette comparai-
son entre les douze jurés et les juges de la chambre des lords? En
signalant ces audacieux sarcasmes, lord Campbell remarque spiri-
tuellement que, si la noble assemblée n'était guère accoutumée à
pareil langage, M. Brougham allait bientôt le lui rendre familier.
Le premier jour, la surprise fut grande; lord Eldon , le grave et
austère lord Eldon, était scandalisé. Brougham fut rappelé à l'ordre
plusieurs fois comme ayant excédé les droits de la défense. Ces aver-
tissemens, bien loin de le gêner, lui fournirent de nouveaux avan-
tages. 11 arrangea ses paroles, il retira d'une main adroite les traits
qu'il venait de lancer, il cessa de les appliquer à tous pour les en-
TOMB XIII. -- 1816, 37
578 RETUE DES DEUX MONDES.
foncer plus profondément chez quelques-uns ; bref, il ménagea la
chambre en attaquant le ministère, et termina par ces mots :
« La reine, confiante dans son innocence outragée, a la ferme con-
viction qu'aucun obstacle, ni l'esprit de parti, ni la présence de per-
sonnes intéressées, ni des influences étrangères exercées en dehors de
la chambre, ni le manque supposé de sympathie pour les sentimens du
pays, ni la tendance attribuée aux lords, mais attribuée faussement,
qui les ferait se courber devant la faveur royale, — que rien enfin,
qu'aucun obstacle ne se dressera entre elle et la justice, que rien
n'empêchera sa cause de recevoir une décision droite, impartiale, dé-
gagée de toute idée préconçue. »
Après ces observations, la chambre prononça la clôture des débats
sur la première lecture du bill et s'ajourna au 10 juillet pour déci-
der quel jour elle entendrait la seconde. Le 10 juillet, il fut décidé
que la seconde lecture aurait lieu le 17 août suivant; il fut décidé
aussi que le débat porterait alors sur la preuve des faits énoncés
dans le préambule et que le procès de la reine commencerait.
C'est donc après un délai de cinq semaines et demie que devait
s'engager la grande lutte. L'impatience publique était au comble;
on comptait les jours et les heures. Du 10 juillet au i 7^août, l'agita-
tion alla en croissant. La reine recevait toujours des députalions ve-
nues de divers points du royaume; elle y répondit d'abord en termes
modérés, sur un ton de dignité triste qui convenait à sa situation;
mais peu à peu ses réponses prirent un caractère d'extrême véhé-
mence. Enhardie par l'irritation publique soulevée contre George IV,
elle donnait un libre cours à ses propres colères. A mesure qu'on
approchait du terme fixé pour le procès, l'agitation populaire était
si violente que l'on pouvait craindre une émeute, même une révo-
lution. Le ministère avait dû prendre les précautions les plus sé-
rieuses : des troupes étaient consignées dans tous les quartiers de
la ville ainsi que dans les villages environnans. De jour en jour, on
s'attendait à une bataille. Il est à peine nécessaire de dire que le
couronnement de George ÏV, annoncé depuis plusieurs mois pour
le 1"' août, avait dû être ajourné à l'année suivante. Beaucoup
de pairs, les uns mécontens de la conduite du gouvernement en
toute cette affaire, les autres effrayés de l'irritation publique, cher-
chaient les moyens de se soustraire à leurs fonctions de juges. Il y
avait bien longtemps en effet que la noble assemblée ne s'était vue
au milieu d'une telle fournaise. Des bruits étranges lui arrivaient
de tous côtés. On disait que la reine viendrait assister de sa per-
sonne à toutes les séances, et qu'une moitié de la population de
Londres l'escorterait jusqu'aux portes de Westminster. Les inquié-
LE MÉDECIN DE LA REINE AICTORIA. 579
tudes étaient si vives que le ministère craignit de voir toute une
partie de la chambre disparaître aux approches du péril. Comme
tout était extraordinaire dans ce procès, il fallut prendre des me-
sures extraordinaires pour retenir les lords trop empressés d'aller
visiter lejirs domaines; la chambre décida qu'aucun de ses mem-
bres ne pourrait s'absenter sous peine d'une amende de 100 livres
(2,500 francs) pour chacun des trois premiers jours, et de 50 livres
(1,250 francs) pour chacun des jours suivans. Étaient excusés les
pairs âgés de plus de soixante-dix ans, ceux qui se trouvaient hors
du royaume au 10 juillet, jour où la seconde lecture du bill avait
été ordonnée, ceux qui étaient absens pour le service du roi, enfin
ceux qui étaient sous le coup d'un grand deuil de famille, ayant
perdu leur père ou leur mère, leur femme ou leur enfant.
L'heure sonne enfin, la séance du 17 août a commencé. Pendant
qu'on procède à l'appel des pairs, dont quarante-huit ont envoyé
leurs excuses, la reine entre dans la salle. Tous les pairs se lèvent.
Elle fait trois révérences et va prendre place sur un siège préparé
pour elle à côté des degrés du trône. Elle est vêtue de noir, avec
un voile blanc qui lui couvre le visage. L'appel des lords terminé,
une discussion préliminaire s'engage comme celle qui a déjà eu lieu
à la première lecture du bill; M. Brougham dit que son auguste
cliente lui a défendu toute récrimination, que cet ordre venu d'en
haut est conforme à ses propres sentimens, que ce sont là des ar-
gumens périlleux, des argumens redoutables, mais que les formes
arbitraires de ce bill pourront, malgré ses répugnances , le con-
traindre à s'en servir. L'avocat ne connaît que son devoir, et, coûte
que coûte, il est tenu de le. remplir. Son devoir en ce moment est
de combattre par tous les moyens le principe même du bill. Il se
tourne alors vers les archevêques qui siègent parmi les lords, et
leur demande si l'adultère n'est un crime que chez la femme. Qu'il
convienne aux personnes présentes de voir ou de ne pas voir les
intentions cachées sous de misérables prétextes, on ne réussira pas
à tromper le bon sens de la nation; tous ceux qui jugeront la chose
à distance seront surpris et choqués. « Dans leur langage familier,
ils qualifieront d'attentat l'idée de poursuivre sous le masque un
dessein qu'on n'avoue pas. — Voilà un homme, diront-ils, qui veut
se débarrasser de sa femme. Il parle de l'honneur du pays, de la
sécurité du pays, et les plus chers intérêts de ce pays, son repos,
sa moralité, son bonheur, vont être sacrifiés à l'assouvissement de
sa passion, n Les lois de l'Angleterre, les décisions constantes de la
chambre des lords, sont explicites sur ce point : le mari qui demande
le divorce est tenu de prouver qu'il paraît lui-même reclus in rurîa,
et qu'ayant toujours été un fidèle mari, il a le droit de requérir la
dissolution du mariage en raison de l'infidélité de sa femme.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi s'ouvrirent ces dranaatiques débats. Le procureur-général
du roi, M. Gifford, et l'avocat-général, M. Copley, qui répondirent
très habilement à la vigoureuse attaque de M. Brougham , furent
écoutés avec beaucoup de faveur. La chambre , sans se prononcer
encore sur le fond, admettait la forme proposée pour le jugement
de la reine, et voulait que la procédure fût suivie jusqu'au bout.
Ces ardentes contradictions avaient rempli trois séances (17-19 août).
Alors commença le procès véritable, le réquisitoire du procureur-
général et l'interrogatoire des témoins.
C'étaient presque tous des Italiens, des gens de service, valets
de pied et femmes de chambre. Le premier, Teodoro Majocchi, pos-
tillon du général Pino, avait, selon le dossier de Milan, quitté vo-
lontairement le service de la reine, qui lui avait donné un bon cer-
tificat; sa déposition, soutenait l'accusateur, ne pouvait donc être
attribuée à un motif de ressentiment. Le dossier de Milan ne disait
pas que le témoin avait désiré reprendre son emploi dans la do-
mesticité de la reine et qu'on n'avait plus voulu de ses services. Un
incident curieux marqua la séance où il comparut (21 août); dès
que son nom fut appelé, la reine se leva et sortit. Était-ce une pro-
testation contre les indignités de cette enquête? était-ce un mou-
vement de dégoût à la vue du principal calomniateur? L'un et
l'autre assurément. Malgré cette protestation muette, la déposition
de Majocchi, conduite et soutenue par les interrogations du procu-
reur-général, produisirent l'eifet d'une révélation accablante. Les
amis de la reine la croyaient déjà perdue. Ils se rassurèrent le len-
demain quand M. Brougham reprit le Majocchi en sous-œuvre. Ce
contre-interrogatoire démantela pièce à pièce le terrible échafau-
dage. Il le harcelait de questions nettes et précises afin de contrô-
ler le précédent interrogatoire; persuadé que Majocchi jouait un
rôle appris par cœur, il s'efforçait de l'arracher au texte du scéna-
rio, il serrait, il tordait, si je puis dire, ses réponses de la veille,
comme pour en faire éclater le mensonge, et l'Italien, interdit, bal-
butiant, en homme qui craint de se couper, s'appliquait à répéter
invariablement : Non mi ricordo. On devine ce que devenait cette
litanie dans le commentaire de Brougham. JSon mi ricordo! si ces
paroles se rapportaient parfois à des choses que le témoin n'avait
point dites, souvent aussi elles tombaient sur des points qu'il avait
affirmés. Quelle occasion pour le terrible athlète ! avec quelle joie et
quelle verve il assénait ses coups! Toute la scène s'est gravée si
bien dans la mémoire des Anglais que leur langue familière, au dire
de lord Campbell, s'est enrichie d'une expression piquante : accuser
quelqu'un d'un non mi ricordo^ c'est l'accuser de mensonge (1).
(1) Voyez lord Campbell, Lives of the lord chancellors, t. VIII, p. 311.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 581
Ainsi fut démolie la plus redoutable batterie de l'accusation; sui-
vant l'expression de Brougham lui-même, Majocchi était détruit.
Une autre déposition bien menaçante était celle de M"^ Demont,
une des femmes de chambre de la reine. L'un des assesseurs de
Brougham, M. Justice Williams, se chargea de la détruire à son
tour. Il y réussit admirablement; c'est le témoignage que lui rend
Brougham dans une de ses belles études sur les hommes d'état de
son temps, a II serait malaisé, dit-il, d'évaluer l'immense effet que
produisit cette discussion de M. Williams et sur la chambre des
lords et sur la nation tout entière. » W^ Demont et Teodoro Ma-
jocchi, c'étaient les deux engins de guerre sur lesquels l'accusation
comptait le plus. Ces deux maîtresses pièces mises hors de combat,
les autres furent aisément balayées. Voyez comparaître et les Sac-
chi, et les Tastelli, et les Guggiari, et ce Pietro Gucchi dont l'ora-
teur a trouvé le portrait parmi les damnés d'Alighieri; que reste-
t-il de leurs dépositions après que Brougham les a fait passer au
crible de sa dialectique?
Dans cette lutte, qui se prolongea du 17 août au 5 septembre
1820, soit que le principe du bill fût attaqué par Brougham, soit que
les témoins fussent attaqués à fond, il y eut de part et d'autre une
ardeur acharnée, et en mainte occasion des merveilles d'éloquence.
Le procureur-général du roi, M. Gifford, n'avait pas, il est vrai, la
forte éducation littéraire qui assurait la supériorité de Brougham;
bien que le sentiment de cette faiblesse le rendît parfois timide,
c'était un légiste délié, retors, et à ce titre singulièrement redou-
table. Quant à l'avocat-général (1), M. Gopley, il avait complété
son savoir judiciaire par des études de toute sorte, il avait voyagé,
il connaissait le monde, il était en outre hardi et batailleur (2) ; on
le vit en plus d'une séance soutenir l'accusation avec tant de force
qu'il semblait que la reine ne s'en relèverait pas. Entre de pareils
adversaires, le combat donnait lieu aux plus dramatiques incidens.
L'imposant aspect de la chambre des lords, et au dehors du palais
ces auditoires immenses, l'Angleterre si directement intéressée, si
violemment passionnée, l'Europe entière curieuse, attentive, émue,
stupéfaite, tout enfin concourait à enllammer l'ardeur des combat-
tans. Sous les formes graves de la parole anglaise, on sentait les
fureurs d'un duel à mort; point de trêve, point de merci. Un coup
avait frappé la reine, la riposte allait frapper le roi. Le grand art de
Brougham était de mettre George IV en cause sans qu'on pût lui
retirer la parole, de dire tout ce qu'il voulait dire sans donner prise
au lord-chancelLer. Allusions, insinuations, toutes les ruses du lan-
(1) Avocat-général ou procureiir-génôral-adjoint; lo titre de solicitor gênerai se tra-
duit de CCS deux manières.
(2) Bold and pugnacious, nous dit lord Campbell.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
gage lui étaient bonnes pour attirer le roi devant les juges et lui
demander des comptes au nom de la reine. A bon entendeur, salut!
En Angleterre et dans toute l'Europe il y avait de fines oreilles
auxquelles suffisait un demi-mot. Ce qu'il n'était pas libre d'expri-
mer clairement, il ie suggérait tout bas aux esprits atteniifs. Sous
la plaidoirie publique on lisait entre les lignes la plaidoirie secrète.
Un jour qu'il s'était efforcé de réduire l'affaire à un procès de di-
vorce, le procureur-général déclara au nom du gouvernement que
son adversaire essaierait en vain de dénaturer la cause : il ne s'as-
gissait pas des plaintes d'un mari contre sa femme, il s'agissait de
l'état, de l'honneur et du salut de l'état. Brougham va-t-il re-
noncer à mettre le roi en cause? Pas le moins du monde. Seule-
ment il redoublera d'adresse, et ie sarcasme à demi caché n'en sera
que plus cruel. Au moment même où il a l'air de se rendre aux ob-
servations du procureur-général, il lui adresse une question terri-
blement embarrassante. « D'après l'assertion de mon savant ami,
dit-il, je suis obligé de croire que le gouvernem,ent n'a pas proposé
ce bill pour complaire aux désirs personnels du roi, et que sa ma-
jesté, regardant tout ceci avec indifférence, demande seulement que
la justice suive son cours. Mais alors quel est donc le poursuivant?
quel est donc cet être mystérieux? » Et tout à coup, armé d'une
citation de Milton, il la lance avec tant d'adresse que la flèche d'or,
sifflant par-dessus les ministres, s'en va frapper la couronne même :
De quel nom le nommer, cet être? Il est sans corps,
Sans appareil vivant, sans forme, sans figure;
Il n'a rien d'arrêté, ni membre, ni jointure.
Nulle substance enfin. C'est un fantôme alors.
Il porte, spectre vain qu'un nuage environne,
Sur son semblant de tête un semblant de couronne.
Si Brougham a voulu découronner u,n instant l'odieux George IV,
aucun trait ne pouvait porter plus juste. L'effet de la citation fut
immense. Ce semblant de couronne sur ce semblant de tête (1) rap-
pelait à tous le danger que la conduite du roi faisait courir, non pas
à la royauté elle-même, mais à la dynastie de Hanovre. Les cour-
tisans du roi étaient irrités ; quelques-uns des lords, en sortant de
la séance, reprochaient au lord-chancelier de ne pas avoir retiré la
parole à l'audacieux. D'autres prononçaient le mot de lèse-raa-
jesté; la chambre, à les entendre, aurait dû l'envoyer à la Tour de
Londres. « Il est vrai, dit ingénument lord Campbell, que cette me-
sure n'aurait servi qu'à ie rendre plus populaire. »
Au reste, les deux adversaires du grand avocat, M. Gifford et
(1) What seems bis head
The iikeness cf a kingly crowa bas on.
(Milton, the Paradise lost, book II, v. 60.)
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 583
M. Gopley, étaient en mesure de lui causer à leur tour les plus
graves embarras. La procédure d'un bill of attainder leur assurait
des avantages dont ils profitaient sans scrupules. Ainsi le 9 sep-
tembre l'avocat-général du roi, M. Gopley, ayant prononcé un ré-
quisitoire qui avait produit une impression profonde, Brougham au-
rait désiré répondre immédiatement, sans perdre le droit de faire
compara,ître les témoins de la reine; or les règles de cette procé-
dure exceptionnelle, qui ne permettaient pas de disjoindre les deux
choses (l'appel des témoins à décharge et le discours de la défense),
ne permettaient pas non plus que l'appel des témoins à décharge
eût lieu avant le réquisitoire. Brougham, effrayé de l'effet produit
par l'attaque véhémente de M. Gopley, demanda la permission de
répondre sur-le-champ, tout en réservant de convoquer plus tard
les témoins de la reine et de faire valoir leur témoignage. En d'au-
tres termes, il voulait diviser sa défense en deux parties : l'une qu'il
ferait séance tenante, l'autre qu'il ajournerait à quelques semaines.
Le lord-chancelier s'y refusa; Brougham était libre de répondre s'il
le voulait, mais il ne pourrait plus appeler de nouveaux témoins et
donner une suite à sa défense. A quoi se résoudre? D'une part,
laisser la chambre des lords sous le coup du discours qu'elle vient
d'entendre, c'est bien dur pour le vaillant lutteur; de l'autre, re-
noncer au droit de faire attester l'honneur de la reine par des voix
respectables, se résigner à ne pas confondre une dernière fois cette
canaille italienne en lui opposant des personnes de noble vie, n'est-ce
pas donner prise à des soupçons fâcheux? N'aura-t-il pas l'air de
douter lai-même de ces témoignages qu'il invoque? Les récits du
temps nous apprennent que Brougham, obligé de prendre son parti,
fut en proie a de véritables angoisses. Il lui parut enfin qu'il ne de-
vait pas renoncer à des témoignages dont sa royale clienrte avait lieu
de s'honorer. Il se résigna, puisque c'était la loi de cette procédure
barbare, à ne pas détruire immédiatement le réquisitoire de Go-
pley. Interrogé sur la date où toutes les formalités pourraient être
remplies, il répondit que sa défense commencerait le 3 octobre.
IV.
Le 3 octobre arrive, ce sera le grand jour de Brougham. La
chambre des lords est pleine; il y a foule au dehors comme au de-
dans. A l'heure dite, la séance est ouverte. Comme aux séances
précédentes, c'est lord Eldon qui est assis sur le sac de laine. Il
donne la parole au procureur-général de la reine. Brougham se
lève et s'exprime en ces termes : •
« Plaise à vos seigneuries! L'heure est venue où je sens que j'ai
584 REVUE DES DEUX MONDES.
vraiment besoin de toute votre indulgence. Ce n'est pas seulement la
présence de cette auguste assemblée qui m'embarrasse, j'ai déjà fait
plusieurs fois l'épreuve de sa bienveillance; ce n'est pas la nouveauté
de cette procédure qui me trouble, car l'esprit se réconcilie peu à peu
avec les choses les plus étranges ; enfin ce n'est pas la grandeur de
cette cause qui m'accable, car je suis porté, je suis soutenu par la con-
viction de sa justice, conviction que je partage avec tout le genre hu-
main ; mais c'est précisément, mylords, la force de cette conviction,
la certitude que j'ai qu'elle est universelle, le sentiment que j'ai
qu'elle est juste, c'est tout cela qui me fait craindre de ne pas la trai-
ter comme il convient, et de lui faire tort pour la première fois. Tandis
que d'autres peuvent trembler pour un client coupable, éprouver des
inquiétudes dans une affaire douteuse, se sentir paralysés par la con-
science d'une faiblesse cachée, être glacés par les influences du dehors
ou terrifiés par l'hostilité de l'opinion publique, moi, sachant bien qu'il
n'y a point de crime à déguiser ici, sachant bien qu'il n'y a rien à
craindre ici, rien, excepté les inventions du parjure, l'appréhension
qui m'obsède, c'est l'idée qu'en m'acquitlant faiblement de mon de-
voir je puis exposer cette cause à paraître douteuse pour la première
fois, et m' exposer moi-même à être condamné, mylords, par ces millions
de vos compatriotes dont les yeux jaloux nous surveillent, car bien
certainement ils s'en prendraient à moi, s'il vous arrivait de casser le
jugement que l'évidence de la cause leur a fait prononcer. Cette pensée
accablante me trouble à un tel point que, même après le répit de plu-
sieurs semaines dont je suis redevable à l'indulgence de vos seigneu-
ries, je puis à peine rassembler mes esprits pour m'acquitter de mon
devoir professionnel, sous le poids de la grave responsabilité qui l'ac-
compagne. »
Après cet exorde, d'une ampleur trop cicéronienne, mais qui fai-
sait apparaître an-dessus du premier tribunal de l'Angleterre le
tribunal supérieur de l'opinion, Brougham entre vigoureusement en
matière. En quelques mots, il rappelle l'arrivée de Caroline de
Brunswick sur le sol de l'Angleterre, il montre la nièce du roi
George III venant d'une cour d'Allemagne pour épouser son cousin
le prince de Galles; va-t-il donc raconter tout ce qui a suivi? Bien
des auditeurs frémissent d'avance. Les chefs des tories étaient alors
les amis de la princesse et les adversaires du prince. Celui-là même
qui préside aujourd'hui la séance, lord Eldon, ne l'a-t-il pas défen-
due en 1806 contre les violences de son mari? Brougham a beau jeu
s'il veut parler; non, il s'arrête, il se retire, mais la façon dont il
opère sa «retraite est plus terrible qu'un assaut. L'intérêt de sa
cause, il le déclare, ne lui impose pas l'obligation de remuer ces
souvenirs. S'il avait à le faire, il le ferait. On sait déjà ce qu'il
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 585
pense sur ce point, il le répète avec force : le devoir, le devoir im-
périeux de l'avocat est de dire tout ce qui peut sauver son client.
Aucune considération extérieure ne le doit retenir. Dussent ses pa-
roles être accablantes pour un autre, dussent-elles le faire frisson-
ner d'épouvante, le torturer, le supplicier, le détruire, il est tenu
en conscience d'aller jusqu'au bout. Bien plus, si ses devoirs de pa-
triote ne sont pas d'accord avec ses devoirs d'avocat, il les jettera
au vent, alors mê^ne qu'il devrait précipiter son pays dans la con-
fusion. Voilà les devoirs de l'avocat; heureusement, dans l'affaire
dont il s'agit, l'intérêt de la défense ne le réduit pas à ces extré-
mités. S'il employait de tels moyens, on croirait qu'il cherche à
excuser les crimes de sa cliente; or il ne plaide pas excusable, il
plaide non coupable. L'accusation a dit que la défense elle-même
avait été obligée de reconnaître plusieurs des faits criminels impu-
tés à la reine; c'est faux, c'est effrontément et scandaleusement
faux. La défense n'admet rien, ne concède rien, la défense prouvera
que toutes ces imputations sont calomnieuses.
Epargner ainsi George IV, c'était lui imprimer une flétrissure
publique. Quant à la reine, s'il y avait de la fierté à se priver ainsi
d'une partie de ses armes, cette fierté n'était-elle pas bien témé-
raire? Brougham avait-il raison de soutenir si résolument qu'il n'a-
vait rien à concéder? Il sent qu'il va trop loin, et tout à coup, re-
prenant ses dernières paroles, il concède les fautes de tenue dont
on ne saurait absoudre sa cliente, mais il les concède de façon que
les lords eux-mêmes en partagent la responsabilité. Oui sans doute,
la reine a eu tort de quitter l'Angleterre, d'aller s'établir en Italie,
de s'y faire une société au-dessous de son rang, mais ce n'est pas
aux lords de le lui reprocher.
« Que d'autres l'accusent d'avoir'déserté son pays, que d'antres for-
gent des histoires sur les conséquences de son séjour parmi les Ita-
liens, qu'ils regrettent de ne pas l'avoir vue demeurer dans la compagnie
des nobles dames de sa patrie d'adoption, ce ne sont pas vos seigneu-
ries qui ont le droit de tenir ce langage. Ce n'est pas vous, mylords,
qui pouvez jeter cette pierre à sa majesté. Vous êtes les dernières per-
sonnes du monde, — oui, vous qui aujourd'hui prenez la liberté de la
juger, vous êtes les dernières personnes du monde à qui il appartienne
de proférer cette accusation, car vous êtes les témoins qu'elle est obli-
gée d'invoquer pour s'en défendre. Vous êtes les dernières personnes
du monde qui puissent l'accuser, car vous n'êtes pas seulement les té-
moins de son innocence, vous êtes les instigateurs de la seule faute
que nous ayons à reconnaître dans sa conduite. Pendant qu'elle habi-
tait l'Angleterre, elle ouvrait gracieusement les portes de son palais
aux familles de vos seigneuries. Gracieusement elle daignait mêler sa
586 RE VUE DES DEUX MONDES.
vie, et de la façon la plus faioilière, à la vie de ces vertueuses et illus-
tres personnes. Elle daignait rechercher votre société, et aussi long-
temps que cela put convenir à certains projets (non pas des projets qui
vinssent d'elle), — aussi longtemps que cela put' aider à de certaines
vues (non pas à des vues qui lui fussent propres), — aussi longtemps
que cela put servir certains intérêts (non pas des intérêts où elle eût
rien à voir), elle ne rechercha point votre société en vain; mais quand
la situation changea, quand il fallut retenir ce pouvoir qu'on avait
saisi en se servant d'elle comme d'un instrument, quand les affamés
de pouvoir et de places voulurent prolonger leur jouissance, cette jouis-
sance à laquelle, pour condition première, la princesse dut être sacrifiée
en victime, alors les portes de son |)alais, toujours accessibles, le furent
inutilement, alors la société des pairesses d'Angleterre se retira d'elle,
alors elle fut réduite à cette alternative, très humiliante en vérité, —
ou bien de reconnaître que vous l'abandonniez, et de chercher parmi
vous ceux qui, en continuant de la voir, lui feraient une faveur accor-
dée de mauvaise grâce, — ou bien de quitter ce pays et de ciiercher au
loin une compagnie inférieure à la vôtre. »
Est-il besoin de faire remarquer avec quelle précision ces traits
sanglans atteignaient en plein visage lord Eldon, lord Liverpool,
lord Castlereagh, tous les chefs du gouvernement tory?
Les torts de la reine une fois expliqués de la sorte et placés hors
de cause, l'orateur arrive au fond même de l'accusation. Il ne s'agit
plus de l'observation des convenances, il s'agit de l'adultère de
Caroline de Brunswick, princesse de Galles, femme du prince-ré-
gent d'Angleterre, accusée d'avoir pris pour araant un postillon ita-
lien. Qui dit cela? Un autre postillon de la reine et l'une de ses
femmes de chambre. Écoutons, dit Brougham, et jugeons. Ce que
racontent ces gens-là oflre d'étranges caractères. Quelle violence
de haine et quelle richesse de détails! Ce n'est point le ton de la
vérité. Si la reine a fait ce dont on l'accuse à Naples, elle a dû
chercher l'ombre, comme Tibère à Caprée. Quoi! c'est au grand
jour qu'elle étale sa honte ! c'est à la face du monde qu'elle mène
la vie d'une prostituée! Et personne n'en sait rien! et ces infamies
ne sont révélées que bien des années plus tard à la commission de
Milan ! Et les personnes les plus respectables, lady Charlotte Lind-
say, lord et lady Glenbervie, M""^ Falconet, d'autres encore conti-
nuent à la voir avec les marques du plus profond respect! — Brou-
gham prend alors l'un après l'autre tous ces témoignages, il en
montre les non-sens, les contradictions, les mensonges, les effron-
teries abominables. Parmi ceux qui ont déposé, il y a des hommes
d'imagination vive ou de crédulité sotte, il y a ceux qui sont vains
et légers, il y a les ignorans et les stupides. D'où vient que la
LE MÉDECIN DE LA REIXE VICTOR LA.. 587
commission de Milan leur a fait à tous le même accueil et qu'elle a
écarté les bons, les sages, les véridiques, ceux qui ne disent rien
sans peser leurs paroles? Sunt in illo numéro imdti boni, docti,
prudentes, qui ad hoc judicium deducti non sunt : multi impuden-
tes^ illiterati, levés, quos, variis de cnusis, vides concitalos. Broug-
ham aime beaucoup ces souvenirs du barreau antique, et sa mémoire
en est si richement pourvue qu'il trouve toujours à point la citation
la plus appropriée. Ne pensez-vous pas que la suite s'adapte mer-
veilleusement à ce qu'il veut dire? Il a prouvé que toutes ces dépo-
sitions ont été acquises à beaux deniers comptant, c'est l'orateur
latin qu'il charge de caractériser cette race d'hommes pour qui le
serment est une comédie et le témoignage un jeu : quibus j'usju-
randum jocus est; testimonium ludus; existimatio vestra tenebrœ;
Imis, mer ces, gratin, graiulatio projjosita est omnis in impudenii
mendacio.
Sur ce sujet, Brougham est inépuisable. Il sait bien que toute la
cause est là, et que, s'il veut sauver la reine, il est oblige de dé-
truire, comme il dit, les agens de la commission de Milan. 11 l'a flé-
trie, cette commission ténébreuse, il l'a comparée, pièces en main,
à la justice secrète de Henr)' VIII préparant par ordre la ruine de
Catherine Howard; maintenant voici le tour des témoins. Le conlre-
interrogaioire dont nous parlions tout à l'heure n'a été qu'une
préparation et un prélude. Il faut le sui\Te quand il reprend une à
une toutes l^s histoires contées par Majocchi et M"' Demont, par
Sacchi et Paturzo. Quelle vigueur et quelle verve! On reconnaît un
orateur nourri des modèles antiques, mais qui se souvient aussi
des mémoires de Beaumarchais. Tout à l'heure il était impétueux,
serré, pressant, à la façon de Démosthène, abondant et hariuonieux
comme Cicéron; écoutez à présent, c'est le sarcasme de Figaro. Il
a des traits sanglans, des mots à l'emporte- pièce. Voici une jeune
Suissesse, autrefois servante chez la princesse de Galles, qui, attirée
dans les filets de la commission de Milau, a déclaré que la maiscm
de sa maîtresse était un mauvais lieu. Le fait est grave. L'accusa-
tion ne l'oublie pas, et des termes ignobles sont prononcés. Seule-
ment l'accusation a négligé de dire que l'honnête servante avait
placé une de ses sœurs dans ce mauvais lieu et qu'au temps même
où elle tenait ce langage, elle était en instance pour en placer une
autre. Il y a un mensonge ici, mensonge en action ou mensonge en
paroles. Quand donc a-t-elle menti? Quand donc a-t-elle dit \Tai?
Le doute est impossible; c'est sa conduite qui donne un démenti à
son langage, sans quoi elle serait la dernière des créatures. In-
fâme, si elle a calomnié la reine pour gagner l'argent du roi, plus
infâme encore, si elle a jeté ses propres sœurs dans le bourbier dont
588 REVUE DES DEUX MONDES.
elle parle, telle est l'alternative. Dans l'un et l'autre cas, que vaut
son témoignage?
Ce qu'a fait cette malheureuse, tous les autres l'ont fait de
môme : ils mentent. Ils mentent pour de l'argent, ils mentent pour
jouer le rôle qu'on leur a enseigné; troupe de comédiens aux gages
de la haine. C'est précisément cette hideuse conspiration qui four-
nit à Brougham ses argumens les plus forts. Si l'on ne voyait pas
à travers tous ces masques la figure détestée de George IV, on
penserait davantage aux imprudences et aux folies de la reine.
Heureusement pour elle, la fureur atroce qui la poursuit depuis
vingt-cinq ans ne permet pas à son égard une impartialité absolue.
Devant ces accusations abominables, on oublie les reproches méri-
tés. Quoi ! les agens de George IV prétendent en faire une Messa-
line! Quoi! ils lui imputent des crimes contre nature! Quoi! ces
turpitudes dont les jacobins ont voulu souiller l'auguste figure de
Marie-Antoinette, c'est le roi qui essaie d'en salir la reine! repré-
sentez-vous l'effet de ces véhémentes paroles adressées par un ora-
teur whig à une assemblée anglaise. Du haut en bas de la société
britannique , il n'y a qu'un sentiment d'horreur contre le jacobi-
nisme, et quels sont ici les hommes qui rappellent les violences
de 93? Où sont les jacobins qui dégradent à plaisir la majesté royale?
Sur le trône, autour du trône. L'opinion publique indignée prêtait
ici à Brougham une assistance victorieuse. Les fautes de la reine
disparaissaient à tous les yeux quand on la voyait ainsi traînée dans
la fange. Cependant la chambre des lords ne juge pas comme l'o-
pinion; il peut rester encore bien des doutes; ne résulte-t-il pas
de la discussion même de Brougham que la reine s'est compromise
par des accointances indignes? C'est alors que Brougham, en ter-
minant, évoque la vie passée de la princesse de Galles.
« Si la reine avait fréquenté des compagnies au-dessous de son rang,
si elle avait abaissé sa dignité, si elle s'était laissé entraîner à des actes
qui, sans être coupables, pourraient être blâmés comme inconvenans,
comme incompatibles avec sa haute situation, si l'on avait prouvé en-
fin qu'elle est coupable de quelque indignité de ce genre, des raisons
impérieuses m'auraient fait garder le silence sur ce point. Il n'en est
rien, je n'ai aucun motif de me taire. Je dis : il n'y a ici aucun crime,
il n'y a aucune légèreté, il n'y a aucune indignité. Supposez pourtant
qu'il y en ait eu, supposez qu'en mettant ses accusateurs au défi de
prouver les crimes qu'on lui impute, j'eusse admis chez elle des légè-
retés et même des choses contraires au décorum, je n'en aurais pas
moins fait appel à ce qui est toujours la sauvegarde de la vertu en pé-
ril, j'en aurais appelé à sa vie passée, quand elle demeurait dans ce
pays, au milieu de ses relations personnelles, quand elle n'avait pas
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 589
encore été obligée de s'expatrier, quand elle avait encore des protec-
tions parmi nous, quand elle avait encore la plus puissante de toutes
les protections, celle de feu notre vénéré monarque. J'ai entre les mains
un témoignage qu'on ne saurait lire, qu'on ne saurait apprécier, j'en
suis sûr, sans un profond sentiment de son importance, surtout sans
une profonde impression de tristesse, si, nous rappelant le règne qui
vient de finir, nous le comparons à la situation présente. C'est une
preuve mélancolique, — d'autant plus mélancolique, hélas ! que celui
qui nous la fournit nous a quittés plus récemment, — c'est une preuve,
dis-je, que cet illustre souverain avait les yeux sur la princesse, qu'il
la connaissait mieux que ne la connaissaient tous les autres, qu'il l'ai-
mait mieux que ne l'aimaient tous les autres membres de la famille
royale, y compris ceux-là même à l'affection desquels elle avait le plus
de droits, enfin qu'il la préférait à ses propres enfans. Il y a dans cette
lettre une telle droiture, une telle honnêteté, un sens si ferme et si vi-
ril que je ne puis résister au désir de la lire. »
Brougham lit alors une lettre que George III écrivait à sa belle-
fille le 13 novembre 180/i, lettre aussi honorable pour la princesse
de Galles que fâcheuse pour le prince. On savait déjà que, dans la
querelle du prince et de sa femme, le roi avait pris parti pour sa
belle-fille contre son fils; la lettre de George III rend la chose plus
présente en nous introduisant dans l'intérieur de la famille royale.
« Hier, écrit-il, moi et les autres membres de ma famille nous avons
eu une entrevue avec le prince de Galles au château de Kevv. On
a eu soin de tous côtés d'éviter tous les sujets d'altercation ou
d'explication, aussi la conversation n'a-t-elle été ni in>iructive ni
intéressante; mais elle laisse le prince de Galles en siiuation de
montrer si son désir de revenir à sa famille est une parole vaine
ou une réalité, » only verbal or real. Brougham, intei rompant ici
sa lecture, fait remarquer que George III n'a jamais connu cette dis-
tinctton pour lui-même; c'est seulement en parlant des autres que
le vieux souverain si honnête, si droit, si simple, a pu distinguer le
langage et les sentimens que le langage exprime, ce qui est dans
le cœur et ce qui n'est que sur les lèvres. Dans la dernière partie
de sa lettre, le bon vieux roi se plaint de son peu d'adn-sse à ter-
miner ces pénibles affaires. Il parle de la chère enfant (la prin-
cesse Charlotte âgée alors de huit ans), il constate les droits mater-
nels de la princesse de Galles, et dit combien il serait heureux de
trouver un arrangement qui lui permit de vivre encore plus dans sa
compagnie. C'est ce sentiment qui l'empêche de se décourager de la
poursuite des moyens, si difficile que soit la tâche. La lettre finit
par ces mots : « croyez-moi en tout temps, ma très chère belle-fille
et nièce, votre très affectionné beau-père et oncle. George, roi. »
590 REVUE DES DEUX MONDES.
Un curieux pendant à cette lettre de George III, c'est le billet
que son illustre successeur, comme dit gravement Brougham, avait
écrit à la princesse de Galles un an après son mariage pour lui si-
gnifier qu'ils vivraient dorénavant chacun de son côté. Brougham
hésite à en donner lecture, tant la chose est connue. Cependant il
ne serait pas inutile de la placer auprès de la lettre du roi, cette
lettre qui n'est pas é(rite assurément dam le même ton, qui Ji'ex-
pîime pas les mêmes sentimens affectueux, mais qui n'indique au-
cun manque de confiance, qui ne révèle du moins aucun désir de
soumettre la -conduite de la reine à une scandaleuse inquisition.
L'auteur de la lettre donne à la princesse de Galles la permission
de vivre à part, il désire ne plus la rencontrer jamais, il affirme que
cette séparation absolue est ce qu'il y a de plus souhaitable pour
leur bonheur à tous deux; après cela, devait-on s'attendre à voir la
conduite de sa majest'è scrutée avec l'impitoyable rigueur qu'amène
nécessairement un Mil de peines et de châtimens? Ah ! certes il se-
rait intéressant de la relire, cette lettre du prince de Galles, en face
du bill odieux présenté par ses ministres. — Lisez! hsez! lui crient
plusieurs voix. Il la lit, et la signification de ce document a été si
bien indiquée par avance que l'orateur n'a plus besoin d'en donner
le commentaire. C'est comme s'il disait de sa voix la plus vibrante :
A supposer que la reine eût failli, vous n'auriez pas le droit de la
poursuivre, vous, le roi, bien plus coupable qu'elle, qui l'avez in-
duite à faillir. A supposer qu'elle eût compromis en Italie sa dignité
souveraine, vous n'auriez pas le droit de la condamner, vous, lords
d'Angleterre, qui avez repoussé la fille adoptive de George III et
l'avez obligée à s'exiler du royaume.
La discussion est finie, l'orateur n'a plus qu'à se résumer. Com-
ment a-t-il renversé l'accusation? Il a prouvé que chacune des dé-
positions était entachée de mensonge. Des témoins convaincus d'a-
voir menti sur un point peuvent-ils être crus sur le reste, alors
même qu'ils s'accordent dans une partie de leurs narrations? Non,
cet accord même n'est qu'un mensonge de plus, il prouve qu'il y a
un complot. L'histoire en a vu de ces complots infâmes soutenus
avec art, avec autorité, avec toutes les apparences du vrai , et que
la découverte d'une seule contradiction a démasqués subitement. Il
cite alors, d'après le livre de Daniel, les deux juges Israélites à Ba-
bylone, calomniant la femme de Joachim. Leur complot semblait
avoir réussi de tout point. « Ils avaient détourné les yeux, dit le
récit biblique, pour ne point voir le ciel et ne se point souvenir des
justes jugemens (1). » Cependant tout à coup, dans ce réseau de
mensonges si adroitement préparé , un fil éclate , une maille se
(1) Daniel, chapitre xiu, verset 9: « Declinaverunt oculos suos ut non vidèrent
cœlum neque recordarentur judiciorurn justorum. »
LE MÉDECIN DE LA HEINE VICTORIA. 591
rompt; c'est bien peu de chose en apparence, c'est assez pour tout
détruire. Brougham supplie les lords de se rappeler cette grande
scène. « Je dis grande, parce qu'elle est poétiquement grande et
juste, à part même la place qu'elle tient dans les livres inspirés. »
Les deux infâmes vieillards ont tout combiné pour perdre Suzanne,
la femme de Joachim. Suzanne est condamnée, on la conduit au
supplice; elle va mourir, quand Daniel, le jeune voyant, obtient la
permission d'interroger séparément les deux accusateurs. 11 leur de-
mande sous quel arbre du jardin de Joachim a été commis le crime
d'adultère. « Sous un tamaris, » dit l'un; l'autre dit : « Sous
un chêne. » Ainsi dans ce complot horrible, un seul point, un tout
petit point de leur rôle a été oublié. Ce point, c'est l'arme que se
réservait la Providence, « la Providence, ajoute Brougham, qui ne
veut pas que l'iniquité triomphe et que l'innocence soit foulée aux
pieds. »
« Telle est, mylords, la cause qui vous est soumise. Telles sont les
preuves qui vous sont offertes à l'appui de ce bill, preuves insuffisantes
pour établir une dette, impuissantes pour priver un citoyen de Tun de
ses droits, scandaleuses si elles doivent soutenir la plus haute accusa-
tion que connaisse la loi, monstrueuses si elles prétendent ruiner l'hon-
neur et flétrir le nom d'une reine d'Angleterre! Comment donc les qua-
lifier, ces preuves, s'il s'agit d'une législation judiciaire, d'une sentence
parlementaire, d'une loi ex post facto, dirigée contre une femme sans
défense? Mylords, je vous supplie de réfléchir. Je vous engage sérieu-
sement.à prendre garde. Vous êtes sur le bord d'au précipice; faites
attention! Votre jugement ira loin, si vous condamnez la reine; mais
ce sera la première fois qu'un de vos jugemens, au lieu d'atteindre la
personne qui en est l'objet, se retournera, rebondira en arrière pour
frapper ceux qui l'auront prononcé. Sauvez le pays, mylords, de cette
catastrophe! Vous-mêmes sauvez-vous de ce péril! Oui, préservez ce
pays, dont vous êtes l'ornement, mais où vous ne pourrez continuer de
fleurir, si vous vous séparez du peuple, pas plus que la fleur séparée de
sa racine, pas plus que la branche séparée du tronc de l'arbre. Sauvez
ce pays afin que vous puissiez Tembellir encore, sauvez la couronne en
péril, sauvez l'aristocratie ébranlée; sauvez l'autel menacé du même
coup qui renverserait le trône. Vous avez décidé, mylords, vous avez
voulu, l'église et le roi ont voulu que la reine fût privée du service so-
lennel auquel elle a droit. Au lieu de ce service solennel, elle a aujour-
d'hui les prières qui s'élèvent du fond du cœur de son peuple. Je n'y
joindrai pas les miennes, dont elle n'a pas besoin; j'adresserai seule-
ment mes humbles supplications au Dieu de miséricorde, pour qu'il ne
mesure pas sa miséricorde envers ce peuple aux mérites de ceux qui le
gouvernent et pour qu'il incline vos cœurs à la justice. »
592 REVUE DES DEUX MONDES.
Brougham, en prononçant ces derniers mots, se souvint d'une
attitude particulière aux prédicateurs de son pays. Quand les mi-
nistres écossais, à la fin d'un service, bénissent l'assemblée des
fidèles, ils élèvent leurs mains au-dessus de leur tête et les tien-
nent immobiles jusqu'à ce que leur voix ait cessé de se faire en-
tendre (1). Tel, le grand avocat, dans une inspiration sublime, ap-
pelait du fond des cieux et faisait descendre sur les juges l'esprit de
miséricorde.
L'effet de ce discours fut immense. Si la cause personnelle de la
reine n'était pas absolument gagnée, la cause du bill était perdue.
On entendit pourtant d'autres orateurs encore ; les assesseurs de
Brougham, M. Williams, M. Denman, le docteur Lushington, parlè-
rent avec talent, des témoins favorables à la reine furent entendus,
de nouvelles discussions s'engagèrent; mais au milieu de ces for-
malités insipides la grande scène oratoire du h octobre était pré-
sente à tous les souvenirs. La vibrante parole de Brougham rem-
plissait toujours l'enceinte. Enfin le 10 novembre, quand le vote
décisif eut lieu, il n'y eut qu'une majorité de 9 suffrages pour or-
donner la troisième lecture du bill. Dans le débat précédent au
sujet de la seconde lecture, la majorité avait été de 28 voix. Cette
décroissance était un avertissement assez clair. Dût le minis-
tère conserver à la dernière épreuve cette majorité insignifiante,
pouvait-il porter à la chambre des communes un bill condamné
d'avance? Le résultat du scrutin étant connu, le premier ministre,
lord Liverpool, déclara que l'affaire était ajournée à six mois. C'est
la formule d'usage pour annoncer l'abandon d'un bill.
V.
L'échec du ministère fournissait des armes terribles à l'opposi-
tion. Lord Grey s'en saisit sur-le-champ. Il se leva, et, dans un
discours véhément, il dénonça la partialité, la servilité, la détes-
table incapacité des ministres. Ses paroles résonnaient comme un
acte d'accusation. 11 leur reprocha d'avoir tenu pendant plusieurs
mois le royaume tout entier dans un état d'agitation fiévreuse, d'a-
voir provoqué les passions, trahiUa cause de l'ordre, donné des
prétextes aux plus dangereux ennemis de la paix publique. Si l'on
parlait ainsi à la chambre des lords, il est facile de deviner ce qui
se passait dans la ville. La nouvelle de l'ajournement du bill y fut
le signal d'une explosion de joie tumultueuse. On n'avait pas vu
(1) Nous devons ces détails à lord Campbell. Brougham lui avait déclaré lui-même
que les prédicateurs du clergé écossais avaient été ses maîtres dans l'art oratoire, his
instructors in oratory. II citait surtout le docteur Greenfield , qui lui avait enseigné
certains procédés infaillibles pour commander l'attention.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 593
pareille manifestation depuis la victoire de Waterloo. Tous les édi-
fices de la cité étaient illuminés. La plus grande partie des rues de
Londres présentait le même spectacle. Le port s'associait à ce
triomphe, tous les navires à l'ancre semblaient fêter une solennité
nationale; sur les tillacs, sur les vergues, à la pointe des mâts,
éclataient des feux et se balançaient des girandoles. Les voitures
publiques étaient ornées de feuillages. Une foule ardente se portait
chaque soir aux hôtels des ministres et aux bureaux des journaux
ministériels pour les forcer d'illuminer. Les constables et la troupe
réussirent pourtant à maintenir un certain ordre au milieu de ce
délire. Il y eut en somme peu de fenêtres brisées. Le jour, des
scènes étranges ameutaient la populace. Les témoins de la com-
mission de Milan, si vigoureusement flagellés par Brougham, fu-
rent brûlés en efligie au milieu des acclamations. Dans les hautes
sphères de la société de Londres, des marques d'approbation bien
plus graves encore accueillirent la défaite de George IV. Le prince
Léopold, si réservé, si attentif à toutes ses démarches, car l'Angle-
terre, on l'a vu, avait constamment les yeux sur lui, s'empressa
d'aller rendre visite à sa belle-mère. Un frère même du roi, le duc
de Sussex, porta ses félicitations à la reine. Enfin, symptôme signi-
ficatif dans ce monde des grandes affaires , il y eut le lendemain
même de l'ajournement du bill une hausse considérable des fonds
publics. Les mêmes transports éclatèrent d'un bout du royaume à
l'autre. D'Angleterre, du pays de Galles, d'Ecosse, d'Irlande, des
adresses arrivaient par milliers à la reine Caroline. On pense bien
que Brougham eut sa large part dans ces démonstrations de l'en-
thousiasme public. De tous les quartiers de la ville et de tous les
points du royaume, des corporations ouvrières lui envoyaient leurs
diplômes enfermés dans des boîtes d'or. Il reçut un jour une ma-
gnifique paire de candélabres; c'était le produit d'une souscription
à un penny ouverte par des paysans et des mécaniciens. On vendait
son buste dans les rues avec celui de la reine. Enfin, c'est un détail
qui nous est signalé par lord Campbell, ces mots, à la tête de Brou-
gham, devinrent une enseigne pour les débits de bière (1). « Une
chose de plus grande importance, ajoute lord Campbell avec une
pointe d'ironie, c'est que sa clientèle doubla immédiatement. Dès
qu'il paraissait devant un tribunal, à Londres ou ailleurs, les avo-
cats s'empressaient autour de lui. Dans une de ses tournées, aux
assises d'York, de Durham, de Newcastle, de Garlisle, d'Appleby, de
Lancastre, on arrivait de tous côtés pour voir et entendre Vilhistre
(1) The Brougham's head became a common sign for beershops. Lives of the lord
chancellors, t. VIII, p. 324.
TOMB XIII. — 187G, 38
59i REVUE DES DEUX MONDES,
défenseur de la reine. Partout enfin la cour civile et la cour de la
coiiornne étaient ijleines ou désertes, suivant qu'il avait à parler de-
vant l'une ou devant l'autre (1). »
Ainsi manifestations populaires, sympathies de la nation, témoi-
gnages venus de la cour elle-même, hommages de toute sorte ren-
dus à son principal défenseur, rien ne manquait au triomphe de la
reine Caroline. Elle voulut donner à cette victoire une consécration
solennelle. Le 20 novembre, quand l'eiTervescence publique fut cal-
mée, elle alla faire ses dévotions à l'église cathédrale de Saint-
Paul et rendre grâce à Dieu de l'issue du procès. On sait que l'é-
glise Saint-Paul est située dans le quartier qui est le cœur même
de Londres. Tout avait été préparé pour l'arrivée de la royale visi-
teuse; le lord-maire et tous les membres du conseil municipal la
reçurent à cheval au seuil de la Cité.
Transportez-vous maintenant huit mois plus tard, et lisez la lettre
que le lord-chancelier écrit à sa fille, lady F.-J. Bankes, le lende-
main du couronnement de George IV. C'est le 20 juillet 1821. Cette
lettre a été publiée par lord Campbell dans sa Vie de lord Eldon;
on y trouve ces mots : « tout est fini, tout est sauvé, tout s'est passé
émerveille. La journée d'hier a dû apprendre à la reine combien la
faveur populaire est inconstante. » Qu'est-ce à dire? et de quoi s'a-
git-il ? Depuis les jours où les rues de Londres retentissaient d'ac-
clamations, où les fenêtres s'illuminaient, où les mâts des vaisseaux,
comme des rangées de phares, s'éclairaient dans la brume, depuis
l'heure où le lord-maire, avec une escorte de gentlemen, tous à che-
val et en grande tenue, attendaient la reine aux environs de Temple-
Bar, qu'est-ce donc qui s'est passé ?
C'est le couronnement du roi qui a renouvelé la lutte. La céré-
monie, retardée par le s-candale du procès, avait été fixée au 19 juil-
let 1821. Le 20 juin, le ministère est interpellé à ce sujet : la reine
sera-t-elle couronnée? Le ministère répond sans hésiter que la
reine en a fait la demande, mais que cette demande ne peut être
admise. Le droit d'être couronnée officiellement par l'église n'ap-
partient pas à l'épouse du souverain. Ce n'est pas là une des pré-
rogatives de son rang, c'est simplement une faveur que le souverain
peut accorder ou refuser; or, dans le cas en question, le ministère
n'est pas d'avis que la reine participe à la cérémonie du couronne-
ment. Là-dessus une discussion s'engage entre Liverpool et M. Brou-
gham, discussion des plus vives qui se poursuit devant le conseil
privé, auquel vient de s'adresser la reine. Ses avocats y sont admis
à faire valoir sa requête, ils plaident devant ce nouveau tribunal,
(1) Lord Campbell, Lives of the lord chancellors, t. VIII, p. 324.
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 595
ils développent les motifs du droit et les raisons politiques; à défaut
de textes précis inscrits dans la législation, ils interprètent l'his-
toire, ils invoquent la coutume, ils sont ingénieux, habiles, pres-
sans, mais comment réussiraient-ils à écarter une décision arrêtée
d'avance? C'est en vain que pendant trois jours ils déploient toutes
les ressources de la parole et de la dialectique , le conseil privé re-
pousse à une majorité considérable la réclamation de la reine.
La reine proteste solennellement contre la décision du conseil
privé (17 juillet); en même temps elle adresse une lettre à lord
Sidmouth, ministre de l'intérieur, et, lui annonçant son intention
d'assister au couronnement du roi, elle le prie de lui faire assigner
une place convenable. Elle écrit ensuite à l'archevêque de Cantor-
béry, et lui exprime son désir d'être couronnée non pas dans la cé-
rémonie où sera couronné le roi, puisque le conseil privé a cru de-
voir le lui refuser, mais séparément, quelques jours après, afin que
les dispositions prises pour la première solennité puissent servir à
la seconde; on évitera ainsi de nouvelles dépenses. iM lord Sidmouth
ni l'archevêque ne répondirent à ces missives; le roi fit écrire di-
rectement à la reine que sa volonté formelle était qu'elle n'assistât
point au couronnement et qu'elle ne fût point couronnée.
Voici le jour fixé pour le couronnement de George lY. C'est le
19 juillet 1821. La reine est décidée à lutter jusqu'au bout. Cette
place qu'on lui dénie, elle essaiera de la prendre. Elle avait fait
prévenir les autorités ecclésiastiques qu'elle arriverait dès huit
heures du matin à l'abbaye de Westminster. Se ravisant ensuite,
afin de pénétrer par surprise, elle se mit en route entre six et sept
heures. Une foule immense occupait déjà toutes les avenues. Hélas!
ce n'était plus le même peuple qui avait protesté si énergiquement
contre les outrages du procès. L'abandon du bill avait paru à la
longue une satisfaction suffisante. Les Anglais, gens pratiques, com-
prenaient enfin qu'il était peu raisonnable de s'attacher obstinément
à une cause équivoque. Sans qu'il y eiit plus d'estime pour le roi
ni plus de sympathie pour ses ministres, le bon sens public se disait
qu'on avait d'autres moyens de combattre leur politique. C'est au
milieu de cette multitude, indifférente d'abord et bientôt hostile,
que la reine parcourut une partie de la ville dans une voiture à six
chevaux. Arrivée à l'abbaye de Westminster, elle trouva toutes les
portes fermées. Les personnes de sa suite essayèrent en vain de les
faire ouvrir. A toutes les instances, à toutes les sommations, les
huissiers répondaient avec une gravité imperturbable que les ordres
étaient formels et que nul ne pouvait entrer sans billet. Ce débat
se prolongea une demi-heure au milieu d'un vacarme effroyable. On
sait quel est le respect des Anglais pour le bâton du consiable et les
prescriptions de l'autorité. En essayant de violer la consigne des
596 REVUE DES DEUX MONDES.
portes, la reine se mettait dans son tort. Jusque-là elle n'avait fait
que se défendre ; c'est d'elle cette fois que venait l'agression. Des
huées et des sifllets éclatèrent. On entendit bien quelques voix
crier : "Vive la reine I la reine pour toujours ! mais ce n'était plus
une clameur unanime comme aux jours du procès, il était trop évi-
dent que la sympathie publique s'était retirée. Caroline de Bruns-
wick n'était plus soutenue que par une populace infime, le peuple
de Londres l'abandonnait. Dans ce désordre, dans ce tumulte, parmi
les protestations et les injures, un gentleman (lord Eldon affirme le
fait) eut l'indignité de lui crier : Va retrouver Bergami 1 C'est l'ex-
pression brutale du revirement d'opinion qui s'était déclaré peu à
peu depuis l'abandon du bill. Quand la malheureuse remonta dans
sa voiture, elle pleurait à chaudes larmes.
Comprenez-vous maintenant ce que voulait dire le vieux chef tory,
lord Eldon, quand il écrivait à sa fille le 20 juillet 1821 : a Tout est
fini, tout est sauvé? » Après cette triste scène du matin, la journée
s'était passée sans encombre. Le couronnement du roi avait eu
lieu selon le cérémonial accoutumé. Même, sans parler des illumi-
nations officielles, plusieurs des quartiers aristocratiques avaient
éclairé çà et là leurs fenêtres, et il n'y eut en somme qu'un petit
nombre de vitres cassées. Lord Eldon en prend assez gaîment son
parti : « on a brisé, dit-il, les fenêtres de Castlereagh, de Montrose,
de quelques autres encore, au moment où les illuminations se pré-
paraient. » Puis il ajoute : « Nous avions une très belle illumination.
John Bull nous a épargnés. Sa famille a même été fort polie à mon
égard pendant que ma voiture se rendait à l'abbaye. L'affaire s'est
terminée d'une façon que personne ne pouvait espérer. Le matin,
chacun s'était rendu à la cérémonie sous une impression de crainte
et d'angoisses. » En effet, quelques fenêtres brisées dans le West-
End, qu'est-ce que cela quand on avait redouté une bataille dans
les rues? Tandis que plusieurs bandes facilement dissipées insul-
taient l'hôtel de lord Castlereagh, la foule se portait aux feux d'ar-
tifice et aux spectacles gratis. Lord Eldon avait raison de résumer
ainsi cette journée inquiétante : Tout est fini, tout est sauvé!
Pendant ce temps, la reine, accablée d'humiliations et de honte,
était obligée de se dire à elle-même : tout est fini ! tout est perdu !
Elle essaya pourtant de se montrer encore au pays, tant il y avait
d'énergie et de ténacité dans cette singulière nature. Le roi se dis-
posait à faire un voyage en Irlande pour faire entrevoir un avenir
meilleur à cette race opprimée ; la reine, dans l'espoir de ramener à
elle les sympathies publiques, eut l'idée de partir pour l'Ecosse.
L'Ecosse était la patrie de son éloquent avocat, l'Ecosse était fière
d'Henry Brougham, c'était d'Ecosse que lui étaient venues les plus
chaleureuses adresses ; elle espérait y prendre sa revanche de l'in-
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 597
jurieux abandon du peuple de Londres. Le roi se mit en route le
31 juillet; trois jours après, la reine, au milieu des apprêts de son
départ, fut saisie d'une fièvre qui prit immédiatement le caractère
le plus grave. Elle était tombée malade le 3 août ; le 7 elle expira.
On dirait que l'étrange créature a voulu montrer jusque dans la
mort les deux traits principaux de son caractère, je ne sais quel be-
soin de braver l'opinion et une ardeur de lutte véritablement in-
domptable. Sauf quelques legs aux personnes de sa maison, elle
laissait par son testament tous ses biens présens et tous ceux qui
devaient lui revenir de sa mère, la duchesse de Brunswick, à un
jeune homme nommé William Austin. C'était précisément ce même
enfant qui, élevé dans sa villa de Blackheath, avait excité contre
elle en 1806 les premiers soupçons d'inconduite. Bien que l'enquête
dirigée alors par les plus grands personnages du royaume eût
écarté toute accusation d'adultère, il en était résulté cependant une
impression fâcheuse et pour les juges et pour le public; en insti-
tuant son légataire universel l'enfant dont la présence mystérieuse
avait causé un tel scandale, la reine prenait plaisir à montrer à la
face du monde son mépris de l'opinion. Elle montrait aussi son im-
placable haine lorsque, décidée à poursuivre du fond du cercueil
l'odieux persécuteur, elle écrivait ces mots dans son codicille : « Je
veux que mon corps soit porté sans pompe à Brunswick et que l'on
grave cette inscription sur mon tombeau : « à la mémoire de Caro-
line-Amélie-Élisabetli de Brunswick, reine outragée d Angleterre. »
Cette mort soudaine, sans réveiller pour la reine les sympathies
passées, souleva de nouveaux murmures contre le roi. Des bruits
sinistres couraient par la ville. George IV, recevant la nouvelle en
Irlande, n'avait pas dissimulé sa joie. On lui attribue cette parole
odieuse : « C'est la plus grande délivrance que je puisse désirer. »
La délivrance arrivait si fort à point que bien des gens le soupçon-
nèrent d'y avoir aidé. Telle était la confiance qu'inspirait George IV :
la reine est morte, c'est le roi qui l'a tuée! Elfrayé de ces rumeurs
croissantes, le ministère prit immédiatement des mesures. Il fallait
prévenir une manifestation où la personne du souverain aurait subi
de terribles atteintes. On décida que le cercueil de la reine serait
enlevé le l/i de Brandenburg-house, dans un carrosse à huit che-
vaux, et que, sans traverser la cité, il serait dirigé sur Harwich, où
une frégate le recevrait pour le transporter sur le continent. Vaines
précautions! quand le cortège, avec son escorte de dragons et de
troupes de ligne, voulut prendre les rues qui lui permettaient d'évi-
ter le centre delà ville, il les trouva barricadées par des charrettes.
S'il se détournait à droite ou à gauche, il était arrêté à chaque pas
par des troupes d'hommes à cheval qui lui disputaient le passage.
Lentement, lentement, à force de rames, comme une barque trop
5&8 REYUE DES DEUX MONDES.
chargée qui remonte la Tamise aux heures du reflux, le cortège
avançait toujours, mais lorsqu'il avait écarté les bandes de ca.va-
liers, il rencontrait des piétons entassés en masses profondes. De
toutes parts éclataient des vociférations effroyables. Les soldats
étaient insuliés. Plus d'une fois il fallut repousser la force par la
force. Parvenu aux liniiies occidentales de Westminster, le cortège
allait prendre la rue qui longe au nord cett?e partie de la ville,
quand les clameurs redoublèrent. Des pierres furent jetées aux
dragons, qui firent feu; plusieurs personnes furent tuées ou bles-
sées. Un peu plus loin, dans un carrefour, la foule exaspérée, dé-
bouchant par quatre issues, se précipita sur les troupes avec une
telle violence qu'elle les mit hors de combat. Le cortège, que ne
protégeaient plus les soldats dispersés, fut entraîné dans la rue
d'Oxford et de là dans le Strand. La populace était maîtresse. De
rue en nie, les hérauts de l'émeute s'élançaient en criant : La reine
arrive, la reine assassinée I Les plus forcenés parlaient de conduire
le corbillard devant le palais de Garlton-house, résidence habi-
tuelle du roi. Cependant, grâce à l'énergie pacifique des constables,
le cortège put continuer sa route. On suivit le Strand jusqu'aux
portes de la cité, où la présence du lord-maire à cheval établit un
peu de calme. Conformément aux privilèges de la cité, ce magis-
trat interdit l'entrée aux troupes : il ne laissa pénétrer qu'une com-
pagnie de dragons dont on avait remarqué la modération au milieu
de ces provocations sauvages. Enfin, arrivé aux limites de la Cité
après une marche et une lutte qui n'avaient pas duré moins de huit
heures, le catafalque s'achemina paisiblement vers Colchester, où
le corps fut déposé dans l'église pour y rester jusqu'au lendemain
matin, sous la surveillance d'un détachement de la garde.
Vers le milieu de la nuit, les exécuteurs testamentaires de la
reine, avec quelques personnes dévouées à sa mémoire, pénétrè-
rent secrètement dans l'église et firent clouer sur le cercueil une
plaque portant ces mots, d'après les instructions du codicille : ci-
git Caroline de Brunswick, reine outragée d'Angleterre. Quelques
heures après, le ministère ayant été prévenu par la police, un offi-
cier du gouvernement se présenta, fit déclouer la plaque et y sub-
stitua une inscription qui mentionnait simplement son titre : Caro-
line de Brunswick, reine d'Angleterre. Le lendemain 15 août, le
cortège se remit en marche au point du jour et atteignit Harwich,
où une frégate l'attendait. Le cercueil y fut embarqué avec tous les
honneurs militaires et le navire mit à la voile. Cinq jours après, le
20 août, il abordait à Stade, sur les côtes de Hanovre.
Telles furent les funérailles de la reine Caroline. C'est au milieu
des clameurs, des violences, des coups de feu, que la malheureuse
créature fut conduite à sa dernière demeure, tandis que son en-
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 59©
Demi triomphant était salué comme un messie par les acclamations
de la crédule Irlande. Il y eut pourtant une justice. L'idole men-
teuse devant laquelle les enfans de la verte Erin s'agenouillaient
avec tant de candeur fut lapidée en ce moment-là même par de ter-
ri blés mains, et l'exécution arrivait si à propos qu'elle semblait faite
au nom de la reine outragée. Cette scène appartient au tableau des
obsèques de la reine Caroline de Brunswick. Vous connaissez les
strophes que lord Byron a intitulées l' Avatar irlandais'y voici le mo-
ment de les relire. Placée en regard des événemens que nous ve-
nons de raconter, l'invective du poète acquiert toute sa valeur :
u Avant que la fille de Brunswick soit refroidie dans sa tombe, pen-
dant que ses cendres ballottées par les vagues voguent encore vers sa
patrie, vojez ! George le triomphant s'avance sur les flots vers TUe bien-
ainiée qu'il chérit depuis longtemps, — comme son épouse.
« Il est vrai qu'ils ne sont plus, les gi^ands hommes de cette ère si
éclatante et si courte, arc-en-ciel de la liberté, trêve de quelques an-
nées dérobées à des siècles d'esclavage pendant lesquelles l'irlajide
n'eut point à pleurer sa cause, trahie ou écrasée.
« 11 est vrai que les chaînes du catholique résonnent sur ses haillons.
Le château de Dublm est encore debout, mais le sénat a disparu, et la
famine qui habitait ses montagnes asservies s'étend de proche en proche
jusqu'à son rivage désolé, — ,
« Jusqu'à son rivage désolé où l'émigrant s'arrête un instant pour
contempler encore son foyer natal avant de le quitter à jamais. Ses
larmes tombent sur ses chaînes à peine détachées de ses mains, car
cette prison d'où il s'échappe est le lieu de sa naissance.
« Mais il vient ! il vient, le messie de la royauté, pareil à un lévia-
t han énorme que les vagues rouleraient vers la plage ! Recevez-le donc
comme il convient de recevoir un tel hôte, avec une légion de cuisiniers
et une armée d'esclaves.
« Il vient, dans la promesse et la ileur de ses soixante ans, jouer son
rôle de souverain au milieu de la parade. — Mais vive le trèfle dont il
s'est couvert! Et puisse le vert qu'il porte à son chapeau passer au fond
de son cœur!
(( Ah! puisse-t-il reverdir, ce cœur si longtemps flétri! puisse en jail-
lir une somme d'afl"ections nobles! Alors, ô Erin, la liberté te pardon-
nerait de danser sous tes chaînes et de pousser ces cris d'esclaves qui
attristent les cieux.
«( Est-ce démence ou bassesse? Fût-il Dieu lui-même, — au lie-a d'être
fait, comme il l'est, de la plus grossière argile, avec plus de souillures
dans l'âme que de rides sur le front, — ton dévoûment serviJe le ferait
fuir de dégoût.
600 REVUE DES DEUX MONDES,
« Oui, hurle à sa suite! que tes orateurs se fouettent l'imagination
pour trouver de quoi repaître son orgueil. — Ce n'est pas ainsi que sur
la liberté implorée en vain éclatait l'âme indignée de ton Grattan!
« A jamais glorieux Grattan! le meilleur parmi les bons! Si simple
de cœur, si sublime dans tout le reste! Doué de tout ce qui manquait à
Démosthène, son rival ou son vainqueur en tout ce qu'il possédait!..
« Servez, servez pour Vitellius le banquet royal jusqu'à ce que le
despote glouton s'étouffe et que les hurlemens de ses courtisans ivres
le proclament le quatrième des imbéciles et dco oppresseurs du nom de
George.
« Que les tables gémissent sous le poids des mets, qu'elles gémis-
sent, Erin, comme a gémi ton peuple pendant des siècles de malheur!
Que le vin coule en ruisseaux autour du trône de ce vieux suppôt de
Bacchus, comme ton sang, Erin, a coulé, comme il coulera encore! »
L'invective continue longtemps de la sorte, terrible, implacable,
contre le roi George IV et contre le peuple d'Irlande. Ce n'est pas
le peuple d'Irlande qui nous occupe en ce moment; nous n'avons
pas à expliquer ses illusions confiantes si tôt remplacées par des
accès de rage; la seule chose qui nous intéresse en ce dramatique
épisode, c'est la colère du poète contre George IV, écho de ces cla-
meurs que nous venons d'entendre, écho douloureux et sinistre qui
se prolongea travers l'océan, tandis qu'une frégate emporte au
champ du repos les cendres insultées de la fille de Brunswick.
Maintenant, cette fille de Brunswick, est-il nécessaire de la ju-
ger? Après de telles accusations et de telles défenses, après ces
mouvemens de l'opinion si passionnés en sens contraires, est-il
besoin de prononcer le verdict de l'histoire ? Si le récit qu'on vient
de lire a rendu fidèlement notre pensée, le jugement qui s'en dé-
gage ne saurait présenter aucun doute. Il est évident tout d'abord
que la sympathie accordée à la reine Caroline a été en toute circon-
stance, et particulièrement en 1820, une protestation contre les
indignités de George IV (1). De cette façon de voir les choses à un
acquittement sans réserve, il y a loin. Lord Holland, dans ses
Mémoires du parti ivliig , l'appelle « une femme étrange, une
triste héroïne bien peu digne d'intérêt. » Il lui reconnaît des ta-
(1) Nous avons parlé plus d'une fois du mépris public attaché à la personne de
George IV; il est bon de rappeler ici que les esprits les plus graves partageaient ce
sentiment. Le duc de Wellington, qui fut premier ministre sous George IV, le jugeait
comme la nation tout entière. Dans une belle étude publiée ici même sur la vie poli-
tique de sir Robert Peel, M. Guizot a dit : « George IV détestait le duc de Wellington,
comme on déteste un homme de qui on se sent méprisé et avec qui on est forcé de
compter. »
LE MÉDECIN DE LA REINE VICTORIA. 601
lens, un fonds de bonne humeur, le don de la plaisanterie, surtout
beaucoup de caractère et de courage, mais il la montre u dépour-
vue de toute délicatesse féminine. » Il ajoute ces paroles double-
ment dures dans la bouche d'un chef des whigs : « Si la reine Ca-
roline n'était pas folle, c'était une femme très méprisable. » Lord
Eldon, le vieux tory, qui l'a poursuivie avec tant d'acharnement
après avoir été un des familiers de sa petite cour, a confessé dans
une heure d'épanchement, sauf à se condamner lui-même, qu'il ne
la croyait point « saine d'esprit. » Lord Campbell, dans sa Vie de
lord Broughinn, rejette toutes les fautes de la reine sur la bizarre-
rie de son caractère, bizarrerie qui semble indiquer un trouble du
cerveau; selon lui, elle aimait à braver le qu'en dira-t-on, elle se
])laisait aux situations équivoques pour faire nargue des conve-
nances, une de ses joies était de scandaliser le monde par goût
des mystifications. Enfin l'historien allemand Gervinus, celui de
tous qui l'a jugée avec le plus de faveur, dit que la reine Caroline,
dans une période de réaction, a été victime d'un prince débauché,
comme Marie-Antoinette, pendant la révolution, avait été victime
d'un peuple en furie, il est vrai que, pour justifier ce rapproche-
ment inattendu, il aurait besoin de recourir à des procédés qui ne
sont pas ceux de l'histoire. « Sa biographie, dit-il, élevée à une
certaine hauteur poétique, formerait un des tableaux psycholo-
giques les plus tragiques et les plus saisissans. » Malheureuse-
ment cette hauteur poétique n'apparaît qu'à l'heure de la lutte et
dans les discours d'Henry Brougham ; partout ailleurs on la cher-
cherait en vain. Gervinus lui-même nous rend impossible ce travail
de transfiguration quand il nous représente la pauvre princesse si
mal élevée à Brunswick, respirant l'atmosphère d'une cour licen-
cieuse, d'une famille divisée, n'ayant sous les yeux que de mauvais
exemples, quinteuse, fantasque, incohérente, « capable de se plaire
à des folies, à des plaisanteries de bas étage, et de s'élever soudain
à de surprenantes hauteurs de sympathie et de caractère. »
Voilà bien des jugemens sur la reine Caroline, et des jugemens
qui renferment tous une part de vérité. Le plus vrai de tous, à mon
avis, est celui que la princesse Charlotte, dans les épanchemens
de son âme, exprimait un jour d'une façon si poignante, et que
Stockmar nous a conservé mot pour mot : « Ma mère a mal vécu;
elle n'aurait pas vécu si mal, si mon père n'eût vécu bien plus
mal encore. »
Saint-René Taillandier.
LES
MAITRES D'AUTREFOIS
III ^
L'ÉCOLE HOLLANDAISE.
I.
La Haye.
Décidément La Haye est une des villes les moins hollandaises
qui soient en Hollande, l'une des plus originales qu'il y ait en
Europe. Elle a juste ce degré de bizarrerie locale qui lui donne
un charme si spécial, et cette nuance de cosmopolitisme élégant
qui la dispose mieux qu'aucune autre à servir de lieu de rendez-
vous. Aussi y a-t-il de tout dans cette ville de mœurs compo-
sites et cependant très particulière, dont l'ampleur, la netteté, le
pittoresque de haut goût, la grâce un peu hautaine, semblent une
façon parfaitement polie d'être hospitalière; on y rencontre une aris-
tocratie indigène qui se déplace, une aristocratie étrang'-re qui s'y
plaît, d'imposantes fortunes faites au fond des colonies asiatiques,
qui s'y fixent dans un grand bien-être, enfin des envoyés extraordi-
naires à l'occasion et plus souvent qu'il ne le faudrait pour la paix
du monde. C'est un séjour que je conseillerais à ceux que la lai-
deur, la platitude, le tapage, la mesquinerie ou le luxe vaniteux
des choses ont dégoûtés des grandes villes, mais non des villes. Et
quant à moi, si j'avais à choisir un lieu de travail, un lieu de plai-
sance, où je voulusse être bien, respirer une atmosphère délicate,
voir de jolies choses, en rêver de plus belles, surtout s'il me sur-
(1) Voyez la Revue des 1" et 15 janvier.
LES MAÎTRES D AUTREFOIS. 603
venait des soucis, des tracas, des difficultés avec moi-même et qu'il
me fallût de la tranquillité pour les résoudre et beaucoup de charme
autour de moi pour les calmer, je ferais comme l'Europe après ses
orages, c'est ici que j'établirais mon congrès.
La Haye est une capitale, cela se voit, même une cité royale : on
dirait qu'elle l'a toujours été. Il ne lui manque qu'un palais digne
de son rang pour que lous les traits de sa physionomie soient d'ac-
cord avec sa destinée finale. On sent qu'elle eut des princes pour
staihouders , que ces princes étaient à leur manière des Médicis,
qu'ils avaient du goût pour le trône, devaient régner quelque part,
et qu'il ne dépendit pas d'eux que ce ne fût ici. La Haye est donc
une ville souverainement distinguée; c'est là pour elle un droit,
car elle est fort riche, et un devoir, car les belles manières et l'opu-
lence, c'est tout un quand tout est bien.Elle pourrait être ennuyeuse,
elle n'est que régulière, correcte et paisible; il lui serait permis
d'avoir de la morgue, elle n'a que du faste et de très grandes al-
lures. Elle est propre, cela va sans dire, mais pas comme on le
suppose et seulement parce qu'elle a des rues bien tenues, des
pavés de briques, des hôtels peints, des glaces intactes, des portes
vernies , des cuivres brillans : parce que ses eaux, parfaitement
belles et vertes, vertes du reflet de leurs rives, ne sont jamais sa-
lies par le sillage fangeux des galiotes et par la cuisine en plein
vent des matelots. Ses bois sont admirables. Née d'un caprice de
prince, autrefois rendez-vous de chasse des comtes de Hollande,
elle a pour les arbres une passion séculaire qui lui vient de la forêt
natale où fut son berceau. Elle s'y promène, y donne des fêtes, des
concerts, y met ses courses, ses manœuvres militaires, et, quand ses
belles futaies ne lui sont d'aucun usage, elle a constamment sous
les yeux ce vert, sombre et compacte rideau de chênes, de hêtres,
de frênes, d'érables que la perpétuelle humidité de ses lagunes
semble tous les matins peindre d'un vert plus intense et plus neuf.
Son grand luxe domestique, le seul au reste qu'elle affiche osten-
siblement avec la beauté de ses eaux et la splendeur de ses parcs,
celui dont elle décore ses jardins, ses salons d'hiver et d'été, ses
vérandahs en bambous, ses perrons, ses balcons, c'est une abon-
dance inouie de plantes rares et de fleurs. Ces fleurs lui viennent de
partout et vont partout; c'est ici que l'Inde s'acclimate avant d'aller
fleurir l'Europe. Elle a, comme un héritage des Nassau, conservé
le goût de la campagne, des promenades en carrosse sous bois, des
ménageries, des bergeries, des beaux animaux libres sur des pe-
louses. Son style architectural la rattache au xvm'^ siècle français.
Ses fantaisies, un peu de ses habitudes, sa parure exotique et son
odeur lui viennent d'Asie. Son confortable actuel a passé par l'An-
gleterre et en est revenu , en sorte qu'à l'heure présente on ne sau-
604 REVUE DES DEUX MONDES.
rait plus dire si le type original est à Londres ou à la Haye. Bref,
c'est une ville à voir, parce qu'elle a beaucoup de dehors, mais
dont le dedans vaut encore mieux que le dehors, car elle contient
en outre beaucoup d'art caché sous ses élégances et qu'elle pos-
sède de merveilleux tableaux.
Aujourd'hui je me suis fait conduire à Scheveninguen. La route
est une allée couverte, étroite et longue, percée en ligne directe au
cœur des bois. Il y fait frais et noir, quels que soient l'ardeur du
ciel et le bleu de l'air. Le soleil vous quitte à l'entrée et vous res-
saisit au débouché. Le débouché, c'est déjà le revers des dunes : un
vaste désert onduleux, clair-semé d'herbes maigres et de sables,
comme il s'en trouve aux abords des grandes plages. On traverse
le village, on voit les casinos, les palais de bains, les pavillons
princiers, pavoises aux couleurs et aux armes de Hollande; on
gravit la dune, assez lourdement on la descend pour gagner la
plage. On a devant soi, plate, grise, fuyante et moutonnante, la
Mer du Nord. Qui n'est, allé là ou n'a vu cela? On pense à Ruys-
dael, à Van-Goyen, à Van de Velde. On retrouve aisément leur point
de vue. Je vous dirais, comme si leur trace y restait imprimée de-
puis deux siècles, la place exacte où ils se sont assis : la mer est à
gauche, la dune échelonnée s'enfonce à droite, s'étage, diminue et
rejoint mollement l'horizon tout pâlot. L'herbe est fade, la dune est
pâle, la grève incolore, la mer laiteuse, le ciel soyeux, nuageux,
extraordinairement aérien, bien dessiné, bien modelé et bien peint,
comme on le peignait autrefois. Même à marée haute, la plage est
interminable. Comme autrefois, les promeneurs y font des taches
douces ou vives, toutes piquantes. Les noirs y sont pleins, les blancs
savoureux, simples et gras. La lumière est excessive, et le tableau
est sourd; rien n'est plus diapré, et l'ensemble est morne. Le rouge
est la seule couleur vivace qui conserve son activité dans cette
gamme étonnamment assoupie, dont les notes sont si riches, dont
la tonalité reste si grave. Il y a des enfans qui jouent, piétinent,
vont au flot, font des ronds et des trous dans le sable, des femmes
parées en tenue légère, beaucoup de frou-frou blancs, nuancés de
bleu pâle ou de rose attendri, mais pas du tout comme on les peint
de nos jours, et plutôt comme il conviendrait de les peindre sage-
ment, sobrement, si Ruysdael et Van de Velde étaient là pour nous
conseiller. Des bateaux mouillés près du bord, avec leurs fins agrès,
leur mâture noire, leurs coques massives, rappellent trait pour trait
les anciens croquis teintés de bistre des meilleurs dessinateurs de
marines, et quand une cabine roulante vient à passer, on songe au
carrosse à six chevaux gris pommelés du prince d'Orange. Souve-
nez-vous de quelques tableaux naïfs de l'école hollandaise, et vous
connaissez Scheveninguen; il est ce qu'il était. La vie moderne en
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 605
a changé les accessoires; chaque époque en renouvelle les person-
nages, y met ses modes et ses habitudes. Qu'est-ce que cela? A
peine un accent particulier dans des silhouettes. Bourgeois d'autre-
fois, touristes d'aujourd'hui, ce n'est jamais qu'une petite tache pit-
toresque , mouvante et changeante , des points éphémères qui se
succéderont de siècle en siècle, entre le grand ciel, la grande mer,
l'immense dune et la grève cendrée. — Cependant, comme pour
mieux attester la permanence des choses en ce grand décor, le
même flot, qui fut étudié tant de fois, battait avec régularité la
plage insensiblement inclinée vers lui. Il se déployait, se roulait et
mourait, y continuant ce bruit intermittent et monotone qui n'a pas
varié d'une note depuis que le monde est monde. La mer était vide.
Un orage se formait au large et cerclait l'horizon de nuées tendues,
grises et fixes. Ce soir, on y verra des éclairs, et demain , s'ils
vivaient encore, Guillaume Van de Velde, Ruysdael, qui ne craignait
pas le vent, et Backhuysen, qui n'a bien exprimé que le vent, vien-
draient étudier les dunes à leur moment lugubre et la Mer du Nord
dans sa colère.
Je suis rentré par une autre route, en longeant le nouveau canal,
jusqu'à Princesse-Gracht, Il y avait eu des courses dans le Malie-
baan. La foule stationnait encore à l'abri des arbres, toute massée,
contre la sombre tenture des feuillages, comme si l'intact gazon de
l'hippodrome fût un tapis de qualité rare qu'on ne dût pas fouler.
Un peu moins de cohue, quelques landaus noirs sous la futaie, et je
pourrais vous décrire, pour l'avoir eu tout à l'heure devant les
yeux, un de ces jolis tableaux de Paul Potter, si patiemment bro-
dés comme à l'aiguille, si ingénument baignés de demi- teintes
glauques, tels qu'il en faisait dans ses jours de profond labeur.
II.
L'école hollandaise commence avec les premières années du
xvii^ siècle. En abusant tant soit peu des dates, on pourrait fixer le
jour de sa naissance. Elle est la dernière des grandes écoles, peut-
être la plus originale, certainement la plus locale. A la même
heure, dans les mêmes circonstances, on voit se produire un double
fait très concordant : un état nouveau, un art nouveau. L'origine
de l'art hollandais, son caractère, son but, ses moyens, son à-pro-
pos, sa croissance rapide, sa physionomie sans précédons et no-
tamment la manière soudaine dont il est né au lendemain d'un
armistice, avec la nation elle-même et comme la vive et naturelle
efllorescence d'un peuple heureux de vivre et pressé de se connaître,
— tout cela a été dit maintes fois, pertinemment et très bien. Aussi
606 REVUE DES DEUX MONDES.
ne toucherai-je que pour mémoire à la partie historique du sujet,
afin d'arriver plus vite à ce qui m'importe.
La Hollande n'avait jamais possédé beaucoup de peintres natio-
naux, et c'est peut-être à ce dénûment qu'elle dut plus tard d'en
compter un si grand nombre si parfaitement à elle. Tant qu'elle fut
confondue avec les Flandres, ce fut la Flandre qui se chargea de
penser, d'inventer et de peindre pour elle. Elle n'eut ni son Van-
Eyck ni son Memling, ni même son Roger van der Weiden, Un re-
flet lui vint un moment de l'école de Bruges; elle peut s'honorer
d'avoir vu naître dès le début du xvi* siècle un génie indigène
dans le peintre-graveur Lucas de Leyde; mais Lucas de Leyde ne
fit point école : cet éclair de vie hollandaise s'éteignit avec lui. De
même que Stuerbout ( Bouts de Harlem ) disparaît à peu près dans
le style et la manière de la primitive école flamande, de même
Mostaert, Schorcel, Heemskerk, malgré toute leur valeur, ne sont
pas des talens individuels qui distinguent et caractérisent un pays.
D'ailleurs l'influence italienne venait également d'atteindre tous
ceux qui tenaient un pinceau, depuis Anvers jusqu'à Harlem, et
cette raison s'ajoutait aux autres pour efl'acer les frontières, mêler
les écoles, dénationaliser les peintres. Jean Schorel n'avait plus
même d'élèves vivans. Le dernier et le plus illustre, le plus grand
peintre de portraits dont la Hollande puisse se faire un titre avec
Rembrandt, à côté de Rembrandt, ce cosmopolite de nature si souple,
d'organisation si mâle, de si belle éducation, de style si changeant,
mais de talent si fort, qui d'ailleurs n'avait rien conservé de ses
origines, pas même son nom, — Antoine More, ou plutôt Antonio
Moro, Hispaniarum régis jnctor, comme il s'intitulait, — était mort
depuis 1588. Ceux qui vivaient n'étaient guère plus hollandais, ni
mieux groupés, ni plus capables de renouveler l'école : c'étaient le
graveur Goltzius, Gornélis de Harlem le michel-angesque," le cor-
régien Bloomaert, Mierevelt, un bon peintre physionomique, sa-
vant, correct, concis, un peu froid, bien de son temps, peu de son
pays, le seul pourtant qui ne fût pas italien; et, remarquez-le, un
portraitiste : il était dans la destinée de la Hollande d'aimer ce
qui ressemble, d'y revenir un jour ou l'autre, de se survivre et de
se sauver par le portrait.
Cependant, la fin du xvi® siècle approchant, et les portraitistes
faisant souche, d'autres peintres naissaient ou se formaient. De
1560 à 1597, on remarque un assez grand nombre de ces nou-
veau-nés ; c'est déjà comme un demi-réveil. Grâce à beaucoup de
disparates et par conséquent à beaucoup ct'aptitudes en des sens
divers, les tentatives se dessinent d'après les tendances, et les
chemins suivis se multiplient. On s'efforce, on essaie de tous les
genres, de toutes les gammes; on se partage entre la manière
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 607
claire et la manière hrune : la claire défendue par les dessinateurs,
la brune inaugurée par les coloristes et conseillée par l'Italien Ca-
ravage. On entre dans le pittoresque, on travaille à régler le clair-
obscur: la palette s'émancipe, la main aussi. Rembrandt, a déjà ses
précurseurs directs; le genre proprement dit se dégage au milieu
des obligations de l'histoire; on est bien près de la définitive ex-
pression du paysage moderne. Enfin un genre presque historique
et profondément national est créé : le tableau civique, et c'est sur
cette acquisition, la plus formelle de toutes, que finit le xvi^ siècle
et que s'ouvre le xvii^. Dans cet ordre de grandes toiles à portraits
multiples, en fait de doelen ou de regenten-stnkken, suivant la ri-
goureuse appellation de ces œuvres spécialement hollandaises, on
trouvera autre chose, on ne fera pas mieux.
Voilà, comme on le voit, des germes d'école, d'école pas en-
core. Ce n'est pas le talent qui manque; il abonde. Pai-mi ces
peintres en voie de s'instruire et de se décider, il y a de savans ar-
tistes, il y aura même un ou deux grands peintres. Moreelse issu
de Mierevelt, Jean Ravesteyn, Lastman, Pinas, Frans Hais, un
maître incontestable, Poelemburg, Van-Schotten , Van de Venne,
Théodore de Keyser, Honthorst, le vieux Cuyp, enfin Esaïas van de
Velde et Van-Goyen, avaient leurs noms sur le registre des nais-
sances en cette année 1697. Je cite les noms sans autre explica-
tion. Vous reconnaîtrez aisément dans cette liste ceux dont l'his-
toire doit se souvenir; surtout vous distinguerez les tentatives
qu'individuellement ils représentent, les maîtres futurs qu'ils an-
noncent, et vons comprendrez ce qui manquait encore à la Hollande
et ce qu'il fallait indi-^pensablement qu'elle possédât, sous peine de
laisser perdre ces belles espérances. Le moment était critique; ici,
nulle existence politique bien assurée et partant tout le reste entre
les mains du hasard; en Flandre au contraire, même réveil avec des
certitudes de vie que la Hollande était loin d'avoir acquises. La
Flandre regorgeait de peintres déjà façonnés ou tout près de l'être.
A cette môme heure, elle allait fonder une autre école, la seconde
en un peu plus d'un siècle, aussi éclatante que la première et de
voisinage bien autrement dangereux, extraordinairement nouvelle
et dominante. Elle avait un gouvernement supportable, mieux in-
spiré, des habitudes anciennes, une organisation définitive et plus
compacte, des traditions, une société; aux impulsions venues d'en
haut s'ajoutaient des besoins de liLxe et par con;&équent des besoins
d'art plus excitans que jamais; en un mot, les siimulans les plus
énergiques et les plus fortes raisons portaient la Flandre à devenir
pour la seconde fois un grand foyer d'art. II ne lui manquait plus
que deux choses : quelques années de paix, elle allait les avoir, —
un maître pour constituer l'école, il était trouvé. En cette même
608 REVUE DES DEUX MONDES.
année 1609, qui devait décider du sort de la Hollande, Rubens en-
trait en scène.
En cet état, tout dépendait d'un accident politique ou mili-
taire. Battue et soumise, dans tous les sens la Hollande était su-
jette. Pourquoi deux arts distincts chez un même peuple et sous un
seul régime? Pourquoi une école à Amsterdam, et quel eût été son
rôle dans un pays voué dorénavant aux inspirations italo-flamande??
Que serait-il advenu de ces vocations spontanées, si libres, si pro-
vinciales, si peu faites pour un art d'état? En admettant que Rem-
brandt se fût obstiné dans un genre assez difficile à pratiquer hors
de son milieu propre, vous le représentez-vous appartenant à l'école
d'Anvers, qui n'eût pas cessé de régner depuis le Brabant jusqu'à
la Frise, élève de Rubens, peignant pour les cathédrales, décorant
des palais et pensionné par les archiducs?
Pour que le peuple hollandais vînt au monde, pour que l'art hol-
landais vît le jour avec lui, il fallait donc, et c'est pourquoi l'his-
toire de l'un et de l'autre est si concluante, il fallait qu'une révolu-
tion se fît, qu'elle fût profonde, qu'elle fût heureuse. Il fallait en
outre, et c'était là le titre considérable de la Hollande aux faveurs
de la fortune, que cette révolution eût pour elle le droit, la raison,
la nécessité, que le peuple méritât tout ce qu'il voulait obtenir,
qu'il fût résolu, convaincu, laborieux, patient, héroïque et sage,
sans turbulence inutile, qu'en tous points il se montrât digne de
s'appartenir.
On dirait que la Providence avait les yeux sur ce petit peuple,
qu'elle examina ses griefs, pesa ses titres, s'assura de ses forces,
jugea que le tout était selon ses desseins, et qu'au jour venu elle fit
en sa faveur un miracle unique. La guerre, au lieu de l'appauvrir,
l'enrichit; la lutte, au lieu de l'énerver, le fortifie, l'exalte et le
trempe. Ce qu'il a fait contre tant d'obstacles physiques, la mer,
la terre inondée, le climat, il le fait contre l'étranger. H réussit :
ce qui devait l'anéantir le sert. Il n'a plus d'inquiétude que sur un
point, la certitude de vivre; il signe, à trente ans de distance, deux
traités qui l'affranchissent, puis le consolident. Il ne lui reste plus,
pour affirmer son existence propre et lui donner le lustre des civi-
lisations prospères, qu'à produire instantanément un art qui le con-
sacre, l'honore et qui le représente intimement, et tel se trouve
être le résultat de la trêve de douze ans. Ce résultat est si prompt,
si formellement issu de l'incident politique auquel il correspond,
que le droit d'avoir une école de peinture nationale et libre et la
certitude de l'avoir au lendemain de la paix semblent faire partie
des stipulations du traité de 1609.
A l'instant même, une accalmie se fait sentir. Une bouffée de
température plus propice a passé sur les âmes, ranimé le sol, trouvé
LES MAÎTRES D AUTREFOIS. 609
des germes prêts à éclore et les fait éclore. Comme il arrive dans
les printemps du nord, de végétation si brusque, d'expansion si
active, après les mortelles intempéries d'un long hiver, c'est vrai-
ment un spectacle inattendu de voir en si peu de temps, trente ans
au plus, en un si petit espace, sur ce sol ingrat, désert, dans la
tristesse des lieux, dans les rigueurs des choses, paraître une pa-
reille poussée de peintres et de grands peintres. Il en naît partout
et à la fois : à Amsterdam, à Dordrecht, à Leyde, à Delft, à Utrecht,
à Rotterdam, à Enckuysen, à Harlem, parfois même en dehors des
frontières et comme d'une semence tombée hors du champ. Deux
seulement ont à peine devancé l'heure : Van-Goyen,né en 1596, et
Wynants en 1600; Guyp est de 1605. L'année 1608, une des plus
fécondes, voit naître Terburg, Brouwer et Rembrandt à quelques
mois près; Adrian Van-Ostade, les deux Both et Ferdinand Bol sont
de 1610; Yan der Helst, Gérard Dou, de 1613; Metzu de 1615; Aart
Van derNeerde 1613 à 1619; Wouwerman de 1620; Weenix,Ever-
dingen et Pynaker de 1621; Berghem de 162/1; Paul Potter illustra
l'année 1625, Jean Steen l'année 1626; l'année 1630 devient à tout
jamais mémorable pour avoir produit le plus grand peintre de pay-
sage du monde avec Claude Lorrain : Jacques Ruysdael. La sève
est-elle épuisée? Pas encore. La naissance de Pierre de Hooch est
incertaine, mais elle peut être placée entre 1630 et 1635. Hobbema
est contemporain de Ruysdael; Yan der Heyden est de 1637; enfin
Adrian Yan de Yelde, le dernier de tous parmi les grands, naît en
1639. L'année même où poussait ce rejeton tardif, Rembrandt avait
trente ans, et en prenant pour date centrale l'année qui vit pa-
raître la Leçon cVanatomie, 1632, vous constaterez que vingt-trois
ans après la reconnaissance officielle des Provinces-Unies, et, à part
quelques retardataires, l'école hollandaise atteignait son premier
épanouissement.
A prendre l'histoire à ce moment, on sait à quoi s'en tenir sur
les visées, le caractère et la destinée future de l'école; mais avant
que Yan-Goyen et Wynants n'eussent ouvert la voie, avant que Ter-
burg, Metzu, Cuyp, Ostade et Rembrandt d'abord n'eussent montré
ce qu'ils entendaient faire, on pouvait avec quelque raison se de-
mander ce que ces peintres allaient peindre en un pareil moment,
en un pareil pays.
La révolution qui venait de rendre le peuple hollandais si libre,
si riche et si prompt à tout entreprendre, le dépouillait de ce qui
faisait partout ailleurs l'élément vital des grandes écoles. Elle
changeait les croyances, supprimait les besoins, rétrécissait les
habitudes, dénudait les murailles, abolissait la représentation des
fables antiques aussi bien que de l'Évangile, coupait court aux
TOME xii[. — 1870. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
vastes entreprises de l'esprit et de la main, aux tableaux d'église,
aux tableaux décoratifs, aux grands tableaux. Jamais pays ne plaça
ses artistes dans une alternative aussi singulière et ne les contrai-
gnit plus expressément à être des hommes originaux sous peine de
ne pas être.
Le problème était celui-ci : étant donné un peuple de bourgeois,
pratique, aussi peu rêveur, fort occupé, aucunement mystique,
d'esprit anti-latin, avec des traditions rompues, un culte sans
images, des habitudes parcimonieuses, — trouver un art qui lui
plût, dont il saisît la convenance et qui le représentât. Un écrivain
de notre temps, très éclairé en ces matières, a fort spirituellement
répondu qu'un pareil peuple n'avait plus qu'à se proposer une
chose très simple et très hardie, la seule au reste qui depuis cin-
quante ans lui eût constamment réussi : exiger qu'on fît son portrait.
Le mot dit tout. La peinture hollandaise, on s'en aperçut bien
vite, ne fut et ne pouvait être que le portrait de la Hollande, son
image extérieure, fidèle, exacte, complète, ressemblante, sans nul
embellissement. Le portrait des hommes et des lieux, des habitudes
bourgeoises, des places, des rues, des campagnes, de la mer et du
ciel, tel devait être, réduit à ses élémens primitifs, le programme
suivi par l'école hollandaise, et tel il fut depuis le premier jour jus-
qu'à son déclin. En apparence, rien n'était plus simple que la dé-
couverte de cet aiTt terre à terre; depuis qu'on s'exerçait à peindre,
on n'avait rien imaginé qui fût aussi vaste et plus nouveau.
D'un seul coup, tout est changé dans la manière de concevoir,
de voir et de rendre : point de vue idéal, poétique, choix dans les
études, style et méthode. La peinture italienne en ses plus beaux
momens, la peinture flamande en ses plus nobles efforts, ne sont
pas lettre close, car on les goûtait encore, mais elles sont lettre
morte, parce qu'on ne les consultera plus. Il existait une habitude
de penser hautement, grandement, un art qui consistait à faire
choix des choses, à les embellir, à les rectifier, qui vivait dans l'ab-
solu plutôt que dans le relatif, apercevait la nature comme elle est,
mais se plaisait à la montrer comme elle n'est pas. Tout se rappor-
tait plus ou moins à la personne humaine, en dépendait, s'y subor-
donnait et se calquait sur elle, parce qu'en effet certaines lois de
proportions et certains attributs, comme la grâce, la force, la no-
blesse , la beauté, savamment étudiés chez l'homme et réduits en
corps de doctrines, s'appliquaient aussi à ce qui n'était pas l'homme.
Il en résultait une sorte d'universelle humanité ou d'univers huma-
nisé, dont le corps humain, dans ses proportions idéales, était le
prototype. Histoire, visions, croyances, dogmes, mythes, symboles,
emblèmes, la forme humaine presque seule exprimait tout ce qui
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 611
peut être exprimé par elle. La nature existait vaguement autour de
ce personnage absorbant. A peine la considérait-on comme un
cadre qui devait diminuer et disparaître de lui-même dès que
l'homme y prenait place. Tout était élimination et synthèse.
Comme il fallait que chaque objet empruntât sa forme plastique
au même idéal, rien ne dérogeait. Or, en vertu de ces lois du style
historique, il est convenu que les plans se réduisent, les horizons
s'abrègent, les arbres se résument, que le ciel doit être moins
changeant, l'atmosphère plus limpide et plus égak et l'homme
plus semblable à lui-même, plus souvent nu qu'habillé, plus habi-
tuellement accompli de stature, beau de visage, afin d'être plus
souverain dans le rôle qu'on lui fait jouer.
A l'heure qu'il est, le thème est plus simple. Il s'agit de rendre à
chaque chose son intérêt, de remettre l'homme à sa place et au be-
soin de se passer de lui. Le moment est venu de penser moins, de
viser moins haut, de regarder de plus près, d'observer mi«ux et de
peindre aussi bien, mais autrement. C'est la peinture de la foule,
du citoyen, de l'homme de travail, du parvenu et du premier venu,
entièrement faite pour lui, faite de lui. Il s'agit de devenir humble
pour les choses humbles, petit pour les petites choses, subtil pour
les choses subtiles, de les accueillir toutes sans omission ni dédain,
d'entrer familièrement dans leur intimité, affectueusement dans
leîir manière d'être ; c'est affaire de sympathie, de curiosité atten-
tive et de patience. Désonnais le génie consistera à ne rien pré-
juger, à ne pas savoir qu'on sait, à se laisser surprendre par son
modèle, à ne demander qu'à lui comment il veut qu'on le repré-
sente. Quant à embellir, jamais, à ennoblir, jamais, à châtier, jamais;
autant de mensonges ou «te peine inutile. N'y a-t-il pas dans tout
artiste digne de ce nom un je ne sais quoi qui se charge de ce soin
naturellement et sans effort?
Même en ne dépassant pas les bornes des sept provinces, le champ
des observations n'aura pas de limites. Qui dit un coin de terre sep-
tentrionale avec des eaux, des bois, des horizons maritimes, dit par
le fait un univers en abrégé. Dans ses rapports avec les goûts, les
instincts de ceux qui observent, le plus petit pays scrupuleusement
étudié devient un répertoire inépuisable, aussi fourmillant que ia
vie, aussi fertile en sensations que le cœur de l'homme est fertile
en manières de sentir. L'école hollandaise peut croître et travail-
ler pendant un siècle- la Hollande aura de quoi fournir à l'infati-
gable curiosité de ses peintres, tant que leur amour pour elle ne
s'éteindra pas. Il y a là, sans sortir des pâturages et des polders,
de quoi fixer tous les penchans. Il y a des choses faites pour les
délicats et aussi pour les grossiers, pour les mélancoliques, pour
les ardens, pour ceux qui aiment à rire, pour ceux qui aiment à
612 REVUE DES DEUX MONDES.
rêver. 11 y a les jours sombres et les soleils gais, les mers plates et
brillantes, orageuses et noires; il y a les pâturages avec les fermes,
les côtes avec leurs navires, et presque toujours le mouvement
visible de l'air au-dessus des espaces , toujours les grandes brises
du Zuiderzée qui amoncellent les nuées, couchent les arbres, font
courir les ombres et les lumières, tourner les moulins. Ajoutez-y les
villes et l'extérieur des villes, l'existence dans la maison et hors de
la maison, les kermesses, les mœurs crapuleuses, les bonnes mœurs
et les élégances, les détresses de la vie des pauvres, les horreurs
de l'hiver, le désœuvrement des tavernes avec le tabac, les pots de
bière et les servantes folâtres, les métiers et les lieux suspects à
tous les étages, — et d'un autre côté la sécurité dans le ménage,
les bienfaits du travail, l'abondance dans les champs fertiles, la
douceur de vivre en plein ciel après les affaires, les cavalcades, les
siestes, les chasses. Ajoutez enfin la vie publique, les cérémonies
civiques, les banquets civiques, et vous aurez les élémens d'un art
tout neuf avec des sujets aussi vieux que le monde.
De là la plus harmonieuse unité dans l'esprit de l'école et la plus
étonnante diversité qui se soit encore produite dans un même esprit.
L'école en son ensemble est dite de genre. Décomposez-la, vous y
trouverez les peintres de conversations, de paysages, d'animaux, de
marines, de tableaux officiels, de nature morte, de fleurs, et, dans
chaque catégorie, presque autant de sous-genres que de tempé-
ramens, — depuis les pittoresques jusqu'aux idéologues, depuis
les copistes jusqu'aux arrangeurs, depuis les voyageurs jusqu'aux
sédentaires, depuis les humoristes que la comédie humaine amuse et
captive jusqu'à ceux qui la fuient, depuis Brouwer et Ostacle jusqu'à
Ruysdael, depuis l'impassible Paul Potter jusqu'au turbulent et
gouailleur Jean Steen, depuis le spirituel et gai Van de Velde jus-
qu'au morose et grand songeur qui, sans vivre à l'écart, n'eut de
commerce avec aucun d'eux, qui n'en répéta aucun et les résuma
tous, qui eut l'air de peindre son époque, son pays, ses amis, lui-
même, et qui ne peignit au fond qu'un des coins ignorés de l'âme
humaine: je veux, bien entendu, parler de Rembrandt.
Tel point de vue, tel style, et tel style, telle méthode. Si l'on
écarte Rembrandt, qui fait exception chez lui comme ailleurs, en
son temps comme dans tous les temps, vous n'apercevez qu'un
style et qu'une méthode dans les ateliers de la Hollande. Le but est
d'imiter ce qui est, de faire aimer ce qu'on imite, d'exprimer nette-
ment des sensations simples, vives et justes. Le style aura donc la
simplicité et la clarté du principe. 11 a pour loi d'être sincère, pour
obligation d'être véridique. Sa condition première est d'être fami-
lier, naturel et physionomique ; il résulte d'un ensemble de qualités
morales : la naïveté, la volonté patiente, la droiture. On dirait des
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 613
vertus domestiques transportées de la vie privée dans la pratique
des arts et qui servent également à se bien conduire et à bien
peindre. Si vous ôtiez de l'art hollandais ce qu'on pourrait appeler
la probité, vous n'en comprendriez plus l'élément vital, et il ne
vous serait plus possible d'en définir ni la moralité ni le style.
Mais , de même qu'il y a dans la vie la plus pratique des mobiles qui
relèvent la manière d'agir, de même dans cet art réputé si positif,
dans ces peintres réputés pour la plupart des copistes à vues courtes,
vous sentez une hauteur et une bonté d'âme, une tendresse pour le
vrai, une cordialité pour le réel, qui donnent à leurs œuvres un prix
que les choses ne semblent pas avoir. De là leur idéal, idéal un peu
méconnu, passablement dédaigné, indubitable pour qui veut bien le
saisir et très attachant pour qui sait le goûter. Par momens, un grain
de sensibilité plus chaleureuse fait d'eux des penseurs, même des
poètes; à l'occasion, je vous dirai à quel rang dans notre histoire
des arts je place l'inspiration et le style de Ruysdael.
La base de ce style sincère et le premier effet de cette probité,
c'est le dessin, le parfait dessin. Tout peintre hollandais qui ne
dessine pas irréprochablement est à dédaigner. Il en est, comme
Paul Potter, dont le génie consiste à prendre des mesures, à suivre
un trait. Ailleurs et à sa manière, Holbein n'avait pas fait autre
chose, ce qui lui constitue, au centre et en dehors de toutes les
écoles, une gloire à part presque unique. Tout objet, grâce à l'in-
térêt qu'il offre, doit être examiné dans sa forme et dessiné avant
d'être peint. Sous ce rapport, rien n'est secondaire. Un terrain avec
ses fuites, un nuage avec son mouvement, une architecture avec ses
lois de perspective, un visage avec sa physionomie, ses traits dis-
tinctifs, ses expressions passagères, une main dans son geste, un
habit dans ses habitudes, un animal avec son port, sa charpente, le
caractère intime de sa race et de ses instincts, — tout cela fait au
même titre partie de cet art égalitaire et jouit pour ainsi dire des
mêmes droits devant le dessin. Pendant des siècles, on a cru, on
croit encore dans beaucoup d'écoles qu'il suffît d'étendre des teintes
aériennes, de les nuancer tantôt d'azur et tantôt de gris pour ex-
primer la grandeur des espaces, la hauteur du zénith et les ordi-
naires changemens de l'atmosphère. Or considérez qu'en Hollande
un ciel est souvent la moitié du tableau , quelquefois tout le ta-
bleau, qu'ici l'intérêt se partage ou se déplace; il faut que le ciel se
meuve et qu'il nous transporte, qu'il s'élève et qu'il nous entraîne;
il faut que le soleil se couche, que la lune se lève, que ce soit bien
le jour, le soir et la nuit, qu'il y fasse chaud ou froid, qu'on y fris-
sonne, qu'on s'y délecte, qu'on s'y recueille. Si le dessin qui s'ap-
plique à de pareils problèmes n'est pas le plus noble de tous, du
moins on peut se convaincre qu'il n'est ni sans profondeur ni sans
61/i REVUE DES DEUX MONDES.
mérites. Et si l'on doutait de la science et du génie de Ruysdael et
de Van der Neer, on n'aurait qu'à chercher dans le monde entier
un peintre qui peigne un ciel comme eux, dise autant de choses et
les dise aussi bien. Partout c'est le même dessin, serré, concis,
précis, naturel, naïf, qui semble le fruit d'observations journalières,
qui, je l'ai fait entendre, est savant et n'est pas su. Un mot peut
résumer le charme particulier de cette science ingénue, de cette
expérience sans pose , le mérite ordinaire et le vrai style de ces
bons esprits : on en voit de plus ou moins forts; on n'y remarque
pas un seul pédant.
Quant à leur palette, elle vaut leur dessin ; elle ne vaut ni plus
ni moins, et c'est de là que résulte la parfaite unité de leur mé-
thode. Tous les peintres hollandais peignent de même et personne
n'a peint et ne peint comme eux. Si l'on regarde bien un Téniers,
un Breughel, un Paul Bril, on verra, malgré certaines analogies de
caractère et des visées presque semblables, que ni Paul Bril, ni Breu-
ghel, ni même Téniers, le plus Hollandais des Flamands, n'ont
l'éducation hollandaise.
Toute peinture hollandaise est reconnaissable extérieurement à
quelques signes très particuliers. Elle est de petit format, de cou-
leur puissante et sobre, d'effet concentré, en quelque sorte concen-
trique. C'est une peinture qui se fait avec application , avec ordre,
qui dénote une main posée, le travail assis, qui suppose un parfait
recueillement et qui l'inspire à ceux qui l'étudient. L'esprit s'est re-
plié pour la concevoir, l'esprit se replie pour la comprendre. Il y a
comme une action facile à suivre des objets extérieurs sur l'œil du
peintre et de son œil sur son cerveau. Aucune peinture ne donne
une idée plus nette de cette triple et silencieuse opération : sentir,
réfléchir et exprimer. Aucune également n'est plus condensée, parce
qu'aucune ne renferme plus de choses en aussi peu d'espace et n'est
obligée de dire autant en un si petit cadre. Tout y prend par cela
même une forme plus précise, plus concise, une densité plus grande.
La couleur y est plus forte, le dessin plus intime, l'effet plus cen-
tral , l'intérêt mieux circonscrit. Jamais un tableau ne s'étale, ne
risque soit de se confondre avec le cadre, soit de s'en échapper; il
faut avoir l'ignorance ou la parfaite ingénuité de Paul Potter pour
prendre si peu de soin de cette organisation du tableau par l'effet
qui paraît être une loi fondamentale dans l'art de son pays. Toute
peinture hollandaise est concave; je veux dire qu'elle se compose de
courbes décrites autour d'un point déterminé par l'intérêt, d'ombres
circulaires autour d'une lumière dominante. Cela se dessine, se co-
lore, s'éclaire en orbe avec une base forte, un plafond fuyant et des
coins arrondis, convergeant au centre; d'où il suit qu'elle est pro-
fonde et qu'il y a loin de l'œil aux objets qui y sont reproduits. Nulle
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 615
peinture ne mène avec plus de certitude du premier plan au dernier,
du cadre aux horizons. On l'habite, on y circule, on y regarde au
fond, on est tenté de relever la tête pour mesurer le ciel. Tout con-
court à cette illusion : la rigueur des perspectives aériennes, le par-
fait rapport de la couleur et des valeurs avec le plan que l'objet oc-
cupe. Toute peinture étrangère à cette école du plafonnement, de
l'enveloppe aérienne, de l'effet lointain , est une image qui paraît
plate et posée à fleur de toile. Sauf de rares exceptions, Téniers,
dans ses tableaux de plein air et de gammes claires, dérive de
Rubens; il en a l'esprit, l'ardeur, la touche un peu superficielle,
le travail plutôt précieux qu'intime; en forçant les termes, on dirait
qu'il décore et ne peint pas profondément.
Je n'ai pas tout dit et je m'arrête. Pour être complet, il faudrait
examiner l'un après l'autre chacun des élémens de cet art si simple
et si complexe. Il faudrait étudier la palette hollandaise, en examiner
la base, les ressources, l'étendue, l'emploi, savoir et dire pourquoi
elle est réduite, presque monochrome et cependant si riche en ses
résultats, commune à tous et cependant variée , pourquoi les lu-
mières y sont rares et étroites, les ombres dominantes , quelle est
la loi la plus ordinaire de cet éclairage à contre-sens des lois natu-
relles, surtout en plein air; et il serait intéressant de déterminer
combien cette peinture de toute conscience contient d'art, de com-
binaisons, de partis-pris nécessaires, presque toujours d'ingénieux
systèmes. Viendraient enfin le travail de la main, l'adresse de l'outil,
le soin, l'extraordinaire soin , l'usage des surfaces lisses, la minceur
des pâtes, leur qualité rayonnante, leur miroitement de métal et
de pierres précieuses. Il y aurait à chercher comment ces maîtres
excellons divisaient les opérations du travail, s'ils peignaient sur
fonds clairs ou sombres, si, à l'exemple des primitives écoles , ils
coloraient dans la matière ou par-dessus. Toutes ces questions, la
dernière surtout, ont été l'objet de beaucoup de conjectures, et
n'ont jamais été ni bien élucidées ni résolues.
Mais ces notes en courant ne sont ni une étude à fond , ni un
traité, ni surtout un cours. L'idée qu'on se fait communément de la
peinture hollandaise, et que j'ai tâché de résumer, suffit à la bien
distinguer des autres, et l'idée qu'on se fait également du peintre
hollandais à son chevalet est juste et de tous points expressive. On
se représente un homme attentif, un peu courbé, avec une palette
en son neuf, des huiles limpides, des brosses nettes et fines, la
mine réfléchie, la main prudente, peignant dans un demi-jour, sur-
tout ennemi de la poussière. A cela près, qu'on les juge tous d'après
Gérard Dou ou Miéris, l'image est ressemblante. Ils étaient peut-
être moins méticuleux qu'on ne le croit, riaient avec un peu plus
d'abandon qu'on ne le suppose. Le génie ne rayonnait point autre-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
ment dans l'ordre professionnel de leurs bonnes habitudes. Goyen,
Wynants, avaient dès le début du siècle fixé certaines lois. Les le-
çons s'étaient transmises, et de maîtres à élèves, pendant cent ans,
sans nul écart dans les leçons suivies, ils ont vécu sur ce fonds-là.
III.
Ce soir, un peu fatigué de passer en revue tant de toiles peintes,
d'admirer, de disputer avec moi-même, je me suis promené au
bord du Yivier [Vidjver). Arrivé vers la fin du jour, j'y suis resté
tard. C'est un lieu original, de grande solitude, et qui n'est pas
sans mélancolie lorsqu'on y vient à pareille heure, en étranger,
sans compagnon, et que l'escorte des années joyeuses vous a quitté.
Imaginez un grand bassin entre des quais rigides et des palais noirs.
A droite, une promenade plantée et déserte, au-delà des hôtels
fermés; à gauche, le Binnenhof, les pieds dans l'eau avec sa fa-
çade de briques, ses toitures d'ardoises, ses airs moroses, sa phy-
sionomie d'un autre âge et de tous les âges, ses souvenirs tragiques,
enfin ce je ne sais quoi propre à certains lieux habités par l'histoire.
Au loin, la flèche de la cathédrale, perdue vers le nord, déjà refroidie
par la nuit et dessinée comme un léger lavis de teinte incolore;
dans l'étang, un îlot verdoyant et deux cygnes qui doucement
filaient dans l'ombre des bords et n'y traçaient que des rayures
minces; au-dessus, des martinets qui volaient vite et haut dans l'air
du soir. Un parfait silence, un profond repos, un oubli total des
choses présentes ou passées. Des reflets exacts, mais sans couleur,
plongeaient jusqu'au fond des eaux dormantes avec cette immobi-
lité un peu morte des souvenirs que la vie lointaine a fixés dans
une mémoire aux trois quarts éteinte.
Je regardais le musée, le Mauritshids (maison de Maurice), qui
fait l'angle sud du Vivier et termine à cet endroit la ligne taciturne
du Binnenhof, dont le briquetage violet est le soir de toute tristesse.
Le même silence, la même ombre, le même abandon, enveloppaient
tous les fantômes enfermés soit dans le palais des stathouders, soit
dans le musée. Je songeais à ce que contient le Mauritshuis, je
pensais à ce qui s'est passé dans le Binnenhof. Là Rembrandt et
Paul Potter, mais ici Guillaume d'Orange, Barneveldt, les frères de
Witt, Maurice de Nassau, Heinsius, voilà pour les noms mémorables:
ajoutez-y le souvenir des états, cette assemblée choisie par le pays
dans le pays, parmi les citoyens les plus éclairés, les plus vigilans,
les plus résistans, les plus héroïques, cette partie vive, cette âme
du peuple hollandais qui vécut dans ces murailles, s'y renouvela,
toujours égale, toujours constante, y siégea pendant les cinquante
années les plus orageuses que la Hollande ait connues, y tint tête à
LES MAITRES D AUTREFOIS. 617
l'Espagne, à l'Angleterre, dicta des conditions à Louis XIV, et sans
laquelle ni Guillaume, ni Maurice, ni les grands-pensionnaires,
n'eussent été rien.
Demain matin à dix heures, quelques pèlerins iront frapper à la
porte du musée. A la même heure, il n'y aura personne dans le
Binnenhof, ni dans le Buitenhof, et personne, j'imagine, n'ira visiter
la Salle des chevaliers où il y a tant d'araignées, ce qui veut dire
tant d'ordinaire solitude. En admettant que la renommée, qui nuit
et jour veille, dit-on, sur les gloires, descende ici et se pose quel-
que part, où pensez-vous qu'elle arrête son vol? Et sur lequel de
ces palais replierait-elle ses ailes d'or, ses ailes fatiguées? Est-ce
sur le palais des états? Est-ce sur la maison de Potter et de Rem-
brandt? Quelle singulière distribution de faveurs, d'oublis! Pour-
quoi tant de curiosité pour un tableau et si peu d'intérêt pour une
grande vie publique? Il y eut ici de forts politiques, de grands ci-
toyens, des révolutions, des coups d'état, des supplices, des mar-
tyres, des controverses, des déchiremens, tout ce qui se rencontre
à la naissance d'un peuple, lorsque ce peuple appartient à un autre
peuple dont il se détache, à une religion qu'il transforme, à un
état politique européen dont il se sépare, et qu'il semble condamner
par ce fait seul qu'il s'en sépare. Tout cela, l'histoire le raconte;
le pays s'en souvient-il? Où trouvez- vous les échos vivans de ces
émotions extraordinaires? A la même époque, un tout jeune homme
peignait un taureau dans un pâturage; un autre, pour être agréable
à un médecin de ses amis, le représentait dans une salle de dissec-
tion entouré de ses élèves, le scalpel dans le bras d'un cadavre. Par
cela, ils donnaient l'immortalité à leur nom, à leur école, à leur
siècle, à leur pays.
A qui donc appartient notre reconnaissance? A ce qu'il y a de
plus digne, à ce qu'il y a de plus vrai? Non. A ce qu'il y a de plus
grand? Quelquefois. A ce qu'il y a de plus beau? Toujours. Qu'est-ce
donc que le beau, ce grand levier, ce grand mobile, ce grand
aimant, on dirait le seul attrait de l'histoire? Serait-il plus près
que quoi que ce soit de l'idéal où malgré lui l'homme a jeté les
yeux? Et le grand n'est-il si séduisant que parce qu'il est plus
aisé de le confondre avec le beau? Il faut être très avancé en mo-
rale ou très fort en métaphysique pour dire d'une bonne action ou
d'une vérité qu'elles sont belles. Le plus simple des hommes le dit
d'une action grande. Au fond, nous n'aimons naturellement que ce
qui est beau. Les imaginations y tournent, les sensibilités en sont
émues, tous les cœurs s'y précipitent. Si l'on cherchait bien ce dont
l'humanité considérée en masse s'éprend le plus volontiers, on ver-
rait que ce n'est pas ce qui la touche, ni ce qui la convainc , ni ce
qui l'édifie; c'est ce qui la charme ou ce qui l'émerveille.
618 REVUE DES DEUX MOiNDES.
Aussi, quand un homme historique n'a pas fait entrer dans sa vie
cet élément de puissant attrait, on dirait qu'il lui manque quelque
chose. Il est compris par les moralistes et par les savans, ignoré
des autres hommes. Si le contraire arrive, sa mémoire est sauve.
Un peuple disparaît avec ses lois, ses mœurs, sa politique, ses con-
quêtes; il ne subsiste de son histoire qu'un morceau de marbre ou
de bronze, et ce témoin suffit. Il y eut un homme, un très grand
homme par les lumières, par le courage, par le sens politique, par
les actes publics ; peut-être ne saurait-on pas son nom, s'il n'était
tout embaumé de littérature, et sans un statuaire de ses amis qu'il
employa pour décorer le fronton des temples. Un autre était fat,
léger, dissipateur, fort spirituel, libertin, vaillant à ses heures, on
parle de lui plus souvent, plus universellement que de Solon, de
Platon, de Socrate, de Thémistocle. Fut-il plus sage, plus brave?
Servit-il mieux la vérité, la justice, les intérêts de son pays? Il a
surtout ce charme d'avoir aimé passionnément ce qui est beau:
les femmes, les livres, les tableaux et les statues. Un autre fut un
général malheureux, un politique médiocre, un chef d'empire
étourdi; mais il eut cette fortune d'aimer une des femmes les plus
séduisantes de l'histoire, et cette femme était, dit-on, la beauté
même.
Vers dix heures, la pluie tomba. La nuit était close; l'étang ne
miroitait plus qu'imperceptiblement, comme un reste de crépuscule
aépien oublié dans un coin de la ville. La renommée ne parut pas.
Je sais ce qu'on peut objecter à ses préférences, et mon dessein
n'est pas de les juger.
IV.
Une chose vous frappe quand on étudie le fond moral de l'art
hollandais, c'est l'absence totale de ce que nous appelons aujour-
d'hui un sujet. Depuis le jour où la peinture cessa d'emprunter à
l'Italie son style et sa poétique, son goût pour l'histoire, pour la
mythologie, pour les légendes chrétiennes, jusqu'au moment de
décadence où elle y revint, — à partir de Bloemaert et de Poelem-
burg jusqu'à Lairesse, Philippe Van-Dyck et plus tard Troost, — il
s'écoula près d'un siècle pendant lequel la grande école hollandaise
parut ne plus penser à rien qu'à bien peindre. Elle se contenta de
regarder autour d'elle et se passa d'imagination. Les nudités, qui
n'étaient plus de mise en cette représentation de la vie réelle, dis-
parurent. L'histoire ancienne, on l'oublia, l'histoire contemporaine
aussi, et c'est là le phénomène le plus singulier. A peine aperçoit-
on, noyés dans ce vaste milieu de scènes de genre, un tableau
comme la Paix de Munster, de Terburg, ou quelques faits des
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 619
guerres maritimes représentés par des navires qui se canonnent :
par exemple une Arrivée de Maurice de Nassau à Sclieveninguen
(Guyp, musée Six), un Départ de Charles II de Sclieveninguen
(2 juin 1660), parLingelbach, et ce Lingelbach est un triste peintre.
Les grands ne traitaient guère ces sujets-là. Et même, en dehors
des peintres de marine ou de tableaux exclusivement militaires,
aucun ne semblait avoir d'aptitude à les traiter. Van der Meulen,
ce beau peintre issu par Snayers de l'école d'Anvers, très flamand,
quoique adopté par la France, pensionné par Louis XIV et historio-
graphe de nos gloires françaises. Van der Meulen donnait aux anec-
dotiers hollandais un exemple assez séduisant qui ne fut suivi par
personne. Les grandes représentations civiques de Ravestein, de
Hais, de Van der Helst, de Flinck, de Karel Dujardin et autres
sont, comme on le sait, des tableaux à portraits, où l'action est
nulle et qui, pour être des documens historiques de grand intérêt,
ne font aucune place à l'histoire du temps.
Si l'on songe à ce que l'histoire de ce xvii'' siècle hollandais con-
tient d'événemens, à l'importance de la politique, à la gravité des
faits militaires, aux efforts de ce peuple de soldats et de matelots,
à son énergie dans les luttes, à ce qu'il souffrit; si l'on imagine le
spectacle que le pays pouvait offrir en ces temps terribles, on est
tout surpris de voir la peinture se désintéresser à ce point de ce
qui était la vie même du peuple. On se bat à l'étranger, sur terre
et sur mer, sur les frontières et jusqu'au cœur du pays; à l'inté-
rieur on se déchire : Barneveldt est décapité en 1619, les frères de
Witt sont massacrés en 1672; à cinquanie-trois ans de distance, la
même lutte entre les républicains et les orangistes se complique
des mêmes discordes religieuses ou philosophiques, — ici arminiens
contre gomaristes, là voëliens contre coccéîens, — et amène les
mêmes tragédies. La guerre est en permanence avec l'Espagne, avec
l'Angleterre, avec Louis XIV; la Hollande est envahie et se défend
comme on le sait; la paix de Munster est signée en 16^8, la paix
de Nimègue en 1678, la paix de Ryswick en 1698; la guerre re-
commence toujours et continue. La guerre de la succession d'Es-
pagne s'ouvre avec le nouveau siècle, et l'on peut dire que tous les
peintres de la grande et pacifique école dont je vous entretiens
sont morts sans avoir cessé presqu'un seul jour d'entendre le ca-
non. Ce qu'ils faisaient pendant ce temps-là, leurs œuvres nous
l'apprennent. Les portraitistes peignaient leurs grands hommes de
guerre, leurs princes, leurs plus illustres citoyens, leurs poètes,
leurs écrivains, eux-mêmes ou leurs amis. Les paysa,ii;istes habi-
taient les champs, rêvant, dessinant des animaux, copiant des ca-
banes, vivant de la vie des fermes, peignant des arbres, des canaux
et des ciels, ou bien ils voyageaient; ils partaient pour l'Italie, s'y
620 REVUE DES DEUX MONDES.
établissaient en colonie, s'y rencontraient avec Claude Lorrain,
s'oubliaient à Rome, oubliaient le pays, y mouraient comme Karel
avant d'avoir repassé les Alpes.
Les autres ne sortaient guère de leur atelier que pour fureter
autour des tavernes, rôder autour des lieux galans, en étudier les
mœurs quand ils n'y entraient pas pour leur compte, ce qui était
rare. La guerre n'empêchait pas qu'on ne vécût quelque part en
paix; c'était dans ce coin paisible, pour ainsi dire indifférent, qu'ils
transportaient leurs chevalets, abritaient leur travail, et poursui-
vaient, avec une placidité qui peut surprendre, leurs méditations,
leurs études, leur charmante et riante industrie. Et la vie de tous
les jours n'en continuant pas moins, c'étaient les habitudes domesti-
ques, privées, champêtres, urbaines, qu'ils s'appliquaient à peindre
en dépit de tout, à travers tout, à l'exclusion de tout ce qui faisait
alors l'émoi, l'angoisse, le patriotique effort et la grandeur de leur
pays. Pas un trouble, pas une inquiétude dans ce monde extraor-
dinairement abrité, qu'on prendrait pour l'âge d'or de la Hollande,
si l'histoire ne nous avertissait pas du contraire. Les bois sont
tranquilles, les routes sûres; les bateaux vont et viennent au cours
des canaux; les fêtes champêtres n'ont pas cessé. On fume au seuil
des cabarets, on danse au dedans, on chasse, on pêche et l'on se pro-
mène. De petites fumées silencieuses sortent du toit des métairies,
où rien ne sent le danger. Les enfans vont à l'école, et, dans l'in-
térieur des habitations, c'est l'ordre, la paix, l'imperturbable sécu-
rité des jours bénis. Les saisons se renouvellent, on patine sur les
eaux où l'on naviguait, il y a du feu dans les âtres, les portes sont
closes, les rideaux tirés : les duretés viennent du climat et non pas
des hommes; c'est toujours le cours régulier des choses que rien
ne dérange, et le fond permanent des petits faits journaliers avec
lesquels on a tant de plaisir à composer de boas tableaux.
Quand un peintre habile aux scènes équestres nous montre par
hasard une toile où des chevaux se chargent, où l'on se bat à coups
de pistolet, de tromblon, d'épée, où l'on se piétine, où l'on s'é-
gorge, où l'on s'extermine assez vivement, cela se passe en des lieux
qui déplacent la guerre, dépaysent le danger; ces tueries sen-
tent la fantaisie anecdotique , et l'on ne voit pas que le peintre
en soit lui-même grandement ému. Ce sont les italiens, Berghem,
Wouwerman, Lingelbach, les pittoresques peu véridiques, qui s'a-
musent par hasard à peindre ces choses-là. Où ont-ils vu des mê-
lées? En-deçà ou au-delà des monts? Il y a du Salvator Rosa, moins
le style, dans ces simulacres d'escarmouches ou de grandes ba-
tailles, dont on ne connaît ni la cause, ni le moment, ni le théâtre,
ni bien nettement non plus les partis aux prises. Le titre même de
leurs tableaux indique assez la part qui doit être faite à l'imagina-
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 621
tion des peintres. Le musée de La Haye possède deux grandes pages
fort belles et très sanglantes, où les coups portent dru, où les bles-
sures ne sont pas ménagées. L'une, celle de Berghem, un très rare
tableau, d'étonnante exécution, un tour de force par l'action, le
tumulte, l'ordre admirable de l'effet et la perfection des détails, —
une toile nullement historique , — porte pour titre : Attaque d'un
convoi dans un défilé de montagnes. L'autre, un des plus vastes ta-
bleaux qu'ait signés Wouwerman, est intitulé Grande Bataille.
Il rappelle le tableau de la Pinacothèque de Munich, connu sous
le nom de la Bataille de Nordlingen; mais rien de plus formel en
tout ceci , et la valeur historiquement nationale de cette œuvre fort
remarquable n'est pas mieux établie que la véracité du tableau de
Berghem. Partout ailleurs ce sont des épisodes de brigandages ou
des rencontres anonymes qui certainement ne manquaient pas chez
eux, et que cependant ils ont tout l'air d'avoir peints de ouï-dire,
pendant ou depuis leurs voyages dans les Apennins. L'histoire hol-
landaise n'a donc marqué pour rien, ou si peu que ce n'est rien,
dans la peinture de ces temps troublés, et ne paraît pas avoir agité
une seule minute l'esprit des peintres.
Notez en outre que, dans leur peinture proprement pittoresque
et anecdotique, on n'aperçoit pas non plus la moindre anecdote.
Aucun sujet bien déterminé, pas une action qui exige une composi-
tion réfléchie, expressive, particulièrement significative; nulle in-
vention, aucune scène qui tranche sur l'uniformité de cette exis-
tence des champs ou de la ville, plate, vulgaire, dénuée de recherches,
de passions, on pourrait dire de sentiment. Boire, fumer, danser et
caresser des servantes, ce n'est pas là ce qu'on peut appeler un
incident bien rare ou bien attachant. Traire des vaches, les mener
boire, charger un chariot de foin, ce n'est pas non plus un accident
notable dans la vie agricole. On est toujours tenté de questionner
ces peintres insoucians et flegmatiques, et de leur dire : Il n'y a donc
rien de nouveau? rien dans vos étables, rien dans vos fermes, rien
dans vos maisons? Il a fait grand vent, le vent n'a donc rien dé-
truit? La foudre a grondé, la foudre n'a donc frappé ni vos champs
ni vos bêtes, ni vos toitures ni vos travailleurs? Les enfans nais-
sent, il n'y a donc pas de fêtes? Ils meurent, il n'y a donc pas de
deuil? Vous vous mariez, il n'y a donc pas de joies décentes? On ne
pleure donc jamais chez vous? Vous avez tous été amoureux, com-
ment le sait-on? Vous avez pâti, vous avez compati aux misères
des autres ; vous avez eu sous les yeux toutes les plaies, toutes les
peines, toutes les calamités de la vie humaine, où découvre-t-on
que vous ayez eu un jour de tendresse, de chagrins, de vraie pitié?
Votre temps, comme tous les autres, a vu des querelles, des pas-
sions, des tromperies, des jalousies, des fraudes galantes, des
622 REVUE DES DEUX MONDES.
duels; de tout cela, que nous montrez- vous? Pas mal de liberti-
nages, des soûleries, des grossièretés, des paresses sordides, des
gens qui s'embrassent commb s'ils se battaient, et par-ci par-li
des coups de poing et des coups de sabot échangés dans les exas-
pérations du vin et de l'amour. Vous aimez les enfans : on les fesse,
ils crient, font des malpropretés dans les coins, et voilà vos tableaux
de famille.
Comparez les époques et les pays. Je ne parle pas de l'école
allemande contemporaine ni de l'école anglaise, où tout est sujet,,
finesse, intention, comme dans le drame, la comédie, le vaudeville,
où la peinture est trop imprégnée de littérature, puisqu'elle ne vit
que de cela et qu'aux yeux de certaines gens même elle en meurt;
mais prenez un livret d'exposition française, lisez les titres des ta-
bleaux, et jetez les yeux sur le catalogue d'un musée d'Amsterdam
et de La Haye. En France, toute toile qui n'a pas son titre et qui
par conséquent ne contient pas un sujet risque fort de ne pas êtrfr
comptée pour une œuvre ni conçue ni sérieuse. Et cela n'est pas
d'aujourd'hui, il y a cent ans que cela dure. Depuis le jour où
Greuze imagina la peinture sentimentale, et, aux grands applaudis^
semens de Diderot, conçut un tableau comme on conçoit une scène
de théâtre et mit en peinture les drames bourgeois de la famille, à
partir de ce jour-là que voyons-nous? La peinture de genre a-t-elle
fait autre chose en France qu'inventer des scènes, compulser l'his-
toire, illustrer les littératures, peindre le passé, un peu le présent,
fort peu la France contemporaine, beaucoup les curiosités des
mœurs ou des climats étrangers? 11 suffit de citer des noms pour
faire revivre une longue série d'œuvres piquantes ou belles, éphér-
mères ou toujours célèbres, signifiant toutes quelque chose, repré-
sentant toutes des faits ou des sentimens, exprimant des passions
ou racontant des anecdotes, ayant toutes leur personnage princi-
pal et leur héros : Granet, Bonington, Léopold Robert, Delaroche,
Ary Scheffer, Roqueplan, Decamps, Delacroix, et je m'arrête aux
morts. Rappelez-vous les François P^ , les Charles -Quint, le Duc
de Guise, Mignon, les Marguerite, le Lion amoureux, le Van-Dyick
à Londres, toutes les pages empruntées à Goethe, à Shakspeare, à
Byron, à Walter Scott, à l'histoire de Venise, — les Ilamlet, les
Yorick, les Macbeth, les Méphistophélès, les Polonius, les Giaour,
les Lara, et Goetz de Berlichinguen , le Prisonnier de Chillon,
Ivanhoe, Quentin-Burward, VÉvêque de Liège, et puis les Fos-
cari, Marino Faliero, et aussi la Barque de Don Juan, et en-
core l'Histoire de Samson, les Cimhres, précédant les curiosités
orientales. Et depuis, si nous dressions la liste des tableaux de
genre qui nous ont, année par année, charmés, émus, frappés,
depuis les scènes d'inquisition, le Colloque de Poissy, jusqu'au
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 623
Charles -Quint à Saint-Just, — si nous relevions, dis-je, en ces
trente dernières années ce que l'école française a produit de plus
saillant et de plus honorable dans le genre, nous trouverions que
l'élément dramatique, pathétique, romanesque, historique ou sen-
timental a contribué presque autant que le talent des peintres au
succès de leurs ouvrages.
Apercevez-vous quelque chose de semblable en Hollande? Leurs
livrets sont désespérans d'insignifiance et de vague : la Fileiise au
troupeau, voilà à La Haye pour Karel Dujardin; pour Wouwerman,
V Arrivée à V hôtellerie, Halte de chasseurs, Manège de campagne,
le Chariot (un tableau célèbre), un Camp, le Repos des chasseurs,
Halte de chasseurs, etc.; pour Berghem, Chasse au sanglier, Un
Gué italien, Pastorale, etc.; pour Metzu, ce sont le Chasseur, les
Amateurs de musique; pour Terburg, la Dépêche, et ainsi de suite
pour Gérard Dou, pour Ostade, pour Miéris, même pour Jean Steen,
le plus éveillé de tous et le seul qui, par le sens profond ou gros-
sier de ses anecdotes, soit un inventeur, un caricaturiste ingénieux,
un humoriste de la famille d'Hogarth, et qui soit un littérateur,
presqu'un auteur comique en ses facéties. Les plus belles œuvres
se cachent sous des titres de même platitude. Le si beau Metzu
du musée Yan der Hoop est appelé le Cadeau du chasseur^ et
personne ne se douterait que le Repos prés de la grange désigne
un incomparable Paul Potter, la perle de la galerie d'Aremberg. On
sait ce que veut dire le Taureau de Paul Potter, la Vache qui se
mire ou la Vache... encore plus célèbre de Saint-Pétersbourg.
Quant à la Leçon d'anatomie et à la Ronde de nuit, on me permet-
tra de penser que la signification morale du sujet n'est pas ce qui
assure à ces deux œuvres l'immortalité qui leur est acquise.
On semble donc avoir tous les dons du cœur et de l'esprit, sensi-
bilité, tendresses, sympathies généreuses pour les drames de l'his-
toire, expérience extrême de ceux de la vie, on est pathéii(jue,
émouvant, intéressant, imprévu, instructif, — partout ailleurs que
dans l'école hollandaise. Et l'école qui s'est le plus exclusivement
occupée du monde réel semble celle de toutes qui en a le plus mé-
connu l'intérêt moral, et encore, celle de toutes qui s'est le plus
passionnément vouée à l'étude du pittoresque semble moins qu'au-
cune autre en avoir aperçu les sources vives. Quelle raison un
peintre hollandais a-t-il de faire un tableau? Aucune; et remarquez
qu'on ne la lui demande jamais. Un paysan au nez aviné vous re-
garde avec son gros œil et vous rit à pleines dents en levant un
broc : si la chose est bien peinte, elle a son prix. Chez nous, quand
le sujet s'absente, il faut du moins qu'un sentiment vif et vrai et
que l'émotion saisissable du peintre y suppléent. Un paysage qui
n'est pas teinté fortement aux couleurs d'un homme est une œuvre
624 REVUE DES DEUX MONDES.
manquée. ÎNous ne savons pas, comme Ruysdael, faire un tableau
de toute rareté avec une eau écumante qui se précipite entre des
rochers bruns. Une bête au pâturage qui n'a jyas son idée, comme
les paysans disent de l'instinct des bêtes, est une chose à ne pas
peindre. Un peintre fort original de notre temps, une âme assez
haute, un esprit triste, un cœur bon, une nature vraiment rurale
a dit sur la campagne et sur les campagnards, sur les duretés, les*
mélancolies et la noblesse de leurs travaux, des choses que jamais
un Hollandais ne se serait avisé de trouver. Il les a dites en un
langage un peu barbare et dans des formules où la pensée a plus
de vigueur et de netteté que n'en avait la main. On lui a su un gré
infini de ses tendances; on y a vu, dans la peinture française, quel-
que chose comme la sensibilité d'un Burns moins habile à se faire
comprendre. En fin de compte, a-t-il, oui ou non, fait et laissé de
beaux tableaux? Sa forme, sa langue, je veux dire cette enveloppe
extérieure sans laquelle les œuvres de l'esprit ne sont ni ne vi-
vent, a-t-elle les qualités qu'il faudrait pour le consacrer un beau
peintre et le bien assurer qu'il vivra longtemps? C'est un penseur
profond à côté de Paul Potter et de Guyp; c'est un rêveur attachant
quand on le compare à Terburg et à Metzu; il a je ne sais quoi d'in-
contestablement noble, lorsqu'on songe aux trivialités de Steen,
d'Ostade ou de Brouwer; comme homme, il a de quoi les faire rou-
gir tous : comme peintre, les vaut-il?
La conclusion? me direz-vous. D'abord est-il bien nécessaire de
conclure? La France a montré beaucoup de génie inventif, peu de
facultés vraiment picturales. La Hollande n'a rien imaginé, elle a
miraculeusement bien peint. Voilà certes une grande différence.
S'ensuit -il qu'il faille absolument choisir entre des qualités qui
s'opposent d'un peuple à l'autre, comme s'il y avait entre elles je
ne sais quelle contradiction qui les rendrait inconciliables? Je n'en
sais rien au juste. Jusqu'à présent la pensée n'a vraiment soutenu
que les grandes œuvres plastiques. En se diminuant, pour entrer
dans les œuvres d'ordre moyen , elle semble avoir perdu toute
vertu. La sensibilité en a sauvé quelques-unes ; la curiosité en a
gâté un grand nombre; l'esprit les a toutes perdues.
Est-ce là la conclusion qu'il faut tirer des observations qui pré-
cèdent? Certainement on en trouverait une autre; pour aujourd'hui
je ne l'aperçois pas.
V.
Avec la Leçon d'analomie et la Ronde de nuit y le Taureau de Paul
Potter est ce qu'il y a de plus célèbre en Hollande. Le musée de
La Haye lui doit une bonne part de la curiosité dont il est l'objet.
LES MAÎTRES d'aUTBEFOIS. 625
Ce n'est pas la plus vaste des toiles de Paul Potter; mais c'est du
moins la seule de ses grandes toiles qui mérite une attention sé-
rieuse. La Chasse à l'ours du musée d'Amsterdam, à la supposer
authentique, même en la dégageant des repeints qui la défigurent,
n'a jamais été qu'une extravagance de jeune homme, la plus grosse
erreur qu'il ait commise. Le Taureau n'a pas de prix. En l'esti-
mant d'après la valeur actuelle des œuvres de Paul Potter, per-
sonne ne doute que, mis en vente, il n'atteignît aux enchères de
l'Europe un chiffre fabuleux. Est-ce donc un bon tableau? Nulle-
ment. Mérite-t-il l'importance qu'on y attache? Sans contredit.
Paul Potter est donc un très grand peintre? Très grand. S'ensuit-
il qu'il peigne aussi bien qu'on le suppose? Pas précisément. Il y a
là un malentendu qu'il est bon de faire disparaître.
Le jour où s'ouvriraient les enchères fictives dont je parle, et par
conséquent où l'on aurait le droit de discuter sans nul égard les mé-
rites de cette œuvre fameuse, si quelqu'un se risquait à faire en-
tendre la vérité, il pourrait dire à peu près ce qui suit :
u La réputation du tableau est à la fois très surfaite et très légi-
time : elle tient à une équivoque. On le considère comme une page
de peinture hors ligne, et c'est une erreur. On croit y voir un
exemple à suivre, un modèle à copier où des générations ignorantes
peuvent apprendre les secrets techniques de leur art. En cela, on se
trompe encore et du tout au tout. L'œuvre est laide et n'est pas
conçue, la peinture est monotone, épaisse, lourde, blafarde et sèche.
L'ordonnance est des plus pauvres. L'unité^manque à ce tableau qui
commence on ne sait où, ne finit pas, reçoit la lumière sans être
éclairé, la distribue à tort et à travers, échappe de partout et sort
du cadre, tant il semble peint à fleur de toile. Il est trop plein sans
être occupé. jNi les lignes, ni la couleur, ni la disposition de l'effet,
ne lui donnent ces conditions premières d'existence, indispensables
à toute œuvre un peu ordonnée. Par leur taille, les animaux sont
ridicules. La vache fauve à tête blanche est construite avec une
matière dure. La brebis et le bélier sont moulés dans le plâtre.
Quant au berger, personne ne le défend. Deux seules parties de
ce tableau semblent faites pour s'entendre, le grand ciel et le vaste
taureau. Le nuage est bien à sa place : il s'éclaire où il faut et se
colore de même où il convient d'après les besoins de l'objet princi-
pal, dont il a pour but d'accompagner ou de faire valoir les reliefs.
Par une sage entente de la loi des contrastes, le peintre a bien dé-
gradé les couleurs claires et les nuances foncées de l'animal. La
partie la plus sombre s'oppose à la partie claire du ciel, et ce qu'il
y a de plus énergique et de plus fouillé dans la bête à ce qu'il y a
de plus limpide dans l'atmosphère; mais c'est à peine un mérite,
TOME XIII, — 187G. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
étant donnée la simplicité du problème. Le reste est un hors-
d'œuvre qu'on pourrait couper sans regret, au seul avantage du ta-
bleau. » Ce serait là de la critique brutale, mais exacte. Et cepen-
dant l'opinion, moins pointilleuse ou plus clairvoyante, dirait que
la signature vaut bien le prix.
L'opinion ne s'égare jamais tout à fait. Par des chemins incer-
tains, souvent pas les mieux choisis, elle arrive en définitive à l'ex-
pression d'un sentiment vrai. Quand elle se donne à quelqu'un, les
motifs en vertu desquels elle se donne ne sont pas toujours les meil-
leurs, mais toujours il se trouve d'autres bonnes raisons en vertu
desquelles elle a bien fait de se donner. Elle se méprend sur les
titres, quelquefois elle prend les défauts pour les qualités; elle prise
un homme pour sa manière de faire, et c'est là le moindre de ses
mérites; elle croit qu'un peintre peint bien quand il peint mal et
parce qu'il peint avec minutie. Ce qui émerveille en Paul Potter, c'est
l'imitation des objets poussée jusqu'au travers. On ignore ou l'on
ne remarque pas qu'en pareil cas l'âme du peintre vaut mieux que
l'œuvre et que la manière de sentir est infiniment supérieure au
résultat.
Quand il peignit le Taureau en 1647, Paul Potter n'avait pas
vingt-trois ans. C'était un tout jeune homme; d'après ce que le
commun des hommes est à vingt-trois ans, c'était un enfant. A
quelle école appartenait-il? A aucune. Avait-il eu des maîtres? On
ne lui connaît d'autres professeurs que son père Pieter Simonsz Pot-
ter, peintre obscur, et Jacob de Weth (de Harlem), qui n'était pas
de force lui non plus à agir sur un élève, soit en bien, soit en
mal. Paul Potter ne trouva donc autour de son berceau, ensuite dans
l'atelier de son second maître, que de naïfs conseils et pas de doc-
trines; par extraordinaire, l'élève ne demandait pas davantage. Jus-
qu'en l6Zi7, Paul Potter vécut entre Amsterdam et Harlem, c'est-
à-dire entre Frans Hais et Rembrandt, dans le foyer d'art le plus
actif, le plus remuant, le plus riche en maîtres célèbres que le monde
ait jamais connu, sauf en Italie un siècle auparavant. Les professeurs
ne manquaient pas; il n'avait que l'embarras du choix. Wynants avait
quarante-six ans , Cuyp quarante- deux ans, Terburg trente-neuf,
Ostade trente-sept, Metzu trente -deux, Wouwerman vingt-sept,
Berghem, à peu près de son âge, avait vingt-trois ans. Plusieurs
même, parmi les plus jeunes, étaient membres de la confrérie de
Saint-Luc. Enfin le plus grand de tous, le plus illustre, Rembrandt,
avait déjà produit la Ronde de nuit, et c'était un maître qui pouvait
tenter.
Que devint Paul Potter ? Gomment s'isola-t-il au cœur de cette
fourmillante et riche école, où l'habileté pratique était extrême,
le talent universel, la manière de rendre un peu semblable, et
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 627
cependant, chose exquise en ces beaux momens, la manière de
sentir très personnelle? Eut-il des condisciples? On ne le voit pas.
Ses amis, on les ignore. Il naît, c'est tout au plus si l'on sait avec
exactitude en quelle année. Il se révèle de bonne heure, à qua-
torze ans signe une eau -forte charmante; à vingt-deux, igno-
rant sur bien des points, il est sur d'autres d'une maturité sans
exemple. Il travaille et produit œuvres sur œuvres; il en fait d'ad-
mirables. Il les accumule en quelques années avec hâte, avec abon-
dance, comme si la mort le talonnait, et cependant avec une ap-
plication et une patience qui fait que ce prodigieux travail est un
miracle. Il se mariait, jeune pour un autre, bien tard pour lui,
car c'était le 3 juillet 1650 , et le /i août IQbli, quatre ans après, la
mort le prenait ayant toute sa gloire, mais avant qu'il ne sût tout
son métier. Quoi de plus simple, de plus court, de plus accompli?
Du génie et pas de leçons, de fortes études, un produit ingénu
et savant de vue attentive et de réflexion; ajoutez à cela un grand
charme naturel, la douceur d'un esprit qui médite, l'application
d'une conscience chargée de scrupules, la tristesse inséparable
d'un labeur solitaire et peut-être la mélancolie propre aux êtres
mal portans, et vous aurez à peu près tout Paul Potter.
A ce titre, le charme excepté, le Taureau de La Haye le repré-
sente à merveille. Cest une grande étude, trop grande au point de
vue du bon sens, pas trop pour les recherches dont elle fut l'objet
et pour l'enseignement qu'il en tira. Songez que Paul Potter, à le
comparer à ses brillans contemporams , ignorait toutes les habi-
letés du métier : je ne parle pas des roueries dont sa candeur ne
s'est jamais doutée. Il étudiait spécialement des formes et des as-
pects en leur absolue simplicité. Le moindre artifice était un em-
barras qui l'eût gêné parce qu'il eût altéré la claire vue des choses.
Un grand taureau dans une vaste plaine, un grand ciel et pour ainsi
dire pas d'horizon, quelle meilleure occasion pour un étudiant d'ap-
prendre une fois pour toutes une foule de choses fort difliciles et de
les savoir, comme on dit, par compas et par mesure? Le mouvement
est simple, il n'en fallait pas; le geste est vrai, la tête admirablement
vivante. La bête a son âge, son type, son caractère, son tempérament,
sa longueur, sa hauteur, ses attaches, ses os, ses muscles, son poil
rude ou lisse, bourru ou frisé, sa peau flottante ou tendue, — le tout
à la perfection. La tête, l'œil, l'encolure, l'avant-train, sont, au point
de vue de l'observation naïve et forte, un morceau très rare, peut-
être bien sans pareil. Je ne dis pas que la matière soit belle, ni
que la couleur en soit bien choisie; matière et couleur sont ici su-
bordonnées trop visiblement à des préoccupations de formes pour
qu'on puisse exiger beaucoup sous ce rapport quand il a tout ou
presque tout donné sons un autre. Il y a plus, le ton même et le
628 REVUE DES DEUX MONDES.
travail de ces parties violemment observées arrivent à rendre la
nature telle qu'elle est vraiment, dans son relief, ses nuances, sa
puissance, presque jusque dans ses mystères. Il n'est pas possible
de viser un but plus circonscrit, mais plus formel, et de l'atteindre
avec plus de succès. On dit le Taureau de Paul Potter, ce n'est point
assez, je vous l'affirme : on pourrait dire le taureau, et ce serait à
mon sens le plus grand éloge qu'on pût faire de cette œuvre mé-
diocre en ses parties faibles, et cependant si décisive.
Presque tous les tableaux de Paul Potter en sont là. Dans la plu-
part, il s'est proposé d'étudier quelque accident physionomique de
la nature ou quelque partie nouvelle de son art, et vous pouvez être
certain qu'il est arrivé ce jour-là à savoir et à rendre instantané-
ment ce qu'il apprenait. La Prairie du Louvre, dont le morceau
principal, le bœuf gris-roux, est la reproduction d'une étude qui
devait lui servir bien des fois, est de même un tableau faible ou
un tableau très fort, suivant qu'on le prend pour la page d'un
maître ou pour le magnifique exercice d'un écolier. La Prairie avec
bestiaux du musée de La Haye, les Bergers et leur troupeau, Y Or-
phée charmant les animaux, du musée d'Amsterdam, sont, chacun
dans son genre, une occasion d'études , un prétexte à études , et
non pas, comme on serait tenté de le croire, une de ces concep-
tions où l'imagination joue le moindre rôle. Ce sont des animaux
examinés de près, groupés sans beaucoup d'art , dessinés en des
attitudes simples ou dans des raccourcis difficiles, jamais dans un
effet bien compliqué ni bien piquant. Le travail est maigre, hé-
sitant, quelquefois pénible. La touche est un peu enfantine. L'œil
de Paul Potter, d'une exactitude singulière et d'une pénétration
que rien ne fatigue, détaille, scrute, exprime à l'excès, ne se noie
jamais, mais ne s'arrête jamais. Paul Potter ignore l'art des sacri-
fices, il en est encore à ne pas savoir qu'il faut quelquefois sous-
entendre et résumer. Vous connaissez l'insistance de sa brosse et
la broderie désespérante dont il se sert pour rendre les feuillages
compactes et l'herbe drue des prairies. Son talent de peintre est
sorti de son talent de graveur. Jusqu'à la fin de sa vie, dans ses
œuvres les plus parfaites , il n'a pas cessé de peindre comme on
burine. L'outil devient plus souple, se prête à d'autres emplois;
sous la peinture la plus épaisse on continue de sentir la pointe
fine, l'entaille aiguë, le trait mordant. Ce n'est que graduellement
avec des efforts, et par une éducation successive et toute person-
nelle, qu'il arrive à manier sa palette comme tout le monde : dès
qu'il y parvient, il est supérieur.
On peut, en choisissant quelques-uns de ses tableaux dans les
dates comprises entre 1647 et 1652, suivre le mouvement de
son esprit, le sens de ses études, la nature de ses recherches, et,
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 629
à une heure dite, la préoccupation presque exclusive dans laquelle
il se plongeait. On verrait ainsi le peintre se dégager peu à peu du
dessinateur, la couleur se déterminer, la palette prendre une orga-
nisation plus savante, enfin le clair-obscur y naître de lui-même et
comme une découverte dont cet innocent esprit ne serait redevable
à personne. Cette nombreuse 'ménagerie réunie autour d'un char-
meur en pourpoint et en bottes, qui joue du luth et qu'on appelle
Orphée^ est l'ingénieux effort d'un jeune homme étranger à tous les
secrets de son école, et qui étudie sur des pelages de bêtes les
effets variés de la demi-teinte. C'est faible et savant; l'observation
est juste, le faire timide, la visée charmante. Dans la Prairie avec
hestiauj", le résultat est encore meilleur; l'enveloppe est excellente,
le métier seul a persisté dans son enfantine égalité. La Vache qui
se mire est une étude de lumière, de pleine lumière, faite vers le
milieu d'un beau jour d'été. C'est un tableau fort célèbre et, vous
pouvez m'en croire, extrêmement faible, décousu, compliqué, d'une
lumière jaunâtre, qui, pour être étudié avec une patience inouie,
n'en a ni plus d'intérêt ni plus de vérité, plein d'incertitude en son
effet, d'une application qui trahit la peine. J'omettrais ce devoir de
classe, un des moins réussis qu'il ait traités, si, même en cet infruc-
tueux effort, on ne reconnaissait l'admirable sincérité d'un esprit
qui cherche, ne sait pas tout, veut tout savoir, et s'acharne d'au-
tant plus que les jours lui sont comptés.
En revanche, sans m'écarter du Louvre et des Pays-Bas, je vous
citerais deux tableaux de Paul Potter qui sont d'un peintre con-
sommé et qui décidément aussi sont des œuvres dans la plus haute
et dans la plus rare acception du mot; — et, chose remarquable,
l'un est de 16Zi7, l'année même où il signa le Taureau. Je veux
parler de la Petite auberge du Louvre, catalogué sous ce titre :
Chevaux à la porte d'une chaumière (n* 399). C'est un effet de
soir. Deux chevaux dételés, mais harnachés, sont arrêtés devant
une auge; l'un est bai, l'autre blanc; le blanc est exténué. Le char-
retier vient da puiser de l'eau à la rivière; il remonte la berge un
bras en l'air, de l'autre tenant un seau, et se détache en silhouette
douce sur un ciel où le soleil couché envoie des lueurs. C'est unique
par le sentiment, par le dessin, par le mystère de l'effet, par la
beauté du ton, par la délicieuse et spirituelle intimité du travail.
L'autre de 1653, l'année qui précéda la mort de Paul Potter, est un
merveilleux chef-d'œuvre à tous les points de vue : arrangement,
taches pittoresques, savoir acquis, naïveté persistante, fermeté du
dessin, force dans le travail, netteté de l'œil, charme de la main. La
galerie d'Arenberg, qui possède cet inestimable bijou, ne contient
rien de plus précieux. Ces deux morceaux incomparables prouve-
raient, à ne regarder qu'eux, ce que Paul Potter entendait faire, ce
630- REVUE DES DEUX RONDES.
qu'il aurait fait certainement avec plus d'ampleur, s'il en avait eu
le temps.
Ainsi voilà qui est dit, ce que Paul Potter avait acquis d'expé-
rience, il ne le devait qu'à lui-même. Il apprenait de jour en jour,
tous les jours; la fm arriva, ne l'oublions pas, avant qu'il eut fini
d'apprendre. De même qu'il n'avait pas eu de maîtres, il n'eut pas
d'élèves. Sa vie fat trop courte pour contenir encore un enseigne-
ment. D'ailleurs qu'aurait-il enseigné? La manière de dessiner? C'est
un art qui se recommande et ne s'enseigne guère. L'ordonnance et
la science des effets? Il s'en doutait à peine en ses derniers jours.
Le clair-obscur? On le professait dans tous les ateliers d'Amster-
dam beaucoup mieux qu'il ne le pratiquait lui-même, car c'était
une chose, je vous l'ai dit, que la vue des campagnes hollandaises
ne lui avait révélée qu'à la longue et rarement. L'art de composer
une palette? On voit la peine qu'il eut à se rendre maître de la
sienne. Et quant à l'habileté pratique, il n'était pas plus fait pour
la recommander que ses œuvres n'étaient faites pour en donner la
preuve.
Paul Potter peignit de beaux tableaux qui ne furent pas tous de
beaux modèles. 11 donna plutôt de bons exemples, et toute sa vie
ne fut qu'un excellent conseil. Plus qu'aucun peintre en cette école
honnête il parla de naïveté, de patience, de circonspection, d'amour
passionné pour le vrai. Ces préceptes étaient peut-être les seuls
qu'il eût reçus : à coup sûr c'étaient les seuls qu'il pût transmettre.
Toute son originalité lui vient de là, sa grandeur aussi. Un vif pen-
chant pour la vie champêtre, une âme bien ouverte, tranquille,
sans nul orage, pas de nerfs, une sensibilité profonde et saine, un
œil admirable, le sens des mesures, le goût des choses nettes, bien
établies, du savant équilibre dans les formes, de l'exact rapport
entre les volumes, l'instinct des anatomies, enfin un constructeur
de premier ordre; en tout cette vertu qu'un maître de nos jours ap-
pelait la ]))'obité du talent- une préférence native pour le dessin,
mais un tel appétit du parfait que plus tard il se réservait de bien
peindre et que déjà il lui arrivait de peindre excellmiment; une
étonnante division dans le travail, un imperturbable sang -froid
dans l'effort, une nature exquise, à en juger par son triste et souf-
frant visage, — tel était ce jeune homme, unique à son moment,
toujours unique quoi qu'il arrive, et tel il apparaît depuis ses
tâtonnemens jusqu'en ses chefs-d'œuvre. Quelle rareté de sur-
prendre un génie, quelquefois sans talent! et quel bonheur d'ad-
mirer à ce point un ingénu qui n'avait pour lui qu'une heureuse
naissance, l'amour du vrai et la passion du mieux !
Eugène Fromentin.
LES
PLANTES CARNIVORES
I. J. D. Hooker, Address to the Department of zoology and bolany of the Brilish Association,
Belfast, augnstai, 1874. — il. Ch. Darwin, Inseflivorous Plants, London 1875. — II. F.
Cohn, Beitrâge zw Biologie der Pflanzen, drittes Heft, Breslaa 1875.
Ces deux mots, « plantes carnivores, » en apparence inconci-
liables, ont l'air d'énoncer un gros paradoxe et presqu'une hérésie
physiologique : ils impliquent tout au moins une flagrante contra-
diction aux idées courantes sur la nutrition végétale. Dans ce cycle
de migrations de la matière dont le règne inorganique est à la fois
le point de départ et le terme d'arrivée [pulvis es et in pulverem re-
vertens), la plante semble vouée au rôle subalterne de pourvoyeuse
de la nourriture des animaux. Elle seule, puisant dans le sol et dans
l'air les élémens bruts et le détritus de la vie, en recompose ces
productions organiques qui, transformées par les herbivores, vont
finalement servir d'aliment aux animaux carnivores. On dirait qu'un
ordre fatal entraîne dans ce courant le flux mobile des atomes in-
destructibles et que le végétal le plus noble, réduit au régime ex-
clusif des élémens minéraux et des engrais , n'est au fond que le
substratum de l'animalité la plus infime.
Tout cela paraît être l'évidence même lorsqu'on s'en tient aux
notions vulgaires, aux apparences superficielles d'un dualisme ab-
solu, d'un antagonisme de nature entre les animaux et les plantes;
mais le point de vue s'élargit et se rectifie lorsque, pénétrant dans
l'intimité des tissus, on voit dans la plante un organisme complexe
dont chaque cellule, au moins dans sa période de vitalité la plus
active, n'est autre chose que l'enveloppe d'une pulpe animalisée,
on dirait presque d'un animal rudimentaire. Le protoplasme, cette
gelée contractile qui vit dans la cellule végétale comme un rhizo-
(53*2 REVUE DES DEUX MONDES.
pode dans sa coquille, répond, par sa composition chimique essen-
tiellement azotée, au sarcode dont la masse homogène constitue le
corps entier d'animaux inférieurs. Or, si la plante est ainsi peuplée
au dedans d'animalcules à l'état d'ébauche, est-il étonnant que,
par exception au moins, la nourriture azotée parvienne à ces hôtes
intimes par la voie directe de l'absorption épidermique, au lieu de
suivre le cours détourné de l'absorption par les racines? Ne voit-on
pas l'embryon végétal, aux premières phases de la germination,
absorber ainsi par sa surface les élémens nutritifs de l'albumen
qui l'entoure, si bien que, par un ingénieux stratagème, M. Van
Tieghem a pu remplacer autour de cet embryon les matières albu-
minoïdes naturelles par des alimens artificiels de composition ana-
logue? Au fond, les progrès incessans de l'histoire naturelle géné-
rale tendent de plus en plus à combler tout hiatus entre les animaux
et les végétaux : partout le parallélisme s'accuse entre ces deux
branches- du tronc organique; la fusion même s'établit de l'une à
l'autre à leur point commun d'origine, dans ces êtres ambigus dont
la substance uniforme, dépourvue de toute organisation apparente,
ne manifeste la vitalité que par d'obscures contractions.
Ces réflexions générales prépareront les esprits à comprendre
comment une plante non parasite, sans renoncer à son mode ordi-
naire de nutrition par le sol et l'atmosphère, peut néanmoins sai-
sir une proie vivante, en dissoudre les élémens azotés au moyen
d'un suc acide analogue au suc gastrique, enfm absorber ce pro-
duit de digestion pour en faire soit un aliment général de ses tis-
sus, soit peut-être la nourriture spéciale du protoplasme des cel-
lules placées dans le cercle d'action de ces surfaces digestives.
La théorie de la carnivorité des plantes n'est pas du reste, comme
on pourrait le craindre, une élucubration fantaisiste de quelque
amateur de nouveautés à sensation. Hasardée en premier lieu par
des chercheurs modestes, mais sérieux, MM. Gurtis (183Zi) et Ganby
(1868), tous deux botanistes américains et par cela même bien pla-
cés pour observer sur le vif les plus curieuses d'entre les plantes
insectivores, accueillie et confirmée par le professeur Asa Gray,
cette doctrine s'appuie aujourd'hui sur l'autorité de maîtres de la
science. Un éminent botaniste, le docteur Joseph Dalton Hooker,
directeur des jardins de Kew et président de la Société royale de
Londres, en a fait, en 187Zi, à Belfast, le sujet de son discours
inaugural devant l'Association britannique pour l'avancement des
sciences; d'autre part, Charles Darwin, résumant à cet égard les
études de quinze années, vient de publier sur les plantes « insec-
tivores » un livre admirable où toutes les ressources d'une expé-
rimentation fine, délicate et précise fournissent une base solide aux
vues les plus ingénieuses et les plus originales.
LES PLANTES CARNIVORES. 633
Avec de tels guides et de tels garans, il est permis de s'avancer
sans trop de crainte dans le champ des vérités paradoxales. Dût-on
s'égarer par instans aux frontières indécises où l'hypothèse confine
à l'erreur, on est sûr de regagner vite avec eux le terrain ferme de
la méthode scientifique. Osons donc apprendre, sans scrupules rou-
tiniers, ce qu'ils nous disent des appétits insolites de ces carnas-
siers d'un nouveau genre, plantes par leur forme et leur orga-
nisation , animaux par certains côtés de leurs mœurs, de leurs
mouvemens et par leur façon d'approprier à leurs tissus une portion
importante, sinon nécessaire, de leurs élémens nutritifs.
I. — LES ROSSOLIS OU DROSERA.
Les plantes les plus franchement carnivores sont celles qui s'em-
parent d'une proie animale vivante, l'imprègnent d'une sécrétion
acide, en attaquent ou dissolvent de préférence les tissus de nature
azotée, et finalement absorbent directement par leurs feuilles le
produit de cette sorte de digestion. Dans ce groupe sont compris
d'une manière évidente les divers genres de la famille des droséra-
cées {rossolis, dionée, aldrovandie), les grassettes ou pinguicula, de
la famille des utriculariées, et dans une certaine mesure le curieux
genre nepenthef;. Chez un autre groupe, des animaux sont pris au
piège; mais l'absence au moins apparente du suc digestif fait sup-
poser que la digestion véritable y est incomplète, sinon absolu-
ment nulle, et que l'absorption directe par les feuilles y porte non
sur des produits digérés, mais sur des produits putréfiés; tel serait,
d'après Darwin, le cas des utriculaires et des espèces de genlisea;
quant aux sarracenia, dont les feuilles, transformées en cornets
creux, se gorgent d'insectes qu'on trouve bientôt réduits en un pu-
trilage fétide, des études sont encore nécessaires pour assigner à
chaque espèce sa part de digestivité véritable ou de simple absorp-
tion de produits putrides. Nous exposerons à cet égard les idées du
docteur Hooker, du docteur Mellichamp, de Charles Riley, et les
réserves dont semble les entourer Darwin en excluant du groupe
des insectivores ces mêmes sarracéniées.
Le phénomène de la nutrition chez les animaux comprend trois
séries d'actes successifs : d'abord la capture ou la préhension des
alimens, puis l'action des liquides digestifs, enfin l'absorption des
produits élaborés que l'assimilation va transformer en tissus vivans.
Chez les plantes rarnhwrcs, le premier de ces actes avait depuis
longtemps frappé l'attention même d'observateurs superficiels;
toutes constituant en effet de véritables pièges à insectes, des at-
trape-mouches, pour employer la dénomination vulgaire de la plus
connue d'entre elles, la dionée ou dionœa muscipula. C'est par cette
634 REVUE DES DEUX MONDES.
singulière plante qu'il faudrait ouvrir la série des végétaux însec-^
iivores, si l'on s'en tenait à la rapidité des mouvemens, au jeu
subit des valves du piège qui se rabat sur la victime; mais, parmi
les étrangetès de sa nature, la dionée présente celle d'être confinée
dans un coin restreint de la Caroline, en dehors de l'observation
quotidienne de la généralité des botanistes. Les rossolis au con-
traire, genre très cosmopolite, comptent, à côté d'espèces très lo-
calisées , des types répandus à profusion sur d'immenses aires
géographiques. Partout, dans les tourbières, dans les bruyères hu-
mides de notre hémisphère boréal, ces élégantes plantules étalent
ou redressent leurs rosettes de feuilles humides, grasses et rou-
geâtres. C'est sur la plus vulgaire de toutes, le rossolis à feuilles
rondes {drosera l'otundifolia, L.), qu'ont porté les recherches pa-
tientes de Darwin; c'est sur cette espèce qu'il sera facile de suivre
les phénomènes de motilité, de sécrétion en quelque sorte gastri-
que, d'absorption superficielle, de modifications dans le contenu
des cellules, qui vont nous servir de critérium et de type pour
l'étude complète des végétaux carnivores.
Le nom de rossolis, qui devrait s'écrire en deux mots, ros solis,
signifie rosée du soleil, par allusion à ces gouttelettes transparentes
qui, sous le soleil le plus ardent, brillent sur les drosères comme
autant de perles de rosée au bout des poils de leurs feuilles (1).
Ces organes, chez le rossolis à feuilles rondes, présentent, au som-
met d'un pétiole long et grêle, un limbe à peu près circulaire dont
la face supérieure est toute couverte d'une forêt de poils visqueux.
Darwin appelle ces poils des tentacules, sans doute par une vague
allusion aux bras préhenseurs des hydres et d'autres animaux aqua-
tiques. Ces tentacules se composent d'un pédicelle en forme d'a-
lêne et d'une glande en tête d'épingle qu'enveloppe une gouttelette
visqueuse. Ce sont à la fois des organes de sécrétion, d'absorption et
de transmission de mouvement.
Pour peu qu'on observe dans la nature les feuilles de drosera,
on s'aperçoit qu'un très grand nombre tiennent embrassés sous
leurs tentacules infléchis de petits insectes, principalement des
diptères, mouches ou moucherons à deux ailes transparentes. Un
fait aussi fréquent dut frapper de bonne heure les naturalistes et
même les simples curieux; mais la vraie signification n'en fut que
tardivement comprise. On supposait naturellement que les in-
sectes ainsi captifs s'étaient tout simplement englués dans la visco-
sité des glandes, et que leurs vains efforts pour s'échapper avaient
fait courber mécaniquement les tentacules de la feuille. Réduit à
(1) On regrette que Linné, par un purisme arbitra ire de nomenclature, ait cru devoir
changer ce nom poétique en celui de drosera (de drosos, rosée), qui ne dit rien de
net à l'esprit.
LES PLANTES CARNIVORES. 635
ces proportions, le phénomène n'avait rien de surprenant. Il sem-
blait qu'il y eût là pur accident sans trace d'action vitale, ni de
motion déterminée vers un but, ni surtout d'utilité directe de l'in-
secte pour la feuille qui l'a saisi. Cependant dès 1780 les mou-
vemens des tentacules du drosera furent presque simultanément
observés en Allemagne par le sagace botaniste Roth, en Angle-
terre par deux amateurs, Gardom, botaniste du Derbyshire, et
Whateley, chirurgien distingué de Londres. L'observation de Roth
et une autre analogue du docteur Behr sur le drosera sulfurea
d'Australie, publiée en 1847, étaient à peu près oubliées ou négli-
gées lorsque je les rappelai sommairement, en les acceptant pour
vraies, dans une revue monographique des droséracées, échap-
pée je ne sais comment à l'érudition si vaste du docteur Hooker
et de Darvi^in. La question s'est précisée depuis dans les travaux de
Milde (1852), de Nitschke (1860-1861), d'Augé de Lassus (1861),
de J. Scott (18<32), de M"^" Treat (1871), de A.-W. Bennett (1873), du
docteur Burdon Sanderson en juin 187â, et du docteur J.-D. Hooker
en août de la même année; mais c'est dans le livre récent de Dar-
win (1875) qu'il faut chercher, avec le résumé de ces recherches
partielles, l'exposé le plus complet, le plus ingénieux, le plus mi-
nutieusement détaillé, le plus vigoureusement déduit d'un sujet
qu'il a fait sien depuis 1860 et pour lequel la collaboration de ses
deux fils, Francis et George, a multiplié sa puissance prodigieuse de
travail. C'est dans le livre lui-même qu'on trouvera mille détails
d'expérimentation délicate; tout ce qu'on peut faire ici, c'est d'en
esquisser à grands traits les faits saillans et les résultats généraux.
La feuille du drosera constitue un piège à mouches d'un jeu très
lent, mais d'une rare sûreté d'action. Au repos, tendus pour saisir
leur proie, les tentacules extérieurs s'étalent en rayonnant sous des
angles très ouverts; tous sont armés de leur gouttelette perfide,
dont l'éclat attire peut-être la victime et dont la viscosité la re-
tient en l'engluant. Que du bout de ses jambes grêles un malheu-
reux moucheron effleure cette perle liquide, à l'instant le piège entre
en action et ne lâchera plus la victime. Fixé dans une glu tenace,
l'insecte fait de vains efforts pour s'en détacher : ces efforts même
vont le perdre, car la moindre pression sur le tissu d'une glande
non-seulement fait infléchir le tentacule touché, mais transmet le
mouvement aux tentacules voisins. Ceux-ci, s'infléchissant à leur
tour, s'abattent sur le pauvre insecte. Plus la pression, plus les ti-
raillemens se répètent, plus la victime est robuste et remuante,
plus s'élargit le cercle des mouvemens et s'augmente le nombre
des fikmens rabattus : le disque même de la feuille, d'abord plane
ou à peine concave, se contracte plus ou moins en coupe évasée et
finit par engloutir l'insecte comme dans un estomac temporaire où
636 REVUE DES DEUX MONDES.
la digestion va s'établir. Plus tard, la digestion achevée et l'absorp-
tion faite, la feuille reprendra graduellement sa forme première,
les tentacules reviendront à leur position de repos, les glandes se
remettront h sécréter leur perle visqueuse : bref, le piège sera tendu
de nouveau, prêt à recommencer trois fois ce manège, auquel pour-
tant s'use à la fin sa vitalité. A mesure qu'une feuille vieillie est hors
de service, de nouvelles la remplacent, si bien que, pour un seul pied
de drosera, c'est par vingtaines tout au moins qu'on pourrait évaluer
pour l'année les insectes pris ou en voie d'être digérés ou réduits
à l'état de dépouille sèche par l'absorption de leurs parties diges-
tibles. Sur une seule et même feuille, Darwin a compté jusqu'à
treize cadavres ou restes d'insectes témoins des repas antérieurs de
cette araignée végétale.
Tel est, vu d'ensemble, le premier acte de la carnivorité du
drosera. Étudié dans ses détails, le jeu de cet appareil de capture
n'en est que plus merveilleux. Voyons par exemple comment se
transmet et s'irradie le mouvement imprimé aux tentacules. Qu'une
excitation mécanique ou autre s'exerce sur une glande, l'action
s'en traduit à l'œil par l'incurvation du pédicelle qui la supporte,
c'est là proprement l'effet direct et local de l'irritation. Le contact
d'un petit fragment de viande crue a produit parfois en dix secondes
une légère inflexion, en cinq minutes une incurvation notable, en une
demi-heure le rabattement du tentacule sur le centre de la feuille.
Quand l'agent excitateur, corps d'insecte, viande, etc., repose
sur le centre même de la feuille , c'est vers ce point que s'inflé-
chissent tous les tentacules. Qu'on place au contraire le corps sti-
mulant sur le milieu d'une des moitiés du limbe, c'est sur ce corps
même que se portent les tentacules environnans, même ceux du
centre, qui d'habitude restent droits lorsqu'ils reçoivent directe-
ment l'excitation; en un mot, le centre d'excitation devient en même
temps centre attractif, si bien que l'on peut faire converger en
deux groupes symétriques tous les tentacules d'une feuille en pla-
çant un fragment de phosphate d'ammoniaque au milieu de chaque
moitié du limbe. Il est curieux également de voir un côté de la
feuille avec ses tentacules tous repliés sur une proie, tandis que
l'autre côté reste étalé dans la position du piège en arrêt. En tout
cas, les tentacules se dirigent invariablement dans le sens voulu
pour embrasser l'insecte captif: admirable adaptation des moyens
au but qui se révélera mieux encore lorsque nous verrons ces
mêmes organes modifier la sécrétion de leurs glandes dès qu'il
s'agit de digérer la proie qu'elles ont saisie. On dirait qu'une sorts
d'instinct aveugle dirige des mouvemens aussi précis, ou plutôt on
serait tenté d'y voir comme une trace des actions nerveuses dites
réflexes, si l'absence totale d'un tissu nerveux chez les plantes ne
LES PLANTES CARNIVORES. 637
faisait naturellement pécher par la base cette dernière assimilation.
Les causes d'excitation des tentacules sont nombreuses et variées.
Et d'abord il en est de purement mécaniques, le choc, la pression
par exemple. Un simple choc par un corps dur ne cause pas d'in-
curvation; trois, quatre ou plusieurs chocs répétés déterminent
plus ou moins cette inflexion, suivant l'état de l'organe; mais l'in-
fluence d'une pression continue, même très légère, est véritablement
étonnante. C'est dans le détail des expériences de ce genre que
brille l'ingéniosité de Darwin. Employant des particules très ténues
de verre, de cheveux, de liège, il s'est assuré que les tentacules s'in-
fléchissent sensiblement dès que, franchissant en partie la couche
de viscosité accumulée sur la glande, ces particules arrivent en con-
tact du tissu sécréteur lui-même. Chose merveilleuse, le poids
d'un fragment de cheveu, estimé par d'ingénieux calculs à 8 mil-
lièmes de milligramme, a suffi pour produire sensiblement ce
phénomène. Or, tandis que de tels fétus agissent comme excita-
teurs en tant que particules solides, de grosses gouttes de pluie
frappant ces mêmes organes, un souffle de l'haleine humaine ou
du vent, peuvent les agiter sans que le mouvement d'inflexion
se produise au moindre degré. Darwin serait tenté d'expliquer
ce fait par une sorte d'assuétude acquise à travers les âges par les
générations du drosera. Cette explication un peu hardie est dans
le courant d'idées de la sélection naturelle; mais en tout cas l'au-
teur reconnaît ingénument que l'impassibilité du drosera à l'égard
du vent et de la pluie est une qualité très utile pour une plante
appelée à tenir tendus des pièges que ces météores auraient pu sans
cela détendre à tout moment : aveu précieux à recueillir de la
bouche d'un des adversaires de la théorie des causes finales. Qu'on
invoque tant qu'on voudra les adaptations des moyens au but, on
n'eff'acera pas de l'idée des hommes de simple bon sens que de si
merveilleux agencemens, tout soumis qu'ils sont en tant que faits
aux lois fatales du déterminisme, ne se rattachent pas néanmoins
par leurs causes les plus profondes au plan harmonique d'une in-
telligence ordonnatrice (1).
Pour rester dans le domaine des excitans purement physiques,
c'est le cas de signaler ici les elïets de la chaleur et de l'électricité
sur les mouvemens du drosera. La chaleur modérée, ainsi qu'on
pouvait le prévoir, augmente l'excitabilité de la plante. Plongées
(1) Darwin, il est vrai, atténue lui-môme l'aveu en question en ajoutant que, dans
bien des cas, les tentacules de drosera se rabattent sans utilité sur des corps inertes
qui ne peuvent rien fournir à la plante. La finalité serait donc en défaut sur ce point;
mais cet argument touchera peu ceux qui, comme moi, admettent le mal au sens hu-
main comme ayant sa place dans la nature, sans que ces écarts partiels troublent
l'harmonie générale des choses.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'eau de AS%8 à 51°,6, des feuilles ont replié tous leurs tenta-
cules. Chaufifée à 5/i% l'eau paralyse ces mêmes feuilles en les
mettant dans cet état d'inertie que Sachs appelle rigidité par la
chaleur et qui se produit chez la sensitive quand on expose cette
plante à l'air humide, chauffé à A5 ou 50 degrés. L'influence du
courant galvanique sur les tentacules du drosera n'a pas été étu-
diée en grand détail, Darwin nous promet là-dessus un travail de
son fils Francis, dont il cite comme avant-goût une curieuse obser-
vation. Deux aiguilles plantées simplement dans la feuille d'un dro-
sera n'en ont pas fait mouvoir les tentacules, mais l'inflexion de ces
organes s'est faite dès que deux aiguilles pareillement insérées ont
été mises en rapport avec le circuit secondaire d'un appareil d'in-
duction. On verra tout à l'heure le rapport de cette curieuse expé-
rience avec celle que le docteur Surdon Sanderson avait faite aupa-
ravant sur la feuille de la dionée.
Passons maintenant aux effets de certains liquides organiques na-
turels ou d'infusions ou de décoctions de matières végétales. Ces
expériences ont été faites en déposant sur la feuille des gouttelettes
de ces liquides d'un poids moyen d'un tiers de milligramme. Suivant
qu'ils contiennent ou non de l'azote, on a pu les distribuer en deux
groupes : d'une part les non -azotés, solutions de gomme arabique,
de sucre, d'empois, etc.; d'autre part les azotés, lait, urine, albumine
de l'œuf, infusion froide et filtrée de viande crue, décoction de pois
verts, etc. Nuances à part, un fait saillant et curieux se dégage de ces
essais : c'est que les substances non azotées ont été sans action sur
les tentacules, que les azotées au contraire ont agi d'une façon très
marquée en provoquant l'inflexion des filamens à peu près en pro-
portion de leur richesse en azote. C'est presque sûrement aussi par
leur azote que les sels ammoniacaux en dissolution exercent sur le
drosera une si puissante influence : le plus actif de tous les sels de
ce groupe est le phosphate d'ammoniaque, dont une dose de 3 mil-
lionièmes de milligramme a le pouvoir de faire courber un ten-
tacule du bord de la feuille jusque sur le centre du limbe. Ces
quantités infinitésimales sont encore fortes auprès des dimensions
infimes que doivent avoir les particules solides des effluves que le
gibier laisse sur son passage et que l'odorat du chien de chasse
saisit pourtant, grâce à l'admirable sensibilité de son organe ol-
factif. Pour tout ce qui touche aux impressions, la ténuité même
des particules, loin d'être un obstacle, est au contraire une cir-
constance favorable aux effets produits. On est là dans un do-
maine à part où le microscope lui-même n'a plus d'accès, et qui,
soumis sans doute aux lois générales de la mécanique, échappe à
toute autre évaluation numérique que celle du calcul abstrait.
Le fait le plus remarquable dans cette puissance d'excitation du
LES PLANTES CARNIVORES. 639
phosphate d'ammoniaque, c'est la présence simultanée dans ce sel
de l'azote et du phosphore, c'est-à-dire des deux substances les
plus animalisées peut-être qui se rencontrent dans les végétaux.
L'association de ces deux corps dans les graines, dans les bour-
geons, dans les tissus jeunes des plantes, en démontre assez net-
tement la valeur comme élémens nutritifs. C'est donc une confir-
mation remarquable de ces propriétés si connues que de voir ces
mêmes élémens, azote et phosphore, exciter vivement l'appétit des
végétaux carnivores et provoquer avec tant d'énergie les phéno-
mènes précurseurs ou directement actifs de la digestion.
Digestion serait un mot déplacé, si l'on prétendait l'appliquer au
phosphate d'ammoniaque en tant que s-el de nature inorganique;
mais le mot devient très juste dès qu'il s'applique aux substances
organiques solides dont il nous reste à 'étudier le rôle comme ali-
mens des plantes carnivores. Ce rôle, il est vrai, n'est pas abso-
lument réglé par la présence de l'azote dans ces substances, car
plusieurs produits manifestement azotés, tels que la pepsine, l'urée,
la chlorophylle et autres, échappent à la digestion du drosera; mais
en groupant en deux séries les matières essayées, les digestibles
d'un côté, les non di-gestibles de l'autre, on s'aperçoit aisément que
les premières renferment toutes de l'azote, tandis que chez les se-
condes cet élément est souvent absent ou peut-être dans des com-
binaisons qui l'empêchent d'être absorbé.
En tête des substances essentiellement digestibles se placent, sans
parler des insectes à tégumens mous, la chair musculaire et le
blanc d'œuf coagulé. L'effet de ces substances est si marqué qu'on
a pu les prendre pour appât dans les curieuses expériences desti-
nées à démontrer la réalité de la digestion. La chair, dans ce cas,
a dû être employée en petits fragmens, de plus gros pouvant causer
à la feuille une sorte d'indigestion qui se traduit par une altération
marquée de la vitalité des glandes. De petits cubes de blanc d'œuf,
placés sur diverses régions de la feuille, ont d'abord provoqué l'a-
baissement des tentacules, puis augmenté l'abondance et déterminé
l'acidité de la sécrétion visqueuse, enfin, sous l'influence de ce
suc acide, ils se sont graduellement ramollis, ont perdu leurs arêtes
vives, et ont pris dans la plus grande partie de letir masse une trans-
parence caractéristique. La sécrétion acide du drosera dissout aussi
le cartilage, l'os et jusqu'à l'émail des dents. Un des faits les plus
curieux dans la marche de la digestion du blanc d'œuf, c'est que
l'addition d'un alcali, du carbonate de soude par exemple, arrête le
phénomène en neutralisant l'acide du suc digestif : qu'on ajoute
alors un peu d'acide chlorhydrique dilué de manière à neutraliser
la soude, la digestion reprend son cours, l'acide du suc digestif
étant remis en liberté.
6h0 REVUE DES DEUX MONDES.
Quel est cet acide qui, dans la sécrétion du drosera, semble cor-
respondre à l'acide chlorhydrique libre du suc gastrique des ani-
maux? La difficulté d'isoler du drosera une dose suffisante de suc di-
gestif est cause qu'on n'a pu résoudre d'une manière certaine ce pro-
blème délicat de chimie physiologique. M. le professeur Frankland
a pensé néanmoins que dans le liquide à lui soumis par Darwin il y
avait de l'acide propionique, en tout cas un acide de la série acétique
ou grasse. Outre cet acide du reste, Darwin admet que le même suc
contient un ferment spécial analogue à la pepsine, et qui n'apparaît
dans la sécrétion que sous l'influence d'une première absorption de
matière animale soluble. 11 se passerait là, chez la plante, l'analogue
de ce que Schiflf assure avoir lieu chez l'animal, dont l'estomac ne
sécréterait la pepsine qu'après avoir absorbé certaines substances
dites peptogènes. Quant à l'acide, s'il se produit chez le drosera
sous l'influence d'un stimulant mécanique ou inorganique, la même
chose a lieu pour l'estomac, qui, mécaniquement irrité, verse un suc
acide sans avoir rien à digérer. S'il est vrai du reste que même des
causes mécaniques ou la pression de corps inertes, tels que le verre
pilé, déterminent chez le drosera les phénomènes qu'y provoque le
contact des substances vraiment nutritives, l'action de ces dernières
se distingue par une énergie plus grande et par la durée plus pro-
longée de l'inflexion des tentacules. C'est à ce signe surtout que se
distingue la vraie digestion de ce qui n'en a que l'apparence , je
veux dire le rabattement temporaire des tentacules sur des corps
impropres à nourrir la feuille : dans ce dernier cas, les tentacules se
relèvent assez promptement. Au contraire, appliqués sur une proie
ou sur une substance digestible, ces organes ne se redressent qu'a-
près avoir achevé leur tâche d'agens digestifs.
Il était curieux de savoir si l'albumen des semences, si le contenu
azoté des grains de pollen seraient attaqués par le drosera. L'affir-
mative s'est dégagée des expériences faites dans ce sens. De cet
exemple du pollen et de quelques essais faits avec des fragmens
de feuilles de chou et d'épinard, il résulte que le drosera est dans
une certaine mesure herbivore, mais que dans ce cas l'action di-
gestive, à peu près nulle sur la cellulose qui forme la paroi solide
des cellules, s'exerce spécialement sur le contenu azoté de ces or-
ganes.
En résumé, sauf les réserves sur quelques points de détail, l'en-
semble des faits, des expériences, est favorable à l'idée d'une diges-
tion foliaire chez le drosera. Rien ne ms^nque à l'analogie entre la di-
gestion animale et cette digestion végétale, ni l'acte préparatoire,
capture de la proie vivante, ni l'acte essentiel, caractéristique, action
dissolvante d'un suc acide et d'un ferment spécial sur des alimens
de nature protéique comprenant toujours l'azote au nombre de leurs
LES PLANTES CARNIVORES. 641
élémens. Ce dernier trait prouve que la digestion végétale répond
simplement à celle de l'estomac des animaux, abstraction faite de
l'action salivaire, qui se porte sur les matières féculentes, et de l'ac-
tion de la bile et du suc pancréatique, affectée à la dissolution des
matières grasses. Rien n'empêcherait du reste de considérer l'ana-
logue de la digestion salivaire comme existant chez la plante dans la
profondeur des tissus. Dès à présent, il est donc facile d'entre-
voir que tous les phénomènes de nutrition, au lieu d'être sou-
mis chez les plantes et les animaux à des règles plus ou moins
antagonistes, présentent au contraire dans leur ensemble un paral-
lélisme des plus prononcés. Le fait de la carnivorité végétale aura
sans doute, par son étrangeté même, le privilège d'ouvrir des hori-
zons tout nouveaux à l'étude comparative des deux sous-règnes
organiques. On comprendra de mieux en mieux comment les ma-
nifestations extérieures de la vie, en apparence si opposées dans
l'animal et la plante, reposent au fond sur la même base, celle des
mouvemens moléculaires d'un très petit nombre d' élémens fonda-
mentaux, dont pas un n'existe chez l'animal le plus élevé qui ne
puisse se retrouver chez la plante la plus simple. Ceci ne veut pas
dire que tout dans le monde se ramène aux modifications de la ma-
tière. La fatalité dans les mouvemens est l'essence même des lois na-
turelles, mais ces lois elles-mêmes en tant qu'harmoniques décèlent
un plan, une pensée, dont le hasard est incapable et dont l'intelli-
gence humaine est comme un lointain et pâle reflet. Si le déter-
minisme trace à la matière esclave sa marche fatale, il suffit à
l'homme de sentir sa volonté pour concevoir au-dessus de la ma-
tière et de la force ce quid divinum qui représente l'intelligence et
la liberté.
Un dernier acte est nécessaire à la plante Carnivore pour utiliser
les produits de sa digestion : il faut que ces produits, devenus
liquides, pénètrent dans le tissu de la feuille et peut-être même,
de proche en proche, de la plante entière. Cette absorption post-
digestive, mal connue au fond, plutôt admise par raisonnement
que mesurée par expérience, serait concentrée d'après Darwin sur
les glandes des tentacules; elle se décèlerait surtout par ce fait
que les glandes en question, d'abord stimulées par la présence
des substances nutritives à sécréter abondamment un suc acide,
deviendraient au contraire peu sécrétantes à mesure que la diges-
tion approcherait de sa fin et qu'on les trouverait presque sèches
quand leurs pédicelles se redresseraient pour se remettre à l'affût
d'une proie nouvelle. Les changemens de couleur survenus dans
le protoplasme des glandes à la suite de la digestion seraient aussi
des indices qu'une absorption s'est faite par les parois de leurs cel-
TOME XIII. — 1876. 41
(Î42 REVUE DES DEUX MONDES.
Iules. La disparition graduelle des fluides épais produits pendant
la digestion, trop rapide pour qu'on puisse y voir un simple effet
d'évaporation clans l'air, donnerait au fond la preuve la plus di-
recte de l'absorption de ces fluides par les glandes. Le fait semble
très évident chez la dionée, comme on le verra plus loin; mais il
faut bien avouer que cette partie de la question est celle qui ap-
pelle encore le plus de recherches. Avec les maigres données ex-
périmentales que l'on possède à cet égard, il est difficile de se faire
une idée précise de la part que prennent à l'absorption la surface
générale de la feuille et les cellules des tentacules. Bien plus ma-
laisé serait-il de définir dans quelle étendue de l'organisme entier
de la plante se diffuse la matière supposée nutritive que la surface
du limbe foliaire a digérée. Peut-être même serait-ce trop s'avancer
que de voir dans la digestion foliaire un élément absolument néces-
saire de la nutrition du drosera. Ce pourrait n'être qu'un supplé-
ment très utile d'alimentation pour une plante qui vit parfois dans
le sphagnum pur, c'est-à-dire dans une mousse blanchâtre pauvre
en chloroi)hylle, à tige gorgée d'eau, imprégnée des produits acides
de l'humus particulier aux tourbières, mais peu riche d'ailleurs en
élémens azotés. C'est même une observation judicieuse de Darwin
que, chez les droseracées et chez les plantes carnivores en général,
le système radiculaire (lorsqu'il n'est pas nul comme chez l'aldro-
vandie) est singulièrement peu développé : les maigres racines du
drosera doivent néanmoins être de puissans suçoirs pour puiser
l'eau nécessaire à tenir humide et gorgé le tissu charnu de ces
feuilles, dont chacune porte de 120 à 260 poils visqueux coiffés de
leur gouttelette toujours fraîche même sous l'action desséchante
du soleil. Ainsi le drosera boirait largement, mais mangerait peu
par ses racines : la nourriture azotée lui parviendrait par les feuilles
comme un élément utile, sinon absolument indispensable à son
développement normal.
Ces réserves, que nous croyons devoir faire sur le dernier acte
(et non le moins important) de la carnivorité des droseracées, ne
détruisent pas le fait même de la digestion. Pratiquement il peut
manquer à cette partie du phénomène la précision et la démonstraj-
tion expérimentale qu'on est en droit de demander à toute théorie
nouvelle; mais, les prémisses étant données, je veux dire la capture
d'une proie, puis la dissolution de cette proie au moyen d'un suc
en tout semblable au suc gastrique, on se demande à quoi devraient
aboutir ces préliminaires, si la conséquence n'en devait être une
utilisation des produits ainsi préparés... Je sais bien que la méthode
sévère de la science moderne se méfie de plus en plus des raison-
nemens fondés sur l'idée de finalité, mais, qu'on le veuille ou non,
les considérations de ce genre seront toujours pour quelque chose
LES PLANTES CARNIVORES. G43
dans les hypothèses qui visent à la simple probabilité, en attendant
la certitude qui découle de l'évidence. Darwin lui-même, malgré
ses efforts pour supprimer les causes finales dans la conception des
phénomènes naturels, cède très souvent à cette tendance des meil-
leurs esprits à admettre un fait sur de simples présomptions lo-
giques. Seulement, à côté du puissant reraueur d'idées, du théori-
cien hardi, du novateur audacieux, il y a chez l'auteur de l'Origine
des espèces l'observateur exact, l'expérimeniateur patient à qui
l'on doit les .admirables recherches sur la fécondation croisée des
plantes et sur les plantes carnivores. Qu'on discute loyalement ou
avec passion la valeur de ses théories, ni les anathèmes, ni les
dédains ne lui raviront ce mérite éminent de chercheur aussi infa-
tigable qu'ingénieux.
II. — LA DIONÉE.
Sous ce nom poétique de dionœa (Vénus Dionée ou fille de Jupi-
ter), le naturaliste anglais Ellis fit connaître vers 1768, en l'en-
voyant à Linné, une plante étrange entre toutes. 11 l'avait reçue en
1765 de son correspondant américain Pierre GoUinson, qui la te-
nait lui-même du voyageur John Bartram, botaniste du roi à Phila-
delphie, un des premiers et des plus habiles explorateurs de la flore
des États-Unis. Linné, qui connaissait tant de plantes, proclama la
dionée la plus merveilleuse de toutes ; miraculum naturœ, écrit-il
dans son style enthousiaste. Ce n'est pas sur un exemplaire sec
qu'il pouvait ainsi le jug€r; mais Ellis, empruntant sans doute à ses
amis d'Amérique le récit des faits et gestes de cette plante animée,
avait pu lui en décrire les singularités les plus saillantes. Qu'on se
figure une herbe à feuilles toutes radicales, étalées en rosette sur
le sol et portant chacune au bout d'un pétiole dilaté en aile un
limbe à deux lobes arrondis bordés de larges cils presque épineux
et susceptibles de se rabattre l'un vers l'autre en se fermant comme
les deux valves d'un piège à loup dont la nervure médiane serait
la charnière. Sur chaque valve, à la face supérieure du limbe, trois
pointes ou filamens à peine visibles sont disposées en tiiangle de
façon à se trouver aisément sur le passage d'un insecte parcourant
la feuille. Que l'insecte effleure une de ces pointes, à l'instant,
comme par un invisible ressort, les deux valves se rapprocJaent et
croisent les cils raides de leurs bords qui forment barrière au-
tour de l'insecte captif. Celui-ci , parfois très robuste , se débat
et s'épuise en vains efforts. Ellis trace de ce petit drame un ta-
bleau tragique dans lequel les pointes imperceptibles du limbe ne
seraient rien moins que des poignards donnant le coup de grâce à
la victime, à peu près comme dans certains récits du moyen âge
Qhk REVUE DES DEUX MONDES.
des statues d'airain transpercent un condamné dans leurs affreux
embrassemens. Rien ne manquerait d'après Ellis à cet appareil de
ruse et de mort, pas même l'appât qui séduit l'insecte par la gour-
mandise et que représenteraient des glandes rougeâtres exsudant
peut-être une liqueur sucrée. De ce roman, car c'en est un sous
cette forme exagérée, il reste quelques traits exacts, savoir l'occlu-
sion rapide du piège, la mort finale de la victime, mais par un pro-
cédé tout autre que le poignard, enfin l'idée, assez hardie pour le
temps, que les insectes saisis pourraient bien servir à la nourriture
de la plante. Linné, frappé sans doute de quelques exagérations
d'EUis, n'osa pas croire à la carnivorité de la dionée : à ce fait vrai
que l'insecte meurt dans le piège, il substitua de parti-pris une
conception erronée, à savoir que la feuille relâche son prisonnier
dès que ce dernier, épuisé d'efforts, cesse d'irriter par ses mouve-
mens les murs de sa prison vivante. Appuyée d'une telle autorité,
l'erreur fut copiée de livre en livre, jusqu'au moment où l'observa-
tion faite sur le vif permit au révérend docteur Gurtis de rectifier
l'opinion vulgaire et de donner une sanction positive à l'hypothèse
vague d'EUis.
C'est à Willmington, dans la Caroline du nord, patrie singulière-
ment restreinte de la dionée, que Curtis put observer à loisir cette
merveilleuse plante. Il résuma ses recherches dans une courte no-
tice publiée en IS'dli et constata trois faits importans : d'abord que
la sensibilité (pour employer le mot consacré) réside dans les pe-
tites pointes du limbe, puis que l'insecte, si faible qu'il soit, si peu
de consistance qu'aient ses tégumens, n'est pas écrasé par les valves,
enfin, et c'est là le point capital, qu'il a souvent trouvé les victimes
enveloppées dans un fluide mucilagineux, paraissant agir sur elles
comme dissolvant, puisque les insectes s'y présentent plus ou moins
altérés dans leur texture {more or less consumed). Le vague de
cette dernière expression n'était pas fait pour donner crédit à l'idée
d'une digestion véritable. On pourrait peut-être, à meilleur titre,
trouver le germe de cette idée dans une remarque du jardinier
anglais Knight, antérieure à l'année 1818; cet observateur original
étendit de fines lanières de bœuf cru sur les feuilles d'un pied de
dionée, lequel se montra plus luxuriant que les exemplaires non
traités par ce procédé; mais, à vrai dire, la notion très nette de la
carnivorité de la dionée n'apparaît que dans les recherches, publiées
en 1868 à Philadelphie, du docteur W. -M. Canby, botaniste améri-
cain résidant à Willmington, au centre même de l'habitation de la
plante. Les points importans de ces recherches rappellent exactement
ceux que nous a montrés le drosera, savoir la nature dissolvante et
digestive de la sécrétion des feuilles, la longue durée de la contrac-
tion des valves lorsque le corps embrassé est de nature animale,
LES PLANTES CARNIVORES. 645
enfin l'absorption par les feuilles des produits de la digestion. Ce
sont là des faits par lesquels toutes les droséracées se ressemblent;
mais il y aura quelque intérêt à noter rapidement les singularités
biologiques qui font à la dionée une place à part entre toutes les
plantes irritables et digérantes.
Et d'abord une différence essentielle distingue l'appareil de cap-
ture de la dionée de celui des rossolis. Ces derniers sont de vrais
pièges agglutinans dont les tentacules retiennent mécaniquement
un insecte faible, puis se replient lentement sur le captif, l'enlacent
plus qu'elles ne l'enferment, n'ont en aucun sens la rapidité de dé-
tente d'un ressort, tiennent à la fois de la toile de l'araignée et des
bras préhenseurs de l'hydre ou des tentacules des anémones de
mer. Une certaine continuité de pression est nécessaire pour le jeu
lent de cet appareil; le simple contact, même deux ou trois fois
répété, ne suffit pas pour le mettre en branle. Chez la dionée au
contraire, véritable piège à détente, le contact le plus léger, celui
d'un fin cheveu qu'on balance, dès qu'il touche un des poils sen-
sibles du limbe, en fait jouer comme par un ressort subit les valves
souvent à demi fermées : elles se rapprochent en quelques secondes,
les dents marginales se croisent comme des griffes entrelacées.
Voilà la feuille devenue prison à la manière d'une coquille bivalve.
11 n'y a là ni viscosité, ni sensibilité déterminée sur des glandes; les
points exclusivement irritables sont les petits appendices piliformes
qui se dressent presque invisibles à la surface des valves et dont
la structure et les fonctions méritent une étude un peu détaillée.
Ces appendices sont à peu près invariablement au nombre de
trois à la face supérieure de chacun des lobes ; dressés lorsque la
feuille est ouverte, ils peuvent s'abaisser et se replier par une arti-
culation de leur base à mesure que les valves se referment : admi-
rable adaptation qui les protège contre une rupture et leur conserve
leur intégrité de texture et de fonction. Ils échappent presqu'à la
vue simple, tant ils sont grêles, délicats et peu colorés; ce sont des
filamens en alêne, légèrement dilatés à la base, sans trace de vais-
seaux quelconques dans l'axe, ni de surface sécrétante sur aucun
point de leur étendue. Indifférens à la pression d'un corps léger,
par exemple d'un fragment de cheveu d'homme, qu'on réussit à po-
ser tout doucement sur leur sommet, et dont la dixième partie suffi-
rait pour infléchir un tentacule de drosera, ils sont au contraire de
la sensibilité la plus exquise sous le choc le plus insignifiant; mais
leur rôle est moins de recevoir l'impression que de la transmettre,
car ils restent droits pendant qu'ils communiquent l'ébranlement
aux valves, et ne se couchent, suivant toute apparence, que sous la
pression des valves rapprochées. Il y a là , fait judicieusement ob-
server Darwin, une frappante accommodation de moyens au but;
Cil 6 REVUE DES DEUX MONDES.
chez le drosera, les tentacules peu\ent se mouvoir lentement sur
une proie déjà prise par la glu; chez la dionée, si le mouvement
n'était subit, la proie, libre dans ses allures, aurait le temps de se
sauver. Encore un hoirmage indirect rendu à la théorie des causes
finales par un de ses adversaires les plus déclarés!
La proie ordinaire du drosera consiste généralement en petits
diptères à corps mou. C'est par exception qu'on trouve pris d'autres
insectes , par exemple de petits papillons ou même par accident
une grosse libellule. La dionée au contraire chasse à de plus gros
gibier et particulièrement aux coléoptères, dont la force musculaire
n'est domptée que par un puissant efforl.. De là ce fait bien connu
que les valves sont maintenues l'une contre l'autre par une force
de ressort très prononcée, tellement que, séparées par violence,
puis relâchées, elles se referment avec une sorte de clappement. Il
arrive néanmoins que des coléoptères très robustes, protégés sans
doute par la cuirasse de leurs tégumens, parviennent à se sauver
de l'étreinte de la feuille en rongeant rapidement la paroi de leur
prison. C'est ainsi que le docteur Canby a vu s'échapper un Uial-
heureux charançon , qui , replacé sans pitié daus une nouvelle
feuille, y a trouvé cette fois la mort et la tombe.
La manière dont se comporte ce piège animé varie suivant la
nature de l'objet qu'il emprisonne. S'agit-il d'un insecte ou d'une
substance digestible, l'occlusion est prolongée, neuf jours par
exemple sur une mouche, autant sur du blanc d'œuf durci, un peu
moins sur la caséine et du fromage (ce dernier produit détermine
souvent sur les feuilles une nécrose superficielle et locale), un peu
moins sur de la viande; mais ces variations de durée peuvent tenir
à des causes très diverses. Le seul fait certain, c'est que sur des
substances non digestibles, fragmens de bois, liège, papier en bou-
lettes , la feuille se rouvre en moins de vingt-quatre heures et se
montre alors toute prête à recommencer son jeu. Au contraire,
après un vrai repas, elle se rouvre tardivement, lentement, comme
fatiguée, et demande un certain repos avant de rentrer en action.
On dirait que la digestion l'a rassasiée, tandis qu'un repas manqué
lui laisse tout son appétit.
Au premier temps du rapprochement des valves, ces surfaces,
un peu concaves au repos, commencent à se toucher par leurs
bords. Il existe donc un vide marqué entre les deux lobes récem-
ment fermés. Ce vide.persiste, si l'objet pris au piège n'est pas di-
gestible; au contraire, s'il s'agit d'un insecte tant soit peu gros, la
convexité des valves se déprime, et la pression graduelle s'exerce
sur le corps sous-jacent, à tel point que ce corps écrasé ou serré
fait enfler en bosse la portion de la feuille qui le recouvre. Pour
si rapide que soit du reste le rapprochement des valves, il s'écoule
LES PLANTES CARNIVORES. 6Zi7
un certain temps avant que les dents marginales, d'abord entre-
croisées par leurs pointes, se mettent en contact par leurs bases
élargies. Dans l'intervalle donc, il reste entre ses dents rapprochées
en grille des vides étroits par lesquels de petits insectes peuvent s'é-
chapper. Darwin, en constatant ce fait, y voit un avantage pour la
plante en ce sens qu'elle réserverait sa faculté de digestion pour
des proies d'un assez gros volume, laissant fuir le menu gibier qui
tiendrait sans profit la place du gros.
Jusqu'ici, nous n'avons vu chez la dionée que des organes de
préhension. La digestion proprement dite exige autre chose, et
ce quelque chose se présente sous la forme de glandes à la fois
sécrétoires et absorbantes. Ces glandes recouvrent la face supé-
rieure de la feuille. A peine visibles à l'état de repos, elles n'entrent
en action comme organes sécrétoires que sous la stimulation directe
d'une matière digestible. Cette mise en activité des glandes s'étend
du reste de proche en proche dans un rayon hmité tout autour aussi
bien qu'au contact du corps stimulant. Plus tard l'absorption se fait
par ces mêmes glandes, en tant qu'on peut en juger du moins par
les modifications survenues dans le contenu de leurs cellules sous
l'influence de la digestion ou de liquides riches en azote. La na-
ture acide du suc digestif rappelle celle du drosera. L'action de ce
liquide s'exerce aussi principalement sur les matières albuminoïdes
à l'exclusion des substances qui ne renferment pas d'azote.
Ici viendrait, si le sujet n'était trop technique, l'étude des causes
et du mécanisme des mouvemens des organes irritables des drosé-
racées. C'est à dessein qu'on omettra cette difficile discussion. Un
fait pourtant veut être au moins rappelé : c'est la découverte si pi-
quante du docteur Burdon Sandersoa sur l'existence chez la dionée
de courans électriques rappelant à beaucoup d'égards les courans
du même genre dans les nerfs et les muscles des animaux. Dans
la feuille de la- dionée, il existe en effet un courant normal qui
s'accuse par la déviation à gauche d'un galvanomètre dans le cir-
cuit duquel on a interposé la feuille avec ses valves étalées. Qu'on la
fasse alors contracter en touchant un des filamens irritables, à l'in-
stant l'aiguille du galvanomètre se porte à droite, puis vient à son
point de repos. La contraction vitale de la feuille a donc troublé,
puis anéanti le co irant, de même que la contraction d'un muscle
en anéantit momentanément le courant électro-moteur en le trans-
formant en force musculaire.
Si curieux que soit le rapprochement entre une plante irritable
et des animaux supérieurs, on aurait tort d'en conclure à l'existence
formelle d'un tissu nerveux caractérisé chez un végétal quelconque.
Que l'équivalent physiologique des nerfs se retrouve peut-être dans
quelque élément constitutif du tissu ou du contenu cellulaire de
648 REVUE DES DEUÎL MONDES.
plante, c'est ce qu'on ne saurait absolument nier a jyriori. La ma-
nière dont le chloroforme et d'autres anesthésiques agissent sur des
organes de plantes dites irritables semblerait même faire soupçon-
ner chez ces plantes quelque chose qui correspondrait dans ses
effets au système nerveux des animaux; mais, bien que les droséra-
cées doivent tenir un très haut rang entre les végétaux impres-
sionnables, certains poisons spéciaux des nerfs, comme le venin du
serpent à lunettes et de la vipère, n'ont pas altéré la motilité des
tentacules du drosera; d'autres poisons, plus spéciaux aux nerfs des
muscles, tels que la vératrine, la colchicine, n'ont agi ni comme
poisons ni comme agens d'incurvation de ces mêmes organes mo-
tiles; la morphine, l'atropine, n'ont produit dans ce cas aucun effet
sensible; le camphre en solution a singulièrement excité la motilité
des tentacules; en vapeur au contraire, il a joué le rôle d'un narco-
tique. Du reste, les nombreuses expériences faites par Darwin sur
le drosera au moyen d'acides, d'alcalis, d'alcaloïdes, de sels miné-
raux ou organiques variés, présentent trop de diversité dans leurs
résultats pour que l'on puisse encore en rien conclure de très net.
Tout l'arsenal de la chimie, de la pharmacie a été mis en réquisi-
tion pour ces essais; mais il faudra bien du temps encore pour que
les conclusions de cette étude physiologique puissent se condenser
en quelques formules simples et précises.
En attendant, si la dignité d'une plante dans l'échelle compara-
tive de la vie se mesurait à la vivacité des mouvemens, la dionée
ne serait pas seulement un merveilleux appareil de chasse aux in-
sectes, ce serait la rivale de la sensitive par les phénomènes d'une
irritabilité presque animale. Des facultés digestives augmentent en-
core l'assimilation des droséracées aux vrais animaux. Constatons
cette analogie sans vouloir en exagérer la portée ni trop en préjuger
la véritable signification. La sensibilité proprement dite suppose une
perception de plaisir ou de douleur qu'on ne saurait accorder sans
preuves à la plante la plus irritable. La vie du végétal , même dans
sa manifestation la plus haute, ne doit guère dépasser ce degré
d'automatisme et de mouvement réflexe qui, chez les animaux sar-
codiques, s'accuse par des contractions, des expansions de la sub-
stance homogène,, des formations de cavités digestives temporaires,
sous l'influence directe du contact de la proie avec la surface du
corps : l'intelligence, la volonté, sont évidemment les attributs
d'organismes dans lesquels la pulpe nerveuse se dessine en filets
et en masses définies : or, sous ce rapport, le tissu des droséracées
n'offre aucune particularité saisissable qui distingue ces plantes du
commun des végétaux.
LES PLANTES CARNIVORES. 6/i9
III. — l'aldrovandie.
Autant la dionée avec sa large rosette de feuilles étranges semble
attirer l'attention des simples curieux, autant l'herbe obscure qui
rappelle le nom du célèbre naturaliste bolonais Ulysse Aldrovandi
semble se dérober aux regards même des botanistes les plus cher-
cheurs. Plongée dans l'eau stagnante et souvent trouble de mares
ou de fossés, elle y laisse flotter librement des tiges courtes, abso-
lument dépourvues de racines, et qui portent, serrées en verticilles
de sept à neuf rayons, de petites feuilles d'une structure très insolite
que nous décrirons plus loin pour en faire connaître les fonctions.
Rappelons d'abord les singularités de distribution géographique de
ce type. Gomme pour beaucoup d'autres plantes à vie aquatique,
l'aire de cette distribution est à la fois très étendue et très frac-
tionnée : très étendue en ce sens que deux des formes de la plante
qu'on n'a pu bien caractériser comme espèces habitent l'une le Ben-
gale, l'autre l'Australie, — très fractionnée en ce sens que les habi'
tats de la forme européenne {aldrovanda vesiculosa, L.) sont dissé-
minés à de larges intervalles en Italie, en France, en Allemagne, en
Pologne et en Russie. En France même, elle a disparu d'Orange et
des bains de Motlig (Pyrénées-Orientales) et ne se trouve plus qu'à
Raphèle, tout près d'Arles et dans l'étang de la Ganau (Médoc), non
loin de Bordeaux. C'est donc par excellence une rareté botanique,
et, bien qu'étudiée avec soin par des observateurs très sagaces,
elle n'a livré qu'aux plus récens le secret de ses appétits carnivores.
Encore tout n'est-il pas dit à cet égard. Il est bien possible que,
sous le rapport de la digestion , l'aldrovandie tienne à la fois des
droséracées, qui dissolvent par une sécrétion acide les proies vi-
vantes ou les substances azotées , et des plantes qui , comme les
utriculaires, absorbent principalement les produits plus ou moins
décomposés des mêmes substances organiques : il y aurait là pas-
sage ou plutôt combinaison de deux régimes, l'un franchement
Carnivore par digestion, l'autre putrivore par simple absorption de
matières désorganisées; mais avant d'entrer dans ces hypothèses,
examinons de plus près ce que la structure et les mouvemens des
feuilles laissent deviner des appétits et des mœurs de l'aldrovandie.
Chaque feuille de cette plante se compose d'un pétiole élargi en
coin et portant au-dessous de son articulation avec le limbe de
quatre à six soies. Le limbe lui-même consiste en deux lobes ar-
rondis presque toujours rapprochés comme les deux valves d'une
coquille, et qui donnent à la feuille l'apparence d'une vésicule close,
d'où le nom impropre de vesiculosa appliqué à V aldrovandia de
Monti. A vrai dire, il n'y a pas là de sac clos, et l'idée que ces
650 BEVUE DES DEUX MONDES.
prétendues vésicules seraient des appareils de flottaison est démen-
lie par ce fait que la feuille même avec ses lobes rapprochés ne
renferme qu'accidentellement des gaz. Ces lobes d'ailleurs s'écar-
tent spontanément sous une température assez élevée et se refer-
ment comme ceux de la dionée lorsqu'une irritation mécanique ou
autre s'exerce sur des filamens ténus , articulés et transparens qui
se dressent sur la partie de leur face interne adjacente à la ner-
vure moyenne. C'est ce que put voir en 1861, sur la plante de
Raphèle, M. Auge de Lassus, botaniste de Marseille; c'est ce qu'ont
revu de leur côté Stein (1873) et Gohn sur la plante d'Allemagne.
Le jeu de ces valves rappelle celui de la dionée, sauf que l'écarte-
mentest toujours moindre et que les épines très courtes des borde
ne se croisent pas en forme de grille autour de la proie emprison-
née. Cette proie consiste en larves d'insectes aquatiques, mais très
souvent aussi en crustacés de petite taille. Que ces bestioles frétil-
lantes trouvent dans cette prison refermée sur elles d'abord une cap-
tivité sans limites, puis la mort, c'est ce que Darwin assure sur la
foi de Cohn, dont le mérite d'observateur est établi par des ti-a-
vaux d'une rare distinction et d'une réelle autorité. Mais par quelle
voie la mort atteint-elle ces victimes? C'est ce qui ne se dégage pas
avec une entière netteté des observations de Cohn, telles que Dar-
win les résume, et des expériences très incomplètes auxquelles
l'auteur anglais a pu soumettre l'aldrovandie cultivée en aquarium.
Les données obtenues à cet égard reposent plutôt sur des ana-
logies anatomiques que sur des faits positifs. Il suffira d'en rappe-
ler brièvement les considérations les plus générales.
A part les filamens articulés qui sont les agens ou plutôt les 'Con-
ducteurs de l'irritation motile, les feuilles de l'aldrovandie portent
deux sortes d'appendices épidermiques. Vers le pourtour de chaque
valve, ce sont des papilles à quatre cellules divergentes foraiant
comme une croix grecque en miniature, organes dont on retrouve
les analogues dans toutes les utriculaires et qui d'après Darwin sei-
viraient à l'absorption des produits de décomposition des matières
organiques. Sar la partie de chaque valve qui avoisine la charnière
ou nervure médiane se pressent de petites glandes arrondies, pres-
que sessiles, rappelant par leur structure les glandes qui chez la
dionée sécrètent le suc digestif. Qu'une fonction pareille existe chez
les glandes de l'aldrovandie, c'est ce que Darwin suppose plus qu'il
ne le prouve : les faits qu'il cite ne sont point assez positivement
établis pour qu'il en ressorte la conviction que l'aldrovandie est
Carnivore, au même degré du moins que les autres genres de cette
famille. Irritable, motile, elle l'est certainenient, et peut à ce point
de vue, par le mécanisme de ses valves, rappeler assez exactement
la dionée; digérante, elle l'est aussi suivant toute probabilité; mais
LES PLANTES CAJÎNIVORES. 651
le degré, le mode et la nature de ses facultés d'absorption restent
encore un problème plein d'incertitudes et de lacunes. Avis aux bo-
tanistes assez heureux pour avoir le loisir et l'occasion de scruter
le mystère des repas de cette nymphe des eaux!
En choisissant le rossolis à feuilles rondes, la dionée attrape-
mouches et l'aldrovandie comme types des mœurs de leur famille,
nous n'avons voulu donner de ces mœurs qu'un aperçu général. Ce
serait abuser sans doute de l'attention des lecteurs non botanistes
que pousser plus avant cette étude des droséracées. La plante géante
du groupe, le drosophylhnn du Portugal et du Maroc, les roridula
du Cap, les byblis et le drosera binata de la Nouvelle -Hollande
nous présenteraient encore bien des nuances dans la manière de
capturer une proie; mais il faut arrêter ici une revue que trop de
détails rendraient fastidieuse. D'ailleurs d'autres sujets nous ap-
pellent et vont nous montrer sous de nouveaux aspects le même
problème de digestion végétale.
IV. — LES UTRICULARIÉES.
L'étude des mœurs des droséracées nous a révélé chez ces plantes
singulières des habitudes presque animales dans leur manière de
saisir et de sucer une proie. Toutes sont ce qu'on pourrait appeler
des pièges actifs, dans lesquels un mouvement lent ou rapide in-
tervient pour la capture des insectes : toutes digèrent avec une pré-
dilection marquée, sinon exclusive, les produits vivans ou morts qui
peuvent fournir de l'azote h leurs tissus. Ce sont là les carnivores
par excellence. Ce double caractère de piège actif et de carnivorité
se rencontre également chez des plantes qai n'ont aucun rapport de
parenté avec les droséracées, mais que certains caractères de leurs
feuilles m'avaient fait jadis comparer au drosera, analogie que les
observations originales de Darwin viennent de mettre en pleine lu-
mière.
Les pinguicula (tel est le nom de ces plantes, que traduit en
français le diminutif grassette) se font remarquer par un certain
éclat humide et comme onctueux de leurs feuilles. Dans les espèces
d'Europe, dont les joliis fleurs ressemblent à des violettes, ces
feuilles, étalées en rosette sur la mousse des tourbières ou des pe-
louses, ont la forme d'une langue à bords légèrement enroulés, à
texture molle et charnue. Elles sont humectées d'un fluide mucila-
gineux et transparent, qui ne perle pas en gouttelettes brillantes
comme chez le drosera, mais qui s'accumule souvent dans les gout-
tières des bords enroulés ou dans les parties déclives du limbe.
Cette hqueur est évidemment organique. Elle résiste aux lavages
de la pluie et à l'action desséchante du soleil; c'est qu'elle suinte
652 REVUE DES DEUX MONDES.
des poils glanduleux imperceptibles à l'œil et dont le microscope
seul fait voir la très élégante structure. Ce sont à la fois des or-
ganes de digestion et d'absorption. Trop courts pour pouvoir
s'infléchir à la façon des tentacules du drosera, incapables de mou-
vemens pour leur propre compte, ils n'en sont pas moins les exci-
tateurs des mouvemens lents et généraux par lesquels le limbe de
la feuille embrasse et englue sa victime.
A l'état de nature, en pleine campagne, les feuilles de la gras-
sette commune se montrent presque toujours avec des insectes ou
des débris variés de plantes adhérens à leur surface. On pourrait
croire qu'il n'y a là qu'un pur accident, et sans doute la chose s'ex-
plique ainsi pour des brins de mousse, des feuilles de bruyères et
des corps inertes que le vent soulève et pousse au hasard ; mais la
présence des insectes est le fruit d'une vraie chasse, d'un acte vital
de la plante. Qu'on mette en eflet au bord à peine infléchi d'une
feuille une rangée de petites mouches, lentement, mais sûrement,
ce bord s'enroulera sur lui-même, tandis que le bord opposé reste
immobile. Le même phénomène d'enroulement se produira sur des
fragmens de viande ou de blanc d'œuf.
Du même coup, ces substances azotées auront provoqué une
sécrétion plus abondante des glandes, auront rendu acide cette
sécrétion qui ne l'était pas dans les glandes au repos , bref, auront
amené chez la feuille de la grassette les mêmes phénomènes de dis-
solution que nous ont fait voir en détail les droséracées. Notons
pourtant une difl"érence : les préliminaires de la digestion chez les
drosera sont relativement assez rapides, cinq ou six minutes suf-
fisent pour qu'un tentacule commence à se mouvoir; la victime est
donc vite engluée et garrottée , mais la digestion proprement dite
est assez longue, sans doute parce qu'elle s'achève tout entière sur
le point où la proie est fixée. Pour la grassette au contraire, les
préliminaires sont très longs, l'enroulement de la feuille extrême-
ment lent; mais, une fois la digestion bien en train, c'est-à-dire la
substance nutritive bien imprégnée de suc acide, le déroulement de
la feuille se fait en peu d'heures, et la proie ramollie glisse d'habi-
tude dans les dépressions de la feuille où s'est ramassé le liquide
sécrété : vingt-quatre heures parfois, moins de quarante-huit
heures en tout cas, séparent l'enroulement d'une feuille de son
retour à l'état d'expansion première. Cette rapidité d'action permet
sans doute à la plante de renouveler plus fréquemment ses repas,
mais laisse supposer aussi que la substance fournie par les proies
vivantes n'est pas toute digérée sur place et qu'elle achève de
l'être sur les points où son poids la fait glisser. Dans ce dernier cas,
il est même à présumer que la digestion proprement dite s'accom-
pagne d'une putréfaction ultérieure qui n'est plus un phénomène
LES PLANTES CARNIVORES. 653
vital. Le fait est plus probable encore pour ce qui touche aux sub-
stances végétales qui, d'après Darwin, subiraient en quelque mesure
l'action digestive du suc sécrété par la feuille, si bien que la. pin-
guicula serait à la fois herbivore et Carnivore. Nul doute que ces
débris végétaux n'échappent en grande partie à la digestion foliaire
et ne se réduisent dans le sol à l'état d'humus, de terreau, maté-
riaux de la sève brute dont les plantes font la base de leur ali-
mentation ordinaire. Ainsi les pin guicula, quant à leur régime mixte,
feraient le passage aux népenthes et aux sarraceniées. Mais, avant
d'aborder ces dernières plantes, il faut s'arrêter quelques instants
à des genres de la famille même des pinguicula qui vont nous mon-
trer le modèle de pièges creux fonctionnant à la façon des souri-
cières quand ils sont à l'air, et de nasses à poissons quand ils sont
plongés dans l'eau ou dans un sol très humide.
Le premier de ces genres et le plus connu est celui des utricu-
laires. Répandu presque dans le monde entier, ce genre compte en
Europe des espèces aquatiques, dont les fleurs jaunes, bizarres de
forme et délicates de texture, émergent du miroir liquide, tandis
que les organes végétatifs constituent sous l'eau un lacis de fila-
mens enchevêtrés. De petites vésicules translucides, attachées aux
fmes découpures de chaque feuille, ont paru longtemps jouer, chez
des plantes submergées et sans racines, le rôle d'appareils de flot-
taison : pure illusion du raisonnement, que l'observation a dissi-
pée le jour où l'on a vu ces vésicules être habituellement rem-
plies d'eau, et se révéler comme des engins de capture pour les
animalcules dont fourmillent les eaux stagnantes. On ne saurait
décrire ici la structure compliquée de ces petits appareils. L'orifice
étroit qui en constitue l'entrée est défendu au dehors par des fila-
mens raides et divergens, qui forment des espèces de chevaux de
frise, opposant un obstacle aux insectes trop volumineux qui vou-
draient forcer l'entrée de la place. La pièce principale de l'engin
est une sorte de clapet qui s'ouvre du dehors en dedans, comme
une trappe libre pour l'entrée, mais obstinément close à la sortie :
c'est une porte de prison refermée sur d'imprudentes bestioles, con-
damnées à la mort lente sans espoir de retour à la liberté.
Les victimes ordinaires de cette prison perpétuelle sont des crusta-
cés lilliputiens (cyclopes, daphnies, cypris, etc.) ou de petites larves
d'insectes. Toutes ne se laissent pas prendre dès l'abord : il en est
qui semblent se méfier, qui rôdent autour de l'entrée fatale, hési-
tent, reculent, puis se lancent tête baissée dans la nasse, dont la
valvule cède brusquement, se soulève et retombe derrière le pri-
sonnier. M'"* Treat, qui décrit au long ces petits manèges, a vu
même des larves allongées pénétrer lentement dans l'orifice, comme
si la vésicule les avalait à la façon d'un serpent de petite taille
654 REVUE DES DEUX MONDES.
engloutissant peu à peu une grenouille plus grosse cpie lui. Aucune
irritabilité spéciale ne semble animer la valve du piège. Les poils
glanduleux dont elle est couverte ne sont ni sécréteurs ni motiles.
Ils n'ont donc rien de commun quant à leurs fonctions avec les
tentacules du drosera; ils rappelleraient davantage les poils glan-
duleux et sécréteurs des grassettes, mais rien ne prouve qu'ils ver-
sent dans le liquide des vésicules une liqueur susceptible d'altérer
la vitalité des animalcules captifs. Ceux-ci pourtant meurent assez
vite, après quelques jours de confînementj^pendant lesquels ils ont
tourné et retourné dans l'étroit espace de leur prison. D'où vient
que leurs cadavres sont fréquens dans les vésicules? d'où vient
qu'on les trouve souvent à l'état d'informes détritus? M'"" Treat
verrait volontiers dans la vésicule un estomac qui digère. Darwin
conserve de grands doutes à cet égard, parce qu'il a vu de la chair
et du blanc d'œuf durci rester trois jours et demi inaltérés dans
l'espace où meurent les animalcules. Ceux-ci, pense- t-il, périraient
plutôt d'asphyxie, pour avoir consommé coQiplétement l'oxygène
de l'eau qui remplit leur étroite geôle. Il admet pourtant que quel-
que ferment spécial puisse hâter la décomposition de leui*s ca-
davres, de même que le suc du papayer, arbre très connu dans
les régions chaudes, attendrit d'abord, puis altère rapidement les
viandes qu'on soumet à son action. Nous touchons là, on le voit,
à cette limite vague où divers modes dé nutrition semblent se com-
biner et se confondre.
Parmi les utriculaires des contrées intertropicales, il en est qui,
vivant dans la terre ou la mousse humide, possèdent néanmoins
des vésicules sur les organes souterrains qui leur tiennent lieu de
racines. L'espèce étudiée par Darwin, la jolie utriculm^ia moiitana
des Antilles, présente de plus cette particularité curieuse, de por-
ter sur les divisions capillaires de ses rhizomes des tubercules qui,
au lieu d'ê(re, comme à l'ordinaire, des réservoirs de nourriture,
sont plutôt des réservoirs d'eau contre la soif à venir. Dépourvues
de fécule, mais très gorgées de liquide, leurs cellules semblent par-
tager ce rôle de citernes souterraines avec les vésicules elles-mêmes,
qui sont remplies d'eau comme celles des utriculaires flottantes.
Leur proie ordinaire consiste en animalcules terrestres, notamment
en mites ou acariens. Plus compliqués encore sont les appareils
vésiculaires des genlisea, autre genre d'utriculariées des tropiques,
si com[)liqués même que nous renonçons à les décrire, renvoyant à
l'ouvrage de Darwin pour ces détails dans lesquels éclate l'art infini
de l'adaptation des moyens au but. 11 est temps d'ailleurs de sortir
de ces minuties microscopiques : d'autres genres vont nous présen-
ter sous des proportions relativement grandioses ces appareils de
chasse aux insectes.
LES PLANTES CARNIVORES. 655
LES NEPENTUES ET LES S ARR AC li NIEES.
Les plantes que les botanistes appellent nêpenthes n'ont rien
de commun avec le népenthès d'Homère, ce produit magique de
l'Egypte qui chassait la mélancolie et les chagrins. Ce sont des
herbes grimpantes, à tige ligneuse, répandues dans les régions
chaudes de l'Inde, de l'Australie et des Seychelles. Les feuilles
présentent la composition la plus étrange : elles se terminent par
des urnes élégantes qui sont à la fois des pièges creux, des réser-
voirs d'eau et probablement des appareils de digestion. Chez quel-
ques espèces, les urnes sont de deux sortes : celles d'en bas, plus
ventrues, portées sur des pédicules raccourcis, reposent à terre
comme alourdies par leur contenu liquide; les autres, plus allon-
gées, balancées au bout de longs pédicules tordus en vrille, sem-
blent chasser au gibier de l'air comme les premières au gibier ter-
restre. Dans les deux cas, ce gibier consiste en animalcules d'ordre
inférieur, insectes, araignées, etc., mais les dimensions de quelques
urnes sont telles, qu'un oiseau et même un mammifère de petite
taille pourraient s'y prendre et s'y noyer. Pour compléter la ressem-
blance avec une amphore, il ne manque rien à cet appareil, pas
même un couvercle à charnière, qui tantôt se rabat sur l'orifice,
tantôt se relève à demi, et plus rarement se réfléchit en arrière
conime pour découvrir l'entrée de l'urne. Dans ce dernier, le cou-
vercle, n'ayant point à servir d'appât, est dépourvu de toute glande
à nectar; presque toujours au contraire des glandes nombreuses,
couvrant la face interne du couvercle, y versent un fluide sucré
qui sert de leurre aux insectes et les attire à l'entrée du gouffre
béant. L'entrée elle-même, par un raffinement de séduction, est
à la fois attractive et conductrice : elle forme un bourrelet épaissi,
humecté par une liqueur douceâtre, et dont le bord roulé en de-
dans s'infléchit comme l'entonnoir d'une souricière ou se découpe
en pointes crochues assez fortes pour retenir au besoin un oiseau
qui serait prisonnier dans l'urne. Celle-ci présente à sa face in-
terne deux zones distinctes : en haut, la zone lisse et sans glandes
d'où l'insecte se précipite faute d'y trouver un point d'appui , —
plus bas, la zone aquifère où des milliers de petites glandes
versent une eau limpide, à saveur peu accusée, mais à réaction
manifestement acide. Le nom de dintUlaioria, donné par Linné
au népenihes des Seychelles, implique l'idée assez juste que ce
liquide est en effet un produit de sécrétion auquel la pluie et la
rosée ne peuvent se joindre que d'une manière accidentelle. Une
fois vidée, l'urne ne renouvelle son eau que lentement et dans des
proportions assez faibles. Il s'en reforme néanmoins, même chez des
656 REVUE DES DEUX MONDES.
urnes prises dans les serres et séparées de la feuille. L'introduction
de matières inorganiques dans ce fluide n'en augmente pas sensi-
blement la production ; au contraire, un surcroît d'activité chez les
glandes se manifeste lorsqu'on plonge dans le réservoir des ma-
tières animales. C'est là un premier indice des propriétés diges-
tives du liquide, indice dont la portée s'accuse plus nettement par
son influence sur la chair musculaire et le blanc d'œuf durci qu'il
attaque lentement, mais en reproduisant à un degré moindre les
faits signalés chez le drosera. En somme néanmoins, la puissance
digestive des népenthes est déjà singulièrement réduite en compa-
raison de celle des droséracées; nous allons voir maintenant cette
faculté s'afl'aiblir encore, disparaître presque dans le dernier terme
de cette série de végétaux insectivores.
Le type par excellence de la famille des sarracéniées, le sarrace-
nia de Linné, fut dédié par Tournefort sous le nom de sarracetia au
médecin botaniste Sarrazin, qui lui en envoya de Québec l'espèce
la plus connue. Ce sont des herbes sans tige apparente, habitant
comme les drosera les terrains humides et tourbeux, et dont les
feuilles, groupées en touffes, constituent des cornets insensiblement
atténués à leur base, largement ouverts au sommet, avec l'orifice
tronqué du côté antérieur, mais relevé au côté externe en une lan-
guette oblique, continue au cornet lui-même au lieu de former
comme chez l'urne des népenthes un vrai couvercle à charnière.
C'est donc par une erreur manifeste que le célèbre botaniste Mori-
son parle de l'appendice en question comme d'un opercule articulé,
susceptible de s'abaisser ou de se relever suivant les cas. Renché-
rissant sur cette hypothèse finaliste, Linné et ses disciples en vin-
rent à croire que le prétendu couvercle se rabaissait en temps sec
pour soustraire à l'évaporation l'eau contenue dans le cornet, pro-
vision préparée par la nature pour étancher la soif des oiseaux :
prœhet aquam sitientihus aviculis, avait dit le maître, et sur
cette parole s'était formée la légende qui faisait du sarracenia
comme une source bienfaisante où les animaux pouvaient s'abreu-
ver. Mieux placé pour l'observation , puisqu'il habitait aux lieux
mêmes où croissent ces plantes, l'auteur d'un magnifique ouvrage
sur l'histoire naturelle de la Caroline, Catesby, n'avait pas mieux
interprété le rôle de ces réservoirs; il supposait naïvement que des
insectes pouvaient y trouver asile et refuge contre leurs ennemis.
Singulier refuge que celui dans lequel les cadavres des insectes s'ac-
cumulent par centaines, englobant les victimes encore vivantes dans
un mélange infect et grouillant où la mort se respire avec les gaz
délétères et prend sa forme la plus repoussante, comme pour accu-
ser l'impassible cruauté des lois naturelles, qui détruisent sans cesse
ce qu'elles ont fait vivre un jour.
LES PLANTES CARNIVORES. 657
En dehors de toute hypothèse et de tout raisonnement fantaisiste,
un fait se détachait pourtant avec évidence : c'est que le liquide
contenu dans ces réservoirs était, au moins en partie, le produit
d'une sécrétion. Que chez des espèces à cornets ventrus, largement
ouverts, la pluie intervienne pour augmenter cette provision, c'est
ce qu'on pourrait aisément admettre pour le sarracenîa purpiirea,
dont les cornets rebondis s'étalent en rosette sur le sol, et pour les
sarracenîa flava, etc., dont les cornets longs et dressés ont leur
opercule vertical à côté de leur orifice béant. Mais chez la curieuse
espèce à cornets dressés, qui s'appelle variolaris (à cause des mou-
chetures de ces organes), l'appendice operculaire, toujours rabattu
sur l'orifice, ferme l'accès à l'eau de la pluie : le liquide du réser-
voir n'a donc là qu'une origine interne et vitale. Aussi est-ce
d'après cette espèce que des notions plus exactes sur la fonction
des cornets ont commencé à se faire jour dans la science: notions
bien confuses d'abord, et qui, même de nos jours renferment en-
core une large part d'incertitudes et d'inconnu.
C'est en 1791 que l'un des vénérables pionniers de la flore des
États-Unis, John Bartram, décrivant le fluide du sarracenîa vario-
larîs, émit sous toutes réserves l'idée que ce fluide pourrait bien al-
lécher perfidement les insectes par une saveur sucrée et finalement
en dissoudre les cadavres au profit de l'alimentation de la plante.
La part d'erreur dans cette hypothèse, c'est l'idée que le liquide
servirait d'appât. On sait aujourd'hui que l'appareil de tentation par
la gourmandise réside ailleurs dans des glandes spéciales. Quant
au liquide lui-même, sécrété dans le bas du cornet par d'autres
glandes, les observations récentes d'un botaniste américain, le
docteur Mellichamp, ne laissent guère de doute sur le fait brut qu'il
aurait sur les insectes vivans une action d'abord anesthésique (ou
comme stupéfiante), puis sur leurs cadavres, aussi bien que sur la
viande, une activité particulière provoquant une rapide décomposi-
tion putride. Des mouches jetées dans l'eau pure en échappent fa-
cilement parce que leurs ailes ne se mouillent que d'une manière
très imparfaite : les mêmes insectes restent noyés dans la liqueur
un peu mucilagineuse du sarracenîa varîolarîs. Ils y deviennent
comme morts après une demi-minute d'immersion, sauf à reprendre
vie en une demi- heure ou une heure lorsqu'on les a soustraits à ce
bain forcé d'un instant. Du fait qu'une altération putride suit rapi-
dement l'action du liquide sur les matières azotées, le docteur
Mellichamp conclut que ce fluide n'est pas vraiment digestif à la
manière des sécrétions des droséracées. Le docteur Hooker, en
rapportant cette opinion, l'accepte dans une certaine mesure,
avouant l'ignorance absolue de la science sur la manière dont les
TOMB XIII. — 1876. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
produits de cette décomposition seraient absorbés par les feuilles et
suivraient pour la nutrition de la plante une autre voie que celle des
racines. En tout cas, une accumulation si grande de matières ani-
males ne saurait que profiter à la plante tn lui donnant au moins
sous forme d'engrais l'azote qu'elle réclame pour son développe-
ment. Même réduits à ce rôle possible de simples récolteurs d'en-
grais azotés, les cornets des sarracenia n'en sont pas moins d'ad-
mirables engins de capture, avec tous les raffmemens de séduction,
d'impulsion , de chute et de noyade que comportent ces appareils
perfides. La séduction commence à longue distance de l'entrée du
gouffre : car les glandes à liqueur sucrée n'occupent pas seulement
l'orifice du cornet, mais encore les deux côtés d'une membrane éten-
due en forme d'aile tout le long de la face de cet organe. C'est en
suivant au dehors ce double sentier enduit de nectar que les insectes
arrivent à l'entrée de la cavité : plus bas, à l'intérieur, s'étend une
zone veloutée dont les papilles coniques défléchies du haut vers le
bas se font tapis moelleux pour l'insecte qui descend, mais devien-
nent pointes de cilice pour l'imprudent qui voudrait rebrousser che-
min; plus bas encore, la surface est glanduleuse, humide, lisse ,et
glissante, c'est la zone où l'msecte perd pied, chancelle et se pré-
cipite; enfin dans le fond même du gouffre où l'eau se rassemble,
des soies longues, raides et défléchies convergent ou s'entre-croi-
sent, opposant aux malheureux noyés qui se débattent un obstacle
qui les ramène de plus en plus au fond de l'abîme.
La proie ordinaire des sarracenia consiste en insectes de divers
ordres, fourmis, mouches, grillons, papillons, etc. Toute cette
légion de coureurs, de sauteurs, de voltigeurs, cède à l'attrait qui
les conduit à la mort. Quelques privilégiés néanmoins trouvent à
côté des victimes le moyen de vivre en sécurité juste au-dessus de
l'abîme ou même en pleine infection dans le gouffre. Résumons à
cet égard, et pour la curiosité du fait, les observations précises et
détaillées du savant entomologiste Charles Riley. A l'entrée même
des cornets du sarracenia variolaris, la chenille frétillante d'un pe-
tit papillon semblable aux teignes rapproche les bords de l'oriiioe
au moyen d'un réseau de fils, sauvant ainsi de la destruction les
petits insectes que perdrait leur gourmandise. En même temps, elle
dévore le tissu même du cornet, mais en ayant soin d'en respecter
l'épiderme et toute la partie inférieure. C'est donc un hôte qui dé-
vore sa maison en en ménageant les fondemens. L'autre parasite
est un diptère, très voisin de notre mouche grise de la viande. A
l'état parfait, c'est-à-dire de mouche ailée, la femelle pénètre im-
punément dans le cornet et dépose dans la masse putride du fond
des larves voraces dont la plus forte mange les autres, lorsque les
cadavres d'insectes viennent à manquer à son appétit inassouvi.
LES PLANTES CARNIVORES. 659
Cet hôte immonde est donc un intrus qui vole à la plante une par-
tie de sa nourriture, et ne travaille que pour lui-même dans le
combat de la vie.
Après cette esquisse rapide de la digestion par les feuilles, on se
demande si les phénomènes de ce genre sont enfermés dans le
cercle étroit de quelques plantes, ou bien si l'observation ultérieure
pourrait en faire retrouver au moins la trace chez des végétaux où
rien d'insolite ne semble la révéler. Quelques expériences de Darwin
sur des saxifrages, des primevères et d'autres plantes à poils glan-
duleux, des observations de M. le docteur Edouard Heckel sur la
manière dont les feuilles des géraniums et les glandes florales de
la parnassie attaquent et ramollissent la viande crue, l'action exer-
cée dans le même sens par les feuilles du papayer, voilà des
indices bien vagues encore sur un sujet à peine effleuré, mais qui
réserve peut-être aux chercheurs de curieuses découvertes. En gé-
néral, dans les sciences, il ne faut pas prononcer vite le mot « im-
possible. » Combien de surprises n'attendent pas encore ceux qui
savent sortir des sentiers battus et suivre des pistes nouvelles! Qui
présumait par exemple, avant que l'expérience l'eût démonti-é, que
l'absorption de matériaux nutritifs pût se faire directement chez
l'homme lui-même par le tissu cellulaire sous-cutané, au lieu de
suivre le chemin banal des voies digestives? A son tour, la nutri-
tion chez les plantes comporte bien des nuances ou des types dif-
férens. Il y a d'abord la forme la plus ordinaire, absorption de sève
brute par les racines , élaboration de cette sève par les parties
vertes aériennes; puis viennent les végétaux dits saprophytes ou
humivores, qui, nourris par un humus très riche en matières or-
ganiques à demi décomposées, n'ont qu'une respiration peu active
et prennent souvent l'apparence de parasites dépourvus de chlo-
rophylle; ensuite viennent les divers degrés du parasitisme, où
des sucs élaborés par une nourrice étrangère passent à peu près
tout formés dans la plante qui les suce; à ces groupes de plantes
anomales dans leur nutrition, il faudra joindre désormais les c«r-
nivores caractérisées comme les droséracées et les grassettes; puis
le groupe encore mal défini qu'on pourrait nommer provisoire-
ment des putrivores. On distinguerait ainsi ces dévoreuses de dé-
tritus animaux plus ou moins décomposés des vraies mangeuses de
chair qui digèrent une proie. Par ces dernières se resserre de plus
en plus le lien qui relie l'une à l'autre les deux formes animale et
végétale de la nature organique. Ainsi se dégage de l'observation
des détails la grande loi d'unité qui fait de l'univers, du cosmos, le
type même de l'ordre et de l'harmonie e^ comme l'expression vi-
vante d'une intelligence suprême.
J.-E. Plancuon.
EL RESUCITADO
Il y a quelques années, je voyais fréquemment un ancien officier
du premier empire. Il me raconta un jour un épisode de sa vie mi-
litaire dont je fus vivement frappé et auquel des événemens plus
rapprochés de nous m'ont fait souvent penser depuis. Voici son
récit, tel que je l'écrivis alors presque sous sa dictée.
Vers la fin de 1810, il y eut un moment où la guerre d'Espagne
parut entrer dans une phase heureuse et décisive. Les Anglais
avaient été rejetés en Portugal, où Masséna se préparait à les pour-
suivre. Soult achevait la conquête de l'Andalousie. Il n'y avait plus
d'armée régulière espagnole : les juntes provinciales, divisées entre
elles, sans communication avec la junte centrale, ne pouvaient s'en-
tendre sur un plan de défense. Le plus grand obstacle à une prompte
pacification était dans les innombrables guérillas qui entretenaient
l'esprit de résistance en même temps qu'elles étaient une cause
permanente d'affaiblissement pour l'armée d'occupation. La guerre
de détail que nous étions forcés de soutenir contre elles minait nos
forces, paralysait nos mouvemens, et l'événement a prouvé que le
résultat en devait être à la longue plus désastreux que celui des
grandes opérations.
J'étais alors au 3* corps, qui, après le siège de Saragosse, avait
été mis en cantonnement en Aragon pour se refaire des fatigues et
des pertes qu'il avait éprouvées. Nous étions commandés par le
général Suchet, qui passait avec raison pour un des meilleurs gé-
néraux de l'empire. Par la sagesse et l'honnêteté de son adminis-
tration, il faisait vivre sas troupes dans l'abondance sans pressurer
les populations : elles étaient bien habillées, bien armées, toujours
bien approvisionnées, et par conséquent plus disciplinées qu'aucun
EL RESUCITADO. 061
autre corps de l'armée d'Espagne. Tacticien aussi habile que bon
administrateur, Suchet déployait contre les guérillas une activité et
une audace égales aux leurs. Dans le cours de cette année 1810 à
1811, nous eûmes de fréquens engagemens avec ces partisans, et
presque toujours l'avantage nous resta. Renovalès, l'Empecinado,
qui infestaient les environs de Saragosse, furent obligés de chercher
un refuge dans les Asturies; Mina fut fait prisonnier. Ramon-Gayan
se vit chassé du couvent de Notre-Dame del Aguilar, dont il avait
fait une forteresse; Villa Campa et Le Capuchino se retirèrent dans
le royaume de Valence. Enfm la dernière et la plus redoutable des
bandes qui jusqu'alors s'étaient maintenues en Aragon fut presque
entièrement détruite auprès d'Origuela, et son chef y fut tué.
Ce chef était un Valencien nommé Garcia Navarre, ancien officier
au régiment de la princesse. Son ardent patriotisme, de réels talens
militaires, joints à un caractère élevé et chevaleresque, lui avaient
valu une sorte de célébrité et l'estime même de ceux qu'il combat-
tait. Sa mort eut un grand retentissement et fut un deuil public
pour les Espagnols; beaucoup d'entre eux refusèrent même d'y
croire, et, comme Garcia avait |été très défiguré par ses blessures,
l'incrédulité avait beau jeu. Cette question fut souvent discutée
dans les premiers jours qui suivirent l'affaire d'Origuela; elle avait
le don d'enflammer tous les cerveaux, chacun affirmant ou niant
la mort de Garcia Navarro selon son intérêt ou son désir. Quoi
qu'il en fût, cette mort présumée mit fin aux hostilités en Aragon;
cette belle province jouit momentanément d'une sorte de calme et
de prospérité. Après l'émotion poignante qui serrait le cœur dans le
reste de l'Espagne à la vue de tant de ruines et de misères, après
avoir respiré un air saturé de haine et de fureur, on se sentait re-
naître en pénétrant en Aragon.
Après l'affaire d'Origuela, à laquelle il avait pris une part active,
le régiment de hussards auquel j'appartenais fut envoyé en canton-
nement à Albarracin. Nous y menâmes pendant quelque temps la
vie calme et monotone que nous aurions eue dans n'importe quelle
petite garnison du midi de la France; mais un jour le courrier qui
venait une fois par semaine de Saragosse eut un assez long retard.
Le général IL.., qui commandait à Albarracin, conçut quelque in-
quiétude sur son sort et envoya un détachement à sa recherche.
J'étais dans la grande rue lorsque ce détachement rentra. Entre les
rangs des hussards marchaient quatre mulets sur lesquels on avait
placé des cadavres sanglans, tuméfiés, noircis par le soleil; aux
lambeaux d'uniforme dont ils étaient couverts, on reconnaissait les
cavaliers d'escorte du courrier. Une rage impuissante s'était achar-
née sur eux, même après la mort : ils étaient criblés de blessures,
662 REVUE DES DEUX MONDES.
et leurs membres, brisés à coups de crosse, avaient à chaque pas
du mulet des tressaillemens hideux.
Cet attentat ne fut que le prélude de plusieurs autres qui se suc-
cédèrent rapidement. Une petite ganiison qu'on avait laissée au
couvent de Notre-Dame d'Aguilar fut surprise et égorgée par une
guérilla qui s'était spontanément formée dans la sieira de Montal-
van ; les bandes que nous étions parvenus à chasser de l'Aragon y
pénétrèrent de nouveau sur plusieurs points à la fois. Dans l'espace
de quelques jours, tout le fruit de nos efforts pendant l'année pré-
cédente fut perdu ; mais ce qu'il y eut de plus étrange , c'est que
l'opinion s'accrédita parmi les Espagnols que le promoteur de ce
mouvement n'était autre que le célèbre cabecîlla Garcia Navarro.
On avait beau rappeler toutes les circonstances qui ne laissaient
guère de doute sur sa mort, rien n'y faisait; l'imagination populaire,
se surpassant elle-même, en tirait des conclusions tout à fait inat-
tendues : elle prétendait que Dieu, cédant aux sollicitations du
grand saint Jacques , patron des Espagnes, avait permis à Garcia
Navarro de revenir sur la terre pour achever d'exterminer les Fran-
çais. Le clergé, notre implacable ennemi dans la Péninsule, s'em-
para de cette naïve croyance; ce miracle fut annoncé en chaire et
célébré par des prières publiques, indulgence plénière fut promise
à qui irait s'enrôler sous la bannière du céleste partisan. Ces pré-
dications eurent un plein succès sur une population ignorante, fa-
natique et exaltée par le patriotisme : nombre de gens qui jusqu'a-
lors n'y avaient pas pensé allaient grossir la bande du prétendu
Garcia Navarro, qu'on ne désignait plus que sous le nom de el Re-
sucitado, le ressuscité; ces malheureux croyaient pieusement ga-
gner le ciel en pillant, brûlant et assassinant en si sainte com-
pagnie.
En effet, il semblait que le Ressuscité eût rapporté de l'autre
monde un surcroît de haine et de rage contre nous. Autant la
guerre qu'il nous avait faite autrefois était loyale, généreuse
même, autant celle qu'il nous faisait alors avait un caractère de
sauvage férocité; sans pitié pour ses prisonniers, tout Français
tombant entre ses mains était un homme mort. Les cadavres de
nos malheureux compagnons, que nous retrouvions à chaque in-
stant, portaient les traces des mutilations, des affreuses tortures
qu'ils avaient subies. C'était souvent aux portes mêmes des villes
que nous occupions qu'avaient lieu ces exécutions barbares, et
pour qu'il ne restât aucun doute sur l'auteur de ces crimes, le Res-
suscité, qui avait accepté avec empressement son surnom , laissait
à côté des cadavres un écriteau ironique ou provocateur par lequel
il s'en accusait.
EL RESUCITADO. 663
C'était la sierra de Montalvan qu'il avait choisie pour le théâtre
de ses exploits, position excellente, car de là il surveillait la route
de Saragosse à Madrid , et celle qui mène de Calatayud à Valence ;
il se tenait ainsi au centre de nos cantonnemens, qu'il isolait les
uns des autres , et après ses rapides expéditions il trouvait un re-
fuge assuré dans des montagnes où il était fort difficile de le pour-
suivre. Lts Espagnols soupçonnés de favoriser soit de cœur, soit
d'action la cause du roi Joseph n'étaient pas mieux traités que les
Français : il brûlait leurs biens, arrachait leurs oliviers et leurs vi-
gnes api es avoir assouvi sa fureur sur leur personne. Il en résultait
que tout Aragonnais, soit par terreur, soit par communauté de
haine contre nous, était devenu complice du Resucitado; le
moindre de nos mouvemens, nos préparatifs les plus secrets, lui
étaient dévoilés d'avance; les siens ne nous étaient jamais révélés
que lorsque l'effet s'en faisait sentir. A peine savions-nous au juste
à quel ennemi nous avions] affaire. D'abord le Resucitado exis-
tait-il réellement? N'était-ce pas un personnage symbolique sur le
compte duquel on mettait les méfaits de plusieurs chefs de guéril-
las? Était-ce un nouvel aventurier, comme il en apparaissait à cha-
que instant, se parant d'un nom que lui avait décerné la crédulité
populaire, nom bien propre à augmenter son prestige et à servir
ses projets? Ceux qui prétendaient que le Ressuscité existait réelle-
ment se montraient peu d'accord dans le portrait qu'ils en tra-
çaient : les uns le dépeignaient comme un homme de haute taille,
robuste, au visage énergique, à la barbe et à la chevelure rousses;
d'autres le représentaient au contraire comme un élégant cavalier
d'un aspect plutôt efféminé qu'imposant. Une troisième assertion
eniîn détruisait les deux premières : personne, disait-on, n'avait
vu le visage du Ressuscité, qui était toujours masqué, coutume as-
sez répandue parmi les guérilleros, et favorisant singulièrement le
double jeu de gens qui, dans cette guerre de surprises, passaient
souvent d'un camp dans l'autre. Quoi qu'il en fût, l'effet moral était
immense, la sécurité de la province profondément troublée, le pres-
tige des armes françaises très amoindri, et la hardiesse des guéril-
leros mettait des entraves fort gênantes aux opérations par les-
quelles Suchet préparait la conquête du royaume de Valence. Ces
opérations nécessitaient de fréquens convois d'armes, de vivres,
d'approvisionnemens de tout genre. Les régmens recevaient des
recrues; le Ressuscité les guettait au passage, et plus d'un de ces
convois ou détachemens n'arriva pas à destination.
Nous avions alors deux escadj'ons à Montalvan, destinés à faire
partie d'une des divisions que Suchet emmenait avec lui; il s'agis-
sait de les compléter avec des recrues que nous venions de recevoir,
664 REVUE DES DEUX MONDES.
et ce fut à moi qu'échut le périlleux honneur de les conduire à
destination.
— Ce sont des brebis qu'on jette dans la gueule du loup, me dit
mon colonel après m'avoir donné ses instructions, car ce détache-
ment ne vaut pas le diable. J'aurais voulu vous confier quelques
gaillards solides pour remonter leur moral, mais aujourd'hui un co-
lonel ne peut disposer d'un homme de son régiment.
— Dieu protège la France! dis-je avec un sourire de modeste
assurance que je croyais de bon goût en pareille occasion.
— Ce sont les prêtres qui vous ont appris cela, reprit le colonel.
Au fait, on serait tenté de le croire à voir les sottises qu'on commet
journellement et dont on se tire quand même. Enfin allez, mon cher
ami, et si vous nous revenez entier, vrai! j'en serai ravi.
Il me serra la main avec toute la chaleur de cœur qu'il cachait
sous des formes un peu rudes. Le lendemain au point du jour, je
me mis en route.
Du premier coup d'œil, j'avais pu m'assurer que mon colonel ne
calomniait pas mon détachement. A cette époque, la nécessité de
combler les vides que la guerre faisait sans cesse dans les régimens
forçait de hâter plus que de raison l'instruction militaire des re-
crues; à peine arrachés à leur charrue, les pauvres conscrits étaient
envoyés en Espagne, en Allemagne, en Italie; en route, on les ini-
tiait tant bien que mal à leur nouveau métier, et, à peine arrivés, on
les menait au feu. Tels étaient ceux que je conduisais à Montalvan,
et je contins plus d'une fois un sourire en voyant leurs jambes en
avant, leurs shakos en arrière , leurs armes à la diable, et l'expres-
sion à la fois glorieuse et inquiète de leurs visages imberbes. J'avais
encore avec moi une vingtaine de convalescens qui rejoignaient leur
corps, et un convoi de mulets portant différens objets de ravitaille-
ment pour la garnison de Montalvan.
Quelle journée!.. Je m'en souviendrai toute ma vie; véritable
chien de berger, je courais sans cesse sur le flanc de ma colonne
pour y maintenir l'ordre et pour faire marcher mes arriéras, fort
malintentionnés, comme tous les Espagnols. Mes éclaireurs servaient
en dépit du bon sens, tantôt marchant sans plus de précaution que
s'ils eussent été sur la grande route de leur village, tantôt au con-
traire s' effrayant de tout, prenant les buissons pour des corps d'ar-
mée. Vers deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes dans un
vallon enclos de tous côtés par une chaîne de hauteurs; de grosses
roches, d'épaisses broussailles, quelques maigres bouleaux, bor-
daient le chemin que nous suivions, et qui à trois ou quatre cents
pas plus loin grimpait tout droit sur une crête assez élevée pour ca-
cher l'horizon. Un joli coupe-gorge!.. J'avais hâte d'en sortir, et
EL RESDCITADO. 665
j'activai de mon mieux la marche. Tout à coup je vois mes deux
cavaliers de flèche s'arrêter sur la crête, lâcher leur coup de feu,
et revenir au galop en criant comme des gens qui ont perdu la tête :
— Le Ressuscité ! le Ressuscité!
Je crus d'abord à une panique comme celles dont ils m'avaient
déjà donné le spectacle, etje courus à eux en les gourmandantdeleur
poltronnerie; mais cette fois l'affaire était plus sérieuse. En arrivant
sur le haut de la crête, où je les ramenai, je vis à cent pas de moi
un gros bataillon d'Espagnols au-dessus duquel flottait le drapeau
noir avec la tête de mort et les os croisés qui annonçaient la gué-
rilla du Ressuscité. Faisant appel à tout mon sang -froid, je fis
signe au maréchal des logis que j'avais laissé au convoi d'amener
rapidement le gros des cavaliers pour occuper la hauteur; mais
au même instant mon arrière -garde accourait en désordre en
criant aussi : Le Ressuscité ! le Ressuscité ! Une autre troupe d'Es-
pagnols nous prenait en queue, et de toutes les roches, de toutes
les broussailles, sortaient des hommes armés d'espingoles et de
mousquets. Ma troupe, paralysée par la surprise et la terreur, eut
un moment d'hésitation... Il n'était plus temps : les Espagnols gra-
vissaient rapidement la hauteur; je fus forcé de me retirer au milieu
d'une salve de mousqueterie.
Je revins vers mes conscrits , que je trouvai dans un désordre
inexprimable. Pourtant, l'émotion d'un premier début étant sur-
montée, ils reprirent courage et se défendirent fort honorablement;
il est vrai qu'ils savaient que le Ressuscité ne faisait pas de quartier.
Malades et bien portans, tous se groupèrent autour de moi : un seul
prit honteusement la fuite dès les premiers coups de feu. Il arriva
sain et sauf à Albarracin , où il se vanta de s'être échappé en se
faisant jour au travers des ennemis. Il fut pendant longtemps l'ob-
jet des quolibets de ses camarades , et le pauvre diable finit par se
faire tuer tout de bon en cherchant à se laver de sa vantardise et
de sa poltronnerie.
Les Espagnols étaient au moins quatre ou cinq contre un. Ils
avaient l'avantage de la position et de tirer à couvert, aussi vis-je
mes conscrits tomber un à un. Il y avait quelques cavaliers dans la
guérilla; encouragés par notre petit nombre et la faiblesse de notre
feu, ils venaient caracoler autour de nous, et nous menaçaient de
leurs longues lances. Ceux-là me donnèrent au moins le plaisir de
la vengeance : nous en piquâmes quelques-uns, le maréchal des
logis et moi. Sans vanité, je puis dire que la guérilla du Ressuscité
m'a payé le sabre qu'elle me prit ce jour-là; mais tout a une fin!
Après mes hussards, ce fut le tour du maréchal des logis. Pauvre
garçon! il mourut en brave. Alors je me trouvai seul combattant
666 REVUE DES DEUX MONDES.
encore; mon cheval ne tenait plus debout que par miracle, car il
avait peut-être dix balles dans le corps quand un de ces démons
d'Espagnols se glissa derrière moi et lui coupa les jarrets. La pauvre
bête m'entraîna dans sa chute; jo fus aussitôt saisi par les bras, par
les jambes, par les cheveux, et vingt couteaux menacèrent ma poi-
trine.
C'en était fait de moi lorsqu'un nouveau-venu, se jetant au mi-
lieu des guérilleros, les força de lâcher prise. Je me relevai stupéfait
d'être encore en vie; ma première pe-nsée, tant on est enragé dans
ces momens, fut de reprendre l'offensive; mais j'étais désarmé et
je n'avais plus devant moi que l'homme qui était venu à mon se-
cours. Il me couvrait résolument de son corps et parlementait avec
mes agresseurs, qui, revenus de leur première surprise, voulaient
de nouveau assouvir leur fureur; je compris qu'il cherchait à leur
persuader qu'avant de m'ôter la vie il fallait me conduire à leur
chef, qui peut-être serait bien aise de m'interroger. Il finit par leur
faire entendre raison, mais vingt fois la même scène se reprodui-
sit dans le trajet que je fis avec eux; à chaque instant, mon protec-
teur relevait le canon d'un fusil dirigé contre ma poitrine. Le champ
de bataille offrait alors un spectacle hideux : les partisans ache-
vaient à coups de crosse ceux de mes malheureux soldats qui res-
piraient encore; d'autres dépouillaient les morts et de concert avec
les arrieros pillaient le convoi.
On me conduisit sur un monticule où l'on avait déjà réuni une
dizaine de mes hussards, échappés comme moi par miracle à la
mort. Un instant après, le cahecilla y arriva avec ses officiers. Il
me parut de petite taille et de tournure élégante; il maniait avec
beaucoup de dextérité un bel andalou, noir comme son costume;
il était masqué. La froideur et la dignité de son maintien contras-
taient avec la joie du triomphe qui enivrait son entourage.
Un al ferez ou lieutenant, après avoir pris ses ordres, s'avança
vers nous. — Yous savez, nous dit-il en français, quel est le sort
réservé à ceux de vos compatriotes qui tombent entre nos mains.
Pourtant le Resiicitado, usant de générosité, vous offre un moyen
d'échapper à la mort : c'est de prendre du service dans sa guérilla.
Ceux qui jureront de nous servir avec fidélité seront épargnés, les
autres vont être passés par les armes.
L'hésitation se peignit sur le visage de mes conscrits. Us étaient
jeunes et n'avaient pas l'esprit trempé contre une aussi terrible
éventualité; je vis qu'il fallait prendre l'avance pour éviter que
l'honneur de mon régiment fût terni par une honteuse défection. —
Yous plaisantez, sehor, répondis-je avec fermeté. Le^ Français ne
désertent pas ainsi leur drapeau. Faites de nous ce que bon vous
EL RESUCITADO. 667
semble, mais aucun de mes soldats, j'en suis certain, ne voudra
plus que moi-même devenir le complice de gens qui assassinent
leurs prisonniers.
— Mettez plus de ménagement dans vos paroles^ ou vous pourriez
vous en repentir, répondit l'Espagnol.
Il alla rendre ma réponse au Ressuscité, et je vis qu'elle deve-
nait l'objet d'une discussion très animée entre les officiers de la
guérilla. Le plus grand nombre insistait pour une exécution immé-
diate, quelques voix s'élevaient en faveur d'un sursis. Le Ressus-
cité trancha la question par quelques mots, et Y al ferez revint vers
nous. — Le cabecilla vous donne jusqu'à demain pour réfléchir,
dit-il. En attendant, vous allez nous suivi*e.
En effet, les partisans se disposaient à quitter le théâtre de leur
victoire. Nous fûmes attachés par couple et mis sous la garde spé-
ciale des cavaliers de la guérilla. Un grand nombre de paysans qui
s'y étaient réunis pour ce coup de main s'éloignèrent après avoir
reçu leur part de butin ; il en fut de même des muletiers , que
je soupçonnais fort d'être les complices du Besucitado, Réduite
à deux ou trois cents hommes, la guérilla s'enfonça dans la mon-
tagne en évitant tout chemin frayé. Pendant cette marche, j'eus
le loisir d'examiner la troupe singulière qui m'avait vaincu. Pay-
sans, bourgeois, gentilshommes, toutes les classes de la société s'y
trouvaient confondues ; on y voyait des prêtres, des étudians, des
déserteurs de l'armée régulière et n.ême des représentans des dif-
férentes nations qui combattaient alors en Espagne avec ou contre
nous ; en cherchant bien, je crois qu'on y eût trouvé des Français.
Les exploits antérieurs de la guérilla avaient contribué à son arme-
ment et à son équipement; de là un mélange de lambeaux d'uni-
formes de toute espèce où se trahissait le goût des peuples méridio-
naux pour les broderies, les galons, les couleurs éclatantes. C'était
en un mot terrible et burlesque, imposant et risible : on aurait cru
voir un cortège du mardi gras, si la fière allure des partisans, si la
fièvre généreuse qui brillait dans leurs yeux et sur leurs mâles vi-
sages n'avaient imposé le respect dû à un grand peuple qui com-
bat pour sa foi et son honneur.
Le soir, nous traversâmes une petite rivière, alors presqu'à sec,
et, après avoir gravi les flancs d'une montagne assez abrupte, nous
arrivâmes sur un plateau d'où l'on dominait une partie de la sierra
Renovalesa. Les Espagnols s'arrêtèrent sur ce plateau pour y passer
la nuit; nous fûmes conduits au milieu du camp, sous un groupe
d'oliviers sauvages, aux troncs desquels on nous attacha. On nous
y apporta une peau de bouc remplie d'eau fraîche, et ceux qui se
sentirent quelque appétit reçurent un morceau de biscuit. Je ne fus
668 REVUE DES DEUX MONDES.
pas du nombre, j'étais dans un accablement profond, non que je
sentisse ma résolution faiblir, mais j'avais hâte d'en finir avec la
vie, et je trouvais que le Ressuscité, en la prolongeant de quelques
heures, commettait une cruauté de plus.
Je me livrais à ces tristes réflexions lorsqu'on vint me chercher
pour me conduire en présence du chef de la guérilla. Il me reçut
sous une tente, luxe que lui seul se permettait, mais qui, à part
l'avantage d'avoir un abri, ne lui assurait guère plus de bien-être
qu'au dernier de ses soldats ; il n'avait d'autre couche que la terre,
d'autre oreiller que la selle de son cheval. En me voyant entrer, il
m'examina un instant en silence, et, après m'avoir demandé si je
comprenais l'espagnol, il me fît dans cette langue quelques ques-
tions sur les forces des Français et sur leurs projets en Aragon. Je
ne répondis que d'une manière évasive et il n'insista pas : les Es-
pagnols et surtout le prétendu Garcia Navarro savaient parfaite-
ment à quoi s'en tenir sur ce sujet ; il me sembla même qu'il mît
un certain amour-propre à me le prouver, car il me dit tout à coup :
— Les deux escadrons que vous avez à Montalvan doivent prendre
part à la pointe que Suchet médite sur Valence. C'est un brave ré-
giment que le vôtre, je le connais : j'ai eu affaire à lui à Origuela
et dans d'autres circonstances ; mais à quoi bon la valeur quand on
a Dieu contre soi ?
Passant ensuite à un autre sujet : — Vous avez fait tantôt une
réponse bien hautaine pour un prisonnier, ajouta-t-il, je pourrais
vous en faire repentir; mais j'honore au contraire les hommes
dont l'approche de la mort ne trouble pas le cœur, c'est pourquoi
j'ai voulu vous renouveler moi-même la proposition qu'on vous a
faite en mon nom. Réfléchissez-y : d'un côté la mort, de l'autre la
reconnaissance d'un peuple fier et généreux, qui ne marchandera
pas les honneurs à qui aura combattu pour son indépendance.
— Merci, senor capitaine, dis-je, mais ma réponse m'est dictée
par les paroles flatteuses que vous avez bien voulu m'adresser; je
cesserais d'en être digne, si j'acceptais votre offre.
— Vous vous trompez; je vous estimerais plus encore, si je vous
voyais mettre votre courage au service d'une cause juste.
Le Ressuscité se jeta alors dans une longue et subtile argumen-
tation pour me prouver que je pouvais sans déshonneur passer au
service de l'Espagne. Je l'écoutais distraitement, car cette question
était déjà jugée dans ma conscience; mais je me laissais aller au
charme que sa voix sonore prêtait à la langue espagnole. Certes ia
légende qui en faisait un être surnaturel ne rencontrait en moi
qu'incrédulité, et pourtant je commençais à comprendre ce qui
avait pu lui donner naissance. Le Ressuscité avait dans toute sa
EL RESUCITADO. 669
personne quelque chose de frappant, d'étrange et de séduisant : il
était de taille moyenne, — comme je l'ai dit, — mais plus élevée
qu'elle ne m'avait paru lorsque je l'avais vu à cheval. Il portait le
costume national, complètement noir et sans aucun ornement, et
cette simplicité ajoutait à sa distinction sans rien ôter de sa grâce
et de son élégance; sous son masque, on devinait que son visage
devait être d'un ovale un peu allongé et de proportions régulières.
Entre le velours du masque et la chevelure brune qui tombait en
boucles autour de sa tête, on voyait une partie de son front, dont la
pureté et la belle teinte ambrée indiquaient la jeunesse; ses yeux,
brillans comme des diamans noirs, avaient une grande puissance de
fascination. Lorsqu'à travers les trous du masque ils se fixaient sur
les miens, j'avais peine à me défendre d'une émotion singulière.
Son geste, sobre et contenu d'abord comme celui d'un homme
qui veut imposer par sa froideur, décelait pourtant une nature vive
et passionnée; j'en eus bientôt la preuve lorsque, piqué sans doute
du peu d'effet que produisait sur moi son argumentation, il s'anima.
Il me parla alors sur un ton très pathétique et avec une véritable
éloquence de l'injustice de notre agression, des souffrances de l'Es-
pagne, de l'alliance étroite qui avait existé autrefois entre les deux
peuples, de la sympathie que la France, alors qu'elle était elle-
même injustement attaquée, avait trouvée dans sa sœur d'au-delà
des Pyrénées; il flétrit le pouvoir despotique qui armait l'une contre
l'autre ces deux nobles nations, il qualifia notre obéissance d'escla-
vage dont tout homme devait rougir.
Il y avait du vrai dans tout cela; plus d'un officier français pensait
comme le Ressuscité tout en faisant consciencieusement son devoir :
j'étais du nombre, mais j'ai toujours eu pour principe qu'un mili-
taire doit suivre son drapeau partout où il le mène, et lui rester
fidèle aussi bien dans la mauvaise que dans la bonne fortune.
Gomme je trouvais alors qu'il y avait plus de dignité dans le silence
que dans une vaine discussion, je laissais parler le Ressuscité, qui,
me voyant muet, me crut presque convaincu.
— Voyons, monsieur, me dit-il avec chaleur et employant cette
fois la langue française, qu'il parlait assez bien, j'ai fait le serment
de ne jamais épargner un des vôtres : c'est à la haine implacable
que je leur porte que je dois la confiance et le dévoûment des
hommes que je commande : s'ils me croyaient capable d'un mouve-
ment de pitié, je perdrais toute autorité sur eux. Pourtant je veux
vous sauver la vie; je le veux, j'y tiens. Je suis las parfois de
meurtre, tout ce sang que je verse me fait horreur, je voudrais que
des lèvres reconnaissantes bénissent ce nom de Garcia Navarro que
tant d'autres ont maudit. Profitez-en donc, je vous en conjure, vous
670 BEVUE DES DEUX MONDES.
qui, le premier de vos compatriotes, m'avez inspiré quelque inté-
rêt; je ne vous demanderai même pas vos services, je n'exige que
le serment de ne plus servir contre l'Espagne et la promesse de
prier pour Garcia îNavarro. Le voulez-vous?
Le Ressuscité mit un charme et une douceur inexprimables dans
ces derniers mots, et en même temps il me tendit la main. Le diable
m'emporte! il m'avait remué, et j'étais ému jusqu'aux larmes; je
saisis cette main .avec un véritable élan, et elle resta un moment
dans la mienne, tiède et palpitante comme un oiseau qui s'y fût
blotti. J'en éprouvais une sensation singulière : je puis vous jurer
qu'elle n'avait rien du froid glacial de la mort, c'était au contraire
comme un feu qui courut dans mes veines et me pénétra jusqu'au
cœur. Peu s'en fallut que je ne misse un genou en terre devant le
Ressuscité, et que je ne me déclarasse son homme-lige; un éner-
gique effort sur moi-même put seul m'éviter ce ridicule essai de
trahison.
— Merci, senor, répondis-je avec fermeté, je conserverai jus-
qu'à mon dernier moment le souvenir de votre courtoisie; mais je
ne peux pas plus accepter cette proposition que l'autre.
Cette réponse, toute mesurée qu'elle fût, fit une révolution com-
plète dans les dispositions du Ressuscité : il retira brusquement sa
main que je tenais encore, et d'une voix dure et hautaine il reprit
en espagnol :
— Par saint Jacques, c'en est trop! Meurs donc, insolent Fran-
çais.
D'un geste, il me fit comprendre que notre entretien était terminé.
Avant de le quitter, je hasardai quelques mots en faveur de mes
compagnons; ils étaient jeunes, tout nouveau-venus en Espagne,
011 ils n'avaient pu faire encore aucun mal.
— Dieu les jugera, dit sèchement le Ressuscité.
Explique qui pourra le cœur humain ! Loin de lui garder rancune,
je crois que le sentiment qui dominait en moi après cette entrevue
était l'admiration et une sorte de sympathie pour l'étrange person-
nage que je quittais. J'étais d'ailleurs fort content de moi-même et
de ma fermeté. Mes conscrits s'étaient imaginé que le Ressuscité me
faisait venir pour m'annoncer qu'il nous faisait grâce de la vie: un
gémissement s'échappa de leurs poitrines lorsque je détruisis cette
illusion; mais ce fut tout, et îiprès ce moment d'émotion bien natu-
relle ils acceptèrent leur sort avec une admirable résignation. Eh
quoi! me disais-je, ces pauvres enfans que le sort a faits soldats,
qui n'ont pas d'ambition et qui ne peuvent en avoir, que l'honneur
de l'épaulette ne soutient pas, sont aussi fermes que moi devant la
mort !
EL RESUCITADO. 671
La nuit était venue : la plupart des partisans se reposaient. Ceux
qui ne dormaient pas causaient, réunis autour des feux de bivouac;
une voix s'élevait de temps en temps, fredonnant les couplets d'un
romuncero. Peu à peu ces bruits cessèrent, et le camp fut plongé
dans un profond silence. 11 faisait une chaleur étouffante, un vent
chaud, précurseur de l'orage, soufflait par bouffées et desséchait la
poitrine, le ciel était noir comme de l'encre. La sentinelle chargée
de veiller sur nous, le dos appuyé contre un arbre, luttait pénible-
ment contre le sommeil. Un de ses camarades, le seul qui fût encore
debout, s'approcha d'elle, et lui proposa de la remplacer dans sa
faction. Cédant à la fatigue, le guérillero accepta, donna son mous-
quet à son obligeant camarade et se coucha au pied de l'arbre, où
il ne tarda pas à s'endormir. Le nouveau factionnaire se promena
quelque temps de long en large, puis, se rapprochant de l'arbre où
j'étais attaché, il me dit vivement et à voix loasse en passant :
— Voulez- vous être demain à Albarracin?
— Que faut-il faire pour cela? répondis-je lorsqu'il revint.
— Vous engager sur l'honneur à me faire avoir un sauf-conduit
et un entretien secret avec le général H***.
— Je m'y engage.
— Sur le salut de votre âme, sur la vie de votre père?
— Sur mon salât, sur celui de mon père.
Le partisan s'approcha de moi, et d'un seul coup de la navaja
qu'il portait à sa ceinture coupa les cordes dont j'étais garrotté.
— Fuyez en rampant au milieu des broussailles, me dit-il, et
trouvez-vous après-demain à midi dans la boutique de Luis Zapata.
J'étirai mes membres avec délices, et j'allais suivre son conseil
lorsqu'une réflexion m'arrêta.
— Doucement, dis-je, vous pouvez bien rendre le même service
à mes compagnons.
— Non, ils vous feraient découvrir.
— Alors rien de fait.
Je m'assis au pied de l'arbre. Le partisan fit un geste de colère.
— Chien maudit ! je ne sais qui me retient de te plonger mon
couteau dans le cœur.
— A votre aise, lui dis-je; mais vous ne me tuerez pas si net que
je ne puisse dire pourquoi mes cordes sont coupées.
— Eh bien! prends ce couteau; mais je te préviens que tout à
l'heure, si tu es surpris, je serai le premier à tirer sur toi comme
sur un chien.
11 me donna sa navo.ja, déposa le mousquet auprès du faction-
naire endormi et s'éloigna rapidement. Je ne me possédais plus de
joie; je coupai aussitôt les cordes de mes compagnons d'infortune,
672 REVUE DES DEUX MONDES.
et, après leur avoir expliqué ce qu'ils devaient faire, je ne pensai
plus qu'à me sauver moi-même.
Je rampai sur les pieds et sur les mains en me cachant de mon
mieux au milieu des touffes de bruyère. L'obscurité aidant, je
passai ainsi sans être aperçu au milieu de plusieurs partisans qui
dormaient, enveloppés dans leurs manteaux. Un seul fit un léger
mouvement et se souleva sur son coude; je m'arrêtai aussitôt, re-
tenant mon souffle, l'Espagnol se recoucha, et je me remis à ram-
per vers la sortie du camp. Je n'en étais plus qu'à quelques pas,
lorsqu'un cri d'angoisse et de douleur retentit à peu de distance :
un de mes malheureux compagnons avait cessé de vivre!.. Instinc-
tivement je m'étais soulevé, une sentinelle s'élança sur moi; je
bondis sur mes pieds, et je lui plongeai la navaja dans la poitrine.
Je courus alors à perdre haleine sans savoir où , ne cherchant
qu'à fuir les lueurs qui s'élevèrent tout à coup des feux de bivouac,
que les partisans avaient ranimés. J'étais sur une pente très rapide,
et l'impulsion de la descente, jointe à celle de la course, rendait
mon élan irrésistible : je franchissais des obstacles qui en plein jour
m'eussent donné le vertige. Vingt fois je faillis m'écraser contre
des troncs d'arbre ou des roches; mes jarrets pliaient sous moi.
Tout à coup je vis à la lueur d'un éclair un précipice d'une ef-
frayante profondeur où j'allais rouler, si j'avais fait encore quel-
ques pas.
Haletant, le front ruisselant, je m'arrêtai. Des bruits sinistres re-
tentissaient au-dessus de moi : gémissemens, détonations, cris de
fureur et de haine, et les éclats du tonnerre qui se rapprochait à
pas de géant. En ce moment, je l'avoue, mon courage faiblit; je
regrettai presque de n'avoir pas attendu la mort que me réservait
le Ressuscité, moins horrible peut-être que celle qui m'attendait
dans les gouffres béans que l'obscurité dérobait à ma vue; je
me sentais plein de cette faiblesse, de cette lassitude qu'éprouve
l'homme le plus courageux lorsqu'il se voit seul pour lutter contre
la fureur des hommes et celle des élémens; mais tout à coup j'en-
tendis un frôlement de branches et une voix qui m'appelait avec
précaution. — Dieu soit loué! me dis-je, je ne suis pas le seul
échappé à la mort. — En deux bonds, celui qui m'appelait fut auprès
de moi, et nous nous embrassâmes comme deux frères. C'était un
de mes jeunes soldats, un Basque nommé Etcheverry. — Les au-
tres, me dit-il, ayant tous pris du même côté pour sortir du camp,
lui seul s'était prudemment dirigé d'un autre; il avait pu ainsi pas-
ser inaperçu au milieu des Espagnols pendant qu'ils égorgeaient
ses malheureux compagnons, qui moururent tous jusqu'au dernier.
Nous nous trouvions sur le flanc le plus escarpé de la montagne.
EL r.ESUCITADO. 673
au point où la pente en devenait presque verticale; mais, en nous
aidant des aspérités du roc et des arbustes qui croissaient çà et là,
nous pouvions atteindre une de ces coulées que les eaux pluviales
finissent avec les siècles par creuser dans la pierre. En la suivant,
nous devions gagner le lit de la rivière que nous avions traversée
dans la journée. Etcheverry passa le premier, et je le suivis du
mieux que je pus. Le vent soufflait avec force, la pluie tombait à
flots et rendait notre descente très périlleuse; vingt fois je perdis
l'équilibre sur la roche glissante, et je ne dus la vie qu'à l'énergie
avec laquelle je m'accrochai aux racines ou aux branches qui se
trouvaient à ma portée. J'enviai l'adresse et le sang-froid d'Etche-
verry, qui trouvait encore le moyen de me guider de ses conseils et
de m'olîrir l'appui de son bras dans les passages les plus périlleux.
Son instinct de montagnard ne s'était pas trompé, nous trouvâmes
la coulée que je considérais comme le port de salut; mais au mo-
ment d'y descendre, d'un geste Etcheverry m'arrêta; : j'entendis
les pas de plusieurs hommes qui s'y étaient déjà engagés.
— Ils nous ont devinés, dit Etcheverry; ils vont nous attendre
en bas, prenons d'un autre côté.
Nous rebroussâmes chemin, et au prix de mille nouveaux dan-
gers et de nouvelles fatigues nous finîmes par trouver un sentier
de chèvre qui nous conduisit sur la berge du torrent. Je n'oublierai
amais le spectacle qui m'y attendait. L'orage était alors dans toute
sa violence : les éclats de la foudre se succédaient sans interrup-
tion, répétés par l'écho et accompagnés du bruit sourd des nappes
d'eau qui descendaient de la montagne, entraînant des arbres, des
blocs de terre, des quartiers de roc; des éclairs embrasaient inces-
samment l'atmosphère, le sol tremblait sous nos pieds, nous résis-
tions avec peine au vent qui s'engouffrait dans cette gorge étroite.
Des cimes élevées qui nous entouraient de toutes parts, nous voyions
descendre des cascades aux lueurs phosphorescentes dont les flots
venaient mugir à quelques pas de nous. Tout à coup des cris de dé-
tresse retentirent : ils étaient poussés par les partisans que nous
avions évités. Ces malheureux, surpris par l'eau dans la coulée,
étaient emportés par elle avec une rapidité vertigineuse : nous les
vîmes passer. Nous étions saisis d'horreur; le même danger nous
menaçait. La berge étroite sur laquelle nous nous tenions était
elle-même envahie par l'eau, qui nous montait au-dessus de la che-
ville : si le torrent se gonflait encore, nous devions inévitablement
être entraînés.
Nous passâmes ainsi une heure entre la vie et la mort. Enfin
l'orage se calma, et nous cherchâmes un moyen de traverser le tor-
rent. Un arbre gigantesque, arraché du flanc de la montagne, avait
TOME xiii. — 1870. 43
f^'-
67/i REVUE DES DEUX MONDES.
été arrêté dans sa course par le bloc de rocher dont j'ai parlé : ses
racines énormes touchaient notre rive, et sa tête dépassait de beau-
coup la rive opposée. Il nous servit de pont, et malgré l'impétuo-
sité des flots qui le faisaient vaciller sous nos pieds, nous arrivâmes
sur l'autre bord sans accident.
En nous voyant séparés du Ressuscité par cet obstacle que nous
avions eu tant de peine à franchir, nous nous crûmes sauvés. Pour-
tant que de périls nous menaçaient encore ! Et d'abord où étions-
nous? quelle direction devions-nous prendre? Heureusement Etche-
verry avait entendu dire par les partisans que cette rivière était la
Turria, qui passe à Albarracin; nous n'avions donc pour y arriver
qu'à en suivre le cours. C'est ce que nous fîmes, toutefois avec de
longs détours pour éviter les habitations et les chemins frayés. Nous
marchâmes toute la journée, mourans de fatigue et de faim, n'ayant
pris d'autre nourriture que quelques glands ou olives sauvages que
nous ramassâmes en route.
Vers le soir, nous arrivâmes à Albarracin. Depuis la veille, on y
connaissait notre désastreuse rencontre avec le Ressuscité, et des
détachemens étaient immédiatement partis pour recueillir les survi-
vans, s'il y en avait encore; mais, à vrai dire, on ne comptait plus
revoir aucun de nous. Notre arrivée causa une surprise et une joie
générales : mon colonel me reçut comme son enfant. Le général H...
voulut me voir tout de suite. Il ratifia avec empressement l'engage-
ment que j'avais pris en son nom.
Depuis longtemps déjà le général cherchait à se créer à prix
d'or des intelligences dans la guérilla du Ressuscité; mais ces ten-
tatives avaient échoué devant la terreur superstitieuse qui entou-
rait le mystérieux cahecilla et devant une certaine loyauté presque
générale parmi les Espagnols , surtout à une époque où leur pa-
triotisme était surexcité au plus haut degré. La condition que mon
libérateur avait mise à ses services semblait nous promettre cette
bonne fortune si longtemps désirée. Le général me recommanda
de ne pas manquer au rendez-vous et me donna carte blanche pour
accorder en son nom tout ce qu'exigerait l'inconnu, dont il espérait
se faire un précieux auxiliaire.
Je me rendis donc le lendemain à l'heure indiquée chez Luis Za-
pata. Luis Zapata était un barbier tel qu'on n'en trouve que dans
la Péninsule. A le voir et surtout à l'entendre, on aurait pu croire
qu'il rasait comme le père du bourgeois gentilhomme vendait du
drap, uniquement par bonté d'âme et pour être agréable aux hon-
nêtes hidalgos, ses amis. Sa boutique servait de lieu de réunion aux
oisifs d'Albarracin : on y causait des affaires du jour, et Zapata,
tout en savonnant, rasant et fumant sa cigarette, y tenait le dé de
EL RESUCITADO. 675
la conversation avec une aisance remarquable. Il se montrait en
politique d'une impartialité peu commune, déplorant les malheurs
de la guerre sans en rendre aucun parti responsable : cette impar-
tialité, à laquelle nous n'étions pas habitués, avait valu à Zapata la
clientèle des officiers français, et j'ai souvent pensé, — depuis que
j'ai acquis plus d'expérience à mes dépens, — que, vu notre légè-
reté et notre étourderie naturelles, le drôle savait ainsi bien des
choses qu'il eût mieux valu pour nous qu'il ignorât.
J'étais depuis à peine un quart d'heure chez Zapata lorsque je
vis entrer l'homme que j'attendais. Je le reconnus aussitôt pour ce-
lui qui m'avait une première fois protégé contre la fureur des gué-
rilleros. C'était un homme d'une trentaine d'années, de haute taille;
sa barbe et ses cheveux roux faisaient un contraste singulier avec
les chevelures noires, les visages basanés des autres Espagnols qui
se trouvaient alors chez Zapata. Il me parut que ceux-ci le con-
naissaient , que son entrée leur causa une certaine surprise , mais
qu'ils se donnèrent tacitement le mot pour respecter son incognito;
de mon côté, je me gardai de laisser voir qu'il ne m'était pas in-
connu. Cette comédie, que nous nous jouions les uns aux autres,
dura juste le temps que Zapata mit à raser le partisan. Celui-ci
sortit aussitôt après. Je le suivis sans affectation; c'était l'heure de
la sieste, il n'y avait âme qui vive dans les rues d'Albarracin, je
pus accoster mon homme un peu plus loin sans attirer l'attention.
Je lui remis le sauf-conduit en lui disant que le général était prêt
à le recevoir.
— Ce n'est pas ainsi que je l'entends, me répondit-il. J'ai dit
une entrevue secrète. Ce soir, à dix heures, derrière le couvent
de Santa-Engracia ; lui seul et vous, s'il veut se faire accom-
pagner.
11 s'éloigna rapidement en me laissant frappé des fauves lueurs
de son regard; cet homme, me dis-je, doit avoir les fureurs du tau-
reau comme il en a la force et l'encolure.
J'allai prévenir le général. Le couvent de Santa-Engracia était
situé en dehors de la ville , dans un endroit écarté , et il n'y avait
pas longtemps qu'un soldat français y avait été assassiné. Ressi-
court, l'aide-de-camp du général, trouvait ce rendez-vous suspect
et voulait tout simplement qu'on prît des mesures pour s'assurer
de la personne du partisan, quitte à le traiter ensuite avec tous les
égards possibles.
— Non pas, répondit le général , il faut être homme de parole
même avec les coquins.
Nous allâmes donc seuls au rendez-vous.^ en bourgeois et cachant
chacun une paire de pistolets sous nos manteaux ; nous en fûmes
676 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu honteux en trouvant notre homme seul et sans armes. Il
eut avec le général un entretien qui dura environ une demi-heure,
et pendant lequel je fis le guet; le partisan s'éloigna ensuite, et
le général revint vers moi en se frottant les mains. Je brûlais de
savoir ce qui causait sa joie, mais il eut la malice de ne m'en rien
dire.
Quinze jours s'écoulèrent. Un soir, l'aide-de-camp du général
entra dans ma chambre : — il était armé, botté, en tenue de cam-
pagne. Je vis que c'était sérieux, je m'habillai, je pris mes armes,
et nous sortîmes. A cinquante pas des portes de la ville, une ving-
taine de hussards, enveloppés dans leurs manteaux, se dissimu-
laient à l'ombre d'un petit bois d'aloès et de cactus qui s'élevait sur
le bord de la route; ils avaient amené mon cheval et celui de Ressi-
court, nous nous mîmes en selle et nous partîmes. Je remarquai
aussitôt qu'aucun des bruits qui signalent la marche d'une troupe
de cavalerie ne trahissait la nôtre : les pieds des chevaux étaient
garnis de feutre, les mousquetons et les fourreaux de sabre des
cavaliers étaient entourés de linge ou de drap. A une demi-lieue
d'Albarracin, nous prîmes un sentier qui conduisait dans la sierra
de Terruel; je demandai à Ressicourt si c'était dans cette ville qu'il
me menait.
— Non, me répondit-il, mais nous n'en allons pas loin. Nous al-
lons à Alpuente, où j'espère que nous rencontrerons el serior Re-
siicitado.
— Qui peut vous le fait croire? dis-je.
— C'est le grand garçon que vous avez amené l'autre jour au
général qui nous assure qu'il doit y passer la nuit.
Je tressaillis malgré moi.
— Vous pouvez vous flatter d'avoir rendu un fameux service
au roi Joseph, continua-t-il, car ce gaillard-là nous met au cou-
rant de tous les faits et gestes du Ressuscité. Il nous a fait savoir
aujourd'hui que le terrible cabecilla va passer cette nuit dans la
maison de son beau-père, et, si nous menons bien notre petite ex-
pédition, demain il ne sera plus à craindre.
— C'est infâme ! murmurai-je.
— Je suis de votre avis, reprit Ressicourt. Ah çà! ajouta-t-il en
riant, parlez franchement : est-ce que vous ne vous étiez pas douté
que le Ressuscité fût une femme?
— Une femme !
— AUoQS donc! ne faites pas l'étonné.
— Je vous assure,... balbutiai-je.
— J'ai peine à croire que vous ne vous en soyez pas aperçu, re-
prit l'aide-de-camp. Oh! c'est une histoire romanesque... Le Res-
El". r.ESUcrTADO. 677
suscité, — le vrai, pas celui que nous allons appréhender au corps,
— le Ressuscité, ou plutôt don Garcia INavarro, comte de Guevara
y Alpuente, pour l'appeler de son vrai nom, était marié depuis peu
lorsque la guerre éclata. Sa jeune femme, qui l'aimait passionné-
ment, le suivait dans toutes ses campagnes : elle était auprès de
lui lorsqu'il fat tué à Origuela. La douleur, la soif de la vengeance,
la haine qu'elle avait conçue contre les Français, lui inspirèrent la
plus étrange des résolutions pour une femme. Elle réunit les dé-
bris de la guérilla, releva les courages abattus par la défaite, et
offrit aux partisans de les conduire elle-même au com.bat. La beauté,
l'éloquence de Lucrezia, — c'est le nom de cette femme, — élec-
trisèrent ces hommes rudes et fanatisés, qui, croyant voir en elle
un personnage surnaturel, lui donnèrent eux-mêmes le nom de
Garcia Navarro et jurèrent de lui obéir comme ils avaient obéi à son
époux. De là la légende, de là cette croyance superstitieuse propa-
gée en Aragon, et que Lucrezia se garda bien de démentir. Le pres-
tige qui l'entourait, la crainte qu'elle avait su inspirer, étaient tels
que nous n'aurions peut-être jamais su à quoi nous en tenir, si
l'amour, qui l'avait élevée, ne s'était lui-même chargé de la faire
tomber dans l'abîme. Votre libérateur s'appelle José Navarro, c'est
le propre frère de don Garcia. Déjà du vivant de celui-ci il avait
conçu une passion irrésistible pour Lucrezia. Son frère mort, il eut
l'espoir de lui succéder; mais cet espoir, qu'il laissa trop paraître,
le rendit odieux à la veuve, qui par ses dédains le réduisit à un tel
désespoir qu'aujourd'hui il nous la livre pour se venger. — Mon
cher, le Ressuscité est très gênant. Rassurez-vous du reste, on n'en
veut pas à la vie de Lucrezia : on se contentera de l'enfermer dans
une forteresse jusqu'à la paix. Le général a même promis à son
sinistre amoureux qu'on lui rendrait la liberté plus tôt, si elle con-
sentait à l'épouser, et il a voulu que vous fussiez de ceux qui pren-
dront le Ressuscité afin de vous en faire un titre à l'épaulette de
capitaine.
— Je me serais passé de cet honneur, dis-je d'une voix étran-
glée. La guerre aux femmes n'est pas de mon goût.
— Ah! mon pauvre ami, seriez-vous amoureux de Lucrezia? dit
Ressicourt en me regardant fixement.
— Quelle folie! m'écriai-je, sentant le ridicule dont j'étais près
de me couvrir.
Je mentais, car en analysant mes souvenirs, — ce que j'avais fait
mille fois depuis quinze jours, — j'en étais arrivé à deviner ce que
Ressicourt croyait m'apprendre. Dès lors la séduction que Lucrezia
avait exercée sur moi pendant notre entrevue avait fait de rapides
progrès.
678 REVUE DES DEUX MONDES.
ISous continuâmes à marcher en silence : je craignais de laisser
lire dans mon cœur, et Ressicourt ne. voyait que trop ce qui s'y pas-
sait. A une heure avancée de la nuit, nous nous arrêtâmes sur la
lisière d'un petit bois d'où nous apercevions une vallée, au fond de
laquelle le Guadalaviar roulait ses flots argentés. Sur le flanc d'une
colline qui dominait la rive s'élevait un petit château que la lune
éclairait de sa lumière douce et vaporeuse. Quelques beaux arbres
l'entouraient de leurs masses ombreuses, et complétaient ce pay-
sage d'un aspect si poétique et si calme que j'en fus presque ras-
suré : il ne me paraissait pas possible qu'un lieu si enchanteur et
si paisible pût voir l'exécution d'un aussi noir complot. On n'aper-
cevait pas une seule lumière sur la façade du château : peut-être
était-il inhabité , peut-être le Ressuscité ^vait-il soupçonné le dan-
ger qui planait sur sa tête et n'était-il pas venu.
Je tressaillis tout à coup au bruit d'un sifflement particulier, et
un homme enveloppé d'un manteau parut sur la lisière du bois.
Ressicourt alla à sa rencontre, et, après avoir échangé quelques
mots avec lui, il revint vers moi. — Le renard est pris au piège,
dit-il. Et voyant le mou verni ent dont je ne fus pas maître : — Du
courage, mon pauvre ami. Lucrezia est venue ici pour assister aux
derniers momens du comte de Guevara, qui l'aime comme la fille
de son sang, comme le souvenir vivant d'un fils dont il était fier.
Ce misérable José Navarro n'a pas trouvé d'autre occasion... Enfin!
il le faut. Observez-vous, songez que votre avenir est en jeu. Tenez !
je regrette de vous avoir amené ici. Voulez-vous rester clans ce bois
et attendre mon retour?
Je refusai énergiquement , je sentais que l'attente m'eût été plus
cruelle que la vue de ce qui allait se passer; je dis tout simple-
ment à Ressicourt que j'étais tout disposé à faire mon devoir.
Les hussards mirent pied à terre, nous laissâmes les chevaux
dans le bois sous la garde de deux d'entre eux ; d'autres, d'après
les indications de José, allèrent garder les différentes issues du
château, et nous nous dirigeâmes vers l'entrée principale.
José frappe et se fait reconnaître, le portail s'ouvre aussitôt. Res-
sicourt, le sabre au poing, s'élance, suivi des hussards, j'entre avec
eux; dans la cour nous trouvons cinq ou six guérilleros endormis,
leurs armes hors de portée, leurs chevaux débridés et attachés au
piquet : ils sont égorgés avapt même d'avoir reconnu notre uni-
forme. Le perron est escaladé, la porte du vestibule enfoncée. Deux
hommes sont au bas de l'escalier; l'un fuit, l'autre décharge un
pistolet sur Ressicourt et le manque : Ressicourt l'abat d'un coup de
sabre, nous montons au premier étage et nous nous élançons dans
les appartemens à la recherche du Ressuscité. José, pâle comme
EL RESUCITADO. 079
un spectre, nous guide; mais éperdu, bouleversé, il semble ne pas
mieux connaître les lieux que nous-mêmes. Nous nous trouvons en-
fin devant une porte fermée : un léger filet de lumière passe sous
le seuil; Ressicourt donne l'ordre de l'enfoncer lorsqu'elle s'ouvre,
et nous voyons paraître le Ressuscité, le Ressuscité démasqué, li-
vrant à notre admiration la beauté de dona Lucrezia, plus parfaite
encore que mon imagination ne l'avait rêvée.
Elle mit un doigt sur ses lèvres et nous dit à voix basse, mais
avec un geste impératif : — Silence, messieurs, respectez les der-
niers momens de mon père. Je ne veux faire aucune résistance.
Je ne chercherai pas à rendre l'impression que produisit sur moi
cette apparition. Ressicourt avait baissé la pointe de son sabre et ne
pensait même pas à prendre l'épée que Lucrezia lui présentait par la
poignée. Nous étions tous émus, stupéfaits, hésitans : nous subis-
sions l'influence de la double majesté de la femme et de l'ennemi
vaincu. Quant à Lucrezia , son beau visage n'exprimait que la
crainte de ne pas trouver la pitié qu'elle réclamait pour un mou-
rant. — Le comte de Guevara, continua-t-elle, n'a plus que quel-
ques momens à vivre, une heure au plus, peut-être moins, je vous
donne ma parole de ne pas chercher à fuir. Retirez-vous, je vous
en conjure, jusqu'à ce qu'il ne soit plus.
— Je regrette de ne pouvoir vous accorder cette consolation,
madame, répondit Ressicourt avec respect, mais d'un ton ferme;
j'ai des ordres précis, et je craindrais d'en compromettre l'exécu-
tion.
— Ma guérilla est trop loin pour venir à mon secours, d'ailleurs
je m'engage...
Ressicourt, tout en s'inclinant, fit un geste indiquant que toute
insistance serait inutile.
— Eh bien! je vais vous suivre, mais ne me permettrez-vous pas
auparavant d'embrasser une dernière fois mon père?
Pendant que l'aide-de-camp hésitait, une voix faible et trem-
blante venant de la chambre du comte nous fit frissonner.
— Lucrezia, mon enfant, dit-elle, où es-tu? pourquoi m'as-tu
quitté?
— Le jour va paraître, mon père, il faut que je retourne à Notre-
Dame del Aguilar.
— Déjà!
— Mon absence pourrait être connue.
— Tu as raison. Pars! mais auparavant viens recevoir ma béné-
diction, la dernière, je le sens.
Après avoir consulté Ressicourt du regard , Lucrezia rentra dans
la chambre du mourant. Il n'y avait pas un de nos hussards qui ne
080 nr.vuE des deux monde?.
fût ému jusqu'aux larmes; quant à moi, j'étais dans un état indes-
criptible : à chaque instant, je me sentais prêt à tirer du fourreau
mon sabre, qui n'en était pas encore sorti, à me placer entre Lu-
crezia et les nôtres en leur disant : — Vous ne toucherez à cette
admirable femme qu'après m'avoir arraché la vie.
Un soupir, un sanglot étouffé, c'est tout ce que nous entendîmes;
la jeune femme sortit de la chambre de son beau-père en faisant
signe qu'elle était prête à nous suivre. Nous nous dirigeâmes vers
la porte de sortie, auprès de laquelle José était resté. Lucrezia
l'aperçut; elle s'arrêta surprise, et ses beaux traits exprimèrent le
mépris.
— J'aurais dû m'en douter, murmura-t-elle.
Elle allait franchir le seuil de la porte lorsqu'une apparition nous
glaça d'horreur. C'était le comte de Guevara qu'une inspiration fa-
tale, un moment de lucidité surnaturelle comme en ont parfois les
mourans, venait d'éclairer sur le danger que courait sa fille. Par un
suprême effort, il l'avait suivie. Il nous vit, il vit le visage pâle et
bouleversé de José, il surprit le regard méprisant de Lucrezia et
devina tout. C'en était trop pour le vieux gentilhomme, une affreuse
révolution se fît dans tout son être : ses cheveux blancs se hérissè-
rent, ses yeux lancèrent un dernier éclair, sa main tremblante
s'étendit vers José terrifié ; mais avant que ses lèvres eussent bal-
butié une malédiction, le vieillard s'affaissa sur lui-même. Nous
nous élançâmes pour le recevoir dans nos bras. Le comte de Gue-
vara était mort.
Qu'on juge de notre embarras, de notre désordre, de notre con-
fusion du rôle qui nous était imposé dans cette maison en deuil.
Nul de nous n'aurait en ce moment eu le courage de rappeler à Lu-
crezia qu'elle ne s'appartenait plus; pourtant notre expédition ne
pouvait réussir que par la promptitude et le secret. Nous nous étions
audacieusement avancés fort loin de nos cantonnemens dans un pays
en pleine insurrection : à Terruel , tout près de nous, il y avait des
troupes espagnoles du corps de Blake. Il suffisait qu'un des domes-
tiques du château s'échappât et les allât prévenir pour que les rôles
changeassent complètement. Aussi Ressicourt se mordait impatiem-
ment la moustache en voyant le temps s'écouler et l'aube blanchir
la campagne. Enfin Lucrezia elle-même fit cesser son embarras :
après avoir prié sur le corps du comte de Guevara, elle posa ses
lèvres sur son front, ferma ses yeux; faisant ensuite le signe de la
croix, elle se releva et nous dit : — Emmenez-moi d'ici, messieurs,
car je n'y vois plus que sujet de douleur ou de dégoût.
Nous rentrâmes à Albarracin avec le même bonheur qui avait
présidé à cette expédition. La nouvelle de la prise du Ressuscité
F.r, RESUCITADO, (581
surprit douloureusement les Espagnols, qui d'abord aiïectèrent de
ne pas y croii-e; lorsque le doute ne fut plus possible, ce fut comme
un deuil public. A l'instant, par une de ces conventions tacites
dont les peuples opprimés sont seuls capables, toute réunion qui
avait une apparence de fête fut suspendue; les femmes ne portèrent
plus ni rubans, ni fleurs dans les cheveux, ni aucun des ornemens
dont elles rehaussent habituellement leur beauté. On ne voyait que
visages sombres et attristés; le nouveau malheur qui venait de
fondre sur l'Espagne faisait le sujet de toutes les conversations.
Comme les peuples orientaux dont une longue fréquentation leur
a fait contracter en partie les idées et les mœurs, les Espagnols ne
comprennent pas qu'on n'use qu'à moitié des droits de la force et
du succès : à leurs yeux, il n'était pas douteux que Lucrezia ne fût
sacrifiée à notre vengeance. 11 n'en pouvait en effet être autrement,
car le Ressuscité avait à sa charge trop d'actes de cruauté, condam-
nés même par les lois de la guerre. Loin de chercher à s'en discul-
per, Lucrezia en assuma la responsabilité avec une sorte d'orgueil.
C'était une âme trop fortement trempée pour fléchir : devant le
conseil de guerre, elle se montra dure, froide, insensible à tout
autre sentiment que celui qui lui avait mis les armes à la main; il
était néanmoins aisé de voir que, jeune fille et avant que la douleur
l'eût éprouvée, Lucrezia devait être ornée de toutes les grâces mo-
rales de la femme comme elle en avait toutes les beautés physiques.
La mort, en frappant Garcia Navarro, avait du même coup tué la
femme en Lucrezia; ces deux âmes indissolublement unies par
l'amour n'animèrent plus qu'un seul corps, mais celle du brave et
généreux cabecilla, impuissante à modifier les lois éternelles de la
nature, ne put communiquer à Lucrezia la modération qui est l'apa-
nage de la force comme il lui avait communiqué les autres qualités
viriles dont il était doué. L'amour de la patrie était devenu dans
cette âme ulcérée une sorte de passion furieuse à laquelle tout était
sacrifié; il excusait les cruautés : la pitié devenait un crime.
— Une seule fois, disait Lucrezia, j'ai failli m'y abandonner :
Dieu m'en a punie. Qu'il me rende la liberté, je serai implacable.
Un tel langage détruisit l'impression favorable qu'avaient faite
sur l'âme de ses juges la beauté et les malheurs de Lucrezia : elle
fut condamnée à mort.
Aussitôt le général H..., suivant l'engagement qu'il en avait pris,
adressa au roi Joseph un recours en grâce. Rarement un appel à la
clémence de ce bon souverain restait sans effet : cette fois sa bonté
naturelle et son désir de plaire aux Espagnols pouvaient s'accorder
avec la raison d'état. Puisqu'une première fois les prêtres et les
moines avaient ressuscité Garcia Navarro, le meilleur moyen d'em-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
pêcher une nouvelle tentative de ce genre était de conserver vivante
celle qui s'était parée de ce nom, et de la faire voir captive dans
les provinces où elle était le plus connue. La peine de Lucrezia fut
donc changée en celle de la détention, et l'on donna l'ordre de la
conduire à la forteresse d'Irun en lui faisant traverser avec un cer-
tain apparat l' Aragon, la Nouvelle-Castille et le Guipuscoa.
Quant à moi, ces événemens m'avaient mis dans un état voisin
de la folie. Pendant le procès de Lucrezia, j'avais bu à longs traits
le poison que me versait l'enchanteresse. La sentence prononcée
contre elle me causa un accès de fureur, et peu s'en fallut que je
n'insultasse les membres du conseil. Pendant les jours qui suivirent,
je faillis avoir vingt duels en défendant la cause de l'accusée contre
ceux qui n'étaient pas aveuglés comme moi par la passion. Je finis
par fuir mes camarades, qui m'étaient devenus odieux : je ne sortais
plus de chez Zapata, où je trouvais au moins des gens qui pensaient
comme moi : je m'y montrais plus Espagnol que les Espagnols, et
je m'y livrais à de telles intempérances de langage que je ne m'ex-
plique pas comment je ne m'attirai pas quelque méchante affaire
dans un temps où l'on ne badinait pas avec les bavards. 11 est vrai
que nous autres militaires, nous jouissions d'une liberté relative sous
ce rapport ; l'empereur savait qu'il suffisait d'une bataille pour dis-
siper notre mauvaise humeur.
Ma joie fut grande lorsque j'appris que cette tête charmante n'é-
tait plus menacée. Il fut question d'envoyer Lucrezia à Irun, et
mon cœur battit d'un secret espoir; je venais d'être nommé capi-
taine pour la part que j'avais eue à la capture du Ressuscité : c'était
un capitaine qui devait commander l'escorte, et aucun de mes an-
ciens ne se souciait d'une corvée où il y avait beaucoup de respon-
sabilité et peu de gloire à gagner. Je fus en effet désigné malgré
Ressicourt, qui s'y opposa autant qu'il le put sans dire le motif qui
le faisait agir.
J'étais ravi, j'étais heureux; pourtant diverses circonstances au-
raient dû m'éclairer sur la nature des dangers que j'allais affron-
ter. Chez Zapata, où je continuais d'aller, les Espagnols mettaient
dans leurs rapports avec moi une déférence et un liant qu'ils n'a-
vaient avec aucun autre Français ; je reçus, sans savoir comment,
plusieurs lettres où Ton me faisait les offres les plus séduisantes,
SI je consentais à prêter les mains à l'évasion de Lucrezia. Enfin la
veille de mon départ je reçus une visite très significative, celle de
José.
Il entra tout à coup chez moi. Ses traits étaient creusés, son teint
marbré de teintes sanguines et violacées ; son regard avait perdu
son atonie habituelle, il lançait une flamme fiévreuse et semblait
EL RESUCITADO. 683
égaré. — Vous ne me reconnaissez pas? dit-il en se méprenant sur
la cause de ma surprise. Je vous ai pourtant sauvé la vie deux fois;
je viens à mon tour vous demander de me sauver du désespoir : le
remords me tue , la malédiction s'accomplit. Je mourrai damné, si
vous ne m'aidez à sauver Lucrezia. Mon langage vous étonne, car
c'est moi qui l'ai vendue : j'étais fou lorsque j'ai commis cette in-
famie; mais je sais qu'elle mourra en captivité, et je ne veux pas
qu'elle meure. Vous non plus, car vous l'aimez aussi, je le sais. Eh
bien ! sauvons-la ensemble, et, lorsqu'elle sera libre, elle choisira
entre nous.
Il parlait avec volubilité; la surprise m'avait d'abord rendu muet,
mais l'indignation me rappela à moi-même. — Misérable ! répon-
dis-je, je croirais être le plus cruel ennemi de Lucrezia, si je la
mettais à ta merci.
— Vous aussi, reprit José d'un ton farouche, vous vous croyez le
droit de me mépriser ! Et qui donc est le plus infâme de nous deux?
J'aimais Lucrezia, je n'ai reçu d'elle que dédains et outrages ! Vous
étiez son ennemi, elle a voulu vous sauver la vie, et c'est vous qui
avez été autant que moi l'instrument de sa perte. Croyez-moi, nous
nous valons , sefior Français , et votre hésitation prouve que vous
n'aimez pas Lucrezia autant que je l'aime.
T— Assez! m'écriai-je, cette supposition d'une rivalité entre nous
est une insulte; je ne peux avoir aucune prétention à l'amour de la
seûora de Guevara, et je la respecte trop pour supposer qu'elle éta-
blisse jamais entre nous le parallèle que tu oses te permettre. J'ai
combattu le Ressuscité en loyal ennemi, tu es seul coupable de la
trahison qui l'a fait tomber en notre pouvoir ; c'est en vain que tu
cherches à faire rejaillir sur moi une part du mépris que tu as mé-
rité. Certes, si mon devoir et le secret désir de mon cœur pouvaient
se concilier, demain Lucrezia serait libre; mais ma première pensée
serait de la mettre en garde, s'il en était besoin, contre ton infâme
amour et ton repentir menteur.
— Soit! n'en parlons plus, dit José. Aussi bien, je le vois, vous
comptez sans doute sur ce voyage pour vous faire aimer ; mais,
sachez-le, sehor Français, ni vous ni aucun de vos compatriotes ne
trouvera grâce aux yeux de Lucrezia. Si, contre toute apparence,
elle oubliait le passé, si elle donnait à un autre cet amour qu'elle
m'a refusé, il n'est pas d'asile si lointain où ma vengeance ne sût
l'atteindre.
Le lendemain, je revis Lucrezia à la geôle, où elle fut remise
entre mes mains. Elle portait les vctemens de son sexe : les longs
plis de sa robe noire lui donnaient une grâce que je ne lui avais pas
encore vue. Elle était fort pâle, ses yeux paraissaient agrandis et
684 REVIIF. DES nETJX MONDES.
brillaient du feu intérieur qui la dévorait. J'étais aussi pâle qu'elle
en m'inclinant avec respect sur son passage : elle me reconnut.
— Chacun son tour, monsieur, me dit-elle avec un sourire triste
et un peu forcô.
Ce voyage fut l'époque la plus heureuse et la plus tourmentée
de ma vie. J'avais une escorte suffisante pour braver toute attaque
de vive force, j'avais des lettres de service qui enjoignaient à toutes
les autorités civiles et militaires de me prêter aide et protection;
enfin, quoique mon itinéraire fût tracé, j'étais libre de le modifier
et de régler les haltes à ma guise. Je voyageais fort lentement,
retardant le plus possible l'heure de la séparation. Je voyais Lu-
crezia tous les jours, mais tous les jours j'acquérais la certitude
que Lucrezia avait deux sentimens qui absorbaient tout son être
moral et la mettaient pour jamais à l'abri d'un autre amour : son
ardent patriotisme, son culte pour la mémoire de Garcia INavarro.
Elle m'apparaissait toujours polie, mais froide, indifi'érente à tout,
imposante par sa dignité, ne se plaignant jamais des restrictions,
— bien rares, — que j'étais parfois obligé d'apporter à l'accom-
plissement de ses désirs , n'y répondant que par ces paroles de
l'Évangile, qui semblaient avoir été prononcées exprès pour elle :
« Bienheureux ceux qui souff'rent la persécution pour la justice. »
Nous arrivâmes à Puerto d'Irun, bourgade située entre cette
ville et Hernani; j'eus la faiblesse de m'y arrêter pour retarder de
quelques heures le moment cruel de la séparation. J'avais logé
Lucrezia dans la maison de l'alcade, et je m'étais établi moi-même
dans la maison attenante; je venais à peine d'y entrer lorsqu'on
me prévint qu'un cavalier espagnol demandait à me parler. Je sor-
tis et me trouvai en face de José; je tressaillis comme à la vue
d'un animal venimeux, car j'avais pour lui une haine égale à mon
mépris.
— Ma visite vous surprend-elle, senor officier? dit-il avec un
sourire sardonique. Je vous l'avais pourtant promise, il est vrai
que c'était dans le cas où la senora de Guevara répondrait à votre
amour, et nous n'en sommes pas là; mais ce n'est pas de cela
qu'il s'agit : j'ai un ordre dont vous pouvez prendre connaissance,
— ordre signé du général Suchet, — et qui vous enjoint de me
procurer une entrevue sans témoins avec la prisonnière confiée à
votre garde.
— Tu mens! on n'a pu te donner un ordre pareil, dis-je.
— Le voici , reprit José en me présentant un parchemin revêtu
du sceau du général.
J'y jetai à peine un coup d'œil, et le lui rendant : — Qui me
prouve que cette pièce n'est pas fausse? — En tout cas, je suis
EL lîESUCITADO. 685
seul juge de l'opportunité de ces entrevues, et je n'autorise pas
celle-ci.
— Je vous fais mon compliment sur la manière dont vous res-
pectez les ordres de vos chefs, j'en rendrai compte à qui de droit;
mais soit! Voulez-vous au moins vous charger de dire à la senora
qu'ayant obtenu l'autorisation de la voir, j'en ai été empêché par
vous?
— Je le ferai avec d'autant plus de plaisir que la senora m'en
sera reconnaissante.
— Voulez-vous aussi vous charger de lui remettre ce bijou de fa-
mille? Elle y attache un grand prix, et je crois lui être agréable en
le lui faisant parvenir.
Tout en me consultant, j'ouvris l'écrin, dans lequel se trouvait
une bague dont le chaton était formé par une grosse améthyste.
Il m'était fort désagréable de servir de messager à José , mais
d'autre part je croyais procurer un moment de plaisir à Lucrezia;
j'y consentis.
— J'attends ici la réponse, dit José.
Sans descendre de cheval, il alla se mettre à l'ombre sous un
groupe de platanes qui s'élevaient devant la maison de l'alcade.
J'entrai chez Lucrezia et lui remis l'écrin en lui disant qui l'avait
apporté.
— Je vous remercie de m'avoir évité une entrevue qui m'eût
été pénible, dit-elle. Veuillez dire à mon beau-frère que je reçois
avec plaisir cette bague, et qu'en faveur de la bonne pensée qu'il
a eue de me l'apporter, je m'efforcerai d'oublier le mal qu'il m'a
fait.
— Je n'en demandais pas davantage, dit José, à qui je rap-
portai textuellement cette réponse. Et vous, senor officier, sachez
que, quoi que vous fassiez, vous ne m'empêcherez pas de voir Lu-
crezia.
Il rendit la main à son cheval et s'éloigna au galop.
Cet -incident avait allumé mon sang, qui n'était déjà que trop
agité par tant de causes diverses ; pour nie calmer, j'allai visiter
mes postes; je revins ensuite au logis de Lucrezia. J'étais invinci-
blement attiré vers elle : la pensée de cette séparation imminente
me rendait fou.
Je trouvai la veuve de Garcia Navarro affaissée plutôt qu'assise
dans un fauteuil, à côté de la table sur laquelle était resté l'écrin.
Je fus frappé de sa pâleur et de la contraction de ses traits; il y
avait sur la table un verre vide au fond duquel j'aperçus les résidus
d'une poudre blanchâtre mêlée avec de l'eau; à côté du verre, il y
avait quelques grains de la même poudre. Le chaton de la bague
686 REVUE DES DEUX MONDES.
d'améthyste était ouvert. Un affreux soupçon traversa mon esprit.
— Qu'avez-vous fait, madame? m'écriai-je.
— J'ai changé la vie pour la liberté.
Je m'élançai vers la porte, où je rencontrai la femme de l'alcade.
— Vite, un médecin! dis-je, la senora s'est empoisonnée!
Un médecin ! il n'y «n avait d'autre à Puerto d'irun qu'un mal-
heureux f rater. Je le fis venir en attendant qu'un cavalier, que j'ex-
pédiai sur-le-champ à Irun, m'en ramenât un plus sérieux. Lucre-
zia était d'une pâleur cadavérique, on la porta sur son lit. Elle
souffrait, disait-elle, horriblement; pourtant elle refusait énergi-
quement tous les contre-poisons, et paraissait fermement résolue à
en finir avec la vie, ne demandant que la grâce de pouvoir se ré-
concilier avec Dieu. Le barbier-médecin ayant déclaré que la mort
était imminente, j'ordonnai que Lucrezia pût recevoir les derniers
sacremens.
En Espagne, cette cérémonie comporte toujours une certaine
pompe religieuse et la présence d'un nombreux personnel. Les
confréries de péuitens accompagnent le saint-sacrement, et le cor-
tège se grossit des populations qu'il rencontre; ces pénitens sont
eux-mêmes des laïques qu'un zèle pieux pousse à endosser le froc
et la cagoule, souvent pour expier certains péchés. Il en résulte
qu'on respecte scrupuleusement leur incognito, et qu'aux yeux du
peuple le violer est un sacrilège tout comme de violer le secret de
la confession.
Je vis sortir de toutes les maisons des groupes de ces pénitens :
il y en avait des blancs, des noirs, des gris, il y en avait de toutes
les couleurs et de toutes les tailles , car en Espagne les enfans
jouaient alors au pénitent comme chez nous ils jouent au soldat.
Tout cela entra à la suite du curé dans la maison de l'alcade et
dans la chambre de Lucrezia. Le flot montant toujours, je fus obligé
de me réfugier dans une pièce à côté; les habitans du village non
enrôlés dans les pénitens étaient réunis devant la maison. Mes sol-
dats, la plupart sans armes, étaient perdus dans la foule, et les
sentinelles, partageant la confiance générale, laissaient entrer et
sortir sans difficulté. De nous tous, il n'y eut qu'un gendarme qui
fit preuve de bon sens ; il me dit que cette foule lui était suspecte
et qu'il serait prudent de la contenir un peu plus loin : je le reçus
assez mal , et je méritais le regard de pitié dédaigneuse qu'il jeta
sur moi en s' éloignant.
Le cortège se retira quelques momens après. Le même gen-
darme, placé auprès de la porte de sortie, examinait avec des yeux
de lynx les pénitens qui défilaient devant lui. Tout à coup il porta
la main à la cagoule de l'un d'eux; les Espagnols se jetèrent sur lui
EL KESUCITADO. 687
avec indignation, les sentinelles vinrent à son secours : on se poussa,
on se menaça, on s'injuria. Le tumulte se propagea sur la place, je
vis les couteaux luire, mes soldats entourés, les pénitens fuyant
dans toutes les directions; des clameurs de colère ou d'effroi s'éle-
vaient de cette cohue, et la voix du gendarme, dominant toutes les
autres, jetait ce cri d'alarme : — Le prisonnier s'échappe!
Une sueur glacée mouilla mon dos ; j'entrai dans la chambre de
Lucrezia, et sur son oreiller, au lieu de sa tête mourante, je vis le
visage rose et gouailleur d'un garçon de quinze ans. La rage d'être
joué aussi impudemment me transporta, et je m'élançai sur la place
en criant : — Aux armes ! le prisonnier s'échappe !
Heureusement mes soldats s'étaient ralliés : la baïonnette en
avant, ils balayèrent la place; j'ordonnai qu'on s'assurât de la per-
sonne de l'alcade, du curé et du barbier. Mes hussards étaient
montés à cheval, je sautai sur le mien; mais de quel côté diriger
mes recherches?
Un soldat qui était allé laver du linge à un ruisseau voisin reve-
nait en courant m'avertir qu'il avait vu José sortir du village avec
un pénitent de petite taille; je courus du côté qu'il m'indiqua, et
derrière un buisson où des chevaux avaient été attachés nous trou-
vâmes un froc et une cagoule. Des traces toutes fraîches nous per-
mirent de suivre les fugitifs jusqu'à une lieue de là; mais alors, le
terrain étant pierreux, les empreintes cessèrent d'être visibles.
Néanmoins je parcourus la montagne toute la nuit. J'avais la tête
en feu. Les suites fâcheuses que cette aventure devait avoir pour
moi m'affectaient moins péniblement que cette fin presque triviale.
J'étais joué, dupé comme un sot, mon amour-propre souffrait cruel-
lement et la jalousie me torturait, car Lucrezia étant descendue du
piédestal où mon imagination l'avait élevée, je ne doutais pas qu'elle
n'eût payé de son amour le service que lui avait rendu don José,
mais sous ce rapport du moins j'eus une terrible satisfaction.
Au point du jour, comme j'allais renoncer à une poursuite désor-
mais inutile, un de mes hussards vint m'avertir qu'il avait trouvé
le cadavre de don José dans un ravin à quelque distance de là. J'y
courus et je vis en effet le partisan dont le corps, déjà froid et ri-
gide, était criblé de coups de poignard. L'une de ces armes restée
dans la plaie fixait à la place du cœur une sentence de mort dont
la cruelle ironie trahissait le style du Resucitado. Je rougis de l'a-
vouer, mon cœur en fut soulagé. Je compris que l'ardent patrio-
tisme de Lucrezia avait pu la faire transiger avec l'aversion que lui
inspirait son beau-frère, mais qu'aussitôt libre elle s'était érigée en
juge et avait livré le traître aux poignards de ses guérilleros. Dès
lors cette femme étrange reprit tout son prestige à mes yeux.
(388 «KVL1K DES DKUX MONDES.
Je conduisis à Iran le curé, l'alcade et le barbier, dont la com-
plicité dans l'évasion de Lucrezia ne me paraissait pas douteuse;
mais on n'accepta pas cette monnaie de billon en échange de l'or
que j'avais laissé égarer. Je fis deux mois d'arrêts de rigueur dans
la forteresse, et sans la chaleureuse intervention de mon colonel, je
n'aurais pas évité la honte d'être renvoyé dans un dépôt à l'intérieur.
Lorsque je rejoignis mon régiment, la bande du Ressuscité tenait
de nouveau la campagne en Aragon, et pendant les deux années que
nous passâmes encore en Espagne, elle nous fît une guerre sans
trêve et sans merci. Mon régiment se mesura plusieurs fois avec
elle, et, pour moi, je recherchais avec ardeur toutes les occasions
de me trouver à ces combats. On me croyait poussé par le désir de
la vengeance; il n'en était rien. J'obéissais au contraire à un vague,
mais impérieux besoin de me rapprocher à tout prix de celle dont
la poétique image était encore gravée dans mon cœur en traits de
feu.
Il ne fallut pas moins que nos revers en Russie et en Allemagne,
puis la chute de l'empire, pour servir de dérivatif à cette folle pas-
sion. A ce moment, le sentiment patriotique, chez nous autres mi-
litaires, l'emporta sur tout autre. J'oubliai Lucrezia ou du moins
son souvenir devint plus confus; mais lorsqu'en 1823 le mouvement
insurrectionnel des cortès me ramena en Espagne, je ne revis pas
sans une vive émotion les lieux que j'avais parcourus avec elle, et
je fus de nouveau saisi d'un ardent désir de la rencontrer.
Ce désir devait être satisfait et dans des circonstances auxquelles
j'étais certes bien éloigné de m'attendre.
Les constitutionnels, eux aussi, avaient formé des guérillas; mais
ce n'était plus le saint amour de la patrie qui leur mettait les armes
à la main : aussi l'esprit de ces bandes s'en ressentait-il. C'était
pour la plupart un ramassis de pillards et de vagabonds que sa ma-
jesté Ferdinand envoyait à la garote quand il faisait main basse sur
eux.
Quelque temps après l'affaire du Trocadero, j'étais à Cadix, lors-
que le bruit se répandit que deux de ces guérilleros qui étaient de-
puis plusieurs jours dans les prisons de la ville seraient exécutés le
lendemain. Leur supplice avait été retardé jusque-là, parce que l'un
d'eux appartenait à une grande famille qui faisait des démarches
pour lui sauver la vie. La réponse du roi, arrivée le jour même,
ordonnait de passer outre à l'exécution.
Je faisais alors partie du détachement des gardes-du-corps qui
accompagnait le duc d'Angoulême et j'étais du planton chez son al-
tesse le lendemain à midi, lorsque la cloche se mit à tinter, comme
c'est la coutume eu Espagne, pour annoncer qu'un condamné
EL RESUCITADO. (589
marche au supplice. — Tout à coup la porte du duc d'Angoulême
s'ouvre, et il paraît lui-même tenant un papier à la main.
— Vite ! me dit-il, voilà la grâce des deux condamnés; courez! Il
n'y a pas un moment à perdre; pourvu qu'il soit encore temps!
La place où l'on avait dressé l'échafaud était peu éloignée du
château : il me sembla que j'y serais plus tôt rendu à pied qu'en
allant prendre mon cheval aux écuries et en perdant du temps à le
brider. Je me mis donc à courir vers la ville; mais j'avais compté
sans le soleil torride qui fait de Cadix à cette heure une véritable
fournaise, sans l'uniforme dans lequel j'étais sanglé, sans mes bottes
à l'écuyère, mon long sabre et mon casque. Il y avait de quoi en
mourir : bientôt je fus en nage, haletant, suffoqué.
En arrivant sur la place, je vis un des deux condamnés déjà assis
sur le fatal fauteuil et le carcan vissé autour du cou. J'agitai le
papier au-dessus de ma tête en criant : grâce ! La foule s'ouvrit de-
vant moi, ou plutôt je fus porté par elle jusqu'au pied de l'écha-
faud, où je remis les lettres de grâce au corrégidor. Pendant qu'il
en prenait connaissance, je jetai un coup d'oeil sur le malheureux
que je venais d'arracher à la mort. — C'était elle ! c'était le Resu-
citado.
Après la guerre de l'indépendance, ne pouvant se résigner à re-
prendre la quenouille et les fuseaux, Lucrezia s'était jetée dans la
politique. Le mouvement insurrectionnel des cortès et surtout l'in-
tervention française lui avaient donné le prétexte secrètement dé-
siré de reprendre les armes; mais l'abîme qui séparait ces deux
causes existait également entre les bandits qu'elle enrôla alors et
les nobles défenseurs de l'Espagne. Elle devint victime de violences
et de pillage qu'elle ne put empêcher, et fut livrée par des paysans
aux sbires de Ferdinand.
Lucrezia était encore belle; mais sa beauté, accentuée par l'âge,
avait alors un caractère trop masculin. Le charme sous lequel
j'avais vécu pendant plusieurs années en fut définitivement rompu.
Elle resta impassible en écoutant la lecture des lettres de grâce,
de même qu'elle avait été indifférente, me dit-on, à son arrêt de
mort. Elle descendit de l'échafaud et passa à côté de moi sans avoir
un regard de reconnaissance pour celui qui venait de la sauver.
Me reconnut-elle? Je ne le pense pas, je n'avais été qu'un des in-
cidens de sa vie aventureuse et peut-être celui qui lui avait laissé
le moins de souvenir.
J'ai su depuis que Lucrezia avait pris le voile, et que, devenue
supérieure de son couvent, elle menait ses religieuses à la baguette
comme autrefois sa guérilla.
A. FlÉVÉE.
TOHB XIII. — 1876. 44
LES
PRÉVISIONS DES PESSIMISTES
POUR LE PRINTEMPS PROCHAm
L'année est arrivée comme un lion et s'en est allée comme un mou-
ton, disait jadis un homme d'état anglais. Puissions-nous dans onze
mois d'ici en dire autant de l'année 1876! Puisse-t-elle démentir toutes
les sinistres prophéties qui ont couru et courent encore à son sujeti
Elle est venue au monde précédée d'une fâcheuse réputation. Elle ap-
portait à la France en don de joyeux avènement les élections générales
et à l'Europe un redoutable problème à résoudre dans les pays du Bos-
phore et du Danube. Des troubles à l'intérieur et par surcroît une
guerre générale, voilà ce que nous annoncent les pessimistes. Rien ce-
pendant jusqu'aujourd'hui, ils sont obligés d'en convenir, ne paraît
justifier leurs appréhensions. La campagne électorale s'est ouverte dans
un ordre parfait, et les premiers résultats connus ont fait monter la
rente. D'autre part, il semble que l'Europe soit animée d'un sincère et
vigilant désir de maintenir la paix, de parer par des expédiens diplo-
matiques aux complications d'où pourrait naître le conflit général qu'on
redoute. Les pessimistes ne prennent point au sérieux ces rassurantes
apparences. Ils estiment que l'ordre irréprochable qui règne en France
sera mis avant peu à de rudes épreuves, et que l'entente provisoire-
ment établie entre les puissances rivales qui se disputent la prépondé-
rance dans les régions danubiennes n'est qu'une paix plâtrée, une paix
fourrée ou, pour mieux dire, une paix boiteuse. En 1568, on avait bap-
tisé de ce nom peu gracieux la trêve trop passagère conclue à Longju-
meau entre les réformés et les catholiques. Ni les uns ni les autres ne
se sentant de force à écraser leurs adversaires, ils durent se résigner à
LES PaÉVISIONS DES PESSIMISTES. 691
rétablir 1 edit d'Amboise et le slaiii, quo ante bellum. Personne n'accep-
tait de bon cœur cette solution. On faisait de nécessité vertu et on se
promettait secrètement d'en appeler; les deux partis attendaient l'oc-
casion, et l'occasion ne leur manqua pas, — Il faut se défier des paix
boiteuses, disent les pessimistes. Attendez le printemps, vous verrez ce
qu'il nous tient en réserve.
Si les pessimistes ont raison, si le printemps prochain, contrairement
à nos plus chères espérances, doit déchaîner sur l'Europe le fléau
d'une nouvelle guerre, nous aurons du moins la consolation de n'être
point surpris à l'improviste par nos malheurs. Non-seulement les pro-
phètes les auront prédits, mais notre arrêt sera prononcé d'avance
par certains journaux à qui les dieux communiquent leurs secrets,
et qui seront les tristes hirondelles de ce belliqueux et néfaste prin-
temps;
argata lacus circumvolitavit hirundo.
Aujourd'hui moins que jamais aucun gouvernement ne prendrait sur lui
d'attenter au repos de TEurope sans y avoir préparé les esprits, sans
avoir au préalable justifié ses desseins. En 1869 , M. de Bismarck disait
au Reichstag que dans les questions brûlantes il importe à tout gouver-
nement de s'assurer les sympathies de l'opinion publique. « Rappelez-
vous, disait-il, les années 186^ et 1866, les journaux publiaient jour-
nellement dépêche sur dépêche. 11 en sera toujours de même en pareille
circonstance, parce que, dans la situation présente de l'Europe et dans
l'état de la civilisation moderne, il est impossible d'entreprendre de
grandes campagnes politiques ou militaires pour des motifs secrets et
pour des raisons de cabinet que l'histoire est chargée plus tard de dé-
voiler. On ne peut plus, à mon avis, faire la guerre que pour une cause
vraiment nationale, je veux dire une cause dont la nécessité s'impose
aux multitudes. On peut donc chaque feàs que mous commençons à pu-
blier nos dépêches en inférer qu'entre nous et le gouvernement auquel
nous nous adressons les rapports sont tendus. Nous trahissons par là
notre désir de faire connaître au public l'état des choses, parce que
nous sommes décidés à en tirer les dernières conséquences et que nous
prévoyons que l'appui de l'opinion nous sera nécessaire. Quand il se
publie des dépêches délicates, c'est un symptôme grave. » Ainsi s'ex-
primait le seul homme d'état qui n'ait jamais enveloppé dans l'ombre
d'un mystère jaloux les méthodes particulières de sa politique, tant il
est sûr que personne ne saura s'en servir contre lui, ni aussi bien que
lui. Or jusqu'à ce jour non-seulement les feuilles officieuses n'ont pu-
blié aucune dépêche délicate, mais on ne saurait y relever aucun télé-
gramme significatif, aucun entrefilet insidieux, aucune de ces corres-
pondances destinées à dénoncer les intentions belliqueuses du voisin et
692 REVUE DES DEUX MONDES.
le danger de ses armemens. Les hirondelles n'ont pas encore paru, leur
voix aiguë ne s'est point fait entendre; elles nous accordent tout au
moins un délai de grâce dont nous leur sommes fort reconnaissans.
Sans contredit, si l'Europe se remettait du soin de ses destinées à
certains dilettanti politiques, à certains diplomates de rencontre et de
hasard, à certains touristes qui en courant les grandes routes emploient
leurs loisirs à régler le sort des nations, à défaire ou à refaire la map-
pemonde, nous pourrions nous attendre à tout, et les catastrophes dont
on nous menace ne seraient que trop certaines. Ces dilettanti et ces
touristes résolvent les problèmes les plus ardus avec une aisance, avec
un sans-gêne, avec une désinvolture cavalière qui fait frémir. Leurs in-
tentions sont excellentes, ils prétendent faire à peu de frais le bonheur
de l'humanité. Ils assurent que leurs remèdes sont absolument inoffen-
sifs. Grâce à la liqueur miraculeuse qu'ils colportent dans leurs fioles,
ils se chargent d'opérer les patiens avec une extrême facilité et sans
douleur. C'est en Angleterre surtout que fleurit depuis quelques mois
le bel art d'extraire à l'Europe ses dents malades sans lui arracher un
cri ni une plainte. Voici, par exemple, un voyageur anglais, M. Farley,
qui, dans un livre intitulé Turcs et Chrétiens, résout d'un trait de plume
la question d'Orient à l'universelle satisfaction. Il va sans dire que cha-
rité bien ordonnée commence par soi-même, et qu'avant toutes choses
M. Farley donne à l'Angleterre l'Egypte et l'île de Candie. A la Grèce,
il octroie la Thessalie, l'Épire, le sud de l'Albanie et les îles, à l'excep-
tion de la Crète. Puis il fait delà Croatie turque, de la Bosnie, de l'Her-
zégovine et du nord de l'Albanie une principauté dont il offre la cou-
ronne à un archiduc autrichien. La Bulgarie et la Macédoine sont
concédées à un prince anglais, ou peut-être à un grand-duc russe.
Constantinople devient une ville libre placée sous le protectorat de
toutes les puissances, à moins toutefois qu'on n'en fasse la capitale d'un
empire de Byzance gouverné par le duc et la duchesse d'Edimbourg.
Quant aux Turcs, M. Farley les renvoie sans plus de façons de l'autre
côté du Bosphore, où, grâce aux excellens conseils qu'il leur donne, ils
ne pourront manquer de faire l'admiration de la terre et le bonheur de
l'Asie occidentale. Il les voit déjà ressuscitant l'empire des kalifes et son
antique splendeur; Babylone et Ninive renaissent de leurs cendres,
Palmyre redevient digne d'Odénat et de Zénobie. Toutes ces résurrec-
tions, tous ces partages de territoires s'accomplissent dans la minute,
sans effusion de sang, presque sans coup férir. Il suffit, selon l'hono-
rable voyageur, de prouver |aux gens par raison démonstrative que ce
qu'on leur propose est conforme à leurs véritables intérêts ; Turcs et
chrétiens n'ont jamais su résister à de solides argumens présentés en
bonne forme, et l'éloquence mène le monde. On se rappelle le songe
de Platon que nous a raconté Voltaire. « Voilà, nous dit-il, ce que
LES PRÉVISIONS DES PESSIMISTES. 693
Platon enseignait à ses disciples; quand il eut cessé de parler, l'un d'eux
lui dit : « Et puis vous vous réveillâtes, » Nous souhaitons ardemment
que ce ne soit pas le bruit du canon qui réveille M. Farlej'.
Les cabinets qui jouent aujourd'hui le rôle prépondérant et décisif
dans le règlement de la question orientale n'ont eu garde de prendre
pour règle de leur conduite des utopies et des songes. Ils ont reconnu
qu'il était impossible de partager l'empire osmanli de manière à con-
tenter également l'Autriche et la Russie, que cette entreprise était
aussi chimérique que la quadrature du cercle et la recherche de la
pierre philosophale. Il leur a paru que l'amélioration du statu quo était
la seule solution qui répondît aux nécessités du moment, que tout autre
remède serait pire que le mal. Les mesures que proposent les puis-
sances équivalent, comme l'a remarqué lord Stratford de Redcliffe, à
une mise sous tutelle de la Turquie; mais l'ancien défenseur obstiné
de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire ottoman confesse que
depuis longtemps cet empire est virtuellement sous tutelle. — « On ne
saurait, écrivait-il l'autre jour, arriver à aucun résultat désirable en
dépréciant les ressources de la Turquie et en contestant à ceux qui la
gouvernent la faculté de faire droit aux demandes équitables des puis-
sances et de redresser les griefs de leurs sujets chrétiens; mais il y a
un besoin évident d'influences étrangères pour éclairer les classes in-
digènes, de collaboration du dehors pour bien modeler les réformes, et
par-dessus tout de l'action soutenue des gouvernemens amis pour dé-
sarmer les résistances. » On peut espérer que la Turquie finira par se
prêter au traitement douloureux que ses médecins lui prescrivent; il y
va pour elle d'être ou de ne pas être. Elle a essayé de prendre les de-
vans, elle a voulu prouver qu'elle était capable de se soigner et de se
guérir elle-même. Par le firman du Ih décembre dernier, elle a fait à
ses sujets chrétiens plus de concessions qu'on n'aurait osé lui en de-
mander. Convaincu que ses docteurs lui ordonneraient une application
de sangsues, le malade, plein de bonne volonté, s'est déclaré prêt à se
saigner jusqu'au blanc dans la vue de leur plaire. Les docteurs ont ho-
ché la tête d'un air sceptique; ils ont répondu qu'ils se défiaient des
ruses des moribonds et de la sincérité des saignées qu'on pratique sur
soi-même. Ils s'en tiennent à leurs fatales sangsues. Que peut un ma-
lade contre six médecins? mais il faut que ces médecins s'entendent;
si deux d'entre eux venaient à se prendre à la gorge, tout serait perdu,
et les pessimistes auraient raison.
L'auteur anonyme d'une brochure qui a paru récemment sous ce titre :
la France et l'Allemagne au printemps prochain, ne doit point être
compté dans le nombre des pessimistes à outrance. 11 ne désespère pas
du maintien de la paix; il a seulement des inquiétudes, et en vérité qui
n'en a pas? Il présume que, selon toute apparence, le projet collectif de
694 REVUE DES DEUX MONDES.
réformes rédigé par M. le comte Andrassy finira par être accepté à Con-
stantinople; mais il craint, et ses craintes sont fondées, que pour étouffer
l'insurrection de [l'Herzégovine et de la Bosnie, la garantie des puis-
sances ne doive se traduire par une intervention militaire. Les insurgés
ne déposeront pas les armes; ils savent qu'il est presque impossible au
gouvernement ottoman de faire appliquer les réformes dans des pro-
vinces où la population musulmane balance en nombre la population
chrétienne et lui est supérieure en richesse comme en influence. Il fau-
dra donc intervenir par les armes. Cette intervention presque inévitable,
qui s'en chargera? « Supposer que l'Autriche-Hongrie et la Russie doi-
vent intervenir d'accord, c'est admettre que la question d'Orient n'existe
pas, et si l'Autriche-Hongrie intervient seule, c'est la Russie mécon-
tente et lésée dans le droit qu'elle revendique de veiller sur le sort des
Slaves chrétiens en Turquie, » Ce raisonnement est d'une incontestable
justesse, il a même le caractère de l'évidence ; aussi nous paraît-i! ira-
possible que le cas plus que vraisemblable d'une intervention militaire
n'ait pas été prévu dans les combinaisons des empereurs, et qu'on ne
se soit pas mis d'accord au préalable sur les voies à prendre et les
moyens à employer. Ce serait admettre qu'on manque à Saint-Péters-
bourg de la prudence la plus vulgaire, qu'on y vit au jour la journée,
ou qu'on y commet les plus impardonnables distractions. Après cela, il
est difficile à un homme d'état de prévoir tous les contingens futurs et
tous les accidens possibles, et laisser une part à l'imprévu, c'est laisser
une part au danger.
Ce qui explique les inquiétudes du publiciste anonyme , c'est qu'il
ne croit guère à la sincérité ni à la durée de l'alliance des trois empe-
reurs. Comme bien d'autres, il y voit quelque chose de louche, il
doute que tout le monde aille de franc jeu dans cette affaire, il attribue
à l'un des alliés ou même à deux des vues suspectes et des arrière-
pensées. Les sceptiques se sont demandé depuis longtemps si l'insur-
rection de l'Herzégovine avait été vraiment spontanée, si une main ca-
chée n'avait pas préparé l'événement; on a cherché dans cette explo-
sion une intrigue, et dans cette intrigue des dessous mystérieux. Au
printemps dernier, « on s'entretenait à Berlin, dans des cercles taxés
alors de pessimisme, de la probabilité d'une insurrection dans les pro-
vinces turques voisines de l'Autriche... Cette circonstance peut réduire,
sensiblement la part de collaboration du hasard dans les événemens
dont le bassin du bas Danube est le théâtre. Si les trois cours du nord
avaient été d'accord dès l'origine sur la nécessité d'étouffer l'insurrec-
tion de l'Herzégovine, on comprend difficilement que cette tâche eût été
au-dessus de leurs forces. Les insurgés au début n'ont vécu que de to-
lérance, d'espoir et de publicité. »
Ce n'est pas à la Russie qu'on est tenté de s'en prendre. Les senti-
LES PRÉVISIONS DES PESSIMISTES. 695
mens pacifiques et la sage?se bien connue de son empereur, les entre-
prises considérables qu'elle a sur les bras dans l'Asie centrale, l'état de
ses finances, l'organisation encore incomplète de son armée, sa situation,
de grand propriétaire foncier dont les biens-fonds ne sont encore que d'un
faible rapport, et qui est moins intéressé à s'agrandir qu'à augmenter
son revenu, tout cela induit à penser que les Russes ne se soucient pas
d'engager sur les rives du Bosphore la grande et décisive partie, et qu'ils
préfèrent à une conquête peut-être embarrassante le protectorat de fait
qu'ils exercent sur la faiblesse et sur l'impotence de Tempire osmanli.
Ce n'est pas à Saint-Pétersbourg, c'est ailleurs que les esprits défians
promènent leurs soupçons. «On peut dire, lisons-nous dans la brochure,
que la politique de l'Autriche-Hongrie a été particulièrement malheu-
reuse, alors que c'est l'apaisement qu'elle poursuivait. Rien ne prouve
en effet que l'attitude plus que ferme du comte Andrassy vis-à-vis de
la Porte dans diverses circonstances, par exemple dans l'affaire des trai-
tés de commerce avec la Roumanie, n'ait pas été interprétée par les fu-
turs insurgés dans le sens d'un encouragement. Quant au voyage de
Tempereur François-Joseph en Dalmatie après que l'insurrection eut
éclaté, il est hors de doute que les insurgés ont cru y voir la preuve
que TAutriche-Hongrie était disposée à protéger les populations chré-
tiennes soumises à la Turquie. » Bientôt après, la politique autrichienne
fit volte-face; après avoir encouragé, le voulant ou ne le voulant pas, les
illusions des insurgés, elle sembla disposée à intervenir militairement
sur leur territoire. « Le trait commun et caractéristique de ces deux
manières d'agir, c'est d'être également désagréables à la Russie et
contraires aux intérêts fondamentaux de TAutriche-Hongrie elle-même. »
Aucun pays en Europe n'a des intérêts plus manifestes ni plus impé-
rieux, ni des règles de conduite plus nettement tracées par les circon-
stances que l'Autriche-Hongrie. Une seule faute commise par son mi-
nistre des affaires étrangères suffirait pour mettre en péril son existence,
et de toutes les fautes la plus dangereuse pour elle serait d'aller chercher
à l'orient de chanceuses compensations aux pertes qu'elle a essuyées
à l'ouest. Sa constitution dualiste est un chef-d'œuvre d'équilibre in-
stable, qui est à la merci du moindre accident. Les Magyars, aussi
attentifs à leur bien que jaloux de leurs droits, ont témoigne plus d'une
fois leur répugnance instinctive pour des annexions de populations
slaves qui compromettraient leur prépotence, déjà contestée. Il serait à
craindre aussi que l'arrivée de ces nouveaux hôtes ne dégoûtât à jamais
de leur maison les Allemands d'Autriche, qui les aiment peu. Ils ne se
sentiraient plus chez eux dans cet empire transformé et par trop bi-
garré; ils songeraient à s'en aller chercher une vie plus conforme à
leurs inclinations naturelles sous un autre toit, près d'un autre foyer,
où ils seraient les bienvenus, où l'on se ferait une fête de les recevoir.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Autriche-Hongrie est un corps à deux têtes, et ces deux têtes ont sou-
vent peine à s'entendre; que serait-ce, s'il y en avait trois? Que se-
rait-ce encore, si elle venait.à échanger sa bonne tête, celle qui raisonne
en allemand, contre une autre lête à demi barbare, dont les idées se-
raient celles qu'on peut avoir à Trébigne, à Mostar ou à Seraïevo?
L'agrandissement de l'Autriche à l'est ne peut être désiré que par les
slavophiles et aussi par les féodaux, qui savent que le jour où on entre-
rait dans l'Herzégovine avec l'intention bien arrêtée d'y rester, la der-
nière heure aurait sonné pour une constitution qu'ils détestent. Au
contraire, tous les amis sincères de cette constitution verraient ces pé-
rilleuses conquêtes avec le plus vif déplaisir. Ils sentent qu'elles ne
pourraient s'accomplir sans justifier le mot de l'homme d'état prussien
qui affirmait naguère « que l'Autriche n'est qu'une expression géogra-
phique. » Ce même homme d'état des bords de la Sprée mettait tous
les politiques de Vienne au défi d'offrir aux peuples de l'empire « autre
chose que des alimens qui irriteront leur appétit sans le satisfaire, » et il
prédisait « que la propagande des nationalités conduirait l'Autriche à sa
perte. » Croirons-nous que le comte Andrassy ne s'appartient plus, qu'il
accepte aveuglément les conseils qui lui viennent d'un pays où l'on ne
croit pas à l'avenir même prochain de l'Autriche et où ce mot terrible
a été prononcé : « La montagne restera debout jusqu'au jour où une
éruption sociale la fera sauter ? » Croirons-nous qu'il s'est laissé cir-
convenir par quelque redoutable tentateur, qu'on a su lui inspirer
l'ambition de faire grand et lui persuader que les peuples qui n'ont
pas les mains prenantes sont des peuples finis? Croirons-nous enfin
avec l'auteur de la brochure que « cette politique austro-hongroise, à la
fois indécise et agissante, ressemble à s'y méprendre à une politique
allemande quant au but, et qu'il n'était pas besoin du récent article de
la Correspondance provinciale pour rappeler brutalement à l'Autriche
qu'elle n'est plus libre de ses mouvemens ? » Tant que subsistera l'ac-
cord des cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, il ne sera pas dé-
fendu de voir l'avenir sous un jour moins sombre. Au milieu d'une
Europe avertie et réveillée, la politique d'aventures trouve moins de
facilités pour mener à bonne fin ses combinaisons occultes et ses des-
seins inavouables. — Le monde se gâte , disait un habile homme ; il
devient soupçonneux et ne veut plus qu'on le trompe. — La défiance
sera l'ange gardien, le génie tutélaire de l'Europe, et où serait-il per-
mis de se défier, si on ne se défie pas à Vienne?
La France, elle aussi, a profité des leçons que lui ont données les
événemens, et dans ce qui regarde son ménage intérieur elle a appris
à se défier « des humeurs inquiètes et brouillonnes. » On demande
aujourd'hui des comptes et des explications à la politique d'aventures,
on est curieux de savoir d'où elle vient, où elle va; on la prie d'ôter
LES PRÉVISIONS DES PESSIMISTES. 697
son masque, de montrer son visage et le dessous de ses cartes. Ces sa-
lutaires dispositions font bien augurer de l'avenir, et on peut croire que
les pessimistes se trompent dans leurs présages et dans leurs pronos-
tics, quand ils nous annoncent pour le printemps prochain de déplo-
rables conflits de pouvoirs. Rien n'est plus rassurant à cet égard que les
professions de foi des candidats au sénat. Tous ou presque tous ont dû
promettre à un pays affamé d'ordre et de paix quïls respecteraient le
statu quo, qu'ils attendraient patiemment pour faire triompher leurs
idées particulières que l'heure légale de la révision fût venue. A la vé-
rité, parmi ces candidats et ces faiseurs de professions, il en est plu-
sieurs qu'on soupçonne de s'être servi de la parole pour dissimuler leur
pensée. Leurs allures sont suspectes, ils passent pour avoir le pied
fourchu ; mais ils ont eu soio de s'en cacher, et la contrainte qu'ils
s'imposent est un hommage rendu à l'esprit vraiment conservateur qui
anime la France, à son désir très sincère de voir durer le plus long-
temps possible les institutions qu'elle s'est données. Pour tout résumer
en un mot, elle exige de ses mandataires que l'expérience qui sera faite
soit loyale, et elle souhaite que cette expérience réussisse. Que peut-on
lui demander de plus? C'est au destin et à ses ouvriers de faire le
reste.
Il est un point qu'il faut concéder aux pessimistes. Ils ont raison de
croire que nous sommes menacés à brève échéance d'une crise ministé-
rielle. Bien avant que le marronnier du 20 mars ait revêtu ses premières
feuilles, le cabinet du 12 mars aura peut-être vécu; mais les crises mi-
nistérielles sont des accidens inévitables en tout pays, et il ne faut pas
les inscrire dans la liste des malheurs publics. Les ministres ne sont que
des locataires dans la maison de l'état, et ces locataires n'ont pas dé bail
à terme fixe; ils doivent se tenir toujours prêts à sortir. Le malheur est
qu'ils s'avisent quelquefois de se regarder comme des propriétaires, ils
s'imaginent que la maison est à eux ; c'est la cause de presque toutes
les révolutions. Le cabinet du 12 mars vit-il encore? A vrai dire, il se
survit. Il a failli mourir le 9 janvier. On est parvenu tant bien que mal
à conjurer la crise; mais on n'a fait que du replâtrage, et personne ne
croit que cette réparation hâtive puisse résister au premier coup de
vent. Si jamais traité de paix mérita l'épithète de boiteux, c'est celui
qu'ont signé les membres du cabinet pour en revenir provisoirement à
l'édit d'Amboise. Cette paix boite très bas ; on ne peut douter qu'elle
ne soit caduque.
La crise a été provoquée par M. le vice-président du conseil, et il n'a
pas agi sans de bons motifs. Ce qu'on lui reproche, c'est d'avoir attendu
pour entrer en campagne le départ de l'assemblée; il avait l'air de vou-
loir se soustraire à son contrôle. Plus d'une fois il s'était porté garant
de l'homogénéité du ministère et de l'entente cordiale qui régnait entre
69S REVUE DES DEUX MONDES.
ses membres. Tout à coiip il a découvert en faisant le tour de son champ
que ce champ n'était pas net, et qu'il était urgent, toute affaire ces-
sante, de séparer l'ivraie d'avec le bon grain. Cette ivraie s'est trouvée
plus difficile à arracher qu'il ne l'avait d'abord pensé ; il a fallu ajourner
l'opération.
M. Buffet possède sans contredit plusieurs des qualités qui font
l'homme d'état; il fait figure, et dans ce temps-ci les figures sont rares
et se détachent en vigueur sur les ombres qui les environnent, M. le
vice-président du conseil sait conduire une campagne, choisir le terrain
qui lui est favorable, y attirer l'ennemi, le forcer d'y livrer bataille. A
la tribune, il a le raisonnement serré et nerveux, une incontestable
puissance de dialectique, le talent de la provocation, de la réplique, des
ripostes victorieuses. Il possède cet ascendant que donne à un orateur
l'art de simplifier les questions, de les résumer dans une formule. De
toute l'histoire de notre temps, M. Buffet n'a retenu que deux dates, lé
coup d'état de 1851 et la révolution de septembre, suivie de la com-
mune. C'est au travers de ces deux événemens qu'il voit tous les au-
tres, et il nous rappelle sans cesse que la politique de concessions fait
le jeu du radicalisme, que le radicalisme conduit inévitablement à la
dictature, que la France est un pays très conservateur, très sujet à
s'alarmer, et que les libertés publiques n'ont quelque chance de s'éta-
blir que sous un gouvernement fort, qui inspire confiance et offre des
garanties suffisantes à l'esprit de conservation. Il y a une part de vérité
considérable dans cette doctrine ; mais l'histoire est un gros livre dont
toutes les pages sont instructives. Pourquoi sauter certains feuillets et
des chapitres tout entiers? Est-il permis d'oublier les malheurs qu'ont
attirés sur ce pays la raideur outrée de quelques-uns de ses hommes
d'état et l'exagération dans la politique de résistance? L'esprit dogma-
tique de M. Buffet s'est attaché exclusivement aux idées qui lui plai-
sent, à un certain nombre de demi-vérités qui lui cachent les autres et
qu'il ne se lasse pas de répéter, sachant bien que de toutes les figures
de rhétorique la répétition est la plus puissante. A force d'affirmer un
fait, on finit par le créer, et à force de répéter à une naiion qu'on la
protège contre le péril social, on finit par fépouvanter. Eh! sans doute,
la peur est l'ennemie mortelle de toutes les libertés publiques, mais
rien n'est plus terrifiant que de s'entendre dire : — Ne craignez rien, nous
veillons sur vous, nous employons nos jours et la moitié de nos nuits à
vous sauver.
Le cabinet du 12 mars est né dans des circonstances particulières et
très compliquées, et il ne pouvait être qu'un cabinet de transaction.
M. Buffet aurait au besoin tous les taleus, il n'aura jamais celui de
transiger. Il est par essence un intransigeant, aussi bien dans les ques-
tions de personnes que dans les questions de conduite politique. Pour
LES PRÉVISIONS DES PESSIMISTES. 699
lui, tout libéral, même le plus modéré, est un radical commencé, un
radical à l'état de germination, et dans la semence il voit déjà poindre
le fruit; il sait que tout ce qui vient du dragon lot ou tard par un en-
traînement fatal retourne au dragon. Quels que soient ses sentimens
particuliers pour l'honorable vice-président de l'assemblée, il estime que
les opinions de M. Martel exhalent un parfum suspect et comme une
vague odeur de pétrole, et quand on lui dit : — Si M. Martel était candi-
dat quelque part en concurrence avec tel bonapartiste, à qui donneriez-
vous votre voix? — il répond sans hésiter : — Au bonapartiste, quoique
M. Martel soit mon ami. — On peut aimer beaucoup les gens, mais un
homme d'état doit résister à ses sympathies et à ses affections, et rayer
de la liste de ses candidats non-seulement tous les enfans de Bélial,
mais tous ceux qui les tolèrent,
Les uns parce qu'ils sont médians et malfaisans.
Et les autres pour être aux médians complaisans.
Quand le public eut constaté que le ministère du 12 mars durait au-
delà de toute espérance, il demeura convaincu qu'on s'était fait des
concessions mutuelles, qu'une transaction était intervenue. Il n'en était
rien. On ne s'entendait qu'à la condition de ne point s'expliquer. L'é-
glise nous enseigne que la sagesse de Dieu a permis le mélange de
l'ivraie et du bon grain pour ménager aux méchans des moyens de con-
version et aux bons des occasions de mérite. Les occasions de mérite
ne manquaient point dans le sein du conseil ; on y avait des égards les
uns pour les autres, on pratiquait le support et la patience chrétienne,
on réprimait avec soin ces mouvemens d'humeur qu'inspire la vue
d'un visage qui déplaît; mais on ne cherchait point à se convertir réci-
proquement, on sentait que cette œuvre était au-dessus de l'effort hu-
main. Le conseil était une réunion d'hommes bien élevés qui, pour bien
vivre ensemble, bannissaient de leurs entretiens un sujet désagréable,
et, chose étrange, invraisemblable et pourtant vraie, il y avait un en-
droit en France où l'on ne parlait jamais politique : c'était le conseil des
ministres. Sans doute on prévoyait qu'un jour ou l'autre il en faudrait
parler; mais on atermoyait, on poussait le temps avec l'épaule. A quoi
bon troubler par d'aigres discussions les agrémens d'un commerce
honnête et civil? Le cardinal de Retz prétendait que les rois et les peu-
ples ne s'accordent jamais mieux que dans le silence; pour les ministres,
le silence est quelquefois non-seulement le meilleur, mais le seul moyen
de s'accorder.
Il est probable que cet état de choses se serait prolongé jusqu'après
les élections, si M. Buffet avait réussi à faire nommer par l'assemblée
des sénateurs inamovibles auxquels il pût accorder sa confiance. Le
700 REVUE DES DEUX MONDES.
scrutin a trompé son attente ; il a jugé que la caution qu'on lui offrait
n'était pas bourgeoise, et qu'on venait de loger dans la forteresse du
sénat une garnison suspecte d'entretenir des intelligences avec l'en-
nemi. L'événement ayant tourné contre lui, il a dû éprouver le besoin
de réparer son échec et de noyer les inamovibles dans une majorité
qui lui fût acquise. A cet effet, il fallait faire sentir au pays et aux
4/i,000 électeurs sénatoriaux toute l'action du gouvernement, et, pour
avoir des coudées plus franches, il importait d'épurer le cabinet, d'en
bannir l'hérésie politique dans la personne de M. le ministre des
finances. Par malheur, comme on sait, M. le ministre de la justice té-
moigna aussitôt son irrévocable résolution de suivre son collègue dans
sa retraite, et sa ferme attitude a déjoué un projet qui peut-être n'avait
pas été assez mûrement étudié. Quelque successeur qu'on donnât à
M. Léon Say, le cabinet de transaction devenait un cabinet de parti.
L'enseigne et la raison sociale de la maison étaient changées, et c'est
sur leur enseigne que le public juge les maisons. On peut demander à
M. le garde des sceaux beaucoup de concessions et de pénibles sacri-
fices ; mais il n'est pas homme à sacrifier son caractère.
Les conséquences que pouvait avoir la dislocation du cabinet ont
effrayé et retenu M. Buffet. Par une habile manœuvre, il a su couvrir sa
défaite des apparences d'une victoire. Il faisait un crime à M. Léon Say
d'avoir recherché les suffrages des électeurs de Seine-et-Oise dans une
compagnie mêlée, et d'avoir signé un manifeste qui n'était pas absolu-
ment conforme à la stricte orthodoxie. Quand M. le vice-président du
conseil se fut assuré que la retraite de l'hérétique entraînerait de graves
complications, il oublia subitement les griefs qu'il avait contre lui, et
dans la séance du conseil qui suivit il ne dit pas un mot du départe-
ment de Seine-et-Oise, ni de M. Feray, ni du manifeste où il avait re-
levé des propositions malsonnantes. A la surprise générale, il mit la
conversation sur la politique, sur le péril social, sur l'union conserva-
trice, et c'est ainsi que le cabinet du 12 mars ne périra pas sans qu'on
y ait un jour du moins causé politique.
Rien dans ce monde n'est plus gênant que les demi-vérités. On ne
peut leur refuser son assentiment, car elles sont vraies; mais elles ne
le sont qu'à moitié, et partant elles ne sont point satisfaisantes, et voilà
ce qui explique l'embarras qu'éprouvent quelques-uns des collègues de
M. Buffet pour juger sa politique. Les gens qui l'accusent de bonapar-
tisme le connaissent mal. Sa véritable pensée est que le bonapartisme
n'est pas un danger. Il juge que le parti de l'appel au peuple se com-
pose de quelques meneurs militans qu'il est facile de tenir en échec,
et d'une foule de naïfs prêts à se rallier au gouvernement établi, pourvu
qu'il ressemble un peu au gouvernement de leurs rêves. Ces naïfs sont
bonapartistes par la seule raison qu'ils croient à l'avenir du parti. Ils
LES PREVISIONS DES PESSIMISTES. 701
ressemblent à l'Irlandais qui s'agenouillait à Rome devant une statue de
Jupiter, en s'écriant : « 0 Jupiter, si tu reviens jamais au pouvoir, sou-
viens-toi, je te prie, que je te fus fidèle dans l'adversité. » Persuadez à
l'Irlandais que Jupiter a été remplacé d'une manière convenable et dé-
finitive, et il renoncera à ses génuflexions. M. Buffet engage les bona-
partistes à devenir les amis de M. le maréchal de Mac-Mahon. Quant
aux institutions, il leur en parle aussi peu que possible, c'est à un nom,
c'est à un homme qu'il s'efforce de les rallier. Cette méthode est dan-
gereuse, car il n'y aura jamais pour la France qu'un véritable gouverne-
ment personnel, c'est l'empire, et il lui paraîtra toujours qu'un gouver-
nement personnel sans empereur, c'est un gouvernement personnel où
il n'y a personne et qui n'est qu'une pierre d'attente. Avant peu, le
maître reviendra, on lui garde sa place, et, quand il l'aura prise, le
passe-volant disparaîtra.
M. Buffet n'aurait garde de conspirer contre les institutions qu'il a
contribué pour une grande part à donner à la France; toutefois une
sorte d'invincible pudeur l'empêche d'en parler. Il faut, à son avis,
s'accommoder de la république quand on n'a rien à mettre à sa place;
mais il ne faut pas la nommer. Si la chose est tolérable, le mot est cho-
quant, il fait toujours mauvais effet sur la bonne compagnie. Ne pou-
vant faire autrement, un homme avait épousé une femme qu'il trouvait
fort laide. Elle n'avait pas à se plaindre de lui, il lui rendait tous ses
devoirs; seulement il n'eut jamais le courage de la présenter à ses amis.
M. Buffet a épousé la république, il ne la trahira pas; mais il ne faut
pas lui demander de la présenter. Il en résulte que ses collègues ne
peuvent lui imputer que des péchés d'omission. Ils approuvent le plus
souvent ce qu'il dit, ils lui reprochent seulement de ne pas tout dire,
ils se plaignent de ses silences volontaires, systématiques et obstinés.
Dans les séances du conseil du 10 au 12 janvier, ils ont vainement tâché
d'obtenir de lui qu'il en dît davantage; il leur a accordé un adverbe
qu'ils lui demandaient, il s'est montré intraitable sur les adjectifs, et,
quant au substantif fatal, il eût donné sa démission plutôt que de le
prononcer. Tout a fini, non par des chansons, mais par une proclama-
tion, que M. Dufaure et M. Léon Say n'auraient pas pu signer parce
qu'ils la jugeaient incomplète, mais qu'ils pouvaient accepter parce
qu'elle ne renfermait rien d'offensant ni pour leurs idées ni pour leurs
amis. Ainsi s'est terminée une aventure d'où tout le monde est sorti sain
et sauf à l'apparente satisfaction de M. Buffet. Cependant il est toujours
désagréable pour un habile chasseur de revenir de la chasse sans avoir
rien tué.
Le cabinet se remettra difficilement d'une si chaude alarme, et ses
jours sont comptés. Les élections, quel qu'en soit le résultat, créeront
une situation nouvelle, et, selon toute vraisemblance, le ministère du
702 REVDE DES DEUX MONDES.
12 mars fera place à un ministère homogène, où il sera permis de
causer politique. Cet inévitable changement n'a rien qui puisse effrayer
les esprits; s'ils avaient des inquiétudes, la loyauté et la sagesse du pré-
sident de la république suffiraient à les dissiper. Il n'y a pas eu en
France beaucoup de gouvernemens plus forts ni plus respectés que celui
de M. le maréchal de Mac-Mahon. Tous les partis ou presque tous s'en-
tendent pour le mettre hors de cause et hors d'atteinte dans leurs dis-
cussions. Il ne tient qu'à lui de maintenir intacte son autorité en assurant
leur libre jeu aux institutions parlementaires. Rien n'est plus compro-
mettant que la politique de coterie. M. le maréchal se gardera de lier
son sort à celui d'une coterie, ou de lui servir d'écran, ou d'épouser ses
haines et ses préventions ; il n'aura de parti-pris dangereux ni contre
certaines choses, ni contre certains noms, ni contre certains hommes.
Dans les temps les plus prospères de l'empire, le roi Léopold disait :
« L'empereur Napoléon III est si fort qu'il durera toujours , s'il ne fait
rien. » Personne ne s'aviserait de demander à M. le maréchal de Mac-
Mahon de ne rien faire ; mais le point capital pour un président de ré-
publique comme pour un roi constitutionnel, c'est de ne pas faire de
fautes, et surtout d'éviter soigneusement toutes les imprudences qui
amoindrissent une situation.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier 1876.
A l'heure où nous sommes, le scrutin a prononcé souverainement. Le
second acte des élections générales est terminé d'hier; le premier acte,
ou le prologue si l'on veut, a été, il y a quinze jours, la désignation des
délégués municipaux appelés à concourir, avec les députés de chaque
département, avec les conseillers-généraux et les conseillers d'arrondis-
sement, à la formation du sénat. Cette opération préliminaire s'est ac-
complie au milieu d'une paix profonde, dans une certaine obscurité et
d'une manière assez énigmatique pour que dans Tintervalle des deux
scrutins, sur des résultats épars qui n'avaient encore rien de définitif,
les partis aient pu renouveler leur éternelle bataille. A qui la victoire?
— A l'union conservatrice, au gouvernement, c'est bien clair, ont dit
les uns; — aux constitutionnels, aux républicains, cela n'est point dou-
teux, reprenaient les autres.
Les savans stratégistes du ministère de l'intérieur et des comités de la
gauche se sont donné la satisfaction de passer quinze jours à débrouiller
leur échiquier, à recommencer sans cesse les dénombremens de fantaisie
et à s'attribuer complaisamment le succès qu'ils désiraient. Évaluations,
commentaires, programmes, réunions électorales, appels aux 36,000 dé-
légués municipaux de France, rien n'a manqué. La vérité est que toutes
les appréciations et toutes les contradictions reposaient sur les don-
nées les plus incertaines, que personne n'y voyait fort clair, qu'on se
trouvait en présence d'un procédé d'élection mis en œuvre pour la pre-
mière fois, et qu'au lieu d'attendre simplement ce qu'allait produire
cet assemblage d'élémens inconnus dégagés tout à coup du sein de la
France, on aimait mieux se défier avec des jactances et des fictions.
Le jour du vote décisif est venu, et de ce scrutin ouvert dans la France
entière sort un sénat dont la composition trompe peut-être plus d'un
calcul ou plus d'une illusion, qui au premier coup d'œil reste après tout
l'expression assez approximative d'une situation compliquée, la repré-
sentation vivante des courans sérieux et permanens de l'opinion. Cette
704 REVUE DES DEUX MONDES.
campagne électorale qui vient de se dérouler sous nos yeux pendant
quelques jours à Paris et dans les départemens, ces réunions, ces mani-
festations contraires qui ont eu leur retentissement, ce vote d'hier, cet
ensemble de nominations, tout cela est de nature à ramener les esprits
»u sentiment de la réalité, à éclairer ceux qui ne demandent qu'à être
éclairés, en montrant ce que le pays veut et ce qu'il ne veut pas. Tout
cela est peut-être aussi la préparation significative du troisième et der-
nier acte des élections générales, de ce nouveau scrutin d'où sortira
dans vingt jours la chambre des députés.
Quelle sera la majorité dans le sénat qui vient d'être complété par
l'élection du 30 janvier? Ce serait sans doute une présomption singu-
lière de le dire dès ce moment, de chercher à prévoir ce que seront ou
ce que feront les partis qui vont se retrouver en présence, non plus dans
une assemblée souveraine comme celle qui est sur le point de disparaître,
mais dans une assemblée élue pour être un des ressorts réguliers d'une
constitution définie. En réalité cependant ce sénat, tel qu'il est, a une
certaine couleur générale que les circonstances ne peuvent qu'accen-
tuer. Le vote d'hier a eu évidemment ses surprises et ses petites péri-
péties. M. le vice-président du conseil n'a point eu décidément le bon-
heur que lui promettaient un peu trop triomphalement ses amis et les
flatteurs de sa politique ; il a échoué dans son département natal des
Vosges. M. Buffet n'a eu qu'une compensation dans son infortune électo-
rale, celle d'avoir pour compagnon M. Dufaure, qui dans la Charente-In-
férieure a été peut-être la victime d'une combinaison mal conçue, d'une
liste médiocrement composée. Le chef du cabinet est resté sur le champ
de bataille, les autres ministres candidats sénatoriaux ont été nommés :
M. Léon Say dans le département de Seine-et-Oise, M. Gaillaux dans la
Sarthe, M. de Meaux dans la Loire. Plus heureux que M. Buffet, M. le
duc de Broglie a triomphé dans l'Eure en compagnie de M. l'amiral de
La Roncière le Noury. M. Bocher a grandement réussi dans le Calvados
avec la pensée de conciliation libérale qu'il représentait. Les bonapar-
tistes n'ont pas eu peut-être tout le succès qu'ils attendaient; ils comp-
tent encore néanmoins une quarantaine de nominations. Ils ont eu leurs
principales victoires en Corse , dans la Charente-Inférieure , dans la
Gironde, où ils ont trois élus, un ancien ministre de l'empire, M. Béhic,
un ancien sénateur, M. Hubert-Delisle, un ancien magistrat, M, Raoul-
Duval, le père du jeune et ardent impérialiste de la dernière assemblée.
Les radicaux, de leur côté, ont leur contingent dans le scrutin; ils ont
enlevé quelques élections dans les Bouches-du-Rhône, le Var, la Drôme.
Les légitimistes purs, absolument irréconciliables, sont peut-être ceux
qui ont été le moins favorisés.
Qu'on s'élève au-dessus de ces détails pour embrasser l'ensemble :
deux choses apparaissent assez distinctement. D'abord il n'est pas dou-
teux que dans le nouveau sénat, tel qu'il est définitivement composé,
REYUE. — CHRONIQUE. 705
sont entrés des hommes faits, par leur position, par leurs lumières ou
par leur expérience, pour honorer et éclairer une assemblée. Ce sénat,
après tout, a tout ce qu'il faut pour jouer son rôle de chambre haute
dans les institutions créées le 25 février. De plus, il est certain que, si
les partis extrêmes, excentriques, ont leurs représentans dans l'assem-
blée nouvelle, ils sont loin de dominer; ce n'est pas pour eux que la for-
tune électorale s'est prononcée. L'immense majorité sortie du scrutin,
choisie par les représentans les plus naturels du pays, est visiblement
modérée. Elle se compose des plus conservateurs parmi les républicains
et des plus concilians, des plus libéraux parmi les anciens monarchistes.
Elle s'étend de ces régions tempérées de la gauche, du centre gauche,
où ont pris position des hommes comme M. Casimir Perier, M. Labou-
laye, M. Waddington, M. Feray, à cette zone où se tiennent des hommes
comme M. Bocher, M. le duc d'Audiffret-Pasquier. Elle a pour symbole
commun la constitution du 25 février, qu'elle accepte sans arrière-pen-
sée, dont elle veut faire la sincère et loyale expérience. Le vote du
30 janvier est la victoire de cette majorité constitutionnelle; c'est un
vote de paix intérieure, de bon sens, de conciliation, et, si l'on voulait
résumer la moralité de ces élections d'hier, on pourrait dire qu'elles
sont l'affirmation de la politique modérée; elles montrent que, si le pays
est toujours conservateur, il ne veut pas se laisser aller aux entraîne-
mens de réaction, et que, s'il accepte la république sans résistance, il
veut la république libre, paisible et protectrice de tout le monde, non la
république agitatrice et menaçante des radicaux.
C'est la signification claire, évidente de ces élections d'hier et du
mouvement d'opinion dont elles sont l'expression, des manifestations
qui les ont précédées, de toutes les tentatives qui ont été faites pour
détourner le pays de sa ligne de modération. A Paris même, le résul-
tat du scrutin, si étrange qu'il soit encore pour une telle ville, n'a
point été ce que les esprits les plus extrêmes auraient voulu et comp-
taient le faire. Sans doute les radicaux du conseil municipal s'étaient
arrangés pour avoir des élections selon leurs vœux en imposant leurs
prétentions; ils avaient eu leurs réunions où ils se figuraient renouveler
les scènes du jeu de paume; ils avaient rédigé leur programme et pré-
paré leur liste. Ils avaient désigné leurs candidats par acclamation, ils
avaient tout d'abord choisi M. Victor Hugo pour lui confier la mission
de représenter le conseil municipal dans l'élection, et de se mettre mo-
destement lui-même au premier rang des sénateurs parisiens avec
M. Louis Blanc. Malheureusement le programme a trouvé des contra-
dicteurs, et il a manqué ! Ce ne sont pas les candidats des radicaux
extrêmes qui ont eu le plus de succès. M. Louis Blanc a échoué,
M. Floquet n'a pas pu réussir à faire prendre au sérieux sa prétention
de représenter Paris dans le sénat. M. Victor Hugo lui-même n'a
TOMB xm. — ISIC. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
pu être élu qu'avec peine, à un second tour de scrutin, et il a failli
être devancé par un simple candidat du centre gauche, M. Dietz-Monin.
Voilà une médiocre victoire pour l'amour-propre d'Olympio! Assuré-
ment si M. Victor Hugo voulait bien se contenter d'être simplement un
poète de génie, un des plus éminens écrivains de la France, il aurait
toute sorte de titres à être dans un sénat comme il a autrefois ambi-
tionné d'être dans la-chambre des pairs sous la monarchie de juillet;
mais cela ne lui suffît pas, il éprouve le besoin d'être plus radical que
tous les radicaux, de se tracer à lui-même, comme il le dit, des pro-
grammes plus larges que tous les programmes révolutionnaires. Une
fois lancé, il s'enivre de sa propre parole, il ne s'arrête plus devant rien,
pas même devant le ridicule; il promulgue solennellement ses théories
financières sur « l'impôt diminué dans son ensemble et proportionné
dans le détail, » au risque de ressembler à l'industriel qui perdait sur
chacune de ses marchandises, mais qui se rattrapait sur la quantité.
M. Victor Hugo dit bien d'autres choses dans son épître apocalyptique du
« délégué de Paris aux délégués des 36,000 communes de France, » et
il ne s'aperçoit pas que, s'il y a un moyen de rendre la république im-
possible en France, c'est de la représenter sous les traits qu'il lui im-
prime.
Non, M. Victor Hugo ne s'est point aperçu qu'il se trompait de date,
que toutes ces déclamations révolutionnaires ne répondaient à rien, et il
en a été puni aussitôt : lui, le « délégué de Paris, » il a été à peine nommé
sénateur au quatrième rang. Le premier élu a été M. de Freycinet,
Tancien délégué militaire de Tours, qui, en invoquant en sa faveur les
souvenirs de la défense nationale, s'est présenté comme un homme de
bon sens, de connaissances pratiques et de modération politique. En
réalité, la victoire a été pour M. Gambetta, qui a exercé une influence
visible sur les élections parisiennes, qui a le mérite de comprendre que,
pour fonder un régime nouveau tel que la république, il faut avoir la
complicité du pays, et que pour avoir cette complicité la première con-
dition est de rassurer tous les intérêts, de rester d'accord avec le sen-
timent public. M. Gambetta sait que, pour plaire à la France, pour
accréditer la république, il faut être modéré, conservateur, et ilparle
en conservateur, en homme qui sait au besoin négocier avec toutes les
opinions. 11 a parlé ainsi l'autre jour à Arles, et tout récemment il a su
fort habilement transporter la candidature de M. Valentin à Lyon pour
éviter de combattre M. le préfet de police, M. Léon Renault, qui se pré-
sente pour la seconde chambre aux électeurs de Corbeil. C'est avec ces
idées de conciliation que M. Gambetta a certainement contribué pour sa
bonne part à faciliter le vote de la constitution du 25 février, c'est en
s'inspirant jusqu'au bout de la même pensée qu'il peut aider à la faire
vivre et durer. L'essentiel est que les élections prochaines de la seconde
REVUE. CHRONIQUE. 707
chambre comme celles qui viennent de créer le sénat assurent dans nos
affaires la prépondérance d'une patriotique et libérale modération.
Ce sont les partis qui divisent et fatiguent la France en créant à la
surface du pays une sorte de mouvement aussi artificiel que stérile,
expression infidèle de la réalité des choses. C'est par elle-même, en de-
hors des partis et malgré les partis, que la France vit et se sauve, gar-
dant toujours son ressort et son élasticité, cette puissance de renouvel-
lement qu'elle ne doit qu'à sa vaillante et honnête nature. Que de fois
depuis cinq ans, si elle eût ressemblé à ceux qui ont la prétention de
la régenter, de parler pour elle ou de la représenter, que de fois la
France se serait arrêtée abattue et découragée, doutant de ses propres
ressources! Elle ne s'est point laissé abattre, elle s'est retrouvée promp-
tement elle-même. Elle ressemble au bon laboureur qui, voyant tout à
coup sa récolte, fruit des labeurs d'une année, emportée par un oura-
gan, se sent un instant vaincu par la fatalité des élémens, puis se re-
met aussitôt à l'oeuvre, ensemence;^de nouveau sa terre et s'efforce de
réparer le mal qui lui a été fait, de regagner ce qu'il vient de perdre.
Ainsi a fait la France, elle s'est remise à l'œuvre, elle s'est relevée par
le travail «t l'économie, provoquant aujourd'hui, de la part des étran-
gers désintéressés, ces comparaisons étranges entre les vainqueurs flé-
chissant sous le poids des dépouilles opimes, du butin qu'ils ont conquis,
et les vaincus portant sans fléchir les oliarges les plus accablantes. Le
secret de la France est dans ses inépuisables ressources et dans sa na-
ture laborieuse. On a pu lui prendre des provinces et de l'argent, on ne
lui a pas pris cette sève et cette activité qui, en dehors des luttes poli-
tiques, restent sa force permanente, dont les effets se traduisent dans
un commerce incessamment agrandi, dans un budget où le déficit est
comblé par le mouvement naturel de la richesse publique.
C'est la vérité rassurante écrite en chiffres qui ont leur éloquence.
Même au milieu des incertitudes de ces dernières années, le commerce
français n'a cessé de s'étendre : il n'était guère que de 6 miUiards en
1869, il a été de plus de 7 milliards 1/2 en 1875, et ce qu'il y a de plus
significatif, c'est que la balance du commerce, défavorable jusqu'en 1869,
a tourné en faveur de la France depuis 1873. Les exportations de Tan-
née qui vient de finir ont dépassé de 3Zt9 millions les importations.
Preuve évidente que, malgré des souffrances réelles qui durent encore,
qui sont surtout sensibles à Paris, le travail national n'est point resté en
suspens. Que faudrait-il pour aider à ce développement? Une ère de
sécurité moins disputée, à la faveur de laquelle on pourrait ouvrir des
voies nouvelles de communication et multiplier tout ce qui est un sti-
mulant pour l'industrie, pour les affaires. Assurément, dans son en-
semble, ce mouvement commercial est le signe d'une activité régulière
ininterrompue, et les résultats du budget de 1875, tels qu'ils viennent
d'être publiés, montrent à leur tour que, malgré la lourdeur du fardeau,
708 REVUE DES DEUX MONDES.
la France ne reste pas au-dessous de ses engagemens. Elle fait large-
ment les choses, et on peut même dire qu'elle y met la meilleure vo-
lonté, puisque les frais de poursuite vont en diminuant. Les contribu-
tions directes, à peu près fixes par leur nature, sont nécessairement
stationnaires. C'est sur les impôts indirects que l'augmentation est par-
ticulièrement sensible, et cette augmentation est naturellement propor-
tionnée à un accroissement de consommation. Les impôts indirects ont
dépassé de 85 millions effectifs les prévisions budgétaires, et même
toute déduction faite des nouvelles taxes ou surtaxes qui ont été votées
dans le courant de l'année, qui n'existaient pas dans l'année précé-
dente, ces impôts ont donné au trésor en 1875 UO millions de plus
qu'en 1874. Les droits d'enregistrement inscrits au budget pour k^l mil-
lions se sont élevés à 453 millions. Sur les droits de douane, l'augmen-
tation est de 13 millions, elle est de 22 millions comparativement à
l'année antérieure. Les droits sur les boissons ont dépassé de 21 mil-
lions les évaluations du budget. Le tabac a donné 16 millions au-delà
du chiffre prévu de 312 millions. La poste, avec tous ses services, a une
augmentation de 8 millions. M. le ministre des finances a la satisfac-
tion de voir ses prévisions plus que justifiées et de trouver ainsi dans
ces surcroîts de recette de quoi combler les vides qui étaient restés
dans le budget.
Assurément ce serait une témérité ou une illusion de trop se fier à ces
recettes merveilleuses. C'est au contraire une raison de plus de rester
dans la limite d'évaluations modérées, si l'on ne veut pas s'exposer aux
déceptions que peuvent infliger des incidens inattendus. Tout ce qu'on
pourrait faire serait de profiter de cette situation régulière, aisée, pour
revoir certaines parties de notre système fiscal , pour ménager dans
un avenir prochain, sans se hâter, si l'on veut, quelques dégrèvemens
nécessaires et pour rétablir enfin par degrés une proportion plus équi-
table dans la distribution des charges publiques. La France a sans doute
d'immenses ressources qu'elle entretient, qu'elle renouvelle sans cesse
par son travail ; mais certainement aussi elle a besoin de toute sa pru-
dence dans ses affaires de finances comme dans sa politique; elle a be-
soin d'une sécurité complète, d'une paix intérieure et extérieure long-
temps maintenue pour vivre avec le plus colossal budget du monde, un
budget qui dépasse 2 milliards 500 millions, — pour porter le poids d'un
surcroît annuel de 800 millions d'impôts nouveaux. C'est là ce que nous
a coûté la fatale année 1870, et ce n'est pas probablement avec les
théories économiques de M. Victor Hugo ou les programmes radicaux
qu'on espérerait résoudre l'éternel problème d'avoir de bonnes finances
par une bonne politique.
S'il n'y avait que la France à consulter aujourd'hui, la paix serait
certainement assurée, et on ne songerait pas à faire des brochures sur
ce qui pourra arriver au printemps prochain. Ce qui arrivera au pria-
REVUE. — CHRONIQUE. 709
temps est sans doute encore l'inconnu; c'est le secret de toutes ces
complications qui voyagent sans cesse à la surface de l'Europe. Pour
le moment du moins , la diplomatie semble mettre tout son zèle à ga-
rantir la paix de l'Occident en essayant de rétablir la paix de l'Orient.
Le meilleur moyen était encore de s'entendre, d'organiser cette action
plus ou moins collective qui se résume aujourd'hui dans l'adoption de
la note préparée par le cabinet de Vienne, par le comte Andrassy. Cette
note, elle a été d'abord concertée entre TAutriche, la Russie et l'Alle-
magne; elle a été communiquée ensuite à la France, à l'Italie et à l'An-
gleterre pour devenir le point de départ commun des démarches qu'on
se proposait de faire à Constantinople. Il a pu y avoir des nuances dans
la manière dont la note du comte Andrassy a été accueillie à Paris, à
Rome et à Londres; au fond, les dispositions ne peuvent être sensible-
ment différentes , et , si l'adhésion officielle de l'Angleterre ne date que
de ces jours derniers, elle ne pouvait guère être douteuse, elle était
dans la logique de la situation. L'Angleterre a peut-être ressenti quel-
que humeur de se voir dans la nécessité de sanctionner le résultat d'une
délibération diplomatique à laquelle elle n'avait pas directement coo-
péré; mais en même temps elle n'a pu se dissimuler que par un refus
elle allait encourager la Turquie à résister aux représentations de la
diplomatie européenne, et elle prenait jusqu'à un certain point la res-
ponsabilité de cette résistance. Elle acceptait dès lors le rôle d'antago-
niste de la politique concertée entre les trois empires du nord, et au lieu
d'apaiser la question elle l'aggravait et la compliquait. Elle se plaçait
dans l'alternative de s'effacer complètement, de laisser faire, ou de se
trouver engagée beaucoup plus qu'elle ne le voulait. L'adhésion an-
glaise, même mitigée par certaines réserves, enlève au gouvernement
turc tout espoir d'un appui sérieux et direct dans ses velléités de ré-
sistance ; elle le laisse seul en face de l'Europe disposée à soutenir en
commun les principales propositions de réformes formulées dans la note
du comte Andrassy. Évidemment le cabinet turc aurait pu essayer en-
core d'éluder et de temporiser, s'il s'était trouvé en présence d'une Eu-
rope coupée en deux. Que peut-il répondre sérieusement aujourd'hui?
Il n'a pas même la raison de la force et du succès. Depuis près d'un an,
il en est à se débattre contre une insurrection qu'il ne peut ni vaincre
ni désarmer par ses concessions. Gomment pourrait-il repousser les
moyens de médiation ou de pacification qu'on lui offre ei invoquer une
indépendance qui ne se manifeste que par l'impuissance de ses armes
et par une sorte de banqueroute vis-àvis2 de ses créanciers euro-
péens?
Après cela, il est bien certain que l'acceptation de la note autrichienne
par la Turquie ne résout rien, que le problème reste entier, que la dif-
ficulté est toujours d'obtenir la soumission de l'Herzégovine, de donner
un caractère de réalité aux réformes qu'on propose à Constantinople.
710 ilfiVUE DES DEUX MONDES.
A-1-011 prévu toutes les éventualités? Si l'on se borne à présenter un
plan de réformes, c'est un programme de plus qui risque fort d'être
stérile; si l'on veut en surveiller, en assurer l'exécution, l'intervention
diplomatique peut conduire plus loin qu'on ne le croit et raviver les
complications européennes qu'on s'efforce de conjurer aujourd'hui. Ce
n'est point une solution, c'est une phase nouvelle de la question d'Orient,
où l'Autriche se trouve engagée au premier rang, faisant de sa diplo-
matie la mandataire de l'Europe à Gonstautinople. L'Autriche réussira-
t-elle? Elle est certainement une des puissances les plus intéressées
dans les affaires orientales, et l'intérêt traditionnel qu'elle défend n'a
point diminué depuis les révolutions qui l'ont transformée, qui ont
créé l'empire austro-hongrois avec son laborieux dualisme.
C'est cet empire tout entier qui fait aujourd'hui une perte des plus
graves par la mort d'un des hommes qui ont le plus contribué à ré-
concilier la Hongrie et l'Autriche, François Deak. Jusqu'au bout, il a été
un des plus purs patriotes de la Hongrie sans être un ennemi pour
l'Autriche. H était né en 1803, et depuis sa jeunesse il a été mêlé aux
affaires de son pays comme un conseiller supérieur dont l'autorité n'a
fait que grandir à travers les événemens. Deak a été de notre temps en
Hongrie un de ces hommes qui sont moins des chefs de partis que les
les chefs d'une nation, qui savent allier la résolution la plus énergique
à la modération la plus tranquille, qui ennoblissent la cause qu'ils
servent en restant toujours des modèles de simplicité et d'honneur. Sa
force était sans doute dans la supériorité de son intelhgence politique,
mais aussi et avant tout dans l'intégrité de son caractère, dans un res-
pect absolu de la vérité et du droit, dans le courage qu'il savait montrer
même à l'égard de ses amis. Il lui est arrivé un jour de refuser une
élection à la diète parce que ses amis avaient employé la captatioh et
la violence. C'est le secret de l'ascendant croissant de cet homme qui a
toujours été plus ardent que tout autre pour l'autonomie nationale de
son pays, mais qui n'a jamais poursuivi l'émancipation de la Hongrie
que par les moyens légaux et réguliers, qui a résumé lui-même son ca-
ractère et son rôle dans un mot : « Je suis un réformateur, je ne suis
pas un révolutionnaire! » Un moment, il avait été ministre en 18/t8 avec
le comte Bathianyi. Les événemens, dépassant ses idées toujours libé-
rales et nationales, mais modérées et pratiques, l'avaient rejeté dans
une retraite d'où il ne sortait à la fin de 1866 que pour reprendre
l'œuvre interrompue de l'affranchissement national de la Hongrie sans
rupture avec l'Autriche. C'est par lui surtout qu'était négociée la trans-
action d'où est sorti l'empire austro-hongrois, et il a consacré ses der-
nières années à consolider le succès de son œuvre, toujours écouté
et respecté par ses adversaires comme par ses amis, populaire dans le
sens le plus honorable et le plus élevé de ce mot. Peut-être aurait-il pu
jouer une dernière fois son rôle de médiateur dans ces luttes nouvelles
REVUE. — CHRONIQUE. 711
qui semblent renaître maintenant, où s'agite un parti qui voudrait ra-
mener 1 s rapports de la Hongrie avec l'Autriche à une simple union
personnelle, à l'union dynastique déguisant une indépendance à peu
près complète. Il aurait certainement retrouvé dans un moment de
crise sa puissante autorité morale. Sa vie tout entière reste la plus forte
et la plus instructive école pour les patriotes et les hommes d'état de la
Hongrie.
L'Espagne touche-t-elle à la fin de la guerre civile et à la régularisa-
tion de son état constitutionnel ? On le dirait à voir l'allure des choses
depuis quelques jours au-delà des Pyrénées, le double mouvement qui
s'accomplit pour faire coïncider un effort militaire décisif contre Tin-
surrection carliste et la réunion des eortès à Madrid. Jusqu'ici, malgré
la facilité avec laquelle elle a été rétablie et l'adhésion presque univer-
selle qu'elle a rencontrée, la monarchie restaurée il y a un an sous le
nom du jeune roi Alphonse XII n'a été, à dire vrai, qu'une sorte de
dictature née de circonstances extraordinaires. Dès les premiers jours,
elle s'est trouvée aux prises avec toutes les difficultés possibles : difficul-
tés militaires, politiques, financières, religieuses, intérieures ou exté-
rieures. Elle avait tout à la fois les provinces du nord à reconquérir sur
le carlisme, l'île de Cuba à pacifier, des armées à refaire, des finances
à retrouver, une légalité constitutionnelle à dégager de la désorganisa-
tion où les événemens révolutionnaires avaient laissé l'Espagne. Ce n'é-
tait point, il faut l'avouer, une œuvre facile pour un pouvoir nouveau ;
elle a pris une année entière, et si le gouvernement, dont M. Canovas
del Gastillo n"a cessé d'être l'inspirateur et le guide, ne s'est point hâté,
s'il a paru quelquefois déployer plus de patience que de décision, il a
du moins marché avec sûreté, sans se laisser détourner du but qu'il se
proposait, au milieu de tous les conflits d'influences et d'une multitude
de partis créés par une succession de régimes éphémères. Aujourd'hui
cette restauration laborieuse entre dans une phase d'action plus déci-
dée. Les opérations militaires reprennent leur activité dans le nord, et
l'Espagne a été tout récemment appelée à élire les deux chambres qui
vont reconstituer la monarchie parlementaire au-delà des Pyrénées.
C'est vraiment d'ailleurs une guerre assez compliquée que cette
guerre civile espagnole, qui implique tout à jla fois une question de
force militaire vis-à-vis des bandes de l'insurrection, et une question de
politique vis-à-vis des provinces qui restent à soumettre. M. Canovas
del Castillo, sans être un militaire, ne s'est jamais fait illusion; il a tou-
jours cru qu'il fallait du temps, il Ta cru surtout après l'échec de la
tentative par laquelle on avait voulu, il y a un an, inaugurer la res-
tauration d'Alphonse XII. Les forces libérales n'étaient pas encore suffi-
santes. Depuis un an, tout a changé de face. Le premier coup sérieux
porté à la cause du prétendant a été cette campagne que le général
Martinez Campos a conduite, il y a quelques mois, et qui a eu pour ré-
712 BEVUE DES DEUX MONDES.
sultat de délivrer la ligne de TÈbre, l' Aragon, la Catalogne, en rejetant
l'armée carliste dans les massifs montagneux de la Navarre, de la Bis-
caye, du Guipuzcoa. Aujourd'hui l'armée libérale, complètement refaite,
comptant plus de 100,000 hommes avec les troupes de Martinez Gam-
pos, qui n'ont plus à garder la Catalogne, désormais libre, cette armée
se dispose à attaquer l'insurrection dans ses derniers retranchemens.
Les neiges de l'hiver ont pu être un obstacle depuis un mois; mainte-
nant le signal de l'action est donné. Les forces libérales sont divisées
en trois groupes principaux. Tandis que Martinez Campos va diriger ses
opérations sur la Navarre, le général Quesada aborde l'Alava par la ligne
de Vittoria, et Moriones, qui a débarqué avec une partie de ses troupes
à Saint-Sébastien, est déjà en plein mouvement sur le Guipuzcoa. De
toutes parts semble s'engager l'opération si longtemps préparée, si sou-
vent discutée dans les conseils de Madrid.
Le prétendant a bien pu sans doute, lui aussi, profiter du répit qu'on
lui a laissé dans ces derniers mois pour grossir et réconforter ses ba-
taillons. 11 peut bien encore redoubler de jactance et parler de marcher
sur Madrid, de promener son drapeau dans toute l'Espagne. Au fond, il
se sent menacé dans ses ressources, qui diminuent chaque jour, dans
ses communications par la frontière, dans l'intégrité même de son ar-
mée, affaiblie par les désertions des chefs et des soldats. Son dernier
espoir est dans la force de ses positions et dans un noyau de bataillons
navarrais. La meilleure preuve qu'il sent l'extrémité où il est réduit,
c'est la gravité assez émue de deux lettres qu'il vient d'écrire, l'une au
grand-aumônier de son armée, l'autre au général Elio, qui a été son
conseiller militaire le plus autorisé, qui est mort ces jours derniers aux
environs de Pau. Au grand-aumônier, il demande des prières; au vieux
Elio, il faisait part du danger qui s'approche. Et c'est pour une cause
perdue que ce triste prétendant se donne le plaisir sauvage d'entretenir
un bombardement aussi impitoyable qu'inutile contre de malheureuses
villes comme Saint-Sébastien, Guetaria, qui ont reçu quelques dix mille
obus carlistes. C'est aux chefs de l'armée libérale de mettre un terme
à ces barbaries et de précipiter le dénoûment. Ils le peuvent évidem-
ment aujourd'hui, ils ont toutes les forces nécessaires, leur plan a été
suffisamment miàri depuis trois mois. L'exécution énergique et prudente
des mouvemens stratégiques qui commencent peut arriver à faire tom-
ber toutes les positions carlistes. Une action un peu sérieuse peut ache-
ver le succès, en désorganisant, en décourageant la résistance qu'il faut
s'attendre à rencontrer; ce serait certes la meilleure nouvelle que le
gouvernement pût porter aux chambres qui viennent d'être élues, qui
doivent se réunir prochainement à Madrid.
Le rétablissement complet du régime constitutionnel par la convoca-
tion des cortès a été, avec la fin de la guerre civile, la pensée invariable
du gouvernement depuis un an, et M. Canovas del Castillo a mis cer-
REVUE. — CHRONIQUE. 713
tainement autant de dextérité que de constance à poursuivre le double
but, à préparer le succès de cette politique. Il a voulu avant tout con-
solider la restauration alphonsiste, ménager les transactions possibles
entre les opinions libérales divisées par les événemens et préserver la
monarchie renaissante de l'excès des réactions aussi bien que du dan-
ger de révolutions nouvelles. Les élections qui viennent de se faire ne
sont que le dernier mot de ce patient et habile travail ; elles donnent
une immense majorité au gouvernement. Les anciens modérés, devenus
plus ou moins absolutistes dans les affaires religieuses comme dans les
affaires politiques, ne forment qu'une petite minorité. Les amis de
M. Sagasta, qui ont servi la royauté d'Amédée, le gouvernement du gé-
néral Serrano, et qui semblent se proposer de constituer un groupe de
libéralisme progressiste sous le régime nouveau, ceux-là sont également
peu nombreux. Quant aux républicains, ils ne compteut que trois ou
quatre nominations, et le plus loyal, le plus séduisant, le plus honnête
des partisans de la république, Gastelar lui-même, a échoué à Valence,
il n'a réussi qu'avec peine à Barcelone, ayant à triouipher moins des
hostilités ministérielles que des ressentimens de ses amis, qui l'accu-
sent d'un excès de modération. Le reste des élus est à peu près acquis
au gouvernement, et, au premier rang, M. Canovas del Gastillo, le mi-
nistre de l'intérieur, M. Romero Robledo, le minisire des colonies,
M. Ayala, le général Pavia, l'auteur du coup d'état de 187^, ont été
nommés à Madrid.
Toutes les difficultés ne sont point à coup sûr vaincues par les élec-
tions, et M. Canovas del Gastillo aura sans nul doute à déployer une
certaine énergie pour faire sanctionner ses idées de libérale tolérance
dans les affaires religieuses; mais enfin ces élections récentes complè-
tent la restauiation monarchique par la restauration du régime parle-
mentaire. Pour la première fois depuis longtemps, l'Espagne va retrou-
ver des cortès régulières, et les chambres nouvelles auront à s'occuper
sans perte de temps de deux questions pressantes qui dominent toutes
les autres. La première est la question financière. Depuis un an c'est
véritablement un problème de savoir comment le ministre des finances,
M. Salaverria, peut suffire à toutes les dépenses de la guerre carliste.
11 n'a pu indubitablement y suffire que par des expédiens de nature à
surcharger une situation financière déjà si étrangement compromise
par tous les gaspillages révolutionnaires. Comment sortir de là, com-
ment refaire un budget à demi équilibré et rétablir le crédit de l'Es-
pagne? Voilà ce que les chambres vont avoir à décider. La seconde
question d'une gravité réelle est celle de l'île de Cuba. L'Espagne est
d'autant plus intéressée à en finir avec l'insurrection de Cuba que de
là peuvent naître à tout instant des difficultés avec les États-Unis. Il y
a deux mois à peine, le cabinet de Washington adressait au gouverne-
ment de Madrid une note qui n'était point précisément sans doute une
71/i REVUE DES DEUX MONDES.
menace directe d'intervention, mais qui laissait entrevoir cette possibi-
lité si l'on n'arrivait pas à une paix prochaine. L'Espagne vient d'en-
voyer à Cuba un nouveau gouverneur, le général Jovellar, qui a quitté
le ministère de la guerre pour aller dans les Antilles. Malheureusement
le général Jovellar a déjà commandé à Cuba, et il n'a pas réussi mieux
que d'autres; celui qui lui avait succédé, le général José de la Concha,
prétendait même qu'il avait réussi moins que d'autres. Et voilà com-
ment tout devient complication pour les pays dont les affaires sont de-
puis longtemps embrouillées par les révolutions ! L'Espagne a aujourd'hui
une monarchie constitutionnelle, des chambres qui vont se réunir, un
premier ministre habile et libéral : le mieux est pour elle de se servir
de ces forces régulières pour retrouver l'autorité et le crédit dans la
paix intérieure et extérieure. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
La Savoie ininsMelle, par M. V. Barbier; Chambéry, imprimerie Bottero; — Paris, Lemoigne.
Depuis l'annexion à la France, plus d'un heureux changement s'est
opéré dans l'économie industrielle et commerciale de la Savoie; mais
le progrès n'a pas été aussi rapide qu'on l'avait espéré, et il importe
d'étudier les innovations qui peuvent encore concourir au développe-
ment de la prospérité du pays, et dont les effets bienfaisans ne tarde-
raient pas à se faire sentir, si les principales exploitations étaient cen-
tralisées. C'est toute cette histoire de l'industrie en Savoie, des phases
successives qu'elle a traversées, que M. Barbier vient d'exposer en
deux volumes remplis de curieux documens qu'il a pu se procurer grâce
à ses fonctions de directeur des douanes. On y trouve à côté d'une
description des différentes fabriques et usines de ce pays pittoresque
une étude complète des richesses naturelles qu'il renferme, et qu'il
semble garder avec un soin jaloux. Jusqu'ici malheureusement la Sa-
voie n'occupe pas encore dans le tableau de la production française la
place que lui assignerait une exploitation plus intelligente de ses nom-
breuses ressources; il suffît pour s'en convaincre de lire les chapitres
intéressans que M. Barbier a consacrés à ses diverses industries. Tout
en décrivant les appareils les plus nouveaux et ceux qui ont eu le plus
de succès dans les expositions, il se préoccupe surtout de signaler les
matières premières qui ne sont pas suffisamment connues ou qui ne sont
pas encore employées dans le pays et qu'il y aurait avantage à y intro-
duire : en ce qui concerne le régime agricole et industriel , il montre
qu'il lui reste beaucoup à faire pour se mettre au niveau des perfection-
nemens modernes, mais que, s'il veut tenir compte des procédés nou-
REVUE. — CHRONIQUE. 715
veaux que les découvertes de la science et les progrès de la mécanique
apportent chaque jour dans la fabrication, un bel avenir lui est réservé.
Quelles sont donc les industries qui offrent certaines garanties de
réussite? En première ligne, il faut placer la métallurgie. Les mines de
fer et de cuivre de Saint-George-des-Hurtières, qui ont été exploitées
depuis les temps les plus reculés, donnent des produits abondans et
avantageux, puisque le rendement du minerai est de 40 à /j5 pour 100.
Les filons qui la composent ont une puissance moyenne de k ou 5 mètres
sur une profondeur de 450 mètres et une largeur de 150 mètres, c'est-
à-dire que ce seul gîte est assez riche pour alimenter plusieurs hauts-
fourneaux pendant plus d'un siècle. Outre ces mines, il existe un grand
nombre de filous de fer spathique à Bonneval, Orelle, Saint-Alban-des-
Hurtières, Montgilbert et Montendry en Maurienne, Arvillard en Savoie
propre et Bonvillard en Tarentaise, qui pourraient fournir une consom-
mation, pour ainsi dire, inépuisable à l'industrie la plus active. Les mines
de cuivre, de plomb, de manganèse, se trouvent répandues un peu par-
tout; malheureusement les plus importantes, comme les mines de galène
argentifère de Mâcot et de Pesey, ont été abandonnées depuis quelques
années, et il serait à souhaiter que toutes fussent entre les mains d'une
puissante compagnie qui par une exploitation intelligente, en remplaçant
les procédés primitifs et coiJteux d'extraction par des moyens mécaniques
partout où il est possible de le faire, saurait leur donner leur véritable
valeur. Dans les richesses minéralogiques de la Savoie qui peuvent être
d'un grand secours pour l'industrie de ce département, il ne faut pas
oublier les nombreuses carrières de marbres variés, d'ardoises, et d'un
^pse particulier, l'alabastrite, ainsi que les gisemens considérables de
calcaire asphaltique, d'anthracite, de lignite et de tourbe, dont l'ex-
ploitation est appelée à s'étendre de plus en plus. On en aura une idée
quand on saura que le bassin anthraciteux qui traverse la Savoie pré-
sente une longueur de 80 kilomètres sur une largeur de 15, et que la
hauteur des couches superposées varie entre 1,000 et 2,000 mètres. Ce
bassin est l'un des plus riches de la France, et peut fournir une quan-
tité considérable de combustible pour le chauffage économique de nom-
breuses usines.
Après la métallurgie, l'industrie de la soie est celle dont on peut at-
tendre le plus grand développement, si on en juge par l'importance
toujours croissante qu'elle a prise. Le climat tempéré de la Savoie est
éminemment propre à la culture du mûrier, qui réussit dans la plupart
des vallées, et depuis longtemps les diverses manipulations de la soie y
ont été pratiquées avec succès. La vente des cocons aux fabricans de
Lyon procure plus de 500,000 francs par an à la population des cam-
pagnes, et il y aurait un grand avantage à établir des filatures, comme
on l'a fait à Chambéry, près des lieux mêmes de production pour favo-
riser l'élevage des vers à soie. La fabrication des tissus de laine et de
716 REVUE DES DEUX MONDES.
toile pourrait occuper aussi beaucoup plus de métiers que ceux qui exis-
tent aujourd'hui, le climat de la Savoie étant particulièrement favorable
aux races mérinos à laine fine, comme le sol est propice à la culture
du chanvre. Les eaux y sont en général propres pour la teinture des
soies, le blanchissage des toiles, l'impression sur étoffes, la papeterie, etc.
L'industrie relative au tannage et à la préparation des peaux, l'une des
plus anciennement connues, offre encore des élémens de prospérité
qui ne feront que grandir, si l'on parvient, comme on l'a tenté avec suc-
cès, à remplacer dans la préparation des cuirs l'écorce de chêne par le
bois de châtaignier, si abondant dans cette contrée. Enfin il faut men-
tionner aussi l'horlogerie du Faucigny, qui fait vivre un grand nombre
de communes.
On voit par ce court exposé que la Savoie possède des ressources va-
riées, et qu'il lui sera facile, quand elle le voudra bien, de donner
des produits qui puissent soutenir la comparaison sous le rapport de la
qualité et du prix avec les mêmes articles de provenance étrangère.
Pour arriver à ce résultat, elle n'a qu'à suivre l'exemple de l'Alsace
et à profiter comme elle, pour l'installation de nouvelles fabriques et
usines, de scieries et de moulins, de l'énorme force motrice que plus de
mille cours d'eau mettent à sa disposition.
La spécialité de la Savoie, c'est encore l'élève du bétail, qu'elle doit
perfectionner dans les immenses pâturages qui occupent presque le
tiers de la superficie productive du pays, et la fabrication du beurre et
du fromage, qui ne rapporte pas moins de 27 millions par année pour
la Savoie et la Haute-Savoie. L'annexion a amené dans ces deux dépar-
temens une plante nouvelle, le tabac, qui réussit fort bien et qui mé-
rite tous les soins du laboureur. La culture en est des plus rémunéra-
trices : le produit moyen à l'hectare a été, les dix dernières années, de
1,177 francs dans la Haute-Savoie, de 1,330 francs dans la Savoie, et il
faut espérer que la récolte de cette plante ne fera qu'augmenter. En
dehors des richesses qu'on vient d'énumérer, la Savoie est largement
dotée de beautés et de ressources naturelles, d'eaux thermales et mi-
nérales qui pourraient lui apporter un notable supplément de bien-être;
mais il faudrait pour cela que les habitans fussent plus accueillans pour
l'étranger, qui seul peut faire leur fortune, et que le Club alpin, fondé
à Chambéry depuis peu, se mettant sérieusement à l'œuvre, fît établir
dans les sites les plus pittoresques, sur les montagnes les plus fré-
quentées et dans les principaux centres d'excursion, des espèces de cha-
lets où le touriste pourrait trouver le nécessaire à des prix modérés.
Depuis quelques années, de louables efforts ont été faits pour amé-
liorer la situation agricole et industrielle de la Savoie. Ce n'est plus le
pays d'autrefois, isolé en quelque sorte de la Suisse, de l'Italie et de la
France par le manque de routes praticables, et qui fut si longtemps privé
REVUE. — CHRONIQUE. 717
des avantages qui découlent d'une admirable position géographique. De
nombreuses voies de communication ont été ouvertes, et chaque jour on
en établit de nouvelles. Sous ce rapport, le département de la Savoie
est mieux partagé que celui de la Haute-Savoie; ce dernier n'a pos-
sédé jusqu'en ces temps que le tronçon d'Aix à Annecy, et réclame le
prompt achèvement de la ligne d'Annecy à Annemasse et Thonon avec
un prolongement jusqu'à la ligne de Lyon. Un chemin de fer doit aussi
relier cette dernière ville à Chambéry par la montagne de l'Épine, en
ouvrant un débouché plus facile aux produits de la Tarentaise. C'est là
une perspective des plus rassurantes pour l'avenir de ces deux dépar-
temens, puisque l'achèvement de ces lignes ne peut manquer de don-
ner une nouvelle impulsion à l'activité industrielle du pays. Cependant
pour que ces heureuses transformations donnent tout l'effet qu'en at-
tend le commerce, il faudrait que les tarifs des chemins de fer fussent
réduits pour le transport des denrées de première nécessité, afin qu'il
soit désormais possible au cultivateur comme au fabricant d'exporter à
bon marché les produits indigènes. Ouverte alors de tous les côtés par
des routes qui lui amèneraient les marchandises du dehors et lui per-
mettraient d'exporter les siennes à bas prix, la Savoie verrait s'établir
de nombreuses fabriques et usines à proximité des voies ferrées ; toute
cette population laborieuse qui s'expatrie si facilement resterait dans
ses foyers quand elle y trouverait un travail plus rémunérateur, plus
certain que celui qu'elle va chercher à l'étranger, et le pays entrerait
dans une ère de prospérité nouvelle. C'est là l'heureux avenir que lui
promet M. Barbier, qui a certainement rendu un service signalé à la
Savoie en lui révélant les richesses réunies sur son sol; qu'elle sache
donc, d'accord avec le gouvernement , profiter des excellens conseils
contenus dans ce livre, qui s'adresse à tous les patriotes éclairés.
J, BERTRAND.
La Chance ou la Destinée, par le D' Foissac, Paris 1876; J.-B. Baillièro.
Il est un mot qui ne se prononce jamais sans respect; il s'impose à
l'intelligence et à la conscience des peuples et des individus, et tous re-
connaissent qu'il faut courber la tête et s'anéantir devant lui. Les Latins
disaient fatum, nous disons destin ou fatalité. Bien hardis ceux qui osent
envisager face à face la redoutable divinité, — bien téméraires peut-
être, car ils ne doivent pas se dissimuler que la solution complète du
problème ne pourra leur appartenir.
Pour ce problème de la destinée humaine, deux solutions contraires
se partagent le monde. Les uns soutiennent la liberté de l'homme, les
autres admettent son asservissement à des lois inexorables ou surnatu-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
relies : destinée, nature ou providence, dont les décrets, sont souverains
et impénétrables. Cette, dernière théorie ne manque pas de grandeur.
A chaque existence humaine, un but suprême est assigné ; qu'importent
les tempêtes et les orages! qu'importent les revers, les chutes, les dé-
sastres ! Fala viam im^nient. L'étoile de César ne pâlira qu'au moment
fixé par la fortune, et si l'heure n'est pas venue où Napaléo.n doit mou-
rir, les boulets se détourneront devant lui.
En face de cette opiaion philosophique qui assigne aux choses »n.
ordre immuable et nécessaire, il faut placer la théorie de la liberté hu-
maine. Que cette liberté soit restreinte par la faiblesse de nos forces
morales et physiques, cela ne peut être mis en doute ; mais, quoi qu'il
en soit, elle existe et suffit aux besoins de notre conscience. L'idée de.
notre responsabilité est là tout entière. Quand on se trouve au détour
d'une route, n'est-on pas libre de prendre à droite ou à gauche? Nous
tournons à droite; mais si nous avions été à gauche, qui sait si notre
sort n'eût pas été modifié? Chaque pas qtfon fait dans l'existence peut
être décisif et entraîner, pour le reste de notre vie, une suite infinie de
conséquemces. La part de responsabilité qui nous incombe ainsi est im-
mense; mais il serait puéril de vouloir s'y soustraire. Qu'importe d'ail-
leurs? le voulût-on, on ne le pourrait pas, et il n'est pas un seul de
nos actes qui n'ait son influence sur notre destinée ultérieure.
Le livre de M. Foissac est consacré à l'exposition de ces deux théo-
ries, non qu'elles y soient formulées en toutes lettres, mais elles s'im-
posent à l'esprit de celui qui a lu son livre sur la Chance ou la Destinée,
livre plein de faits curieux et d'anecdotes intéressantes. Il nous a semblé
que l'auteur penchait du côté de la théorie qui fait à la Providence et
à l'ordre des choses une si large place; mais pour discuter plus profon-
dément de semblables questions, il faudrait faire une métaphysique
inopportune. Il vaut mieux sans doute examiner la valeur des pressen-
timens et des songes, auxquels, avec plus d'imagination que de cri-
tique, M. Foissac attribue une certaine autorité.
Existe-t-il une prophétie bien authentique? Le goût du merveilleux
est tel que là où rien n'était prophétisé, les peuples ont vu une prédic-
tion. Une fantaisie de l'imagination, une apostrophe poétique, une har-
diesse de langage ont été prises pour des prophéties. La prophétie de
Gazotte est une amusante histoire que Laharpe a spirituellement inven-
tée en un jour de verve. Les boutades de Swedenborg étaient fort cu-
rieuses, mais nul esprit sérieux n'y ajoutera foi. Quand Virgile faisait à
Auguste une flatterie plus ou moins délicate, annonçant ua enfant, nou-
veau, fils des dieux, qui devait régénérer le monde, il ne se doutait
guère qu'il annonçait la religion chrétienne. Les prophéties contenues
dans les livres saints sont ou apocryphes ou tellemeut vagues qu'elles
pouvaient également bien s'appliquer à tous les hasards de l'avenir.
REVUE. — CHRONIQUE. 719
Que dîrons-nous des songes et des prédictions des mourans? Que
Louis XIII, mourant, ait annoncé six jours d'avance la bataille de Ro-
croy et ait déclaré au prince de Gondé que son fils, le duc d'Enghien,
venait de remporter une grande victoire, nous ne verrons là rien de
surnaturel. Le duc d'Enghien commandait. Les deux armées étaient en
présence; une bataille devait avoir lieu. Quoi d'étonnant que le roi
ait voulu croire et ait cru à une victoire? Que certains hommes sentent
venir la mort, le fait n'a rien non plus d'extraordinaire. Pour quelques
exemples, fort rares d'ailleurs, de semblables prédictions, combien d'er-
reurs ne pourrait-on pas raconter! mais elles ont passé inaperçues.
Un jour, on disait devant le docteur Sheridan, grand-père de l'illustre
orateur, que le vent venait de l'est. « Qu'il souffle de l'est, de l'ouest,
du nord ou du midi , s'écria-t-il, l'âme prendra son vol vers le point
qui lui est fixé, » Ayant dit cela, il parut s'endormir; quelques minutes
après, on le trouva mort. Les histoires des grands militaires sont
pleines de prédictions semblables; ils étaient, la veille du combat,
frappés d'un noir pressentiment, comme Moreau, comme Desaix, comme
Cervoni,et un boulet ou une balle venaient justifier leurs craintes.
« Lasalle, dit Napoléon, au miheu de la nuit, m'écrivit du bivouac, sur
le champ de bataille de Wagram, pour me demander de signer sur
l'heure le décret de transmission de son titre et de son majorât de,
comte au fils de sa femme, parce qu'il sentait sa mort dans la ba-
taille du lendemain, et le malheureux avait raison. 5) Certes voilà des
faits curieux, mystérieux en apparence , mais qui au fond n'ont rien de
fantastique ni de surnaturel. Il serait intéressant de savoir combien la
veille d'une bataille il y a de soldats pressentant leur fin et survivant,
et combien, se croyant préservés des balles par je ne sais quelle heu-
reuse fortune, vont périr sur le champ de bataille.
Les rêves sont quelquefois tout aussi étoonans; mais quel est donc le
songe qui s'est trouvé réalisé et dont l'authenticité n'est pas douteuse?
Parce que de grands esprits y ont ajouté foi, est-ce une raison pour y
croire? Il est temps que le merveilleux laisse place à la psychologie phy-
siologique, qui seule peut expliquer les bizarres phénomènes qui se pas-
sent dans l'inteUigence de l'homme endormi.
Il est certain que pendant le sommeil l'intelligence n'est que rare-
ment anéantie, et que les idées, pour être confuses et flottantes, pour
échapper à la mémoire, n'en existent pas moins. Un savant illustre, un
des maîtres de la science moderne, nous disait récemment qu'il avait
essayé, au moment du réveil, de se rappeler le songe qu'il faisait à ce
moment même, et qu'avec un peu d'habitude il était arrivé à pouvoir
le faire constamment. Eh bien, il ne lui était jamais arrivé d'être ré-
veillé au milieu d'un sommeil profond : toujours il se rendait compte
qu'il était au milieu d'un songe. D'ailleurs la rapidité de la pensée et du
720 REVUE DES DEUX MONDES.
rêve est prodigieuse. Un individu étant endormi est réveillé en sursaut
par le baldaquin de son lit qui tombe. Cette contusion provoque une sé-
rie de songes, bien plus longs à raconter qu'à concevoir. Notre homme
se voit transporté sur une haute montagne; il est environné par une foule
hostile : on le précipite du haut du rocher, et, après une chute qui lui
paraît durer des siècles, il va se briser la tête dans un ravin. Et toutes
ces conceptions ont duré une demi-seconde à peine, le temps qu'il faut
pour être réveillé par une pièce de bois qui tombe, car évidemment le
point de départ du rêve tout entier avec ses formes étranges, c'est la
chute du rideau. Que l'on se rende compte ensuite du nombre inouï
d'idées qui peuvent se produire et se produisent en effet dans l'espace
d'une nuit, et on restera confondu devant la fécondité de l'intelligence.
Qu'y a-t-il de surprenant à ce qu'au milieu des conceptions de toute
sorte que l'imagination a forgées il en surgisse une ou deux qui nous
séduisent et passent plus tard pour une prophétie surnaturelle au lieu
d'être le rêve d'un cerveau congestionné ou anémié?
C'est qu'il y a dans l'intelligence de l'homme des faits que la con-
science peut apercevoir, et d'autres que la conscience est impuissante à
connaître. L'inconscient joue sans doute un rôle considérable dans les
phénomènes psychologiques. Toutes ces sympathies inexplicables, ces
aversions bizarres que nous éprouvons parfois en sont les effets les plus
ordinaires. Qui sait tout l'ébranlement qu'une seule pensée communique
au cerveau? Il suffît d'avoir pris du hachich pour se rendre compte de la
multiplicité prodigieuse de nos conceptions. Il est très possible qu'à
l'état normal il n'y ait rien de moins, mais que la conscience, par la
fixité de l'attention, étant concentrée sur un seul sujet, tous les autres
passent inaperçus. Quoi qu'il en soit, c'est dans le domaine de l'intelli-
gence, soit malade, soit excitée par des substances de diverses sortes,
qu'il faudra, si on veut faire de la psychologie sérieuse, étudier les sen-
timens et les mouvemens de l'âme humaine. Quant aux prophéties, aux
pressentimens, aux songes qui présagent l'avenir, aux. hallucinations
divines, ce sont des fables qu'il faut reléguer dans le trop riche arse-
nal des superstitions populaires, et si la foule, y trouvant une satis-
faction à je ne sais quel amour inné pour le merveilleux, va courir au
devant d'un miracle, il faut, ainsi qu'Horace, regarder passer la foule
et, se détournant d'elle, mépriser les illusions du vulgaire profane.
CHARLES RIGHET.
Le directeur-gérant, C. Bcloz.
LE FIANCE
DE M " SAINT-MAUR
TROISIÈME PARTIE (1).
VII.
Pendant que le vicomte d'Arolles était à l'Opéra-Comique, Séve-
rin Mauboiirg avait eu ses émotions d'un autre genre. Il avait reçu
la visite d'un de ses anciens camarades de l'École des Beaux-
Arts, garçon de talent, mais d'une timidité maladive, qu'on appe-
lait le petit Antoine. Dépourvu d'entregent, de savoir-faire, sen-
sible aux mouches, mal armé pour la dure bataille de la vie, il
s'était marié à vingt-deux ans; sa femme ne lui avait apporté en
dot que la beauté du diable, et lui avait donné quatre enfans. II
nouait à grand'peine les deux bouts. Séverin, qui l'estimait, lui
avait rendu quelques services; mais le petit Antoine jouait de gui-
gnon. Ayant entendu parler du concours ouvert dans une ville du
midi pour la construction d'un théâtre, le programme lui avait plu
comme à Séverin. Il avait pris feu, il s'était mis au travail ; il lui
semblait que sa tête était grosse d'un chef-d'œuvre sur lequel il
fondait déjà son avenir, sa cuisine et sa gloire. Il lui vint aux
oreilles que Séverin concourait aussi; il en fut consterné, et se ren-
dit incontinent auprès de lui pour s'assurer de ce qui en était,
(1) Voyez la Revue du 15 janvier et du 1" février.
TOME Xin. — 15 FÉVRIER 1870. 46
722 REVUE DBS DEUX MONDES.
— Est-il vrai que tu concoures? lui demanda-t-il d'un ton
guilleret que démentaient sa pâleur et le tremblement de ses
lèvres.
— On te l'a dit?
— Oui, et je quitte la place, je me retire.
— Pourquoi donc cela'?
— Parce que tu as plus de talent que moi et de la corde de
pendu dans ta poche. Tu es un rival trop redoutable... Allons, voilà
ma chance ordinaire.
Il était fort ému et, pour un peu, se serait rais à pleurer. La
lampe de Séverin fumait; il s'occupa de l'arranger, ce qui lui donna
deux minutes pour tenir conseil, il ne lui en fallut pas davantage.
Il se retourna brusquement vers le petit Antoine et lui dit : —
On t'a mal informé, je ne concours pas.
— Bien sûr?
— Je ne concours pas, te dis-je; j'y avais pensé, mais je n'ai
pas le temps.
Le petit Antoine le questionnait du regard, il cherchait à lire sur
son visage; puis il lui sauta ^u cou en s'écriant : — A tout hasard,
merci ! — Et il se sauva.
Pendant la nuit qui suivit cet entretien, Séverin ne rêva pas,
comme le vicomte d'Arolles, qu'il cueillait des roses au bord d'un
précipice ; mais il lui sembla qu'on venait de lui faire subir une
douloureuse amputation. 11 découvrit à son réveil qu'il s'était am-
puté lui-même, que le chirurgien, c'était lui. Était-ce vraiment
lui? L'homme qui vient d'imposer à sa volonté un coûteux sacrifice
croit découvrir au fond de son être quelque chose qui le dépasse ;
il y avait en lui un divin prisonnier dont il ne soupçonnait pas la
présence, et tout à coup son prisonnier est devenu son maître.
Séverin ouvrit ses cartons, il contempla d'un œil morne ses des-
sins et ses plans, déjà fort avancés; le cœur lui saignait, il était
amoureux de son théâtre. Il ne regrettait pas ce qu'il avait fait la
veille, mais il s'étonnait de son courage et surtout de la prompti-
tude de sa décision. Avait-il agi dans la plénitude de son bon sens,
ou avait-il eu un transport au cerveau? Il donnait secrètement au
diable le petit Antoine et ses doléances. — Les bonnes actions,
pensa-t-il, sont vraiment des enfans trouvés, on ne leur connaît ni
père ni mère; mais il faut avouer que les enfans de l'amour sont
quelquefois bien gênans.
Une heure plus tard, il lui vint une distraction qui changea le
cours de ses idées. M"* Saint-Maur était à Paris, où elle faisait un
séjour, comme tous les hivers, chez sa tante, M'"^ de Mirevieille.
Avant de la laisser partir, le colonel lui avait fait promettre qu'elle
LE FIANCÉ DE M"'^ SAINT-MAXJR. 723
é^^te^ait soigneusement toute rencontre avec son cousin ; mais le
hasard dispose de nous. La veille, sa tante l'avait conduite à
rOpéra-Comique. Cachée dans l'ombre d'une baignoire, son cousin
ne l'aperçut point; il était trop occupé à chercher des roses rouges
dans une première loge. Au milieu d'un entr'acte, elle s'était mise
un instant sur le devant de la baignoire, et M'"^ d'AroUes, qui ne la
connaissait pas, avait dit au vicomte : — Te«ez, vous qui êtes
poète, Maurice, il y a là-bas une tête blonde qui doit vous plaire;
elle ne ressemble à rien. — Il avait approuvé du bonnet, sans re-
garder ce qu'on lui montrait. S'il n'avait point vu sa cousine, sa
cousine l'avait fort bien vu et beaucoup regardé. Elle avait fait ses
réflexions, M"" de Mirevieille en avait fait aussi dans un autre style.
Sa nièce l'ayant mise au courant de la négociation conduite par
Séverln, elle lui proposa de mander l'ambassadeur, à quoi Simone
consentit avec empressement.
On dépêcha un domestique à Séverin, et dans l'après-midi, toute
affaire cessante, il se transporta dans la rue de Miroménil où M"'^ de
Mirevieille habitait un petit hôtel entre cour et jardin. Pour la pre-
mière fois de sa vie, il s'avisa de découvrir que la rue de Miroménil
n'est pas une rue comme une autre; ce jour-là du moins elle avait
quelque chose de particulier. Il découvrit aussi qu'il était agité,
que le cœur lui battait plus vite qu'à l'ordinaire. Il s'arrêta pour
souffler, il se disait à lui-même : — Eh bien! mon fils, qu'est-ce
qui te prend ?
Il trouva M"" Saint-Maur seule avec sa tante. En le voyant en-
trer, elle se leva vivement de sa chaise et rougit, mais elle se remit
en un instant. Il parut à Séverin qu'elle avait changé depuis quatre
mois. Elle avait toujours sa fine taille, son sourire ingénu, sa voix
et ses cheveux argentés; mais son tour de gorge s'était arrondi,
elle avait l'air plus formé, plus d'assurance daus le regard, plus de
décision dans les mouvemens. Elle venait de doubler un cap et de
traverser la crise où les petites filles finissent, où la femme com-
mence. Séverin sentit que son rôle de confident devenait plus diffi-
cile ou plus dangereux, qu'il n'en avait plus l'esprit, et qu'il avait
eu tort de venir.
Elle lui tendit la main en lui disant d'un ton gai : — Grondez-moi,
monsieur, grondez-moi bien; hier soir, il m'a fait peur.
Elle comm mça de lui raconter sa soirée théâtrale, et Séverin fut
bien étonné d'apprendre que Maurice était allé à une première re-
présentation et qu'il avait entendu deux actes de l'opéra nouveau
dans la loge dj la comtesse d'Arolles. Il en tira des conjectures
dont il n'eut garde de faire part à M"'' Saint-Maur.
— Précisons, spécifions, mademoiselle, lui dit-il, car il me faut
724 REVUE DES DEUX MONDES.
des faits. Quelle énormité a commise ce scélérat pour Vous indispo-
ser contre lui?
— Aucune, répondit-elle. Je ne suis qu'une enfant, et je n'ai que
des enfantillages à vous raconter.
— Sentait-il le soufre? avez-vous reconnu le pied fourchu?
— Non, mais il paraissait préoccupé.
— On le serait à moins; il passera ses examens dans quinze
jours.
— Était-ce bien sa thèse qui l'occupait? J'en doute. De ma place,
je lui demandais : — Qu'avez-vous? et son visage me répondait :
— De quoi vous mêlez- vous?
— Voilà qui est grave, très grave. Enfin où est le corps du délit?
— Il n'y en a point, mais il avait un certain air...
— Au nom du ciel, quel air avait -il?
— Gomment dire?.. Un air d'autorité dédaigneuse. Il retournait
la tête comme pour chercher dans la salle quelque chose qui fût
digne de lui, et, ne trouvant pas ce qu'il cherchait, il fronçait le
sourcil. Un moment j'ai cru qu'il m'avait aperçue. Point du tout,
et je soupçonne que si quelqu'un lui avait dit : — M"^ Saint-Maur
est ici, à vingt pas de vous, — il aurait eu besoin d'un instant de
réflexion pour se remettre au fait. Il aurait répondu : — M"^ Saint-
Maur? Attendez,... ah! oui, je sais qui c'est.
— Rien n'est plus vraisemblable. El ensuite?
— Ensuite, je vous l'ai dit, il a quitté sa place, et un peu plus
tard je l'ai vu apparaître dans la loge de la comtesse d'Arolles que
ma tante m'avait nommée. Je n'ai pu m'empêcher de me dire que si
la comtesse avait une sœur cadette qui fût tout son portrait, ce
serait vraiment là une femme pour Maurice, mais que pour jouer
dignement ce rôle j'étais vraiment beaucoup trop...
— Trop quoi? demanda-t-il.
— Trop Seine-et-Marne, répondit-elle en riant.
M'"'' de Mirevieille était surprise et un peu choquée du ton con-
fidentiel dont M"" Saint-Maur parlait à Séverin. Elle l'avait écoutée
sans rien dire , mais non sans donner quelques marques d'impa-
tience. Elle trouvait que sa nièce ne le prenait pas assez haut avec
le vicomte d'Arolles et ses ambassadeurs. Elle s'écria : — Monsieur,
il ne s'agit pas de cela.
— Et de quoi s'agit-il, madame? lui demanda Séverin en lui fai-
sant face.
— Le vicomte est un impertinent. Il nous avait parfaitement re-
connues, à telles enseignes qu'au dernier entr'acte M""^ d'Arolles
lui a montré ma nièce du bout de son éventail. Croyez-vous qu'il
se soit dérangé pour venir nous rendre ses devoirs?
LE FIANCE DE m"^ SAINT-MAUR. 725
— Soyez sûre, madame, que sa courtoisie ne s'est jamais trouvée
en défaut, et que s'il vous avait reconnues...
— S'il n'a pas daigné nous reconnaître, il est doublement impar-
donnable. Un homme qui peut passer une soirée à deux pas de la
personne qu'il doit épouser sans que rien l'avertisse qu'elle est là
est un déplorable fiancé.
— Et un homme à pendre, fit Séverin en souriant.
— A pendre, c'est possible, mais en tout cas à ne pas épouser.
— Qu'en pensez-vous, mademoiselle? dit-il en se retournant vers
Simone.
Elle poussa un profond soupir. — Je pense, répondit-elle, que
je ne sais plus où j'en suis, et que je serais fort obligée à la tireuse
de cartes qui me prédirait mon avenir.
— Il ne s'agit pas de cela, répéta sèchement M'"^ de Mirevieille.
— Encore un coup, de quoi s'agit-il? demanda Séverin à la
douairière.
— Ce monsieur se permet de traîner les gens. Depuis quatre
mois, on n'a pas entendu parler de lui à la Rosière.
— Permettez, madame, vous oubliez qu'à cet égard il s'est con-
formé aux instructions nettes et précises que le colonel Saint-Maur
m'avait chargé de lui transmettre.
— Il est des cas, monsieur, où la désobéissance est le premier
des devoirs... Quand on n'est pas un fat, on ne laisse pas sécher sur
pied une charmante fille, car, ne vous en déplaise, ma nièce est une
charmante fille.
— Je suis entièrement de votre avis, s'écria Séverin en at-
tachant sur M"^ Saint-Maur des yeux qui peut-être parlaient
trop.
— Sur votre honneur et conscience? lui dit Simone, qui lui jeta
un regard droit accompagné d'un indéfinissable sourire.
— En doutez-vous? répondit-il froidement.
— Il faut en finir, monsieur, reprit M'"** de Mirevieille. J'ai dé-
cidé que Simone ne quitterait pas Paris sans savoir à quoi s'en te-
nir sur les intentions de son cousin. Nous lui donnons vingt-quatre
heures pour s'excuser et pour se déclarer. Si demain soir nous n'a-
vons pas sa réponse, tout est rompu entre nous et lui. Soyez assez
bon pour l'en prévenir, et veuillez lui dire aussi que, si sa hau-
tesse nous dédaigne, nous en sommes d'avance parfaitement con-
solées.
— Ah! sur ce point, madame, lui répliqua Séverin, permettez-
moi de ne pas m'en rapporter à vous.
— Je vous en supplie, s'écria Simone, laissez-le bien à lui-même,
ne pesez pas sur sa décision.
72B REVUE DES DEUX MONDES.
— Tenez pour certain que j'aurai soin de votre fierté comme s'il
s'agissait de la mienne.
— Ma fierté est' hors de cause; mais si j'osais vous dire toute ma
pensée...
— Osez.
— Il me semble que le meilleur parti à prendre dans ce monde
est de ne rien désirer, de' ne rien demander, de ne rien vouloir et
de laisser cheminer les évéïiemens. Avec tout cela, on peut être mal-
heureux, mais on n'est pas le complice de son malheur.
— Je vous répondrai qu'il ne faut pas aller à l' Opéra-Comique
pour y chercher des règles de conduite.
— Oh! ce n'est pas d'hier que je suis devenue superstitieuse, cela
date de plus loin...
Ce qu'elle allait ajouter lui parut difficile à dire, et se jetant dans
une traverse pour sortir de ce mauvais pas : — Tenez, reprit-elle,
jypie Xrimbt, qui est une personne fort raisonnable, m'a souvent ré-
pété : Ma chère enfant, ne demandez rien à Dieu dans vos prières,
vous risqueriez de lui demander des chagrins,
— Eh bien ! répliqua-t-il, vous direz de ma part à M"'' Trimlet
que ce qui nous manqu^e le plus souvent, c'est le courage d'être
heureux.
— Il ne s'agit pas de cela, interrompit M'"'' de Mirevieille, à qui
il parut que la conversation s'égarait; nous ne sommes pas ici pour
approfondir des questions de haute morale. Nous' vous avons fait
venir, monsieur Maubourg, pour que vous nous fassiez justice d'un
impertinent; vous avez vingt-quatre heures, ne nous demandez pas
une minute de plus... Et surtout gardez-vous de laisser croire au
vicomte que ma nièce en tient pour lai. Les peines de cœur, je con-
nais cela. C'est une affaire de trois semaines^ comme les rhumes.
En sortant, Severin s'arrêta un moment au bas de l'escalier. 11
avait la tête lourde, le cœur oppressé; il se disait : — Je suis par
trop complaisant, mandit soit le métier qu'on me fait faire! Je n'au-
rais pas dû la revoir. Puis, se révoltant contre lui-même : — Eh !
bon Dieu, quand' il serait vrai que je la trouve charmante et que je
me sens poui- elle un dangereux attrait, qu'est-ce à dire? ni elle, ni
lui, ni personne ne le saura jamais; Quand il fut dans la rue, il se
redressa comme un homme qui répond de lui-même et qui: met
les passans au défi de le détourner de son chemin.
Ce soir-là, il devait dîner avec Maurice, qui, par extraordinaire,
arriva en retard. Il fut frappé de l'étrangeté de sa figure, qui n'é-
tait pas celle de tous les jours. Le vicomte avait le teint échauffé,
le regard étincelant, le pouls fébrile, des saccades dans la voix, le
parler sec et cassant; il discourait d'abondance de cœur sur la pre-
LE FIANflÉ DE m"* SAINT-MAUR. 727
mlère matière venue, mais sans suite, avec (tes éclats de gaîté qui
sonnaient creux, s'espaçant sur des vétilles, brouillant tous les tons
et tous les sujets. Séverin le regardait avec étonnenirnt; Maurice
s'en aperçut, 'et peu à peu il se calma.
Entre la poire et le fromage, 'd lui demanda des nouvelles de son
théâtre; Séverin lui raconta la visite du petit Antoine, et le vicomte
fit un hautrle*GOrps. Dans la disposition d'esprit où il se trouvait
depuis vingt-quatre heures, son romantique ami lui lit l'eflet d'un
héros de Berquin ou d'un habitant de la lune.
— As-tu perdu le sens? s'écria-t-il.
— Décidément tu ne m'approuves pas ?
— Je t'empêcherai de faire une sottise aussi musquée.
— Elle est irréparable, je me suis laissé attendrir, et après tout
je ne regrette rien. Ma carrière est faite, je vois mon chemin de-
vant moi. Ge pauvre diable est chargé de famille: puisse son
théâtre l'aider à graisser sa marmite ! S'il n'a pas le prk, du moins
ce ne sera pas ma faute. En admettant que j'eusse accouché d'un
chef-d'œuvre, que m'aurait-il rapporté, ce concours? Un peu de
cette fumc^e qu'on appelle la ghùre. Il faut la laisser à ceux qui
n'ont pas de quoi s'acheter des régalias... Tiens, en voici que je te
recommande, ajouta-t-il en présentant à Maurice son étui à cigares.
Le vicomte se fâcha tout de bon, lui fit une scène et finit par lui
dire : — Vois-tu, mon cher, c'est un métier de sot et une véritable
preuve d'insanité d'esprit que de se sacrifier à qui que ce soit. La
vie est un con)bat. Le monde appartient aux forts, aux habiles, aux
attentifs, à ceux qui n'ont pas de distractions ni d'attendrissemens,
et c'est affaire à Dieu de venir en aide aux infirmes et aux distraits.
Tu as du talent, prends-en le plus grand soin, et laisse les pau-
vres diables démêler leurs fuseaux comme ils peuvent; le genre
humain t'en saura gré. Tout pour les uns, rien pour les autres, c'est
la loi de la nature. Le monde te paraît mal bâti? Ce n'est pas nous
qui l'avons fait, et je ne vois pas d'autre parti à prendre pour un
homme d'esprit que d'être résolument injuste et de tout s'accorder
en n'accordant rien aux autres.
— Tu parles d'or, lui répondit Séverin; mais je veux être pendu
si tu es de ton avis.
— Pends-toi... Depuis quelque temps je suis furieusement revenu
de toute espèce de don-quichotiisme.
— Depuis quand? lui demanda Séverin.
Maurice le regarda sans lui répondre. Us demeurèrent quelques
instans les yeux dans les yeux, comme s'ils avaient croisé le fer. Ce
fut le vicomte qui rompit le preniier. — On étoufle ici, dit-il en se
levant, allons nous promener.
728 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils sortirent et arpentèrent l'asphalte. — A propos, dit tout à
coup Séverin, tu es allé hier à l'Opéra-Comique, as-tu été content
de ta soirée?
Le vicomte fit un geste de surprise. — Qui a bien pu te dire...
— Nous avons notre police secrète. Je me suis laissé conter que
tu as fait une grande station dans la loge d'une femme que tu ne
peux souffrir et que tu as surnommée la perle des enfans gâtés.
— C'est encore vrai. On m'avait reconnu; je me suis trouvé pris
au trébuchet. Je veux bien passer pour un ermite, mais non pour
un butor.
— Et vous avez fait la paix?
— Oui.
— Une paix fourrée?
— Ma belle-sœur a été gracieuse, et je crois avoir été poli.
— Tu ne l'as pas été avec tout le monde. Si tu avais daigné jeter
les yeux sur une baignoire, peut-être aurais-tu vu quelqu'un qui te
tient de près.
— Qui donc?
— M"« Saint-Maur.
— Bah ! qui pouvait supposer?.. A présent que j'y pense, j'ai la
vision confuse d'une tête blonde qui rimait à cela. Elle t'a fait part
de son indignation contre moi?
— Nullement; mais par le plus grand des hasards j'ai rencontré
M™^ de Mirevieille, chez qui elle est en séjour. Elle est persuadée que
tu avais reconnu ta cousine et que ta conduite équivaut à une rup-
ture. J'ai pris sur moi de l'assurer qu'il n'en était rien, qu'avant
vingt-quatre heures tu lui aurais donné les explications les plus
satisfaisantes.
— Tu t'es bien avancé, lui répondit Maurice d'un ton de vive
contrariété; on m'avait donné six mois, attendons l'échéance.
— Eh ! tu sais bien que tu n'es plus libre.
— Quand on n'est plus libre, on se libère, répliqua-t-il sèche-
ment.
— Non, on ne se libère pas, repartit Séverin, et il ajouta en
baissant la voix : — Tu es aimé et le bonheur est là.
— Tu es un drôle de corps! s'écria le vicomte. Tu as une ma-
nière tranquille, simple et dégagée de vous dire des choses lugubres
qui vous donnent la chair de poule... Que veux-tu? Il y a en moi
quelque chose qui résiste invinciblement au mariage.
— Tu aurais dû t'en aviser avant de m'envoyer à la Rosière.
— Je ne me suis jamais donné pour un homme raisonnable.
— Encore est-il des occasions où l'on est tenu de l'être, il y va
de l'honneur... Il faut que je te quitte, je suis en affaires ce soir.
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-xAlAUK. 729
Promets-moi que d'ici à demain tu prendras ton parti en galant
homme.
— Je te promets, lui répondit Maurice, qu'avant demain soir je
prendrai une résolution quelconque, que toutes les formes seront
sauvées et que mon ambassadeur sera à couvert de tout reproche.
Ils se quittèrent là-dessus, un peu plus froidement que d'habi-
tude. Séverin s'en alla à ses affaires, le vicomte continua sa pro-
menade. Il traversa la place de la Concorde et remonta les Champs-
Elysées jusqu'à l'arc de l'Étoile. Il cherchait la solitude et ne la
trouva point. Quelqu'un, visible pour lui seul, marchait à ses côtés,
réglant son pas sur le sien. C'était un fantôme large de carrure; il
avait le cou un peu engoncé, de l'autorité dans le regard, beaucoup
d'esprit dans les coins de lèvres. Ce compagnon gênant, dont il ne
pouvait se débarrasser, mettait le vicomte d'AroUes au supplice. Il
se flattait par momens d'en être quitte, il croyait le voir s'effiler,
s'amincir et bientôt se dissiper dans l'air comme une fumée; mais
l'instant d'après il le revoyait à côté de lui, plus opaque, plus dense
que jamais, et il ne pouvait mettre en doute son effrayante réalité.
11 disputait avec lui, il lui tenait de longs raisonnemens et parfois
lui disait des injures. Il cherchait à lui prouver qu'il n'avait au-
cune raison de l'aimer, qu'il avait au contraire à se plaindre de lui,
et il fouillait dans le passé avec acharnement pour y trouver des
griefs qu'il lui jetait à la face. L'autre lui répondait : — Tu vou-
drais bien te tromper toi-même, te donner le change, tu n'y réus-
siras pas. J'ai toujours été pour toi un frère, presque un père. Dans
certaines circonstances, mon affection a été quelquefois indiscrète
ou un peu tyrannique; c'était à bonne intention, et d'une mouche
on ne fait pas un éléphant. Tu prétends m' asseoir sur la sellette des
accusés; regarde-moi bien, je suis ton juge et je te fais peur. —
Maurice lui criait alors avec rage : — Elle m'aime et je l'aime, cela
répond à tout. — Laisse donc, je te juge et je te fais peur, lui ré-
pliquait, l'ombre.
Cet entretien, qui n'en finissait pas, mit le vicomte sur les dents.
Quand il se retrouva sur le boulevard, il avait le front moite, le
teint défait. Pour échapper à l'invisible compagnon qui le poursui-
vait, il entra dans un petit théâtre; il éprouvait le besoin de se perdre
dans une foule, de voir des faces humaines et cite les entendre rire.
En retournant chez lui une heure plus tard, il se dit que la vie ne
vaut pas, comme charpente de pièce, la plus vulgaire opérette,
puisque le vicomte d'Arolles pouvait parcourir toute la rue Mont-
martre sans qu'un passant l'arrêtât pour lui dire : — On vous a
trompé, votre frère n'est pas votre frère.
Le lendemain, à trois heures précises de l'après-midi, le vicomte
730 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Arolles se présentait à la porte d'un hôtel où il s'était juré de ne
plus revenir. Sa belle-sœur lui avait dit : — Je serai seule. L'es-
pérance de ce tète-à-tète lui donnait une sorte de vertige, le trans-
portait de joie et d'épouvante. Il arrive, il traverse un vestibule; en
s'approcliant du salon, il croit entendre une voix d'homme qui lui
était connue. Il ne se trompait point : quand la porte s'ouvrit, il
aperçut le marquis de iSiollis, qui, tiré à quatre épingles, le dosa
la cheminée, se pavanant dans sa gloire, semblait vraiment le
maître de la place. Maurice eut grand'peine à dissimuler son déplai-
sir et sa surpnse. La comtesse lui tendit la main avec une sorte de
nonchalance, lui demandant de ses nouvelles comme pour la forme.
Il tâcha de se persuader que M. de Niollis avait été introduit par
l'inadvertance d'un domestique ; bientô! il lui vint à l'id l-e que le
fâcheux, c'était le vicomte d'Arolles, qu'on était impatient de le
voir partir, qu'il venait d'interrompre un important et savoureux
entretien. Il régna pendant quelques secondes un silence embar-
rassé. Après avoir décousu, Gabrielle avait peine à recoudre; elle
mit la conversation sur la politique; puis on aborda la chronique
du jour, et le marquis en prit occasion pour placer un récit qui pa-
rut mortel à Maurice. Ce qu'il y avait de plus clair, c'est que M. de
INiollis ne s'en allait pas; ses pieds avaient pris racine, et il sem-
blait comme incrusté dans la cheminée. Maurice, dont le fort n'é-
tait pas la patience, allait se lever, quand M'"'' d'Arolles se prit à
dire : — J'ai, moi aussi, messieurs, une histoire à vous raconter;
une femme de mes amies se trouve dans un cruel embarras.
— C'est bien invraisemblable, comtesse, répondit le marquis;
les femmes sont-elles jamais embarrassées?
— Cela se rencontre. Et tenez, marquis, et vous aussi, Maurice,
peut-être aurez-vous un bon conseil à me donner. On est venu m'en
demander, et je suis restée court.
— Ceci est encore plus invraisemblable, chère madame, répliqua
M. de INiollis.
— Attendez, et quand vous saurez l'histoire... Cette pauvre
femme, dans un jour de désœuvretnent et d'ennui, pour tuer le
temps, a conçu la funeste fantaisie de jouer un tour de sa façon à
un homme qui s'est fait une réputation d'indifférence un peu
usurpée.
— Connaissons- nous ces deux visages? demanda. Maurice, à qui
ce préambule causait une sueur froide.
— Vous avez dû les apercevoir dans le monde, mais on croit
connaître les gens, et souvent on s'y trompe.
— Et qu'a donc fait cette malheureuse? demanda à son tour le
marquis.
LE EIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 73i
— Elle s'est avisée d'écrire à cet indifférent trois lettres anonymes
en style assez romanesque ; par la dernière elle lai donnait un ren-
dez-vous dans un lieu public, en le mettant au défi de la. recon-
naître. Il y est venu, et l'a reconnue.
— Elle devait s'y attendre, tlit M. de Niollis en jouant avec son
lorgnon. Un homme allumé acquiert des vivacités de pénétration
qui dépassent celles d'un chien courant... 4 près tout, où est le mal?
— Ah! marquis, elle s'était amusée, et sa plaisanterie a été
prise au sérieux, presque au tragique. On se croit aimé, passion-
nément aimé... Que faire?
— Détromper l'imbécile, répondit tranquillement le marquis.
II ne s'aperçut pas qu'à ce mot Maurice avait bondi sur sa chaise
et dirigeait sur lui un regard aussi perçant qu'une pointe d'acier.
Ce regard lui disait clairement : Si tu as deviné ]e nom de l'imbé-
cile, tu es un homme mort. — Mais M. de Niollis, qui avait de bonnes
raisons de tenir à la vie, n'avait rien deviné. 11 ne s'intéressait guère
qu'à lui-même et aux histoires dont il était le héros ou le conteur.
Il avait écouté M"^ d'Arolles avec une attention polie, et n'était
préoccupé que de savoir si le vicomte ne viderait pas bientôt 'la
place. Si profond que fût son chagrin, si bouillante que fût sa co-
lère, Maurice conservait encore assez de bon sens pour rendre jus-
tice à l'innocence du marquis. Ses traits contractés se détendirent.
Il leva nonchalamment les yeux sur un tableau stispendu en face de
lui, récente acquisition du comte d'Arolles, et il dit à sa belle-sœur :
— Voilà un beau paysage; n'est-ce pas un Hobbéma, madame?
Elle lui répondit : — Non, c'est un Ruysdael. — Et se tom-nant
vers M. de i\iollis : — Gonmie vous y allez, marquis! Le jeune
homme dont je vous .parle n'est point un imbécile; c'est au con-
traire, à te qu'on assure, un garçon fin, avisé, fort spirituel, mais
dont l'esprit va trop vite. Je donne tous !es torts à la femme.
— En ce cas, pour lui apprendre à vivre, repartit M. de ?Jiollis,
je la condamne à aimer passionnément ce jeune homme.
— Vos remèdes sont terribles, dit-elle, et je doute qu'ils soient
-goûtés. Ne pourriez-vous trouver autre chose?
— Eh ! vraiment, madame, de quoi vous mettez-^vous en peine?
lui dit Maurice sur un ton d'ironie dédaigneuse. Qui vous prouve
que l'imbécile en question ne se soit pas amusé, lui aussi, à jouer la
comédie? £t, .en fût-il autrement, accordons-lui huit jours pour se
consoler et chercher à son cœur un autre emploi. On donne huit
jours à ses domestiques, on peut bien les donner à ses chagrins,
encore le plus souvent n'en faut-il pas tant; quand on juge la
femme qu'on aime, on n'a plus longtemps à l'aimer.
Parlant ainsi il se leva, s'approcha du tableau qu'il avait regardé
732 RETUE DES DEUX MONDES.
tout à l'heure, l'examina avec soin. — Décidément, dit-il, voilà un
Ruysdael qui ressemble beaucoup à un Hobbéma. — Puis, pirouet-
tant sur ses talons, il prit congé de sa belle-sœur, salua le mar-
quis et gagna la porte.
Heureusement pour lui, il était bouillonnant de colère, et la co-
lère est une précieuse ressource : elle grise les chagrins, elle les
empêche de se reconnaître. Le vicomte se sentait comme battu par
un vent de tempête, il l'entendait gronder; il y avait en lui une
houle, la vague écumeuse se dressait de toute sa hauteur et retom-
bait sur elle-même avec un terrible fracas. Ce grand bruit l'étour-
dissait; il se crut délivré, guéri comme par enchantement. Il lui
semblait que cette femme était sortie de son cœur et qu'elle n'y
rentrerait pas. Il lui disait : — Merci, vos remèdes sont efficaces;
ils sauvent dans la minute les malades qu'ils ne tuent pas.
La première chose que fit cet homme en colère fut d'acheter un
splendide bouquet qu'il fit porter incontinent dans un hôtel de la
rue de Miroménil ; puis il se rendit à son cercle, où il écrivit à un
vieux colonel une lettre respectueuse, quasi filiale. Aussitôt qu'il
l'eut mise à la poste, il se transporta de sa personne dans l'hôtel
où son bouquet l'avait précédé. M'"*= de Mirevieille lui fit un accueil
assez froid; mais, quand il le voulait, il avait la langue dorée. Il
fut si empressé, si gracieux, si séduisant, il se donna tant de peine
pour amadouer la bonne dame qu'elle ne lui tint pas longtemps ri-
gueur. Elle lui tendit une main de réconciliation en le traitant de
vilain homme, après quoi, ayant sonné sa camériste, elle la pria
d'avertir M"" Saint-Maur qu'une visite l'attendait au salon.
Simone avait éprouvé naguère en présence de son cousin un pé-
nible accès de timidité, qui avait glacé sa langue dans sa bouche;
elle s'était vue hors d'état de lui prouver qu'elle n'était pas une
sotte. Depuis ce teijips, il s'était passé bien des choses dans sa
tête, pour ne rien du'e d'un événement qui s'appelait Séverin Mau-
bourg. Elle aborda le vicomte d'un air aisé, simple, ouvert, quoi-
qu'un peu réservé. Elle lui parut une personne toute nouvelle dont
il avait à faire la connaissance. Il constata qu'elle avait des yeux
et qu'ils étaient gris, il rendit justice à ses cheveux, il s'avisa que
sa coiffure allait à son visage, et que ce visage avait un charme
d'étrangeté, un mystère de poésie qui manque aux beautés clas-
siques. Il admira surtout son air de vérité, de candeur, de jeunesse,
la pureté de son regard, la grâce de son sourire aussi frais que s'il
n'avait jamais servi, et il se dit que les femmes qui mentent, n'eus-
sent-elles que vingt-cinq ans, sont déjà vieilles.
M"* Saint-Maur ne put ignorer l'heureuse impression qu'elle pro-
duisait sur lui. Il s'en expliqua aussi clairement que peut le faire
LE FIANCÉ DE m"" SAINT-MAUR. 733
un homme délicat dont les titres et papiers n'ont pas encore reçu
le dernier visa. Il lui échappa pourtant dans le feu de l'improvisa-
tion quelques phrases inspirées par un sentiment passionné, et en
les débitant il monta sur ses grands chevaux et haussa le ton,
comme s'il s'était flatté de faire porter sa voix jusqu'au milieu du
faubourg Saint-Honoré. Séverin l'avait averti que M"® Saint-Maur
avait un prodigieux bon sens; il l'oublia et ne s'aperçut point que
ce bon sens s'étonnait un peu de sa brusque métamorphose et
croyait y découvrir quelque parti-pris qui n'était pas absolument
naturel. Simone se disait : Est-ce bien lui qui parle? est-ce bien
à moi que ce discours s'adresse? En revanche, il lui plut beau-
coup par le vif éloge qu'il fit de Séverin Maubourg. Elle trouva
que cette fois il avait la note juste, que son enthousiasme était
de bon aloi. Il lui conta l'histoire du petit Antoine et l'extravagant
sacrifice que lui avait fait Séverin. Ce trait enchanta M"'^ Saint-Maur,
mais lui donna beaucoup à penser; elle se demanda si l'ami intime
de son cousin n'était pas de ces hommes à qui les sacrifices ne coû-
tent rien. Elle dit à Maurice : — M. Maubourg est donc un homme
parfait, puisque dans l'occasion ce sage est capable d'être fou ?
— Halte-là! lui répliqua-t-il. Que direz-vous des fous qui sont
dans l'occasion capables d'être sages? N'auraient-ils que la seconde
place dans votre estime?
M'"^ de Mirevieille répondit pour Simone : — Rassurez-vous, mon
cher vicomte, les jeunes filles bien élevées admirent les sages, mais
elles ont un penchant secret à aimer les fous.
— A ce compte les fous ont le gros lot! s'écria-t-il.
— Dieu leur fasse la grâce d'en sentir tout le prix ! repartit la
douairière.
L'instant d'après, en reconduisant Maurice, elle lui dit à l'oreille :
— Eh bien! que vous en semble?
— Ah ! madame, lui répondit le vicomte, il me semble que votre
salon ressemble prodigieusement au chemin de Damas.
Une demi-heure plus tard, il entrait chez Séverin. 11 lui cria du
seuil : — Consummatmn est.
— Tu as rompu? lui demanda Séverin avec une poignante
émotion.
— J'épouse. Es-tu content?
— Toi-même, l'es-tu? reprit Séverin en tâchant de sourire.
— Mon Dieu ! oui , elle est charmante, répondit-il d'un ton bref.
11 était à mille lieues de se douter que depuis la veille au soir Sé-
verin berçait dans son cœur une inquiétude mêlée d'une confuse es-
pérance. 11 se disait : — Et pourtant, si Maurice ne veut pas de son
bonheur, ne pourrait-il pas arriver?.. — Il n'achevait ni sa phrase
734 REVUE DES DEUX MONDES.
ni son rêve, mais bientôt il les recommençait. 11 y avait dans sa vie
une porte, non pas ouveite, mais entre-bâillée, par laquelle lui ar-
rivaient des boulTées d'air frais et le chant lointain d'un oiseau. La
porte venait de se refermer et l'oiseau de se taire. 11 parut à Sé-
verin qu'on avait subitement muré sa vie; il se sentait prisonnier.
Il fit un énergique eifort sur lui-même, félicita chaudement Mau-
rice d'avoir pris le bon parti. Maurice, qui ne tenait pas en place,
l'écoutait à peine, et, après avoir tourné et viré dans la chambre, il
se retira aussi brusquement qu'il était entré.
Le lendemain, Séverin reçut une petite lettre que M"^ Saint-Maur
lui avait écrite avant de quitter Paris. Elle était ainsi conçue :
u Monsieur, quel ambassadeur vous êtes ! Tout s'est passé comme
vous le désiriez, tout arrivera comme vous l'aurez voulu... Vous
m'avez dit que ce qui nous manque le plus, c'est le courage d'être
heureux. J'emporte votre mot à la Rosière, et je tâcherai d'avoir ce
genre de courage. Peut-être il m'en coûtera. Vous êtes heureux,
monsieur, rien ne vous coûte, et le petit Antoine, dont on a eu l'in-
discrétion de me parler, ne se doutera jamais du sacrifice que vous
lui avez fait. Je m'aperçois que j'oublie de vous remercier, et pour-
tant je n'avais pas d'autre raison de vous écrire. Excusez-moi, je
vous prie, et croyez que je fais des vœux bien sincères pour votre
bonheur. »
Cette lettre renfermait un sens caché que Séverin ne devina
point; les esprits d'une certaine trempe raisonnent moins juste dans
leurs propres affaires que dans celles des autres. Il ne put cepen-
dant échapper à ce philosophe que M"* Saint-Maur lui avait écrit
dans un moment de mélancolie. — Oui-dà, se dit- il , à quoi me
suis-je employé? et ce mariage aurait-il pour conséquence de faire
trois malheureux?
Il repoussa cette pensée, et, après avoir relu le billet sans le
comprendre davantage, il l'approcha de ses lèvres, l'en écarta vio-
lemment et le brûla.
VIII.
Trois semaines après, le vicomte d'Arolles avait obtenu sa licence
avec tous les honneurs de la guerre. Celte brillante léussite, qui
chatouilla faiblement son orgueil, lui valut de son frère le billet que
voici :
« Gomme on se trompe, mon cher ami! U faut que je te confesse
ma bêtise. Je m'étais fourré dans l'esprit que tu ne pouvais pardon-
ner à Gabrielle la mauvaise plaisanterie qu'elle t'avait faife un soir
à la Tour, en t'obligeant de croire pendant quelques minutes aux
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 735
revenans. Elle m'a appris que vous vous étiez rencontrés à l'Opéra-
Comique et que tu ne lui avais point fait grise mine. Je m'imagi-
nais aussi que la licence te servait de prétexte pour nous bouder et
ne pas nous voir, et te voilà licencié de vrai. Je te croyais étonnant,
tu es tout simplement admirable; mécréant que je suis, je m'étais
permis d'en douter.- Il me tarde de te dire, parlant à ta personne,
tout le bien que je pense de toi. Démolis bien vite ta cellule ou saute
par-dessus ton mur et viens déjeuner demain. Nous serons seuls
avec Gabrielle, qui compte sur toi. »
Maurice accepta sans hésiter cette invitation. Qu'aurait -il pu
craindre? Il était sûr de lui, sûr de sa volonté, sûr de sa colère et
de son mépris.
Quand il arriva chez son frère, la comtesse était seule au salon,
assise près de la cheminée, ses coudes sur ses genoux, l'œil fixé sur
un grand feu qui flambait. Elle était enfoncée dans une rêverie, ce
qui étonna Maurice; il n'imaginait pas qu'elle fût capable de rêver.
Elle ne l'entendit pas venir et fut plus d'une minute sans s'aperce-
voir qu'il était là. Elle tressaillit, se leva et lui dit d'une voix ra-
pide : — Je vous dois des explications.
Il recula d'un pas. — Des explications, madame? A propos de
quoi? Tenez-les pour données, je les tiens pour reçues.
Elle n'eut pas le temps de lui répondre, le comte d'AroIles venait
d'entrer. 11 courut à son frère, le contempla d'un air attendri, lui
secoua les deux mains, s'écriant comme certain personnage de Gil-
Blas : — Seigneur licencié, ornement d'Ovieio, flambeau de la phi-
losophie, excusez mes transports, je ne suis point maître de la joie
que votre présence me cause! — Et se tournant vers sa femme :
— Votre déjeuner, ma chère, sera-t-il à la hauteur des circon-
stances? Yous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième mer-
veille du monde, et il mérite d'être traité comme un prince.
Après cela, changeant d'3 ton : — Mon compliment sera court,
dit-il à Maurice ; tu es un homme, tu sais vouloir, tout est là.
— Bon Dieu ! s'écria le vicomte impatienté , que de discours à
propos de trois boules blanches!
— Il n'y a pas de petites choses, lui répliqua Geoffroy, il n'y a
que de petits hommes, et tu n'en es pas... mais tu as mauvais vi-
sage, mon pauvre garçon, je te trouve maigri. Nous le remplume-
rons, n'est-ce pas, Gabrielle?
La comtesse ne lui répondit que par un signe de tête et un sou-
rire incertain, et, le déjeuner étant servi, on se mit à table. Pendant
tout le repas, le comte d'Arolles fit feu de tribord et de bâbord; le
sang lui pétillait dans les veines, et il cherchait à mettre en gaîté
son frère, qui le laissait dire et observait Gabrielle à la dérobée.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle parlait peu, avait l'air soucieux, paraissait souffrante. Geoffroy
lui fit la guerre sur son manque d'appétit.
— Elle traîne depuis quinze jours, dit-il à son frère. Ce ne sera
rien. C'est un tribut qu'elle paie à l'hiver.
— Et au monde, ajouta-t-elle. Je sors trop.
— Oh! bien, voilà la première fois que vous vous plaignez du
monde.
— Il nous fait une vie de galère, reprit-elle avec un accent de
mélancolie.
— Mais comme on l'adore, cette galère! lui dit le comte en la
regardant d'un œil d'admiration.
Après le déjeuner, quand on se retrouva au coin du feu, la con-
versation changea de thème. — Et ton mariage? dit Geoffroy à son
frère sans autre préambule.
— Il se porte fort bien, répondit-il. C'est une affaire faite ou peu
s'en faut.
— Il te vient donc à la fois tous les genres de sagesse?
— Un instant, ce n'est pas par sagesse que je me marie. — Et il
ajouta : — Voyons, nous sommes en famille, je puis être impuné-
ment ridicule... Eh bien! j'oserai vous confesser que je tourne au
jeune premier, que je suis ridiculement amoureux de M"^ Saint-
Maur.
Gabrielle releva la tête et chercha les yeux de Maurice sans par-
venir à les rencontrer.
— Si tu as voulu produire un effet, s'écria le comte, tu ne l'as
pas manqué. Pour ma part, j'ai toujours trouvé Simone charmante;
mais du diable si je m'étais aperçu que tu en fusses amoureux.
— Que veux-tu? je la voyais au travers de mes souvenirs d'en-
fance... L'autre jour, je l'ai revue à Paris, et il m'a semblé que
je venais de la découvrir.
— Tu as été subitement touché de la grâce?
— De la sienne, dont le charme est incomparable.
Gabrielle le regarda de nouveau : — Mettez donc cela en vers,
lui dit-elle.
— Ne le découragez pas, ma chère, reprit le comte; laissez-le
nous jouer tranquillement un petit air sur la meilleure de ses
guitares. J'ai toujours trouvé qu'il jouait de cet instrument à
ravir.
— Que dites-vous là? répondit-elle. On ne chante pas M"* Saint-
Maur en s' accompagnant d'une guitare; on prend sa lyre.
— On y ajoute même une corde, fit le comte.
— Puisque vous êtes résolus à vous moquer de moi, repartit
Maurice, à votre aise, je rentre dans ma coquille. Après tout, la
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-MAUR. 737
grande affaire de ce monde n'est pas de chanter M"'' Saint-Maur,
c'est de l'épouser.
— Ne te fâche pas. Tu es le plus délicieux garçon que je con-
naisse. Je te demandais d'épouser, tu as poussé la complaisance
jusqu'à tomber amoureux. Te voilà bien; quand il s'agit de me faire
plaisir, tu ne regardes pas aux frais.
— Mon Dieu! je comprends votre surprise; moi-même, vous me
voyez encore ébahi de mon aventure. Le fait est que j'avais eu
comme un autre le mépris de la jeune fille. Là, franchement, j'ai
découvert que c'est le plus sot des mépris, et que la chose la plus
ravissante de l'univers, c'est une jeune fille, quand elle est blonde
et qu'elle s'appelle Simone. Tenez, j'ai toute honte bue; on dira de
moi que je me décide à faire une fin, je vous déclare en confidence
que ma fin est un commencement.
— A merveille ! s'écria Geoffroy ; le malheur est que les hommes
finissent d'ordinaire par où ils auraient dû commencer.
— Je suis fort impatiente de faire la connaissance de M"* Saint-
Maur, dit la comtesse en égratignant de ses ongles roses l'écran
qu'elle tenait à la main.
— Mais vous la connaissez déjà, lui répondit Maurice.
— En vérité?
— L'autre soir, au théâtre, vous me l'avez montrée en me di-
sant : — Elle ne ressemble à rien ; ce serait un joli modèle pour
Chaplin.
— Il me semble en effet me souvenir... elle n'est pas mal, re-
partit la comtesse, et il lui échappa un petit rire aigrelet qui ne pas-
sait pas le nœud de la gorge. — Yoilà qui est plaisant, reprit-elle,
sans moi vous ne l'auriez pas remarquée.
— Une chose plus bizarre encore, c'est que je ne l'ai pas vue
quand vous me l'avez montrée. Ce n'est que plus tard, en sortant
du théâtre;... mais je vous ennuie.
— Tu me rajeunis, lui dit son frère.
— Je venais de mettre Gabrielle en voiture, poursuivit Maurice;
je me retourne et j'aperçois M"^ de Mirevieille qui attendait la
sienne. A côté d'elle j'avise, enveloppés dans un capuchon, deux
yeux du gris le plus doux, qui me regardaient, et ce regard sem-
blait sortir du fond d'un bois.
— Du fond des gorges de Franchard, fit Gabrielle.
— C'est possible. Il y avait dans ces yeux gris comme une
douce sauvagerie qu'étonnaient, sans l'éblouir, les grâces artifi-
cielles de toutes les femmes un peu trop civilisées qui se trou-
vaient là.
— Bien obligé pour la civilisation, lui dit-elle.
TOMB XIII. — 1876. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES»
— Et tu as incontinent offert ton cœur à cette fille des bois? de-
manda le comte.
— Je ne lui ai rien offert du tout, pas même mon bras. J'étais
stupéfait, parfaitement sot, et je me disais : Malheureux, voilà ton
bonheur qui te regarde! C'est tout au plus si je conservai assez de
présence d'esprit pour aider M'"^ de Mirevieille à trouver sa voiture.
Le lendemain, je fus moins sot et plus éloquent, et j'avançai si bien
mes affaires que le surlendemain je vins ici pour tout vous racon-
ter; mais j'ai trouvé dans ce salon M. de NioUis, qui n'a pas dé-
marré de la place, et j'ai dû garder pour moi ma nouvelle.
— C'est vraiment admirable! s'écria la comtesse; je n'avais ja-
mais cni à Chactas, j'y crois.
— Et moi, je serai ton père Aubry, dit le comte. Si tu as besoin
d'un conseil, si tu désires que je donne un coup de pied jusqu'à
Fontainebleau...
— ]Ne te dérange pas, lui répondit Maurice, les fers sont au feu,
et je n'ai besoin de personne.
Geoffroy lui frappa sur l'épaule en lui disant : — Que tu es gen-
til ! on t'aurait fait exprès que tu ne me plairais pas davantage...
A propos, te sens-tu toujours du goût pour la diplomatie?
— Pour la diplomatie et pour les voyages, plus que jamais. Si je
restais à Paris, je n'y ferais rien.
— Tu auras sous peu de mes nouvelles;... mais je m'oublie, je
devrais êtie à \ersailles. On nous annonce une séance orageuse. Le
cœur vous en' dit-il, Gabrielle?
— Non, répondit-elle d'un air de sombre irritation; je ne me sens
pas de force à résister à un discours.
— Comme la grippe vous change les femmes ! s'écria Geoffroy.
Soignez-vous; dois-je vous envoyer votre médecin?
Elle lui répondit non par un signe de tête. Il s'approcha d'elle, la
baisa au front et dit à son frère : — Tiens-tu compagnie à cette
malade?
— Impossible, à mon vif regret; je suis attendu chez moi.
Le comte sortit le premier du salon; Maurice s'avança vers sa
belle-sœur pour lui dire adieu. Elle l'attendait debout contre la
cheminée, la tête haute, le regard altier et provocant. Il soutint ce
regard avec un calme impassible.
— Vous me jugez bien naïve, lui dit-elle en faisant danser son
écran dans sa main; votre histoire est un conte bleu, et je n'en
crois pas un seul mot.
— Elle est cependant vraie, lui répondit-il, et je ne m'explique
pas votre incrédulité.
Cela dit, il la salua et rejoignit son ft"è're dans l'antichambre.
LE FIANCÉ DE m"* SAINT-àlAUR. 739
A quelques jours de là, le vicomte d'Aiolles arrivait à la Rosière,
où il s'était annoncé. 11 trouva le colonel Saiut-iUaur dans la meil-
leure disposition d'esprit, tête à tête avec une grande carte de géo-
graphie où il s'amusait à voyager avec le doigt. Il venait de péné-
trer au cœur de l'Afrique ; il revint en hâte de Tombouctou pour
ouvrir ses bras à son neveu.
— Ah! vous voilà, beau sire, s'écria-t-il. Enchanté de vous re-
voir. Vous aiTivez ici avec l'intention Jbien arrêtée de me demander
ma filîe en mariage?
— Effectivement, colonel.
— Vous en avez fini, mon prince, avec vos atermoiemens? Vous
avez bien fait toutes vos réflexions ?
— Je n'en avais point à faire.
— Et votre plus cher désir est d'épouser cette demoiselle aujoui'-
d'hui même?
— Le plus tôt possible.
— Tu es comme le lièvre, toi. Tu te donnes du temps pour
brouter, pour dormir, pour écouter d'où vient le vent, et puis tu
prencis tes jambes à ton cou, et tu crois, mon gas, que tout est fait.
— J'osais l'espérer.
— Eh bien! tout est défait.
— Qu'est-il donc arrivé? demanda Maurice vivement contrarié.
— il est arrivé que le diable s'est fourré au travers de ce ma-
riage, et, quand je le bâtis d'un côté, il le débâlit de l'autre. Il est
arrivé que tu ne voulais pas et qu'à présent c'est Simone qui ne
veut plus... A son lour, elle demande du temps pour réfléchir, un
mois, deux mois, que suis-je? Je l'ui raisonnée, je l'ai prise par tous
les bouts. On n'imagine pas toutes les objections de bibus que peut
inventer une femme qui se bute. C'est une pluie fine; on croit que
cela ne mouille pas, et on se sent trempé jusqu'aux os.
— Mais enfin quelles raisons vous a-t-elle données?
— D'où sors-tu? Est-ce que les femmes donnent des raisons? Elle
soutient qu'on t'a mis le pistolet sur la gorge, que ce n'est pas trop
l'un mois pour s'assurer que tu ne te repens pas. Le fond de l'af-
faire, à ce que j'imagine, c'est que sa petite fierté veut avoir sa
revanche et se donner le plaisir de te tenir le bec tlms l'eau,. Tu
l'as balancée, elle le balance... Ne prends pas cet air déconfit. On
prétend que dans le secret de son cœur elle t'adore; c'est l'opinion
de M"* Tiiadet aussi bien que de ton ami l'ai'chitecte, qui par pa-
renthèse n'est guère poli, il n'a pas daigné nous faire sa visite de
digestion... Tout ce que je sais, pour ma pai't, c'est que j'ai dit cent
fois à cette petite des horreurs de toi, et qu'elle a toujours refusé
de les croire.
7/iO REVUE DES DEUX MONDES,
— Je vous suis fort obligé, colonel. Ne pourrait-il pas se faire
qu'à la longue vos petites calomnies eussent produit quelque im-
pression ?
— Mes calomnies? Peut-on te calomnier?.. Je lui ai dit que dans
le temps tu avais tous les vices, mais que tu les avais crevés sous
toi. Fais-lui voir leur acte de décès, enfin sois éloquent, sois habile,
déploie toutes tes grâces. Elle est au jardin, va lui parler, je te
donne carte blanche, je te la livre pieds et poings liés. Fais toi-
même tes affaires; si je m'en mêle, je me fâcherai, elle pleurera,
et je ferai des bassesses pour avoir la paix. Est-ce compris?
Le vicomte descendit dans le jardin et se mit à la recherche de
sa cousine. Il se flattait de l'amener sans peine à composition, et
il était lui-même impatient de s'engager sans retour. Peut-être res-
semblait-il à ce joueur malheureux qui, après avoir perdu au bac-
carat la moitié de sa fortune, craignant de perdre l'autre, s'en alla
trouver le concierge d'une prison pour lui demander en grâce de le
mettre sous clef. Il tardait à Maurice d'être le prisonnier de sa pa-
role et de M"'' Saint-Maur; mais les geôliers ne sont pas toujours
d'humeur à mettre les gens sous clef. M"^ Saint-Maur n'était pas
seule au jardin, elle avait sa sœur auprès d'elle. M"" Sophie avait
attrapé ses quinze ans; c'est l'âge de l'ignorance, mais la curiosité
commence à poindre, et l'ignorance, désireuse de s'instruire, est
un tiers fort incommode dans un entretien d'amour. Simone lit ac-
cueil au vicomte ; elle ne laissa pas de prendre sa sœur par la main
et ne la lâcha plus. Ce garde du corps mit l'éloquence de Maurice
à la gêne. Il attendit pour s'expliquer un moment plus favorable.
On était à la mi-mars. La journée était belle, et le soleil prépa-
rait en secret cet heureux coup d'état qu'on appelle le printemps;
il promettait des fleurs aux pêchers et des feuilles à tous les arbres
qui en demandaient. Le vicomte proposa à sa cousine de faire le
tour du parc et de descendre jusqu'à la Seine. Elle y consentit. Il
pelotait en attendant partie ; il était aimable, empressé, bien di-
sant, approuvait et admirait tout. Simone était fort édifiée de ses
manières et de son langage; toutefois elle le soupçonnait d'avoir son
dessein, et elle se tenait sur ses gardes. Elle lui répondait avec un
peu d'effort; elle avait des distractions causées par des inquié-
tudes. Son avenir lui appartenait encore, elle n'avait pas prononcé
le oui fatal. Elle priait le ciel qu'il la ramenât de sa promenade
saine et sauve, sans s'être liée par un mot irrévocable. Il lui sem-
blait, comme naguère à Se vérin, qu'il y avait dans sa vie une porte
ouverte par laquelle un jour ou l'autre pouvait entrer quelqu'un.
Elle démêlait mal les intentions de ce visiteur que sa destinée
attendait en silence. Pensait-il à M"* Saint-Maur? N'y pensait-il
LE FIANCE DE m"^ SAINT-MAUR. 741
point? Savait-on bien quels étaient ses sentimens et ses vues? Plus
d'une fois elle avait cru surprendre dans son regard une secrète
émotion, comme si son cœur lui était venu subitement dans les
yeux. Sans doute il n'avait rien dit qui pût la confirmer dans le
soupçon qu'elle avait conçu; mais avait-il le droit de parler? 11
aurait fallu le prendre au collet en lui criant : — Aimez-moi donc,
je vous permets de m' aimer. — N'osant crier, elle lui avait écrit;
avait-il compris son billet? La situation de cet homme était aussi
délicate que sa conscience; cependant tout pouvait s'arranger. Il ar-
rive tant de choses 1 Le point est de ne pas se presser. Quel malheur
si un jour Séverin venait frapper à une porte trop lôt fermée en di-
sant à M"* Saint Maur : — C'est votre faute, vous ne m'avez pas at-
tendu! — Et voilà pourquoi M"^ Saint-Maur s'était emparée de la
main de sa sœur et la gardait résolument dans la sienne malgré les
efforts que faisait cette main captive pour se dégager.
On atteignit l'extrémité d'une avenue d'ormeaux et un terre-plein
qui commande la vue de la Seine. Le vicomte s'assit sur un banc; il
fallut bien s'asseoir à côté de lui. Sophie s'ennuyait mortellement;
la conversation n'était pas assez gaie pour la divertir, ni assez
tendre pour l'émouvoir. Elle profita de la circonstance pour s'écar-
ter un peu, et, quand Simone la chercha des yeux, elle avait
disparu.
— Il est donc vrai qu'il vous faut un mois ou même deux pour
vous décider? demanda Maurice à brûle-pourpoint.
L'heure fatale était venue. Simone se résigna, baissa la tête,
détourna les yeux, et répondit : — Ltes-vous sûr qu'en sollicitant
ce délai je ne songe pas à votre intérêt plus qu'au mien?
— Les juges qui punissent un coupable l'assurent toujours que
c'est pour son bien, répliqua- t-il d'un ton presque amer; mais le
coupable est peu reconnaissant à ses juges de la peine qu'ils se
donnent pour l'amender.
Elle trouva qu'il le prenait un peu haut, elle fut tentée de s'in-
surger; il avait dans les yeux quelque chose qui lui imposa.
— De quoi vous punirais-je? répondit-elle doucement.
— Alors c'est une épreuve?
— Peut-être.
— Soyez persuadée qu'elle est de trop.
— Vous le dites aujourd'hui; mais demain?
Il repartit avec une énergie d'accent qui ressemblait à de la co-
lère : — Je vous jure que demain, comme après-demain, je serai
l'homme que vous voyez aujourd'hui. Je vous jure que je vous ré-
ponds de votre bonheur, et que, si vous étiez malheureuse avec moi,
je me tiendrais pour un misérable,
11x1 REVUB DES DEUX MONDES,
M"^ Saint-Maur fut saisie d'un tremblement. 11 se repentit de
l'avoir effrayée, et il prit sa voix la plus caressante pour lui dire :
— Permettez-moi de penser que dès cet instant nous sommes en-
gagés d'honneur l'un envers l'autre.
Elle regarda couler la Seine, elle crut voir couler sa destinée. Il
lui parut que tantôt elle s'était livrée à de sottes rêveries, qu'elle
s'était grossièrement abusée, qu'elle avait caressé une chimère et
fondé son avenir sur la plus trompeuse des espérances : elle était
folle de s'imaginer que Séverin eût pour elle plus que de l'amitié;
ce sage, cet homme de volonté < t de devoir, cette tète ronde, ce
puri:ain savait-il aimer, ce qui s'appelle aimer? Elle crut entendi'e
le bruit d'une iporte qui roulait pesamment sur ses gonds,; il n'y
avait personne derrière.
Maurice lui avait pris la main, qu'il porta à ses lè'-res en disant :
— J'attends, ne me répondrez- vous pas?
Tout à coup une voix cria : — Les voici, mais nous arrivons mal
à propos.
Le vicomte se leva tout d' une pièce , il aperçut son frère et un
peu plus loin sa belle-sœur. Heureuse de l'incident, bénissant le
ciel qui l'avait entendue, Simone courut à leur reiiContre.
— Ma charmante cousine, excusez Gûotre indiscrétion, lui dit le
comte d'Arolles; j'ai de bons yeux, et ce n'est pas ma faute si le
bocage a perdu son mybtère... Vous voyez des gens qu'un prochain
départ empêchera de signer à votre contrat, et qui n'ont [-as voulu
se mettre en route sans vous avoir présenté leurs meilleurs sou-
haits. Ma femme était impatiente de faire votre connaissance.
Puis, allant à sonilrère et lui prenant le bras, il le tira à l'écart.
— Petit Maurice, commença- t-il, j'ai de grosses nouvelles à te con-
ter. Tu es trop absorbé dans tes amours pour soupçonner ce qui se
passe dans Landerneau et que nous sommes en pleine crise minis-
térielle. On m'a offert avec insistance le ministère de l'intérieur. J'ai
refusé, cela.t'étonne, mais tu vas me comprendre. Tu sais .ou tu ne
sais pas que j'ai donné à plein coiliir dans cette grande conspira-
tion avortée qu'on appelle l'entreprise de la fusion. Que \ eux- tu?
ma simplicité d'esprit ne pouvait admettre qu'un prince fût capable
de refuser une couronne plutôt que de s'imposer le modeste sacri-
fice de coudre une loque tricolore à son drapeau blanc. 11 y a des
incrédulités fatales. Quoique Bernardin de Saint-Pierre nous en
donne sa parole d'honneur, je n'avais jamais cru que Virginie eût
mieux aimé se noyer que d'ôter sa chemise. Il paraît cependant que
l'histoire est vraie, puisqu'elle vient de se répéter. Bref, je me suis
outrageusement trompé, et nous voilà réduits à ta charmante répu-
blique, que nous tâcherons de rendre décente et habitable; mais en
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 7^3
ce qui me regarde, on a beau dire qu'erreur ne fait pas compte,
j'estime qu'il faut toujours compter avec ses erreurs. Si j'acceptais
en ce moment un p )riefeuille, je serais tiré à deux chevaux entre
les engagHmens que j'ai pris et ceux que je devrais subir. Rien n'use
plus vite un homm.e d'état que les collisions de devoirs et les tirail-
lemens. Je préfère m'en aller, disparaître, faire le plongeon... Ras-
sure-toi, je ne me retire pas sur le fumier du bonhomme Job. On
m'a offert une ambassade, je l'ai acceptée, et j'irai passer à Gon-
stantinople le temps qui sera strictement nécessaire aux mues de
ma conscience. Je ferai là-bas de profondes réflexions, ajouta-t-il
en riant, sur les beautés du régime républicain, et à mon retour
j'aurai la tournure et les opinions d'un ministre vraisembhible de
la république.
— Quand pars-tu? lui demanda Maurice d'une voix fiévreuse.
— Le plus tôt possible. Ma nomination n'est pas encore annoncée,
mais elle est décidée depuis huit jours, et huit jours ont suffi, à ton
admirable belle-sœur pour avancer beaucoup ses préparatifs de
départ. Demain je l'emmène à la Tour, oîi elle a de grosses affaires
à régler. J'espère que dans un mois je pourrai me rendre à mon
poste.
Maurice demeura comme perdu dans ses pensées. Sa raison lui
criait : — Tu es sauvé! — mais il est des momens où notre raison
nous apparaît comuie uni3 étrangère qid ne sait pas nos secrets.
— Ah çà! j'aime à croire que tu me regrettes un peu, lui dit
Geoffroy en le tirant doucement par l'oreille.
— Tu n'en doutes pas?
Le comte d'AroUes se mit à rire et s'écria; — Nigaud, je t'emmène.
— A Gonstantinople?
— Apparemment. Tu es si bien commencé! je prétends achever
mon ouvrage. Je te ferai attacher à l'ambassade, j'en ai déjà touché
un mot au ministre. Quand tu auras le pied à l'étrior, je piquerai
1& mule... Marie-toi bien vite, pom'suivit-il, tu viendras nous re-
joindre là-bas. Un seul toit, une seule gamelle, un seul cœur à
partager entre quatre, voilà une partie carrée qui est tout à fait de
mon goût.
— Un instant, s'écria Maurice éperdu, il faut savoir si cette par-
tie est du goÛL de tout le monde.
— Et qui se permettrait; d'y trouver à redire? Serait-ce Gabrielle
par hasard? E'ie m'en a donné l'idée.
Ces paroles portèrent le dernier coup au vicomte. Il répondit en
cherchant ses mots : — Je lui en suis fort reconnaissant, mais c'est
impossible. Gertainement Simone... Elle ne consentira pas à s'éloi-
gner de son père... Et le colonel lui-même....
7A4 REVUE DES DEUX MONDES.
— Éternel faiseur de difficultés! répliqua Geoffroy. Ah ! tu t'ima-
gines que Simone... Je vais de ce pas la consulter.
A ces mots, malgré les efforts que fit son frère pour le retenir,
il se dirigea vers le banc où s'étaient assises la comtesse et
M"*' Saint-Maur.
L'entretien de ces deux femmes était froid, pénible, contraint. En
venant à la Rosière pour la première fois, Gabrielle s'était promis
d'y instruire un procès, d'y faire subir à M"'' Saint-Maur un inter-
rogatoire en forme; elle n'en eut pas le courage. Elle se sentait hors
d'état d'achever une phrase oii se trouverait le nom de Maurice; si
accoutumée qu'elle fût à se posséder, elle craignait de se trahir en
le prononçant. Elle ne parlait à Simone que des choses les plus in-
différentes, et son ton était sec, avec une nuance de hauteur.
M"^ Saint-Maur n'éprouvait qu'une curiosité bienveillante pour une
femme dont elle admirait l'élégance et l'éblouissante beauté; mais
il lui parut que la comtesse l'examinait avec une attention indis-
crète, qu'elle attachait sur son visage des yeux de lynx ou de basi-
lic, qu'elle l'analysait, qu'elle l'épluchait. Elle crut découvrir une
dureté cachée dans son sourire, une secrète malveillance dans son
regard, une griffe sous sa politesse, un scalpel au fond de ses yeux.
Les femmes du monde ne se doutent pas de la sûreté de clairvoyance
avec laquelle les âmes droites et simples les pénètrent souvent. Tou-
tefois M"^ Saint-Maur résistait à son impression, qu'elle traitait de
déraisonnable. Elle se disait : — Que lui ai-je fait? pour quel motif
me voudrait-elle du mal? — Son impression était plus forte que
son raisonnement, et, en dépit de sa bonne volonté, elle ne par-
venait pas à rompre la glace. Elle fut charmée de voir s'approcher
le comte, qui lui cria :
— Que dirait M'^' Simone Saint-Maur si on lui proposait d'aller
faire un tour à Gonstantinople?
— Elle en serait fort surprise.
— Et sa surprise serait-elle du nombre des étonnemens agréables?
— Pourquoi pas? répliqua-t-elle.
— Tu l'entends, Maurice... Silence! Ne te mêle de rien, per-
sonne ne te demande ton avis. Je me réserve l'avantage de traiter
cette affaire avec elle.
Aussitôt, offrant son bras à Simone, il l'entraîna d'un pied gail-
lard le long de l'avenue qui conduisait à la maison, laissant face à
face son frère et Gabrielle. Ils se mirent aussi en marche, mais à
pas comptés, et virent disparaître bientôt à l'un des tournans du
chemin la robe lilas de M"^ Saint-Maur.
La comtesse jeta un regard en dessous à Maurice, qui cheminait
à côté d'elle, muet comme un tombeau. Puis elle lui dit : — Je
LE FIANCÉ DE m"" SAINT-MAUR. 745
VOUS fais mon compliment, elle est fort bien, et vous êtes un homme
de goût. Quand je l'ai vue l'autre soir, j'ai cru retrouver une figure
de connaissance. Sûrement je l'avais rencontrée quelque part, dans
le premier roman anglais qu'on m'a permis de lire. Elle doit s'ap-
peler Evelina, ou Mary, ou Queechy, et sous un air timide elle cache
une volonté tenace. Savez-vous ce qu'elle compte faire de l'homme
qu'elle croit aimer? Elle l'épouse pour le gouverner et le convertir.
L'amour pour ce genre de blondes est une tyrannie douce, une vé-
ritable direction de consciences. La vôtre sera en de bonnes mains.
Il lui répondit : — Vous m'avez deviné. J'avais besoin d'un direc-
teur ; pouvais-je en trouver un plus charmant ?
Elle quitta le ton de l'ironie pour lui dire en s'animant : — Pre-
nez-y garde, je soupçonne ^1"*= Saint-Maur d'être une personne très
fière. Elle ne voudrait plus de vous, si elle venait à se douter que
vous l'épousez par dépit.
— Où prenez-vous, s'il vous plaît, que je l'épouse par dépit?
— Soyons tous les deux de bonne foi. Je suis convenue qu'elle
est charmante, convenez que vous ne l'aimez pas.
— Vous vous trompez étrangement, je vous affirme que je l'aime.
— Vous le diriez cent fois que je ne vous croirais pas.
— Vous m'en croiriez si vous connaissiez comme moi M"^ Saint-
Maur. Elle a un mérite bien rare que vous ne soupçonnez point.
— Quel mérite ?
— Elle a, madame, des yeux et une bouche qui n'ont jamais
menti.
— Quand je vous disais que vous l'épousiez par dépit, répondit-
elle en brassant du pied un amas de feuilles sèches. Elle poursuivit
d'une voix sourde : — Vraiment oui, je connais des femmes qui
mentent ; mais les unes mentent quand elles affirment qu'elle ai-
ment, les autres quand elles soutiennent qu'elles n'aiment pas. Ces
dernières méritent votre indulgence. Elles se défendent comme elles
peuvent contre l'homme qu'elles redoutent et peut-être contre elles-
mêmes. Leurs mensonges sont un bouclier derrière lequel s'abritent
leur repentir et leur faiblesse.
Elle regarda fixement Maurice : — Je vous ai menti une fois, re-
prit-elle; mais savez-vous quand? Il me semble que c'est toute la
question.
— J'ai renoncé à la résoudre, répondit -il en évitant son re-
gard, et vous emporterez votre secret à Constantinople.
Ils se turent pendant quelques minutes. Tout à coup, s'arrêtant,
Gabrielle glissa la main dans une poche intérieure de son mantelet
fourré, elle en tira un carnet et de ce carnet un papier, qu'elle
tendit à Maurice en lui disant : — Lisez.
7/i6 /REVUE DES DEUX MONDES.
Après un moment d'hésitation, il prit le papier et lut ce qui suit :
<( Je vous aime, et vous le savez ; mais vous affectez de ne pas'le
savoir. Par un jeu cruel vous feignez de ne pas me comprendre et
vous m'avez toujours empêché de m'expliquer. Mon supplice ne
peut se prolonger indéfiniment. Ce que vous me défendez de vous
dire, je vous l'écris. Désormais nous ne pourrons plus ignorer, vous
et moi, ce que nous devons penser l'un de l'autre. Je suis trop mal-
heureux pour ne pas préférer au doute qui me tourmente la plus
funeste des certitudes. Si après avoir lu cet aveu vous me permet-
tez de vous revoir, ce sera me permettre d'espérer; si vous me pu-
nissez de mon audace en me bannissant de votre présence, je ne
croirai pas, sachez-le bien, que>vous m'ayez sacrifié à votre devoir.
Vos rigueurs me confirmeraient dans un soupçon qui s'impose à mon
esprit. Depuis quelques mois, il y a dans votre cœur une passion
mystérieuse, contre laquelle vous vous défendez mollement ; elle
vous cause un trouble secret, dont les symptômes ne m'ont point
échappé. Qui est mon rival? Je ne le sais pas encore; mais cet in-
connu fera peut-être votre malhem*. Mérite-t-il vraiment d'être
préféré par vous à un homme dont la discrétion vous est connue et
qui saurait cacher au monde sa gloire et son bonheur? »
Après avoir lu cette lettre, Maurice la froissa dans sa main, que
la fièvre et la colère faisaient trembler. Soudain il vit accourir au
travers d'un taillis la jolie levrette de M"** Saint-Maur, qui était à
la recherche de sa maîtresse. En trois bonds, elle atteignit l'avenue.
L'air inquiet, à demi farouche, elle s'approcha de la comte&se d^A-
rolles, tourna en cercle autour d'elle, la queue basse, le museau
frissonnant, comme si elle eût flairé un ennemi. Puis, allant à Mau-
rice, elle se dressa sur ses pattes de derrière, posa les pattes de
devant sur son épaule, allongea vers lui sa tête fine et ses yeux
humides, dont le regard était presque humain . 11 est question dans
les Mille et une Nuits de princesses qui, métamorphosées en chiennes
par la baguette d'un enchanteur, en sont réduites à parler avec 'les
yeux. Le regard de la levrette était parlant; il disait à Maurice :
Défie-toi. Il la caressa; il aurait voulu la garder auprès de lui pour
qu'elle le gardât contre lui-même, mais les princesses enchantées
sont courtes dans leurs discours comme dans leurs apparitions, il
faut saisir leurs averti ssen.ens au vol. La levrette mordilla un in-
stant la main droite du vicomte, et bientôt fit un bond comme pour
happer le papier qu'il tenait dans sa main gauche et qu'il mit hors
d'atteinte. Elle reprit terre, tourna une seconde fois autour de Ga-
brieîle, et repartit comme un trait.
Maurice rendit la lettre à sa belle-sœur en lui disant : — A quelle
fin m'avcz-vous fait lire cette brûlante déclaration?
LE FIANCÉ DE .m"'^ SAINTHSI.ïUR. Ikl
' — Ne vous a-t-elle rien appris?
— Pardonnez-moi, répondit-il durement, elle m'a appris qu'un
fat irrité peut tout se permettre avec certaines femmes et leur jeter
un insolent défi, parce qu'il sait bien qu'elles ne se fâchent jamais.
Elle lui repartit avec une mansuétude qui Tétonna : — Une fois
pour toutes, qu'entendez-vous par certaines femmes?
— Celles qui n'ont pas de cœur et qui n'admettent pas qu'on en
ait. — Et, se calmant, il ajouta : — Croj^ez que jo vous juge sans
colère; mais vous conviendrez que j'ai le droit de vous juger.
— Encore ne faut-il calomnier personne, répliqua-t-elle. Etes-
vous certain d'avoir la dans mes pr-nsécs? et ne serait-il pas pos-
sible que riiomme qui a écrit cette lettre me connût mieux que
vous?
— C'est de M. de Niollis que vous entendez parler?
— De lui ou d'un autre, il n'importe; je parle d'un homme qui
peut-être m'a devinée et qui me reproche une passion mystérieuse
à laquelle tour à tour j'^. m'abandonne et je résiste. S'il a dit vrai,
pensez-vous que je sois à plaindre ou à blâmer?
Ils étaient sortis de la forêt, ils longeaient le mur de clôture du
jardin. Maurice hâta le pas. Gabrielle se plaça devant lui, au mi-
lieu de l'allée, et lui barra le passage. La lèvre plissée, le sourcil
frémissant, l'œil en feu, elle s'écria : — Vous ne me croyez pas?
Qu'exigez -vous de moi? Quel gage de ma sincérité, quelle garantie
puis-je vous donner?
— Un second éventail, répondit-il avec un sourire amer. Pour
votre bonheur et pour le mien, vraies ou fausses, vos explications
sont venues trop tard.
Elle eut un emportement de hauteur et de colère. — Yous n'é-
pouserez pas M"* Saint-Maur, lui dit-elle; ce mariage serait une
mauvais;' action.
— Pourquoi donc, je vous prie?
— Vous n'avez plus le droit de disposer de vous... Yous lui offrez
votre cœur, je la défie de m'en chasser !
Maurice lui iaiposa silence par un geste énergique; à l'angle de
la muraille, il avait vu apparaître Simone. Elle venait annoncer à
M'"^ d'Arolles que le comte l'attendait, qu'il était pressé de retour-
ner à Paris. Elle n'avait rien entendu, mais ce qu'elle voyait l'é-
tonna. Elle pronenait son regard de Maurice à la comtesse, de la
comtesse à Maurice, et ce regard les fit pâlir l'un et l'autre. Le vi-
comte se remit le premier de son trouble. Il s'avança vers sa cou-
sine et lui ten \\i la main; elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Elle
laissa passer devant elle la comtesse sans la quitter des yeux; puis
elle dit à Maurice : — Partez-vous aussi?
7/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Si vous me le permettez, lui répondit-il, j'attendrai le der-
nier train.
— Fort bien, dit-elle d'un ton si tranquille et si posé que le vi-
comte se rassura.
— Mon cher Maurice, lui cria son frère, qui venait au-devant de
lui, je te félicite de tout mon cœur. Tu épouses non-seulement la
personne la plus blonde de l'univers, mais la plus sensée, la plus
avisée, la plus réfléchie, la plus raisonnable. C'est un plaisir que
de causer affaires avec elle, et si jamais j'ai un cas très embrouillé
à débattre avec le Grand-Turc, c'est elle que je lui enverrai pour le
mettre à la raison.
— On en dira tant, mademoiselle, que je serai jalouse de vous,
dit la comt:sse à Simone avec un sourire forcé et un frémissement
dans la voix.
Simone la regarda sans lui répondre, et cette fois ce fut l'oiseau
qui fit baisser les yeux du basilic.
Après le départ de son frère et de sa belle-sœur, le vicomte d'A-
rolles fit de vaines tentatives pour se retrouver un instant seul
avec sa cousine. Elle évita soigneusement le tête-à-tête. Pendant le
dîner, elle parut préoccupée, pensive; elle cherchait à mettre de
l'ordre dans ses idées, à démêler certaines sensations, aussi confuses
que vives, qui lui causaient une sorte d'effarement. Que signifiait
le tro^uble subit qui s'était peint sur deux visages au moment où
elle avait paru au détour d'une muraille? Les rôles étaient donc
renversés? Comment se faisait-il qu'on eût peur d'elle, qui avait eu
souvent peur des autres? A l'exemple de l'animal « inquiet et dou-
teux » de la fable, à qui tout donnait la fièvre, elle eût dit volon-
tiers : — Ma présence effraie aussi les gens ! — ■ Elle raisonnait avec
elle-même sur son aventure, où sa candeur ne voyait pas clair. Le
bandeau de l'innocence sur les yeux, elle allait et venait au bord
d'un fossé.
En sortant de table, le colonel, frappé de son air rêveur, lui pinça
la joue en lui disant : — Bon voyage, mademoiselle; vous voilà déjà
en route pour la Turquie?
— Il est bon que je la voie en rêve, lui répondit-elle, je ne la
verrai pas autrement.
— Qu'est-ce à dire? Il est trop tard pour réclamer; ton enjô-
leur de futur beau-frère, cette gloire de la tribune, a tiré parole
de toi.
— C'était un badinage, répliqua-t-elle avec une douce fermeté ;
j'aime trop la Rosière, je n'irai pas à Constantinople.
Maurice se pencha vers elle et lui dit tout bas : — Parlez pour
moi comme pour vous; nous n'irons pas là-bas, c'est trop loin.
LE FIANCÉ DE m"^ SAINT-MAUR. 7^9
Elle poussa un soupir de soulagement, et ses yeux témoignèrent
au vicomte beaucoup d'estime et un peu de reconnaissance.
— Mille tonnerres ! s'écria le colonel, ces êtres-là sont trop em-
brouillés pour moi. Gela dit blanc, cela dit noir dans la même
minute. Mademoiselle Trimlet, quand donc les femmes auront-elles
le sens commun?
L'excellente demoiselle, un peu piquée, lui repartit de son ton le
plus grenadier : — Mais, avec votre permission, monsieur le colo-
nel, je suis une femme, moi aussi.
— Si peu que rien, ma chère, lui répondit-il ; faites-moi ma partie
d'échecs.
Simone leur apporta l'échiquier, et courut à son piano, l'ouvrit,
entama un nocturne de Chopin. Gomme elle achevait la dixième
mesure, Maurice lui prit les deux mains et lui dit :
— Persistez-vous à me mettre à l'épreuve?
— Oui.
— Et cette épreuve sera-t-elle longue?
— Cela dépend de vous... Il m'est venu un caprice.
— Quel qu'il soit, vous serez obéie.
— Le départ de la comtesse d'Arolles est- il proche?
— Elle partira demain soir pour la Tour, répondit le vicomte
sans oser regarder cette timide qui était devenue intimidante.
— Ainsi vous ne la reverrez pas?
— Je lui ai fait mes adieux;... mais pourquoi désirez- vous que
je ne la revoie pas?
Elle hésita un moment. — Je crois que cette femme ne m'aime
pas, et je sens que je ne peux pas l'aimer. Avouez que tantôt elle
vous disait du mal de moi.
Comme il se taisait, elle reprit : — J'ai votre parole?
— Assurément, mais j'ai la vôtre aussi. Donnez-moi l'assurance
que nous sommes engagés l'un envers l'autre.
— C'est Chopin qui vous répondra.
Gela dit. M"* Saint-Maur se hâta de recommencer son nocturne.
Le vicomte d'Arolles entendit mal les explications que devait lui
donner Chopin. 11 comprit seulement que sa musique renferme un
délicieux poison à l'usage des âmes tristes,
Victor Gherculiez.
[La quatrième partie au prochain n".)
LES PREUVES
DE
LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION
EN HISTOIRE NATURELLE
La science n'a pas de prétention à la vérité absolue, elle ne connaît
que des faits constatés ou des théories dont la probabilité, voisine
de la certitude, repose sur la concordance des preuves accumulées
qui militent en faveur de ces théories. Ainsi en astronomie la ro-
tation de la terre sur elle-même et autour du soleil est un fait
confirmé par toutes les observations directes et tous les calculs. Il
en est de même de la théorie de l'attraction. Quand Nevrton en
formula les lois, des objections se produisirent de toutes parts :
elles furent toutes réfutées, et les progrès ultérieurs de la méca-
nique céleste confu-ment tous les jours l'existence de ces lois. En
physique, la théorie de la transformation des forces, quoique d'ori-
gine récente, domine déjà la science tout entière; les difficultés
disparaiss nt à mesure qu'elles surgissent, et tous les jours des
preuves nouvelles s'ajoutent à celles que l'on connaissait déjà.
Chaleur, lumière, électricité, magnétisme, ne sont pas des agens
distincts, des fluides impondérables, comme on disait autrefois, ce
sont des modes de mouvement. En chimie, la théorie moderne de
l'atomidté rend compte non-seulement de la nature des combi-
naisons connues, mais, permettant en outre de prévoir les combi-
naisons possibles, elle devient une puissante méthode d'investigation
qui enfante tous les jours de nouvelles découvertes. En physiologie,
la doctrine des actions réflexes, malgré son origine récente, s'af-
fermit également par l'addition des observations et des expériences
nouvelles qui la confirment.
lA THÉORIE DE l'ÉVOLDTION, 751
Comme celui de la physiologie, l'objet des sciences naturelles est
plus complexe que celui des sciences astronomiques, physiques ou
chimiques; les faits sont moins simples, moins nets, les phénomènes
plus compliqués, les expériences moins sûres, les déductions plus
difficiles. Dans l'être organisé, végétal ou animal, des appareils mul-
tiples et variés remplissent des fonctions différentes qui s'influen-
cent réciproquement. Les formes ne sont plus géométriques comme
celles des astres et des cristaux : elles sont variables ,avfic l'âge,
puisque les êtres vivans naissent, s'accroissent et meurent. L'en-
semble de ces êtres constitue une série progressive qui se compose
de créatures de plus en plus parfaites, depuis ces oi'ganismes élémen-
taires et ambigus, intermédiaires entre le végétal et l'animal, jus-
qu'à l'homme, glorieux couronnement du règne organisé. Récem-
ment encore aucune loi générale ne reliait ces êtres entre eux : on
avait reconnu leurs affinités réciproques, traduites par la méthode
naturelle en botanique et en zoologie; mais la cause de ces affini-
tés, celle du développement individuel, les liens qui unissent les vé-
gétaux et les animaux fossiles aux végétaux et aux animaux vivans,
étaient inconnus. La théorie de l'évolution, émise par Lamarck (1)
dès 1809, philosophiquement comprise par Goethe, définitivement
formulée par Charles Ikirwin et développée par ses disciples, relie
entre elles toutes les parties de l'histoire naturelle, comme les lois
de Newton ont relié entre eux les mouvemens des corps célestes.
Cette théorie, connue aussi sous les noms de darwinisme, transfor-
misme, théorie de la descendance, a été maintes fois exposée. Mon
but dans cette étude est de montrer qu'elle a tous les caractères
des lois newtoniennes, et qu'elle s'appuie comme elles sur une con-
cordance de preuves qui se multiplient tous les jours. Au jugement
des esprits non prévenus et suffisamment doués, elles lui donnent
donc le caractère de probabilité voisine de la certitude , postula-
tum de la vérité dans les sciences positives.
I. — CONTt:VCITÉ DE LA CRÉATION. — ATAVJSJTE.
Le point de départ de la doctrine de l'évolution, c'est la coiili-
nuitè de la création sur la terre, depuis la première apparition des
êtres organisés jusqu'à l'heure actuelle. Cette continuité est une dé-
couverte des temps modernes. Au commencement et môme au mi-
lieu du xviii" siècle, les naturalistes ne connaissaient guère que les
végétaux et les animaux vivans. La paléontologie n'était pas encore
née. Cependant, dès la fin du xvi* siècle, deux grands artistes, Léo-
nard de Vinci et Bernard Palissy (2) avaient déjà annoncé que la
(1) Voyez une étude sur Lamarck dans la Revue du X'"'' mars 1873.
(2) Discours admirables des pierres, 1580 [OEuvres complètes), édition Cap, p. 275.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
terre renfermait des coquilles qui avaient vécu dans le sein de mers
disparues dont le fond émergé constituait le squelette des continens
actuels. Leur œil exercé avait reconnu l'analogie de ces formes nou-
velles avec les formes connues des coquilles vivantes; mais c'est
seulement un siècle plus tard que cette vérité fut établie scientifi-
quement par Stenon et Hooke, puis vulgarisée par Buffon. Les pro-
grès de la paléontologie ne pouvaient être rapides. Les matériaux
dont elle se sert, enfouis dans les profondeurs de la terre, ne sont
le plus souvent restitués à la lumière que par des fouilles entre-
prises dans une intention toute différente : c'est le hasard qui les
met au jour, et la plupart de ces restes négligés, dispersés, oubliés,
souvent détruits, sont perdus pour l'étude. On ne recueillit d'abord
que des débris animaux, ossemens, carapaces et coquilles, les em-
preintes végétales conservées dans le sein de la terre passaient
complètement inaperçues. On savait seulement qu'il existait des
bois silicifîés fossiles, semblables au bois de nos arbres vivans.
L'ignorance de la paléontologie se compliquait chez Linné et ses
contemporains d'une idée préconçue : ils admettaient a priori que
les espèces avaient été créées l'une après l'autre, qu'elles jouis-
saient d'une existence propre et se distinguaient par des caractères
dits spécifiques se transmettant héréditairement par voie de géné-
ration. Ces naturalistes étaient convaincus que ces espèces n'avaient
d'autre lien entre elles qu'une ressemblance plus ou moins étroite
avec d'autres espèces auxquelles on les réunissait pour constituer
le groupe conçu sous le nom de genre par Tournefort. Ce préjugé,
joint à l'absence de toute notion paléontologique, empêchait le pro-
grès qui s'est accompli depuis; il se faisait dans une autre direc-
tion : la botanique, science purement descriptive à cette époque,
avait devant elle la tâche immense de découvrir, de reconnaître, de
décrire et de classer les végétaux vivans à la surface du globe : elle
y suffisait à peine, et l'inventaire est loin d'être achevé.
La paléontologie systématique est l'œuvre du xix® siècle. Sous
l'impulsion de Cuvier, celle des animaux devança celle des végé-
taux. Cependant ceux-ci sont étudiés à leur tour par Schlotheim,
Adolphe Brongniart, Corda, Lindley et Goeppert; mais, la plupart des
animaux et des végétaux découverts dans le sein de la terre parais-
sant fort différens de ceux qui vivent actuellement, on en avait
conclu qu'il y avait discontinuité complète entre la création des
êtres organisés vivans et celle des corps organisés fossiles. Le
génie de Cuvier n'avait cependant pas méconnu que les espèces
éteintes rentraient dans le cadre général du règne animal et com-
blaient certaines lacunes entre les différens ordres dont il se com-
pose; mais il n'admettait pas que les animaux vivans fussent les
descendans de leurs ancêtres disparus. La géologie de cette époque
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUTION. 753
était favorable à l'opinion de Guvier : elle enseignait que la terre
avait été le théâtre de grandes révolutions, de cataclysmes épou-
vantables dans lesquels tous les êtres créés avaient péri. Le dé-
luge biblique, origine première de ces idées préconçues, était un
exemple et une preuve de ces cataclysmes. Il y a plus : le soulève-
ment des montagnes, attesté par le redressement et le contourne-
ment des couches déposées d'abord horizontalement au fond de la
mer, apparaissait aux yeux des géologues comme un phénomène
violent et subit comparable à un changement à vue sur la scène
de l'Opéra lorsque les montagnes surgissent au coup de sifflet du
machiniste. Ces soulèvemens semblaient être la cause de cata-
clysmes périodiques entraînant la destruction de tous les animaux
et de tous les végétaux existant alors. La science moderne a fait
justice de toutes ces suppositions. Éclairée par la physique du
globe et la paléontologie, l'histoire de la terre nous enseigne que
notre globe n'a pas été le théâtre de révolutions périodiques. Ses
archives, représentées par les différentes couches qui composent
l'écorce terrestre, renferment les débris d'une succession d'ani-
maux et de végétaux commençant par les organismes les plus
simples et se terminant par les plus complexes. Semblables aux in-
scriptions et aux médailles sur lesquelles s'appuie la chronologie de
l'histoire, ils nous dévoilent la progression des êtres depuis les ter-
rains les plus anciens jusqu'aux plus modernes. La continuité avec
les espèces actuellement vivantes ne saurait être niée désormais : il
n'y a pas d'hiatus dans la création.
Donnons d'abord quelques exemples empruntés à la botanique.
Dans nos jardins et dans nos bois, nous sommes entourés de végé-
taux qui vivaient aux époques géologiques antérieures à l'époque
moderne. Deux espèces d'érables (1), le hêtre, le sapin argenté, le
noyer d'Amérique à feuilles cendrées, le grenadier, l'arbre de Ju-
dée, le laurier-rose, les pistachiers lentisque et térébinthe, l'arbre
aux quarante écus (2), existaient déjà pendant l'époque tertiaire.
Le climat de cette époque ayant été plus chaud que celui de la
nôtre, on les retrouve à l'état fossile dans des localités où ils ne
pourraient plus vivre actuellement : le grenadier aux environs de
Lyon, le laurier des Canaries en Provence, le gincko au Spitzberg,
en Sibérie et au Groenland, à des latitudes où aucun arbre ne peut
résister actuellement à la violence des vents et aux rigueurs de
l'hiver. On a retrouvé le même arbre à l'état fossile près de Siniga-
glia en Italie. Ainsi donc le gincko , qui date de l'époque jurassique,
(1) Acer opuUfolium, A. monspessulanum.
(2) Gincko biloba.
TOMB XHI. — ISie. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est propagé en rayonnant pendant l'époque tertiaire du pôle vers
les régions méridionales. Partout il a succombé par suite de chan-
gemens climatologiques auxquels il a été soumis, excepté en Chine
et au Japon, où il est encore à l'éiat sauvage. Réintroduit en Europe
en 175/i, il s'accommode très bien des climats de l'Angleterre, de
la France et de l'Italie. Voilà donc un arbre fossile encore vivant,
ainsi que ceux mentionnés précédemment avec lui. Il en est de
même du laurier-rose {Nerium oleander). Spontané dans le Var,
la rivière de Gênes, la Sicile, le midi de l'Espagne, la Grèce, la Sy-
rie, etc., il a été trouvé fossile dans les grès tertiaires inférieurs de
la Sarthe, dont le climat présent lui serait mortel.
Ces deux exemples, auxquels nous pourrions en joindre beau-
coup d'autres, suffisent pour démontrer que la flore actuelle n'est
que la continuation de la flore fossile, puisque des espèces enfouies
dans le sein de la terre vivent encore à sa surface; mais le plus
souvent l'identité des formes fossiles avec les formes vivantes n'est
pas absolue : on trouve de légères nuances. Comment s'en étonner,
puisque le climat auquel l'espèce actuelle s'est accommodée est
difl"érent de celui auquel l'espèce fossile était soumise? Les in-
fluences du milieu ambiant sont encore manifestes de nos jours. En
voyageant du sud au nord, ou en s'élevant de la plaine sur les
Alpes et les Pyrénées, on voit les espèces se modifier. Les bota-
nistes leur ont donné souvent des noms différens, mais on reconnaît
très bien l'identité originelle en suivant pas à pas les modifications
successives qu'elles subissent (1). Le voisinage de la mer, l'humi-
dité plus ou moins grande de l'atmosphère, la nature et la compo-
sition chimique du sol produisent des effets semblables. Il est grand,
le nombre des espèces vivantes que l'on peut rattacher ainsi par
voie de comparaison aux espèces fossiles ; mais il en est beaucoup
aussi dont la généalogie n'est pas encore établie et ne le sera peut-
être jamais. Toutefois on peut affirmer dès aujourd'hui que la flore
actuelle est, par voie de descendance, la continuation de la flore
tertiaire.
Cette descendance nous est encore démontrée par les phénomènes
d^ atavisme que nous présente le règne végétal. On entend par ata-
visme la réapparition chez les descendans de caractères ou de par-
ticularités qui existaient chez les ancêtres. En voici quelques
exemples. Le gincko, dont nous avons parlé, a les feuilles d'une
fougère, le tronc d'un arbre de la famille des conifères, des fleurs
mâles en chatons comme celles des amentacées (peupliers, bou-
leaux, etc.), et une graine nue comme celle des Cycas. Ces faits et
d'autres plus minutieux prouvent que les fougères sont les ancê-
(i) Le genévrier de la plaine devient le genévrier nain de la montagne, le Saxifraga
aspera devient Saxifraga bryoides, le pin sylvestre pin de montagne, etc.
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUTION. 755
1res communs de cet arbre et des cycadées; il possède en outre,
par anticipation, les chatons mâles des amentacées, qui lui succé-
deront clans l'ordre hiérarchique des végétaux, ordre identique à
celui de la succession des végétaux dans l'échelle des terrains géo-
logiques. Tout le monde connaît le vulgaire chardon roulant de nos
terrains stériles; il fait partie du genre Eryngium, famille des om-
bellifères. Celte famille appartient à l'embranchement des Dicoty-
lédones^ et comme toutes les plantes qui germent avec deux feuilles
séminales, la plupart des Eryngium ont des feuilles à nervures
divergentes; mais un certain nombre d'Eryngiion américains por-
tent de longues feuilles rubanées à nervures {;arallèles comme celle
des ananas, des Pandamis, des Agave. Ces Eryngium ont donc
conservé par atavisme les feuilles des végétaux monocotylédones,
leurs ancêtres. Les Arum ou les Smilax au contraire, quoique mo-
nocotylédones, possèdent déjà par anticipation les feuilles diver-
gentes des dicotylédones, leurs successeurs. De même \q2, Acacia
de la Nouvelle-Hollande ont, au lieu de feuilles composées comme
ceux de l'Afrique et de l'Asie, des feuilles à nervures parallèles, pé-
tioles élargis appelés pZ/yllodes, analogues aux feuilles rubanaires
des monocotylédones. De même encore certaines renoncules aqua-
tiques rappellent les fluteaux [Alisma] de nos marais, qui appar-
tiennent aux monocotylédones. La crainte d'entrer dans des détails
trop techniques et de citer des plantes connues des seuls botanistes
m'empêche de multiplier ces exemples.
Voyons si la zoologie confirme les vérités générales que la bota-
nique nous enseigne, sachons si le règne animal actuellement vi-
vant se continue également sans interruption avec le règne ani-
mal fossile, si les êtres qui se meuvent et se multiplient autour de
nous sont les descendans de ceux dont les ossemens ou les enve-
loppes solides reposent depuis un nombre incalculable de siècles au
sein des couches géologiques. Je ne parlerai guère que des mam-
mifères pour n'être pas entraîné à citer des animaux inconnus de la
plupart des lecteurs. La botanique nous a appris que les grandes
divisions du règne végétal, les monocotylédones et les dicotylé-
dones, comprenant les végétaux supérieurs ou phanérogames, ont
été précédés dans les dépôts plus anciens par leurs ancêtres paléon-
tologiques immédiats, les fougères et les lycopodes. Il en est de
même pour les mammifères : les plus inférieurs, didelphos ou mar-
supiaux de l'Australie (kangourous, thylacine, phascoiôme), corres-
pondent à des didelphes fossiles, les T//ylacolherium et les Phasco-
latherium de l'étage jurassique de Stonesfield en Angleterre. Ce
sont les mammifères les plus anciens que l'on connaisse. Ainsi , dé
même qu'en botanique les monocotylédones et les gymnospermes
ont paru avant les dicotylédones, dont l'organisation est plus par-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
faite, de même les mammifères inférieurs ou marsupiaux ont pré-
cédé les mammifères plus parfaits dont l'homme fait partie. Dans
les deux règnes, l'ordre paléontologique et l'ordre hiérarchique se
confondent. Les êtres organisés les plus simples ont paru avant les
plus complexes, les inférieurs avant les supérieurs. Étudions l'ori-
gine de quelques ordres bien connus de la classe des mammifères
supérieurs.
Quel est l'observateur, artiste ou savant, peu importe, qui n'ait été
frappé des formes étranges et massives de certains animaux, —
éléphans, rhinocéros, hippopotames et tapirs, — qui jurent avec
les formes habituelles des mammifères appartenant aux ordres voi-
sins, chevaux, cerfs, gazelles, taureaux et moutons? La science con-
firme ce que l'instinct de l'artiste fait pressentir. Ces animaux mon-
strueux sont pour ainsi dire des étrangers dans la création actuelle,
ce sont les descendans directs et immédiats de leurs prédécesseurs
éteints. Dans la faune fossile, les mastodontes ou éléphans fossiles
à molaires hérissées de tubercules, ont précédé les éléphans à mo-
laires composées de lames verticales à surface lisse. Cautley et Fal-
coner ont découvert dans les terrains tertiaires des collines de Si-
walik, au pied de l'Himalaya, les débris d'un animal (1) que les
naturalistes ont tantôt classé parmi les éléphans, tantôt parmi les
mastodontes : cet animal établit donc la transition entre les masto-
dontes, genre éteint, et les nombreux éléphans qui lui ont succédé.
De nos jours, il n'existe plus que deux espèces d'éléphans vivans.
Celui de l'Inde diffère à peine de VElephas antiquus fossile, fort
voisin lui-même de VElephas meridiomdis, également fossile, et
trouvés tous deux dans les couches pliocènes ou tertiaires supé-
rieures de France et d'Italie. Quant à l'éléphant d'Afrique, il se rat-
tache directement à VElephas j^riscus provenant des couches les
plus récentes du Yal d'Arno en Toscane. Ne sait-on pas aussi qu'en
1799 un pêcheur tongouse découvrit à l'embouchure de la Lena
e*i Sibérie un éléphant en chair et en os, couvert de crins et de
laine, conservé dans la glace qui l'entourait; c'est VElephas primi-
genius des naturalistes. Son squelette est le plus bel ornement du
musée de Pétersbourg.
La généalogie des rhinocéros est aussi évidente que celle des élé-
phans. La souche primitive remonte aux Palœotherium , pachy-
dermes dont Cuvier trouva les os en telle abondance dans les plâ-
trières de Montmartre à Paris qu'il put reconstituer le squelette
complet de ces animaux : l'une des espèces était de la taille d'un
cheval. Ces quadrupèdes étaient munis d'une trompe comme les ta-
pirs et avaient comme eux les os du nez très courts. Dans les rhino-
(1) Elephas Cliftii ou Mastodon elephantoïdes.
LA THEORIE DE L EVOLUTION. 757
céros fossiles, descendans des Palœotherium, les os du nez sont plus
développés et portent une ou deux cornes. Le rhinocéros unicorne
d'Asie se rattache à deux rhinocéros fossiles, celui de Sansan dans
le Gers et celui d'Eppelsheim sur les bords du Rhin. Les affinités du
rhinocéros bicorne d'Afiique avec celui provenant des argiles rouges
de Pikermi, près d'Athènes, ont été signalées par un éminent pa-
léontologiste, M. Gaudry, qui a découvert et décrit ce dernier ani-
mal sous le nom de Rliinoceros pachygnathus. On connaît trois es-
pèces de tapirs vivans : une dans l'Inde, les deux autres dans
l'Amérique méridionale. De véritables tapirs fossiles des teriains
tertiaires supérieurs, leurs prédécesseurs immédiats, descendent
eux-mêmes des Lop/nodon du commencement de l'époque tertiaire.
Etudions encore les solipèdes, représentés actuellement par les
différentes espèces de chevaux et d'ânes. Ce qui caractérise ces
animaux, c'est de marcher sur un seul doigt terminé par un sabot,
tandis que les pachydermes ont deux ou plusieurs doigts ; mais la
paléontologie nous a fait connaître une série d'animaux par lesquels,
en partant des pachydermes, on arrive insensiblement aux chevaux
actuels : ainsi VArchippus avait quatre doigts aux pieds de devant;
le Palœotherium trois, celui du milieu étant plus large que les
deux latéraux, VHipparion en avait trois également, mais les deux
latéraux étaient très amoindris. Enfin dans le cheval actuel les doigts
latéraux sont réduits à deux stylets osseux cachés sous la peau et
sans usage : l'animal marche sur un seul doigt. De même l'os ex-
térieur de la jambe, le péroné, entier dans le Palœotherim?i, se ré-
duit également chez le cheval à un court stylet incapable de forti-
fier le membre dont il fait partie. Ainsi le cheval, l'animal le plus
rapide et le plus élégant de la création, descend de lourds pachy-
dermes antédiluviens. On sait combien l'homme a pu faire varier et
améliorer les races chevalines qu'il a créées par la sélection artificielle
et un entraînement judicieux. L'animal a été profondément modifié
dans ses formes extérieures, cependant on voit quelquefois réappa-
raître le second doigt ou un rudiment du cinquième métacarpien et
un autre os qui existaient chez VIJipparion, ancêtre du cheval. Il
existe des individus qui offrent accidentellement une raie noire le
long de l'épine dorsale ou des vergetures sur les flancs, indices de
la parenté du cheval, de l'âne, du zèbre, de l'hémione et du dauw,
chez lesquels cette raie ou ces vergetures sont constantes : nouvelle
preuve qu'ils ont tous une souche commune dont ils sont les des-
cendans diversifiés. Donnons un dernier exemple emprunté à l'ordre
des carnassiers. M. Gaudry a découvert dans les argiles rouges de
Pikermi, près d'Athènes, une hyène (1) intermédiaire entre la hyène
(1) Ilyena eximia.
758 REVUE DES DEUX MONDES.
rayée et la hyène tachetée vivantes qui sont ses dérivés, et trois
civettes qui se rapprochent de plus en plus des hyènes par leurs
caractères ostéologiques. Les Amphycion fossiles sont intermé-
diaires entre le loup et le chien et un genre parmi les canidés, le
Cynodon se rapproche des civettes. Enfin M. Gaudry a rap[)orté de
Grèce vingt-deux crânes et les membres d'une espèce de singe, le
Mesopithecus Pentelici, qui relie les macaques aux semnopithèques.
La chaîne des animaux est donc continue, et les lacunes qui sem-
blaient séparer les animaux vivans des animaux fossiles, les ani-
maux fossiles ou les animaux vivans entre eux se comblent journel-
lement. On connaît en paléontologie les passages des reptiles aux
oiseaux; ceux des reptiles aux mammifères existent encore en Aus-
tralie, ce sont les monotrèmes (ornithorhynque et [échidné); quel-
ques genres d'animaux inférieurs ont même traversé toute la série
des terrains depuis les plus anciens jusqu'à l'époque actuelle : tels
sont les encrines, les oursins, les térébratules et les coraux à six ou
huit rayons, tandis que les coraux à quatre rayons, leur souche
commune, expirent déjà dans la période houillère (1).
Les phénomènes d'atavisme que nous avons constatés dans le
règne végétal existent également dans le règne animal. Nous en
avons déjà indiqué quelques-uns chez le cheval dont les membres
présentent les rudimens avortés et sans usage des os qui sont en-
tiers et fonctionnaient utilement chez les Palœotherium. Les exem-
ples foisonnent, je me borne à en indiquer un petit nombre. Les
chiens et les autres carnivores qui marchent sur quatre doigts ont
un pouce et un gros orteil avortés munis d'un ongle, mais qui ne
porte pas sur le sol. L'ornithorhynque et l'échidné ont conservé le
sternum de l'ichth.yosaure, reptile pélagique éteint, voisin des pois-
sons. Chez lui, ce sternum soutenait des nageoires, chez les mono-
trèmes ce sont des membres antérieurs dont l'usage est de fouir le
sol. Dans les baleines adultes, les dents sont remplacées par des
fanons, lames parallèles élastiques implantées dans la mâchoire
supérieure : elles ferment la vaste gueule de l'animal , laissent
échapper l'eau par leurs interstices, mais arrêtent au passage les
petits animaux dont le gigantesque cétacé se nourrit. Chez la jeune
baleine, on voit les rudimens de dents analogu'es à celles des rep-
tiles et des genres voisins, les cachalots et les dauphins; mais ces
dents ne poussent par et sont remplacées par des fanons. Il en est
de même chez les rum.inans (bœuf, mouton, cerf, etc.); les incisives
n'existent qu'à la mâchoire inférieure, mais sous le bourrelet car-
tilagineux de la mâchoire supérieure on trouve le germe des dents
qui ne se sont pas développées. Un paléontologiste distingué, M. le
(1) E. Haockol, Arabisclie Corallen, p. i8.
LA. THÉOFxIE DE l'ÉVOLUTION. 759
professeur Rutimeyer de Bâle, a été même conduit par ses études à
cons dérer tous les systèines de première dentition appelf^e denti-
tions de lait commg ataviques ou héréditaires et les dentitions dé-
finitives comme acquises ultérieurement. Issus des sauriens ou
lézards munis de deux poumons, les serpens n'en ont qu'un seul
qui se prolonge dans le ventre, mais au sommet de ce poumon
unique on découvre une petite masse avortée qui représente l'autre
poumon.
Ces organes rétrospectifs sont en général rudimentaires et sans
usage. L'homme lui-même n'en est pas dépourvu, et je suis forcé
de le citer, parce qu'il sait par son expérience personnelle que ces
organes ne lui sont d'aucune utilité. Il porte sur sa poitrine les
traces des mamelles qui ne se développent et ne fonctionnent que
chez la femme. Ces traces sont une réminiscence éloignée de l'her-
maphroditisme qui caractérise les animaux inférieurs. Parmi les
muscles, ceux de l'oreille, incapables de la faire mouvoir, re-
présentent exactement ceux qui impriment des mouvemens si ra-
pides et si variés à l'oreille du cheval et de l'âne. Le muscle peau-
cier, au moyen duquel ces quadrupèdes impriment à leur peau
des secousses vibratoires pour chasser les mouches qui l'incommo-
dent, existe également sur les parties latérales du cou de l'homme,
mais il est incapable de mouvoir la peau et reste par conséquent
sans usage. Je citerai encore le plantaire grêle, auxiliaire inutile
des muscles puissans du mollet, mais dont la rupture donne lieu
à l'accident connu sous le nom de coup de fouet. Mince et sans
force chez l'homme, ce muscle est très développé chez les chats;
aussi est-il le principal agent des sauts prodigieux qu'ils exécutent
pour atteindre leur proie. Les muscles pyramidaux, réminiscence
des muscles qui ferment la poche des marsupiaux, nous reportent
aux mammifères inférieurs. La caroncule lacrymale est une trace
de la troisième paupière des reptiles et des oiseaux , le coccyx un
rudiment de queue , l'appendice vermiforme de l'intestin giêle le
cœcum des rongeurs réduit à la grosseur d'un tuyau de plume.
La science compte déjà plus de vingt cas authentiques dans les-
quels un grain de sable ou un pépin de raisin pénétrant dans cet
étroit cul-de-sac ont amené une péritonite suivie de mort. Ainsi
donc la série animale comme la série végétale nous ofïre une foule
d'exemples d'atavisme, c'est-à-dire d'organes avortés sans usage
pour l'espèce qui les présente, mais qui, bien développés, fonc-
tionnaient utilement chez d'autres espèces moins élevées dans la
série. Ces réminiscences sont des preuves inattaquables en faveur
de la continuité de la création et de la théorie de la descendance.
Depuis peu de lemps, les anatomistes sont entrés dans une
autre voie qui a déjà conduit à des résultats importans et confir-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
matifs de ceux que nous avons énoncés. Les muscles chez l'homme
présentent souvent des anomalies dans leurs formes, leurs at-
taches, leurs divisions en deux ou plusieurs faisceaux. Jusqu'ici
les traités d'anatomie humaine se bornaient à signaler ces ano-
malies, ils ne les discutaient pas. On les croyait rares, elles sont
très communes. M. John Wood, professeur d'anatomie au King's
collège de Londres, n'a pas observé moins de 558 anomalies sur
36 cadavres seulement (1). Or, en comparant ces anomalies avec
les muscles correspondans des animaux, on reconnaît qu'elles re-
présentent l'état normal des ordres inférieurs à l'homme. Ainsi
MM. Wood et Samuel Pozzi ont observé plusieurs fois chez l'homme
un muscle appelé sternalis brutorum par les anciens anatomistes.
Ce muscle est normal chez les singes supérieurs jusqu'aux cynocé-
phales. D'autres anomalies sont une réminiscence de la forme ha-
bituelle de ces muscles chez les carnassiers, les rongeurs, les mar-
supiaux et même les reptiles. On observe aussi des os anormaux.
M-. Luschka, professeur à Tubingue, a rencontré sur un homme des
os représentant V episternum de beaucoup de mammifères. Les or-
ganes intérieurs ne sont pas toujours conformés de la même ma-
nière , et M. Samuel Pozzi a signalé chez l'homme la présence acci-
dentelle d'un lobe impair du poumon appelé azygos, commun à
tous les quadrupèdes. Je m'arrête de peur d'entrer dans des détails
trop techniques, et me borne à constater que les anomalies, confir-
mant les inductions tirées des organes rudimentaires, proclament
comme eux l'unité et la continuité dans la création du règne ani-
mal; mais cela ne signifie en aucune façon que l'homme descende
du singe. Des écrivains incompétens attribuent souvent cette opinion
à Darwin et à ses disciples; c'est une assertion complètement erro-
née. Aucun zoologiste sérieux n'a jamais dit que l'homme descendît
des singes en général ou d'un singe en particulier, mais depuis
Linné tous les naturalistes considèrent l'homme comme faisant par-
lie de la classe des mammifères. Linné le plaçait avec les singes
dans l'ordre des primates, car c'est avec les singes qu'il a le
plus d'analogies morphologiques, anatomiques et physiologiques.
L'homme est sorti du règne animal tout entier, comme le prouvent
la structure normale de ses organes en fonction, comparés à ceux
des mammifères supérieurs, les organes sans fonctions dont les ru-
dimens font partie de son économie, et enfin les anomalies rétros-
pectives qui rappellent l'état régulier de ses prédécesseurs dans
l'ordre de la création.
(1) Variations in human myology observed during the session iS67-1S68 {Procee-
dings of the royal Society, t. XVI, p. 483).
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUTIOX. 761
II. — TRANSITIONS ENTRE LES ÊTRBS ORGANISÉS. —
NON-EXISTENCE DE L'ESPÈCE.
Goethe, âgé de quatre-vingt-deux ans, déclarait (1) que Linné
était, après Shakspeare et Spinosa, l'auteur qui avait fait sur lui
la plus vive impression. En parlant ainsi, il avait en vue la Philoso-
phia hotanica de ce naturaliste, livre plein de vues prophétiques
dont l'avenir a consacré la justesse : chacune est condensée dans
une courte phrase aphoristique, presque toutes sont devenues des
axiomes de la science. Une de ces sentences est celle-ci : nalura
non fecit saltus, il n'y a pas de lacunes dans la nature. En effet, si
l'on considère l'ensemble du règne organisé, on voit que les formes
végétales et animales passent insensiblement les unes aux autres :
individus, espèces, genres, familles, embranchemens, règnes, rien
n'est isolé, tout se tient. Dans cet immense tableau, il n'y a pas de
couleurs tranchées, il n'y a que des nuances et des dégradations in-
finies. Les exemples sont innombrables. 11 est des genres où les bo-
tanistes n'ont pu s'entendre sur la distinction des espèces, tant elles
se confondent les unes avec les autres. Tels sont les genres rose,
ronce {[tubus], Hieracium, etc. Dans certaines familles, les cruci-
fères, les ombellifères par exemple, les limites des genres sont
^tellement- indécises qu'elles n'ont jamais été fixées définitivement.
Même observation pour les familles : le genre Verbascum est in-
termédiaire entre les solanées et les scrofularinées , le genre De-
tarium entre les rosacées et les légumineuses, V Aphyllantes entre
les liliacées et les joncées. Les classes même ne sont pas séparées
par des limites infranchissables. Les nénuphars sont intermédiaires
entre les monocotylédones et les dicotylédones, les cycadées entre
les fougères et les gymnospermes. Certains champignons, des in-
fusoires problématiques, oscillent entre les végétaux et les ani-
maux. Toutes nos divisions dites naturelles sont, comme Lamarck
l'avait déjà dit, réellement artificielles.
11 faut en dire autant du règne animal. En fait d'espèces, on
trouve tous les passages imaginables entre la grande marte brune du
Poitou et la marte zibeline de Sibérie, qui en paraît si différente. Les
espèces de campagnols, de souris, d'écureuils, de chiens sauvages
et dans les mammifères supérieurs, la famille des sapajous {Cebus),
sont composées d'espèces si semblables, si voisines, se confondant
tellement les unes avec les autres que l'accord entre les zoologistes
ne se fera jamais. Dans les oiseaux , les ornithologistes citent le
genre vautour, les fauvettes et les bécasseaux. Dans les 'poissons,
les ichthyologistes se perdent dans la distinction des espèces de
(1) OEuvres d'histoire imturelle, traduites par Ch. Martins, p. 191.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
morues, de salmones. Les malacologistes ont renoncé à se mettre
d'accord dans le genre hélice, cône, Unio, huître et térébratules vi-
vantes ou fossiles. Rien de plus frappant qu'une espèce de planorbe
[Planorbisjnullifonnis)^ coquille abondante dans les calcaires d'eau
douce de Steinheim, en Wurtemberg. Le docteur Hilgendorf a mon-
tré que cette espèce présentait vingt-deux variétés de formes telles
que certaines ressemblent à des hélices, d'autres à des scalaires,
genres fort diiïérens du genre planorbe. Trouvées dans des couches
géologiques distinctes, ces formes, loin d'être reconnues comme
des variations d'un même animal, avaient été considérées comme
constituant au moins douze espèces appartenant à plusieurs genres
séparés.
Comme transitions entre groupes zoologiques, je citerai le ga-
léopithèque, intermédiaire entre les singes et les chauves-souris,
la loutre entre les fouines et les phoques, le bœuf musqué du Groen-
land entre les bœufs et les moutons, le geai entre les oiseaux de proie
diurnes et les passereaux. Dans les reptiles, les lézards ont quatre
pattes, les bimanes les deux antérieures seulement, les bipèdes
et les chalcides les deux postérieures, le Pseudopus Pallasii de Dal-
matie de petits tubercules sans usage, et dans l'orvet de nos bois,
les membres sont cachés sous la peau; enfin ils disparaissent avec
l'os sternal dans les véritables serpens qui sont complètement pri-
vés de membres. On voit que la transition est aussi ménagée que
possible. Il serait inutile de multiplier les exemples, la loi est géné-
rale et sans exception. Les lacunes apparentes se comblent journel-
lement par la découverte d'animaux vivans ou fossiles, et la chaîne
interrompue se renoue et se continue.
Une conséquence nécessaire de la loi de l'évolution et de la con-
tinuité de la création, c'est que l'espèce n'existe pas telle qu'elle
était comprise par les naturalistes du temps passé. Pour eux, les êtres
organisés avaient été créés séparément, et ils s'imaginaient pouvoir
discerner ces êtres isolés propagés par voie de génération succes-
sive. Ainsi Linné croyait avoir distingué les espèces telles qu'elles
étaient sorties des mains du Créateur. Chez ce grand naturaliste, les
facultés synihétiques et analytiques étaient si bien équilibrées que
pendant longtemps on admit ses espèces comme des types défini-
tifs. Cependant, en examinant les plantes de plus près, on finit par
apercevoir des difl'érences qui avaient échappé à sa sagacité ou qu'il
n'avait pas jugées assez importantes pour motiver l'établissement
d'une nouvelle espèce et la création d'un nouveau nom. Peu à peu
on divisa et on subdivisa les espèces linnéennes. Dans la dore de
Suède, le pays de l'Europe le mieux connu sous le point de vue
botanique, Linné comptait en 17/i5 huit espèces du genre Uiera-
ciumi M. Fries en 18Zi6 en énumère seize. Linné distinguait deux
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUïION. 763
espèces de roses, M. Fries en décrit huit. Il en a été de même dans
les autres pays de l'Europe. En 1815, dans sa Flore française, De
CandoUe décrit neuf espèces de ronces {Rubus), et en 18^8 MM. Gre-
nier et Godron en comptent 2/i dans leur Flore de France. En 1869,
M. Gaston Genevier en distingue 203 dans la seule vallée de la Loire.
Tous les genres ne se sont pas accrus dans cette proportion, mais
tous ont vu le nombre de leurs espèces augmenter rarement par la
découverte d'une forme entièrement nouvelle et inconnue, mais le
plus souvent parce qu'on a séparé, distingué et nommé des formes
connues que l'on réunissait autrefois sous le même nom spécifique.
Quelques botanistes doués au plus haut degré de l'esprit analy-
tique, frappés par les différences, peu sensibles aux analogies, pous-
sent la multiplication à ses dernières limites, et comme on ne trouve
pas deux pieds d'une même plante qui se ressemblent complète-
ment, il en résulte que l'idée d'espèce se confond avec celle d'indi-
vidu. En effet, un observateur attentif, parcourant habituellement
une allée de marronniers ou de tilleuls, trouvera en examinant ces
arbres dans les quatre saisons de l'année que chacun d'eux pré-
sente quelque particularité qui manque à son voisin. Plusieurs bota-
nistes, ayant sous les yeux de nombreux échantillons d'une même
plante recueillies dans une même localité, sont incapables de se
convaincre réciproquement : l'un voudra comprendre tous ces in-
dividus sous un même nom, c'est-à-dire en faire une seule es-
pèce; l'autre, tenant compte des différences qu'ils présentent tou-
jours, en voudra faire deux, un autre en distinguera trois ou quatre,
désignées chacune par un adjectif particulier. L'espèce n'existant
pas, c'est-à-dire les plantes et les animaux passant des uns aux
autres par des nuances insensibles, le conflit est sans solution ec
l'accord impossible. La notion de l'espèce est donc une notion pu-
rement subjective; ainsi que Lamarck l'avait très bien compris,
elle n'a d'existence que dans l'esprit du naturaliste qui la crée.
Cependant comme il faut nommer les plantes et les animaux pour
les distinguer entre eux, on coniinuera à faire des espèces^ pour me
servir du terme consacré, mais on ne se querellera plus. Les uns,
doués de l'esprit synthétique, s'efforceront de ne distinguer que des
êtres qui ont des formes très différentes; les autres, les esprits ana-
lytiques, résisteront à cette tendance, et ne confondront pas des
plantes ou des animaux qui sont semblables sans être identiques.
C'est un juste équilibre entre ces facultés de l'esprit, l'analyse et la
synthèse, qui fait les grands classificateurs : Linné, de Jussieu, La-
marck, les deux De CandoUe, Cuvier, Robert Brown, De Blainville,
Lindley, Joseph Hooker, Bentham et leurs imitateurs.
Ce serait ici le lieu de parler des causes multiples qui modifient
les plantes et les animaux dans leurs caractères extérieurs et les
76Ù REVUE DES DEUX MONDES,
transforment en espèces; mais ce long chapitre mériterait une étude
spéciale. Je me contenterai d'énumérer les causes principales de la
transformation : d'abord l'influence du milieu, c'est-à-dire les chan-
gemens de climat et de conditions d'existence agissant pendant la
longue série des périodes géologiques. L'être, s'adaptant peu à peu
au nouveau milieu dans lequel il se trouve placé, se modifie, se
métamorphose et devient une nouvelle espèce. Une autre cause est
l'hybridité, c'est-à-dire les fécondations croisées donnant lieu à un
hybride, un métis qui se propage à son tour. Dans le règne animal,
nous connaissons les léporides métis du lièvre et du lapin, dans le
règne végétal VAegilops triticoîdes, hybride spontané du blé et de
YAegilops ovata, très commun dans le midi de la France. Une troi-
sième cause est la sélection naturelle, c'est-à-dire la survivance
dans la lutte pour l'existence des espèces les mieux douées. Lutte
des végétaux entre eux, des animaux entre eux, des végétaux avec
les animaux : lutte incessante, éternelle, d'où résulte l'harmonie
que nous admirons dans la création. Cette lutte produit un état
stable, mais temporaire, qui nous paraît immuable et définitif, parce
que nous passons vite sur la terre et que nous observons la nature
depuis hier. Notre expérience personnelle est presque nulle, et celle
de nos ancêtres civilisés insuffisante. Nous soupçonnons à peine
les changemens qui se sont opérés avant nous : ceux qui s'opè-
rent sous nos yeux nous échappent par la petitesse des effets,
que le temps seul rend appréciables. Cette lutte des êtres organi-
sés entre eux est comparable à celle de forces physiques égales et
contraires qui s'annulent réciproquement, et au lieu d'un mouve-
ment produisent le repos. L'homme lui-même, quan^ il a voulu
concilier les antagonismes sociaux, n'a-t-il pas, au lieu de la force
qui comprime, essayé d'opposer ces antagonismes l'un à l'autre et
de les neutraliser ainsi? n'a-t-il pas inventé l'équilibre des pou-
voirs? En cela, il ne faisait qu'imiter la nature, et les fondateurs du
gouvernement parlementaire en Angleterre appliquaient les doc-
trines de leur illustre compatriote Charles Darwin avant même qu'il
fiit né.
III. — PREUVES TIRÉES DE L'EMBR YOLOG lE. — ACCORD DU PRINCIPE
DE l'Évolution avec la méthode naturelle.
Pour démontrer l'afiTmité des êtres organisés, nous les avons con-
sidérés jusqu'ici dans leur état adulte, c'est-à-dire l'animal arrivé
au terme de sa croissance, la plante munie de ses fleurs et de ses
fruits. Nous avons trouvé des analogies nombreuses et variées entre
ces êtres achevés; mais elles le sont encore plus si nous les consi-
dérons dans leur première période de développement» dans leur état
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUTION. 765
embryonnaire. Un grand fait fondamental nous frappe d'abord, c'est
que tout être organisé, végétal ou animal, procède d'une cellule.
La loi est sans exception depuis les algues élémentaires qui ont ap-
paru en premier lieu dans les anciennes mers géologiques jusqu'à
l'homme, le dernier venu sur le globe terrestre; mais dès que l'é-
volution individuelle commence, des différences se manifestent. Chez
les végétaux inférieurs dits inembryonnés, la cellule séparée de sa
mère donne directement naissance à l'être nouveau. Chez les végé-
taux supérieurs, un embryon, une plante en miniature apparaît
déjà dans la graine : elle est munie de feuilles primordiales transi-
toires appelées cotylédons, toujours différentes de celles que la
plante portera plus tard. Dans les monocotylédones, qui succèdent
hiérarchiquement et géologiquement aux inembryonnés, il n'y a
qu'un cotylédon ; dans les végétaux supérieurs, appelés dicotylédo-
nes, il y en a deux, toujours opposés et toujours simples. Ainsi c'est
dans l'embryon que nous trouvons le seul trait commun à chacun des
trois grands embranchemens du règne végétal. Si nous considérons
maintenant les subdivisions de ces embranchemens, c'est-à-dire
les familles naturelles, nous trouvons avec Jussieu que les carac-
tères tirés de l'embryon et de ses enveloppes, c'est-à-dire de la
graine, sont encore ceux qui s'appliquent le plus généralement à
toutes les plantes d'une même famille. Dans les unes, l'embryon
constitue à lui seul toute la graine comme dans les renonculacées
et les crucifères; dans les autres, il est accompagné d'un corps de
nature variable appelé albumen ou endosperme. Sa nature fournit
également des caractères distinctifs qu'on chercherait vainement
dans les fleurs, les fruits ou les feuilles. Farineux dans les gra-
minées, l'albumen est huileux dans les euphorbiacées, corné dans
les rubiacées , etc. En un mot , les caractères tirés de l'embryon
et de la graine sont en général les seuls qui soient communs à tous
les végétaux composant les divisions et les subdivisions du règne
végétal. Les plantes ayant toutes une origine commune, on conçoit
qu'il en soit ainsi. Leur analogie est encore évidente dans la graine
et pendant la germination; plus tard les différences se manifestent :
elles sont dues aux déviations spécifiques résultant du développe-
ment ultérieur diversement modifié par les influences variées aux-
quelles le végétal est soumis.
C'est également dans l'embryologie seulement qu'on a pu trouver
en zoologie les caractères généraux qui s'appliquent à tous les ani-
maux d'une même classe. Les petits de tous les mammifères viennent
au monde vivans et nus; la mère les nourrit de son lait. Ceux des
oiseaux, des reptiles et des poissons sont renfermés dans un œuf
entouré d'une coquille et contenant la substance nutritive de l'em-
bryon dont le développement a lieu pendant l'incubation. Malgré
766 REVUE DES DEUX MONDES.
ces différences, tous les embryons se ressemblent dans les pre-
mières semaines et témoignent ainsi de leur origine commune. Ainsi
les embryons de l'homme, du chien, de la tortue, âgés d'un mois,
et celui de la poule au quatrième jour de l'incubation, diffèrent si
peu l'un de l'autre qu'on ne saurait les distinguer (1) ; mais, au
bout de six ou huit semaines pour les deux mammifères et le rep-
tile et de huit jours pour le poulet, les traits distinctifs apparaissent
et s'accentuent à mesure que l'animal s'accroît. Aussi le fondateur
de l'embryologie comparée, l'illustre Ernest de Baer, avait-il cou-
tume de dire que, s'il oubliait par malheur d'étiqueter les bocaux
renfermant les embryons très jeunes qu'il recevait de toutes parts,
il lui était dans la suite impossible de dire à quelle classe d'animaux
ces fœtus appartenaient. Je comprends l'étonnement des commen-
çans et des gens du monde lorsqu'ils voient que les caractères gé-
néraux des grandes divisions du règne animal et du règne végétal
sont empruntés à l'embryon, état initial et passager des êtres orga-
nisés ; mais , grâce aux doctrines évolutionistes , il est clair que
l'embryon seul pouvait fournir ces caractères, car seul il présente
l'ensemble de ceux qui sont fondamentaux et communs à toute une
classe; plus tard ils sont masqués par le développement diversifié
des êtres qui la composent.
Quand on a voulu diviser une grande classe, les mammifères par
exemple, la génération a encore fourni le seul trait conmiun qui
s'appliquât à tous les animaux compris dans les trois subdivisions
principales. Chez les mammifères supérieurs, le foetus acquiert déjà
un grand développement dans le sein de la mère avec laquelle il
communique par un organe spécial appelé placenta. Dans les mam-
mifères plus inférieurs, appelés didelphes ou marsup aux, ce fœtus
est expulsé de bonne heure et déposé par la mère dans une poche
lorsqu'il pèse à peine quelques grammes; il se greffe sur une té-
tine, grandit dans cette poche, et s'y réfugie encore au moindre
danger lorsqu'il est assez fort pour la quitter. Enfin dans les mono-
trèmes ou ornithodelphes, le mode de génération est intermédiaire
entre celui des vivipares ou mammifères et des ovipares ou reptiles
et oiseaux.
L'identité originelle des espèces d'un même ordre nous est révé-
lée également par l'embryologie dans les rangs inférieurs du règne
animal. Rien de plus divers que les genres dont se compose l'ordre
des crustacés. Un certain nombre d'entre eux avaient été rangés ja-
dis dans la classe des mollusques, et il n'est pas de zoologiste qui
ne s'étonne à ses débuts de voir figurer dans un même groupe des
animaux aussi différons qu'un anatife, un crabe, une écrevisse, une
(1/ Voyez Haeckel, Histoire de la Création des êtres organisés, traduction française,
pi. II, p. 271.
LA THEORIE DE L ÉVOLUTION. 767
lernocère et une sacculine; mais la consanguinité de ces animaux
nous est dévoilée par teur forme embryonnaire appelée JSauplius,
qui est à peu de chose près la même pour tous. De là cette con-
séquence naturelle que le nauplius est le type originaire qui a
donné naissance à tous les crustacés. On pourrait répéter cette
démonstration pour un ordre quelconque en s'appuyant sur la pa-
léontologie, qui nous prouve constamment que ces types fonda-
mentaux apparaissent toujours les premiers dans le sein des ter-
rains avant les dérivés qui en sont sortis. Ainsi dans les reptiles ce
sont des animaux resseuiblant aux piotées actuels; dans les batra-
ciens de petits animaux appelés Protriton par M. Gaudry, intermé-
diaires entre les batraciens munis d'une queue, comme les salaman-
dres, et ceux qui en sont privés comnie les grenouilles, issus tous
deux d'un type commun, le Protriton.
Ces enseignemens ne sont pas les seuls que nous donne l'em-
bryologie : au lieu d'embrasser un ordre d'animaux tout entier, si
nous considérons un animal en particulier et que nous suivions son
développeiDent, nous verrons encore la grande loi de l'évolution se
manifester de la manière la plus éclatante. Je prends un exemple
généralement connu : la grenouille commune. La femelle pond un
œuf fécondé; mais, quand cet œuf éclot, il en sort un être bien
différent de sa mère, un têtard, animal aquatique, muni d'une
longue nageoire caudale, respirant par des branchies l'air contenu
dans l'eau et mourant asphyxié si on le sort de son élément liquide;
c'est un poisson, mais ce poisson n'est qu'un état transitoire de la
grenouille. On voit paraître d'abord les pattes de derrière, puis
celles de devant. Pendant que ces pattes s'allongent, la queue se
raccourcit et finit par disparaître complètement. Ces changemens
extérieurs sont accompagnés de modifications intérieures non moins
surprenantes. Les vaisseaux qui se rendaient aux branchies s'oblitè-
rent peu à peu, celles-ci disparaissent insensiblement et sont rem-
placées par des poumons qui respirent l'air de l'atmosphère; l'ani-
mal purement aquatique est devenu amphibie; le têtard s'est
métamorphosé en grenouille.
Ainsi donc le batracien a d'abord été poisson et est devenu am-
phibie par suite de changemens qui s'opèrent sous nos yeux; mais
cette métamorphose n'est pas spéciale aux batiaciens, elle s'opère
chez tous les animaux à l'intérieur de l'œuf ou dans le sein de la
mère. Dans le premier mois de leur vie embryonnaire, les mammi-
fères, les oiseaux et les reptiles portent sur le cou des fissures in-
dices des branchies des poissons, mais ces branchies ne se dévelop-
pent pas, l'anitual recevant le sang de la mère qui a respiré pour
lui ou se nourrissant aux dé{)ens du jaune de l'œuf. Le cœur de
l'homme et le système de vaisseaux qui en procède rappellent d'à-
768 REVUE DES DEUX MONDES.
bord celui des poissons, puis celui des reptiles, et c'est pour ainsi
dire la première inspiration de l'enfant nouveau-né qui, fermant la
communication des deux cavités appelées oreillettes, le transforme
en un être à respiration purement aérienne (1). Au commencement
de la vie fœtale, les quatre membres sont représentés par de simples
palettes attachées directement au tronc; le bras, l'avant-bras, la
cuisse et la jambe apparaissent plus tard, et chez tous l'appendice
caudal est plus ou moins développé. Ces embryons ressemblent
donc à des poissons comme le têtard de la grenouille; mais par suite
d'une évolution progressive ils deviennent mammifères, oiseaux ou
reptiles, suivant qu'ils proviennent d'un animal appartenant à l'une
de ces trois classes; c'est l'évolution .individuelle connue sous le
nom à'ontogéme par opposition à la j)f*^y^o génie, qui expliquait
l'évolution d'un type tel que le Nauplius par exemple, qui donne
naissance à toute la série des crustacés.
Nous ne pouvons pas reconnaître dans les végétaux un dévelop-
pement semblable à l'évolution ontogénique, parce que ces êtres
sont trop simples et que leur hiérarchie n'est pas évidente comme
celle des animaux. Un végétal dit supérieur ne diffère pas tellement
d'un végétal inférieu-r qu'on puisse apprécier une évolution indivi-
duelle. Cependant il y a dans les fougères, après leur germination,
un état transitoire qui rappelle singulièrement l'état définitif des
végétaux cellulaires. La grande loi de l'évolution se manifeste donc
à la fois dans la série végétale et animale depuis l'apparition de
ses premiers termes à la surface du globe jusqu'aux temps actuels;
elle se manifeste également, si nous considérons à part une classe
de végétaux ou d'animaux, — c'est la phylogcm'e, — et enfin elle
se révèle dans chaque individu en particulier , puisqu'il gravit un
certain nombre d'échelons pour atteindre celui où se trouve l'être
qui lui a donné naissance : c'est Vontogénie.
Signalons une dernière concordance de preuves qui est d'autant
plus convaincante qu'elle établit une étroite solidarité entre l'an-
cienne philosophie des sciences naturelles conçue par Linné, déve-
loppée par Jussieu, et la nouvelle doctrine dont l'origine remonte à
Lamarck. La méthode naturelle, c'est-à-dire la classification des êtres
établie sur leurs affinités, avait été indiquée par Magnol et formulée
par Linné; mais c'est Laurent de Jussieu qui en fut le législateur :
c'est lui qui établit les bases sur lesquelles elle repose et rédigea le
code qui la régit, dans la préface du Gênera plantarum, qui parut
en 1789. A cette époque, la paléontologie végétale n'existait pas,
l'anatomie végétale naissait à peine, on ne connaissait qu'un nombre
de plantes fort restreint : la doctrine de l'évolution n'était pas même
(1) Voyez, pour plus de détails, A. Sabatier, Études sur le cœur, 1873.
LA THÉORIE DE l'ÉVOLUTION. 769
soupçonnée. Guidé par l'instinct du génie, Laurent de Jussieu
cherche et trouve dans l'embryon végétal les bases de la classifica-
tion naturelle; il comprend que cet état transitoire est le plus im-
portant de tous. Aujourd'hui nous savons pourquoi il en est ainsi;
c'est que, les végétaux ayant une origine commune, l'embryon ré-
sume en lui les traits primitifs, fondamentaux, qui s'effacent lorsque
les végétaux se diversifient en se développant. L'ordre que Linné
avait déjà établi dans la classification naturelle des végétaux (1) :
acotylédones, polycotylédones [gymnosjjermes)^ monocotylédones
et dicotylédones, Jussieu le conserve et le justifie; puis il subordonne
successivement les organes les moins importans aux plus importans.
Empruntant après l'embryon ses caractères d'abord à ses enve-
loppes, c'est-à-dire à la graine, puis au fruit, ensuite aux étamines,
à la corolle, au calice et enfin aux organes foliacés, il établit la sé-
rie des faniilles naturelles. Or quel est l'ordre de cette série? C'est
précisément l'ordre de l'évolution du règne végétal depuis les ter-
rains primaires jusqu'à l'époque actuelle. Ainsi partant d'un prin-
cipe rationnel, la subordination des caractères^ Jussieu construit la
série évolutive, qu'il ne connaissait pas, telle cependant que nous
l'envisageons aujourd'hui. Quelle preuve plus convaincante de la
vérité d'une doctrine pour tout homme réfléchi que de voir un
grand esprit arriver par des voies différentes à un résultat con-
firmé un siècle après lui, grâce aux acquisitions et aux progrès des
sciences de la nature?
Le principe de l'évolution n'est point limité aux êtres organisés,
c'est un principe général qui s'applique à tout ce qui a un com-
mencement, une durée progressive, une décadence inévitable et
une fin prévue. L'application de ce principe est destinée à hâter le
progrès de toutes les sciences positives, et à éclairer d'un nouveau
jour l'histoire de l'humanité : système solaire, globe terrestre, êtres
organisés, genre humain, civilisation, peuples, langage , religions,
ordre social et politique, tout suit les lois de l'évolution. Rien ne se
crée, tout se transforme. Salomon l'avait déjà compris lorsqu'il di-
sait : Niliil sub sole novi. L'immobilité, un recul définitif, sont des
impossibilités démontrées par l'histoire et confirmées par l'expé-
rience de tous les jours. Les changemens brusques, les restaura-
lions violentes ou les bouleversemens complets sans racines dans
le passé n'ont point de chances dans l'avenir. Le temps est l'auxi-
liaire indispensable de toute modification durable, et l'évolution de
la nature vivante est le modèle et la règle de tout ce qui progresse
dans l'oidre physique comme dans l'ordre intellectuel et moral.
Chaules Martlns.
(t) Philosophia bolanica, p. 402.
TOME xiii. — 1870. ■49
LES
MAITRES D'AUTREFOIS
IV.
L'ÉCOLE HOLLANDAISE. — RUYSDAEL, — CUYP.
I.
La Haye.
Quand on n'a pas visité la Hollande et qu'on connaît le Louvre,
est-il possible de se faire une idée juste de l'art hollandais? Très
certainement. Sauf quelques lacunes rares, tel peintre qui nous
manque presque absolument, tel autre dont nous n'avons pas le
dernier mot, et la liste en serait courte, le Louvre nous offre sur
l'ensemble de l'école, sur son esprit, son caractère, ses perfections,
sur la diversité des genres, un seul excepté, — les tableaux de cor-
porations ou de règénSy un aperçu historique à peu près décisif et
par conséquent un fonds d'études inépuisable.
Harlem possède en propre un peintre dont nous ne connaissions
que le nom, avant qu'il ne nous fût révélé très récemment par une
faveur bruyante et fort méritée. Cet homme est Frans Hais, et l'en-
thousiasme tardif dont il est l'objet ne se comprendrait guère hors
de Harlem et d'Amsterdam. Jean Steen ne nous est pas beaucoup
plus familier. C'est un esprit peu attrayant qu'il faut fréquenter chez
lui, cultiver de près, avec lequel il importe de converser souvent
pour n'être pas trop choqué par ses bruyantes saillies et par ses li-
cences, — moins éventé qu'il n'en a l'air, moins grossier qu'on ne le
croirait, très inégal, parce qu'il peint à tort et à travers, après boire
comme avant. Somme toute, il est bon de savoir ce que vaut Jean
(1) Voyez la Revu& des f", 15 janvier et l""" février.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 771
Steen quand il est à jeun, et le Louvre ne donne qu'une idée très
imparfaite de sa tempérance et de son grand talent. Van der Meer
est presque inédit en France, et comme il a des côtés d'observa-
teur assez étranges même en son pays, le voyage ne serait pas inu-
tile si l'on tenait à se bien renseigner sur cette particularité de l'art
hollandais. A part ces découvertes et quelques autres de peu de
prix, il n'en reste pas à faire de notables en dehors du Louvre
et de ses annexes, j'entends par là certaines collections françaises
qui ont la valeur d'un musée par le choix des noms et la beauté
des exemplaires. On dirait que Ruysdael a peint pour la France,
tant ses œuvres y sont nombreuses, tant il est visible aujourd'hui
qu'on le goûte et qu'on le respecte. Pour deviner le génie natif de
Paul Poiter ou la puissance expansive de Guyp, il faudrait peut-
être quelque effort d'induction; mais on y arriverait. Hobbema au-
rait pu se borner à peindie le Moulin du Louvre; il gagnerait cer-
tainement à n'être connu que par cette page maîtresse. Quant à
MetZLi, Terburg, aux deux Ostade, surtout à Pierre de Hooch, on
pourrait presque les voir à Paris et s'en tenir là.
Aussi j'ai cru longtemps, et c'est une opinion qui se confirme ici,
que quelqu'un nous rendrait un grand service en écrivant un
voyage autour du Louvre, moins encore, car la vie n'y suffirait
pas, un voyage autour du salon carré, moins encore, un simple
voyage autour de quelques tableaux, parmi lesquels on choisirait,
je suppose, la Visite de Metzu, le Militaire et la Jeune Femme de
ïerburg et V Intérieur hollandais de Pierre de Hooch. Assuré-
ment ce serait, sans aller bien loin, une exploration originale et
aujourd'hui de grand enseignement. Un critique éclairé qui se
chargerait de nous révéler tout ce que renferment ces trois ta-
bleaux, nous étonnerait, je crois, beaucoup par l'abondance et la
nouveauté des aperçus. On verrait qu'une œuvre d'art bien modeste
peut servir de texte à de longues analyses. On s'apercevrait que
l'étude est un travail en profondeur plutôt qu'en étendue, qu'il n'est
pas nécessaire d'en élargir les limites pour en accroître la force
pénétrante, et qu'il y a de très grandes lois dans un petit objet.
Qui nous a jamais défini dans son intimité la manière de ces trois
peintres, les meilleurs, les plus savans dessinateurs de l'école, du
moins en fait de figures? Le Lansquenet de Terburg par exemple,
ce gros homme en harnais de guerre, avec sa cuirasse, son pour-
point de buffle, sa grande épée, ses bottes à entonnoir, son feutre
poS'^ par terre, sa grosse face enluminée, mal rasée, un peu suante,
avec ses cheveux gras, ses petits yeux humides et sa large main,
potelée et sensuelle, dans laquelle il offre des pièces d'or et dont le
geste nous éclaire assez sur les sentimens du personnage et sur
l'objet de sa visite, — cette figure, un des plus beaux morceaux
772 REVUE DES DEUX MONDES.
hollandais que nous possédions au Louvre, qu'en savons-nous? On
a bien dit, je présume, qu'elle était peinte au naturel, que l'expres-
sion était des plus vraies, et que la peinture en était excellente.
Excellente est peu concluant, il faut en convenir, lorsqu'il s'agit
de nous apprendre le pourquoi des choses. Pourquoi excellente?
Est-ce parce que la nature est imitée de telle façon qu'on croit la
prendre sur le fait? est-ce parce qu'aucun détail n'est omis? est-ce
parce que la peinture en est lisse, simple, propre, limpide, aimable
à regarder, facile à saisir, et qu'elle ne pèche en aucun point ni
par la minutie, ni par le négligé? Gomment se fait-il que depuis
qu'on s'exerce à peindre des figures costumées dans leur accepiion
familière, dans une attitude posée, et certainement posant devant
le peintre, on n'a jamais ni dessiné, ni modelé, ni peint comme
cela? Le dessin, où l'apercevez-vous, sinon dans le résultat, qui
est tout à fait extraordinaire de naturel, de justesse, d'ampleur, de
finesse et de réalité sans excès? Saisissez-vous un trait, un contour,
un accent, un point de repère, qui sentent le jalon, la mesure prise?
Ces épaules fuyantes en leur perspective et dans leur courbe, ce
long bras posé sur la cuisse, si parfaitement dans sa manche, ce
gros corps rebondi, sanglé haut, si exact dans son épaisseur, si flot-
tant dans ses limites extérieures, ces deux mains souples qui, gran-
dies à l'échelle de la nature, auraient l'étonnante apparence d'un
moulage, — ne trouvez-vous pas que tout cela est coulé d'un jet
dans un moule qui ne ressemble guère aux accens anguleux, crain-
tifs ou présomptueux, incertains ou géométriques, dans lesquels
s'enferme ordinairement le dessin moderne? Notre temps s'honore
avec raison de compter des observateurs émérites qui dessinent for-
tement, finement et bien, j'en citerais un qui physionomiqueinent
dessine une attitude, un mouvement, un geste, une main dans ses
plans, ses phalanges, son action, ses contractions, de telle manière
que, pour ce seul mérite, et il en a de plus graads, il serait un maître
incontesté dans notre école actuelle. Comparez, je vous prie, sa
pointe aiguë, spirituelle, expressive, énergique, au dessin presque
impersonnel de Terburg. Ici vous apercevrez des formules , une
science qui se possède, un savoir acquis qui vient en aide à l'exa-
men, le soutient, au besoin y suppléerait, et qui, pour ainsi dire,
dicte à l'œil ce qu'il doit voir, à l'esprit ce qu'il doit sentir. Là, rien
de semblable : un art qui se plie au caractère des choses, un savoir
qui s'oublie devant les particularités de la vie, rien de préconçu, rien
qui précède la naïve, forte et sensible observation de ce qui est; en
sorte qu'on pourrait dire que le peintre éminent dont je parle a un
dessin^ tandis qu'il est impossible d'apercevoir du premier coup
quel est celui de Terburg, de Metzu, de Pierre de Hooch.
Allez de l'un à l'autre. Après avoir examiné le galant soudard de
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 773
Terburg, passez à ce personnage maigre, un peu gourmé, d'un
autre monde et déjà d'une autre époque, qui se présente avec quel-
que cérémonie, debout et saluant comme un homme de qualité
cette fine personne aux bras fluets, aux mains nerveuses, qui le re-
çoit chez elle et n'y voit pas de mal. Puis arrêtez-vous devant V Inté-
rieur de Pierre de Hooch; entrez dans ce tableau profond, étouffé, si
bien clos, où le jour est si tamisé, où il y a du feu, du silence, un
aimable bien-être, un joli mystère, et regardez près de la femme aux
yeux luisans, aux lèvres rouges, aux dents friandes, ce grand gar-
çon à mine ingénue, qui fait penser à Molière, un peu benêt, un
fds émancipé de xM. Diafoirus, tout droit sur ses jambes en fuseaux,
tout gauche en ses grands habits raides, tout singulier avec sa ra-
pière, si maladroit dans ses faux aplombs, si bien à ce qu'il fait,
si merveilleusement créé qu'on ne l'oublie plus. Là encore c'est
la même science cachée, le même dessin anonyme, le même et in-
compréhensible mélange de nature et d'art. Pas l'ombre de parti-
pris dans cette expression des choses si ingénument sincère, que la
formule en devient insaisissable; pas de chic, ce qui veut dire, en
termes d'atelier, nulles mauvaises habitudes, nulle ignorance affec-
tant des airs capables et pas de manie. Faites un essai, si vous sa-
vez tenir un crayon; allez copier le trait de ces trois figures, es-
sayez de les mettre en place, proposez-vous cet exercice difficile de
faire de cette peinture indéchiffrable un extrait qui en soit le des-
sin. Essayez de même avec un dessinateur moderne, et peut-être,
sans autre avertissement, découvrirez-vous vous-même, en réussis-
sant avec le moderne, en échouant avec les anciens, qu'il y a tout
un abîme d'art entre eux.
Le même étonnement saisit quand on étudie les autres parties
de cet art exemplaire. La couleur, le clair-obscur, le modelé des
surfaces pleines, le jeu de l'air ambiant, enfin la facture, c'est-à-
dire les opérations de la main, tout est perfection et mystère. A
prendre l'exécution par sa superficie, trouvez-vous qu'elle ressemble
à ce qu'on a fait depuis? et jugez-vous que la manière de peindre
aujourd'hui soit en progrès ou en retard sur celle-là? De nos jours,
est-ce à moi de le dire? de deux choses l'une, ou l'on peint avec
soin, et l'on ne peint pas toujours très bien, ou l'on y met plus de
malice, et l'on ne peint guère. C'est lourd et sommaire, spirituel et
négligé, sensible et fort esquivé, ou bien c'est consciencieux, ex-
pliqué partout, rendu selon les lois de l'imitation, et personne, pas
même ceux qui la pratiquent, n'oseraient déclarer que cette pein-
ture, pour être plus scrupuleuse, en est ])lus parfaite. Chacun se
fait un métier selon son goût, son degré d'ignorance ou d'éduca-
tion, la lourdeur ou la subtilité de sa nature, selon sa complexion
morale et physique, selon son sang, selon ses nerfs. Nous avons des
'/HX REVUE DES DEUX MONDES.
exécutions lymphatiques, nerveuses, robustes, débiles, fougueuses
ou ordonnées, impertinentes ou timides, seulement sages dont on
dit qu'elles sont ennuyeuses, exclusivement sensibles, dont on dit
qu'elles n'ont pas de fonds. Bref, autant d'individus, autant de styles
et de formules, quant au dessin, quant à la couleur et quant à
l'expression de tout le reste par l'action de la main.
On discute avec quelque vivacité pour savoir lequel a raison de
ces exécutans si divers. En toute conscience, personne n'a précisé-
ment tort, mais les faits témoignent que personne n'a pleinement
raison. La vérité qui nous mettrait tous d'accord reste à démontrer;
elle consisterait à établir : qu'il y a dans la peinture un métier qui
s'apprend et par conséquent peut et doit être enseign«% une mé-
thode élémentaire qui également peut et doit être transmise, — que
ce métier et cette méthode sont aussi nécessaires en peinture que
l'art de bien dire et de bien écrire pour ceux qui se servent de la
pîirole ou de la plum.e, — qu'il n'y a nul inconvénient à ce que ces
élémens nous soient communs, — que prétendre se distinguer par
l'habit quand on ne se dislingue en rien par la personne est une
pauvre et vaine façon de prouver qu'on est quelqu'un. Jadis c'était
tout le contraire, et la preuve, c'est la parfaite unité des écoles, oîi
le même air de famille appartenait à des personnalités si distinctes
et si hautes. Eh bien ! cet air de famille leur venait d'une éducation
simple, uniforme, bien entendue et, comme on le voit, bien salu-
taire. Or cette éducation, dont nous n'avons pas conservé une seule
trace, quelle était-elle? Voilà ce que je voudrais qu'on enseignât et
ce que je n'ai jamais entendu dire ni dans une chaire, ni dans un
livre, ni dans les cours d'esthétique, ni dans les leçons orales. Ce
serait un enseignen>ent professionnel de plus à une époque oii pres-
que tous nous sont donnés, excepté celui-là.
Ne nous fatiguons pas d'étudier ensemble ces beaux modèles.
Regardez ces chairs, ces têtes, ces mains, ces gorges nues : rendez-
vous compte de leur souplesse, de leur plénitude, de leur coloris si
vrai, presque sans couleur, de leur tissu compact et si mince, si
dense et cependant si peu chargé. Examinez de même les ajuste-
mens et les accessoires, les satins, les fourrures, les draps, les
velours, les soies, les feutres, les plumes, les épées, les ors, les
broderies, les tapis, les fonds, les lits à tentures, les parquets si
parfaitement unis, si parfaitement solides. Voyez comme tout est
pareil chez Terburg et chez Pierre de Hooch, et cependant comme
tout diffère, comme la main agit de même, comme le coloris a les
mêmes élémens, et cependant comme ici le sujet est enveloppé,
fuyant, voilé, profond, comme la demi-teinte transforme, assombrit,
éloigne toutes les parties de cette toile admirable, comme elle donne
aux choses leur mystère, leur esprit, un sens encore plus saisissable,
LES MAITRES û AUTntFUlS. 775
une intimité plus chaude et plus invitante, — tandis que chez Ter-
burg les choses se passent avec moins de cachotterie; la vraie lu-
mière est partout, le lit est à peine dissimulé par la couleur sombre
des tentures, le modelé est dans son naturel, ferme, plein, nuancé
de tons simples, peu transformés, seulement choisis, de sorte que
coulecr, facture, évidence du ton, évidence de la forme, évidence
du fait, tout est d'accord pour exprimer qu'avec de tels personnages
il ne doit y avoir ni détours, ni circonlocutions, ni demi-ieinies.
Et considérez que chez Pierre de Hooch comme chez Metzu, chez le
plus renfermé comme chez le plus communicatif de ces trois peintres
fameux, vous distinguerez toujours une part de sentiment qui leur
est propre et qui est leur secret, une part de méthode et d'éduca-
tion reçue qui leur est commune et qui est le secret de l'école.
Trouvez-vous qu'ils colorent bien tout en colorant l'un plutôt en
gris, l'autre plutôt en brun et en or sombre? Et jugez-vous que
leur coloris n'a pas plus d'éclat que le nôtre tout en étant plus
sourd, plus de richesse tout en étant plus neutre, plus de puissance
et de beaicoup tout en contenant moins de forces visibles? Quand
par hasard vous apercevez dans une collection ancienne un tableau
de genre moderne, fût-il des meilleurs et sous tous les rapports des
plus fortement conçus, passez-moi le mot, c'est quelque chose comme
une image, c'est-à-dire une peinture qui fait effort pour être colorée
et qui ne l'est point assez, pour être peinte et qui s'évapore, pour
être consistante et qui n'y parvient pas toujours ni par sa lourdeur
quand elle est épaisse, ni par l'émail de ses surfaces lorsque par
hasard elle est mince. A quoi cela tient-il? car il y a de quoi con-
sterner les hommes d'instinct, de sens et de talent qui peuvent
être frappés de ces différences? Sommes-nous beaucoup moins doués?
Peut-être. Moins chercheurs? Tout au contraire. Nous sommes sur-
tout moins bien élevés. Supposons que, par un miracle qui n'est pas
assez demandé et qui, fût-il imploré comme il devrait l'être, ne
s'accomplira probablement jamais en France, un Metzu ou un Pierre
de Hooch ressuscite au miheu de nous, quelle semence il jetterait
dans les ateliers et quel généreux et riche terrain il trouverait pour
y faire éclore de bons peintres et de belles œuvres. Notre ignorance
est d<mc extrême. On dirait vraiment que l'art de peindre est de-
puis longtemps un secret perdu et que les derniers maîtres tout à
fait expérimcHtés qui le pratiquèrent en ont emporté la clé avec
eux. II nous la faudrait, on la demande, personne ne l'a plus; on
la cherche, elle est introuvable. 11 en résulte que l'individualisme
des méthodes n'est à vrai dire que l'effort de chacun pour imagi-
ner ce qu'il n'a point appris; que dans certaines habiletés pratiques
on sent les laborieux expédiens d'un esprit en peine; et que presque
toujours la soi-disant originalité des procédés modernes cache au
776 REVUE DES DEUX MONDES.
font! d'incurables malaises. Voulez-vous avoir une idée des investi-
gatioLs de ceux qui cherchent et des vérités que nous mettons au
jour après de longs efforts? Je n'en donnerai qu'un exemple, et le
voici.
Notre art pittoresque, genre historique, genre, paysage, nature
morte et autres, s'est compliqué depuis quelque temps d'une ques-
tion fort à la mode et qui mérite en effet de nous occuper, car il
s'agit de rendre à la peinture un de ses moyens d'expression les
plus délicats et les plus nécessaires. Je veux parler de ce qu'on est
convenu d'appeler les valeurs. On entend par ce mot d'origine as-
sez vague, de sens obscur, la quantité de clair ou de sombre qui
se trouve contenue dans un ton. Exprimée par le dessin et par la
gravure, la nuance est facile à saisir : tel noir aura, par rapport
au papier qui représente l'unité de clair, plus de valeur que tel
gris. Exprimée par la couleur, c'est une abstraction non moins po-
sitive, mais moins aisée à définir. Grâce à une série d'observations
d'ailleurs peu profondes et par une opération analytique qui serait
familière à des chimistes, on dégage d'une couleur donnée cet élé-
ment de clair ou d'obscur qui se combine avec son principe colo-
rant, et scientifiquement on arrive à considérer un ton sous le
double aspect de la couleur et de la valeur, de sorte qu'il y a dans
un violet par exemple non-seulement à estimer la quantité de rouge
et de bleu qui peut en multiplier les nuances à l'infini, mais à
tenir compte aussi de la quantité de clarté ou de force qui le rap-
proche soit de l'unité claire, soit de l'unité sombre. L'intérêt de cet
examen est celui-ci : une couleur n'existe pas en soi, puisqu'elle
est, comme on le sait, modifiée par l'influence d'une couleur voi-
sine. A plus forte raison, n'a-t-elle en soi ni vertu ni beauté. Sa
qualité lui vient de son entourage, ce qu'on appelle aussi ses
complémentaires. On peut ainsi, par des contrastes et des rappro-
chemens favorables, lui donner des acceptions très diverses. Bien
colorer, je le dirai plus expressément ailleurs, c'est ou connaître
ou bien sentir d'instinct la nécessité de ces rapprochemens; mais
bien colorer, c'est en outre et surtout savoir habilement rapprocher
les valeurs des tons. Si vous ôtiez d'un Véronèse, d'un Titien, d'un
Rubens, ce juste rapport des valeurs dans leur coloris, vous n'au-
riez plus qu'un coloriage discordant, sans force, sans délicatesse
et sans rareté. A mesure que le principe colorant diminue dans un
ton, l'élément valeur y prédomine. S'il arrive, comme dans les demi-
teintes où toute couleur pâlit, comme dans les tableaux de clair-
obscur outré où toute nuance s'évanouit, comme dans Rembrandt
par exemple, où quelquefois tout est monochrome, s'il arrive, dis-je,
que l'élément coloris disparaisse presque absolument, il reste sur la
palette un principe neutre, subtil et cependant réel, la valeur pour
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 777
ainsi dire abstraite des clioses disparues, et c'est avec ce principe
négatif, incolore, d'une délicatesse infinie, que se font quelquefois
les plus rares tableaux.
Ces choses terribles à énoncer en français et dont vraiment l'ex-
position n'est permise que dans un atelier et à huis-clos, il m'a fallu
vous les dire, puisque je n'aurais pas été compris sans cela. Or
cette loi qu'il s'agit aujourd'hui de mettre en pratique, n'imaginez
pas qu'on l'ait découverte; on l'a retrouvée parmi des pièces fort
oubliées dans les archives de l'art de peindre. Peu de peintres en
France en ont eu le sentiment bien formel. Il y eut des écoles en-
tières qui ne s'en doutèrent pas, s'en passèrent et ne s'en trou-
vèrent pas mieux, on le voit maintenant. Si j'écrivais l'histoire de
l'art français au xix* siècle, je vous dirais comment cette loi fut tour
à tour observée puis méconnue, quel fut le peintre qui s'en ser-
vit, quel est celui qui l'ignora, et vous n'auriez pas de peine à con-
venir qu'on eut tort de l'ignorer. Un peintre éminent, trop ad-
miré quant à sa technique, qui vivra, s'il vit, par le fond de son
sentiment, des élans fort originaux, un rare instinct du pittores-
que, surtout par la ténacité de ses efforts, Decamps, ne s'est jamais
occupé de savoir qu'il y eût des valeurs sur une palette ; c'est une
grande infirmité qui commence à frapper les gens un peu avisés et
dont les esprits délicats souffrent beaucoup. Je vous dirais égale-
ment à quel observateur sagace les paysagistes contemporains doi-
vent les meilleures leçons qu'ils aient reçues; comment, par une
grâce d'état charmante, cet esprit sincère, simplificateur par es-
sence, eut le sentiment naturel des valeurs en toute chose, les étu-
dia mieux que personne, en établit les règles, les formula dans ses
œuvres et en donna de jour en jour des démonstrations plus heu-
reuses. C'est désormais le principal souci de tous ceux qui cher-
chent, depuis ceux qui cherchent en silence jusqu'cà ceux qui le font
plus bruyamment et sous des noms bizarres. La doctrine qui s'est
appelée réaliste n'a pas d'autre fondement sérieux qu'une observa-
tion meilleure et plus saine des lois du coloris. Il faut bien se
rendre à l'évidence et reconnaître qu'il y a du bon dans ces visées,
et que si les réalistes savaient plus et peignaient mieux, il en est
dans le nombre qui peindraient fort bien. Leur œil en général a des
aperçus très justes et des sensations particulièrement délicates, et,
chose singulière, les autres parties de leur métier ne le sont plus du
tout. Ils ont, paraît-il, une des facultés les plus rares, ils manquent
de ce qui devrait être le plus commun, si bien que leurs qualités,
qui sont grandes, perdent leur prix pour n'être pas enjployées
comme il faudrait, qu'ils ont l'air de révolutionnaires parce qu'ils
affectent de n'admettre que la moitié des vérités nécessaires, et
778 r.EVUE DES deux mondes.
qu'il s'en faut à la fois de très peu et de beaucoup qu'ils n'aient
strictement raison.
Tout cela, c'était Va b c ôe l'art hollandais, ce devrait être Va h c
du nôtre. Je ne sais pas quelle était, doctrinalement parlant, l'opi-
nion de Pierre de Hooch, de Terburg et de Metzu sur les valeurs,
ni comment ils les nommaient, ni même s'ils avaient un nom pour
exprimer ce que les couleurs doivent avoir de nuancé, de relatif,
de doux, de suave, de subtil dans leurs rapports. Peut-être le co-
loris dans son ensemble comportait-il à la lois toutes ces qualités
soit positives, soit impalpables. Toujours est-il que la vie de leurs
œuvres et la beauté de leur art tiennent précisément à l'emploi
savant de ce principe. La différence qui les sépare des tentatives
modernes est celle-ci : de leur temps, on n'attachait au clair-obs-
cur un grand prix et un grand sens, que parce que cela paraissait
être l'élément vital de tout art bien conçu. Sans cet artifice, où
l'imagination joue le premier rôle, il n'y avait pour ainsi dire plus
de fiction dans la reproduction des choses, et partant l'homme s'ab-
sentait de son œuvre ou du moins n'y participait plus à ce mo-
ment du travail où sa sensibilité doit surtout intervenir. Les délica-
tesses d'un Metzu, le mystère d'un Pierre de Hooch tiennent, je
vous l'ai dit , à ce qu'il y a beaucoup d'air autour des objets ,
beaucoup d'ombres autour des lumières, beaucoup d'apaisemens
dans les couleurs fuyantes, beaucoup de transpositions dans les tons,
beaucoup de transformations purement imaginaires dans l'aspect
des choses, en un mot, le plus merveilleux emploi qu'on ait jamais
fait du clair-obscur, en d'autres termes aussi, la plus judicieuse ap-
plication de la loi des valeurs. Aujourd'hui c'est le contraire. Toute
valeur un peu rare, toute couleur finement observée, semblent avoir
pour but d'abolir le clair-obscur et de supprimer l'air. Ce qui ser-
vait à lier sert à découdre. Toute peinture dite originale est un pla-
cage, une mosaïque. L'abus des rondeurs inutiles a jeté dans l'excès
des surfaces plates, des corps sans épaisseur. Le modelé a disparu
le jour même où les moyens de l'exprimer semblaient meilleurs et
devaient le rendre plus savant, de sorte que ce qui fut un progrès
chez les Hollandais est pour nous un pas en arrière, et qu'après être
sortis de l'art archaïque, sous prétexte d'innover encore, nous y re-
venons.
Que dire à cela? Quel est celui qui démontrera l'erreur où nous
tombons? De claires et frappantes leçons, qui les donnera? H y au-
rait un expédient plus sûr : faire une belle œuvre qui contînt tout
l'art ancien avec l'esprit moderne, qui fût le xix* siècle et la France,
ressemblât trait pour trait à un Metzu, et ne laissât pas voir qu'on
s'en est souvenu.
LES MAÎTRES d'aUïREFOIS. 779
II.
De tous les peintres hollandais, Ruysdael est celui qui ressemble
le plus noblement à son pays. Il en a l'ampleur, la tristesse, la pla-
cidité un peu morne, le charme monotone et tranf[uille. Avec des
lignes fuyantes, une palette sévère, en deux grands traits expressé-
ment physionomiques, — des horizons gris qui n'ont pas de limites,
des ciels gris dont l'infini se mesure, — il nous aura laissé de la Hol-
lande un portrait, je ne dirai pas familier, mais intime, attachant,
admirablement fidèle et qui ne vieillit pas. A d'autres titres encore,
Ruysdael est, je crois bien, la plus haute figure de l'école après
Rembrandt, et ce n'est pas une mince gloire pour un peintre qui n'a
fait que des paysages soi-disant inanimés , et pas un être vivant,
du moins sans l'aide de quelqu'un.
Considérez qu'à le prendre par le détail, Ruysdael serait p'eut-
être inférieur à beaucoup de ses compatriotes. D'abord il n'est pas
adroit à un moment et dans un genre où l'adresse était la monnaie
courante du talent, et peut-être est-ce à ce défaut de dextérité qu'il
doit l'assiette et le poids ordinaire de sa pensée. Il n'est pas non
plus précisément habile. Il peint bien et n'affecte aucune origina-
lité de métier. Ce qu'il veut dire, il le dit nettement, avec justesse,
mais comme avec lenteur, sans sous-entendus, vivacité ni malices.
Son dessin n'a pas toujours le caractère incisif, aigu, l'accent bi-
zarre, propres à certains tableaux d'Hobbema. Je n'oublierai pas
qu'au Louvre, devant le Moulin à eau^ la vanne d'Hobbema, une
œuvre supérieure qui n'a pas, je vous l'ai dit, son égale en Hol-
lande, il m'est arrivé quelquefois de m'attiédir pour Ruysdael. Ce
Moulin est une œuvre si charmante, il est si précis, si ferme dans
sa construction, si voulu d'un bout à l'autre dans son métier, d'une
coloration si forte et si belle, le ciel est d'une qualité si rare, tout
y paraît si finement gravé, avant d'être peint, et si bien peint par
dessus cette âpre gravure; enfin, pour me servir d'une expression
qui sera comprise dans les ateliers, il s'encadre d'une façon si pi-
quante et fait si bien dans l'or^ que quelquefois, apercevant à deux
pas de là le petit Buisson de Ruysdael et le trouvant jaunâtre , co-
tonneux, un peu rond de pratique, j'ai failli conclure en faveur
d'Hobbema et commettre une erreur qui n'eût pas duré, mais qui
serait impardonnable, n'eût-elle été que d'un instant.
Ruysdael n'a jamais su mettre une figure dans ses tableaux, et,
sous ce rapport, les aptitudes d'Adrian van de Yelde seraient bien
autrement diverses, pas un animal non plus, et, sous ce rapport,
Paul Potter aurait sur lui de grands avantages , dès qu'il arrive à
Paul Potter d'être parfait. Il n'a pas la blonde atmosphère de Cuyp,
7S0 REVUE DES DEUX MONDES.
et l'ingénieuse habitude de placer dans ce bain de lumière et d'or,
des bateaux, des villes, des chevaux et des cavaliers, le tout des-
siné comme on le sait, quand Cuyp est de tous points excellent. Son
modelé, pour être des plus savans lorsqu'il l'applique soit à des vé-
gétations, soit à des surfaces aériennes, n'olTre pas les difficultés
extrêmes du modelé humain de Terburg ou de Melzu. Si éprouvée
que soit la sagacité de son œil, elle est moindre en raison des sujets
qu'il traite. Quel que soit le prix d'une eau qui remue, d'un nuage
qui vole, d'un arbre buissonneux que le vent tourmente, d'une
cascade s'écroulant entre des rochers, tout cela, lorsqu'on songe à
la complication des entreprises, au nombre des problèmes, à leur
subtilité, ne vaut pas, quant à la rigueur des solutions, Y Intérieur
galant de Terburg, la Visite de Metzu, V Intérieur hollandais de
Pierre de Hooch, \ École et la Famille d'Ostade qu'on voit au Louvre,
ou le merveilleux Metzu du musée Van-der-Hoop, d'Amsterdam.
Ruysdael ne montre aucun esprit, et, sous ce rapport également,
les maîtres spirituels de la Hollande le font paraître un peu morose.
A le considérer dans ses habitudes normales, il est simple, sérieux
et robuste, très calme et grave, assez habituellement le même, à ce
point que ses qualités finissent par ne plus saisir tant elles sont
soutenues; et devant ce masque qui ne se déride guère, devant ces
tableaux presque d'égal mérite, on est quelquefois confondu de la
beauté de l'œuvre, rarement surpris. Telles marines de Cuyp, par
exemple le Clair de lune du musée Six, sont des œuvres de prime-
saut, absolument imprévues, et font regretter qu'il n'y ait pas chez
Ruysdael quelques saillies de ce genre. Enfin sa couleur est mono-
tone, forte, harmonieuse et peu riche. Elle ne varie que du vert au
brun; un fond de bitume en fait la base. Elle a peu d'éclat, n'est
pas toujours aimable et, dans son essence première, n'est pas de
qualité bien exquise. Un peintre d'intérieur raffiné n'aurait pas de
peine à le reprendre sur la parcimonie de ses moyens, et jugerait
quelquefois sa palette par trop sommaire.
Avec tout cela, malgré tout cela, Ruysdael est unique : il est aisé
de s'en convaincre au Louvre, d'après son Buisson, le Coup de soleil,
la Tempête, le Petit Paysage (n° h~h). J'en excepte la Forêt, qui
n'a jamais été très belle, et qu'il a compromise en priant Rerghem
d'y peindre des personnages. A l'exposition rétrospective faite au
profit des Alsaciens-Lorrains, on peut dire que Ruysdael régnait
avec une souveraineté manifeste, quoique l'exposition fût des plus
riches en maîtres hollandais et flamands, car il y avait là Vau Goyen,
Wynants, Paul Potter, Cuyp, Van de Velde, Van der Neer, Van der
Meer, Hais, Teniers, Bol, Salomon Ruysdael, Van der Heyden avec
deux œuvres sans prix. J'en appelle aux souvenirs de tous ceux
pour qui cette exposition d'œuvres excellentes fut un trait de lu-
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 781
mière, Ruysclael n'y marquait-il pas comme un maître, et, chose
plus estimable encore, comme un grand esprit? A Bruxelles, à An-
vers, à La Haye, à Amsterdam, l'effet est le même; partout où
Ruysdael paraît, il a une manière propre de se tenir, de s'imposer,
d'imprimer le respect, de rendre attentif, qui vous avertit qu'on a
devant soi l'âme de quelqu'un, que ce quelqu'un est de grande
race et que toujours il a quelque chose d'important à vous dire.
Telle est l'unique cause de la supériorité de Ruysdael, et cette
cause suffit : il y a dans le peintre un homme qui pense, et dans
chacun de ses ouvrages une conception. Aussi savant dans son genre
que le plus savant de ses compatriotes, aussi naturellement doué,
plus réfléchi et plus ému, mieux qu'aucun autre il ajoute à ses
dons cet équilibre qui fait l'unité de l'œuvre et la perfection des
œuvres. Vous apercevez dans ses tableaux comme un air de pléni-
tude, de certitude, de paix profonde, qui est le caractère distinc-
tif de sa personne, et qui prouve que l'accord n'a pas un seul mo-
ment cessé de régner entre ses belles facultés natives, sa grande
expérience, sa sensibilité toujours vive, sa réflexion toujours pré-
sente. Ruysdael peint comme il pense, sainement, fortement, lar-
gement. La qualité extérieure du travail indique assez bien l'allure
ordinaire de son esprit. Il y a dans cette peinture sobre, sou-
cieuse, un peu fière, je ne sais quelle hauteur attristée qui s'an-
nonce de loin, et de près vous captive par un charme de simplicité
naturelle et de noble familiarité tout à fait à lui. Une toile de
Ruysdael est un tout où l'on sent une ordonnance, une vue d'en-
semble, une intention maîtresse, la volonté de peindre une fois
pour toutes un des traits de son pays, peut-être bien aussi le désir
de fixer le souvenir d'un moment de sa vie. Un fonds solide, un
besoin de construire et d'organiser, de subordonner le détail à des
ensembles, la couleur à des effets, l'intérêt des choses au plan
qu'elles occupent; une parfaite connaissance des lois naturelles et
des lois techniques, avec cela un certain dédain pour l'inutile, le
trop agréable ou le superflu, un grand goût avec un grand sens,
une main fort calme avec le cœur qui bat, tel est à peu près ce
qu'on découvre à l'analyse dans un tableau de Ruysdael.
Je ne dis pas que tout pâlisse à côté de celte peinture, d'éclat
médiocre, de coloris discret, de procédés constamment voilés; mais
tout se désorganise, se vide et se découd. Placez une toile de Ruys-
dael à côté des meilleurs paysages de l'école, et vous verrez aussi-
tôt apparaître dans ses voisins des trous, des faiblesses, des écarts,
une absence de dessin là où il en faudrait, des traits d'esprit quand
il n'en faudrait pas, des ignorances mal déguisées, des effacemens
qui sentent l'oubli. A côté de Ruysdael, un beau Van de Velde
est maigre, joli, précieux, jamais très mâle ni très mûr; un Guil-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
laiime Van de Velde est sec, froid et mince, presque toujours bien
dessiné, rarement bien peint, vite observé, peu médité. Isaac Os-
tade est trop roux, avec des ciels trop nuls. Van-Goyen est par
trop incertain, volatil, évaporé, cotonneux; on y sent la trace ra-
pide et légère d'une intention fine, l'ébauche est charmante, l'œuvre
n'est pas venue, parce qu'elle n'a pas été substantiellement nour-
rie d'études préparatoires, de patience et de travail. Guyp lui-même
souffre sensiblement de ce voisinage sévère, lui si fort et si sain.
Sa continuelle dorure a des gaîtés dont on se lasse, à" côté des
sombres et bleuâtres verdures de son grand émule, et quant à ce
luxe d'atmosphère qui semble un reflet pris au midi pour embellir
ses tableaux du nord, on cesse d'y croire, pour peu qu'on con-
naisse les bords de la Meuse ou du Zuiderzée.
En général on remarque dans les tableaux hollandais, j'entends
les tableaux de plein air, un parti-pris de force sur des clairs, qui
leur donne beaucoup de relief et, comme on dit dans la langue des
peintres, une particulière autorité. Le ciel y joue le rôle de l'aérien,
de l'incolore, de l'infini, de l'impalpable. Pratiquement il sert à
mesurer les valeurs puissantes du terrain, et par conséquent à dé-
couper d'une façon plus ferme et plus tranchée la silhouette du su-
jet. Que ce ciel soit en or comme chez Guyp, en argent comme chez
Van de Velde ou Salomon Ruysdael, floconneux, grisâtre, fondu
dans des buées légères comme dans Isaac Ostade, Van-Goyen, ou
Wynants, — il fait trou dans le tableau, conserve rarement une va-
leur générale qui lui soit propre et presque jamais ne se met avec
l'or des cadres dans des relations bien décisives. Estimez la force
du pays, elle est extrême. Tâchez d'estimer la valeur du ciel, et le
ciel vous surprendra par l'extrême clarté de sa base. Je vous cite-
rais ainsi tels tableaux dont on oublie l'atmosphère et tels fonds
aériens, qu'on pourrait repeindre après coup sans que le tableau,
terminé d'ailleurs, y perdît. Beaucoup parmi les œuvres modernes
en sont là. Il est même à remarquer, sauf quelques exceptions que
je n'ai point à signaler si je suis bien compris, que notre école mo-
derne en son ensemble païaît avoir adopté pour principe que l'at-
mosphère étant la partie la plus vide et la plus insaisissable du ta-
bleau, il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'elle en soit la partie la
plus incolore et la plus nulle.
Ruysdael a senti les choses différemment et fixé une fois pour
toutes un principe bien autrement audacieux et vrai. Il a considéré
l'immense voûte qui s'arrondit au-dessus des campagnes ou de la
mer comme le plafond réel, compacte, consistant de ses tableaux. Il
le courbe, le déploie, le mesure, il en détermine la valeur par rap-
port aux accitlens de lumière semés dans l'horizon terrestre ; il en
nuance les grandes surfaces, les modèle, les exécute en un mot
LES MAÎTRES d'aUTUEFOIS. 783
comme un morceau de preaiier intérêt. Il y découvre des arabesques
qui continuent celles du sujet, y dispose des taches, en fait des-
cendre la lumière et ne l'y met qu'en cas de nécessité. Ce grand œil
bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des
choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith,
ne regarde jamais un objet sans observer le point correspondant
de l'atmosphère et parcourt ainsi sans rien omettre le champ circu-
laire de la vision. Loin de se perdre en analyses, constamment il syn-
thétise et résume. Ce que la nature dissémina, il le concentre en
un total de lignes, de couleurs, de valeurs, d'effets. Il encadre tout
cela dans sa pensée comme il veut que cela soit encadré dans les
quatre angles de sa toile. Son œil a la propriété des chambres
noires : il réduit, diminue la lumière et conserve aux choses l'exacte
proportion de leurs formes et de leur coloris. Un tableau de Ruys-
dael, quel qu'il soit, — les plus beaux bien entendu sont les plus
significatifs, — est une peinture entière, pleine et forte, en son
principe, grisâtre en haut, brune ou verdâtre en bas, qui s'appuie
solidement des quatre coins aux cannelures chatoyantes du cadre,
qui paraît obscure de loin, qui se pénètre de lumière quand on s'en
approche, belle en soi, sans aucun vide, avec peu d'écarts, comme
qui dirait une pensée haute et soutenue, et pour langage une langue
du plus fort tissu. J'ai ouï dire que rien n'était plus difficile à co-
pier qu'un tableau de Ruysdael et je le crois, comme il n'est rien
de plus difficile à imiter que la façon de dire des grands écrivains
de notre xvii* siècle français. Ici comme là c'est le même tour, le
même style, un peu le même esprit, je dirais presque le même gé-
nie. Je ne sais pourquoi j'imagine que, si Ruysdael n'avait pas été
Hollandais et protestant, il aurait été de Port-Royal.
Vous remarquerez à' La Haye et à Amsterdam deux paysages qui
sont l'un en grand, l'autre en petit, la répétition du même sujet. La
petite toile est-elle l'étude qui a servi de texte à la plus grande?
Ruysdael dessinait-il ou peignait-il d'après nature? S'inspirait-il ou
copiait-il directement? C'est là son secret, comme à la plupart des
maîtres hollandais, sauf peut-être Van de Velde, qui certainement a
peint en plein air, a excelîj dans les études directes, et qui dans
l'atelier perdait beaucoup de ses moyens, quoi qu'on en dise. Tou-
jours est-il que ces deux œuvres sont charmintes et démontreraient
ce que je viens de dire des habitudes de Ruysdael. C'est une vue
prise à quelque distance d'Amsterdam, avec la petite ville de Har-
lem noirâtre, bleuâtre, pointant à travers des arbres et perdue, sous
le vaste ondoiement d'un ciel nuageux, dans les buées pluvieuses
d'un mince horizon; en avant, pour unique premier plan, une blan-
chisserie à toits rougeâtres, avec une lessive étendue à plat sur des
prés. Rien de plus naïf et de plus pauvre comme point de départ,
784 REVUE DES DEUX MONDES.
rien de plus vrai non plus. Il faut voir cette petite tcile, haute de
i pied 8 pouces, pour apprendre d'un maître qui ne craignit jamais
de déroger, parce qu'il n'était pas homme à descendre, comment on
relève un sujet quand on est soi-même un esprit relevé, comment
il n'y a pas de laideurs pour un œil qui voit beau, pas de petitesses
pour une sensation grande, en un mot ce que devient l'art de
peindre quand il est pratiqué par un noble esprit.
La Vue d'une rivière^ du musée Van-der-Hoop, est la dernière
expression de cette manière hautaine et magnifique. Ce tableau se-
rait encore mieux nommé le Moulin à vent, et sous ce titre il ne
permettrait plus à personne de traiter sans désavantage un sujet qui,
sous la main de Ruysdael, a trouvé son expression typique incompa-
rable. En quatre mots, voici quelle est la donnée : un coin de la Meuse
probablement; à droite un terrain étage avec des arbres, des mai-
sons, et pour sommet le noir moulin, ses bras au vent, montant haut
dans la toile; une estacade contre laquelle vient onduler assez dou-
cement l'eau du fleuve, une eau sourde, molle, admirable; un petit
coin d'horizon perdu, très ténu et très ferme, très pâle et très dis-
tinct, sur lequel s'enlève la voile blanche d'un bateau, une voile
plate, sans aucun vent dans sa toile, d'une valeur douce et tout à fait
exquise. Là-dessus un grand ciel chargé de nuages avec des trouées
d'un azur effacé, des nuées grises montant directement en escalade
jusqu'au haut de la toile; pour ainsi dire pas de lumière nulle part
dans cette tonalité puissante, composée de bruns foncés et de cou-
leurs ardoisées sombres ; une seule lueur au centre du tableau, un
rayon qui de toute distance vient comme un sourire éclairer le
disque d'un nuage. Grand tableau carré, grave (il ne faut pas
craindre d'abuser du mot avec Ruysdael), d'une extrême sonorité
dans le registre le plus bas, et mes notes ajoutent merveilleux dans
l'or. Au fond, je ne vous le signale et n'y insiste que pour arriver à
cette conclusion, qu'outre le prix des détails, la beauté de la forme,
la grandeur de l'expression, l'intimité du sentiment, c'est encore une
tâche singulièrement imposante à la considérer comme simple décor.
Voilà tout Ruysdael : de hautes allures , peu de charme, sinon
par hasard, un grand attrait, une intimité qui se révèle à mesure,
une science accomplie, des moyens très simples. Imaginez-le con-
forme à sa peinture, tâchez de vous représenter sa personne à côté
de ses tableaux, et vous aurez, si je ne me trompe, la double image
très concordante d'un songeur austère, d'une âme chaude, d'un es-
prit laconique et d'un taciturne. J'ai lu quelque part, tant il est
évident que le poète se révèle à travers les retenues de la forme
et malgré la concision de son langage, que son œuvre avait le ca-
ractère d'un poème élégiaque en une infinité de chants. C'est beau-
coup dire quand on songe au peu de littérature que comporte un
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 785
art dont la technique a tant d'importance, dont la matière a tant de
poids et de prix. Élégiaque ou non, poète à coup sûr, si Ruysdael
avait écrit au lieu de peindre, je soupçonne qu'il aurait écrit en
prose plutôt qu'en vers. Le vers admet trop de fantaisie et de stra-
tagèmes, la prose oblige à trop de sincérité pour que ce véridique
et clair esprit n'eût pas préféré ce|langage à l'autre. Quant au fond
de sa nature, c'était un rêveur, un de ces hommes comme il en
existe beaucoup de notre temps, rares à l'époque où naquit Ruys-
dael, un de ces promeneurs solitaires qui fuient les villes, fréquen-
tent les banlieues, aiment sincèrement la campagne, la sentent sans
emphase, la racontent sans phrase, que les lointains horizons in-
quiètent, que les plates étendues charment, qu'une ombre affecte,
qu'un coup de soleil enchante. On ne se figure Ruysdael ni très
jeune, ni très vieux ; on ne voit pas qu'il ait eu une adolescence,
on ne sent pas davantage le poids affaiblissant des années. Igno-
rât-on qu'il est mort avant cinquante-deux ans, on se le représen-
terait entre deux âges, comme un homme mûr ou de maturité pré-
coce, fort sérieux, maître de lui de bonne heure, avec les retours
attristés, les regrets, les rêveries d'un esprit qui regarde en arrière
et dont la jeunesse n'a pas connu le malaise accablant des espé-
rances. Je ne crois pas qu'il eût un cœur à s'écrier : Levez-vous^
orages désirés î Ses mélancolies, car il en est plein, ont je ne sais
quoi de viril et de raisonnable où n'apparaissent ni le tumultueux
enfantillage des premières années ni le larmoiement nerveux des
dernières ; elles ne font que teinter sa peinture en plus sombre,
comme elles auraient teinté la pensée d'un janséniste.
Que lui a fait la vie pour qu'il en ait un sentiment si dédaigneux
ou si amer? Que lui ont fait les hommes pour qu'il se retire en
pleine solitude et qu'il évite à ce point de se rencontrer avec eux,
même dans sa peinture? On ne sait rien ou presque rien de son
existence, sinon qu'il naquit vers J630, qu'il mourut en 1681, qu'il
fut l'ami de Berghem, qu'il eut Salomon Ruysdael pour frère aîné
et probablement pour premier conseiller. Quant à ses voyages, on
les suppose et l'on en doute : ses cascades, ses lieux montueux,
boisés, à coteaux rocheux, donneraient à croire ou qu'il dut étu-
dier en Allemagne, en Suisse, en Norvège, ou qu'il utilisa les études
d'Everdingen et s'en inspira. Son grand labeur ne l'enrichit point,
et son titre de bourgeois de Harlem ne l'empêcha pas, paraît-il,
d'être fort méconnu. On en aurait même la preuve assez navrante,
s'il est vrai que par commisération pour sa détresse plus encore
que par égard pour son génie, dont personne ne se doutait guère,
on dut l'admettre à l'hôpital de Harlem, sa ville natale, et qu'il y
mourut. Mais avant d'en venir là que lui arriva- 1- il? Eut-il des
TOME XIII. — 1876. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
joies, s'il eut certainement des amertumes? Sa destinée lui donnâ-
t-elle l'occasion d'aimer autre chose que des nuages, et de quoi
souiïrit-il le plus, s'il a souffert, du tourment de bien peindre ou de
vivre? Toutes ces questions restent sans rt^ponse, et cependant la
postérité se les adresse. Auriez-vous jamais l'idée d'en, demander
autant sur Berghem, Karel-Dujardin, Wouwerman, Gr!yen,Terburg,
Metzu, Pierre de Hooch lui-même? Tous ces peintres brillans ou
charmans peignirent, et il semble que ce soit assez. Rnysdael pei-
gnit, mais il vécut, et voilà pourquoi il importerait tant de savoir
comment il vécut. Je ne connais dans l'école hollandaise que trois
ou quatre hommes dont la personne intéresse à ce point : Rem-
brandt, Paul Potter, Raysdael, Guyp peut-être, et c'est déjà; plus
qu'il n'en faut pour les classer.
m.
Guyp non plus ne fut pas très goûté de son vivant, ce qui ne
l'empêcha pas de peindre comme il l'entendait, de s'appliquer ou
de se négliger tout à son aise, et de ne suivre en sa libre carrière
que l'inspiration du moment. D'ailleurs cette défaveur assez natu-
relle, si l'on songe au goût pour l'extrême fini qui régnait alors,
il la partageait avec Ruysdael, il la partagea même avec Rembrandt,
lorsque vers 1650 Rembrandt cessa tout à coup d'être compris. Il
était, comme on le voit, en bonne compagnie. Depuis il a été bien
vengé, par les Anglais d'abord, plus tard par l'Europe entière.
Dans tous les cas, Guyp est un très beau peintre. Eu premier lieu,
il a ce mérite d'être universel. Son œuvre est un si complet réper-
toire de la vie hollandaise, surtout en son milieu champêtre, que
son étendue et sa variété suffiraient à lui de jner un intérêt consi-
dérable. Paysages, marines, chevaux, bétail, personnages de toute
condition, depuis les hommes de fortune et de loisir jusqu'aux ber-
gers, petites et grandes figures, portraits et tableaux de basses-
cours, telles sont les curiosités et les aptitudes de son talent qu'il
aura contribué plus qu'aucun autre à élargir le cadre des observa-
tions locales où se déployait l'art de son pays. Né l'un des premiers
en 1605, de toutes les manières par son âge, par la diversité de ses
recherches, par la vigueur et l'indépendance de ses allures, il aura
été l'un des promoteurs et des initiateurs les plus actifs de l'école.
Un peintre qui d'une part touche à Hondekoeter, de l'autre à
Ferdinand Bol, et, sans imiter Rembrandt, qui peint des animaux
aussi aisément que Van de Yelde, des ciels mieux que Both, des
chevaux et de grands chevaux plus sévèrement que Wouwerman
ou Berghem ne peignent les leurs en p.Uit, — qui seut vivement la
mer, les fleuves et leurs rivages, qui peint des villes, des bateaux
LES MAÎTRES D'aUTREFOIS. 787
au mouillage et de grandes scènes~iT!aritimes avec une ampleur et
une autorité que Guillaume Van de Yelde ne possédait pas, — un
peintre qui de plus avait une manière de voir à lui, une couleur
propre et fort belle, une main puissante, large, aisée, le goût des
matières riches, épaisses, abondantes, un homme qui s'étend,
grandit, se renouvelle et se fortifie avec l'âge, — un pareil person-
nage est un homme vaste. Si l'on songe en outre qu'il vécut jus-
qu'en 1691, qu'il survécut ainsi à la plupart de ceux qu'il avait vus
naître, et que pendant cette longue carrière de quatre-vingt-six ans,
sauf un trait de son père très marqué dans ses ouvrages et par la
suite un reflet du ciel italien qui lui vint peut-être des Both et de
ses amis les voyageurs, il reste lui, sans alliage, sans mélange, sans
défaillance non plus, il faut convenir que c'était un fort cerveau.
Si notre Louvre donne une idée assez complète des formes di-
verses de son talent, de sa manière et de sa couleur, il ne donne
pas toute sa mesure, et ne marque pas le point de perfection qu'il
peut atteindre et qu'il a quelquefois atteint. Son grand paysage est
une belle œuvre qui vaut mieux par l'ensemble que par les détails.
On ne saurait aller plus loin dans l'art de peindre la lumière, de
rendre les sensations aimables et reposantes dont vous enveloppe et
vous pénètre une atmosphère chaude. Cest un tableau. 11 est vrai
sans l'être trop. 11 est observé sans être copié. L'air qui le baigne,
la chaleur anibrée dont il est imbibé, cette dorure qui n'est qu'un
voile, ces couleurs qui ne sont qu'un résultat de la lumière qui les
inonde , de l'air qui circule autour et du sentiment du peintre qui
les transfonne, ces valeurs si tendres dans un ensemble si fort, tout
cela vient à la fois de la nature et d'une conception; ce serait un
chef-d'œuYre, s'il ne s'y glissait des insuffisances qui semblent le
fait d'un jeune homme ou d'un dessinateur distrait. Son Départ
jjour la promenade et sa Promenade, deux pages équestres d'un
si beau format, de si noble allure, sont aussi remplies de ses plus
fines qua'ités : le tout baigne dans le soleil et se trempe dans ces
ondes dorées qui sont pour ainsi dire la couleur ordinaire de son
esprit. Il a cependant fait mieux. 11 y a de lui des choses plus
rares. Je ne parle pas de ces petits tableaux trop vantés qui ont
passé à diverses époques dans nos expositions françaises rétro-
spectives. Sans sortir de France, on a pu voir dans des ventes de
collections particulières des œuvres de Guyp, non pas plus déli-
cates, mais [dus puissantes et plus profondes. Un vrai beau Guyp est
une peinture à la fois subtile et grosse, tendre et robuste, aérienne
et ma-^sive. Ce qui appartient à l'impalpable, comme les fonds, les
enveloppes, les nuances, l'effet de l'air sur les distances et du plein
jour sur le coloris, tout cela correspond aux parties légères de son
esprit, et pour le rendre sa palette se volatilise et son métier s'as-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
souplit. Quant aux objets de substance plus solide, de contours plus
arrêtés, de couleur plus évidente et plus consistante, il ne craint pas
d'en élargir les plans, d'en étoffer la forme, d'insister sur les côtés
robustes, et d'être un peu lourd, pour n'être jamais faible ni par le
trait, ni par le ton, ni par la facture. En pareil cas, il ne se raffine
plus, et, comme tous les bons maîtres à l'origine des fortes écoles,
il ne lui en coûte aucunement de manquer de charme, lorsque le
charme n'est pas le caractère essentiel de l'objet qu'il représente.
Voilà pourquoi ses cavalcades du Louvre ne sont pas, selon moi,
le dernier mot de sa belle manière sobre, un peu grosse, abon-
dante, tout à fait mâle. Il y a là un excès de dorure, du soleil et
tout ce qui s'ensuit, rougeurs', luisans, reflets, ombres portées;
ajoutez-y je ne sais quel mélange de plein air et de jour d'atelier,
de vérité textuelle et de combinaisons, enfin je ne sais quoi d'impro-
bable dans les costumes et de suspect dans les élégances , d'où il
résulte que malgré des qualités hors ligne, ces deux tableaux ne
rassurent pas absolument. Le musée de La Haye possède un Por-
trait du sire de Roovère dirigeant la pêche du saumon aux environs
de Doordrecht, qui reproduit avec moins d'éclat, avec plus d'évi-
dence encore quant aux défauts, le parti-pris des deux toiles célè-
bres dont je parle. Le personnage est un de ceux que nous connais-
sons. Il est en habit ponceau brodé d'or, bordé de fourrures, avec
toque noire à plumes roses et sabre courbe à poignée dorée. Il monte
un^;de ces grands bais bruns dont vous connaissez aussi la tête
busquée, le coffre un peu lourd, les jambes raides et les sabots
de mule. Mêmes dorures dans le ciel, dans les fonds, dans les
eaux, sur les visages, mêmes reflets trop clairs, comme il arrive
dans la vive lumière quand l'air ne ménage en rien ni la cou-
leur, ni le bord extérieur des objets. Le tableau est naïf et bien
assis, ingénieusement coupé, original, personnel, convaincu; mais,
à force de vérité, l'abus de la lumière ferait croire à des erreurs de
savoir et de goût.
Maintenant voyez Guyp à Amsterdam au musée Six et consultez
les deux grandes toiles qui figurent dans cette collection unique.
L'une représente Y Arrivée de Maurice de Nassau à Scheveninguen.
C'est une importante page de marine avec bateaux chargés 'de
figures. Ni Backhuysen, ai-je besoin de le dire? ni Van de Velde, ni
personne, n'aurait été de force à construire, à concevoir, à colorer
de la sorte un tableau d'apparat de ce genre et de cette insigni-
fiance. Le premier bateau à gauche, opposé à la lumière, ;est
un morceau admirable. Quant au second tableau, le très fameux
effet de lune sur la mer, je relève sur mes notes la trace assez suc-
cinctement formulée de la surprise et du plaisir d'esprit qu'il m'a
causés. « Un étonnement et une merveille : grand, carré; la mer,
LES MAÎTRES D' AUTREFOIS. 789
une côte escarpée, un canot à droite; en bas, canot de pêche avec
figure tachée de rouge; à gauche, deux bateaux à voiles; pas de
vent, nuit tranquille, sereine, eaux toutes calmes; la lune pleine à
mi-hauteur du tableau, un peu à gauche, absolument nette dans
une large trouée de ciel pur; le tout incomparablement vrai et
beau, de couleur, de force, de transparence, de limpidité. Un Claude
Lorrain de nuit, plus grave, plus simple, plus plein, plus naturel-
lement exécuté d'après une sensation juste; un véritable trompe-
l'œil avec l'art le plus savant. »
Comme on le voit, Cuyp réussit à chaque entreprise nouvelle. Et
si on s'appliquait à le suivre, je ne dis pas dans ses variations,
mais dans la variété de ses tentatives, on s'apercevrait qu'en chaque
genre il a dominé par momens, ne fût-ce qu'une fois, tous ceux de
ses contemporains qui se partageaient autour de lui le domaine si
singulièrement étendu de son art. 11 aurait fallu le bien mal com-
prendre ou se bien peu connaître pour refaire après lui un Clair
de lune, un Débarquement de prince en grand appareil naval, pour
peindre Boordrecht et ses environs. Ce qu'il a dit est dit, parce
qu'il l'a dit à sa manière, et que sa manière sur un sujet donné
vaut toutes les autres.
Il a la pratique d'un maître, l'œil d'un maître. Il a créé, chose
qui suffît en art, une formule fictive et toute personnelle de la lu-
mière et de ses effets. Il a eu cette puissance assez peu commune
d'imaginer d'abord une atmosphère et d'en faire non-seulement
l'élément fuyant, fluide et respirable, mais la loi et pour ainsi dire
le principe ordonnateur de ses tableaux. C'est à cela qu'il est recon-
naissable. Si l'on n'aperçoit pas qu'il ait agi sur son école, à plus
forte raison peut-on s'assurer qu'il n'a subi l'influence de personne.
Il est un; quoique divers, il est lui. Cependant, car il y a suivant
moi un cependant avec ce beau peintre, il lui manque ce je ne sais
quoi qui fait les maîtres indispensables. Il a pratiqué supérieure-
ment tous les genres, il n'a pas créé un genre ni un art; il ne per-
sonnifie pas dans son nom toute une manière de voir, de sentir ou
de peindre, comme on dirait : C'est du Rembrandt, du Paul Potter
ou du Ruysdael. Il vient à un très haut rang, mais certainement en
quatrième ligne, dans ce juste classement des talens où Rembrandt
trône à l'écart, où Ruysdael est le premier. Cuyp absent, l'école
hollandaise y perdrait des œuvres superbes : peut-être n'y aurait-il
pas un grand vide à combler dans les inventions de l'art hollandais.
lY.
Une question se présente, entre beaucoup d'autres, quand on
étudie le paysage hollandais et qu'on se souvient du mouvement
790 REVUE DES DEUX MONDES.
coTîeppondaiît qui s'est produit en France il y a quarante-cinq ans
à peu près. On se demande quelle fut l'influence de !a Hollande en
cette nouveauté, si elle agit sur nous, comment, dans quelle me-
sure et jusqu'à quel moment, ce qu'elle pouvait nous apprendre,
enfin par quels motifs sans cesser de nous plaire elle a cessé de
nous instruire. Cette question, fort intéressante, n'a jamais, que je
sache, été pertinemment étudiée, et ce n'est pas moi qui tenterai de
k faire. Elle touche à des choses trop voisines de nous, à des con-
temporains, à des vivans. On comprend que je n'y serais pas à
l'aise. Je voudrais seulement en poser les termes élémentaires.
Il est clair que pendant deux siècles nous n'avons eu en France
qu'un seul paysagiste, Claude Lorrain. Très Français, quoique très
Romain, très poète, mais avec ce clair bon sens qui longtemps a
fait douter que nous fussions une race de poètes, assez bonhomme
au fond quoique solennel, ce très grand peintre est, avec plus de
naturel et moins de portée, le pendant dans son genre de Poussin
dans la peinture d'histoire. Sa peinture est un art qui représente
à merveille la valeur de notre esprit, les aptitudes de notre œil,
qui nous honore et qui devait un jour ou l'autre passer dans les
arts classiques. On le consulte, on l'adoiire, on ne s'en sert pas,
surtout on ne s'en tient pas là, surtout on n'y revient plus, pas plus
qu'on ne revient à l'art à'Esther et de Bérénice. Est-ce tant pis?
est-ce tant mieux? C'est accompli, donc c'érait inévitable. Le
xviii^ siècle ne s'est guère occupé du paysage, sinon pour y mettre
des galanteries, des mascarades, des fêtes soi-disant champêtres
ou des mythologies amusantes dans des trumeaux. Toute l'école de
David l'a vis"iblement dédaigné, et ni Valenciennes, ni Bertin, ni
leurs continuateurs en notre époque, n'étaient d'humeur égalfiment
à le faire aimer. En toute sincérité, ils adoraient Virgile et aussi
l:a nature. En toute vérité, on peut dire qu'ils n'avaient le sens dé-
licat et vrai ni de l'un ni de l'autre. C'étaient des latinistes qui
scandaient noblement des hexamètres, des peintres qui voyaient
les choses en amphithéâtre, arrondissaient assez pompeusement un
arbre et détaillaient son feuille. Au fond, ils goûtaient peut-être
encore mieux Delille que Virgile, faisaient quelques bonnes études
et peignaient mal. Avec beaucoup plus d'esprit qu'eux, de la fan-
taisie et des dons réels, le vieux Vernet que j'allais oublier n'est
pas non plus ce que j'appellerais lUi paysagiste très pénétrant, et
je le classerai avant Hubert Robert, mais a\ec lui parmi les bons
décorateurs de musées et de vestibules royaux. Je ne parle pas de
Demarne, moitié Français, moitié Flamand, et que la Belgique et
la France n'ont aucune envie de se disputer bien chaudement, et
je crois pouvoir omettre Lantara, sans grand dommage pour la
peinture française.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 791
Il a fallu qiio David fût mort ou h peu près et son école à bout
de crédit, qu'on fût à court de tout et en train de se retourner
comme une nation le fait quand elle change de goût, pour qu'on vît
apparaître à la fois dm^; les lettres et dans les arts la passion sin-
cère des choses champêtres. L'éveil avait commencé par les prosa-
teurs, puis de 1816 à 1825 il avait passé dans les vers. Enfin de
182/i à 1830 on vit que les peintres avertis se mettaient à suivre.
Le premier élan nous vint de la psinture anglaise, et par consé-
quent lorsque Géricault et Bonington acclimatèrent en France la
peinture de Constable et de Gainsborough, ce fut d'abord une in-
fluence anglo-flamande qui prévalut. La couleur de Van-Dyck dans
ses fonds de portraits, les audaces et la fantasque palette de Ru-
bens, voilà d'abord ce qui nous servit à nous dégager des froideurs
et des conventions de l'école précédente. La palette y gagna beau-
coup, la poésie n'y perdit pas, la vérité ne s'en trouva qu'à demi
satisfaite. Notez qu'à la uiême époque et par suite d'un amour pour
le merveilleux qui correspondait à la mode littéraire des ballades,
des légendes, à la couleur un peu roussâtre des imaginations d'a-
lors , le premier Hollandais qui souffla quelque chose à l'oreille des
peintres, ce fut Rembrandt. A l'état visible, à l'état latent, le
Rembrandt des brumes chaudes est un peu partout au début de
notre école moderne. Et c'est précisément parce qu'on sentait va-
guement Rubens et Rembrandt cachés dans la coulisse qu'on fît à
ceux qu'un appela des romantiques la mine ombrageuse qui les ac-
cueillit quand ils entrèrent en scène.
Vers 1828, on vit du nouveau. Des hommes très jeunes, il y avait
dans le nombre des enfaas, montrèrent un jour des tableaux fort
petits qu'on trouva coup sur coup bizarres et charmans. Je ne nom-
merai de ces peintres émineus que les deux qui sont morts, ou plu-
tôt je les nommerai tous, sauf à ne parler selon mon droit que de
ceux qui ne peuvent plus m'entendre. Les maîtres du paysage fran-
çais contemporain se présentèrent ensemble; ce furent M.VL Fiers,
Cabat, Dupré, Rousseau et Corot. Où se formèrent-ils? D'où ve-
naient-ils? Qui les avait poussés au Louvre plutôt qu'ailleurs? Qui
le« avait conduits, les uns en Italie, les autres en Normandie? On
dirait vraiment, tant leurs origines sont incertaines, leurs talens
d'apparence fortuite, qu'on touche à des peintres moits depuis deux
siècles et dont l'histoire n'a jamais été bien connue.
Quoi qu'il en soit de l'éducation de ces enfans de Paris nés sur
les quais de la Seine, formés dans les banlieues, instruits on ne
voit pas trop comment, deux choses apparaissent en même temps
qu'eux ; des paysages naïvement, vraiment rustiques et des for-
mules hollandaises. La Hollande cette fois trouvait à qui parler;
elle nous enseignait à voir, à sentir et à peindre. Telle fut la sur-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
prise, qu'on n'examina pas de trop près l'intime originalité des
découvertes. L'invention parut aussi nouvelle de tous points qu'elle
parut heureuse. On admira; et Ruysdael entra le même jour en
France, un peu caché pour le moment dans la gloire de ces jeunes
gens. Du même coup on apprit qu'il y avait des campagnes fran-
çaises, un art de paysage français et des musées avec d'anciens ta-
bleaux qui pouvaient nous enseigner quelque chose.
Deux des hommes dont je parle restèrent à peu près fidèles à
leurs premières affections, ou, s'ils s'en écartèrent un moment, ce
fut pour y revenir ensuite. Corot dès le premier jour se détacha
d'eux. Le chemin qu'il a suivi, on le sait. Il cultiva l'Italie de bonne
heure et en rapporta je ne sais quoi d'indélébile. Il fut plus ly-
rique, aussi champêtre, moins agreste. Gomme eux, il aima les
bois et les eaux, mais autrement. Il inventa un style; il mit moins
d'exactitude à voir les choses qu'il n'eut de finesse pour saisir ce
qu'il devait en extraire et ce qui s'en dégage. De là, cette mytho-
logie toute personnelle et ce paganisme si ingénieusement naturel
qui ne fut, sous sa forme un peu vaporeuse, que la personnification
de l'esprit même des choses. On ne peut pas être moins hollandais.
Quant à Rousseau, un artiste complexe, très dénigré, très vanté,
en soi fort difficile à définir avec mesure, ce qu'on pourrait dire de
plus vrai, c'est qu'il représente en sa belle et exemplaire carrière,
tous les efforts de l'esprit français pour créer en France un nouvel
art hollandais : je veux dire un art aussi parfait tout en étant natio-
nal, aussi précieux tout en étant plus divers, aussi dogmatique tout
en étant plus moderne. A sa date et par son rang dans l'histoire de
notre école, c'est un homme intermédiaire et de transition entre la
Hollande et les peintres de l'avenir, s'il en vient. Il dérive des
peintres hollandais et s'en écarte, il les admire et il les oublie.
Dans le passé, il leur donne une main, de l'autre il fait signe à ce
qui doit être. Il invente, il provoque, il appelle à lui tout un cou-
rant d'ardeurs, de bonnes volontés, de germes à naître. Dans la
nature, il découvre mille choses nouvelles. Le répertoire de ses
sensations est immense. Toutes les saisons, toutes les heures du
jour, du soir et de l'aube, toutes les intempéries, depuis le givre
jusqu'aux chaleurs caniculaires, toutes les altitudes depuis les
grèves jusqu'aux collines, depuis les landes jusqu'au Mont-Blanc,
les villages, les prés, les taillis, les futaies, la terre nue et aussi
toutes les frondaisons dont elle est couverte, — il n'est rien qui ne
l'ait tenté, arrêté, convaincu de son intérêt, persuadé de le peindre.
On dirait que les peintres hollandais n'ont fait que tourner autour
d'eux-mêmes, quand on les compare à l'ardent parcours de ce cher-
cheur d'impressions nouvelles. Tous ensemble, ils auraient fait
leur carrière avec un petit abrégé des cartons de Rousseau. A ce
LES MAÎTRES d'aUTREFOIS. 793
point de vue, il est absolument original, et par cela même il est bien
de son temps. Une fois plongé dans cette étude du relatif, de l'ac-
cidentel et du vrai, on va jusqu'au bout. Non pas seul, mais pour
la plus grande part, il contribua à créer une école qu'on pourrait
appeler l'école des senmtions.
Si j'étudiais un peu intimement notre école de paysage contem-
poraine au lieu d'en esquisser les quelques traits tout à fait carac-
téristiques, j'aurais d'autres noms à joindre aux noms qui précèdent.
On verrait comme dans toutes les écoles, des contradictions, des
contre-courans, des traditions académiques qui continuent à filtrer
à travers le vaste mouvement qui nous porte an vrai naturel, des
souvenirs de Poussin , des influences de Claude, l'esprit de syn-
thèse poursuivant son travail opiniâtre au milieu des travaux si
multiples de l'analyse et des observations naïves. On remarque-
rait aussi des personnalités saillantes, quoiqu'un peu sujettes, qui
doublent les grandes sans leur trop ressembler, qui découvrent à
côté sans avoir l'air de découvrir. Enfin je citerais des noms qui
nous honorent infiniment, et je n'aurais garde d'oublier un peintre
ingénieux, brillant, un esprit multiforme, qui a touché à mille
choses, fantaisie, mythologie, paysage, qui a aimé la campagne et
la peinture ancienne, Rembrandt, Watteau, beaucoup Gorrége, pas-
sionnément les taillis de Fontainebleau et par- dessus tout peut-
être les combinaisons d'une palette un peu chimérique; — enfin
celui de tous les peintres contemporains qui le premier devina
Rousseau, le comprit, le fit comprendre, le proclama un maître et
le sien, et mit au service de cette originalité inflexible son talent
plus souple, son originalité mieux comprise , son influence accep-
tée, sa renommée faite. Ce que je désire montrer, et cela suffît ici,
c'est que dès le premier jour l'impulsion donnée par l'école hollan-
daise et par Ruysdael, l'impulsion directe s'arrêta court ou dériva,
et que deux hommes surtout contribuèrent à substituer l'étude ex-
clusive de la nature à l'étude des maîtres du nord : Corot, sans
nulle attache avec eux, Rousseau, avec un plus vif amour pour
leurs œuvres, un souvenir plus exact de leurs méthodes, mais avec
un impérieux désir de voir plus, de voir autrement, et d'exprimer
tout ce qui leur avait échappé. Il en résulta deux faits conséquens
et parallèles, des études plus subtiles, sinon mieux faites, des pro-
cédés plus compliqués sinon plus savans.
Ce que Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Cha-
teaubriand, Sénancour, nos premiers maîtres paysagistes en litté-
rature, observaient d'un coup d'oeil d'ensemble, exprimaient en
formules sommaires, ne devait plus être, quarante ou cinquante
ans plus tard, qu'un abrégé bien incomplet et qu'un aperçu bien
limité le jour où la littérature se fit purement descriptive. De
794 REVUE DES DEUX MONDES.
même les besoins de la peinture, voyageuse, analytique, imita-
live, allaient se trouver à l'étroit clans le style et dans les mé-
thodes étrangères. L'œil devint plus curieux et plus précieux; la
sensibilité, sans être plus vive, devint [)lus nerveuse, le dessin
fouilla davantage, les observations se multiplièrent, la nature, étu-
diée de plus près, fourmilla de détails, d'incidens, d'efiets, de
nuances; on lui demanda mille secrets qu'elle avait gardés pour
elle, ou parce qu'on n'avait pas su, ou parce qu'on n'avait pas
voulu l'interroger profondément sur tous ces points. Il fallut une
langue pour exprimer cette multitude de sensations nouvelles. C'est
le peintre Rousseau qui presqu'à lui tout seul inventa le vocabu-
laire dont on se sert aujourd'hui. Dans ses esquisses, dans ses ébau-
ches, dans ses œuvres terminées, vous apercevrez les essais, les
efforts, les inventions heureuses ou manquées, les néologismes ex-
cellens ou les mots risqués dont ce profond chercheur de formules
travaillait à enrichir la langue ancienne et l'ancienne grammaire
des peintres. Si vous prenez un tableau de Rousseau, le meilleur,
et que vous le placiez à côté d'un tableau de Ruysdael, d'Hobbema
ou de Wynants, du même ordre et de même acception, vous serez
frappé des différences, à peu près comme il vous arriverait de l'être
si vous lisiez coup sur coup une page d'un descriptif moderne, après
avoir lu une page des Confessiom ou dîObermann; c'est le même
effort, le même élargissement d'études et le même résultat quant
aux œuvres. Le terme est plus physionomique, l'observation plus
rare, la palette infiniment plus riche, la couleur plus expressive, la
construction même plus scrupuleuse. Tout semble mieux senti, plus
réfléchi, plus scientifiquement raisonné et calculé. Un Hollandais
resterait béant devant tant de scrupules et stupéfait devant de pa-
reilles facultés d'analyse. Et cependant les œuvres sont-elles meil-
leures? sont-elles plus fortes? sont-elles plus fortement inspirées et
plus vivantes? Quand Rousseau représente une Plaine sous le givre,
est-il plus près du vrai que ne le sont Ostade et Van de Velde avec
leurs Patineurs? Quand Rousseau peint une Pêche aux truites, est-
il plus grave, plus humide, plus ombreux que ne l'est Ruysdael en
ses eaux dormantes ou dans ses sombres cascades? Mille fois on nous
a décrit dans des voyages, dans des romans ou dans des poèmes les
eaux d'un lac battant une grève déserte, la nuit, au moment où la
lune se lève, tandis qu'un rossignol chante au loin. Senancour n'a-
vait-il pas esquissé le tableau, une fois pour toutes, en quelques
lignes graves, courtes et ardentes? Un UDUvel art naissait donc le
même jour sous la double forme du livre et du tableau, avec les
mêmes tendances, des artistes doués du même esprit, un même
public pour le goûter. Était-ce un progrès ou le contraire d'un pro-
grès? La postérité en décidera mieux que nous ne saurions le faire.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 795
Ce qu'il y a de positif, c'est qu'en vingt ou vingt-cinq ans, de
1830 à 1855, l'école française avait beaucoup tenté, énormément
produit et fort avancé les choses, puisq'ie, partie de Baysdael
avec des moulins à eau, des vannes, des buissons, c'est-à-dire un
sentiment très hollandais, dans des formules toutes hollandaises,
elle en était arrivée d'une part à Cféer un genre exclusivement
français avec Corot, d'autre part à préparer l'avenir d'un art plus
universel encoie avec Rousseau. S'est-elle arrêtée là? Pas tout à
fait. L'amour du chez soi n'a jamais été, même en Hollande, qu'un
sentiment d'exception et qu'une habitude un peu singulière. A
toutes les époques, il s'est trouvé des gens à qui les pieds brûlaient
de s'en aller ailleurs. La tradition des voyages en Italie est peut-
être la seule qui soit commune à toutes les écoles, flamande, hol-
landaise, anglaise, française, allemande, espagnole. Depuis les Both,
Berghem, Claude et Poussin, jusqu'aux peintres de nos jours, il
n'est pas de paysagistes qui n'aient eu l'envie de voir les Apennins
et la campagne de Rome , et jamais il n'y eut d'école locale assez
forte pour empêcher le paysage italien d'y glisser cette fleur étran-
gère qui n'a ja nais donné que des produits hybrides. Depuis trente
aas, on est ailé beaucoup pltis loin. Ce n'est plus le voyage en Ita-
lie , c'est le voyage lointain qui a tenté les peintres et changé bien
des choses à la peinture. Le motif de ces excursions aventureuses,
c'est d'abord un besoin de défrichemens propre à toutes les popu-
lations accumulées en excès sur un même point, la curiosité de dé-
couvrir et coaime ime obligation de se déplacer pour inventer. C'est
aussi le contre-coup des études scientifiques dont le progrès ne
s'obtient que par des courses autour du g^obe, autour des climats,
autour des races. 11 en est résulté le genre que vous savez : une
peinture cosmopolite, plutôt nouvelle qu'originale, peu française et
qui ne représentera dans notre histoire, si l'histoire s'en occupait,
qu'un moment de curiosité, d'incertitude, de malaise, et qui n'est à
vrai dire qu'un changement d'air essayé par des gens assez mal
portans.
Cependant, sans sortir de France, on continue de chercher au
paysage une forme plus décisive. Il y aurait un curieux travail, à
fah'e sur cette élaboration latente, lente et confuse d'un nouveau
mode qui n'est point trouvé, qui même est bien loin d'être trouvé,
et je m'étonne que la critique n'ait pas étudié le fait de plus près
au moment même où nous le voyons s'accomplir sous nos yeux.
Un certain déclasseuient s'opère aujourd'hui parmi les peintres.
Il y a moins de catégories,, je dirais volontiers de castes, qu'il
n'y en avait jadis. L'histoire confine au genre, qui lui-même con-
fine au paysage et même à la nature morte. Beaucoup de frontières
ont disparu. Que de rapprochemens le pittoresque n'a-t-il pas opé-
796 REVUE DES DEUX MONDES.
rés! Moins de raideur d'un côté, plus d'audace de l'autre, des
modes nouvelles, des toiles moins vastes, le besoin de plaire et de
se plaire, la vie de campagne qui ouvre bien des yeux, tout cela a
mêlé les genres, transformé les méthodes. On ne saurait dire à quel
point le grand jour des champs, entrant dans les ateliers les plus
auslères, y a produit de conversions et de confusions.
Le paysage fait tous les jours plus de prosélytes qu'il ne fait de
progrès. Ceux qui le pratiquent exclusivement ne sont pas plus
habiles; mais il est beaucoup plus de peintres qui s'y exercent. Le
plein air, la lumière diffuse, le vrai soleil, prennent aujourd'hui,
dans la peinture et dans toutes les peintures, une importance qu'on
ne leur avait jamais reconnue, et que, disons-le franchement, ils
ne méritent point d'avoir. Toutes les fantaisies de l'imagination,
ce que l'on appelait les mystères de la palette à l'époque où le
mystère était un des attraits de la peinture, cèdent la place à l'a-
mour du vrai absolu et du textuel. La photographie quant aux ap-
parences des corps, l'étude photographique quant aux effets de la
lumière, ont changé la plupart des manières de voir, de sentir et
de peindre. A l'heure qu'il est, la peinture n'est jamais assez claire,
assez nette, assez formelle, assez crue. Il semble que la reproduc-
tion mécanique de ce qui est soit aujourd'hui le dernier mot de
l'expérience et du savoir, et que le talent consiste à lutter d'exacti-
tude, de précision, de force imitative avec un instrument. Toute
ingérence personnelle de la sensibilité est de trop. Ce que l'esprit
imaginait est tenu pour artifice, et tout artifice, je veux dire toute
convention, est proscrit d'un art qui ne devrait être qu'une conven-
tion. De là, comme vous vous en doutez, des controverses dans les-
quelles les élèves de la nature ont le nombre pour eux. Même il
existe des appellations méprisantes pour désigner les pratiques con-
traires. On les appelle le vieux jeu, ce qui veut dire une façon vieil-
lotte, radoteuse et surannée de comprendre la nature en y mettant
du sien. Choix des sujets, dessin, palette, tout participe à cette ma-
nière impersonnelle de voir les choses et de les traiter. Nous voilà
loin des anciennes habitudes, je veux dire des habitudes d'il y a qua-
rante ans, où le bitume ruisselait à flots sur ks palettes des pein-
tres romantiques et passait pour être la couleur auxiliaire de l'idéal.
H y a une époque et un lieu dans l'année où ces modes nouvelles
s'affichent avec éclat : c'est à nos expositions du printemps. Pour peu
que vous vous teniez au courant des nouveautés qui s'y produisent,
vous remarquerez que la peinture la plus récente a pour but de frap-
per les yeux des foules par des images saillantes, textuelles, aisément
reconnaissables en leur vérité, dénuées d'artifices, et de nous donner
exactement les sensations de ce que nous voyons dans la rue. Et le
public est tout disposé à fêter un art qui représente avec tant de
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 797
fidélité ses habits, son visage, ses habitudes, son goût, ses inclina-
tions et son esprit. Mais la peinture d'histoire, me direz-vous? D'a-
bord, au train dont vont les choses, est-il bien certain qu'il existe
encore une école d'histoire. Ensuite, si ce vieux nom de l'ancien
régime s'appliquait encore à des traditions brillamment défendues,
fort peu suivies, n'imaginez pas que la peinture d'histoire échappe
à la fusion des genres et résiste à la tentation d'entrer elle-même
dans le courant. On hésite, on a quelques scrupules à s'y jeter et
finalement on s'y lance. Regardez bien d'anm'es en années les con-
versions qui s'opèrent et sans examiner jusqu'au fond, ne considé-
rez que la couleur des tableaux. Si de sombre elle devient claire,
si de noire elle devient blanche, si de profonde elle remonte aux
surfaces, si de souple elle devient raide, si de la matière huileuse
elle tourne au mat, et du clair-obscur au papier japonais, vous en
avez assez vu pour apprendre qu'il y a là un esprit qui a changé
de milieu et un atelier qui s'est ouvert au jour de la rue. Si je ne
mettais d'exirêmes précautions à vous parler de choses auxquelles
je m'interdis de toucher, je serais plus explicite et vous ferais saisir
du doigt des vérités qui ne sont pas niables.
Ce que je veux en conclure, c'est qu'à l'état latent comme à l'état
d'études professionnelles, le paysage a tout envahi et que, chose
singulière, en attendant qu'il ait rencontré sa propre formule, il a
bouleversé toutes les formules dont on se servait autour de lui. Il a
causé beaucoup de ravages, troublé de bons esprits et compromis
quelques talens. Il n'en est pas moins vrai qu'on travaille pour lui,
que les tentatives essayées sont essayées à son profit, et que, pour
excuser le mal qu'il a fait à la peinture en général, il serait heu-
reux que ce genre de peinture y trouvât son con)pte.
Au milieu des modes changeantes, il y a cependant comme un
filon d'art qui continue. Vous pouvez, en parcourant nos salles
d'exposition, apercevoir çà et là des tableaux qui détonnent et s'im-
posent, par une ampleur, une gravité, une puissance de gamme,
une interprétation des effets et des choses, où l'on sent presque
la palette d'un maître. Il n'y a là ni figures, ni agrémens d'au-
cune sorte. La grâce en est même absolument absente; mais la
donnée en est forte, la couleur profonde et sourde, la matière
épaisse et riche, et quelquefois une grande finesse d'œil et de
main se cache sous les négligences voulues ou les brutalités un
peu choquantes du métier. Le peintre dont je parle, et que j'aurais
du plaisir à nonnner, joint à l'amour vrai de la campagne l'amour
non moins évident de la peinture ancienne et des meilleurs maîtres.
Ses tableaux en font foi, ses eaux-fortes et ses dessins sont égale-
ment de nature à en témoigner. iNe serait-ce pas là le trait d'union
qui nous rattache encore aux écoles des Pays-Bas? En tout cas,
79S REVUE DES DEUX MONDES.
c'est le seul coin de la peinture française actuelle où l'on soupçonne
encore leur influence. Je ne sais pas quel est celui des pdntres hol-
landais qui prévaut dans le laborieux atelier que j^^ vous signale. Et
je ne suis p is bien certain que Yan der Meer de Delft n'y soit pas
pour le moment plus consulté et plus écouté que Ruysdael. On le
dirait à un certain dédain pour le dessin, pour les constructions dé-
licates et diiïiciles, pour le soin du rendu que le maître d'Amster-
dam n'aurait ni conseillé ni approuvé. Toujours est-il qu'il y a là
le souvenir vivant et présent d'un art partout ailleurs oublié.
Cette trace ardente et forte est de bjn augure. Il n'est pas d'es-
prit avisé qui ne sente qu'elle vient en ligne assez directe du pays
par excellence où l'on savait peindre, et qu'en la suivant avec per-
sistance le paysage moderne aurait quelque chance de retrouver ses
voies. Je ne serais pas surpris que la Hollande nous rendit encore un
service, et qu'après nous avoir ramenés de la littérature à la nature,
un jour ou l'autre, après de longs circuits, elle nous ramenât de la
nature à la peinture. C'est à cela qu'il faut revenir tôt ou tard. Notre
école sait beaucoup, elle s'épuise à vagabonder; son fonds d'études
est considérable; il est même si riche qu'elle s'y complaît, s'y ou-
blie, et qu'elle dépense à recueillir des documens des forces qu'elle
emploierait mieux à produire et à mettre en œuvre. Il y a temps
pour tout, et le jour où peintres et gens de goût, où tous com-
prendront plus justement que les plus belles études du monde ne
valent pas un bon tableau, l'esprit public aura fait encore une fois
un retour sur lui-même, ce qui est le plus sûr moyen de faire un
progrès.
V.
Je serais fort tenté de me taire sur la Leçon d analomie . C'est
un tableau qu'il faudrait trouver très beau, parfaitement original,
presque accompli, sous peine de commettre aux yeux de beaucoup
d'admirateurs sincères une erreur de goût, de convenance ou de
bon sens. Il m'a laissé très froid, j'ai le regret d'en faire l'aveu.
Et cela étant dit, il est nécessaire que je m'explique ou, si l'on
veut, que je me justifie.
Historiquement la Leçon d'anatomie est d'un haut intérêt, car
on sait qu'elle dérive très évidemment de tableaux analogues per-
dus ou conservés, et qu'elle témoigne ainsi de la façon dont un
homme de grande destinée s'appropriait les tentatives de ses de-
vanciers. A ce titre, c'est un exemple non moins célèbre que bien
d'autres du droit qu'on a de prendre son bien où on le trouve,
quand on est Shakspeare, Rotrou, Corneille, Calderon, Molière ou
Rembrandt. Notez que dans cette liste des inventeurs pour qui le
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 799
passé travaille, je ne cite qu'un peintre et que je pourrais les y
mettre tous. Ensuite par sa date dans l'œuvre de Rembrandt, par
son esprit «t par ses mérites, elle montre le chemin qu'il avait par-
couru depuis les tcàtonnemens incertains que nous révèlent deux
toiles vraiment trop estimées du musée de La Haye : je veux parler
du Saint Siméonei d'un petit Yiorira.ït àe Jeune homme, qui me pa-
raît évidemment être le sien et qui dans tous les cas est le portrait
d'un enfant fait avec quelque timidité par un enfant.
Quand on se souvient que Rembrandt est élève de Pinas et de
Lastman, et pour peu qu'on ait aperçu une œuvre ou deux de
celui-ci, on devrait être moins surpris, ce me semble, des nouveau-
tés que Rembrandt nous montre à ses débuts. A vrai dire, et pour
parler sagement, ni dans les inventions, ni dans les sujets, ni
dans ce maricge pittoresque des petites figures avec de grandes
architectures, ni niême dans le type et les haillons Israélites de
ces figures, ni enfin dans la vapeur un peu verdâtre et dans la lu-
mière un peu soufrée qui baignent ses tuiles, il n'y a rien qui soit
bien iiiai tendu, ni par conséquent bien à lui. Il faut arriver à 1632,
c'est-à-dire à la Leçon d'anatornie , pour apercevoir enfin quelque
chose comme la lévélation d'une carrière originale. Encore con-
vient-il d'être jutte non -seulement avec Rembrandt, mais avec
tous. 11 faut se rappeler qu'en 1632 Ravesteyn avait de cinquante
à soixante ans, que Frans Hais avait quarante- huit ans, et que de
1627 a 1633 ce merveilleux praticien avait fait les plus considé-
rables et aussi les plus parfaits de ses beaux ouvrages. Il est vrai
que l'un et l'autre, Hais surtout, étaient ce qu'on appelle des .pein-
tres en dehors, ce qui veut dire que l'extérieur des choses les frap-
pait plus que le dedans, qu'ils se .servaient mieux de leur œil que
de leur imagination, et que la seule transfiguration qu'ils fissent
subir à la nature c'était de la voir brillante, charmante, richement
colorée, élégamment posée, physionomique et vraie, et de la lepro-
duire avec la meilleure palette et la meilleure main du monde. II
est également vrai que le mystère de la forme, de la lumière et du
ton ne les avait pas exclusivement préoccupés, et qu'en p^-ignant
prestement, sans grande analyse et d'après des sensations promptes,
ils ne peignaient que ce qu'ils voyaient, n'ajoutaient ni beaucoup
d'ombres aux ombres, ni beaucoup de lumière à la lumière, et que
de celte façon la grande invention de Rembrandt dans le clair-obs-
cur était restée chez eux à l'état de moyen courant, mais non pas
à l'état de moyen rare et pour ainsi dire de poétique. 11 n'en est
pas moins vrai que, si l'on place Rembrandt en cette année 1632
entre des professeurs qui l'avaient fort éclairé et des maîtres qui lui
étaient extrêmement supérieurs comme habileté pratique et comme
800 REVUE DES DEUX MONDES.
expérience, la Leçon cVanatomie ne peut manquer de perdre une
bonne partie de sa valeur absolue.
Son réel mérite est donc de marquer une étape dans la carrière
du peintre;. elle indique un grand pas de fait, révèle avec évidence
ce qu'il se propose, et si elle ne permet pas de mesurer encore
tout ce qu'il devait être peu d'années après, elle en donne un pre-
mier avertissement. C'est le germe de Rembrandt : il y aurait lieu
de regretter que ce fût déjà lui, et ce serait le méconnaître que de
le juger d'après ce premier témoignage. Le sujet ayant été traité
déjà dans la même acception, avec une table de dissection, un ca-
davre également en raccourci, et, on peut le supposer, la lumière
agissant de même sur l'objet central qu'il importait de montrer, il
resterait à l'acquit de Rembrandt d'avoir mieux traité le sujet peut-
être, à coup sûr de l'avoir plus finement senti. Je n'irai pas jusqu'à
chercher le sens métaphysique profond d'une scène où l'effet pitto-
resque et la sensibilité cordiale du peintre suffisent pour tout ex-
pliquer. Et je n'ai jamais bien compris toute la philosophie qu'on a
supposée contenue dans ces têtes graves et simples et dans ces
personnages sans geste, posant, ce qui est même un tort, assez sy-
métriquement pour des portraits. Je crois qu'en se bornant à re-
garder la peinture, à la bien juger, à la froidement examiner, on
sera plus près de la vérité et aussi de la justice que Rembrandt
attendait des gens de goût.
La plus vivante figure du tableau, la plus réelle, la plus sortie,
comme on pourrait dire en songeant aux limbes qu'une figure peinte
doit successivement traverser pour entrer dans les réalités de l'art,
la plus ressemblante aussi, c'est le médecin, le docteur Tulp. Parmi
les autres, il en est d'un peu mortes que Rembrandt a laissées en
route et qui ne sont ni bien vues, ni bien senties, ni bien peintes.
Deux au contraire, j'en compterais trois en y comprenant la figure
accessoire et de second plan, sont, à les bien regarder, celles où
se révèle le plus clairement ce point de vue lointain, ce je ne sais
quoi de vif et de flottant, d'indécis et d'ardent, qui sera tout le gé-
nie de Rembrandt. Elles sont grises, estompées, parfaitement con-
struites sans contours visibles, modelées par l'intérieur, en tout
vivantes d'une vie particulière, très subtile, infiniment rare, et que
Rembrandt seul aura découverte sous les surfaces de la vie réelle.
C'est beaucoup, puisqu'à ce propos on pourrait déjà parler de
Rembrandt, de son art, de ses méthodes, comme d'un fait accom-
pli; mais c'est là tout, et c'est trop peu quand on pense à ce que
contient une œuvre de Rembrandt complète et quand on songe à
l'extraordinaire célébrité de celle-ci.
La tonalité générale n'est ni froide, ni chaude; elle est jaunâtre.
LES MAÎTRES d' AUTREFOIS. 801
Le faire est mince et n'a que peu d'ardeur. L'effet est saillant sans
être fort, et-en aucune partie des étoffes, du fonds, de l'atmosphère
particulière où la scène est placée, le travail ni le ton ne sont très
riches. Quant au cadavre, on convient assez généralement qu'il
est ballonné, peu construit, qu'il manque d'études. J'ajouterais à
ces reproches deux reproches plus graves : le premier, c'est qu'à
part la blancheur molle et pour ainsi dire macérée des tissus, ce
n'est pas un mort; il n'en a ni la beauté, ni les laideurs, ni les
accidens caractéristiques, ni les accens terribles; il n'en donne pas
l'idée, n'en éveille pas la sensation, toujours poignante; il a été vu
d'un œil indiffèrent, regardé par une âme distraite, et c'est un grand
tort pour le tableau et un sérieux grief contre le peintre. En second
lieu, et ce défaut résulte du premier, le cadavre n'est tout sim-
plement, ne nous y trompons pas, qu'un effet de lumière blafarde
dans un tableau noir. Et, comme il m'arnvera de vous le dire plus
tard, cette préoccupation de la lumière quand même, indépendam-
ment de l'objet éclairé, je dirai sans pitié pour l'objet éclairé,
devait pendant toute la vie de Rembrandt ou le merveilleusement
servir ou le desservir, suivant le cas. Ici ce fut la première circon-
stance mémorable où manifestement elle le trompa en lui faisant
dire autre chose que ce qu'il avait à dire. 11 avait à peindre un
homme, il ne s'est pas assez soucié de la forme humaine; il avait
à peindre la mort, il l'a oubliée pour chercher sur sa palette un ton
blanchâtre qui fût de la lumière. Je demande à croire qu'un génie
comme Rembrandt a été quelquefois plus attentif, plus ému, plus
noblement inspiré par le morceau qu'il avait à rendre.
Quant au clair-obscur, dont la Leçon d'anatomie offre un pre-
mier exemple à peu près formel, comme nous le verrons ailleurs
magistralement appliqué dans ses diverses expressions soit de poé-
sie intime, soit de plastique nouvelle, j'aurai d'autres occasions
meilleures de vous en parler. Je me résume, et je crois pouvoir
dire qu'heureusement pour sa gloire Rembrandt a fait de bien
autres choses , qu'il a donné même en ce genre des notes décisives
qui diminuent singulièrement l'intérêt de ce premier tableau. J'a-
jouterai que, si le tableau était petit, sous tous les rapports il serait
jugé comme une œuvre faible, et que, si le format donne à la tenta-
tive un prix qu'elle n'aurait pas sans lui, il ne saurait en faire un
chef-d'œuvre, ainsi qu'on l'a trop inconsidérément répété.
Eugène Fromentin.
( La suite au prochain n°.)
TOMB xiu. — 1876. 51
LES MÉMOIRES
LORD SHELBURNE
Life of William, cari of Slielbwnie, aftm-wards first marquess of Lansdowne , wilh extracts
front Itis Papeis and cortespondeuce, by ioid Edward Fitzmaurice, vol. 1", 1737-1766,
London 1S75; Wacmillan.
Montaigne dit quelque part que « pour veoir un homme de la
conimune façon, à peine qu'un artisan lève les yeux de sa besogne,
là où, pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une
ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. »> Je ne sais si
de nos jours le peuple a conservé la même ardeur à courir à ces
spectacles, car il pourrait répéter avec la a vieille au chef ridé » du
poète : « Un roi! sous l'empereur, j'en ai tant vu de rois! » mais,
lorsqu'un éditeur intelligent ramène sur la scène « un de ces
hommes dont la vie et les opinions peuvent servir de patron, » le
public lettré s'enipresse de faire cortège à ce personnage; on se met
aux portes pour le regarder, pour obseiver sa physionomie, pour
prendre sa mesure, et, s'il daigne nous raconter sa vie, nous commu-
niquer les observations qu'il a recueillies, les jugemens qu'il a por-
tés sur les hommes de son temps, on se serre autour de lui, on ne
se lasse pas de l'écouter, on lui tient fidèle compagnie. Faut-il s'in-
quiéter de cette disposition persistante des esprits et se persuader
avec des moralistes thagrius que cette curiosité indiscrète est un
signe d'impuissance, que, n'ayant plus l'énergie de « faire grand »
nous nous ingénions, comme les vieillards, à ressaisir dans le passé
un rtste de vie qui nous échappe? N'est-ce pas après tout le plus
noble des plaisirs, la distraction la plus elïicace, pour une race
éprouvée par le sort comme la nôtre, que de contempler l'homme
LES MOIOIRES DE LORD SHELBURNE. 803
et de démêler les fds compliqués dont est faite la trame de la vie?
Et si Goethe a eu raison de soutenir que la « véritable étude de
l'humanité, c'est l'homine, » les confideaces, les autobiographies,
ne sont-elles pas les documens indispensables pour mener cette
étude à bonne fin?
Si l'on avait quelques doutes sur l'intérêt de ces Mémoires ou sur
l'importance de lord Shelburne pour l'histoire politique de l'Angle-
terre au xviii'^ siècle, nous n'aurions que l'embarras du choix pour
lui trouver les parrains et les introducteurs les plus accrédités. Le
chef du cabinet actuel de Saint-James, M. Disraeli, l'a appelé le
ministre le plus capable, le plus accompli du xvni*' biècle, le pre-
mier grand ministre qui a compris l'importance de la classe moyenne,
et Benih.:m aimait à répéier que c'était le « seul ministre qui n'a-
vait pas peur du peuple. » Eniin, s'il est vrai qu'un hamme d'état
ne peut pas avoir marqué dans l'histoire de son pays sans avoir
soulevé contre lui bien des inimitiés, Burke s'est chargé de fournir
à la renommée de Shelburne ce murmure d'insultes qui poursuit
toujours les grands acteurs. « S'il n'était pas en fait de moralité
un Catilina ou un Borgia, il ne fallait en rendre grâce qu'à la fai-
blesse de son intelligence. » En voilà assez pour piquer notre cu-
riosité : à coup sûr, nous n'avons pas affaire à. une de ces médio-
crités effacées dont la postérité ne s'occupe pas.
Sur le soir de la vie, lord Shelburne essaya Aô recueillir ses sou-
venirs et de raconter l'histoire de son temps. Il a laissé deux ver-
sions, dirions-nous, de sa biographie, qu'il n'a pas eu le temps de
réduire et de combiner jusqu'à la fin de sa carrière. Aussi la tâche
de lord E. Fitzmaurice n'a-t-elle pas été très facile. Un sentiment
de piété filiale a retenu la plume et la critique de l'écrivain; il s'est
trouvé devant ces manuscrits, devant le journal insignifiant de lady
Shelburne, comme un de ces auteurs des livres sacrés qui juxtapo-
saient les documens traditionnels sans oser les raccorder. Il en ré-
sulte que l'ouvrage ne se déroule pas facilement selon l'ordre des
temps; il ressemble un peu à ces rivières contrariées par des bar-
rages, q li sont condamnées quelquefois à remonter leur cours. Le
tissu du récit est un peu lâche et souvent brisé : on ne peut pas
s'empêcher de songer à la conversation d'un vieillard qu'un nom,
un souvenir évoqué, détournent de sa route et précipitent dans
d'autres réminiscences dont il subit l'enchantement, et qu'il suit
dans le chemin de traverse oh elles l'attirent.
11.
William Fitzmaurice, depuis comte de Shelburne, naquit le
20 mai 1737 à Dublin. 11 passa les quatre premières années de sa
804 REVUE DES DEUX MONDES.
vie dans la partie la plus retirée du sud de l'Irlande, sous la domi-
nation d'un vieux grand-père, Thomas Fiizmaurice, comte de
Kerry. Ce puissant seigneur avait bien le caractère le plus sévère,
le plus obstiné qu'on pût imaginer ; peu intelligent, mais doué de
nerfs solides et d'une persévérance que rien ne lassait, sans grande
éducation, sauf celle qu'il avait reçue à l'armée, où il avait laissé la
réputation d'un homme brave et actif, un bel homme d'ailleurs, qui
« pour mon bonheur et celui des miens, remarque Shelburne,
épousa une femme très laide, la fille de sir WiUiam Petty, qui ap-
porta dans notre famille tout le bon sens que nous avons montré et
la fortune que nous conserverons, je pense. » Lord Shelburne n'eut
pas le bonheur d'être élevé par cette femme judicieuse; elle mou-
rut peu de mois après sa naissance, et il resta sous la tutelle de ce
terrible grand-père qui, après la mort de sa femme, s'enferma
dans sa vie de gentilhomme campagnard. La monotonie de cette
existence n'était troublée que par l'arrivée de l'almanach : c'était le
grand événement de l'année , et le comte de Kerry ne pernit^ttait
pas qu'un autre que lui en fît la lecture à toute la famille. Cet al-
manach lui tenait lieu de toute autre littérature; il le lisait tous les
soirs jusqu'à ce que celui de l'année suivante eût paru. Du reste,
c'était un homme d'honneur, d'une justice inflexible et qui gouver-
nait son comté comme ses enfans. 11 tenait tout ce pays barbare
sous sa main de fer; prompt à réprimer toutes les violences, il fai-
sait exécuter les lois avec un soin scrupuleux et assurait aux étran-
gers le respect de leurs personnes et de leurs propriétés. Jusqu'au
sein de la famille, il apportait cet esprit de rigoureuse justice, il ne
connaissait pas d'autres principes; aussi ses enfans comme ses ser-
viteurs avaient peur de lui et ne l'aimaient pas. Quant à lui, il ne té-
moignait d'affection que pour son petit -fils, dont nous résumons la
biographie.
Ce n'était pas auprès de ses parens directs, au foyer paternel,
que lord Shelburne pouvait recueillir des impressions plus douces
et corriger ce tempérament un peu farouche qui semble avoir été
le caractère de la famille pendant plusieurs générations. Son père
avait été éteint et brisé sous cette discipline de fer qui ne permet-
tait aucune résistance, et quand il échappa à cette contrainte le
pli était pris , il ne put pas ressaisir le gouvernement de lui-même;
il ne fit que changer de vasselage et tomba sous la tutelle de sa
femme , personne très passionnée, irritable, d'une activité dévo-
rante, avide de pouvoir et d'argent encore plus. Lord Kildare, dans
une lettre qu'il adressait à lord Rolland et où il essayait de mar-
quer tous les travers de caractère et les défauts de Shelburne, as-
sure que par tous ces côtés il était bien le fils de sa mère. Livré
aux exemples et aux influences de la maison paternelle, lord Shel-
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURKE. 805
burne fût resté une sorte de sauvageon , un de ces gentilshommes
campagnards qui ne rachètent pas leur ignorance par la distinction
des manières, et qui sont tout ensemble grossiers et vulgaires;
mais il eut le bonheur de rencontrer dans sa famille une femme
d'une beauté d'âme et d'une noblesse rare. C'est h elle, à lady
Arabella Denny, qu'il dut d'entrevoir un autre idéal que celui de
la force brutale et de la justice implacable; c'est elle qui lui fit
connaître et aimer les deux qualités qui font la dignité et l'agré-
ment de la vie, l'amabilité et l'indépendance de caractère. Depuis
la mort de son grand-père, elle avait ménagé à l'enfant délaissé
cette joie de se sentir aimé, sans laquelle l'éducation reste une
chose apprise qui n'atteint pas aux sources de la vie. Lord Shel-
burne lui en a conservé une reconnaissance attendrie; il a senti
que sa nature morale s'était éveillée, s'était épanouie sous le doux
rayonnement de ce caractère idéal. A la fin de sa carrière, le vieil-
lard parlait d'elle avec enthousiasme, et il formait le projet, si la
mort lui en laissait le temps, d'écrire sa vie, car il prétendait que
c'était une mémoire plus digne d'être conservée et transmise à la
postérité que celle de M'"« Roland ou de M'"^ de Maintenon.
C'était assurément une apparition curieuse et qui pouvait tenter
le pinceau d'un artiste. Le seul trait d'elle qu'il nous ait conservé
révèle une nature d'une exquise sensibilité jointe à une énergie et
à une force de volonté dont toutes les femmes ne sont pas capa-
bles. Vivant à la campagne avec son mari, elle était en butte aux
poursuites de son beau-frère, être grossier et sauvage, un peu fou,
et, heureusement pour elle, un vrai lâche. En parler à son mari,
c'était brouiller les deux frères et les séparer pour jamais. Elle ré-
solut de se débarrasser elle-même de cet ennemi. Elle s'exerça en
secret à tirer au pistolet; puis, quand elle fut d'une force raison-
nable, elle pria son beau-frère de l'accompagner dans le lieu re-
tiré où elle s'exerçait, et après lui avoir donné des preuves non
équivoques de son habileté, elle lui déclara brusquement qu'elle
avait appris à tirer pour se délivrer de ses importunités, et que,
s'il ne changeait pas d'attitude, elle saurait bien se faire justice. De
ce moment le rustre se le tint pour dit.
L'éducation de lord Shelburne jusqu'à l'âge de quatorze ans fut
bien négligée. Envoyé d'abord dans une école publique, il fut placé
bientôt sous la direction d'un précepteur, pendant que ses parens
vivaient en Angleterre. Ce précepteur était un dergyman de l'es-
prit le plus étroit, descendant d'une famille de réfugiés français,
brave homme, d'un bon naturel, mais sans grande culture et pre-
nant tout au tragique. Le jeune Shelburne répond un jour à l'inten-
dant de son père qui lui demandait de lui faire l'honneur de dîner
806 REVUE DES DEUX MONDES.
chez lui ; « Je veux bien, à la condition qu'à table vous ne porterez la
santé ni de mon père ni de ma mère. » Cette réponse, rapportée au
précepteur, lui paraît trahir un mauvais cœur ; après avoir tenu
conseil avec l'iatendant et pris même l'avis d'un troisième person-
nage, ils tombent d'accord qu'il convient d'en écrire aux parens,
car ce propos annonce une corruption et une insen.^ibilité ef-
frayantes. Rien cependant n'était plus simple. Le jeune homme était
écœuré de la bassesse et des flagorneries de l'intendant, et il avait
voulu se prémunir contre ce débordement de viles flatteries et de
protestations de dévoûmenl.
A quinze ans, ses parens le rappellent à Londres. Il y jouit de
la plus grande liberté, il va et vient comme il lui plaît, il fait les
connaissances qui lui conviennent, il prend son plaisir où bon lui
semble; ses parens n'exercent sur lui aucun contrôle, sauf sur
l'article argent, et n'avait été la libéralité de quelques vieilles
tantes, il n'aurait pas pu suffire aux i)lus modestes exigences.
Avant de l'envoyer à l'université d'Oxford, son père le prend un
jour avec lui dans ses visites aux hommes marquans du moment,
afm que plus tard il eût le plaisir de se rappeler qu'il avait vu les
célébrités de la génération précédente. 11 le conduit aussi à la
chambre des communes pour entendre parler lord NorLh,que l'opi-
nion publique signalait comme un orateur d stingué. Le futur mi-
nistre n'est pas encore pénétré de l'utilité d'assister à ces tournois
d'éloquence, et, sous prétexte qu'il n'aime pas la manière de lord
INorth, il s'esquive et se prive du plaisir d'entendre une seconde
fois le brillant orateur. Cette éiourderie lui attire une sévère alga-
rade de son père, qui, dans son irritation, lui prédit qu'il ne sera
jamais un homme.
A l'université, il eut encore la mauvaise chance de tomber sous
la direction d'un maître fort étroit d'esprit; il lut avec lui un cer-
tain nombre d'ouvrages sur la loi naturelle et sur les lois des na-
tions, un peu d'histoire, du Tite-Live, et traduisit avec soin quel-
ques-unes des harangues de Démosthène. Les Discours do Machiavel
sur Tite-Live, les harangues de Démosthène, fuent une profonde
impression sur son esprit. 11 suivit assidûment les leçons de Black-
stone sur le droit civil et politique di l'Angleterre et y puisa des
connaissances précieuses. Quant à ses condisciples, ils étaient en
général assez médiocres : aucun n'a marqué plus tard ni dans la
politique ni dans les lettres.
Quand la guerre èclaia en 1757, le futur lord Shelburne, qui ne
se plaisait pas à la maison paternelle, désespérant d'obtenir la per-
mission d'aller au loin, prit le parti d'entrer dans l'armée. Son père,
sur les conseils de son ami Fox, le plaça dans le 20' régiment
^.ï
LES MiiMOIBES DE LORD SH«LBURNE. 807
SOUS les ordres du général Wulfe. Cet officier, qui devait s'illustrer
par la victoire qu'il remporta sous les murs de Québec, était très
connu et estimé dans l'armée pour plusieurs faits d'armes très bril-
lans. C'était un grand bel homme, mince et bien fait, avec des
yeux bleus qui dénotaient plus de vivacité que de pénétration. A
peine la nouvelle recrue était-elle arrivée au régiment qu'il lui de-
manda combien son père lui allouait de pension, et, apprenant
qu'elle ne dépassait pas 600 livres par an, il lui conseilla tout de
suite d'emprunier pour faite face aux obligatioas de sa nouvelle
position et de d stnbuer sa paie aux officiers malheureux. Le géné-
ral ne se borna pas à recommander au jeune officier ces manières
larges et généreuses, il s'attacha à élargir ses idées, à lui ouvrir
l'esprit ; il lui fit lire non-seulement des ouvrages traitant de l'art
militaire, mais aussi des livres de philosophie, il lui inspira le goût
des lettres et lui communiqua sur toutes choses des sentimens vrai-
ment libéraux. Malheureusement Shelburne ne put obtenir l'auto-
risation de l'acconqjagner en Amérique, et après son dépari il fut
attaché à la personne du général Clerke, qui reporta sur kd une
partie de l'affection que lui avait vouée Wolfe. Après avoir fait
partie de l'expédition contre Rochefort, il servit dans la guerre
d'Allemagne, sous le prince de Brunswick, et se distingua à la ba-
li-ille de Minden et dans la retraite qui suivit l'échec du prince héré-
ditaire à Closter-Camp. De retour en Angleterre, il reçut la récom-
pense de sa bravoure; il fut promu au grade de colonel et désigné
pour être un des aides-de-carnp du roi, au grand scandale des
courtisans et des amis du duc de Nevvcastle, qui s'alarmaient de
l'arrivée à la cour de ces nobles de campagne, parmi lesquels l'op-
position avait recruté ses plus vigoureux champions.
Avant d'entrer dans le récit des événemens parlen;entaires aux-
quels il a été mêlé et (ie raconter les diverses anecdotes fpi'il a re-
cueillies sur les personnages éminens qui l'ont précédé dans les
conseils du gouvernement, lord Shelburne se demande pourquoi la
monarchie constitutionnelle s'est acclimatée en Angleterre et a
réussi, il ne se laisse pas éblouir par le tableau lumineux que Mon-
tesquieu a tracé dans l'Esprit des lois de la constitution de son
pays. En véritable Anglais, en homme d'état qui connaît tous les
détours et les surprises de la \ie parlementaire, il cherche dans
les faits l'explication de cette grandeur, de cette sécurité, de ce
bonheur, en un mot, dont l'Angleterre a joui depuis la révolution de
1688. Si la dynastie de Hanovre n'a pas repris les erremens fami-
liers aux rois, si elle n'a pas rétabli les prérogatives, les inunu-
nités royales et usurpé le pouvoir que la nation avait racheté à si
grand prix, l'honneur n'en revient pas à ce système savant de freins
808 REVUE DES DEUX MONDES.
et de contre-poids qui distingue la constitution anglaise. L'explica-
tion est plus simple et plus dramatique, La dynastie nouvelle ne
pouvait pas oublier qu'il existait quelque part un prétendant dont
les droits à la couronne étaient consacrés par les principes monar-
chiques et soutenus par les sympathies constantes d'un parti puis-
sant. Ce souvenir suffisait pour tenir en bride l'esprit royal et empê-
cher le retour du despotisme. Pour faire échec aux revendications
des Stuarts, pour avoir un point d'appui dans la nation et ne pas
rester isolé, le nouveau roi dut se jeter dans les bras des vieux
whigs et répudier toutes les prétentions et les allures des vieilles
royautés, en un mot répéter au peuple : « Nous sommes vos es-
claves et vos nègres. » D'autre part le prétendant n'était pas un
danger assez redoutable pour mettre tout en question et troubler
cette paix relative qui, pour un grand pays, est la condition du tra-
vail et de la prospérité. 11 était incapable de comprendre son temps
et de s'accommoder aux transformations qui s'étaient accomplies
dans les mœurs et dans les idées du peuple. Romanesque et igno-
rant, il vivait de cette vie de chimères et d'imagination qui pouvait
convenir à un chevalier errant , mais qui le rendait étranger au mi-
lieu d'une nation active, énergique, dont la culture et les progrès
avaient été merveilleusement servis par l'invention de l'imprimerie.
Lord Shelburne avait un sentiment très net des conditions de la
monarchie constitutionnelle, et il recommandait chez le souverain
une qualité qui rarement a été estimée à son prix, qu'il appelle l'm-
dolence et qui pourrait être mieux comprise , si nous l'appelions
le tempérament flegmatique. Funeste quand elle est le fruit de la
faiblesse ou du vice, l'indolence préserve les rois de cette ingérence
directe, impérieuse dans les affaires du pays, qui blesse un peuple
fier et actif. 11 n'est pas donné à tous les hommes d'être assis sur
un trône et de savoir ne pas jeter à tout moment leur sceptre
et leur épée dans la balance où se décident les destins du pays.
Pour cette réserve, pour cette modération, qui ne sont pas l'ab-
dication, il faut un grand esprit et aussi un grand cœur, ajoute
lord Shelburne. 11 faut sentir que la fonction qu'on remplit n'est
pas stérile, inutile au pays, et qu'elle n'a rien de semblable à cette
position du grand-électeur de Siéyès, condamné à ne pouvoir faire
autre chose que s'engraisser. Il y aurait peut-être de la flatterie
à décerner aux George cette vertu si utile aux monarques con-
stitutionnels; l'honneur en revient aux circonstances plus encore
qu'à leur sagesse. Étrangers à la langue et aux mœurs de l'An-
gleterre, ils se contentèrent de jouir du côté théâtral et positif de
la royauté, et, comme leur cœur était ailleurs, ils ne se passion-
nèrent pas pour la politique d'un pays qui n'était pas le leur, et ils
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBDRNE. 809
laissèrent volontiers de vrais Anglais s'asseoir au timon et tenir la
barre.
Lord Shelburne ne rapporte pas au génie de Guillaume lïl la fon-
dation et le succès de la monarchie constitutionnelle en Angleterre.
Il ne partage pas l'admiration de ses compatriotes pour ce souve-
rain et ne souscrirait pas au portrait que Macaulay en a tracé. Il
nous le dépeint comme un Hollandais fier et sagace, dont la passion
maîtresse était de faire la guerre, et la guerre contre la France.
Rien de plus absurde et de plus faux que de le célébrer pour son
amour de la liberté. Il l'avait vue de trop près en Hollande, et il
ne s'était occupé que de la miner sourdement dans l'intérêt de
son ambition. D'une main habile, il avait semé dans son pays tous
ces germes de confusion et de corruption qui éclatèrent après lui,
et amenèrent la ruine du gouvernement républicain. Quand le
parlement décréta le renvoi de sa garde hollandaise, il déclara
qu'il ne l'eût pas souffert, s'il avait eu des enfans ou une posté-
rité. On ne peut pas citer un seul acte de réglementation secon-
daire qui remonte à lui et qui n'ait pas eu pour visée de ser-
vir son ambition. L'histoire de ses favoris est scandaleuse; aucun
d'eux n'a été pour l'Angleterre un ornement ou une force, et il les
a comblés de dotations fastueuses vraiment insolentes et qui n'é-
taient pas justifiées par des services éminens. S'il avait distribué
aux protestans français réfugiés après la révocation les confisca-
tions faites en Irlande, au lieu de les partager entre ses favoris, il
aurait assuré pour toujours la tranquillité de l'Irlande, et accru
considérablement la richesse et l'industrie des deux royaumes. Il
arriva en Angleterre, comme il l'aurait fait pour une campagne,
dans le dessein de servir ses projets politiques avant tout et ensuite
dans l'intérêt de ses compagnons pour les enrichir de gros béné-
fices. — La sévérité de ce portrait nous laisse pressentir que l'au-
teur sera plus indulgent pour l'adversaire de Guillaume III. En
effet, Louis XIV est apprécié par lord Shelburne avec une sympa-
thie qui étonne chez un Anglais. Louis XIV, dit- il, « était un roi
dans toute l'acception du mot. Gomme peu de rois, il s'était iden-
tifié avec la nation et ne faisait qu'un avec elle. Sa correspondance
avec Golbert et ses autres ministres témoigne d'une grande intelli-
gence des affaires et de l'administration, et d'un art achevé pour
conserver à l'autorité royale son prestige et ses prérogatives. Il
avait de grandes qualités, sinon de grands talens, et, s'il a montré
une âme trop portée aux pratiques de la dévotion, il faut bien par-
donner quelque chose à ce vieillard chargé d'ans et do gloire, qui
voyait descendre à l'horizon l'astre brillant de sa fortune. Ce fut du
reste la faute de la monarchie plus qiie de l'homme. » Nous ne re-
810 BEVUE DES DEUX MONDES,
fusons pa=? à Louis XIV un talent incomparaJDJe pour l'art de repré-
senter cet élément pj^estigieux du pouvoir, qui, selon la fine analyse
de M. Bagehot, est une des forces de la royauté, surtout aux époques
où les peuples sont conduits par l'ima^nnation ; mais après nous
être prosternés devant cette majesté ituposante, nous nous éton-
nerons que Shelburne puisse lui décerner un brevet de bon admi-
nistrateur au mépris de ces entreprises inspirées par un orgueil
insensé et de ces mesures funestes qui ont amassé sur ses succesr-
seurs l'orage et la foudre, et qui font de son long règne comme le
suicide de la monarchie.
IL
Des mémoires écrits par un témoin bien placé pour observer,
pour recueillir les propos ou les attitudes qui livrent le secret
d'un homme, ont tout L'attrait d'un salon où se rencontrent les
hommes qui marquent dans la politique ou dans les lettres. Sans
l'ennui de se soumettre aux exigences de la vie du monde, on a
la comédie dans son fauteuil , ou voit venir sur la scène, on suit
de près tous ces demi-dieux que le public aperçoit d'en bas et voit
de loin passer dans le rayon doré de la renommée. On surprend
leur physionomie quand ils lèvent le masque, quand ils déposent le
personnage pour laisser apparaître l'homme. On les entend livrer
leurs pensées d" derrière, comme dit Pascal; le plaisir et le profit
sont au comble quand la galerie qu'on vous ouvre est aussi riche,
aussi bien choisie que celle de lord Shelburne.
Voici d'abord un des grands ennemis de la France, le duc de
Marlborough, que nous avons chansonné, mais dont nous n'avons
pas nié les talens d'homme ds guerre, comme l'affirme lord Shel-
burne en laissant entendre que le vaincu a mauvaise grâce à contes-
ter la valeur d'un général qui nous a toujours battus. Napoléon en
effet, dont les jugemens font loi en cette matière, a parlé du duc dans
les termes les plus flatteurs, et c'est sous ses auspices qu'a paru
en France la meilleure histoire de Jean Churchill, duc de },Iarlbo-
rough; mais son entreprise et sa délicatesse n'ont pas rencontré
d'aussi bons garans. Ou sait que sous le règne de la reine Anne ce
fut lui qui fut roi, grâce à l'ascendaut que la duchesse de Marlbo-
rough exerçait sur la reine, et dont elle abusait indignement. Elle
avait coutume de répéter que ce n'éiait pas la peur du diable qui
la tenait à l'écart de certaines intrigues, mais sa résolution arrêtée
de ne dépendre jamais de personne. Jalouse de pouvoir, impatiente
de tout frein, elle s'abandonnait à ses passions, car personne, et
pas plus son mari que d'autres, n'avait d'autorité sur elle pour la
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 811
retenir. On a trouvé parmi les papiers conservés à Blenheim (1) la
preuve d'une transaction qui peint le caractère du duc et de la
duchesse. Un vieil ami' du duc, un cartiarade d'enfance qui l'avait
perdu de vue pendant plusieurs années, se présenta un jour à lui
pendant qu'il commandait l'armée dans les Flandres; il fut reçu
très cordialement par le duc, qui lui demanda ce qu'il pourrait
bien faire pour lui. L'ami confiant lui répondit qu'il serait très
heureux d'obtenir une commission de chef d'escadron ou de lieute-
nant-colonel. Là-dessus i: partit, emportant les assurances les plus
positives; mais le temps se passait, et le brevet n'arrivait pas. Il ne
pouvait pas croire que la duchesse de Marlborough fût la cause de
ce retard. Enfin, vaincu par l'évidence, il retourne au camp du duc
dans les Flandres. Le duc ne lui laissa pas la peine de s'expliquer.
Dès qu'il l'aperçut, il lui déclara que le plus court moyen pour en
finir était de faire passer à la duchesse une somme de 300 livres, et
l'assura que lorsque l'envoi lui serait parvenu , elle ferait lever
toutes les difficultés.
Si le duc et la duchesse avaient les mains ouvertes pour rece-
voir, ils étaient tout aussi capables de garder ou de déchirer les
pièces compromettantes que des naïfs avaient l'imprudence de
leur confier. Quand lord Oxford, accusé de trahison, fut envoyé
à la Tour de Londres, il reçut du duc de Berwick, qui lui avait
quelques obligations, une lettre originale du duc de Marlborough
au prùtcndant pour en faire l'usage qui lui semblerait bon dans
sa position. Son avocat lui conseilla d'envoyer son fils chez le
duc avec une copie de la lettre, mais de ne se dessaisir à aucun
prix de cette pièce, car il savait que plus d'une fois le duc s'était
emparé d'un document de ce genre et l'avait lacéré. Lord Harley
en effet, le fils de lord Oxford, se rendit chez le duc, et lui remit
simplemeîit la lettre de la part de son père sans ajouter un seul
mot. Le duc la lut attentivement, puis, relevant la tête : « Mjlord,
dit-il, ce n'est pas mon écriture. » Lord Harley répliqua : « L'ori-
ginal est entre les mains de mon père. » Là-dessus ils échangèrent
de profondes révérences sans prononcer un mot de plus, et peu de
semaines après l'accusation fut abandonnée.
Dans l'année 1716, lors de la panique qui s'empara de tout le
pays sur la nouvelle qu'une invasion était imminente, le duc de
Marlborough était presque tombé en enfance, et la couronne ne
pouvait plus compter sur son épée pour repousser l'ennemi ; mais
dans ce péril, on essaya de réveiller le génie assoupi du vieux gé-
(1) Château aux environs de Woodstock, I;âti en exécution d'un vote du parlement,
pour être offert à Marlborough, en souvenir de la bataille de ce nom, qu'il avait
gagi.ée sur les Français.
812 REVnB DES DEUX MONDES.
néral. Les envoyés de la cour le trouvèrent dans un fauteuil avec
toutes les apparences d'un vieillard qui radote, et tout ce qu'ils
purent tirer de lui, ce fut : « concentrez l'armée et n'éparpillez pas
les corps. » Le capitaine tant de fois victorieux ne pouvait plus
tracer un plan de campagne et mener ses soldats à la victoire; mais
dans ce corps usé et affaissé il avait rassemblé assez de lumière
pour donner encore un bon conseil, et de sa voix cassée il leur
avait rappelé les règles de son art, et la tactique qui l'avait illustré.
Au nombre de ceux qui ont le mieux rempli le programme de la
dynastie de Hanovre, tel que l'a tracé Shelburne, a la royauté
sans le gouvernement personnel et la chambre des communes fai-
sant les affaires du pays, » il n'en est pas de plus distingué par ses
talens, autant que par sa longue administration, que Robert Wal-
pole.
« Comparé à tous les hommes de son temps, il était le plus capable
de conduire la chambre des communes; la rectitude et la clarté de son
esprit, sa fermeté, son expérience des affaires, son amabilité et sa large
hospitalité de gentilhomme campagnard le désignaient pour remplir ces
fonctions. C'était tout l'opposé du duc de Newcastle : il avait des idées
arrêtées et ne laissait à personne le soin de penser pour lui. Il ne souf-
frait pas qu'un autre s'occupât de son ministère, et il respectait le dé-
partement de ses collègues. Quand on lui parlait à son lever d'affaires
de finances, il avait l'habitude de répondre : « Persuadez Lowndes (1);
quant à moi, je n'ai pas d'objection. » Toujours de bonne humeur et
d'un caractère très égal , une seule fois il s'emporta au conseil des mi-
nistres et il leva la séance sur-le-champ, disant qu'un homme n'était
pas en état de s'occuper d'affaires quand il n'était plus de sang-froid : du
reste de manières grossières, cynique dans ses propos, en particulier
sur l'amour et les femmes, ce qui ne l'empêchait pas d'être leur es-
clave. Quand un de ses amis venait lui parler des infidélités de Mrs...,
il lui fermait la bouche incontinent et déclarait qu'il ne voulait rien
entendre sur ce sujet, car il ne pouvait pas se passer d'elle. Sans scru-
pule, il pratiquait largement la corruption et ne s'en cachait pas. Un
jour, pendant la confusion qui accompagnait un vote de la chambre
des communes, lord Welcombe se trouva à côté de lui, et, se penchant
à son oreille, Walpole lui dit avec ce naturel parfait qui indiquait un en-
tier désintéressement des questions morales : « Jeune homme, je vais
vous raconter l'histoire de tous vos amis à mesure qu'ils passeront de-
vant nous. Un tel, j'ai sauvé son frère de la potence, celui-ci de la mi-
sère; les deux fils de cet autre, je les ai placés... » Vingt années de pou-
voir se résumaient en deux mots : perfidie et ingratitude. »
(i) Le secrétaire de la trésorerie.
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 813
L'honneur de Walpole est d'avoir ménagé à son pays une longue
période de paix qui fut très favorable au développement de la pros-
périté générale. La faute la plus grave qu'il commit fut de céder à
un mouvement malsain de l'opinion publique et de déclarer la guerre
à l'Espagne, tout en étant convaincu de la puérilité des motifs et
des conséquences funestes qu'elle devait entraîner. Il eut la main
forcée par une véritable scène de tréteaux. Lacordaire a cité, dans
une de ses plus belles conférences, comme exemple de la puissance
de la parole, ce trait d'un matelot anglais entrant au parlement et
entraînant le vote de la chambre par ce simple discours : « Quand
les Espagnols m'eurent ainsi mutilé, ils voulurent me faire peur de
la mort; mais j'acceptai la mort comme j'avais accepté l'outrage en
recommandant mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. »
M. Reynald, dans son excellente Histoire d'Angleterre, a détruit en
partie cette légende dramatique; il prétend que le matelot n'était
pas une victime de la cruauté des Espagnols, que c'était un mauvais
drôle qui avait eu les oreilles coupées par ordre des magistrats an-
glais ; mais voici bien une autre histoire : lord Shelburne assure
que l'alderman Breckford lui a raconté que, dans sa jeunesse, il fut
chargé d'amener à la barre de la chambre des communes le fameux
matelot Jenkins, et* que, si quelqu'un avait eu la fantaisie de lui
ôter sa perruque, il aurait constaté que le drôle avait bel et bien
ses deux oreilles. Depuis lors la mise en scène a été bien simpli-
fiée, et, pour lancer un peuple dans les aventures, il suffit, comme
on sait, d'une dépêche qu'on ne montre pas.
Au-dessus de Walpole, le plus grand parmi ceux qui ont assuré
à l'Angleterre au xviii* siècle la supériorité des mers et la première
place dans le concert européen fut, tout le monde le nomme, le
premier Pitt, dont la gloire est consacrée sous le titre de lord Gha-
tham. Les forts et les puissans n'exercent pas seulement sur l'ima-
gination un attrait irrésistible; ils sont aussi pour la pensée un pro-
blème toujours nouveau, dans lequel le regard curieux ne se lasse
jamais de plonger. Écoutons ce qu'un homme de la génération qui
l'a suivi, qui l'a rencontré et observé dans les conseils du pays, peut
avoir à nous révéler.
(c Will am Pitt n'était pas d'une extraction très relevée. Celui qui pa-
raît être le chef, le fondateur de la famille, est un certain gouverneur
Pitt, connu sous le nom de Pitt diamant, parce qu'il se trouvait déten-
teur d'un énorme diamant. Ce n'est pas de la médisance de rappeler
que la folie était héréditaire dans la famille : une sœur était enfermée
dans une maison d'aliénés, une autre s'était jetée dans une vie de dis-
sipation et de désordre, et sa conduite était si scandaleuse qu'elle n'é-
Sill REVUE DES DEUX MONDES.
tait plus reçue dans la bonne compagnie. Son frère aîné n'était pas en-
fermé, mais il était obligé de mener une vie très retirée, en Angleterre
d'abord, puis sur le continent, et, malgré une fortune considérable dont
il avait hérité, il s'était trouvé bientôt gêné, sans amis, victime de sa
générosité tout autant que de la mauvaise gestion de ses biens. »
Lord Shelburne le rencontra à Ctrecht, et pendant toute une soi-
rée il ne fit que raconter des anecdotes piquantes sur son frère
William, et lui donner les noms les plus outrageans, le traitant
d'hypocrite, d'imposteur, de misérable,
« Cadet d'une famille sans fortune, William Pitt débuta dans la vie
par le métier des armes, et pendant qu'il était cornette de cavalerie, il
ne parut pas un livre sur Fart militaire qu'il ne dévorât. Esprit ardent,
doué de l'imagination la plus éblouissante, avec un grain de folie, il
s'appliqua dès ea plus tendre jeunesse à l'étude du style, à l'art d'ex-
primer sa pensée, de la formuler d'une manière saisissante; totus in hoc,
sans paraître se soucier beaucoup de toute autre science. »
Cependant, pas plus que lord Grenville, il n'était capable de bien
tourner une lettre ordinaire; aussi Wilkes l'appelait le premier ora-
teur et le plus mauvais épistolier de son temps. Son imagination
était si puissante que les choses lui apparaissaient dans une lumière
plus intense la seconde fois que la première. Ce n'est pas à pro-
pos de lui qu'on aurait pu dire que l'imagination est une sensation
afFaiblie.
a II était si jaloux de ne pas faus?er son goût qu'il évitait de jeter
les yeux sur une mauvaise gravure. iMaître de lui, il contenait ou sacri-
fiait toute autre passion pour ménager libre carrière à son ambition. Il
est de mode de soutenir que Pitt était violent, impétueux, romanesque,
qu'il méprisait l'argent, qu'il était ennemi de l'intrigue, connaissait mal
les hommes et ne s'inquiétait pas des conséquences. Rien n'est moins
exact que ce jugement; sans avoir recours à des témoignages particuliers,
on peut dire que l'ensemble de sa vie le dément. Sans doute il n'était pas
l'esclave de l'avarice : à l'endroit de l'argent comme de toute autre chose,
il savait réprimer ses désirs; mais il aimait l'ostentation à un degré ri-
dicule, prodigue dans sa maison et dans sa famille au-delà de toute
prudence. Certainement son mariage n'avait eu rien de sentimental, et
les conditions qu'il stipula au miOment où il descendit du pouvoir ne
témoignent pas précisi'ment d'une complète indifférence à l'endroit de
l'argent ou d'autres avantages... Du reste sa maxime favorite était
qu'avec peu de chose de nouveau on pouvait aller très loin, obtenir de
grands résultats. II savait prendre une résolution sur-le-champ et sans
tergiverser. Il ne se donnait pas le souci de ménager les individus, car
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 815
il pensait qu'il pourrait agir avec plus de promptitada et mieux saisir
l'occasion, s'il n'avait pas l'embarras de gouverner un parti. Toujours
en représentation, jamais naturel, dans un état perpétuel de tension et
de contrainte, incapable d'amitié ou de tout sentiment qui y ressem-
blât, il était toujours sur le qui-vive et n'avait jamais; d'abandon. »
Pendant dix ans, il avait pu entretenir avec lord Shalburne les
rapports d'affaires les plus intimes, le recevoir à tout^ heure à la
ville ou à la campagne, sans lui offrir un verre d'eau ou causer
aveclui cinq minutes dès qu'il ne s'agissait plus d'affaires. « Grand
de sa personne et aussi bien tourné que peut l'être un martyr de la
goutte, avec un œil d'épervier, une petite tête, une figure fine, un
long nez aquilin et parfaitement droit, de très bonne compagnie, il
avait conservé toutes les manières de la vieille cour avec une cer-
taine dose de pédanterie, en particulier quand il affectait un ton
léger. » Cependant lord Shelburne n'était jamais introduit auprès de
lui qu'après avoir reçu un ren riez-vous, et il le trouvait toujours
seul, assis dans son salon, un livre ouvert devant lui, et à la cam-
pagne le chapeau et la canne à la main.
Un mois avant que la mort de son père (1761) lui ouvrît la
chambre des lords, lord Shelburne avait sollicité la place de contrô-
leur de la maison royale, et le refus que le nouveau roi opposa à sa
requête lui donna de l'humeur. Il parla même de se retii'er à la
campagne et de se consacrer tout entier à l'administratioa de ses
terres; mais Fox, un vieil ami de son père, l'en dissuada, lui fai-
sant remarquer qu'il était encore trop jeune pour songer à la retraite
ou à la philosophie. Retenu sur la scène politique, Shelburne fut
mêlé dès les premières heures à toutes ces intrigues qui coturaen-
cent avec le règne de George lîl et qui amenèrent la chuta des
whigs. Élevé dans les traditions du parti tory, il avait subi plus
tard à l'université d'Oxford l'açcendant du docteur King, un jaco-
bite des plus fervens; il ne fut cependant jamais inféodé à aucun
parti. Sa conduite et sa ligne politique furent plutôt celles d'un
whig; mais il ne s'enrôla pas sous cette bannière. Avec la per-
spicacité qui le distinguait, il s'était bien aperçu, en entrant dans
la vie politique, que le parti whig ne vivait plus qae de son capital
et qu'il était travaillé par des fermens de dissension intérieure et de
décomposition. En effet, à l'avènement de George III, la position
des partis avait été sensiblement modifiée. Les whigs avaient du leur
triomphe et la longue durée de leur fortune à cette peiiie noblesse
de campagne qui s'était constituée, selon M. Disraeli, après la sé-
cularisation des biens ecclésiastiques. Inquiets sur la valeur de
leurs titres de propriété, ils étaient devenus les prétoriens du nou-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
veau régime et avaient exercé une surveillance jalouse sur les me-
nées des vieux tories. A une époque où le capital était rare , l'in-
struction peu. répandue, où les mouvemens de l'opinion publique
ne pouvaient pas se produire comme de nos jours, ces nobles de
campagne étaient les maîtres du monde politique par leurs parens ou
les gens qu'ils employaient. Ils n'avaient pas cependant le nombre
avec eux, et lord Shelburne prétend que, si la nation avait été ap-
pelée à voter par tête, les Stuarts auraient été restaurés sans diffi-
culté; mais la classe intelligente et active, qui dominait dans le par-
lement et qui formait l'opinion publique, était dévouée au parti
whig. Le credo whig avait pour lui toutes les faveurs, et quiconque
voulait réussir dans la politique se déclarait whig comme tous les
sectaires se réclament du nom de chrétien. Cependant les oligarchies
sont le gouvernement le plus précaire; dès qu'elles sont menacées,
elles sont vaincues; elles ne peuvent pas supporter un échec grave,
et la possession du pouvoir avait développé au sein du parti whig
ces jalousies, ces animosités, ce dédain de l'ennemi, qui sont le
présage d'une ruine prochaine. De plus, à l'avènement de George III,
le parti jacobite changea brusquement de position, et leur enleva
un moyen facile d'émouvoir l'opinion et de la rallier à eux en évo-
quant le fantôme du roi de l'autre côté de l'eau. Désabusés sur le
caractère du prétendant, forcés de s'avouer à eux-mêmes ses fo-
lies et son incapacité, lassés de leur vie de complots ou de boude-
rie sur leurs terres, les jacobites profitèrent du nouveau règne pour
rentrer à Londres et reprendre leur ancienne position à la cour. Le
roi les accueillit avec une faveur marquée. Elevé par sa mère dans
tous les préjugés et la fierté des petites cours d'Allemagne, il se
sentit doucement caressé dans ses prétentions au droit divin par les
hommages de ces partisans des Stuarts, et il se promit de se servir
de leur concours pour mettre fin à la suprématie de la junte whig.
Les whigs reconnurent bien que leur empire était menacé, que
le terrain était miné sous leurs pas; ils ne surent pas comment faire
face au danger. La noblesse de campagne n'était plus l'arbitre des
destinées de la nation; d'autres intérêts avaient grandi. L'industrie,
le commerce, avaient enrichi d'autres classes dont l'influence et
l'opinion ne pouvaient plus être négligées; le centre de gravité du
gouvernement tendait à se déplacer et la politique puritaine n'était
plus de saison. Au moment où les tories accouraient en foule à la
cour et abjuraient publiquement leurs sentimens jacobites, les whigs
ne pouvaient plus se poser en défenseurs du trône et du protestan-
tisme : ce rôle était fini; il aurait fallu trouver d'autres moyens
pour retenir le pouvoir. C'était l'heure de revendiquer hautement
l'extension et le développement des principes de la révolution de
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBDRNE. 817
1688, le progrès de la liberté civile et religieuse; mais dans leur
longue administration ils avaient subi l'influence assoupissante du
pouvoir, ils n'avaient pas rempli leur programme. Insensiblement
ils avaient repris les traditions et les erremens de leurs adver-
saires; une implacable Némésis les poursuivait et allait leur faire
expier leur infidélité aux principes libéraux. Leur crédit en effet
était bien compromis. On ne voulait pas admettre qu'il pût se ren-
contrer dans ces grandes familles de la révolution un seul homme
assez désintéressé pour sacrifier à la cause de la liberté une place
à la cour ou une fonction rétribuée; on ne les croyait plus en état
de mener avec succès les affaires à l'intérieur, ni de conduire avec
honneur une guerre avec l'étranger.
III.
Ce fut au milieu de ces circonstances que lord Shelburne entra
dans la vie publique et devint un auxiliaire de la politique de lord
Bute, qui de concert avec le roi poursuivait l'abaissement du parti
whig. Dès l'avènement de George III, lord Bute avait été appelé au
conseil privé, admis dans le cabinet, et c'était lui qui devait assurer
le triomphe de la prérogative royale, et rejeter dans l'ombre la
(( grande connexion » que protégeaient la popularité et l'énergie
de Pitt. Pour mener à bonne fin un dessein aussi hardi, il fallait
écarter Pitt et prendre en main la direction de la chambre des com-
munes, où la voix tonnante du grand député {great commoner)
pouvait infliger de nouvelles défaites au parti de la cour. Un seul
homme pouvait remp ir cette mission , c'était le rival d'éloquence
de Pitt, Henry Fox, l'élève de Walpole. Bute chargea Shelburne de
s'entendre avec lui. Fox ne repoussa pas ces ouvertures; mais il fit
marchander son appui d'une manière honteuse. Enfin le traité est
conclu ; Shelburne en écrit les termes à Bute : « M. Fox assistera
aux séances de la chambre tous les jours, et, soit en prenant la pa-
role, soit en gardant le silence, comme il le jugera prudent selon
les circonstances, il fera de son mieux pour soutenir les désirs de
votre seigneurie et n'acceptera aucune espèce d'engagement avec
personne autre. 11 tâchera de voir votre seigneurie deux fois par
semaine. »
Pour favoriser le succès de sa politique intérieure, Bute avait be-
soin de terminer une guerre dispendieuse et de ménager à son ad-
ministration le prestige d'une paix solide dont tout le pays profi-
terait pour s'enrichir. Lord Shelburne le soutint dans cette cam-
pagne; il y apporta même la fougue de la jeunesse et se prononça
plus tôt que le ministre ne l'avait souhaité pour le rappel des
TOME XIII. — 1816. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
troupes d'Allemagne, lors de la discussion de l'adresse dans la
chambre des lords (décembre 1761). Le*' duc de Bedford, quoique
collègue de Bute, avait pris la résolution, sans consulter le ministre
dirigeant, de proposer un amendement tendant à la paix. Shelburne
soutint cet amendement à la chambre des lords et prononça, à cette
occasion, son second discours. Il insista sur la nécessité de relever
le crédit, de ne pas prodiguer en dépenses de guerre les sommes
destinées à éteindre la dette ; il dénonça à la vigilance de la chambre
l'état de la flotte, négligée depuis longtemps, et qui cependant était
le vrai rempart de la liberté et de la sécurité du pays. Au vote,
l'amendement fut rejeté par 105 voix contre 16. Cet insuccès jeta
Bute dans un abattement et des alarmes extrêmes. Autour de lui, on
répétait que lord Shelburne était fou. Les communes, d'après tout
ce qu'avait recueilli Bute, n'étaient pas plus favorables à cette po-
litique de paix, et il chargea Fox de s'aboucher avec le membre
qui devait développer un amendement dans le même sens que ce-
lui du duc de Bedford, afm d'obtenir qu'il ne le présentât pas;
mais, au moment de faire voter, il y eut dissentiment dans le sein
du cabinet. Le duc de Newcastle demandait 2 millions pour conti-
nuer la guerre d'Allemagne ; lord Bute proposa 1 million. Auprès
de ceux qui blâmaient la guerre, il se prévalait de cette position
pour les convaincre de la sincérité de sa politique de paix. Était-ce
bien le motif qui avait décidé son opposition au chiffre demandé
par le duc de Newcastle? Shelburne remarque avec finesse que les
hommes de cette trempe ont d'ordinaire plus d'un motif pour agir,
que la raison qu'ils donnent au public, et qu'ils finissent par sou-
tenir avec conviction, n'est pas la vraie raison, la raison décisive;
celle-là, ils la taisent, la cachent aux autres et ne se l'avouent pas
à eux-mêmes. Ici le secret de la tactique de Bute c'est qu'il con-
voitait depuis longtemps la place de premier lord de la trésorerie;
on en eut bientôt la preuve : quand le duc de Newcastle, blessé de
se trouver en minorité dans le cabinet, eut déclaré qu'il ne pouvait
pas supporter cet affront et eut donné sa démission. Bute fut tout de
suite chargé de le remplacer.
Cependant tout n'était pas gagné : il fallait faire ratifier par le
parlement les préliminaires dont les termes étaient arrêtés depuis
le mois de novembre, et Bute avait besoin d'une parole éloquente
pour défendre ce projet et repousser les assauts furieux auxquels
il allait être exposé. Un seul homme pouvait lui offrir toutes les qua-
lités qu'il cherchait, c'était Fox, et Shelburne fut chargé de nou-
veau de négocier avec lui. Au milieu de ces négociations, le duc de
Cumberland ouvrit l'avis qu'il fallait renvoyer lord Bute, en le
comblant de faveurs et de témoignages d'estime, et confier à Fox
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBDRNE. 8l9
le poste de premier lord de la trésorerie, avec la mission de con-
duire les débats dans la chambre des communes. Fox ne se laissa
pas tenter par cette insinuation de son ancien ami; il repoussa vive-
ment cette ouverture, comme il avait refusé déjà d'entrer dans le
cabinet en qualité de garde des sceaux. Tout en devenant le leader
des communes, Fox conserva sa place de payeur général. Les cu-
pides ressemblent aux dévots, ils savent toujours découvrir des
accommodemens pour ne pas lâcher leur proie. Il prétendit que
c'était un devoir pour lui de ne pas sacrifier les intérêts de ses amis,
de ses employés, que l'on répandait déjà le bruit qu'il avait reçu
une grosse somme d'argent pour défendre le traité de paix, et que,
s'il donnait sa démission de payeur général, on ne manquerait pas
de s'écrier que c'était pour masquer un marché honteux, et que ce
serait confirmer indirectement ce bruit outrageant. Tant il est vrai
que, lorsqu'un homme politique a mauvaise renommée, tous ses
actes sont interprétés dans un sens fâcheux pour son honneur.
« M. Fox, dit Shelburne, était un homme d'affaires d'une haute ca-
pacité, d'une activité extraordinaire; esprit net, pénétrant, il ne man-
quait ni d'assurance, ni de décision dans ses rapports avec les hommes.
II avait appartenu dans les commencemens au parti tory. Son ambition
avait le caractère de l'âge moderne, étroite, intéressée, en un mot
Fambition des places qui avait la cour pour objet et la corruption pour
moyen. « Je vous donnerai tant et vous me donnerez ceci en échange,
et nous nous moquerons du public. » Il avait tellement l'habitude de ces
marchés qu'il considérait tout autre raisonnement comme une perte
de temps, ou comme un signe certain de folie ou de la plus grande
fourberie. « Tout homme, disait-il, est honnête ou malhonnête selon le
sentiment de celui qui en parle ; tout homme est rusé. Dieu l'a fait ainsi
et lui a donné la ruse au lieu de la force; seulement l'un met sa ruse
à tromper des assemblées publiques, un autre des particuliers, des
femmes... » Pour lui, l'esprit public était l'esprit d'une faction, c'était
là son credo politique; mais il payait ce dédain de lopinion par une cer-
taine peur du public, car il avait le sentiment qu'on ne peut pas acheter
le concours de tout le monde, et qu'une collaboration ainsi acquise est
toujours incertaine. Orgueilleux plus qu'on ne peut dire, envieux jusqu'à
l'amertume, rancuneux, ce qui s'accorde bien avec ses autres qualités,
si l'on y prend garde, et ce que sa vie a bien mis en lumière, il était
du reste extraordinairement sagace et pénétrant. »
Ce portrait, tracé longtemps après les événemens, probablement
dans le courant de l'année 1803, se ressent un peu du changement
qui se produisit dans les relations de Shelburne avec Fox et que
nous aurons à raconter. Quoi qu'on puisse penser de Fox, c'était un
820 REVUE DES DEUX MONDES.
homme de résolution, et, du jour où il eut accepté la direction des
communes pour enlever la ratification de la paix, il n'hésita pas
sur les moyens, et appliqua résolument les procédés consacrés au
xviii^ siècle. C'est sous cette forme dégagée que Shelburne fait
allusion à ce scandaleux trafic de voix dont Fox fut l'instigateur et
qui changea la majorité de la chambre. Du reste la composition
des communes, et à peu d'exceptions près des collèges électoraux,
lui rendit sa tâche très aisée. Le roi avait bien jugé cette assem-
blée et son nouveau chef quand il avait dit à George Grenville :
« Pour gouverner des gens sans scrupule , nous ne pouvons pas
prendre des saints. »
Le vote des préliminaires fut suivi d'une hécatombe des grands
seigneurs whigs et de tous les fonctionnaires suspects. Cependant
Fox poursuivit sa vengeance jusque sur les employés de l'ordre in-
férieur, et Shelburne, qui avait applaudi à la destitution des per-
sonnages politiques, se sépara de lui très nettement sur ce point.
« La majorité qu'il a obtenue a tourné la tête à Fox. Il pense qu'il a
rempli tous ses engagemens et qu'il ne peut pas être suffisamment récom-
pensé. Décidé à se retirer à la fin de l'année, c'est-à-dire à siéger à la
chambre des lords, il ne s'occupe plus de personne et ne s'intéresse plus
aux affaires de la chambre. Il ne songe qu'à ce qu'il pourrait bien de-
mander pour lui, pour son frère, ses neveux, ses amis ou ceux de sa
femme et ses cliens. Il peuple tous les emplois de ses créatures, et s'at-
tache à chasser tous les amis du duc de Newcastle, sans souci de ce qui
peut arriver après lui, ou de l'état dans lequel il laissera l'adminis-
tration. »
Poursuivi par la haine des tories et des Écossais qui s'étaient
un moment laissés conduire par lui, Fox, dont la santé n'était pas
bonne, et qui aimait les doux loisirs, demande à quitter la chambre
où il était en butte aux plus violentes attaques, et à recevoir le prix
du service signalé qu'il avait rendu à la couronne et à sa politique.
Sa prétention était d'obtenir le titre et le rang de pair et de con-
server sa place de payeur général, qui lui ménageait le maniement
de sommes considérables et lui assurait d'énormes profits. Shel-
burne servit encore d'intermédiaire entre Fox et Bute au sujet de
cette place, et il ne pouvait pas cacher l'étonnement et le dégoût
que lui inspirait une avidité si impudente.
Il aurait fallu un talent de diplomate bien merveilleux pour
échapper à tous les écueils dont était semée une négociation aussi
mesquine. Fox accusa vivement Shelburne de l'avoir trahi, d'avoir
laissé supposer qu'en acceptant la pairie il renoncerait au poste de
payeur général et le traita d'infâme menteur. Walpole, dans ses
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 821
Mémoires, insinue que Shelburne convoitait cette place; mais la
grande fortune de Shelburne l'élève au-dessus de ce soupçon, et
il donnait à ce même moment la preuve de son désintéressement
en refusant la place de secrétaire d'état et de président du comité
du commerce [Board of trade). Les ennemis de Shelburne se sont
emparés de cet incident pour l'accuser de duplicité, et ils ont
prétendu qu'il avait dépassé Fox, le type de l'homme rusé. Pré-
occupé de défendre des intérêts contraires, jaloux de conserver au
gouvernement l'appui d'un défenseur comme Fox, Shelburne a
peut-être atténué ou exagéré quelqu'une des expressions de ses
divers interlocuteurs; d'un côté il faisait espérer au roi que Fox
donnerait sa démission, et, quand il causait avec celui-ci, il pas-
sait légèrement sur l'importance que le roi et son ministère at-
tachaient à la résignation de son emploi. Bute accepta les justifi-
cations de Shelburne et ne lui retira pas sa confiance. Il essaya
de calmer l'irritation de Fox, et, faisant allusion aux bonnes inten-
tions du négociateur, il qualifia l'inexactitude qu'on lui reprochait
de fraude pieuse, à quoi Fox répliqua vivement '< qu'il voyait bien
la fraude, mais qu'il cherchait en vain la piété. » Après une entre-
vue avec le roi, dans laquelle il témoigna assez d'aigreur. Fox finit
par obtenir ce qu'il désirait; il devint lord Holland et resta payeur
général jusqu'en 1765. Cette satisfaction ne suffit pas à désarmer
son ressentiment, et, quoiqu'il eût déclaré que Shelburne et lui
resteraient bons amis, la rupture fut complète; il ne cessa pas de
parler de Shelburne dans les termes les plus outrageans.
Malgré la joie bruyante avec laquelle le parti de la cour accueil-
lit le vote de la paix, la prérogative royale n'avait pas encore vaincu,
et les parlementaires n'étaient pas contraints de se rendre à merci.
Tout à coup lord Bute fut saisi, au milieu de son triomphe, par un
de ces mouvemens de lassitude et d'effroi qui s'emparent quelque-
fois des ambitieux dont la fortune a été trop rapide; il résolut de
se retirer de la scène.
Il aurait désiré que Shelburne fit partie du nouveau ministère
comme secrétaire d'état chargé des sceaux; mais Grenville, qui de-
venait chef de la nouvelle administration, objectait la jeunesse de
Shelburne, son inexpérience, la date récente de son entrée à la
chambre des lords, les susceptibilités des vieux pairs et l'impru-
dence qu'il y avait à les froisser quand une partie de la noblesse
se préparait à faire une opposition ouverte. En apprenant ces diffi-
cultés, Shelburne se déclara prêt à s'effacer et à laisser occuper le
terrain par des personnages plus autorisés. Bute ne s'avoua pas
vaincu, et, imaginant de nouvelles combinaisons, il fit offrir à son
protégé la présidence du Conseil du commerce. Cette place ne sou-
822 BEVUE DES DEUX MONDES.
riait pas à Shelburne, qui n'avait pas d'ailleurs grande confiance
en ce nouveau ministère, destiné, peut-être avant un an, à tomber
sous les clameurs de l'opinion publique. Le pouvoir de ce conseil
n'était pas en rapport avec la responsabilité dont il était chargé de-
vant le public; il formulait des propositions, indiquait certaines
mesures à prendre, mais les moyens d'exécution lui faisaient dé-
faut. Rarement ceux qui avaient précédé Shelburne dans ces fonc-
tions avaient eu la satisfaction de faire quelque bien, de voir ap-
pliquer leurs idées. Aussi Shelburne posait pour condition à son
acceptation qu'il aurait, comme les autres secrétaires d'état, le
droit de pénétrer jusqu'au roi; Bute lui représenta que ce serait
semer dans le nouveau ministère et auprès de ses collègues des
fermens de jalousie et de discorde, et que dans l'intérêt commun
il fallait conserver les choses sur l'ancien pied. Shelburne finit
par se rendre à ces considérations et écrivit à Bute qu'il n'y au-
rait pas dans le cabinet de membre plus ferme, de meilleure hu-
meur et moins disposé à se plaindre.
IV.
Les difficultés qu'avait prévues Shelburne ne tardèrent pas à se
produire. Les questions coloniales prenaient une importance crois-
sante et soulevaient des problèmes délicats sur le fond des choses
comme sur la procédure. Shelburne n'était pas d'accord avec ses
collègues. L'Amérique du Nord n'était guère à cette époque qu'une
expression géographique, et la partie civilisée était divisée en gou-
vernemens aussi différens d'étendue que de constitution. C'était une
situation qui fait songer aux petits états de l'Italie avant 1860, avec
cette différence que tandis que les royaumes et les duchés italiens
présentaient toutes les variétés de l'absolutisme, tous les états de
l'Amérique étaient un produit sain et vigoureux de la liberté an-
glaise. Le gouvernement dans ces colonies était réparti, à l'image de
la métropole, enti*e un gouverneur et un conseil, nommés par la
couronne, et des assemblées librement élues par les colons. Pour les
subsides en temps de guerre, pour leur traitement et pour les autres
dépenses régulières, les gouverneurs dépendaient de l'assemblée.
Supportant malaisément cette dépendance, ils auraient voulu s'af-
franchir du contrôle permanent de l'assemblée, qui tous les ans était
appelée à voter ces dépenses, et ils demandaient que ce budget fût
voté une fois pour toutes, comme la liste civile était fixée à l'entrée
de chaque règne par le parlement. Leurs amis et patrons à Londres
soutenaient leurs prétentions et y voyaient un prétexte pour ré-
clamer que le parlement de l'empire , passant par-dessus la tête
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 823
des assemblées coloniales, imposât lui-même les colonies et les
fît contribuer aux frais généraux du gouvernement. Shelburne, qui
avait soutenu une lutte avec ses collègues sur des questions de
délimitation des états et qui l'avait emporté, réserva son opinion,
sous le prétexte qu'il n'avait pu encore recueillir tous les élémens
d'une solution. Il était d'ailleurs en discussion avec lord Egremont
au sujet des prérogatives du Conseil du commerce. Le roi soutenait
Shelburne dans ses prétentions, uniquement pour user et affaiblir
ses ministres dans des dissensions intimes et conserver dans toute
sa plénitude la prérogative de la couronne.
Le dissentiment éclata sur une question plus brûlante, sur la lé-
galité du mandat d'arrêter Wilkes, le fameux pamphlétaire dont
l'histoire a été racontée dernièrement ici -même (1). Halifax en
avait assumé la responsabilité sans en saisir le conseil des mi-
nistres; tout au plus avait-il pris l'avis de Grenville et d'Egremont,
qui composaient avec lui le triumvirat directeur. Dès que le man-
dat d'amener avait été lancé, Shelburne avait consulté un homme
de loi, qui lui remit une note fortement motivée et très sévère pour
Halifax. Dégoûté de la tournure que prenaient les affaires , il ré-
solut de quitter le pouvoir; mais ses amis, notamment lord Bute,
le firent revenir sur sa détermination. 11 se rendit à leurs sages
représentations, persuadé que les jours de ses adversaires étaient
comptés et que ce n'était pas la peine de se quereller avec eux.
En effet , le roi était excédé des façons pédantes de Grenville, et,
poursuivi du désir de s'en débarrasser, il était disposé à rappeler
non-seulement Bedford, mais Pitt et Temple lui-même. Bute reçut
la mission de former un nouveau cabinet et d'entrer en négocia-
tion avec Pitt, et lord Shelburne fut chargé de s'aboucher avec le
représentant de Pitt. Ses dispositions à l'égard de « l'idole de la
multitude » étaient toutes changées. Au début de sa carrière, il
était plein de préjugés contre Pitt; il lui reprochait l'échec de l'ex-
pédition sur Rochefort, dont il avait fait partie, les dépenses énormes
qu'entraînait la guerre d'Allemagne, sa politique belliqueuse, ses
rapports avec Newcastle et le vieux parti whig, dont il ne pouvait pas
supporter la médiocrité; enfin il avait pris parti pour lord Bute,
l'objet des assauts furieux de Pitt. Tout avait conspiré pour les sé-
parer; mais en 1763 la situation n'était plus la même, la paix était
faite et l'arrivée de Pitt aux affaires était la condition, — qui l'eût
cru quelques années auparavant? — du maintien et de la durée de
la paix. Pour contenir l'ennemi héréditaire de la nation, s'il pou-
vait être tenté de prendre sa revanche, il fallait à la tête du minis-
(1) Voyez la Revue du 15 octobre 1875.
824 REVDE DES DEUX MONDES.
tère un homme énergique et dont la renommée dût suffire à protéger
le pays. Une politique pusillanime, incertaine dans ses vues, trop
complaisante pour l'étranger, n'a jamais été une garantie solide de
la dignité et de la sécurité d'une grande nation. On est toujours
tenté de mettre le pied sur ceux qui s'humilient et s'abandonnent.
De plus Shelburne n'avait pas pu se dérober toujours à l'ascendant
qu'exerçait sur tous ceux qui l'approchaient un grand esprit comme
Pitt. Ajoutons encore, pour expliquer cette conversion, qu'il avait
appris que Pitt s'était exprimé sur son compte en des termes très
flatteurs, et la louange venant d'une pareille bouche ne pouvait
le laisser indiff'érent.
Malgré le zèle qu'il apportait à ces négociations , il ne put les
faire aboutir : il se heurta à des antipathies personnelles. Pitt ne
voulait pas laisser rentrer le duc de Bedford dans le ministère; ce-
lui-ci demandait l'éloignement de Bute, et le roi finalement ne
voulut pas consentir à rappeler aux affaires ces whigs dont il avait
salué la chute avec tant de joie, il y avait peu d'années. Dès qu'il
fut constant, après les deux entrevues de Pitt avec le roi, que la
combinaison proposée avait échoué et que le roi, malgré son dé-
plaisir, garderait son ancien ministère, Shelburne donna sa démis-
sion de la présidence du Conseil du commerce, Walpole, toujours
prompt à médire de son prochain, n'a pas manqué d'insinuer que
Shelburne avait pressenti la prochaine arrivée de Pitt au ministère
et qu'il cherchait dès ce moment à faire sa paix avec lui.
Quelques semaines après, quand s'ouvrirent les débats parle-
mentaires à propos de Wilkes, lord Shelburne parla dans la chambre
des lords contre la motion proposée de déclarer que « le privilège
du parlement ne s'étendait ni à la production ni à la publication
de libelles séditieux. » A la vérité il glissa dans son discours un
compliment pour lord Bute et des protestations d'attachement à la
couronne; mais toutes ce précautions et ces réserves n'eurent au-
©un succès. George III ne pouvait pas supporter la moindre oppo-
sition. Il avait pour devise : stet pro ralione voluntas, et il exigeait
une soumission absolue. Ceux qui osaient la lui refuser étaient ses
ennemis; ses ministres ne devaient être de fait, comme de nom, que
ses serviteurs, et le parlement un Ut de justice pour enregistrer ses
édits. Aussi ne put-il pardonner à Shelburne de s'être permis un vote
indépendant sur une question qui lui tenait à cœur et dont il avait fait
la pierre de touche du dévoûment à sa personne. Shelburne, sur son
ordre exprès , fut destitué de sa place d'aide-de-camp du roi , sous
prétexte « qu'il s'était conduit comme un homme indigne et qu'il
n'avait pas tenu sa parole. » Sa majesté eût été bien embarrassée
de prouver en quoi Shelburne avait manqué à ses engagemens, car
LES MÉMOIRES DE LORD SUELBURKE. 825
dès la première heure il avait protesté contre le caractère arbitraire
de l'arrestation de Wilkes. A quelque temps de là, Shelburne s'é-
tant présenté à la cour à une des réceptions officielles, le roi feignit
de l'ignorer et adressa la parole aux deux personnes qui étaient à
ses côtés. Heureusement Shelburne n'était pas de ces natures ten-
dres et faibles qu'un regard plus sévère, un accueil plus froid, ont
plongées dans une tristesse inconsolable et qui en sont morts. Il
supporta noblement sa disgrâce, accompagné dans sa retraite par
la faveur populaire.
Pendant que ses amis de cour accablaient le ministre tombé et
s'acharnaient à noircir son caractère, lord Shelburne goûtait ces
charmes de la vie à la campagne qu'il avait vantés autrefois à Fox
lors de ses premières déceptions. Dans ce magnifique domaine de
Bowood, qui avait été détaché des forêts de l'état pour être con-
cédé à des courtisans de Jacques P'', il s'occupait d'agriculture, fai-
sait creuser un lac, donnait des fêtes, recevait des amis et ne né-
gligeait pas les lettres. Il achetait des manuscrits sur l'histoire
d'Angleterre, depuis le règne d'Henri VI jusqu'à la chambre étoi-
lée, et depuis cette époque jusqu'au règne de George III, collection
précieuse qui a bien manqué d'être dispersée à la mort de Shel-
burne. Ses héritiers immédiats paraissent avoir partagé le senti-
ment de l'ignorant de la fable, « le moindre ducaton serait bien
mieux mon affaire, » et, sans l'intervention d'un commissaire-pri-
seur un peu plus intelligent, ils auraient livré les manuscrits de
Julius Cœsar, l'archiviste de Jacques I"' et de Charles I"", à un mar-
chand de fromage qui en avait offert 10 livres (1).
Tout en vivant à la campagne, Shelburne allait souvent à Lon-
dres et y entretenait de nombreuses relations dans la haute société.
Il était le centre de ce petit groujje de jeunes orateurs dont parle
Walpole, qui avaient l'habitude de se rendre dans Hill Street, où ils
se rencontraient avec des hommes de lettres d'un autre âge et d'o-
pinions poUtiques très diverses, Johnston, Goldsmith, Reynold. Là
venait aussi Biackstone, qui rêvait d'être placé à la tête d'un col-
lège et qui développait tout un plan de réformes, reprochant aux
universités d'être organisées pour former des prêtres et de négliger
l'instruction des laïques. Là aussi venait pour un moment Hume,
qui, en retournant en Ecosse, écrivait à Shelburne une lettre d'a-
dieu pleine de grâce et d'esprit.
« Je suivrai toujours vos succès dans la politique avec un intérêt af-
fectueux, et je n'aurai qu'un regret, c'est d'en jouir de si loin. Je me
(I) Le British-Museum les possède aujourd'hui. Voyez l'étude de M. George Pcrrot
dans la Revue du 1" décenibie 18'- 5.
826 REVUE DES DEDX MONDES.
rappelle avoir vu chez vous un tableau qui représente un Hottentot
retournant dans les bois rejoindre ses compagnons d'enfance et jetant
derrière lui tous les beaux habits de la civilisation. Je ne me compare
pas tout à fait à lui, car je retourne vers un peuple très sociable et très
civilisé. Seulement je veux indiquer par cette allusion que la force de
l'habitude finit par rendre tout à fait impropre au commerce du grand
monde un savant voué à l'étude et à la retraite, et que c'est une preuve
de sagesse de fuir le monde, quand Page vous a fait de cette habitude
une seconde nature. »
De cette société, Walpole ne faisait pas partie; il poursuivait
même celui qui en était le centre et le chef d'une haine profonde,
autant du moins que sa nature légère le permettait. Il était de la
même trempe que cet Écossais qui , pendant la plus grande par-
tie de sa vie, était convaincu que son frère et lui étaient les seuls
membres de l'église visible, et qui vers la fin commença d'avoir
des doutes sur la fidélité de son frère. Walpole avait cru trop long-
temps que « le général Conway et lui étaient les seuls qui eussent
de l'intelligence et de la moralité; mais, vers la fin, il n'avait plus
la même confiance dans le général. »
Au commencement de l'année 1765, Shelburne épousa lady So-
phia Carteret, la fille de lord Grenville, dont la beauté, dit Wal-
pole, ne ressemblait à aucune autre. M. Disraeli a supposé que cette
alliance n'avait pas été étrangère aux appréciations et aux sympa-
thies politiques de Shelburne. Quoi qu'il en soit, sur le chapitre des
vieux whigs, Shelburne était bien à l'unisson avec son beau-père,
qui avait eu à souffrir plus d'une fois dans sa carrière de leur étroi-
tesse et'de leur esprit de camaraderie. Par une étrange coïncidence,
ce fut pendant que Shelburne se mariait que se traita au parle-
ment cette grosse question de l'acte du timbre, qui devait exercer
une influence capitale sur toute sa carrière politique. Il ne put as-
sister que de loin à ces mémorables débats et féliciter son ami
Barré, qui avait eu l'honneur de prononcer un de ces mots qui sont
le lendemain populaires et ne s'elfacent plus de la mémoire de ceux
dont ils ont traduit les sentimens._^Il avait appelé les Américains les
fils de la liberté.
Le roi donna pour la première fois en 1765 des signes de cette
affection mentale qui se développa dans la suite et fut connue
sous son vrai nom. Préoccupé lui-même, dans l'intérêt de sa dy-
nastie, des conséquences que pouvait avoir cette maladie, il ré-
digea de sa main un projet de loi de régence, qui lui faisait la part
du lion. Lord Shelburne se fit un grand honneur en attaquant vi-
goureusement le bill dans la chambre des lords. Après avoir déclaré
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 827
que le bill n'était ni sage ni nécessaire, il montra que le roi était
exposé, comme toute autre personne, à se tromper, et tout parti-
culièrement dans les questions qui touchaient à ses intérêts ou à
ceux de sa famille ; puis il revendiqua fièrement les droits du par-
lement, qui ne peut pas être réduit à la simple fonction d'enregis-
trer les vœux de la couronne, et il continua en ces termes :
« Le parlement actuel ne me paraît pas avoir le droit de faire des lois
qui lieront les parlemens futurs, et précisément sur les points qui n'in-
téressent que l'avenir, à moins que sa sagesse et son pouvoir ne soient
tels qu'il puisse découvrir les événemens qui ne sont pas encore nés,
ou arrêter le cours des affaires humaines. S'il n'a pas ce pouvoir, com-
ment pouvez-vous croire que l'avenir fera le sacrifice de ses droits par-
ticuliers? Et quel rôle fait-on jouer au parlement ? Sauf les personnes de
la famille royale, tous les autres membres du conseil de régence sont
abandonnés au choix du'roi : le nom même du régent est jusqu'ici in-
connu et par conséquent ne peut pas être approuvé. Les dix grands
ofliciers de l'état seront ceux qui se trouveront en fonction au moment
de la mort, or il se peut que ces dix personnages soient les plus dan-
gereux de tout le royaume et que, tout en étant des instrumens utiles
entre les mains d'un roi sage et tenant le gouvernail, ils soient de leur
personne tout à fait méprisables sous le double rapport de la moralité
et de l'intelligence, et, si c'est le cas, la nation pendant une minorité
peut être gouvernée par les hommes les plus incapables, à l'exclusion
de ceux qui occupent le premier rang et qui possèdent la fortune, le
mérite, les talents et toutes les capacités. A ces objections, on opposera
comme un argument irréfutable la haute sagesse du roi; mais voilà une
argumentation qui n'est pas parlementaire : c'est le langage des es-
claves, non des hommes hbres. La sagesse du roi peut être un motif
allégué dans le privé; ce ne doit jamais être un argument à produire
en public. Quand le salut de l'état est en jeu, il faut supposer que tous
les hommes sont faillibles. Bien plus, nous ne devons pas oublier que
cette nomination du régent et du conseil de régence sera probablement
le dernier acte de sa majesté, alors que la vieillesse et les infirmités
auront affaibli son esprit, et que l'intrigue pourra être toute-puissante.
Passe encore si cette loi ne devait pas produire d'autre mal qu'une
mauvaise administration pour une courte période; mais ce qu'il y a
de plus à craindre, c'est que le mépris, le ressentiment, la violence, ne
l'emportent après, et que l'autorité légale d'une pareille régence ne soit
ouvertement bravée ! »
Ces argumens n'eurent pas de succès auprès d'une assemblée
que le roi avait intimidée ou séduite; à la votation, six pairs seule-
ment se levèrent avec Shelburne. La conduite du ministère, dans
828 REVUE DES DEUX MONDES.
cette question de la régence, lui avait fait perdre beaucoup de
terrain, et George crut le moment favorable pour se débarrasser
des longues dissertations de Grenville, qui, tout en soutenant la
politique du roi, l'avait blessé au cœur, en refusant d'inscrire le
nom de la reine-mère dans l'acte de la régence. Après des essais
infructueux de confier les affaires à Pitt, le roi, ne pouvant plus
supporter les insolences de Grenville et de Bedford, chargea le
marquis de Rockingham, le chef du jeune parti whig, de former un
ministère. Shelburne fut sollicité d'en faire partie; mais il répondit
que sa présence au ministère serait plus nuisible qu'utile aux inté-
rêts de sa majesté, et que sa ligne de conduite à l'endroit du nou-
veau cabinet était tout entière dans ces mots : « les mesures et
non les personnes. » 11 tint parole en effet, et il contribua par un
discours très énergique au rappel de Vacte du timbre; mais il est
des victoires qui sont funestes à ceux qui les remportent : tel fut
le cas pour lord Rockingham. L'opinion publique était persuadée
qu'il n'avait consenti à faire rapporter l'édit du timbre que sur les
objurgations de Pilt, et réclama hautement que le grand député fût
placé à la tête du ministère. Rockingham courba la tête sous l'orage;
il essaya d'entrer en négociation avec Pitt et de traiter avec lui sur
le pied d'égalité. Le roi détestait ces ministres qui avaient conservé
leur indépendance et n'avaient pas voulu servir sa politique per-
sonnelle; il s'empressa de profiter de la défaveur qui s'attachait
à leurs derniers actes pour les remercier et s'adresser à Pitt. Il
comptait sur son influence pour désorganiser tout le parti libéral
et laisser libre carrière à la prérogative royale. Pitt cependant ne
se laissa pas dicter le choix de ses collègues par le caprice du roi;
tout courtisan obséquieux qu'il fût, il conserva son droit d'initia-
tive, et en juillet 1766 il appela au poste de secrétaire d'état Shel-
burne, malgré le déplaisir très vif de sa majesté, qui n'oubliait pas
la conduite passée de ce jeune ministre.
Nous laissons lord Shelburne au comble de ses vœux; le second
volume de lord Fitzmaurice nous promet des détails inédits sur le
rôle du parti whig pendant la révolution française et nous intro-
duira dans la société dont Bowood était le centre, au milieu des
Priestley, des Price et des Bentham.
Cette histoire du parlement anglais au jour la journée, qui nous
conduit derrière la scène et nous montre tous les ressorts du drame
qu'on applaudit d'en bas, est implacable pour toutes ces théories
majestueuses qui prétendent nous expliquer la solidité durégime
monarchique en Angleterre et l'irrémédiable fragilité de cet éta-
blissement dans notre pays. On insiste d'ordinaire sur le loyalisme
de l'Anglais, sur ce sentiment de fidélité et de respect qui l'attache
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE. 829
à son souverain ; on en fait une vertu de race, comme si quelque
bonne fée, celle qui décide du sort politique des peuples, déposait
cette vertu dans le berceau de tout enfant qui naît sur le sol de la
libre Angleterre. Et cependant au xviii* siècle, pendant que le
Français léger, irrespectueux s'éprenait d'enthousiasme pour son
roi, lui décernait le doux nom de Bien-Aimé, et frissonnait de dou-
leur et d'effroi à la pensée de le perdre, le maréchal de Berwick,
engagé dans une intrigue qui avait pour but de rétablir les Stuarts,
pouvait écrire sans être démenti, pour justifier ses promesses de
succès : « L'Anglais naturellement volage se courbera devant le
fait accompli et accueillera avec joie le prétendant quand il le
verra conduit au parlement par la reine Anne. » Et à la veille de
la révolution, en 1785, un Anglais qui voyageait en France, en-
tendait les Français reprocher à ses compatriotes d'avoir décapité
Charles P'' et se glorifier d'avoir toujours gardé à leur propre roi
un attachement inviolable, une fidélité, un respect que nul excès ou
sévérité de sa part n'avait pu ébranler (1). Tant il est vrai que les
peuples, comme les individus, sont ondoyans et divers, que leur
caractère se forme et se trempe au feu des expériences et des cir-
constances successives de l'histoire et que les fatalités de race ne
sont pas la clé de tous les problèmes. Le loyalisme ne pousse pas
spontanément sur le sol britannique, et il n'est pas incapable de
s'acclimater et de fleurir sous d'autres zones : comme tous les sen-
timens et toutes les vertus de l'humanité, il s'est développé lente-
ment, sous l'influence des épreuves et des luttes de la réalité, et
il n'a vraiment pris racine dans le cœur de la nation que le jour où
il a été démontré que les intérêts du peuple, sa grandeur et sa
liberté n'avaient pas de garantie plus sérieuse, de boulevard plus
assuré que la dynastie de Hanovre.
De toutes les théories qui veulent expliquer pourquoi la mo-
narchie anglaise n'est pas exposée à ces tourmentes périodiques
qui s'abattent sur le continent, il n'en est aucune de plus ingé-
nieuse que celle de cet Anglais dont parle Jackson dans ses Mé-
moires. Ce personnage, dont le nom méritait d'être conservé à
la postérité, avait passé à Paris le mois de novembre de l'année
1802. Or l'automne cette année avait été particulièrement beau :
pas de brumes, ni de pluie, toujours un ciel d'azur sans nuages.
L'insulaire n'y comprenait rien ; ce beau temps lui paraissait inso-
lent, comme un défi à son pays natal. « Ce n'est pas le temps de
la saison, » s'écria-t-il en songeant aux brouillards de la Tamise ;
« le caractère dépend, plus que vous ne pouvez l'imaginer, de
l'état de l'atmosphère. Quand l'air est pesant et lourd, il met du
(1) Taine, Ancien régime, p. 15.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
plomb dans la cervelle, et nous autres Anglais nous devons une
bonne partie de notre bon sens, de notre respect pour Dieu et pour
sa majesté notre souverain, pour les lois du pays, à l'action cal-
mante de notre climat,. tandis que cet air vif et léger, ce ciel bril-
lant surexcite les esprits de ce peuple; on dirait qu'ils se sont tous
mis au régime du vin de Champagne. C'est une nourriture qui
manque de coi'ps, de substance et qui les prédispose à toute sorte
de folie ; avec le temps, ils finissent par être atteints d'une espèce
de deliriumtremeiis moral qui en fait des sauvages. Ils jettent tout
à bas, palais et églises, rois et nobles, tout ce qui se trouve sur
leur chemin, jusqu'à ce que l'accès soit passé. Alffrs, s'il se rencontre
un homme qui ait conservé son sang-froid et qui ne perde pas la
tète, il peut les tenir tous sous le talon de sa botte. » A cette tliéo-
rie d'un Anglais en l'honneur du climat insulaire, on peut oppo-
ser un autre essai de généralisation tout aussi solide et non moins
piquant, que le prince de Talleyrand développait un soir avec une
certaine complaisance à lord Aberdeen clans une de ces réceptions
brillantes de Holland-House où se rencontraient tous les talens,
toutes les célébrités de l'Angleterre et du continent. La théorie
est moins brutale et moins fataliste; elle asservit moins l'homme
aux influences de la nature et elle reflète bien ce sentiment déli-
cat du charme et du danger de la vie sociale, comme le cultivait
l'ancienne société française. |« Je m'explique parfaitement la vi-
gueur, la virilité du caractère anglais, et celte dissipation, cette fri-
volité, qui nous enlèvent notre énergie et font du Français un être
léger et inconstant : cela vient tout simplement de votre habitude
de séparer les sexes après le dîner. » Les deux théories, malgré
leur origine bien diverse, ont ceci de commun qu'elles font d'une
certaine lourdeur et pesanteur d'esprit, qu'elle soit le produit natu-
rel du climat ou le fruit des libations prolongées après le départ
des dames, la condition essentielle d'un établissement politique fort
et durable. Si, sous cette forme humoristique, il faut reconnaître
cette vérité que la précipitation, l'impatience, la mobilité, l'esprit
de salon, n'ont jamais rien fondé, et que, pour doubler le cap des
tempêtes et ne pas sombrer, les nations comme les navires ont be-
soin de lest, pardonnons à nos théoriciens leur prétention dogma-
tique et souvenons-nous de la leçon.
Ces Mémoires de lord Shelburne, il faut bien en convenir, ne
nous présentent pas toujours le régime parlementaire sous les cou-
leurs les plus attrayantes, et ceux qui sont à l'airùt pour saisir au
passage et dénoncer les misères, les lenteurs ou les infamies de ce
système, pourront ramasser clans ce récit d'un témoin et d'un ac-
teur, plus d'un trait empoisonné; mais, si nous ne voulions accepter
que les hommes et les institutions qui sont à l'abri de tout reproche.
LES MÉMOIRES DE LORD SHELBURNE, 831
nous devrions nous retirer de l'arène où nous cherchons à tâtons à
serrer toujours de plus près la vérité et la justice, et nous réfugier
sur les hauteurs vertigineuses de la vie mystique. Il faut bien en
prendre notre parti : le bien et le vrai ne descendent pas du ciel,
tout parés, comme un beau saint George qui terrasse Satan sans
avoir subi ses étreintes, et dont l'armure resplendissante n'a été ni
ternie ni salie dans la lutte. C'est l'excellence du régime parlemen-
taire de suffire, comme tout organisme sain et vigoureux, à la double
tâche de réparer chaque jour les dépenses de la vie et d'expulser
progressivement les élémens morbides qui provoquent la fièvre et
le désordre. S'il est vrai, comme le dit le cardinal de Retz, qu'as-
sembler les hommes, c'est les émouvoir, il est tout aussi juste de
soutenir qu'assembler les hommes, c'est les moraliser. M'"^ de Staël
a bien marqué ce caractère de toute réunion d'hommes : a II est
souvent arrivé, dit-elle, de séduire un individu, en lui parlant seul,
par des motifs malhonnêtes; mais l'homme en présence de l'homme
ne cède qu'à ce qu'il peut avouer sans rougir. » Cette remarque
suffît à la justification du système parlementaire et nous explique
comment ces parlemens anglais du xviii® siècle, composés par des
procédés si impurs , où les députés n'avaient pas plus de honte
à accepter des liasses de billets de banque que les ministres à les
olTrir, ont cependant servi d'une manière efficace la cause de la
liberté et du progrès. On put croire un moment que les temps pré-
dits par Montesquieu étaient arrivés et que, le pouvoir législatif
étant aussi corrompu que le pouvoir exécutif, le pays était perdu.
Il l'eût été, si le parlement avait délibéré à huis-clos sans souci de
l'opinion publique; mais la nécessité de plaider sa cause devant le
public, le besoin d'entretenir des relations constantes avec la nation
qui écoute et qui juge, l'obligation de former l'opinion, voilà les
agens irrésistibles qui finissent par faire sortir le bien du mal, la sa-
gesse de la passion, et qui assurent le triomphe de l'intérêt général
sur toutes les intrigues et les compétitions personnelles. Le système
parlementaire offre plus de prise à la critique et à la déclamation,
parce que tous les jours il soumet le gouvernement à la malignité
du public et qu'il ne dissimule aucune de ses plaies; mais le despo-
tisme, sous ses formes diverses, a-t-il bien raison de triompher
parce qu'il cache sous des draperies flottantes toutes les parties
gangrenées sur lesquelles il faudrait appliquer le fer et le feu? Et
vouloir supprimer dans le gouvernement d'un pays les agitations et
les luttes parlementaires, n'est-ce pas, comme l'a dit Macaulay,
« enlever au serpent ses sonnettes et lui laisser son dard ? »
Ernest Fontanès.
IVAN LE TERRIBLE
ET
LES ANGLAIS EN RUSSIE
M. louri Tolstoï : I. Anglia i eïa vidy na Rossiou v XF/" viéké, dans le Viestnik Evropy
d'août 1875. — IL Pervyia sorok liet snocheniï mejdou Rossieou i Anglieiou, i553-i593
(England and Russia), Saint-Pétersbourg 1875.
Dans le tableau du commerce européen avec la Russie, la France
occupe le troisième rang, tant pour les importations que pour les
exportations. Elle n'est primée que par l'Angleterre et l'Allemagne,
c'est-à-dire la Prusse accrue des états de la confédération du nord.
La supériorité de l'Allemagne s'explique par le voisinage, la fa-
cilité des communications, l'étendue des frontières qui la mettent
en contact avec la Russie, et aussi par cette circonstance, que dans
le chiffre des importations allemandes doivent figurer beaucoup
de produits d'origine française. La supériorité des Anglais tient à
un plus vaste développement de leur marine marchande , à une ac-
tivité plus grande de leur industrie, à la variété infinie des produits
qui, des cinq parties du monde, naviguent sous leur pavillon. Tan-
dis que la France a repris l'avantage sur certaines nations dont les
vaisseaux avaient précédé les siens dans les ports russes, sur la
Hollande par exemple, dont le chiffre d'affaires avec l'empire des
tsars est de moitié inférieur au nôtre , nous sommes restés en ar-
rière des états britanniques. Les Anglais sont arrivés les premiers
IVAN LE TERRIBLE. 833
en Russie, et dès lors ont gardé la première place dans son système
d'échanges.
L'histoire des plus anciennes relations de l'Angleterre avec la
Moscovie appartient à l'âge héroïque de la navigation et du com-
merce européens. C'est le temps où la fureur des voyages, passant
des Espagnols et des Portugais aux peuples riverains de la Manche,
pousse les Français, avec Jean de Léry au Brésil, avec Jacques Car-
tier au Canada, avec nos colons protestans à la Floride (1). C'est
le temps où, envieux des découvertes de Colomb, de Cortez et de
Gama, jaloux de s'ouvrir une route vers la richesse des Indes, les
marins anglais se répandent d'un pôle à l'autre, à la recherche de
nouveaux passages, où les Cabot vont reconnaître le Labrador,
Walter Raleigh découvrir la Louisiane, Drake renouveler, après
Magellan, le miracle du tour du monde, où Jean Davvis et Frobisher
s'enfoncent dans les passes glaciales de l'Amérique du Nord. Parmi
toutes ces témérités auxquelles s'essayait la marine naissante de
l'Angleterre, on reconnaît bientôt un vaste plan d'ensemble dicté
par Giovanni Cabotto ou John Cabot, ce Vénitien qui fonda la gloire
maritime de la Grande-Bretagne, et poursuivi par son fils Sébastien.
Sous eux, la marine anglaise, trouvant trop étroite pour elle ce
monde que se partageaient les Espagnols et les Portugais, veut se
frayer une issue pour s'en échapper et découvrir à son tour des
mers vierges et des océans inexplorés. En l/i97, John Cabot tente le
passage par le nord- ouest et n'aboutit qu'au Labrador et à Terre-
Neuve; de 1526 à 1530, Sébastien s'ingénie vainement à chercher
une solution de continuité dans l'immense barrière que lui opposait
à l'ouest le continent américain, et ne rencontre que des estuaires
de fleuves là où il espérait des détroits ; il propose alors de risquer
le passage par le nord-est en s'élevant le plus possible vers le pôle
et en débutant par le formidable périple de la Scandinavie lapone.
Sans doute on arriverait dans cette mer étrange dont parle Tacite,
« mer paresseuse et immobile, qui forme la ceinture du monde, où
l'on entend la rumeur du soleil qui se lève. » Une compagnie de
marchands aventuriers se forma pour la découverte « des régions,
royaumes, îles et endroits inconnus, encore non visités par la voie
de mer. » Sébastien Cabot , grand pilote d'Angleterre , en fut
nommé gouverneur à vie. Trois vaisseaux, sous la conduite de Wil-
loughby et Chancellor, cinglèrent vers les espaces mystérieux du
nord. Il fallait des hommes fortement trempés pour une telle en-
treprise; l'envie d'ouvrir au commerce anglais de nouveaux débou-
chés n'eût pas suffi pour les soutenir au milieu de périls inouïs;
(1) Voyez le récent livre de M. Paul GaffarcI, Histoire de la Floride française.
TOMB XIII. — 187G. 53
8 SA REVUE DES DEUX MONDES.
il y fallait de plus cette héroïque aspiration à l'inconnu qui fit les
Colomb et les Gama. Certes ce n'était pas un vulgaire chercheur
d'épices que ce Willoughby, qui, expirant d'une mort lente et
cruelle par le froid et la faim, au milieu de son équipage décimé,
de ses mains raidies et glacées essaya de consigner sur son livre de
bord et de faire part à la postérité des derniers secrets entrevus
dans l'ombie de la mort.
Sur les côtes de la Scandinavie, les trois vaisseaux furent assaillis
par une formidable tempête. Chancelier, qui commandait Y Edouard
Bonne- Aventure , perdit de vue les deux autres navires. Vaine-
ment il relâcha à Vardehuus en Norvège, dont le port avait été
indiqué d'avance comme lieu de rendez -vous : il y perdit sept
jours à les attendre, et se décida à poursuivre seul le terrible
voyage. Il doubla heureusement la Laponie et le cap Sacré, s'enga-
gea dans la Mer-Blanche et vint aborder à l'embouchure d'un large
fleuve, auprès d'un monastère. Grande fut la surprise des pauvres
pêcheurs du littoral en voyant apparaître ce monstre inconnu, le
vaisseau géant des mers d'Europe. On apprit d'eux que ce fleuve
était la Dvina septentrionale, ce monastère celui de Saint-Nicolas,
et qu'on se trouvait dans les états du tsar de Moscou. Quant à Wil-
loughby, on ne sut que plus tard sa tragique destinée. Pendant l'hi-
ver de l'année suivante, les autorités russes de Kholmogory eurent
enfin des nouvelles : des pêcheurs avaient trouvé à l'embouchure
de l'Arzina, dans la Mer-Blanche, deux grands vaisseaux; ils étaient
retenus par les glaces et les gens qui les montaient étaient morts.
Sur l'ordre du prince, on envoya des employés chargés de mettre
les scellés sur leur riche cargaison et de les amener dans la Dvina.
Voilà dans quelles circonstances dramatiques les Anglais firent la
découverte de l'empire des tsars, alors presque aussi peu connu de
l'Europe occidentale que l'empire de la Chine ou le royaume fabu-
leux du Prêtre-Jean. Le développement tout particulier de son his-
toire, sa situation exclusivement continentale, loin de toute mer
fréquentée, l'invasion tatare, qui en avait fait longtemps un pays
vassal du grand khan, isolèrent la Russie du reste de l'Europe. Ses
voisins immédiats. Suédois, Polonais, porte -glaives, étaient seuls
à en savoir quelque chose : les Français ou les Anglais avaient à la
découvrir à nouveau pour renouer les relations interrompues de-
puis le mariage de notre Henri P"" avec une fille d'Iaroslaf. Chan-
cellor arrivait en Moscovie par la voie de mer, peu d'années après
qu'Herberstein y fut parvenu par la voie de terre ou, comme les
Russes disaient alors, par la voie des montagnes. Chancellor avait
lu peut-être les curieux Commentaires d'Herberstein, dont la pre-
mière édition remonte à 15^9; mais il eut le mérite d'arriver en
IVAN LE TERRIBLE. 835
Russie par des voies inconnues avant lui et de la retrouver en
quelque sorte sous le pôle. Dès lors, entre les deux lointains em-
pires d'Angleterre et de Mo«covie, les relations ne cessèrent plus;
mais dans les quarante premières années le commerce anglais avec
la Russie rencontra des difficultés de toute sorte. Il fallut expédier
bien des envoyés de Londres à Moscou et de Moscou à Londres
avant d'arriver à un état de choses régulier.
Sur cette période, le livre de M. I-ouri Tolstoï, adjoint au procu-
reur général du saint-sjmode, nous apporte des lumières nouvelles.
Hakluyt au xvi* siècle, dans ses Navigations des Anglais, A. Tour-
guénief en 1842, dans ses Historien liussiœ jnonumenta, M. Hamel
en 185/i, dans ses Voyages des Anglais à la Mer-Blanche, M. Bond
en 1856, dans sa Bussia at the elose ofthe XVI"'' century, avaient
déjà publié un certain nombre de documens se rapportant à la même
période; mais M. Tolstoï, lors de son voyage à Londres en 1858, put
se convaincre que ses devanciers n'avaient pas épuisé tous les ma-
tériaux du sujet. Dans les collections du State PajJer Office, il re-
trouva une trentaine de documens en langue anglaise, de la vieille
écriture du xvi« siècle, pour le déchiffrement desquels il eut à faire
un noviciat. Ces papiers comprennent les lettres échangées entre les
souverains, les instructions données aux envoyés anglais près de la
cour de Moscou, la relation de leurs entretiens avec le tsar. En y
joignant une vingtaine de documens conservés au Brilish-Museum,
ceux du Musée Ashmole à Oxford, ceux des archives de Moscou,
M. Tolstoï a pu donner une collection, plus complète que s>^s pré-
décesseurs, des pièces relatives à la période de 1553 à 1593. Sur
quatre-vingt-deux documens publiés par lui, trente-sept sont ab-
solument inédits. Ils se rencontrent parfois en plusieurs langues,
en slavon-russe, en anglais, en latin, même en un latin fort élégant
lorsqu'ils émanent de la chancellerie britannique. Pour ceux de ces
documens qui ne se rencontrent qu'en une seule langue, M. Tolstoï
en a donné une traduction, en anglais moderne, s'il s'agit d'un vieux
texte russe, en russe moderne, s'il s'agit de vieil anglais. L'étude
historique fort curieuse qu'il a publiée d'abord dans le Messager
d'Europe d'août 1875, et qui sert aujourd'hui d'introduction aux
documens originaux, est également rédigée dans les deux langues.
Son livre sera donc également utile et commode aux lecteurs d'Oc-
cident et de Russie.
I.
Willoughby et Chancellor savaient si peu sur quel point inconnu
des terres boréales ils étaient appelés à débarquer, que les lettres
836 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Edouard VI dont ils sont porteurs sont adressées indistinctement
« à tous les rois, princes et seigneurs, à tous les juges de la terre,
à leurs officiers, à quiconque possède quelque haute autorité dans
toutes les régions qui sont sous le ciel immense ! » Avec cette sus-
cription un peu vague, elles parvinrent cependant à Ivan IV Vassi-
liévitch, le TeîTÎble. A l'embouchure de la Dvina, il n'y avait pas
encore de cité d'Arkhangel : elle devait naître vers la fin du siècle
du mouvement d'échanges inauguré par Ghancellor. Les officiers
du tsar, qui résidaient au fort de Kholmogory sur la Dvina, annon-
cèrent à leur maître la surprenante nouvelle. Le 23 octobre 1553,
sur un ordre venu du Kremlin, Ghancellor partit pour cette mysté-
rieuse capitale de Moscou où trônait le tsar terrible.
Le système politique des états occidentaux prenait chaque jour
un développement plus considérable qui tendait à embrasser le
monde entier. Déjà François 1"' avait mêlé le Turc aux affaires eu-
ropéennes, et contre les Ottomans Charles-Quint avait fait appel
aux Persans. La Russie ne pouvait longtemps rester en dehors du
mouvement : au temps du père d'Ivan IV, le baron de Herberstein
fut deux fois envoyé d'Autriche en Moscovie. La relation de ce qu'il
y avait vu eut un grand succès de curiosité, attesté par de nom-
breuses éditions (1). Plus tard, on devait s'arracher les livres de
Guagnino, qui est plutôt un pamphlet contre Ivan IV et son peuple,
— du jésuite Possevino, qui s'occupe surtout de la Russie en vue
d'une union possible avec l'église romaine, — de Fletcher, qui
montre le sens pratique d'un véritable Anglais (2). Tous ces ouvrages
sont dédiés à quelqu'une des têtes couronnées d'Occident : celui
d'Herberstein au roi de Hongrie et de Bohême Ferdinand, celui de
Guagnino au roi de Pologne Etienne Bathory, celui de Possevino au
pape Grégoire XIII, celui de Fletcher à la reine vierge Elisabeth.
Rien ne montre mieux combien des notions à peu près exactes sur
la Russie furent rares jusqu'à la fin du xvr siècle et quelle impor-
tance on commençait à y attacher.
Le livre même d'Herberstein prouve aussi à quel point le grand
empire du nord était encore en beaucoup de ses parties une terra
incognita. Herberstein, aussi consciencieux et aussi exact qu'Héro-
dote pour les régions qu'il a visitées, donne comme lui dans les
(1) Herberstein, Rerum moscovitarum commentarii , Vienne 1549, Bâle 1556, An-
vers 1557, Bâle 1571, Francfort 1600; traduit en allemand, Vienne 1557-1618, Bàlc
1563, Francfort 1579; en italien, Venise 1558.
(2) Gujgnino, Sarinatiœ europeœ descriptio, Spire 1581. — Possevinus, Moscovia,
seu de rébus moscoviticis, Vilna 1586, Anvers 1587, Cologne 1595. — Fletcher, Lon-
dres 1590, 1623, etc., réédité dans la Bibliothèque russe et polonaise de Franck, Paris
186i, sous ce titre : la Russie au seizième siècle.
IVAN LE TERRIBLE. 837
fables quand il veut aller au-delà. L'ambassadeur autrichien repro-
duit presque dans les mêmes termes qu'Hérodote la légende de ces
Scythes qui, rentrant chez eux après une longue absence, trouvent
leurs foyers occupés par des bâtards d'esclaves et qui brisent la ré-
sistance des rebelles en leur faisant entendre le claquement trop
connu de leurs fouets. Hérodote place la scène dans la Tauride,
Herberstein à Novgorod-la-Grande; on retrouve aujourd'hui cette
légende à Mangoup-Kalé (Crimée). Herberstein a entendu parler
d'une grande chaîne de montagnes qui barre comme une muraille
le chemin de la Chine et qu'on appelle la ceinture du monde , l'Ou-
ral : le prince Kourbski, célèbre comme historien d'Ivan IV, a même
conté à l'envoyé de Hongrie que les Russes avaient mis dix-sept
jours à en faire l'ascension. Au-delà, à l'embouchure de l'Obi, s'é-
lève l'idole colossale de la Zluta Baba, la vieille femme d'or, qui
tient un enfant dans ses bras, et devant laquelle des trompettes
d'airain plantées en terre sonnent d'elles-mêmes une fanfare per-
pétuelle. Au-delà encore, sur les bords de l'Océan-Glacial, habite
la nation des Loîikoniores, qui meurent tous à la saint George pour
ressusciter au printemps. Il y a là de grands fleuves où se rencontre
« une certaine espèce de poisson qui a la tête, les yeux, le nez, la
bouche, les mains et les pieds d'un homme, qui reste muet pour-
tant et qui est fort bon à manger. » Or c'est précisément cet au-delà
plein de mystères, ces régions peuplées dès les temps d'Hérodote
d'êtres fantastiques qui attiraient surtout les Anglais. Cette contrée
miraculeuse n'est-elle pas le chemin de Cathay? On voit aussi dans
Herberstein de quels réels dangers et de quelle effrayante fantas-
magorie est entourée la navigation dans ces mers sauvages du nord
qu'allaient braver les découvreurs britanniques. Il a tout un chapitre
sur la Mer-Glaciale, sur ce Cap-Sacré qui se dresse sur les flots
semblable à un nez gigantesque, sur ces gouffres qui pendant six
heures engloutissent la mer et pendant six autres heures la revo-
missent avec les carcasses brisées des navires, sur cet océan qui a,
comme celui de Barthélémy Diaz, ses caps des tempêtes et ses
génies menaçans, sur les merveilles des longs jours et des longues
nuits polaires. Quoique le voyageur autrichien ait assez bien dé-
crit certaines provinces de la Russie et noté la distance en verstes
d'une ville à l'autre, il se trompe souvent; les cartes qui accompa-
gnent les éditions successives de son ouvrage montrent quelle fausse
idée on se faisait de la configuration générale du pays. La Russie y
est tellement déprimée du nord au sud que la Mer-Blanche et le
Palus-Méotide semblent vouloir fraterniser et confondre leurs flots
comme à l'âge préhistorique de la période glaciaire. Le dessinateur
du xvr siècle, sans tenir compte des steppes nues et des déserts de
838 REVUE DES DEUX MONDES.
sable, étend sur tout cela, de la Baltique au Volga, une épaisse fo-
rêt, tout d'une tenue. Près de l'Oural, on n'oublie jamais de repré-
senter la Zlata Baba, comme chacun se l'imagine , tantôt parée
comme une courtisane vénitienne, tantôt enveloppée d'un long vê-
tement comme une Turque, tantôt faite comme une madone qui
tient le divin bamhino dans ses bras.
Du reste, plus on étudiait la Russie, plus l'étonnement redoublait.
Il semblait que tout y fût au rebours de l'Occident. C'était un peuple
chrétien peut-être, mais à coup sûr point européen. On eût dit des
musulmans baptisés. Dans nombre de relations au xvi^ et au
XVII® siècle, la Russie n'est jamais décrite qu'en compagnie de la
Perse ou de la Grande-Tartarie : on la prenait toujours pour ce
qu'elle fut longtemps, une dépendance de l'Asie. Les hommes y
étaient vêtus de longues robes ou cafetans, de longues pelisses, de
bottes orientales à bouts recourbés, de bonnets de fourrure qui res-
semblaient à des turbans et qui, pas plus que des turbans, ne quit-
taient leur tête. L'élégant courtisan des fêtes d'Elisabeth, avec ses
pourpoints courts, ses chausses étroites qui collaient sur ses jambes
et ses cuisses, sa barbe bien taillée, ses moustaches coquettement
relevées, n'en revenait pas de se voir au milieu de ce peuple d'Orien-
taux, cachant leurs formes sous d'amples vêtemens avec une sorte de
pudeur bizarre, comme celle qu'Hérodote prête aux barbares de son
temps, nourrissant de longues barbes touffues que jamais le fer ne
touchait. Ivan IV estimait que se raser la barbe était un crime que
tout le sang d'un martyr ne pouvait racheter. Ces hommes allaient-
ils à la guerre , leur équipage ressemblait à celui des Tatars. Mal-
gré les progrès des armes à feu, on voyait leurs premiers capitaines
conserver tout l'équipement asiatique, armés de sabres recourbés,
d'arcs, de flèches, hissés sur de hautes selles turques, les genoux
remontés jusqu'à l'arçon. Ils avaient bien des arquebusiers et des
canonniers; mais leur point d'honneur à propos d'artillerie était
précisément l'opposé de celui des Occidentaux. Un canonnier italien
qui avait sauvé ses pièces au péril de sa vie fut durement répri-
mandé par Vassili IV. « Je pourrai toujours fondre des canons,
lui dit ce prince irrité; mais où retrouverai-je des canonniers? »
Le voyageur européen qui avait vu les cours galantes de France
ou d'Italie, ces printemps de dames dont s'entouraient un Fran-
çois I"" ou un Médicis, s'étonnait en Russie de ne pas même aper-
cevoir de femmes. On se fût cru à Gonstantinople, tant leur ré-
clusion était sévère, tant l'appartement d'une matrone russe ou
la litière d'une tsarine étaient environnés de voiles épais et de re-
doutables mystères. Ce qui frappait encore les observateurs, c'était
l'esclavage sous toutes ses formes, afi'ectant tous les phénomènes de
IVAN LE TERRIBLE. 839
la vie sociale. En Occident, le servage s'adoucissait ou se transfor-
mait; en Pologne, le paysan était attaché à la glèbe, mais du moins
le noble était libre. Dans la Russie d'alors, pas une échappée de
liberté pour personne. Esclave était le mougik sous le joug do-
manial le plus dur, bien que son asservissement ne fût pas encore
devenu le servage légal; esclave, la femme de toute condition, pay-
sanne ou boïarine, livrée a l'autorité absolue de son époux et à
l'arbitraire des corrections conjugales; esclaves même les proprié-
taires d'esclaves, puisqu'à leur tour ils tremblaient devant le tsar,
armé de son terrible bâton, maître de leur vie et de leur mort.
Esclave enliu le tsar lui-même, garotté dans les liens de l'étiquette
byzantine, environné d'intrigues et de sourdes haines, assailli d'an-
goisses et de terreurs continuelles. Dans aucun pays, on n'avait
encore vu une aristocratie aussi servile. Une pétition s'appelait en
russe un battement de front [tchélobitic] . On n'approchait du sou-
verain qu'en se prosternant; on ne lui écrivait qu'en s'intitulant
son esclave [kholop] ; les plus grands seigneurs signaient leurs re-
quêtes non pas de leur nom, Ivan ou Pierre, mais d'un nom de
laquais, Jeannot ou Pierrot (Yania ou Pétrouchka). La formule by-
zantine « Puis-je parler et vivre? » se retrouve dans celle-ci : « N'or-
donne pas de me châtier, ordonne-moi de dire un mot. » Le caractère
asiatique de cette société se manifestait dans toutes ses œuvres. Les
cités qu'elle bâtissait rappelaient les bourgades royales du Turkes-
tan. Il suiTisait de passer d'une ville polonaise dans une ville russe
pour êtie frappé du contraste. Là-bas des rues tortueuses, mais
bien bâties, de hautes maisons de pierre; ici des chaumières de
sapins, des huttes de torchis mêlées à des palais le long de che-
mins fangeux. Pour qui avait vu Paris, Londres ou Florence, Mos-
cou, malgré les splendeurs du Kremlin, était une capitale qui n'é-
tait pas une ville.
Sans doute l'observateur le plus attentif devait se tromper dans
mainte appréciation. Cet effroyable esclavage qui semblait d'insti-
tution sécirdaire, qu'il eût pu prendre pour la loi même de cette so-
ciété, était bien plus récent qu'il ne l'imaginait. En réalité, le paysan
croyait toujours à son droit d'homme libre; le noble n'était devenu
le kholop du prince qu'après une lutte acharnée. On était asservi,
mais on avait conscience d'une dégradation. Fletcher, qui vint en
Piussie après le sanglant règne d'Ivan IV, trouva cette aristocratie
mutilée, décimée, écrasée, nullement pacifiée. Pour éteindre les
grandes familles, empêcher que des naissances ne vinssent combler
les vides laissés par la hache, le pouvoir en était venu à interdire
le mariage à certains noms fameux. « Mais, ajoute l'auteur, ces me-
sures tyranniques ont rempli le pays de haines et de mortelles ran-
8/iO REVUE DES DEUX MONDES.
cunes qui ne pourront s'assouvir que dans les feux d'une guerre
civile. » De ces paroles de Fletcher, la période des troubles allait
faire une prophétie.
Il y avait déjà plusieurs siècles que durait la lutte entre les
grands-princes de Moscou et l'aristocratie russe. Depuis qu'il n'exis-
tait plus de principautés indépendantes, elle se continuait dans une
arène plus circonscrite, dans la cour et dans les conseils du prince.
11 s'agissait de savoir si les nobles russes annuleraient le tsar et
établiraient une république royale et oligarchique comme en Po-
logne, ou s'ils deviendraient les esclaves d'un autocrate. Pendant la
minorité d'Ivan le Terrible, les princes et les boïars semblaient avoir
reconquis une partie du terrain perdu sous son père et son aïeul ;
mais le jeune souverain annonçait de puissantes capacités. Vaine-
ment on s'étudia à corrompre ses mœurs : son intelligence native
n'en fut pas atteinte. Il en devint plus cruel peut-être et plus dé-
pravé, mais non moins habile et redoutable. Il se manifesta brus-
quement lorsqu'à l'âge de treize ans il fit arrêter en plein con-
seil le plus insolent de ses boïars et le fit dévorer par ses chiens.
Pourtant les années qui suivirent cette soudaine révélation furent
assez paisibles : il se laissa même entourer de conseillers favorables
aux idées anciennes et aux anciens droits. Ce moment de répit dans
la lutte intestine fut profitable à la Russie. C'est alors qu'eut lieu
un événement mémorable dans les annales russes : la conquête du
royaume de Kazan, qu'allait bientôt suivre celle du tsarat d'Astra-
khan. Ivan le Terrible à cette époque était un beau jeune homme,
de haute taille, avec de fortes épaules et une large poitrine : des
yeux bleus, petits et vifs, le nez aquilin, trait caractéristique de
cette race de proie qui, de rapines et de coups de bec' avait fait la
Moscovie. Il avait de la lecture, était fort instruit pour l'époque. 11
aimait, chose bizarre chez un despote, à expliquer ses actes par la
plume et la parole. A plusieurs reprises, il harangua le peuple sur
la place publique; ne pouvant se venger autrement de son traître
Kourbski, il engage avec lui, par-delà la frontière qui le dérobait
à son courroux, une polémique fameuse. Les Anglais allaient trou-
ver dans Moscou à qui parler.
II.
Lorsque Chancellor arriva dans la capitale du tsar, la gloire
de Kazan était encore récente : on bâtissait alors pour la célé-
brer la magnifique et singulière église de Yassili-Blagennoï; mais
Ivan comprenait que la conquête du Volga ne suffisait pas : affran-
chi de l'Orient, il voulait renouer avec l'Occident. Il rêvait d'as-
IVAN LE TERRIBLE. 841
surer à la Russie un débouché sur les mers germaniques par la
conquête de la Livonie. Or il pressentait que les ennemis qu'il allait
trouver sur son chemin, les Suédois, les Polonais, les chevaliers
porte-glaives, les Allemands, seraient plus redoutables que les
Tatars. Pour vaincre ses adversaires européens, il lui fallait les
armes et les arts de l'Europe. Comment se les procurer? Ses voisins
savaient que l'infériorité de la Russie vis-à-vis d'eux tenait sur-
tout à l'état arriéré de sa civilisation. Ils se souciaient peu de lui
donner ce qui lui manquait. Au contraire ils faisaient bonne garde
aux frontières moscovites, arrêtant les artisans et les ingénieurs
que le tsar faisait venir d'Occident. Leur jalousie isolait la Russie
mieux que ne l'avait fait Xejoug tatnr. La voie des montagnes étant
fermée par ses ennemis, il ne lui restait que la voie de mer, celle
de la Mer-Blanche; mais savait-on seulement si elle communiquait
avec les mers d'Europe? L'apparition d'un navire sur ces flots dé-
solés semblait un miracle impossible. Ce miracle, Chancellor l'avait
accompli. On comprend avec quelle joie Ivan reçut à Moscou le hardi
marin, avec quel empressement il se fit traduire cette lettre banale
adressée à des princes inconnus oii la chancellerie anglaise déve-
loppait avec complaisance les lieux-communs sur les avantages du
commerce en général et la sagesse infinie de la Providence, qui avait
réparti inégalement les productions des divers pays afin que tous
les hommes fussent obligés d'entrer en relations fraternelles. Après
avoir admis Chancellor à « voir sa majesté et ses yeux, » il le renvoya
porteur d'une réponse amicale à Edouard VI.
Marie Tudor venait de succéder à son frère. Elle partageait le
trône avec son époux espagnol Philippe II. Ils s'empressèrent de
confirmer l'établissement de la compagnie des merchants adventu-
rers. La société avait le droit d'arborer les enseignes, drapeaux et
étendards de la couronne, de conquérir et de recevoir sous le pro-
tectorat britannique les îles et les cités infidèles; de repousser par
la force ses ennemis et même les concurrens qui oseraient s'enga-
ger dans les voies nouvellement découvertes. Enfin, clause impor-
tante, il était défendu à tout Anglais qui ne ferait pas partie de l'as-
sociation, ou ne serait pas muni de son autorisation, de commercer
dans les mêmes parages, à peine de confiscation de ses navires et
marchandises. C'était à peu près la même constitution qui fit la
compagnie de l'Amérique du Nord et la compagnie plus fameuse
des Indes orientales. Qui pouvait savoir si cette belliqueuse oligar-
chie des marchands de la Cité, disposant de vaisseaux de guerre et
de bandes armées, n'allait pas trouver sous le pôle un Indoustan?
Mais il y avait une notable différence entre l'Hindou et le Slave : le
Russe n'était un Oriental qu'en apparence et par accident.
84*2 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1555, Ghancellor reparut en Moscovie avec deux membres de
la nouvelle compagnie, Grey et Killingsworth. H était porteur d'une
lettre de ses souverains rédigée en trois langues, le polonais, le
grec et l'italien. Personne alors ne savait le russe en Angleterre.
Tous les Anglais qui prirent passage sur ses bâtimens durent prêter
serment sur l'Evangile qu'ils serviraient fidèlenaent la compagnie.
On était tenu de respecter les lois et la religion du pays. Cette
prescription était d'autant plus nécessaire que la rage des contro-
verses commençait à gagner tous les sujets d'Elisabeth ; il y avait
sûrement parmi les voyageurs des types de prédicans et de puri-
tains comme ceux qu'a mis en scène Walter Scott; dans la Rome
moscovite, toute peuplée de moines, livrée à des superstitions qui
rappelaient celles des papistes, ils ne manqueraient pas de signaler
les abominations de Bélial et les idolâtries chananéennes ; il était
bon de se mettre en garde contre les dangers que pouvaient sus-
citer leurs déclamations. Les prêcheurs de 1857 ont poussé à bout
les musulmans et les brahmanistes de l'Indoustan. Les orthodoxes
russes du xvi* siècle eussent été encore moins endurans. En re-
vanche, on devait s'appliquer à exploiter la Russie de son mieux.
On devait fixer aux marchandises anglaises les prix les plus élevés
et n'offrir que les plus bas aux denrées indigènes, « ne perdant pas
de vue que c'est sur les prix du commencement qu'on se règle tou-
jours par la suite. » Les envoyés anglais n'étaient pas depuis dix
jours à Moscou qu'ils furent admis à l'audience du tsar. Il leur ac-
corda une charte qui autorisait la compagnie à commercer, sans
payer de droits, dans toute l'étendue de l'empire. Les différends
entre marchands anglais et sujets russes durent être jugés par le
tsar lui-même.
Le commerce britannique allait rencontrer dans la Moscovie des
conditions toutes particulières. On y trouvait en abondance les cuirs
de bœuf, les fourrures de zibeline, de castor, d'hermine, de re-
nard bleu et de renard noir, la cire, le miel, le chanvre, le suif,
l'huile de phoque, les poissons secs. Dans les bazars de Moscou et
les foires du Yolga s'entassaient le thé de la Chine, les soieries de
la Perse, les étoffes et les épices des Indes ; mais la Russie d'elle-
même ne donnait guère que des produits bruts. Peu d'industrie na-
tionale, le despotisme l'avait tuée. Le commerce indigène y était
languissant, faute de sécurité. Le tsar se croyait tout permis : Ivan
le Grand, l'aïeul du Terrible, avait ruiné pour toujours le commerce
de Novgorod en mettant une fois la main sur les marchandises al-
lemandes; c'était tuer la poule aux œufs d'or, mais la leçon devait
être perdue pour ses successeurs. « C'est l'oppression, dit Fletcher,
qui ôte au peuple russe le courage de travailler; il est devenu
IVAN LE TERRIBLE. 843
ivrogne et paresseux et ne sait ce que c'est que l'épargne. » Le
marchand russe, dès qu'il a gagné quelque argent, se hâte de l'en-
fouir, u J'en ai vu, dit le même écrivain, quand ils avaient étalé
leurs marchandises pour qu'on fît son choix, regarder derrière eux
et du côté de la porte, comme s'ils craignaient quelque surprise.
Si je leur en demandais la raison, ils me disaient : « J'avais peur
qu'il n'y eût ici quelque noble ou quelque militaire pour me prendre
de force mes marchandises. » Par un trait qui rappelle encore
l'Egypte ou l'Orient, le souverain opposait à ses propres sujets une
déloyale concurrence. Au Kremlin, le tsar avait ses manufactures de
tissus, ses magasins où s'amassaient les fourrures précieuses. Quand
il envoyait un ambassadeur en Europe, il le chargeait d'en vendre
au profit de la couronne une certaine quantité. A certains momens, il
taxait arbitrairement tout un ordre de produits indigènes, les peaux
ou la cire par exemple, contraignait ses marchands à les lui céder
pour un prix dérisoire et les revendait quatre ou cinq fois plus cher
aux étrangers. 11 agissait de même pour les produits du dehors, ac-
caparant d'un seul coup toutes les soieries d'Orient ou tous les draps
d'Allemagne. Il exerçait sur les foires et dans les ports un droit
&Q préemption : ainsi, quand on apprenait l'arrivée des navires
britanniques, ses commis se rendaient à Arkhangel, et déclaraient
que les Anglais ne pourraient rien vendre aux indigènes avant que
les magasins de la couronne ne fussent pourvus : les étrangers ne
devaient se livrer à aucune opération avant d'avoir satisfait à celte
exigence; pendant qu'on sa récriait sur les prix offerts par la cou-
ronne, qu'on se débattait et protestait, le temps s'écoulait : on avait
bientôt fait, dans ces courts étés du nord, de perdre toute une sai-
son. Défense d'importer en Russie le tabac, dont l'usage y fut long-
temps interdit sous les peines les plus graves, l'eau-de-vie dont le
tsar se réservait la vente dans tous les cabarets de l'empire. Défense
d'en exporter certaines denrées précieuses. Qu'on ajoute à toutes
ces entraves les exactions des employés subalternes, les habitudes
tyranniques et les brusques caprices d'une autocratie sans contre-
poids, l'insécurité qui résultait d'une loi si incertaine que Fletcher
croyait qu'il n'y a pas de loi en Russie, une justice vénale et sou-
vent féroce, les soudaines explosions des haines populaires, toujours
en éveil contre les étrangers et les hérétiques, la mauvaise foi in-
signe du marchand moscovite, qui u ne croit rien de ce qu'on lui
dit et ne dit rien qui mérite créance, » on comprend que le com-
merce avec la Russie ressemblait beaucoup à ce qu'était, il y a
quelque cinquante ans, celui de la Chine ou de la régence d'Alger.
L'étranger s'y sentait sur une terre hostile; on pouvait même dire
que tout commerçant y était comme un étranger. Le mot gosi a con-
844 REVUE DES DEUX MONDES.
serve la double signification à^hôte ou étranger et de marchand.
Les bazars, quoique entièrement occupés aujourd'hui par les natio-
naux, ont retenu l'ancienne dénomination : gostinnii dvor, la cour
des hôtes. Or les hôtes anglais de ce temps-là, confinés dans leur
petite slobode, enfermés dans leur factorerie comme dans une for-
teresse, n'osant trop s'en écarter, autant par crainte de quelque
mauvaise affaire que par respect de leur règlement, qui leur dé-
fendait de s'absenter la nuit sans autorisation, subissant le contre-
coup de toutes les révolutions, exposés aux caprices d'en haut
comme aux fureurs d'en bas, ne pouvaient subsister que sous le
régime du privilège. La charte conférée par le prince seule les pro-
tégeait, et bien imparfaitement.
Il ne suffit pas à Ivan le Terrible de bien accueillir les Anglais :
il voulait entrer en relation pour son compte avec cette tsarine
d'Angleterre qui de si loin lui adressait des visiteurs. Son envoyé,
Osip Népéi, qui, en sa qualité de gouverneur de Vologda, une des
villes où s'établirent les Anglais, s'était déjà un peu dégrossi par
la fréquentation de ces étrangers, prit passage avec Chancelier sur
Xdi Bonne-Entreprise, qu'accompagnaient le PA«72/'jw^-é'f-yI7«ri> et les
deux vaisseaux de l'infortuné Willoughby. Le voyage du premier
ambassadeur russe en Angleterre eut lieu dans des circonstances
aussi émouvantes que l'arrivée des Anglais en Russie. Assaillis par
une furieuse tempête, les deux vaisseaux qui, malgré leurs noms
d'heureux augure (la Bonne -C on fumce et la Bonne- Espérance),
avaient déjà eu une si triste destinée avec Willoughby, périrent
corps et biens. La Bonne-Entreprise, que montaient Ghancellor et
JNépéi, fut lancée par la tempête dans une baie d'Ecosse et s'y ouvrit
contre les rochers. Ghancellor s'oublia lui-même pour ne songer
qu'à sauver Népéi : il périt avec son fils et presque tous ses mate-
lots. Il semblait que ce terrible « océan germanique » de Tacite n'eût
voulu épargner aucun de ceux qui avaient violé son secret. Les dé-
bris du navire et les marchandises furent pillés parles sauvages ha-
bitans de la côte. Népéi, après deux mois d'attente, put enfin quitter
l'Ecosse et partir pour Londres. Une réception magnifique y atten-
dait le premier envoyé de la Russie. Quatre-vingts marchands,
montés sur de superbes chevaux, dans leurs plus riches vêtemens,
avec de lourdes chaînes d'or sur la poitrine, allèrent au-devant
de lui jusqu'à 12 milles de Londres. Népéi put voir là une race
de négocians qui contrastaient singulièrement avec les pauvres
mougiks de commerce qu'il avait connus en Russie : audacieux,
énergiques, orgueilleux de leur liberté et de leur puissance, éta-
lant cette richesse qu'ailleurs on enfouissait, race presque héroïque
d'exploiteurs du globe, ils tissaient alors le premier fil de ce réseau
IVAN LE TERRIBLE. 8/i5
d'échanges dont ils devaient envelopper les deux mondes et les
cinq océans. A li milles de Londres, on fit une halte pour la nuitée;
de nouveaux escadrons de marchands, suivis d'innombrables com-
mis, vinrent rejoindre la chevauchée. Ce fut à la tête d'une armée
que ce naufragé fit son entrée dans Londres. Aux portes de la ville,
il fut harangué par le lord-maire, entouré de ses conseillers en
robes rouges. Les jours suivans, audience du roi et de la reine,
service solennel à la cathédrale de Westminster, dîner splendide
dans la salle de l'honorable corporation des drapiers. L'envoyé mos-
covite fit d'ailleurs une bonne impression; les commissaires chargés
de négocier avec lui se louaient de son intelligence et de la noblesse
de ses manières. Il repartit pour la Russie avec une lettre de Phi-
lippe et Marie qui accordait aux marchands russes en Angleterre
toute sorte de privilèges. L'Angleterre n'avait rien à perdre à cette
réciprocité.
III.
Népéi était accompagné du capitaine Antoine Jenkinson, destiné
à jouer un rôle important dans les relations des deux pays. C'était
un admirable type de marin anglais, hardi, infatigable, propre à
tout, commerçant, administrateur, diplomate à l'occasion. Il avait
visité tous les états de l'Occident, toutes les îles et tous les rivages
de la Méditerranée, la Grèce et la Syrie, Damas et Jérusalem, Malte
et les côtes barbaresques. Un tel homme qui avait tant vu devait
plaire à Ivan, qui, dans sa vive et intelligente curiosité, comprenait
qu'il avait tout à apprendre. Ce n'était pas seulement la Russie qui
s'ouvrait à l'Europe, c'étaient aussi l'Europe et le monde entier qui
s'ouvraient à cette casanière Russie. Resserré dans sa petite Mos-
covie, étouffant entre l'hostilité de la Pologne et la poussée du
monde musulman, Ivan s'intéressait à ce qu'il y avait par-delà la
Pologne et l'Allemagne, par-delà les états de l'ancien monde, par-
delà cet océan qui dans les légendes russes marque le bout de
l'univers et sur les rivages duquel s'élèvent les colonnes qui sou-
tiennent le ciel. Ivan le Terrible aimait à écouter; il s'entourait vo-
lontiers de conteurs ambulans et de chanteurs de ballades; mais
quels contes valaient les récits que pouvait lui faire Jenkinson : les
merveilles de la civilisation occidentale, les prouesses inouïes des
marins d'Europe, l'Afrique tournée par Gama, l'Amérique devinée à
travers les espaces par Colomb, la main-mise d'Albuquerque sur les
empires de l'Inde? A ce prisonnier du Kremlin, captif de ses ter-
reurs et de ses préjugés, Jenkinson agrandissait les horizons, révé-
lait le monde. Il lui montrait ces routes lointaines des océans sur
8A6 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquelles Ivan rêvait peut-être une marine russe qui suivrait ses
aînées. A ce jeune prince qui ne respirait que guerre et conquêtes,
il parlait des nouvelles sciences militaires. Il eut sans doute plu-
sieurs entretiens avec le tsar : autrement comment expliquer la
confiance qu'il sut lui inspirer et les longs regrets que laissa son
départ? Jenkinson ne perdait pas de vue lès intérêts de la com-
pagnie. Il fit augmenter ses privilèges et demanda pour lui-même
l'autorisation de suivre le Volga pour rechercher la route des Indes.
Ivan IV ne savait rien refuser à son ami Antone Jankine. Celui-ci
descendit le grand fleuve de l'est, sillonné aujourd'hui de centaines
de vaisseaux, peuplé sur ses rives de vivantes cités, mais qui cou-
lait alors parmi les déserts et les faméliques campemens des Nogaïs.
Après Astrakhan, Jenkinson atteignit la mer, et, le premier des Eu-
ropéens, déploya le pavillon de sa nation sur les flots de la Cas-
pienne. Il prit terre sur le rivage du Turkestan, chargea ses mar-
chandises sur des chameaux, et, renouvelant les témérités de Marco
Polo, s'engagea hardiment dans les déserts infestés de brigands,
ignorant les langues du pays, constamment menacé par les no-
mades, sans autre escorte que des barbares à peine plus sûrs que
les bandits, avec deux Anglais seulement pour tout réconfort. Il
atteignit Boukhara et eut la chance d'en revenir avant le sac de
cette ville par le khan de Samarcande. De retour à Moscou, il pré-
senta au tsar des ambassadeurs que lui envoyaient les princes de
l'Asie, un mouton de Tartarie et vingt-cinq prisonniers russes ra-
chetés de l'esclavage. En somme, les résultats de son voyage étaient
négatifs : la route du Turkestan était décidément trop peu siire. Il
fallait essayer celle de Perse.
En 1566, Jenkinson fit une seconde fois le voyage d'Angleterre
à Moscou, non plus comme agent de la compagnie, mais comme en-
voyé de la couronne et porteur d'une lettre d'Elisabeth. Dans les
instructions qui lui sont remises par son gouvernement, on voit
percer les premières jalousies de l'Angleterre contre ses rivaux.
Par la voie de terre, les Italiens essayaient de se glisser à Moscou.
Par mer, les vaisseaux hollandais et flamands venaient disputer aux
Anglais le marché d'Arkhangel. Jenkinson avait ordre de demander
l'expulsion d'un certain Piafaëlo Barberini, qui osait faire concur-
rence à la compagnie de Moscou, et qui, pour comble d'audace,
s'était présenté au tsar avec une recommandation surprise à la
reine d'Angleterre. A l'égai'd des Hollandais, Elisabeth priait le tsar,
en considération des grands dangers et des pertes d'hommes et de
biens qu'avaient alTroniés les Anglais pour découvrir le passage du
nord-est, de vouloir bien leur assurer le privilège exclusif de ce
commerce.
IVAN LE TERRIBLE. 8^7
Au moment où Jenkinson arrivait à Moscou, une première trans-
formation venait de s'y accomplir. Ivan, après de longues hésita-
tions , avait brusquement rompu avec ses conseillers Silvestre et
Adachef, recommencé la guerre contre les nobles. Il venait de
perdre sa femme, il les accusait même de l'avoir empoisonnée. Son
second mariage eut une fatale influence : ce demi-barbare épousait
une vraie sauvage, une Tcherkesse, qu'on dut baptiser pour en faire
une tsarine orthodoxe. Avec elle approchèrent du trône ses pa-
rens, de farouches Asiatiques, qui renforçaient encore l'aspect ta-
tar de cette cour. Il y eut à ce moment plusieurs exécuiions. La
fuite du prince Kourbski chez le roi de Pologne, sa lettre provo-
cante où il révélait l'entente de tous les grands seigneurs contre le
nouveau régime, achevèrent d'exaspérer le tsar. Malgré ses victoires
de 156/i sur les Polonais, les Livoniens, les Tatars, il croit ou affecte
de croire qu'il n'est plus en sûreté. Subitement il quitte Moscou
avec toute sa famille, se retire à la Slobode Alexandra, abandonne
l'empire à lui-même, laisse la Russie veuve de son tsar; puis, quand
le peuple entier accourt en suppliant, que les boïars « apportent
leurs têtes, » que le clergé lui-même promet de ne plus intercéder
pour les nobles disgraciés, il consent à reprendre l'autorité; mais
quelle singulière organisation il donne à la Russie ! Il en fait pour
ainsi dire deux empires, Voprùchnina, dont il se réserve l'adminis-
tration, et la zemchichina ou le pays, qu'il laisse gouverner aux
boïars. Entouré d'une garde choisie et d'une cour de dévoués, de
sa capitale nouvelle de la Slobode Alexandra, il guerroie contre la
Russie des boïars et accomplit d'effrayantes justices. Le Terrible se
révèle complètement. Jenkinson arrive aux portes de Moscou au
moment où l'on célébrait ses noces avec la Tcherkesse. « Le tsar
avait ordonné, raconte-t-il, que pendant les trois jours que dure-
raient les fêtes de ce mariage , les portes de la capitale resteraient
fermées, en sorte que personne, ni Russe, ni étranger, ne pût de
ces trois jours entrer en ville. La cause d'une telle mesure est res-
tée inconnue jusqu'à présent. » Quand Jenkinson lui fut présenté, il
trouva chez le jeune souverain, mûri par les épreuves et la mala-
die, le même accueil bienveillant. Plus il se défiait des siens, plus
augmentait son goût pour un brave et intelligent étranger. Il lui
donna des lettres de recommandation non-seulement pour le sophi,
mais pour d'autres princes d'Orient. Jenkinson fut reçu en Perse
assez froidement et n'y fit pas long séjour. En chemin, il reçut pour
Ivan lY les avances de plusieurs potentats qui voulaient être reçus
sous la protection du tsar blanc. Celui-ci récompensa son diplo-
mate bénévole en autorisant les Anglais à commercer non-seule-
ment sur la Dvina, mais sur tous les fleuves du nord, la Mezen, la
ShS REVUE DES DEUX MONDES.
Petchora, l'Obi. Ils s'établissaient dans presque toutes les villes de
l'empire, à Pskof, Astrakhan, Kazan, les deux Novgorod, Narva, qui
venait de tomber au pouvoir des Russes.
Les défiances d'Ivan s'accroissaient contre son entourage; il croyait
à une entente de ses ennemis du dedans avec ceux du dehors , le
roi de Pologne et le khan de Grimée. Contre ceux-ci, les Anglais
l'aident puissamment en lui amenant des armes, des canons, des
ingénieurs. Le mécontentement de Sigismond se traduit par les
notes singulières que, de 1561 à 1569, il fait passer à Elisabeth,
et dans lesquelles il assimile les Russes à des Barbaresques aux-
quels nulle nation chrétienne ne doit porter secours. « Nous voyons
par cette navigation nouvelle le Moscovite, qui n'est pas seulement
notre adversaire d'aujourd'hui, mais l'ennemi héréditaire de toutes
les nations libres, se munir et s'outiller puissamment, non-seule-
ment de canons, de boulets et de munitions, mais surtout d'arti-
sans qui continuent à lui fabriquer ces armes, jusqu'alors inconnues
dans cette barbarie... Nous ne permettrons pas qu'une telle navi-
gation reste libre. » Sigismond est tellement irrité de voir le tsar
presqu'en mesure de lutter contre lui à armes égales , qu'il laisse
échapper cet aveu singulier : « il semble que nous ne l'ayons vaincu
jusqu'ici que parce qu'il ignorait les arts de la guerre et les finesses
de la politique. Or, si cette navigation continue, que lui restera-t-il
à apprendre? » Sigismond en vient même à des menaces qui, de la
part de la Pologne à la première puissance maritime du temps,
pouvaient paraître déplacées, a Notre flotte saisira tous ceux qui
continueront à naviguer par ce chemin : ils seront en danger de
perdre leur vie, leur liberté, leurs femmes et leurs enfans. » Les
Anglais, contre l'ennemi du dehors, rendaient au tsar le service de
tenir libres la Baltique et la Mer-Blanche, de mépriser les décla-
mations de Sigismond sur les Barbaresques du nord , de braver
cette terreur maritime que le roi de Pologne voulait faire planer
sur les côtes de la Russie, d'armer Ivan contre l'Europe hostile de
tous les arts de l'Europe. A l'intérieur, il attendait d'eux un ser-
vice plus grand. Jamais peut-être on n'a vu spectacle plus étrange.
Yoilà un souverain absolu, le plus absolu de son siècle, dont les su-
jets n'approchent qu'en se prosternant, dont un signe fait tomber
les têtes et dont un regard fait mourir. Voilà un prince dans la
force de l'âge, un victorieux qui naguère a conquis deux royaumes,
brisé pour jamais la puissance des porte-glaives, subjugué la Bal-
tique allemande et dont les succès arrachent à Sigismond des cris
de rage. Eh bien! ce tsar environné de terreur est en proie lui-
même à la terreur; la confidence de ses angoisses, il n'osera la
faire qu'à des étrangers; ni les triomphes de ses armées, ni le si-
IVAN LE TERRIBLE. 859
lence d'une cour d'esclaves ne le rassurent. Dans l'ombre muette,
il montre à ses nouveaux amis quelque chose d'effrayant, qui n'est
visible que pour lui. Il n'espère de refuge que sur ces vaisseaux qui
fortuitement sont arrivés dans la Mer-Blanche, d'asile inviolable
que dans la lointaine Angleterre, malgré les mers glacées et les
océans furieux. Pour assurer sa retraite éventuelle de Moscou à la
Mer-Blanche, il a fait fortifier à la hâte Yologda, qui se trouve à
mi-chemin. Jenkinson a vu 10,000 ouvriers employés à ce travail.
Par une nuit obscure, à travers mille détours compliqués, le capi-
taine anglais est amené au Kremlin, dans l'appartement du tsar, et
là, en présence d'un seul interprète, il devient le dépositaire du
redoutable secret dont la révélation rendrait courage à la rébellion
et ferait dresser la tête à la trahison. Ivan IV demande à Elisabeth
un traité d'alliance offensive et défensive; puis, comme clause se-
crète, l'engagement réciproque entre les deux souverains de se
donner asile dans le cas où les succès d'un ennemi, une révolte des
sujets, les obligeraient à fuir de leurs états. Le Terrible se hâte
ensuite de renvoyer Jenkinson ; il l'expédie par la voie plus rapide
des montagnes. « Et surtout, lui dit-il, reviens vite, il me faut une
réponse avant la Saint-Pierre. » (Le 29 juin 1568.)
IV.
La réponse ne vint pas. Un point surtout dans le message d'Ivan
embarrassait le gouvernement anglais : c'était moins cette demande
d'asile que la proposition d'alliance offensive et défensive. Ivan
s'imaginait-il que l'Angleterre irait pour lui complaire rompre avec
tous les ennemis qu'il s'était mis sur les bras : avec la Pologne, le
Danemark, la Suède, l'empire d'Allemagne? Il faut bien se rendre
compte de ce qu'était alors la Russie : un simple marché, et non
pas même le marché le plus important du Nord; le commerce avec
la Suède et la Pologne était autrement actif et sûr. La proposi-
tion d'Ivan parut vraiment" absurde aux ministres d'Elisabeth : c'é-
tait presque comme si aujourd'hui le roi de Dahomey, en échange
d'une liberté absolue de commerce dans ses états, proposait à la
France une alliance offensive et défensive contre l'Angleterre, l'Es-
pagne et le Portugal. Pour s'éviter l'embarras d'une réponse, on se
garda de renvoyer Jenkinson, on choisit plutôt un autre ambassadeur
qui à l'occasion pourrait arguer de son ignorance, de celle de son
gouvernement, dire qu'on a mal compris, rejeter la faute sur les
drogmans qui ont mal traduit les paroles du tsar. Cet émissaire fut
Randolph. Les instructions qu'on lui donne sont des plus curieuses :
il dira que Jenkinson a fait la communication secrète du tsar, mais
TOME XIII. — 1876. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle a si fort étonné qu'on a cru qu'il y avait erreur. D'une part,
grâce à Dieu, la reine ne se trouve pas en danger dans ses états;
d'autre part, « nous n'avons aucune information fâcheuse sur la
situation des affaires dudit empereur, de la sagesse et de la puis-
sance duquel nos sujets qui trafiquent dans ses états nous rendent
le plus flatteur témoignage. Aussi pensons-nous que notre serviteur
Antoine Jenkinson a mal saisi le sens des paroles prononcées par
l'empereur. » Sur le point de l'alliance, la mission de Randolph
consistera à éluder toutes propositions formelles : « l'alliance ne
nous serait d'aucune utilité, sinon pour faire accorder quelques pri-
vilèges à nos marchands. » L'aveu est ici dépouillé d'artifice. : on
ne considère la Russie qu'au point de vue commercial; en politique,
elle ne compte pas. Randolph devait remettre à Ivan, comme présent
de la reine, une coupe artistement ciselée : il aurait soin de lui faire
remarquer, à ce barbare, le fini du travail, la nouveauté de l'or-
nementation, dont le prix rehausse singulièrement celui du métal.
En passant légèrement sur les propositions politiques du tsar, l'An-
gleterre insistait d'autant plus sur ses propres réclamations com-
merciales. Nous avons vu. qu'Ivan avait conquis Narva et pris pied
sur la mer Baltique, percé, deux siècles avant Pierre le Grand, « une
fenêtre » sur les mers d'Europe. Quelques Anglais étrangers à la
compagnie de Moscou s'étaient empressés de fonder un établisse-
ment à Narva. Par là ils étaient en mesure de fournir des armes et
des canons à Ivan plus rapidement encore et plus sûrement que par
la mer Baltique. C'était contre eux surtout que Sigismond manifes-
tait son irritation. Or précisément parce que le port de Narva est
mieux situé que celui d'Arkhangel, ils menaçaient de ruiner la com-
pagnie- de Moscou. Celle-ci poussa les hauts cris : de Londres, on
envoya Manley et Middleton pour verbaliser contre eux; les gens de
Narva prirent les devants, dénoncèrent les deux messagers au voie-
vode moscovite comme des imposteurs, des espions de Sigismond,
des faussaires qui avaient supposé des lettres de la reine. Ils furent
assez maltraités et coururent risque de la vie. Elisabeth demandait
réparation de ces mauvais traitemens, la fermeture du comptoir de
Narva et le châtiment des Anglais récalcitrans. Elle expliquait lon-
guement au tsar comment s'était formée la compagnie de Moscou,
comment elle avait été approuvée par le parlement, qui « est le con-
seil suprême de notre royaume, et qui est formé des trois ordres de
la nation, clergé, noblesse, peuple. » Cette leçon de parlementa-
risme touchait médiocrement Ivan IV. Il se souciait bien de la dis-
tinction entre les communes et la chambre haute, les lords spi-
rituels ou les lords temporels! En revanche, il trouvait que le
gouvernement britannique en prenait trop à son aise; de sa propo-
IVAN LE TERRIBLE. 851
sition d'alliance pas un mot; sur sa demande d'asile, on feignait
d'avoir mal entendu; à tout ce qui intéressait sa puissance, sa sécu-
rité, sa vie même, on faisait la sourde oreille. On demandait tout,
on ne voulait rien donner; on exploitait la Russie en la méprisant.
Dans cette crise suprême qu'il traversait , dans une situation tel-
lement tendue que chaque minute pouvait être décisive, sa bonne
sœur Elisabeth ne cherchait qu'à gagner du temps , à créer des
malentendus, envoyant Randolph, qui affectait de ne rien savoir,
retenant Jenkinson, qui d'un mot eût tout expliqué. Pendant qu'il
avait sur les bras les Livoniens, la Pologne, les Tatars, les Suédois,
ses émigrés du dehors, ses conspirateurs du dedans, on ne voulait
l'entretenir que de réclamations de marchands, de rivalités de comp-
toirs entre les Anglais et les Hollandais. On n'en voulait qu'à ses
pelleteries, à son chanvre et à son goudron. Bien plus, on lui de-
mandait de fermer son port de Narva, de ne voir l'Europe que par
les yeux des Anglais de Moscou, de renoncer à la Baltique. Ivan pa-
raît d'abord avoir voulu faire sentir tout son dépit au malencontreux
ambassadeur. Il laissa Randolph se morfondre près de quatre mois
à Arkhangel sous divers prétextes ; mais le vrai motif, il sait bien
le faire entendre à la reine : c'est qu'il est furieux de ne pas revoir
Jenkinson. « J)'Anto?ie Jenkine, je n'avais aucune nouvelle ; un de
tes envoyés est venu à Narva, d'autres sont venus en divers lieux,
se disant tes envoyés. Je leur ai demandé à tous si Anlone était de
retour auprès de toi, et quand on le renverrait ici ; mais ces gens,
pris d'orgueil, n'ont pas daigné répondre. Ils ne s'occupaient que
de leur gain, méprisant nos hautes affaires d'empire, et pourtant
en tout pays c'est l'usage que les affaires des princes passent avant
le gain des particuliers. » Quand Randolph fut enfin autorisé à ve-
nir à Moscou, défense aux Anglais d'aller au-devant de lui, de lui
faire une réception; ou lui fixa une heure indue (huit heures du
matin) pour son audience, on le fit attendre deux grandes heures
dans l'antichambre. Après l'audience, on ne l'invita pas à dîner.
Cet ambassadeur si maltraité devait être pourtant un diplomate de
quelque mérite, ou bien le tsar avait malgré tout grand besoin
des Anglais, car après quelques entrevues très secrètes avec le
tsar, où il se rendait déguisé en Russe, il obtint de lui tout ce qu'il
voulut. La compagnie de Moscou vit étendre ses privilèges; celle
de Narva fut supprimée. Seulement, comme Ivan n'entendait plus
être dupe des habiletés britanniques ni laisser prendre aux aflàires
des mougiks de commerce le pas sur les affaires d'état, il envoya
avec Randolph un ambassadeur moscovite, André Sovine, avec mis-
sion d'obliger les Anglais à s'expliquer. Et il fallait qu'on s'expli-
quât! car Ivan se trouvait alors au plus fort de la crise intérieure.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est le moment où meurt sa seconde femme, également empoi-
sonnée, à ce qu'il prétend, par ses boïars; c'est le moment où il fait
périr son cousin Vladimir avec tous les siens, c'est le moment où il
extermine la noblesse russe par familles entières {vserodno) avec les
femmes et les enfans, où, sur le bruit d'un complot pour livrer Nov-
gorod aux Polonais, il part pour cette ville et y exécute, de son
propre aveu, 1,505 habitans, où, sur la Place-Rouge du Kremlin,
il fait périr de divers supplices 120 condamnés. On a voulu révoquer
en doute la sincérité de ses terreurs. Parce que les preuves des com-
plots nous échappent , il ne s'ensuit point qu'ils n'aient pas existé.
Ivan nous apparaît en sûreté sur le trône environné de silence et de
servilité; nulle résistance apparente, mais mieux que personne il
pouvait saisir les murmures suspects , les chuchottemens de cette
foule prosternée, le sourd travail de termites qui minait son trône.
De là peut-être ses fureurs soudaines, inexplicables, ses empor-
temens de taureau sauvage contre un ennemi invisible. En 1571,
les boïars chargés de surveiller les gués de l'Oka laissent passer
les Tatars. Moscou est brûlée : 190,000 personnes périssent. Ivan,
moins eflrayé de l'invasion que de l'attitude de ses généraux, s'en-
fuit à laroslavl : de là il eût gagné Arkhangel et les vaisseaux an-
glais. Dans son testament, qui est de 1572, il déclare à ses enfans
que sa famille et lui ne sont pas solides sur le trône de Russie, et,
ajoute-t-il, « si, pour la multitude de mes péchés, la colère de Dieu
s'étend sur moi, si, proscrit par mes boïars, chassé par leur révolte
de mon trône, je suis forcé d'errer par le monde, ne vous décou-
ragez pas. » Vers cette époque s'opère dans la physionomie d'Ivan
un changement singulier. Ce n'est plus le bel adolescent qu'a connu
Chancellor : à quarante ans, c'est un vieillard, usé par les excès,
mais bien plus encore par les soucis et les angoisses, la crainte du
poison et des sorciers. Sa barbe et ses sourcils sont tombés : il est
chauve, pelé comme ces vieux tigres qui, dit-on, ont pris goût à la
chair humaine et en contractent une morbide âcreté du sang. Et
cependant en 1582, quand il s'entretiendra avec Possevino, que de
courtoisie et même de bonhomie, quel esprit d'à-propos, quelles
piquantes leçons de tolérance au missionnaire latin !
D'Angleterre Sovine ne lui apporta qu'une réponse peu satisfai-
sante. Elisabeth consentait bien à faire alliance avec lui, mais elle
voulait d'abord être mise au courant de ses démêlés avec ses voi-
sins et employer ses bons offices pour une médiation. Elisabeth lui
promettait un asile honorable dans ses états pour lui, pour sa
« noble impératrice, » pour les princes « ses chers enfans, » pour
tous les siens. Cet engagement était contre-signe du grand-chan-
celier Nicolas Bacon, des lords Parr, Arundell, Francis Russell,
IVAN LE TERRIBLE. 853
Robert Dudley, Edward Gleaton, Howard d'Eflîngham, KnoUes,
Groft, William Gecil. La reine ne stipulait pour elle aucune récipro-
cité et ne prévoyait pas qu'elle pût jamais avoir besoin d*un asile.
Pourtant n'avait-elle pas, elle aussi, des adversaires à redouter,
l'Espagne qui préparait l'Armada, l'Irlande frémissante, le pape qui
lui cherchait partout des ennemis, les moines qui d'avance justi-
fiaient son assassinat, sa captive même Marie Stuart, dont la prison
était comme le centre des intrigues domestiques et étrangères? Elle
avait mêmes ennemis que le tsar : Sigismond de Pologne était dans le
nord ce que Philippe II était au midi, l'instrument de la grande réac-
tion jésuitique; mais, précisément parce que la situation était fort
sérieuse, Elisabeth ne pouvait se prêter au caprice du tsar mosco-
vite, avouer dans un traité des craintes que d'ailleurs elle n'a-
vait pas, prévoir le cas où elle pourrait déserter le combat et fuir de
ses états. A ce moment-là même, la marine anglaise rendait à Ivan
un glorieux service. Les eaux de la Baltique étaient alors infestées
de corsaires polonais ei suédois qui cherchaient à réaliser les me-
naces de Sigismond contre les importations d'armes. William Har-
rard, avec treize vaisseaux, les attaqua auprès d'un îlot situé à
quelques lieues de Narva, Sur six navires, il en brûla cinq, fit
82 prisonniers, les offrit en présent à « sa hautesse tsarienne ; »
mais ni les bonnes paroles d'Elisabeth ni le présent d'Harrard ne
purent calmer la fureur d'Ivan. Ainsi donc on méprisait ses af-
faires d'état, « ses hauts intérêts, » on les sacrifiait aux vils in-
térêts des négocians anglais! Ce fut sur eux que tomba son cour-
roux. Tous leurs privilèges furent révoqués, toutes leurs marchan-
dises saisies; l'existence même de la compagnie fut en danger. Il
écrivit à Elisabeth une lettre irritée. Il lui rappelait comment il
avait accueilli les premiers Anglais sous Ghancellor, et cependant
dans la lettre d'Edouard VI à tous les princes du nord « il n'y avait
pas un mot qui nous fût adressé personnellement. » Plus tard il
avait chargé Jenkinson d'une mission d'état et n'en avait jamais eu
de nouvelles. Envoyés sur envoyés étaient venus, Manley, Middleton,
Goudman, Randolph. Pas un mot de Jenkinson; toujours des affaires
de commerce. Il avait expédié Sovine à Londres, et à Sovine les
boiars d'Angleterre n'avaient encore parlé que d'affaires de com-
merce. Le document relatif au grand secret avait été bâclé à la
hâte, comme un passe-port, sans qu'on eût daigné le lui faire ap-
porter par un ambassadeur. « Nous croyions que dans tes états tu
étais souveraine, que tu gouvernais toi-même et toi-même veillais
à ton honneur de souveraine et aux intérêts de ton état. Voilà pour-
quoi nous voulions traiter avec toi de telles allàires. Est-il vrai que
tes ministres gouvernent sans toi, et non-seulement des ministres,
854 REVUE DES DEUX MONDES.
mais des moujiks de commerce , qui se soucient peu de notre au-
torité et de notre honneur de souverains, et qui ne rêvent qu'à leur
gain de marchands? Et toi, ajoutait-il avec une intention piquante
pour la reine-vierge^ tu n'as donc, comme une simple demoiselle,
qu'un rôle de jeune fille?.. Tes mougiks de coynmerce, ils vont voir
quel commerce ils auront chez moi ! L'empire de Moscou jusqu'à
présent s'était bien passé des marchandises anglaises. Toutes les
lettres et privilèges que je leur avais octroyés, je les annule. »
Comme la reine affectait de ne pas comprendre les motifs de sa co-
lère, il précisa de nouveau ses griefs : « On ne s'occupe pas de la
grande affaire dont il a parlé avec Jenkinson; on s'obstine à ne pas
lui envoyer Jenkinson... Sache que tes marchands resteront dans
notre disgrâce tant que tu ne nous auras pas envoyé un a'ubassa-
deur sérieux, et avec lui Jenkinson. » C'était toujours le brave ca-
pitaine anglais qu'il redemandait à tous les coins de l'horizon avec
une fureur croissante et l'irritabilité maladive d'un despote d'Asie.
Nul moyen de l'apaiser et de sauver la compagnie, si on ne lui ren-
voyait son ancien favori.
Jenkinson enfin débarqua à Rholmogory. Il trouva le commerce
anglais dans une terrible situation. Toutes les marchandises étaient
sous le séquestre; les employés, à l'exemple du maître, se croyaient
tout permis envers les hôtes anglais. Jenkinson lui-même eut à subir
leur insolence. Dans le désastre de Moscou, le bazar anglais avait
été incendié. Ivan lY d'ailleurs avait bien autre chose à faire que
de s'occuper des marchands d'Angleterre. D'abord il dut acheter au
khan de Crimée une paix humiliante; puis, sa troisième femme
étant morte, il ordonna de rassembler à la Slohode Alexandra deux
mille jeunes filles parmi lesquelles il fit un nouveau choix; enfin il
s'occupa à célébrer ses quatrièmes noces. Dans l'intervalle, il avait
châtié un certain nombre de boïars qu'il accusait d'intelligence
avec l'ennemi. C'est au milieu de tant de soins divers qu'il reçut
son cher Jankine. Celui-ci a raconté l'entrevue qu'il eut d'abord
avec le tsar dans la Slobode Alexandra, qui chez la plupart des
écrivains nationaux devient le Plessis-les-Tours du Louis XI russe,
la Caprée de ce Tibère asiatique. La Slobode était une forteresse
avec des palais de bois polychromes et des églises à coupoles d'or.
Au milieu, séparée des autres édifices par un fossé profond et par
un rempart, s'élevait la splendide demeure du tsar. « Pas une fe-
nêtre ne ressemblait à l'autre, dit un romancier (1), pas une co-
lonne n'était faite et ornée comme les suivantes; une multitude de
(Ij Feu le comte Alexis Tolstoï dans son Prince Sérébranmj, traduit en français
sous ce titre : Ivan le Terrible, ou la Russie au seizième siècle, Paris 1872, p. 81.
IVAN LE TERRTBLE. 855
coupoles couronnaient l'édifice. Elles se pressaient les unes contre
les autres, s'amoncelaient et se pénétraient réciproquement. L'or,
l'argent et les faïences peintes, semblables à de brillantes écailles,
revêtaient le palais du haut en bas. Quand le soleil l'éclairait, on
ne savait si c'était un palais , un bouquet de fleurs géantes ou des
oiseaux de paradis volant en troupes immenses et étendant au so-
leil leur plumage d'or. » Lorsque Jenkinson eut baisé la main du
tsar et fait son compliment, Ivan, suivant l'étiquette de sa cour, se
leva et dit : « Ma sœur, la reine Elisabeth, est-elle en bonne santé?»
A quoi l'envoyé répondit : « Dieu a donné à sa majesté la santé et
la paix; ce sont les grâces qu'elle te souhaite, à toi, milord, son
frère bien-aimé. » Le tsar se rassit, ordonna aux assistans de se re-
tirer, à l'exception de deux ministres, et fit signe à Jenkinson d'ap-
procher avec son drogman. Pour répondre aux griefs allégués par
le tsar, Jenkinson entreprit l'apologie de son gouvernement, rap-
pela quels périls avaient bravés les Anglais pour ouvrir la route
de la Mer-Blanche, lui apporter malgré les menaces de Sigismond
les armes nécessaires à la victoire, enfin le venger des écumeurs de
mer. Ces raisons firent-elles impression sur Ivan, ou céda-t-il à ce
goût si vif, tant de fois manifesté, pour la personne du capitaine
anglais? Dans une seconde audience, à Staritsa, le tsar parut sur
son trône, en vêtemens éblouissans, la couronne sur la tête, son
fils aîné assis à côté de lui. Il déclara qu'il remettait à un autre
temps les négociations sur la grande affaire : la situation avait
changé, il ne se croyait plus en péril. « Dans la suite, si les mêmes
circonstances se représentaient, on reprendrait les négociations
sur le même sujet. » 11 lui dit qu'à sa considération il oubliait
les mécontentemens que lui avaient donnés les marchands anglais,
et leur rendait sa faveur et tous leurs privilèges. Il l'aurait fait plus
tôt, si la reine lui eût envoyé plus tôt Jenkinson. Comme celui-ci
insistait pour connaître ceux dont le tsar avait à se plaindre : « Tu
ne sauras pas leur nom, répondit Ivan. Je leur ai pardonné toutes
leurs offenses. Que signifierait mon pardon impérial, si je les faisais
punir par votre reine? » Alors il se leva de nouveau, ôta son bonnet
et dit : « Transmets à notre sœur bien-aimée notre salut cordial. »
Il étendit sa main pour que Jenkinson la baisât, et ordonna à son
fils d'en faire autant et de saluer également la reine d'Angleterre. Il
fit apporter du vin et des liqueurs qu'il offrit de ses propres mains
à l'envoyé. L'audience de congé était terminée. Jenkinson repartit
pour l'Angleterre.
Pourtant il y avait une clause dont l'obstiné Moscovite ne dé-
mordrait pas facilement. Elisabeth lui avait assuré un asile sûr
dans ses états d'Angleterre, — où toutes les personnes royales n'é-
taient pas en sûreté, — le libre exercice de sa religion et tous les
856 REVUE DES DEUX MONDES.
honneurs dus à son rang. Elle refusait toujours de stipuler pour
elle, le cas échéant, les mêmes avantages. Ivan attribuait ce refus
à un orgueil déplacé, presque insultant pour lui, en tout cas peu
fraternel. Le 20 août 157/i, il lui écrivait : « Si tu veux que nous te
portions grand amour et amitié, avise à la grande affaire, » Dans la
même lettre, il recommence ses doléances contre les marchands an-
glais. Ils sont d'intelligence avec ses ennemis, avec ses ti-aitres. « Un
homme de commerce, dans les pays étrangers, doit s'occuper de ses
affaires et non d'espionnage et de brigandage; plusieurs de tes gens
ont mérité de ce chef la peine de mort ; mais, comme nous sommes
un souverain chrétien, ne voulant pas verser le sang de ces scélérats,
j'ai défendu de les châtier. » Singulier scrupule de clémence chez
le Terrible ! En outre il sait que dans les rangs suédois il y a des
Anglais qui guerroient contre lui. C'est sur ces points et beaucoup
d'autres que portera la mission de Daniel Silvestre à Moscou en
1575. Dans les instructions qui lui sont remises au nom d'Elisabeth,
on trouve la liste complète des griefs d'Ivan et les excuses ou expli-
cations que leur oppose Elisabeth. Si l'on a exporté de Russie des
marchandises prohibées, si l'on a trompé sur l'origine des produits
importés, si l'on a fait lé commerce de détail en violation des traités
qui n'autori-sent que le commerce en gros et au détriment des né-
gocians russes, tout s'est fait à l'insu de la reine, à l'insu même
de la compagnie, et déjà on y a mis bon ordre. Que des Anglais se
soient permis de railler la foi et les rites orthodoxes, qu'ils aient
pu s'exposer au danger évident d'irriter un si puissant prince, cela
est à peine croyable : des mesures sévères seront prises; les Anglais
ont à célébrer leur culte dans l'intérieur de leurs maisons, paisi-
blement et conformément aux privilèges octroyés par le cher frère
de Moscou. Des bannis, des aventuriers qui ont fui d'Angleterre
pour échapper à la vindicte des lois, ont pu se mêler d'intrigues ou
prendre du service chez les ennemis d'Ivan; mais le cas a dû rester
isolé. Le tsar a pris pour anglais certains régimens écossais, d'en-
viron 4,000 hommes, qui sont passés au service de Suède. Ces
Écossais parlent la même langue que les Anglais, mais ils ont un
souverain particulier, et la reine d'Angleterre, de France et d'Ir-
lande n'a pas d'autoriié sur eux. La reine supplie son bon frère
de considérer que, « si nos sujets apprenaient que nous avons ma-
nifesté, mê'iie dans un traité secret (or le secret finira toujours
par s'éventer), la moindre crainte d'un changement dans leurs dis-
positions, cela suffirait pour exciter chez eux un si grand méconten-
tement que notre sécurité en serait atteinte. Nous savons que notre
bon frère ne voudrait pas nous exposer à un tel danger. Nous espé-
rons donc qu'il se contentera de notre réponse. »
L'empire de Moscou, malgré son apparente unité sous un pou-
IVAN LE TERRIBLE. 857
voir absolu , subissait alors un si violent travail de transforma-
tion, que d'année en année il se manifestait aux étrangers sous les
aspects les plus divers. A quelques mois d'intervalle, on no le re-
connaissait plus : cliaque nouvel ambassadeur avait affaire à une
situation nouvelle. La Âloscovie et son tsar étaient inépuisables en
surprises pour les hommes d'Occident, et ces surprises dépas-
saient en étrangeté tout ce que présente l'histoire des autres peu-
ples. La Russie était comme un kaléidoscope qui, secoué dans la
main fiévreuse d'Ivan, offrait sans cesse des combinaisons inatten-
dues. Pour les Russes eux-mêmes, beaucoup de laits restent aujour-
d'hui inexpliqués. Chancellor avait trouvé Ivan dans son triomphe
de Kazan; Jenkinson l'avait vu en 1566 démembrant lui-même son
empire, créant deux Russies ennemies, se ménageant le refuge de
Vologda sur la route de la Mer-Blanche; Randolph était tombé au
milieu des massacres de JNovgorod et de la Place-Rouge. Daniel
Silvestre allait assister à une nouvelle évolution. Ivan avait abdi-
qué; lui-même avait donné un nouvel empereur à la Russie, un
Tatar baptisé l'année précédente, l'ancien mourza Saïn Boulât, de-
venu le prince orthodoxe Siinéon; lui-même lui adressait des bat-
temens de front et signait : « Jeannot, le fds à Vassili. » Ivan res-
tait le chef de Vopritchnina, Siméon était le prince du pays, un
fantôme d'empereur, né d'un caprice du Terrible, qu'un nouveau
caprice pouvait replonger dans le néant, un sosie du tsar, une
fausse proie par laquelle Ivan IV semblait vouloir amuser la haine
de ses ennemis, une victime dévouée qu'il faisait asseoir sur son
trône ébranlé, sous la menace des poignards levés. Cette bizarre
imagination, qui semble empruntée à l'Orient d'Hérodote ou des
Mille et une JSuits, ce conte bleu en action, était bien propre à
brouiller les idées d'un étranger. La Chine ou le Thibet, le Mexique
ou le Pérou des Incas, aux découvreurs et aux conquérans du
xvi^ siècle, n'avaient rien offert d'aussi fantastique. Ivan semblait
prendre plaisir à augmenter encore l'embarras et l'incertitude des
Anglais. Un jour, il disait à leur envoyé : « Tu le vois, la raison
qui nous avait porté à entrer en relations avec notre sœur était la
SLire prévision des trahisons qui menacent les princes et qui les
exposent comme les derniers des hommes aux retours de la fortune.
Alors déjà nous n'avions plus confiance en notre grandeur, et cette
défiance s'est justifiée : nous avons remis notre royauté, l'empire
que nous gouvernions de si impériale façon, aux mains d'un étran-
ger qui ne nous esc rien, ni par le sang, ni par la race, et qui n'a
pas de droit au trône. Voilà à quoi nous a réduit la conduite scélé-
rate et perfide de nos sujets, qui murmurent, regimbent contre le
devoir d'obéissance, et trament des complots contre notre personne.
Tout cela ne serait pas arrivé, si la reine eût consenti à ma proposi-
858 REVUE DES DEUX MONDES.
tion. Une bonne alliance avec elle eût affermi notre autorité... Elle
n'a pas fait sagement en nous repoussant. » Un autre jour, il disait
tout le contraire à ce même Silvestre : « Ne t'imagiue pas que nous
n'ayons pas le pouvoir de faire ce que nous promettons. Il est vrai
que nous avons remis l'empire à un autre, mais nous pouvons le
reprendre à notre gré, quand il nous plaira. Le tsar n'a pas reçu la
confirmation du couronnement solennel et de l'élection populaire.
Nos sept couronnes, notre sceptre, nos ornemens tsariens et nos
trésors sont restés entre nos mains. » Puis il accusait les Anglais
eux-mêmes d'être d'intelligence avec ses traUres et d'avoir fait
échouer la négociation qui lui eût assuré un asile au jour du dan-
ger : accusation grave qui dut faire trembler Silvestre pour l'exis-
tence de la compagnie. L'envoyé pouvait croire que tout cela n'é-
tait qu'une mise en scène pour lui en imposer et pour forcer la
main à la reine. On doit regretter que Silvestre, préoccupé unique-
ment comme ses pareils d'intérêts mercantiles, n'ait pas essayé
une explication de ce qu'il avait sous les yeux. Jamais on ne saura
ce que pensaient de tout cela les courtisans aux faces blêmes, muets
de terreur, courbés sous cette sinistre fantaisie du maître, comme
des sénateurs romains devant le turbot de Domitien ou le cheval-
consul de Néron.
Elisabeth vit sans doute qu'avec un souverain si têtu et si fan-
tasque toutes les habiletés étaient perdues. Dans l'intérêt du com-
merce anglais elle consentit à tout. Silvestre repartit d'Angleterre
pour la Russie avec une lettre telle que le désirait le tsar. Elle ne
devait point parvenir à son adresse. Silvestre venait de débarquer
à Kholmogory; un coup de foudre tomba sur la maison où il était
descendu, le tua avec son chien et l'un de ses serviteurs, réduisit
en cendres ses papiers et la lettre que le tsar attendait avec tant
d'impatience. Le superstitieux Ivan ne put manquer d'y voir un
fâcheux présage. Dieu même s'opposait à ce qu'il pût trouver un
asile en Angleterre. Il s'inclina et dit : « Que la volonté de Dieu
soit faite! »
V.
Vers 1580, la fortune de la guerre tourne décidément contre
Ivan lY. Il a échoué dans la tentative impossible de conquérir,
avec des armées à demi-asiatiques, la Livonie, défendue par les
troupes régulières de la Suède, de la Pologne et des Allemagnes.
Bien plus, les vieilles provinces russes sont entamées : Etienne Ba-
thory a pris Polotsk et mis le siège devant P^kof. Dans sa détresse,
Ivan s'adresse encore à la reine d'Angleterre, au commerce bri-
tannique. Comme il était pressé par le temps, il lui fallut expédier
ITAN LE TEKRIBLE. 859
son messager par la voie de terre, à travers les dominations enne-
mies. Surpris avec une lettre du tsar, la mort de l'envoyé était
certaine. Bathory n'eût pas épargné un traître à la cause chré-
tienne, qui al'ait chercher des armes pour les Barbaresques du
Nord. Un homme se présenta pour remplir cette dangereuse mis-
sion; ce fut Horsey, de la compagnie de Moscou. La lettre à Elisa-
beth fut glissée dans un petit tube que l'on cacha dans la crinière
du cheval. Horsey passa heureusement, s'embarqua à Hambourg,
s'acquitta de son message, et au printemps suivant ramena en
Russie treize bâiimens chargés d'armes et d'artillerie.
Ivan vieillissait. La mort de son fils que, dans un accès d'aveugle
fureur, il tua d'un coup de bâton, semblait l'avoir abattu. Pourtant
cette âme énergique que tant de passions n'avaient pu briser finit
par se ressaisir. En 1582, Ivan songe à répudier sa septième femme,
Maria Nagoï, à se remarier. Ce sauvage précurseur de la réforme
européenne en Russie voulait cette fois renoncer aux femmes
d'Orient, aux Tcherkesses, aux Russes ignorantes et incultes, épou-
ser une femuie d'Occident. Il avait pensé à une cousine de sa bonne
amie d'Angleterre, à Marie Hastings, comtesse de Kent. L'idée d'un
tel mariage avec une musulmane, une hérétique, faisait horreur à
la Russie. L'Anglaise fût venue deux siècles trop tôt en cette Mos-
covie attardée ; les temps de Catherine P* la Livonienne, de Cathe-
rine II l'Allemande, étaient encore éloignés. En ceci comme en beau-
coup de choses, le Terrible anticipait désespérément sur son époque.
Cette vitalité d'Ivan, celte activité sans trêve, cette énergie sans cesse
renaissante qui, du plus profond du deuil, de la défaite, de la décré-
pitude, le relançaient sans cesse vers de nouveaux projets, avaient
quelque chose d'effrayant et de démoniaque. Justement on venait
de brûler à Moscou comme sorcier un de ses anciens confidens al-
lemands, le médeoin Bomélius. D'autres étrangers suspects l'entou-
raient; c'étaient ces intrus maudits qui sans doute surexcitaient ce
prince demi-mort, faisaient sans cesse revivre le vieux diable, lui
soufflaient cette idée sacrilège d'un huitième mariage, et avec une
hérétique. La nouvelle fantaisie d'Ivan n'était guère mieux goûtée
en Angleterre. Elle elfraya la reine autant que sa cousine. Sans
doute la tyrannie d'Ivan n'était pas faite pour faire reculer une
Anglaise de ce temps, qui svait vu celle d'Henri VIH et ses sept
mariages. Les places publi(|ues de Londi'es, où avaient flambé tour
à tour les bûchers des catholiques et ceux des protestans, n'avaient
rien à reprocher n la Place- Rouge du Kremlin. Ce qui rebutait
plutôt, c'étaient les lacunes étranges de cette civilisation, cette ab-
sence de culture et de confort, ce mélange de luxe et de grossiè-
reté, cette splendeur crasseuse de l'Asie chrétienne; c'était ce des-
pote chauve et usé, qui avait maltraité brutalement sa belle-fille
860 REVUE DES DEUX MONDES.
enceinte et qui avait le sang d'un fils sur les mains; c'étaient la
détestable réputation des oligarques moscovites, qui, dit-on, em-
poisonnaient leurs souveraines, et cet air malsain de l'apparte-
ment impérial où tant de tsarines à la fleur de l'âge étaient mortes
mystérieusement de maladies inconnues (1). Toute l'habileté d'Eli-
sabeth consista dès lors à gagner du temps. L'envoyé Pisemski fut
longtemps sans voir la fiancée: elle était alors attaquée de la pe-
tite-vérole, et la reine ne voulait ni la laisser voir à l'ambassa'leur,
ni faire faire son portrait avant que toute trace de la maladie eût
disparu. On amusait le tapis avec l'éternel projet d'alliance entre
les deux états. Enfin , après avoir été reçu en audience par Marie
Hastings, Pisemski repartit pour la Russie, accompagné de Jérôme
Bowes.
Qui était ce Jérôme Bowes? Dans l'instruction qui lui fut remise,
il est dit que le tsar avait demandé l'envoi d'un ambassadeur doué
de telles et telles qualités, « précisément celles qu'à notre avis vous
possédez complètement. » On verra jusqu'à quel point Bowes ré-
pondait à l'idéal d'Ivan IV. Sur la question commerciale, Pisemski
avait proposé à Elisabeth de rétablir la liberté absolue du com-
merce avec toutes les nations européennes : c'est de ce principe de
liberté que les Anglais s'alarmaient; Bowes avait ordre d'insister
auprès du tsar pour le maintien de leur monopole; il devait pro-
tester également contre toute taxe imposée à leur commerce. La
question matrimoniale était encore plus délicate. Bowes avait à re-
présenter au tsar que la santé de la lady était restée si faible par
suite de sa dernière maladie qu'on désespérait de lui voir re-
couvrer les forces nécessaires pour soutenir les obligations du
rang impérial : un si long voyage sans doute lui porterait le der-
nier coup. « En outre il nous plaît que vous employiez les meil-
leures raisons qu'il se pourra pour le détourner de cette idée, in-
voquant aussi les difficultés auxquelles il faut s'attendre du côté des
parens. Il est peu certain qu'ils consentent à une séparation qui
les privera de toutes les consolations qu'on espère trouver chez ses
enfans; vous expliquerez que sans leur libre consentement, lequel
est encore fort douteux, ce mariage ne pourrait avoir lieu, car en
pareil cas, même sur les familles de nos plus humbles sujets, en-
core moins sur les nobles maisons, nous n'avons d'autre autorité
que celle de la persuasion. » Bowes devait avoir quelque peine à
faire entrer ces idées sur la famille anglaise et la liberté du père de
famille dans la tête d'un homme qui disposait des enfans comme
des biens de ses sujets et qui, lorsqu'il voulait se marier, exerçait
(1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1" octobre 1873, les Tsarines de
Moscou et la Société russe à l'époque de la renaissance.
lYAN LE TERRIBLE. 861
une sorte de presse ou de conscription de toutes les belles filles de
l'empire. Comme on se proposait avant tout de gagner du temps et
de payer le tsar de bonnes paroles, il était inutile que l'envoyé pro-
longeât trop son séjour. Sans faute, il devait revenir par les départs
maritimes de l'automne. L'ambassade de Bowes nous est surtout
connue par ses propres doléances et par les critiques d'Horsey. A
peine a~t-il mis le pied sur le sol russe que les difficultés surgis-
sent. Il accuse devant le tsar le boïar Ghtchelkalof de s'être laissé
corrompre par les rivaux de l'Angleterre, les Hollandais. Il se plaint
des agens chargés de son escorte, qui lui ont manqué de respect et
ont voulu le noyer dans la Dvina. Le jour de l'audience, il refuse
l'attelage qu'on met à sa disposition sous prétexte que les chevaux
n'ont point assez bonne mine et se rend à pied au Kremlin. Il prend
plaisir à rudoyer le tsar, à le contredire sur les points les plus dé-
licats, notamment sur celui de la conversion de Marie Hastings à
l'orthodoxie. Quand on lui cite en exemple l'empereur d'Allemagne
ou le roi de France , il répond que ces souverains ne peuvent se
comparer à sa reine. Ivan le Terrible, devenu tout à coup débon-
naire, prend patience, cherche à amadouer l'intraitable insulaire, à
caresser le hérisson; il rosse de ses propres mains Ghtchelkalof, fait
jeter en prison les tchinovniks dont Bowes dit avoir à se plaindre.
Parfois aussi la patience lui échappe : il le traite « d'ambassadeur ab-
surde et ignorant » et le fait chasser du palais. Puis il en revient aux
moyens de douceur, l'apaise en augmentant son train de maison,
en étendant les privilèges des Anglais. Pris d'un accès de galante-
rie chevaleresque bien étrange chez cet incorrigible épouseur, il
déclare que si on ne lui envoie Marie Hastings, il passera la merjDOur
la conquérir. Le dogue britannique devient auprès du tsar une ma-
nière de favori : tous les courtisans recherchent ses bonnes grâces.
On avait entendu dire au tsar : « Plût à Dieu que j'eusse des ser-
viteurs aussi fidèles ! »
Un beau jour circule dans le palais une étrange nouvelle. Ivan le
Terrible, au milieu d'une partie d'échecs avec le prince Belski,
est tombé tout à coup en défaillance. Le Terrible est mort. Le pa-
lais fut aussitôt en proie à une violente réaction nobiliaire. L'An-
glais Buwes éprouva le sort des favoris insolens. Il s'était fait trop
d'envieux, trop d'ennemis pour ne pas les retrouver à ce moment
critique. « Ton tsar anglais est mort! » lui cria Ghtchelkalof. Ici
nous allons résumer les doléances de l'ambassadeur : on l'enferme
dans son propre hôtel avec ses gens et on l'y retient prisonnier
pendant cinq semaines si rigoureusement qu'on ne laisse même pas
entrer son médecin et que ses gens, lorsqu'ils mettent le nez aux
fenêtres, sont aussitôt assaillis de pierres et d'ordures par les sen-
tinelles. Ghtchelkalof [Shalkan, comme il l'appelle) se présente un
862 REVUE DES DEUX MONDES.
jour chez lui, accompagné d'un autre boïar, et lui signifie que le
nouveau tsar entend ne pas continuer les nc^gociations commencées
par son père. On le saisit, on l'entraîne violemment pour recevoir
son audience de congé; on lui ôte son épée, on désarme ses gens,
outrage inoui cà un ambassadeur. Vainement il fait observer qu'on
l'a pris en pourpoint court et qu'il ne peut décemment, en cet état,
sans épée, se présenter devant l'empereur : son valet, qui lui ap-
portait un long vêtement, est à moitié assommé par les Moscovites.
On prive Bowes de son drogman pour lui ôter toute facilité de se
plaindre à l'empereur. Bref, on était si bien disposé à lui faire un
mauvais parti que Ghtchelkalof disait le lendemain au médecin Ja-
cobi : « Il peut remercier Dieu ; s'il avait regimbé, on l'aurait taillé
en pièces et jeté ses morceaux par la fenêtre. » Après l'audience du
tsar, qui fut courte et froide, on l'entraîna au dehors avec la même
violence. Pour partir, on ne lui fournit que des chevaux non sellés :
ses gens furent obligés de monter à cru. On lui jeta pour ainsi
dire au visage les présens qu'il avait faits au feu tsar, et de la part
du prince actuel on lui apporta en cadeau trois lots de zibeline, qui
ne valaient pas, dit-il, liO livres, les plus pelées qu'on eût pu trou-
ver dans Moscou. Il fut trop heureux quand il se vit en sûreté sur
le pont d'un vaisseau anglais; il y reprit aussitôt toute son arro-
gance et donna carrière à une fureur longtemps contenue. Il jeta
les zibelines sur la plage, renvoya outrageusement la lettre impé-
riale et en écrivit lui-même une autre où il exprimait l'espérance
que le nouveau prince ferait couper la tête à ces deux coquins,
Ghtchelkalof et Nikita Romanof. Il eût voulu obliger les marchands
à faire retraite avec leur ambassadeur outragé. On n'eut garde de
lui obéir; le commerce anglais lui donnait tort, et Horsey écrivait
à Londres : « Pourquoi est-il venu ici? Dieu ait pitié de nous tous! »
Sous les deux successeurs du Terrible, son fds Feodor et l'usur-
pateur Boris Godounof, les négociations de l'Angleterre avec la
Russie ne manquent pas d'intérêt. En 1 588 eut lieu cette ambas-
sade de Fletcher qui nous a valu une précieuse relation sur la Mos-
covie du xvi« siècle. Pendant cette période, les rapports commer-
ciaux prennent plus de régularité, plus de sécurité. Le marché
russe s'agrandit indéfiniment vers l'est : il semble que ce soit pour
les Anglais que les Moscovites ont conquis la Sibérie, pacifié le
Volga, pris pied dans le Gaucase. En revanche, les Russes, avec
une finesse diplomatique déjà remarquable, une intelligence très
nette de leurs intérêts propres, obligent peu à peu les Anglais à re-
noncer à un privilège exorbitant. « Nous ne voulons pas de concur-
rence, » avait dit Bowes : il leur fallut bien tolérer celle des Hol-
landais, des Flamands, des Français. Ils avaient la prétention de
IVAN LE TERRIBLE. ' 863
trafiquer sans payer de droits à la couronne : on leur fit entendre
qu'en ne payant que la moitié des droits ils pouvaient se considérer
encore comme une nation favorisée. La Russie ne voulait plus être
exploitée comme une colonie conquise par les armes britanniques.
Les Anglais crièrent qu'on les ruinait : ils ne se ruinèrent pas, et
ils sont si bien restés dans le pays qu'au bout de trois cents ans
leur commerce y a conservé le premier rang. Dans les documens
publias par M. Tolstoï, on voit reparaître sous les règnes de Feodor
et de Boris beaucoup de questions déjà débattues sous le règne
précédent : je n'y reviendrai pas. D'ailleurs je n'ai pas voulu seu-
lement exposer les débuts du commerce anglais en Russie, j'ai
voulu montrer la Russie du xvi** siècle à la lumière de documens
nouveaux. J'ai laissé au premier plan Ivan le Terrible, un des per-
sonnages les plus considérables et les plus discutés de l'histoire
russe. Après tout, son règne semble un épisode du grand combat
qui s'est livré du xv^ au xvii'' siècle dans la plupart des états
d'Occident entre le principe oligarchique et le principe d'unité.
Ivan IV appartient au groupe historique des Charles YII, des
Louis XI, des Richelieu de France, des Ferdinand d'Espagne, des
Henri VII d'Angleterre. Il a livré la même bataille aux forces du
passé ; mais dans un pays tout asiatique il a employé les atroces
moyens de l'Asie. Quant à son caractère moral, on ne pourra bien
le juger que lorsque les archives du xvi^ siècle auront livré tous
leurs secrets, lorsqu'on trouvera l'explication des faits obscurs
qui abondent dans cette histoire. A cette enquête nécessaire,
M. louri Tolstoï apporte de nouveaux matériaux. Bien qu'il semble
incliner lui-même vers l'ancienne et peu bienveillante appréciation
de Karamzine, on entrevoit dans les documens publiés par lui un
Ivan IV violent et fantasque, mais d'esprit pénétrant et vigoureux,
supérieur à son siècle, ayant le pressentiment d'une Russie nou-
velle dont il prépare l'avènement en renouant les anciennes rela-
tions avec l'Europe. Ce n'est point un prince vulgaire que nous
montrent les rapports de Jenkinson, de Randolph, de Daniel Sil-
vestre, de Bowes. Dans une barbarie encore crue, il a des instincts
de civilisateur, sinon de civilisé. Dans un siècle de fer, chez une
nation encore tout imprégnée de férocité tatare, il a déjà bien des
traits qui annoncent Pierre le Grand. Ses premiers rap^)orts avec
l'Angleterre préparent l'entrée de la Moscovie dans la famille eu-
ropéenne. Ivan IV laissera la Russie moins asiatique qu'il ne l'a
trouvée.
Alfred Rambaud.
LA
PEINTURE DE BATAILLES
LE NOUVEAU TABLEAU DE M. MEISSONIEF* — L'EXPOSITION
DES ŒUVRES DE PILS.
I.
La peinture de batailles est presque aussi ancienne que la pein-
ture elle-même. L'art, consacré à son origine à la seule représenta-
tion des types divins, ne tarda pas à se faire humain. Il descendit
de l'Olympe; après avoir montré les dieux, il montra les hommes.
L'homme, il le peignit tout d'abord dans son acte le plus terrible
et le plus sublime : le meurtre et le sacrifice de sa vie. Le premier
tableau de batailles dont parle l'histoire de l'art date du viii« siècle
avant l'ère chrétienne. C'était une Bataille des Magnésiens, peinte
par Bularque, qui fut payée son pesant d'or par le fameux roi Can-
daule. Lçs peintres grecs de la grande époque ont aussi pris plus
d'un sujet dans les fastes militaires de la Hellade. Fresques et
panneaux, œuvres de Panaenos et de Polygnote, tout a péri dans
le grand naufrage de la peinture antique, et les descriptions de
Pline et de Pausanias sont à la fois trop succinctes et trop confuses
pour qu'elles puissent donner une idée juste de la manière de traiter
les tableaux de batailles chez les anciens. On en jugera avec plus
de certitude par la grande mosaïque de la Bataille cl Arbelles. Cette
œuvre est une vraie page d'histoire militaire. Inspirée par le récit
de Plutarque, elle en retrace le principal épisode. Darius debout
sur son char et entouré d'une troupe de cavaliers perses, la lance
basse, prêts à recevoir le choc de l'ennemi, occupe la droite de la
LA PEI>'TURE DE BATAILLES. 865
composition. Devant le char royal, au milieu d'un amas de blessés,
un cheval et son cavalier frappés en même temps d'une flèche ou
d'une pierre de fronde roulent l'un sur l'auire. A gauche, Alexandre,
superbe de mouvement, sans casque, l'épée à la main, charge à la
tête de ses hétaïres d'élite. Son cheval, piqué aux naseaux par la
javeline d'un soldat perse, se cabre; mais on sent que rien n'ar-
rêtera l'élan d'Alexandre et de sa troupe. Les Perses ont beau
se défendre, ils ne pourront trouver que la mort et non la victoire.
Il faut admirer dans cette œuvre, indépendamment du mouve-
ment des figures, la simplicité et la précision de la composition.
On sait tout de suite de quoi il s'agit. On voit l'action, on con-
çoit les péripéties qui l'ont précédée, on en pressent le dénoû-
ment. Eussent-ils les mêmes costumes, on n'en reconnaîtrait pas
moins les Perses des Grecs par les positions qu'ils occupent.
Cette unité de composition , cette netteté et cette précision dans
l'interprétation d'un sujet militaire, on les chercherait en vain, hor-
mis chez Raphaël, chez les héritiers des artistes de l'antiquité, chez
les grands maîtres de la renaissance. Michel-Ange et Léonard de
Vinci, luttant l'un contre l'autre, ont fait les cartons de deux ba-
tailles mises au concours par la république de Florence. Ces deux
œuvres rivales ont péri, mais pas les descriptions de Vasari, de Cel-
lini, de Léonard lui-même; il est facile sinon de se les représenter,
du moins d'avoir l'idée des principes auxquels les deux maîtres
avaient obéi. Léonard avait à peindre la bataille d'Anghiari, Michel-
Ange le siège de Pise. Or tous deux avaient conçu la bataille dans
son caractère archétypique de lutte, non dans son expression de
vérité locale; ils l'avaient généralisée au lieu de la particulariser; ils
avaient représenté la bataille, ils n'avaient pas représenté une ba-
taille. Léonard avait bien d'abord songé à peindre la bataille d'An-
ghiari dans tous ses épisodes. Il avait résumé pour lui-même,
d'après les récits et les documens écrits, les principales alternatives
du combat : le début de l'action, le pont pris et repris par trois fois,
l'artillerie placée sur une hauteur à la fin du jour et décidant la vic-
toire en jetant le désordre dans les épais bataillons de Guido d'As-
torre et de Faenza. Il avait étudié son sujet, et il le connaissait à
fond. Son projet de tableau pourrait être signé Thucydide ou Guic-
ciardini; mais devant son carton le peintre oublia l'historien, et la
bataille se réduisit à une épique mêlée de cavalerie combattant pour
se disputer un étendard. Michel-Ange, qui voulait à tout prix que
sa science du nu ne fût pas perdue sous les cuirasses et sous les
jambards, imagina de représenter les soldats se baignant dans l'Arno,
avertis par la trompette de l'approche de l'ennemi, et courant re-
prendre leurs armes. L'idée était ingénieuse, les figures admira-
TOMB XIII, — 1876. 55
866 BEVUE DES DEUX MONDES.
bles de formes et de mouvement, mais Michel-Ange n'avait pas
là peint le siège de Pise dans sa vérité locale. Ces guerriers sor-
tant tout nus de l'eau étaient aussi bien des Grecs surpris par les
ïroyens au bord du Scamandre, des Carthaginois surpris par des
Romains au bord du lac de Trasimène, des croisés surpris par des
Sarrazins au bord du Jourdain, que des Florentins surpris par des
Pisans au bord de l'Arno. C'était peut-être agrandir le sujet que de
le concevoir ainsi, c'était aussi perdre de vue l'idée même de la
composition, le but du concours, le siège de Pise par les Floren-
tins, la consécration d'un des fastus de l'histoire de Florence.
Raphaël, qui, dit-on, vint tout exprès de Rome pour voir ces
cartons, les admira sans doute'; mais, lorsque plus tard il eut à exé-
cuter les dessins de la Bataille de Constantin contre Maxence, il
ne s'en inspira pas. Il revint à la sage ordonnance des traditions
antiques. Dans la fresque que Jules Romain a peinte d'après les
cartons du maître, l'inîluence de l'art de l'antiquité est manifeste,
les réminiscences des bas-reliefs et des frises des arcs de triomphe
et des colonnes sont visibles. On pourrait dire que c'est la même
composition que la Bataille d'Arbelles de la mosaïque. Au premier
plan, Constantin charge à la tête de ses cavaliers, dont les chevaux
foulent aux pieds cadavres et blessés. Quelques fantassins engagent
une lutte désespérée avec les gardes de l'empereur, saisissant les
chevaux à la bride, tandis qu'ils frappent de l'épèe et de la pique.
A droite, dans le Tibre, Maxence éperdu tâche de maintenir son
cheval emporté par le courant. Autour du vaincu, des cavaUers
tentent de gagner la rive opposée du fleuve, tout couvert de ca-
davres flottans. Dans le fond, au milieu d'une mêlée atroce, un gros
de cavaliers s'engage sur le pont du Tibre en sabrant tout sur leur
passage. Raphaël donc n'a pas dédaigné, comme l'ont fait Léonard
et Michel-Ange, de se limiter dans son sujet. 11 a su peindre la ba-
taille dans toute son horreur, luttes corps à corps, agonisans foulés
aux pieds, mêlée et massacre, mais il a su représenter aussi la vic-
toire de Constantin, la défaite de Maxence.
Cette composition eût pu être un enseignement pour les contem-
porains et les successeurs de Raphaël. Tous cependant suivirent
les principes appliqués par le Vinci dans le carton de la Bataille
d'Anghiari. Pielro délia Francesca, Vasari, Marto Fiore, Andréa
Vicentino, Dominique Tintoret, Pal ma le jeune, Bassano, Marco
Vecellio et tous les Vénitiens dont l'école a pour caractéristique le
dédain absolu de la vérité historique, peignirent beaucoup de com-
bats, d'assauts, de victoires et de déroutes, soit dans des tableaux,
soit dans les décorations du palais ducal à Venise et du palais de
la Seigneurie à Florence; mais ni combats, ni assauts, ni victoires,
LA PEINTURE DE BATAILLES. 867
ni déroutes ne montrent quelles troupes combattent, quelle ville est
assiégée, qui est victorieux et qui prend la fuite. Ce sont des mêlées
mouvementées et confuses, avec forêts de lances, têtes de chevaux
qui se cabrent, croupes de chevaux qui reculent, guerriers écrasés,
étreintes d'homme à homme, tournoiemens d'épées, de panaches et
d'étendards. Pendant la première moitié du xvii^ siècle, le même
style, la même ordonnance, ou à mieux dire la même absence d'or-
donnance, la même insouciance de la vérité locale, restent à la mode
parmi les peintres de batailles, en Italie comme dans les Flandres,
en France comme en Hollande. Liheri, Tempesta, Gerquozzi, dit le
Michel-Ange des batailles, Gastelli, Anielo, Salvator Uosa, qui résume
la manière de tous ces peintres dans son admirable bataille du
Louvre, sont pleins de feu, de fougue, de mouvement, mais ils n'y
atteignent que par la plus absolue confusion. On a surnommé Anielo
« l'oracle des batailles. » Dans ses toiles pourtant, cet oracle ne fait
jamais pressentir de quel côté se décidera la victoire. Faut-il parler
ici de la Bataille d'Arbelles de Breughelde Velours? 11 serait peut-
être plus facile de faire le fameux calcul des étoiles du ciel, des
gouttes d'eau de la mer et des grains de sable du désert que de
compter les innombrables figures de ce tableau. C'est une immense
mêlée de cavalerie, s'étend ant en masses confuses et serrées des
premiers aux derniers plans, ainsi qu'un vaste champ de blé. Lors-
qu'on est prévenu par le catalogue, on parvient, après avoir long-
temps cherché, à décou\Tir, relégué au troisième plan, un petit
Alexandre secourant la femme de Darius. Que nous sommes loin de
la mosaïque antique ! La Bataille d'Arbelles, de Breughel, est d'ail-
Iturs un ravissant tableau, animé, pittoresque, amusant, car la
gamme des couleurs, trop vive et trop gaie pour un tel sujet, em-
pêche de le prendre au sérieux. C'est un combat pour rire en dépit
du sang qui coule des blessures et des cadavres qui jonchent la
terre. On sent que la bataille finie, les plaies se fermeront d'elles-
mêmes, les têtes décollées reprendront leur place, les bras coupés
reviendront s'attacher aux épaules, comme après ces combats de la
Walhalla, le paradis des héros Scandinaves. Dans les chocs de ca-
valerie, les assauts, les prises de ponts de Bourguignon, de Wou-
vcrmans, de Joseph Parrocel, le con.bat est encore compris selon
le style du Vinci, dans son caractère générique. On ne saurait dire
la fougue, le relief, l'effet de ces cavaliers qui lancés au galop sur
leurs gros chevaux de guerre aux larges croupes blanches, se sa-
brent furieusement ou se tirent des pistolades en plein visage.
Charles Lebrun, ce peintre épique à qui il n'a manqué pour être
un grand peintre que le génie de l'exécution, revint le premier à
la niéihode de composition de la Bataille de Constantin de ilaphaël.
868 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Batailles d' Alexandre nous montrent toujours en belle place, au
premier plan, le héros de l'action et le héros du tableau, Alexandre;
mais pourquoi Lebrun morcelle-t-il ses seconds plans et ses fonds
en une infinité d'épisodes qui nuisent au groupe principal et enlè-
vent son unité à la composition, au lieu de peindre de grandes
masses de combattans, comme l'a fait Raphaël, indiquant par leur
position, la direction de leur marche, leur allure plus ou moins ra-
pide, plus ou moins assurée , la situation présente et le but final de
l'action ?
C'est de Van der Meulen que date la peinture officielle de ba-
tailles telle qu'elle est encore en honneur de nos jours. Nous enten-
dons par peintures officielles de batailles les grands tableaux où il
s'agit moins de représenter l'ensemble ou l'épisode saillant d'une
action de guerre, que le héros qui a vaincu ou au nom duquel on a
vaincu. Dans la peinture officielle, la bataille est personnifiée par
le vainqueur, souverain, prince ou général, que ce vainqueur ait
ou non pris une part effective au combat, que sa grandeur l'ait ou
non retenu au rivage. Le Passage du lîhin, de Van der Meulen,
excellent tableau en toutes ces parties, est à la fois le prototype et
un des chefs-d'œuvre de ce genre. Au premier plan, à cheval, bien
en vue, Louis le Grand, entouré de généraux et de gentilshommes,
indique du bout de sa canne à un officier le lieu où celui-ci doit se
porter. Derrière l'état-major, au troisième plan, des pièces en bat-
terie canonnent la rive droite du Rhin pour protéger le passage. La
partie gauche du tableau, en perspective, est remplie de cavaliers
traversant le fleuve à gué par groupes de trois ou quatre. Aux der-
niers plans se dessine la rive ennemie avec ses villages, ses bouquets
de bois, ses tertres verts, d'où font un feu nourri l'artillerie et l'in-
fanterie des Hollandais. Le sujet est bien exprimé. C'est le portrait
de Louis XIV que l'œil aperçoit d'abord, et l'action cependant n'est
pas toute sacrifiée au roi. Les cavaliers qui passent le Rhin ne sont
pas tellement éloignés qu'on ne puisse parfaitement les distinguer
et s'expliquer leur action. Il en est ainsi de la plupart des tableaux
de Van der Meulen. Voyez le Combat près du canal de Bruges. C'est
la même composition avec Louis XIV au premier plan, donnant des
ordres à un officier-général qui galope chapeau bas à ses côtés,
et dans le lointain des troupes traversant le canal. Voyez la Prise
de Valenciennes : le roi n'a pas quitté le premier plan et continue
à donner des ordres à un officier. A gauche, au second plan, deux
compagnies d'infanterie sont rangées en bataille. Au fond, à l'ex-
trémité d'une grande plaine sillonnée par des troupes marchant
vers la place, s'estompent dans la fumée les fortifications de la vi'lle
assiégée.
LA PEINTURE DE BATAILLES. 869
On ne peut pas dire que le siècle qui a vu la mort de Charles XII,
la vie tout entière de Frédéric II et la naissance de Napoléon ne soit
pas un siècle guerrier. On compte à peine cependant trois ou quatre
peintres de batailles au xviii^ siècle. Il y a Martin, dit Martin des
batailles, il y a Charles Parrocel, il y a François Casanova. Tous
trois suivirent la tradition de Van der Meulen. Les premiers plans de
leurs tableaux sont occupés par le roi ou le général commandant
l'armée entouré de son état-major; les fonds par des pièces en bat-
terie, des troupes d'infanterie et de cavalerie marchant à l'attaque
ou chargeant l'ennemi. En Italie, Simonelli peint des mêlées con-
fuses et mouvementées à la Salvator Rosa.
La grande épopée de la république et du premier empire donne
une vie nouvelle à la peinture de batailles. Swebach peint les ba-
tailles de Valmy, de Fleurus, de Jemmapes, exprimant avec une
vive couleur l'élan, l'énergie et le désordre des armées improvisées
de la convention : fusiliers pieds nus, canons traînés par des atte-
lages de charrue, hussards Charaborand à la perruque poudrée,
généraux empanachés, commissaires aux armées dans leur sévère
costume. Carie Yernet fait de la Bataille de Marengo une vaste
toile, plutôt panorama et carte stratégique que tableau, où l'on suit,
livre et plan en main, tous les mouvemens des deux armées. Gros
vient enfin porter à l'apogée la peinture de batailles. Nul mieux que
Gros n'a su peindre la guerre dans ses grandeurs et dans ses hor-
reurs. Quel mouvement, quel élan dans son Bonaparte au pont d' Ar-
éole, dans son esquisse du Combat de Nazareth, dans ses tableaux
de la Charge de la cavalerie à Aboukir et de la Bataille des Pyra-
mides l Quelle désolation, quelle morne tristesse dans son Champ
de bataille d'Eylau le lendemain de la bataille! Comme le peintre
a bien su exprimer là les paroles que cette plaine de neige, cou-
verte de milliers de cadavres, de blessés, de chevaux morts, de ca-
nons démontés, de maisons incendiées, avait arrachées à Napoléon :
« ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'horreur de la
guerre ! » Le style de Gros est à la fois typique et particulier. Gros
généralise le sujet par la profonde impression que son tableau in-
spire; il le particularise par l'expression de la vérité locale. Épique
comme un poète. Gros a le tempérament naturaliste du peintre.
De ce double don viennent l'effet et la grandeur de sa composition,
l'énergie, le mouvement et le relief de ses figures. Déshabillez ces
soldats, vous aurez des hommes. Sous ces tuniques, ces cuirasses
et ces dolmans, il y a de la chair et des muscles.
Gérard est inférieur à Gros à tous les points de vue; mais nous
n'étudions ici les peintres de batailles que dans leur esthétique,
nullement dans leurs qualités de peintre. Sa Bataille d'Aiisterlitz
870 RETUE DES DEUX MONDES,
est absolument officielle, plus officielle que toutes les toiles de Van
der Meulen réunies. Napoléon entouré de son état-major et placé au
centre d'un cercle de fantassins l'arme au bras et de cavaliers cai-a-
colant, brandissant leurs sabres et agitant des drapeaux pris à l'en-
nemi, voilà la bataille d'Austerlitz. Ce n'est point une bataille. Ce
n'est point non plus Austerlitz, du moins rien ne le montre. Ce
pourrait être tout aussi bien Wagram, léna ou Friedland. Ce ta-
bleau a toutefois un mérite, celui d'avoir servi de modèle au met-
teur en scène de l'ancien cirque olympique pour le cinquième acte
des pièces militaires.
La peinture de batailles ne tomba pas avec l'empire le jour de
Waterloo. L'épopée avait pris un. 11 appartenait au poète comme
Victor Hugo, à l'historien comme M. Thiers, au peintre comme
Vernet, de la chanter, de la raconter, de l'illustrer. L'expédition
d'Espagne, la conquête de l'Algérie, la création de la galerie des
Batailles à Versailles, allaient bientôt d'ailleurs donner et sujets
et commandes aux peintres de batailles. Si Charlet n'a pas la puis-
sance et la grandeur de Gros, il a autant que lui le sentiment du
combat, l'expression de la vérité locale, plus que lui la profonde con-
naissance du soldat. La Retraite de Russie n'a certes pas l'effet du
Champ de bataille d'Eylau, mais elle inspire peut-être une im-
pression égale. Cette longue colonne perdue dans l'immensité de la ji
steppe blanche, marchant à l'aventure sous un ciel gros de neige '|
et semant sa route incertaine de cadavres et de moribonds, est
comme une vision de cette tragique retraite. Ces soldats, grena-
diers, chasseurs, vélites, cuirassiers et dragons démontés, dont le
visage qu'ont pâli la souffrance, la fatigue, la faim, conserve encore
un caractère de farouche résolution, sont pris sur le vif par la double
vue du poète et de l'artiste.
Horace Vernet a livré autant de batailles sur la toile que Napo-
léon en a gagné sur le terrain. Le nombre de tableaux militaires que
ce maître fécond a peints est incalculable. Aussi a-t-il cru devoir
souvent varier sa manière. Malheureusement pour lui, dans la plu-
part de ses œuvres, il s'inspira plutôt de la composition de Gérard
que de celle de Gros. De cinq de ses œuvres capitales, la Rataille
de Bouvines, la Rataille de Fontenoy, la Bataille dié/ia, la Ba-
taille de Friedland, la Bataille de Wagram, aucune n'est une ba-
taille. Bouvines montre Philippe-Auguste déposant sa couronne sur
l'autel pour l'offrir à celui de ses barons qui serait plus digne que
lui de la défendre. Fontenoy représente un groupe de cavaliers
apportant à Louis XV deux drapeaux pris à l'ennemi. lêna, c'est
l'empereur haussant les épaules au cri iXEn avant! proféré dans
le rang par un jeune soldat; — une vignette de Raffet dans une
LA PEINTURE DE BATAILLES. 871
toile de 20 mètres carrés! Friedland, c'est l'empereur donnant des
ordres au général Oudinot. Wagram, c'est Napoléon entouré de ca-
valiers et lorgnant de l'éminence où il est placé une vaste plaine où
l'on aperçoit, perdues dans la fumée, quelques lignes de troupes.
Dans sa Bataille de Somo-Sierra,Nei'ï\et n'a su montrer aussi qu'une
halte de chevau-légers polonais près d'un canon démonté, quand il
y avait à représenter l'incroyable charge de ces c:ivaliers sur les
hauteurs occupées par les batteries ennemies qui est peut-être le
fait le plus curieux de l'histoire de la cavalerie. Donc, au point de
vue de la coaipréhension et de l'expression du sujet, il est hors de
doute qu'il faut préférer à ces tableaux la Prise de la Smalah, en-
core que ces groupes isolés ayant tous la même importance tien-
nent du panorama, et surtout Y Assaut de Conslantinc et la Bataille
de Hanau. Dans la Prise de Constantine, Horace Vernet a peint le
moment décisif où le colonel Combes, commandant une des co-
lonnes d'assaut, escalade la brèche, suivi d'une foule de soldats du
2« léger, la baïonnette en avant. Les Kabyles al^andonnent la posi-
tion et se retirent en tiraillant. Dans la Bataille de ILniau, il a peint
le moment critique où la cavalerie austro- bavaroise vient sabrer sur
leurs pièces les artilleurs de la garde du général Drouot. A droite,
une compagnie de grenadiers s'avance pour dégager les canonniers
qui se défendent à coups d'écouvillons, de leviers et de crosses de
carabine. A gauche, les cuirassiers et les dragons vont charger la
cavalerie ennemie. C'est une véritable bataille, très animée, très
précise, très pittoresque; mais Horace Yernet, doué d'une facihté
miraculeuse, travaillait vite, ne se préoccupant jamais que de l'effet
et se contentant souvent de l'à-peu-près. Aussi ses œuvres ne don-
nent-elles pas une impression profonde.
Encore que Delacroix n'ait pas été un peintre de batailles dans l'ac-
ception exclusive du mot, on ne saurait ne pas le citer au nombre des
maîtiV'S de ce genre. Sa Bataille de Taillebourg compte parmi les
plus beaux tableaux de la galerie de Versailles. Ces cavaliers bardés
de fer, aux heaumes empanachés, qui courent frappant de la lance
et taillant de l'épée, sont d'un mouvement et d'une furia indicibles.
L'âme de la bataille, le caractère typique de la guerre, n'existent pas
moins là que dans les mêlées de Salvator; mais les chevaliers et
les gens d'armes de Delacroix ne combattent pas pour le plaisir de
combattre, il est bien clair qu'il s'agit pour eux d'enlever le pont de
Taillebourg. Dans plusieurs tableaux de chevalet, Eugène Delacroix
a peint des chocs de cavaliers arabes où l'on retrouve le même
mouvement furieux , la même composition raisonnée. Ary Schefier
a été appelé aussi à décorer la galerie des batailles. Sa Bataille de
Tolbiac est bien comprise et bien exprimée, quoiqu'il l'ait conçue
872 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un style un peu théâtral. Clovis, entouré de cadavres, de bles-
sés et de guerriers plus disposés à lâcher pied qu'à résister à l'effort
suprême des Germains qui s'avancent, lève la main au ciel pour
implorer le Dieu de Cloiilde. Scheffer a été moins heureux en
traitant un autre sujet militaire. Sa Bataille de Ravenne repré-
sente non pas une bataille, mais Gaston de Foix ramassé mort sur
le champ de bataille. C'est un Larmoyeur exécuté en grand. La
Bataille de Tours, de Steuben, a des qualités de composition et de
mouvement. Au premier plan, la mêlée : Abd-el-Rahman, le chef
sarrasin à la longue barbe blanche, se défend furieusement contre
trois soldats francs. La cuisse percée d'une flèche, le genou appuyé
contre un tertre, il tient à distance avec les moulinets de son large
cimeterre les plus hardis assaillans. Au fond, Charles Martel, bran-
dissant sa francisque, arrive à la tête d'un gros de cavaliers. Dans
le Siège de Paris par les Normands, Schnetz a représenté une sor-
tie de la garnison assiégée. Les Normands, surpris et ayant à peine
le temps de se mettre en défense, sont taillés en pièces par la cava-
lerie parisienne. Au fond se dressent sur le ciel les tours crénelées
et les hautes murailles de la ville. Heim s'est inspiré de Bossuet
pour sa Bataille de Rocroy. C'est Gondé arrêtant le carnage, « joi-
gnant au plaisir de vaincre celui de pardonner. » Dans la Bataille
des Dunes, de Franz Larivière, Turenne n'est pas à sa place. A che-
val, chargeant entre deux escadrons, il a plutôt l'air d'un capitaine
que d'un maréchal de France. Eugène Devéria a peint d'un pinceau
coloré la Bataille de La Marsaille. Catinat, dominant un champ
de bataille plein de figures et très mouvementé, donne l'ordre de
faire avancer les réserves. Dans la Bataille de Denain, de Jean
Alaux, œuvre bien composée, Villars à pied, à la tête du régiment
de Navarre, enlève les reiranchemens ennemis. La Bataille de Luiv-
feld, de Couder, très harmonieuse et très énergique dans sa gamme
enfumée, représente un général anglais amené prisonnier au maré-
chal de Saxe. Le Débarquement de l armée française en Algérie,
par Raffet, est ingénieusement composé. Au premier plan, des cava-
liers arabes dispersés fuient à toute bride. Dans le lointain s'avancent
plusieurs bataillons d'infanterie précédés par un rideau de tirail-
leurs qui font le coup de feu avec les Arabes; puis, tout au fond, la
mer et les voiles blanches de l'escadre. Hippolyte Bellangé a fait
une Bataille de la Moskowa superbe de mouvement. Le tableau re-
présente la célèbre charge de cuirassiers commandée par Murât.
Rangs serrés, corps penchés en avant, têtes collées aux cous des
chevaux, épées tenues horizontales et pointes en avant à hauteur
de la botte, les cuirassiers courent comme une trombe de fer sur
la redoute russe. Les premiers escadrons sont déjà entrés dans la
LA. PEINTURE DE BATAILLES. 873
redoute et sabrent les canonniers terrifiés. Il est à regretter que
l'exécution de l'œuvre soit trop lâchée. Si cette bataille, qu'on re-
connaît tout de suite pour la bataille de la Moskowa , parce que
Bellangé a su mettre en scène l'épisode saillant et décisif de cette
grande action de guerre, avait été peinte par un vrai peintre, ce
serait un des chefs-d'œuvre de la peinture de batailles.
Les nombreuses campagnes du second empire mirent fort à la
mode les tableaux militaires. Combien qui saisirent le pinceau aux
échos du canon de la Crimée, de la Kabylie, de ritalie, de la Chine
et du Mexique ! Combi-en de batailles et d'épisodes militaires, de-
puis la Prise de Malakof, d'Adolphe Yvon, jusqu'à la Bataille
de Solferino, de Meissonier, depuis les Francs-tireurs, de Beaucé,
jusqu'à V Embuscade de chasseurs, d'Armand Dumaresq, depuis
le bcbarquejnent en Crimée, de Pils, jusqu'à V Attaque du Ma-
melon vert, de Hersent. La Bataille d Inkermann a révélé chez
Gustave Doré une vive entente de la composition d'une bataille.
Le jeune peintre a représenté la prise de la redoute des sacs à
terre, opiniâtrement défendue par les Russes. Au premier plan, les
zouaves s'avancent au pas de course contre la position ennemie.
Au second et au troisième plan, occupés à gauche par l' état-ma-
jor des généraux Canrobert et Bosquet, deux autres colonnes de
troupes. Anglais et tirailleurs indigènes, s'élancent à l'assaut de la
redoute. Un peloton de turcos qui l'a déjà escaladée y livre aux fu-
siliers et aux artilleurs ennemis un terrible combat, effroyable tuerie
où l'on s'étreint corps à corps et où l'on risque fort de mourir étouffé
si les baïonnettes vous épargnent. M. Protais, dont les deux tableaux
Avant le combat. Après le combat, sont devenus populaires, n'a
peint le plus souvent que des épisodes d'une campagne. Il connaît
bien le soldat, avec lequel il a vécu côte à côte en Crimée. Ses trou-
piers sont à l'ordonnance et pittoresquement campés; on ne peut
que leur reprocher un petit air sentimental qui séduit les âmes sen-
sibles, mais qui n'est nullement dans le caractère du soldat fran-
çais. Dans la Bataille de Solferino, M. Meissonier a montré au
premier plan l'empereur et son état-major regardant la bataille; au
loin, on pourrait dire à la cantonade, des lignes d'infanterie qui
marchent contre les positions ennemies.
Isidore Pils et Adolphe Yvon personnifient la peinture de batailles
sous le second empire. L'exposition ouverte ces jours derniers nous
permettra d'étudier plus en détail l'œuvre de Pils. Pour M. Yvon,
chacun connaît, soit par l'original , soit par les gravures qui en ont
été faites, la Prise de la tour Malakof. Conçue un peu à la façon
de la Prise de la Stnala, cette toile, avec ses divers groupes étages
en amphithéâtre, a le défaut de rappeler quelque vaste panorama.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Les figures du premier plan sont théâtrales; les Français pensent
plus à poser qu'à combattre. A la vérité, ils n'ont guère à com-
battre, car les Russes se défendent bien faiblement, — beaucoup
trop faiblement même pour l'effet pictural et pour la vérité histo-
rique. M. Yvon a peint encore une Bataille de Solferino, qui se
réduit à un défilé de voltigeurs de la garde devant l'empereur. Un
tableau d'x\dolphe Yvon, moins connu que V Assaut de Malakof,
quoique infiniment plus original, est la Gorge de Malakof. Les
zouaves et les lurcos occupent l'ouvrage , mais une poignée de
Russes en tient encore la gorge. Il y a un effet très juste et très
grand dans ces hommes placés face à face presqu'à portée de baïon-
nettes. A leurs gestes, à leur attitude, à l'expression sombre et
résolue de leur visage , on sent qu'aucun d'eux ne faiblira. On ne
fera pas de quartier parce qu'on n'en demandera pas. Les coups
de feu éclatent dans les rangs; bientôt l'arme blanche jouera son
rôle terrible. Déjà un mur de cadavres et de raourans, la tête fen-
due ou la poitrine trouée, s'élève à l'entrée de la redoute.
On aurait pu croire qu'après la funeste guerre de 1870 c'en
serait fait de la peinture de batailles. Cette peinture ne doit-elle
pas naître de la victoire et mourir par la défaite? Mais loin que ce
genre soit près de disparaître, il est plus que jamais en faveur. Dans
les dernières années de l'empire, le public était las des tableaux
de batailles; aujourd'hui la foule se presse au Salon devant les
œuvres de MM. de Neuville, Dupray, Détaille, Berne-Rellecour, Lewis-
Brown. On est heureux de constater ce fait qui paraît d'un bon
augure. Le vif attrait qu'ont les scènes de guerre pour la généra-
tion présente semble indiquer que l'esprit militaire, qui sera sa
sauvegarde, gagne peu à peu la France. M. de Neuville et la légion
de jeunes peintres militaires qui marchent avec lui n'ont pas, à la
vérité, fait de grands tableaux représentant l'ensemble ou l'acte
décisif d'une bataille. Ils s'arrêtent au côté épisodique de la der-
nière guerre : escarmouches, attaques de maisons, défenses de
fermes, grand'gardes surprises, combats d'avant- poste, témoins
de tant d'actes héroïques. Ils peignent avec un accent de vérité
saisissant, une connaissance profonde du caractère de la guerre
moderne, un sentiment très juste du soldat au feu. Rien de théâ-
tral, rien de forcé; pas de phrases, en un mi)t, dans le tableau, pas
plus qu'il n'y a de phrases au combat. Pour le soldat, c'est une
fonction que de tuer et de mourir; il l'accoiTiplit simplement comme
on accomplit une fonction. Il faut citer la Relraile d'artillerie sous
bois de M. Détaille, la Grand' garde de M. Dupray, le Bastion de
M. Berne-Bellecour, enfin et surtout la Dernière Cartouche , le Com-
bat sur une voie ferrée, Y Épisode de Villersexcl de M. de Neu-
LA. PEINTURE DE BATAILLES. 875
ville. Voici de vrais soldats et de vrais combats. C'est une puissante
évocation de k l'année terrible. » En voyant ces tableaux, qui peut
s'empêcher de songer à l'humble rôle qu'il a joué alors et ne pas
dire : C'est cela? Cette jeune école, très sincère et très person-
nelle, ne saurait manquer d'appliquer à quelques grands ta-
bleaux de batailles ces qualités de composition, d'observation, de
vérité locale et de sentiment juste du combat. Ce jour-là, si la
, main n'a pas trahi la pensée, nous aurons à saluer un vrai peintre
de batailles.
II.
Le nouveau tableau de M. Meissonier a pour titre : iSOl , rien
de plus. Les gens bien informés assurent que le peintre a repré-
senté la bataille de Friedland. En elTet, 1^3 seigle est vert, le ciel
est bleu. Ce ne saurait donc être la bataille d'Eylau. L'empereur
est présent, il ne s'agit donc pas des combats de Deppen, ni d'Heils-
berg. Il y a une charge de cuirassiers, et les cuirassiers du géné-
ral Nansouty chargèrent à Friedland. Ainsi , tout le prouve, c'est
bien la bataille de Friedland, livrée le Vh juin 1807, et cependant
ce n'est pas la bataille de Friedland, ou il faudrait admettre, ce que
nous nous refusons à faire, que M. Meissonier, si consciencieux et
si exact dans l'imitation des choses extérieures, a commis un grave
anachronisme d'heure, sinon de jour. La bataille de Friedland, qui
fut une des plus longues de ce siècle, — elle dura de trois heures
du matin à neuf heures du soir, — eut trois phases bien marquées.
Dans la matinée, Lannes, seul avec son corps de 27,000 hommes, eut
à résister près de huit heures durant à l'eiïort des 75,000 hommes
de l'armée de Benningsen. Napoléon arriva vers une heure sur le
lieu de l'action, mais il n'avait pas encore autour de lui les forces
nécessaires pour attaquer les positions ennemies. Toute l'après-
midi, les deux armées restèrent sur la défensive. Napoléon attendant
des renforts, Benningsen reformant ses bataillons décimés. Le soir»
ce fut au tour des Français de prendre l'offensive. Us attaquèrent
les Russes de toutes parts et les mirent bientôt en pleine retraite.
Or les 3,500 cuirassiers du général Nansouty, détaches du corps de
cavalerie de Murât, chargèrent à trois ou quatre reprises pour ar-
rêter la marche en avant des colonnes ennemies; mais ces diverses
charges eurent lieu dans la première période de la bataille. Avant
même l'arrivée de l'empereur, les cuirassiers furent placés en
réserve et ne bougèrent plus de la journée. Ce fut l'infanterie,
secondée par l'artillerie, qui eut alors tout le rôle. Le 1801 de Meis-
sonier n'est donc pas Friedland, ni aucune autre bataille; c'est une
876 REVUE DES DEUX MONDES.
revue, c'est la grande revue des 18,000 cavaliers du prince Murât,
passée par l'empereur dans les plaines d'Elbing quelques jours
avant la reprise des opérations. « Cette masse énorme, dit l'histo-
rien de l'empire, avait tellement ébloui Napoléon, si habitué pour-
tant aux évolutions des grandes armées, qu'écrivant une heure après
à ses ndnistres, il n'avait pu s'empêcher de leur vanter le beau spec-
tacle qui venait de frapper sa vue. »
Il semble que dans fœuvre de Meissonier deux tableaux de di-
mension différente, mais conçus d'après la même idée, se fassent pen-
dant, se complètent, s'expliquent l'un par l'autre : le 1807 et le
^814. Le peintre a voulu résumer en deux pages plastiques toute
l'épopée impériale; 1807, c'est le nœud glorieux et éblouissant
d'une action dont 181Zi est le tragique dénoûmeiit. En 1807, Na-
poléon a vaincu toutes les armées de l'Europe; il a eu Austerlitz, il
a eu léna, il a eu Eylau; il tient sur les frontières mêmes de la
Russie la dernière armée moscovite presqu'en son pouvoir, il va
l'anéantir à Friedland, et six jours après cette bataille il signera la
paix de Tilsitt. Jusque-là, pas un revers, pas un échec. Napoléon
a parcouru sur un char triomphal une route radieuse de gloire,
dont chaque étape a été une grande victoire. Ses soldats le sa-
luent du titre d'empereur d'Occident; pour plus d'un d'entre eux
il est un dieu. Si en effet, au lendemain du traité de Tilsitt, Napo-
léon fût mort subitement par quelque cause inconnue, n'eût-on pas
été en droit de voir en lui un de ces héros demi-dieux des âges lé-
gendaires enlevé dans l'Olympe au milieu des divinités? Sa mort
eût été une apothéose.
C'est l'apothéose humaine de Napoléon que M. Meissonier a voulu
figurer dans le d807, de même que dans le i8I4 il avait symbo-
lisé la chute du titan. Or, dans ce tableau exposé en 1867, il n'a-
vait pas peint Napoléon au milieu d'une bataille désespérée; non,
il l'avait représenté chevauchant par quelque triste plaine de la
Champagne, avec sa dernière armée en pleine retraite. Perdu dans
de sombres pensées, la tête penchée, comme courbée par la fa-
talité, l'empereur, se laissant conduire par son cheval, les brides
lâches, plutôt qu'il ne le conduit, passe au premier plan, suivi d'un
état-major décimé , aux physionomies aussi mornes, aussi déses-
pérées que la sienne même. Au second plan, dans la neige, sous
un ciel gris et bas, chemine avec le froid au corps et le froid au
cœur, une longue colonne d'infanterie, qui tient plus d'un trou-
peau que d'une armée. L'effet est sinistre, l'impression poignante.
De même pour l'apothéose, M. Meissonier n'a pas peint la bataille, il
a peint la veille de la bataille, qui est gagnée d'avance. Il a montré
Napoléon voyant défiler devant lui les soldats enthousiastes de cette
LA PEINTURE DE BATAILLES. 877
immense et magnifique armée qui aime son empereur comme un
père, l'adore comme un dieu et est prête, s'il lui plaît, à pour-
suivre la conquête du monde.
Compris ainsi, comme une revue, non comme une bataille, le ta-
bleau de M. Meissonier gagne en clarté; la composition se précise,
le sujet apparaît. Au centre ele la toile, au second plan, l'empereur
domine toute la scène du tertre herbeux où il se tient à cheval.
Son état-major se groupe à ses côtés. Derrière l'état-major, à droite,
est arrêté l'escadron de service des guides, qui masque en partie
un régiment d'infanterie, l'arme au pied. A droite aussi, mais à
quelques pas en avant de l'empereur, quatre guides, le sabre au
poing, avant-garde de l'escorte impériale, maintiennent leurs che-
vaux immobiles. Non loin de ces guides et sur le même plan , on
voit un canon démonté et un schako de fusilier abandonné. Au
fond, une longue colonne de cavalerie légère et d'artillerie à cheval,
courant à fond de train, fuit dans la perspective. A la gauche de
l'état-major s'allonge, du troisième au dernier plan, une longue
colonne de grenadiers, massés par divisions. Venant de la gauche
au premier plan, ou, si on peut dire, en avant même du premier
plan , sortant de la toile , débordant sur le cadre , un escadron de
cuirassiers lancés au grand galop, passe comme un tourbillon devant
l'empereur. Emportés dans une allure vertigineuse , debout sur les
étriers, agitant les lattes en l'air, les cuirassiers crient tous d'une
même voix un retentissant Vive l'empei-eur! Chevaux bondissans ou
enfoncés jusqu'au poitrail dans le blé vert, gestes désordonnés,
épées tournoyantes en tout sens, corps haussés sur la selle, jambes
raidies sur les étriers, visages animés, yeux brillans, bouches
grandes ouvertes, tout crie l'enthousiasme. Excités par la rapidité
de la course, par le vent qui leur siffle aux «oreilles, par l'allure
redoublée des sabots des chevaux, par l'éclair et le cliquetis des
armes, électrisés par la vue de leur empereur, ces hommes ne sa-
vent pas s'ils vont à la tuerie ou à la parade. Et que leur importe?
Ils sont lancés, et rien ne saurait arrêter leur élan. Us enfonceraient
un carré ennemi avec le même entrain qu'ils foulent ce champ de
seigle aux pieds de leurs chevaux.
L'empereur, à ces acclamations, à la vue de ces héros obscurs
qui ont sauvé l'armée à Eylau par cette terrible charge de quatre-
vingts escadrons, alors que, cerné dans le cimetière, il avait dit à
Murât en lui montrant les profondes colonnes des Russes : « Nous
laisseras-tu manger par ces gens- là? » l'empereur se découvre
avec un geste plein de noblesse et de majesté, exempt de toute em-
phase et de tout caractère théâtral.
Derrière le premier escadron de cuirassiers, on voit d'autres es-
878 REVUE DES DEUX MONDES.
cadrons prenant déjà le galop de charge, et dans les derniers loin-
tains d'autres escadrons encore arrivant au trot. L'empereur se
trouve ainsi au centre d'une sorte d'hémicycle dont la base est for-
mée par les colonnes d'infanterie et de cavalerie, les côtés par les
escadrons qui vont ou qui viennent de défder, le sommet par l'es-
cadron qui passe devant l'état-major. Le mouvement général est
presque clairement indiqué. La cavalerie, massée derrière et à la
gauche de l'empereur, défile devant lui en faisant un long circuit, et,
après le défilé, elle regagne ses cantonnemens en passant à sa droite.
Si au contraire il s'agit d'une bataille on ne s'explique rien du tout.
Il ne paraît pas douteux en effet que ces cuirassiers vont tourner à la
droite de l'empereur et suivre le mouvement des batteries d'artil-
lerie qui les précèdent. Dans ce cas, Napoléon et toute sa garde
tournent le dos à l'ennemi. En admettant que les cuirassiers se
portent en avant, face au spectateur, que signifient ces cavaliers
lancés à fond de train dans la direction diamétralement opposée?
Ils sont donc en faite. Or M. Meissonier n'a pas voulu mettre une
déroute dans l'apothéose de Napoléon, ni personnifier 1807 par un
corps de cavalerie française abandonnant le champ de bataille de
toute la vitesse de ses chevaux. Les gens bien informés, qui tien-
nent pour la Bataille de Friedland, nous objecteront qu'il n'y a
pas de pièces démontées sur un simple champ de manœuvres, et
que les trompettes, dans un défilé, ne sont pas placés sur le flanc
des escadrons. Quoi qu'il en soit, tout ceci prouve que, pour être
bien comprise, la composition du tableau de M. Meissonier aura
besoin d'une longue note dans le livret du prochain Salon. C'est
déjà un grave défaut, car, si la composition d'un tableau doit, au
point de vue pictural , être agencée selon certains principes tradi-
tionnels, le sujet lui-même doit être exprimé d'une façon claire et
précise, frapper du premier coup l'esprit du spectateur, de même
que l'effet général frappe du premier coup son regard.
Cette réserve faite, on ne saurait que louer l'habileté de la com-
position. Les trois groupes principaux, les guides, l'état-major, les
cuirassiers , ^sont reliés ingénieusement entre eux par les lignes
d'infanterie et de cavalerie des troisièmes et des derniers plans.
Aucune place de la toile n'est vide. L'empereur et son état-major,
quoiqu'au second plan, restent, par leur position sur une éminence,
au centre du tableau, le groupe principal. Ils ne sont pas sacrifiés
aux cuirassiers qui occupent cependant le premier plan. C'est sur
l'empereur que tout d'abord se jettent les yeux. Un effet très grand
naît du magnifique mouvement des cuirassiers opposé au calme
souverain d ; l'état-major, des grenadiers et de l'escorte impériale
et à la majestueuse simplicité de l'attitude de l'empereur. La cou-
LA PEINTURE DE BATAILLES. 879
leur est harmonieuse, mais froide. Tout le tableau est peint dans une
gamme verte et blanche : verte par le champ de seigle du premier
plan, l'herbe du tertre, les uniformes des guiées, le frac de l'em-
pereur; blanche par les nuages floconneux qui s'estompent sur le
ciel, le cheval de l'empereur et celui du trompette, les plastrons,
les culottes, les guêtres, les bufïleteries et les gants des fantassins
et des cavaliers. Les taches rousses et brunes des robes des che-
vaux, les notes rouge vif des plumets et des pelisses des guides et
'des fleurs des coquelicots ne parviennent pas à réchauffer cette
froide tonalité.
L'ensemble jugé, nous ai'rivons aux détails avec d'autant plus de
plaisir que, si M. Meissonier traite souvent en maître l'ensemble
de ses œuvres, il est toujours impeccable dans les détails. Rien
n'est sacrifié, rien n'est néghgé, et la touche est si légère et si
ferme à la fois, si vive et si spirituelle, que tout semble fait en se
jouant. C'est la finesse du pinceau poussée à la perfection, c'est
l'exactitude du « rendu » à ses dernières limites. Meissonier ne
donne pas l'image de son modèle, il donne le modèle lui-même;
après que, par quelque secrète opération qui tient de l'alchimie et
de la sorcellerie, il l'a rapetissé de façon à le faire entrer dans un
cadre. Beaucoup qui admirent autant que nous, plus que nous peut-
être, dans les petits tableaux de Meissonier, comme le Liseur, la
Lecture chez Diderot, la Rixe, V Amateur de tableaux, ses qua-
lités éniinentes, son exquise finesse de pinceau, sa fermeté de
touche, son savant modelé, son exactitude scrupuleuse, sont portés
à les lui reprocher quand il expose des œuvres de plus grande di-
mension où il a à superposer des plans et à faire mouvoir des figures
en plein air. Ils assurent que l'art de peindre se compose de sacri-
fices, que le peintre doit sacrifier cette partie de son tableau pour
mieux faire valoir telle autre, qu'il doit atténuer ce ton-là pour
donner plus d'éclat à celui-ci, qu'il doit traiter largement, par
masses, les derniers plans, afin que les premiers aient plus d'effet
et de relief. Tout ceci est fort juste, et M. Meissonier le sait aussi
bien que ses critiques. Si, en efl'et, par sa minutieuse recherche des
détails dans les derniers plans qui lui fait peindre ses artilleurs lil-
liputiens des derniers plans du même pinceau soigneux que ses
guides et ses cuirassiers, il arrivait à confondre les plans, à les faire
9mpiéter les uns sur les autres, pour mieux dire, à n'en avoir plus
qu'un seul comme dans les tableaux primitifs, la critique aurait
raison de crier; mais si, par sa science de la perspective aérienne,
par un juste sentiment des dégradations de lumière, par quelque ar-
tifice qui est son secret, M. Meissonier traite avec autant de soin et
d'exactitude les figures des derniers plans et celles des premiers, et
880 REVUE DES DEUX MONDES,
que toutes cependant restent parfaitement à leur place, qu'a-t-on à
dire? Qu'importe qu'en s'approchant du cadre, en mettant le nez sur
la toile, comme on dit, on distingue tous les détails de l'uniforme de
soldats occupant le sixième plan, si, quand on s'en éloigne, tous ces
soldats, peints chacun individuellement, forment une masse confuse
et donnent l'impression de l'éloignement? C'est un tour de force,
une difTiculté vaincue. C'est même plus que cela, un réel effet de
vérité, la nature prise sur le vif. Nous voyons un homme à 1,000 mè-
tres, c'est un point sombre. Nous prenons une lorgnette, nous com-
mençons à distinguer la coupe et la couleur de ses vêtemens, nous
savons s'il est gros ou mince, s'il a une blouse bleue ou une redin-
gote noire. Nous regardons dans une longue-vue marine, nous per-
cevons alors ses traits, la nuance de ses cheveux, sa cravate, sa
chaîne de montre. Cette chaîne de montre, à l'œil nu on ne la voit
pas ; cependant elle existe. L'effet donné par les derniers plans de
Meissonier est un peu de même nature. A une dizaine de pas de la
toile, nous apercevons une ligne confuse : en nous approchant nous
savons que ce sont des soldats ; nous nous approchons davantage,
nous connaissons l'arme à laquelle ils appartiennent, presque le nu-
méro de leur régiment.
La manière de M. Meissonier ne doit point pour cela être préco-
nisée. Il vaudra toujours mieux appliquer à la grande peinture les
procédés de la grande peinture, en traitant les derniers plans lar-
gement et par masses; mais, pour rester juste, le critique doit être
éclectique et ne pas reprocher à Meissonier de ne pas peindre
comme Delacroix : ce serait permettre à d'autres de reprocher à
Delacroix de n'avoir pas peint comme Meissonier. Ce qui est bien
est bien. Il importe peu qu'on parte de deux points opposés, si on
arrive au même but.
Loin qu'ils soient à critiquer, les derniers plans du d807 ont
beaucoup de pittoresque et d'effet. Le peintre a très habilement tiré
parti de la longue ligne de grenadiers qui se tiennent l'arme au
bras, à la gauche de l'état-major. Il a su donner une variété de
physionomies et même d'attitudes à tous ces soldats condamnés à
l'immobilité dans le rang. L'un incline légèrement la tête comme
répondant à une question de son camarade, qui a le visage tourné
de son côté. Celui-ci se tient raide, pareil à un grenadier du gros
Guillaume; un vieux sergent chevronné, placé en serre-file, se re-
tourne pour regarder si le défilé est près de finir. Le capitaine de
la première division, fatigué de porter son épée à l'ordonnance,
laisse tomber la lame dans sa main gauche. Tous ces soldats, enle-
vés d'une touche légère et spirituelle, sont naturels et vivans.
Le groupe de l'état-major, qui attire tout d'abord les yeux, les
LA PEINTURE DE BATAILLES. 881
retient longtemps. C'est une galerie de portraits et un musée de
costumes. L'empereur, monté sur un cheval blanc, porte la petite
tenue de chasseur à cheval de la garde : le frac vert, les culottes
et le gilet blancs, la grande botte et le fameux petit chapeau, qui
paraît immense aujourd'hui, qu'on semble craindre de couvrir la
tête des soldats et des officiers. Ses traits marmoréens sont nette-
ment accusés. Napoléon, qui a été tour à tour César et Auguste,
a eu tour à tour le masque énergique, inquiet, ardent, roman-
tique de César et le masque impassible et sévère d'Auguste. A
mesure que le nouvel empire français s'édifiait à l'imitation de
l'empire romain, la tête de l'empereur se modifiait et s'accentuait
dans le type classique. Meissonier a voulu peindre la transition du
consul à l'empereur. C'est déjà Napoléon, et c'est encore^ Bonaparte.
Le corps commence à prendre un peu d'embonpoint, il tient mieux
à la selle que dans le Passage du Saint- Bernard , de David. Ce n'est
plus le maigre et nerveux héros de Marengo, mais le visage reste
jeune, énergique, animé, assuré. A première vue, on est un peu dé-
concerté par ce portrait, car on a toujours à la mémoire le Napoléon
à Eylau de Gros, le corps grossi par son épaisse pelisse fourrée, la
face déjà envahie par la graisse. Gros, qui a la touche un peu
lourde, fait de l'empereur un portrait ressemblant, mais ressem-
blant par anticipation. Son Napoléon n'est pas le Napoléon de 1807,
c'est le Napoléon de 1812. Si on consulte la collection des mon-
naies napoléoniennes depuis l'an x jusqu'à l'année 1814, on sera
convaincu que le portrait de Meissonier réalise mieux le type des
pièces d'or et d'argent frappées en 1806 (1) et en 1807 que ne le
fait celui de Gros.
A la droite de l'empereur, cet officier qui porte en bataille son
chapeau bordé de menues plumes blanches et dont le cheval impa-
tient de la durée du défilé tire sur la bride en baissant la tête et
fouille le sol du pied, c'est Berthier, maréchal de l'empire, major
général de l'armée. La plaque de grand aigle de la Légion d'hon-
neur étoile sa poitrine, et les aiguillettes de l'état-major s'arron-
dissent en tresses d'or sur son frac bleu foncé. A côté de lui, cet
officier décoré aussi des aiguillettes, est Savary, aide-de-camp de
l'empereur. A gauche de Napoléon, voici Bessières, maréchal de
France, colonel général de la garde. Derrière ces maréchaux et ces
généraux se tient un officier d'ordonnance de l'empereur, recon-
naissable à son uniforme entièrement bleu de ciel. Trois cavaliers
(1) Particularité curieuse qui sans doute a été déjà signalée : les pièces de 5 francs
de 1806 portent en exergue sur la face : Napoléon empereur, et au revers : République
française. C'est toujours la méthode des césars romains, qui gouvernaient en despotcà
tout-puissans de l'Asie sous le couvert de l'étiquette républicaine.
TOME XIII. — 1876. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
vêtus du dolman et de la pelisse rouges, chamarrés d'or, apparais-
sent au fond; ce sont les aides-de-carap du major-général. Tous
ces officiers ont la physionouiie vivante et tranchée. Leurs divers
uniformes s'harmonisent bien entre eux, les figures sont heureuse-
ment groupées de façon à encadrer et à faire ressortir celle de Na-
poléon. Il faut louer plus encore les quatre guides d'avant-garde.
Là tout est accompli, il n'est rien à reprendre, la critique est
muette. Solides à cheval, ne faisant qu'un avec leur monture, por-
tant orgueilleusement leur bel uniforme : dolman et culotte vert
foncé, pelisse rouge et épais kolback dont les poils retombent jusque
sur les yeux, ces hommes ont une attitude aisée et martiale, une
mine farouche et débonnaire. On voit qu'ils sont fiers d'être l'avant-
garde de l'escorte impériale, de marcher devant leur empereur ! Le
cheval de l'un d'eux, qui, vu en raccourci, de face, s' encapuchonné
sous la main rigide de son cavalier, est vraiment admirable.
Les cuirassiers du premier plan sont loin d'atteindre à cette per-
fection. Il y a certes dans l'ensemble de ce groupe un grand effet
de mouvement et de vie : chevaux et cavaliers sont bien dans l'ac-
tion. Ils courent, ils volent, ceux-Là cherchant à se gagner de vitesse,
ceux-ci s'efîorçant de maintenir leurs montures dans le rang. Il y a
certes dans les détails une touche sans pareille, un relief inoui, une
exactitude merveilleuse; mais combien aussi il y a-t-il de fautes
d'harmonie et de mesure ! Gomme Géricault, qui eut toujours une fu-
rieuse passion pour les chevaux, qui au collège rêvait de remplacer
Franconi, et, raconte un contemporain, s'attachait des barres de bois
le long des genoux, en dedans, afin de se courber les jambes en arc
à la façon des cavaliers, qui en 1814 s'engageait dans la cavalerie et
qui plus tard se promenait chaque jour à cheval aux Champs-Ely-
sées et au bois de Boulogne, Meissonier aime les chevaux à la folie.
Il connaît le cheval à la fois en peintre, en professeur à l'École
d'Alfort et en sportman. Il l'a étudié à l'écurie, à la promenade, aux
courses, dans les revues et jusque sur les champs de bataille. Peut-
être est-ce cette passion des chevaux qui a nui à Meissonier pour
peindre les chevaux des cuirassiers. Il semble qu'il se soit trop complu
dans cette partie de son travail. Il a trop caressé, trop lustré de
son pinceau ces croupes, ces avant-trains et ces encolures. Il ne s'est
jamais résolu à les abandonner. Il a voulu aller au-delà de la perfec-
tion, tout montrer, tout accuser, ne laisser aucun muscle au repos,
aucune veine sous le poil. C'est ainsi qu'il est arrivé à donner à ces
chevaux l'apparence d'écorchés. Trop de muscles, trop de veines,
trop de surfaces luisantes. « Un trop grand soin nuit souvent, » ai-
mait à dire Apelles. Cette maxime s'applique à merveille aux che-
vaux de Meissonier. Un cheval lancé au galop ne saurait être peint
LA PEINTURE DE BATAILLES. 883
avec la minutie et la patience qu'on emploie pour une figure au
repos. Le «morceau » ne convient guère aux ligures en mouvement.
11 faut qu'elles soient enlevées par des touches vigoureuses sous
peine d'être glacées et immobilisées dans leur mouvement. Meisso-
nier prouve que les théories ne sont pas absolues. Malgré le soin
excessif de l'exécution, ses chevaux galopent, bondissent et se ca-
brent avec toute l'apparence de la réalité et de la vie. Encore quel-
ques critiques de détail. Pourquoi ce même type d'Alsacien blond
empreint sur toutes les têtes des cuirassiers? Nous ne savions pas
que Napoléon eût appareillé les hommes par escadron selon leur
type et la couleur de leurs cheveux, à l'imitation du tsar Paul P"", qui
avait créé le régiment des grenadiers au nez camard. On ne sait de
quelle épaule sort le bras du cuirassier placé à l'extrême gauche du
tableau. C'est un bras isolé, un bras perdu! Cette dislocation est
peut-être vraie dans la nature, elle est choquante et inexplicable
dans un tableau. Le cheval blanc du trompette d'ordonnance, vêtu
de jaune, couleur distinctive du collet du 12'^ cuirassiers, est trop
lourd. 11 ne fournirait pas une charge. Les manches des tuniques
ne sont peintes que par demi-teintes, ce qui leur donne un ton faux.
Si les uniformes ne sont pas assez bleus, les cuirasses et les épées
le sont trop. Elles n'ont ni les éclairs de l'acier fourbi, ni les tons
mats de l'acier graissé. M. Meissonier a d'ordinaire la tonalité lo-
cale plus juste.
Tout le bruit qui s'est fait autour du 1807 vient surtout du prix
excessif que ce tableau a été payé. Bien des gens admirent dans
cette toile les billets de banque qu'elle représente, et s'amusent à
calculer le nombre de louis que chaque figure a rapportés à l'au-
teur. D'autres, — sans parler des en\aeux, — s'irritent d'un tel
prix, se demandant avec raison ce que vaudra un chef-d'œuvre
incontesté, d'un maître ancien, si l'on donne 300,000 francs d'un
tableau fort discutable d'un peintre encore vivant. Dans les ateliers
et dans les salons, on discute moins en réalité le talent de l'artiste
que la folie ou la sagesse de l'amateur. Le 1807 vaut peut-être
300,000 francs, mais mérite-t-il tout ce tapage? M. Meissonier n'y
montre aucune face nouvelle de son talent, il y apparaît avec ses
qualités accoutumées qui, poussées à l'excès, deviennent des dé-
fauts; mais il y reste ce qu'il a toujours été, un peintre de grande
manière, quelle que soit la dimension de ses tableaux.
III.
La première impression qu'on ressent en entrant à l'exposition
des œuvres de Pils est l'étonnement du petit nombre de tableaux
88Zl REVUE DES DEUX MONDES.
exposés. Lorsqu'on a vu les expositions si fournies, si variées, si
abondantes de Delacroix et d'Ingres; lorsqu'on s'imagine ce qu'eût
pu être une exposition de l'œuvre entier de Gros, de David, d'Ho-
race Vernet, d'Ary Scheffer, de Delaroche; lorsqu'on se rappelle
l'exposition à ce même palais des Beaux-Arts d'une seule partie de
l'œuvre de Paul Baudry, les peintures destinées au nouvel Opéra,
on est un peu surpris du maigre héritage de Pils. Quelques grands
tableaux, la Bataille de l'Aima, le Débarquemein en Crimée, le
Jeudi-saint, une dizaine de petites toiles, VÉcole à feu, la Tran-
chée, les Zouaves, le Rouget de Vlsle, le Retour de la chasse, puis
une multitude d'aquarelles, de dessins, d'ébauches, d'esquisses, de
croquis, c'est là tout. On a compté sur une promenade dans une
exposition et on ne fait guère qu'une visite à un atelier, à l'é-
poque des envois au Salon. Au reste la fécondité n'est pas le génie.
N'eût-il fait que le ISaufrage de la Méduse, Géricault n'en serait
pas moins au Panthéon de l'art. Mais Pils n'est pas de la famille des
grands peintres. Sauf sa Bataille de VAlma, le Débarquement, deux
ou trois petits tableaux militaires et ses aquarelles, toutes mar-
quées au signe de l'originalité, pleines d'air et de pittoresque, et
lavées d'une touche légère, son œuvre sera vite oublié. Peintre
convenable, soigneux, élevé à une bonne école, il n'a pas de qua-
lité dominante. Dans presque tous ses tableaux d'histoire ou de
genre, la composition est banale, le dessin indécis, la couleur sans
éclat et sans vigueur. C'est à cause du sujet qu'on s'arrête devant
le Rouget de Vlsle chantant la Marseillaise. Le Retour de la battue,
peint tout entier dans une gamme gris-ardoise, nous montre une
réunion de chasseurs devant un château à. tourelles qui est un
joujou. Jamais les chasseurs ne pourront entrer par ces petites
portes, ni se tenir debout à ces petites fenêtres. L'esquisse de la
Mort d'une sœur de charité est d'un beau sentiment, mais l'exécu-
tion du tableau ne vaut peut-être pas mieux que celle de la Prière
à l'hospice et du Jeudi-saint.
Pour Pils, hésitant entre les tableaux religieux, les sujets mytho-
logiques et les tableaux de genre, la campagne de Grimée fut le che-
min de Damas. Fils d'un soldat, il se fit peintre de soldats. Au Salon
de 1855, sa Tranchée devant Sébastopol, qui rachète sa couleur ter-
reuse par l'attitude pittoresque des figures et une certaine origina-
lité dans l'expression du troupier moderne, fut remarquée. Le prince
Napoléon lui commanda alors le Débarquement en Crimée. Ce- ta-
bleau, qui est exposé aujourd'hui à l'École des Beaux-Arts, justifie le
succès qu'il obtint au Salon de 1857. Pils a heureusement agencé sa
composition, de façon à contenter et le public et l'auteur de la com-
mande. Au premier plan, le maréchal Saint- Arnaud , déjà malade,
LA PEINTURE DE BATAILLES. 885
est assis sur une cantine d'ofTicier. Une carte clans la main gauche,
il semble désigner de l'autre main étendue les positions que doivent
occuper les troupes. Groupés debout autour du général en chef,
le prince Napoléon , le duc de Cambridge et le général Canrobert
écoutent ses instructions. Bosquet, déjà en selle, va gagner le poste
qui lui est assigné. Derrière l'état-major, dont chaque figure, placée
dans une attitude naturelle, est un portrait très ressemblant, et qui
ne pose pas comme un état-major d'Horace Vernet, passe une co-
lonne d'infanterie. De l'autre côté de la toile, un bataillon de chas-
seurs est arrêté en attendant l'ordre du départ. Les soldats ne sont
point à une revue, aussi prennent-ils les poses familières au trou-
pier lors des pauses des étapes. Les uns, assis par terre, allument
leur pipe ou rajustent une guêtre délacée; les autres s'appuient les
deux mains sur le bout du canon de leurs lourdes carabines ou
donnent ce qu'on appelle le « coup de sac. » Le second plan est
occupé par une batterie d'artillerie montée qui s'avance au pas et
dont la longue file de cavaliers et de canons se prolonge en perspec-
tive jusqu'au rivage. Au fond, la mer couverte de voiles étend ses
eaux transparentes sous un ciel bleu, un peu nuageux, d'une grande
légèreté. La couleur est agréable par sa clarté, sans avoir pourtant
ni l'éclat ni la puissance. La composition est habilement entendue.
Chacun a sa place, le général comme le soldat, l'état-major comme
l'armée. On a une juste idée de la confusion, des tâtonnemens, des
marches et des contre-marches d'un débarquement en pays en-
nemi. Les généraux ont souci de leur haute mission, de leur grave
responsabilité. Les soldats portent sur leur visage la gaîté d'hommes
qui voient du nouveau et qui se réjouissent après une longue tra-
versée de fouler ce « sacro-saint plancher des vaches, » si cher à
Panurge.
Dans divers tableaux de petite dimension, tels que l'Exercice à
feu, les Zouaves à la tranchée, et surtout dans les aquarelles, Pils
a montré les mêmes qualités de composition, de pittoresque et de
réalisation vivante du troupier. Voyez ces zouaves défilant dans la
tranchée au pas de course, le corps courbé en deux, la tête baissée,
le fusil tenu horizontalement, à hauteur de la hanche. A leur allure
martiale on devine que s'ils se cachent ainsi ce n'est pas pour évi-
ter les balles de l'ennemi; c'est pour ne pas attirer son attention
sur le hardi coup de main qu'ils vont tenter. Dans une lettre que
désavouerait peut-être le successeur de Montalembert à l'Académie,
mais que reconnaîtrait bien le commandant en chef du 7* corps
d'armée, le duc d'Aumale a caractérisé d'une façon toute pitto-
resque le talent de Pils, peintre de soldats. « Vous m'avez envoyé,
écrivait-il, un vrai chef-d'œuvre, trois troupiers en chair et en os,
REVUE DES DEUX MONDES.
qui parlent, qui remuent,. qui vont se battre et qui rosseront, j'en
suis sûi*, Arabes et Kabyles. 11 me semble que j'ai vu ces trois
figures-là et que je connais leurs noms. Celui de gauche est aussi
bon sujet que brave; je l'avais fait caporal, il a dû faire son che-
min depuis. J'ai donné quelque part une pipe au clairon. Quant au
troisième, c'est un remplaçant, il est pi^atiquc, mais vaillant, et.
lorsqu'on l'a mis à la salle de police pour une bordée, on l'en fait
sortir, car il se bat si bien! Enfin je suis ravi de voir qu'il y a en-
core un pinceau pour conserver à nos neveux le type de ce soldat
français que nous connaissons et que mous aimons.... »
L'œuvre capitale de Pils est la Bataille de l'Aima. Chacun vou-
dra revoii' à l'École des Beaux-Arts cette belle page d'histoire mili-
taire. On connaît dans ses grandes lignes la marche de la bataille
de l'Aima. L'armée russe occupait de formidables positions : elle
était massée tout entière sur des hauteurs escarpées, dominant la
plaine où s'avançait l'armée alliée. Une heure avant l'action, Men-
chikof écrivait à l'empereur Nicolas : « J'occupe une position formi-
dable; dans six semaines, les Français, fussent-ils 100,000 hommes,
ne m'auront pas débusqué d^ici. » Le lendemain, le général russe
racontait sa défaite, mais il disait : « Il faut que les Français soient
fous! » L'audace en effet avait été poussée jusqu'à la folie. A une
heure de l'après-midi, alors que le gros des Français et des Anglais
marchait en ligne, à découvert, contre les positions de l'ennemi et
que l'artillerie entrait en action, la division Bosquet, qui occupait
l'extrême droite de l'armée et que secondaient les canons de la
flotte, franchissait l'Aima et, sous le feu des Russes, escaladait avec
deux batteries de campagne ces hauteurs escarpées qui semblaient
inaccessibles même pour les zouaves. Cette position enlevée, la ba-
taille n'était pas encore terminée, mais elle était déjà gagnée.
Le tableau de Pils représente d'unie façon claire et précise la po-
sition générale des deux armées ennemies et exprime bien l'impor-
tant mouvement de la division Bosquet. Si on ne se bat pas corps à
corps dans cette bataille, ce n'en est pas moins une bataille. La toile,
d'une très grande dimension, embrasse l'a plaine de l'Aima, coupée
par le cours sinueux de la petite rivière. Au fond s'étend, de la
droite presque jusqu'à la gauche, la chaîne de collines aux pentes
roides et aux arêtes vives qu'occupe l'ennemi. Dans la plaine, on
aperçoit la fimiée noire d'un village incendié et trois lignes de corn-
battans perdus datis la fumée grise de la canonnade. Au milieu,
presque au pied des hauteurs, c'est la division Canrobert; plus à
gauche, en échelon en arrière, c'est la division du prince Napo-
léon; à l'extrême gauche enfin, c'est le corps anglais. Les premiers
et les deuxièmes plans sont remplis par les fantassins et les artil-
LA PEINTURE DE BATAILLES. 887
leurs de Bosquet. Le général , qui a pour tout état-major un officier
d'ordonnance et un porte-fanion, franchit l'Aima à gué. Autour du
cheval de Bosquet, en avant, en arrière, se presse, dans le lit de
la rivière, une foule de turcos, avec de l'eau jusqu'à mi-jambe, se
poussant pour suivre leurs tambours et leurs clairons qui, déjà par-
venus sur l'autre rive, se dirigent du côté des Russes. Un clairon
s'est arrêté mie minute pour prendre de l'eau. Agenouillé et la main
gauche appuyée à terre, il remplit son bidon à la petite rivière. Der-
rière le groupe des tambours , vus de dos , une des batteries du
commandant Barrai, dont la silhouette se détache au-dessus d'un
caisson, commence à gravir les premières pentes des hauteurs. On
voit que ce n'est pas sans peine que s'accomplit ce tour de force.
Les chevaux tirent de toute leur vigueur, les conducteurs fouettent
à tour de bras, les servans de pièces, aidés par les tambours algé-
riens, poussent énergiquement à la roue. Les premières pièces d'une
autre batterie, engagées dans le cours d'eau, suivent le mouvement.
A l'extrême droite, au troisième plan, les têtes de colonne des
zouaves escaladent des hauteurs presque à pic. Sur la rive gauche
de l'Aima, les régimens de ligne de la brigade d'Autemarre se met-
tent en marche pour seconder les zouaves.
L'aspect un peu panoramatique que donnent à cette œuvre la
composition en amphithéâtre et les fonds presque vides ne lui re-
tire pas son caractère de tableau. Il n'y a pas à la vérité de groupe
principal, mais les masses du premier plan, bien liées ensemble,
forment comme un seul groupe où le regard se porte naturelle-
ment. La composition est excellente, les attitudes des figures natu-
relles et animées, l'ensemble de l'œuvre enfin a de l'effet par le
mouvement, l'entrain, le pittoresque; mais l'exécution est pauvre,
sans accent, sans vigueur. Elle n'a ni la fougue, ni le premier jet,
ni l'énergie grâce auxquels on est porté à pardonner les négligences
et les incorrections; elle n'a pas non plus la fermeté de touche, la
recherche de la ligne, la perfection du modelé, qu'on admire dans
les œuvres où le génie s'est armé de patience. La couleur générale-
ment terne et noire, sauf dans les fonds très légers et très aériens, a
parfois d« blessantes crudités. Le groupe des tambours de turcos est
loin d'être harmonieux. Le cheval du général Bosquet et celui de
son aide-de-camp ont le premier des tons d'acajou, le second des
tons de palissandre qui appartiennent plus à l'ébénisterie qu'à la
peinture. Les esquisses de Pils sont supérieures à ses tableaux,
€elle de la Bataille de l'Aima est d'une tonalité plus fraîche et
plus imprévue; il y a plus d'énergie et plus d'entrain encore dans
les artilleurs qui poussent le canon, plus de furia dans les zouaves
qui escaladent les hauteurs. Il a fait aussi, pour sa Rêceplion des
REVUE DES DEUX MONDES.
chefs arabes, dont on se rappelle le détestable coloris, et qu'on a
sagement agi en n'exposant pas, une esquisse pleine de feu, de
mouvement et de couleur qu'aurait pu signer Delacroix. La main
manquait à ce travailleur opiniâtre, qui, couché six mois par an
pendant toute sa vie sur son lit de poitrinaire, travaillait le reste
du temps avec un acharnement admirable, faisant pour le moindre
tableau des esquisses par dizaines et des études par centaines.
Une heure, — un siècle à notre époque où la réputation est
comme un château de cartes qui s'élève et s'écroule avec une égale
rapidité, — Pils passa comme un grand peintre. On ne parlait alors
que de la Bataille de l'Aima, du Débarquement, des Zouaves; mais
l'opinion publique, qui s'égare facilement dans l'enthousiasme, a de
cruels reviremens. Pils, d'ailleurs de plus en plus souffrant, eut le
malheur de se faire oublier six ans. Devant la Réception des chefs
arabes , en 1867, on ne se souvint du peintre de l'Aima que pour
constater sa décadence. Découragé, miné par la maladie, Pils en-
treprit d'autres travaux. Il était presque humilié de s'entendre ap-
peler sans cesse « peintre de soldats. » Il voulut consacrer les der-
nières années de sa vie de souffrances à une œuvre qui le classât
parmi les peintres d'histoire. Il se rappela qu'il avait été prix de
Rome, qu'il avait tout comme un autre fait des études d'après le
nu et d'après l'antique. Il accepta de décorer l'escalier de l'Opéra.
Pils se trompait: il n'était pas né pour la grande peinture mytholo-
gique. Il pouvait bien faire escalader par ses zouaves les crêtes de
l'Aima, mais les cimes de l'Olympe ne se prennent pas d'assaut.
Ses figures étaient trop lourdes de formes pour qu'elles pussent se
soutenir sur les nuages dorés du ciel homérique. Ses qualités de
vie, de mouvement, de pittoresque, son vif sentiment du type mili-
taire moderne qui est la caractéristique de son talent, n'allaient
plus que lui nuire. Pour réussir dans ce nouveau genre, il fallait
qu'il se transformât, qu'il devînt un autre peintre. C'est ce qu'il
fit. La métamorphose lui fat funeste. Il était Isidore Pils, il ne fut
plus qu'un peintre comme il y en a tant, habile, ingénieux, expé-
rimenté, mais dénué d'originalité, de puissance, de noblesse. Heu-
reusement pour ce vaillant artiste, on aura vite oublié les peintures
de l'Opéra, les Chefs arabes, le Jeudi-saint, et on se souviendra
du peintre de VAlma, ce nom qui affligeait tant Pils, et le seul ce-
pendant qui pourra le faire connaître à la postérité.
Cet aveuglement de Pils, dédaignant son plus beau titre de cé-
lébrité, méconnaissant son tempérament de peintre et abandonnant
le genre où il s'était fait une juste réputation pour chercher ailleurs
un insuccès mérité, n'est pas unique dans l'histoire de l'art. Gros,
vaincu par les conseils de son ancien maître David qui du fond de
LA PEINTURE DE BATAILLES. 8S9
l'exil lui écrivait « d'abandonner les sujets futiles et les tableaux de
circonstance pour faire enliti de beaux tableaux d'histoire, » Gros ne
fit-il pas aussi des décorations allégoriques, et ce fameux tableau
di! Hercule et Dlomède dont les violentes critiques poussèrent au sui-
cide le peintre immortel des Pestiférés.
D'après la rapide revue des peintres et des peintures de batailles
que le iS07 de Meissonier et l'exposition des œuvres de Pils nous
ont entraîné à faire, il semble que tous les tableaux de ce genre
peuvent se diviser en quatre principaux groupes : les batailles ty-
piques et généralisatrices , celles de Michel -Ange, du Vinci, de
Salvator Rosa ; les batailles stratégiques, celles de Carie Vernet
d'Eugène Lami, de Durand Brager et de l'aquarelliste Jung; les ba-
tailles officielles, celles de Van der Meulen, de Parrocel, de Gérard;
enfin les batailles épisodiques, celles de Charlet et de la jeune
école contemporaine. Pour réaliser l'idéal qu'on se fait d'un tableau
de batailles, ne faudrait-il pas que ce tableau participât à la fois
de ces quatre styles, qu'il fût épique et mouvementé comme la
Bataille d'Anghiari, précis comme la Bataille de Marengo, exact
comme le Passage du Rhin, vrai comme le Combat sur une voie
ferrée? Raphaël, Gros, Delacroix ont plus ou moins atteint à cet
idéal. En résumé, un tableau doit représenter la bataille dans son
caractère général de lutte, de tuerie et d'horreur, mais il doit aussi
représenter une bataille déterminée. Pour cela, le peintre a à gar-
der, malgré la confusion des mêlées corps à corps, un certain ordre
qui fasse comprendre la marche et le but de l'action]; il a à choisir
dans les différentes péripéties de la bataille qu'il veut peindre celle
qui est restée légendaire ou qui a décidé de la victoire : l'attaque
désespérée de la colonne anglaise par la maison du roi à Fontenoi,
la charge des cuirassiers à la Moskowa, la dernière défense de la
garde à Waterloo, la charge de la cavalerie anglaise à Balaklava.
Enfin, si le chef d'armée a été dans l'action même, comme Alexandre
au Granique, César à Gergovie, François I" à Marignan, Henri IV à
Ivry, Bonaparte à Arcole, Napoléon à Arcis-sur-Aube, le peintre
doit le mettre dans le tableau. Sinon, il doit lui préférer le véri-
table héros des batailles : le soldat.
Henry Houssaye.
LES
PRINCES COLONISATEURS
DE LA PRUSSE
II.
FRÉDÉRIC LE GRAND (1).
HohenzolUrnsche Colonisalionen, von D' Max. Beheim-Schwarzbach, Leipzig 1874.
I.
Le règne de Frédéric le Grand ouwe une période nouvelle dans
l'histoire des princes colonisateurs de la Prusse. Frédéric ne se con-
tente pas en effet, comme le grand-électeur, comme les rois Frédé-
ric I" et Frédéric-Guillaume P'', de mettre à profit des circonstances
extraordinaires pour acquérir de nouveaux sujets : c'est en vertu
d'un plan arrêté d'avance qu'il provoque une immigration régulière
dans ses états. Disciple de l'école physiocratique , qui eut au
xviii* siècle tant d'illustres adeptes, il professe que « les paysans
sont les pères nourriciers de la société, » et, pour en accroître le
nombre dans ses provinces , il fait d'extraordinaires efforts , com-
mencés au début de son règne et poursuivis jusqu'à la dernière
minute de sa vie. Avec lui, la colonisation devient une pure affaire
économique; aussi ne se met-il pas, comme ses devanciers, en frais
de zèle religieux et d'hypocrisie; on ne trouverait dans ses lettres,
(1) Voyez la Revtis du 15 décembre 1875.
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 891
billets et notes marginales, aucune métaphore biblique : ses états
sont, non point une terre promise, mais une terre en cours d'ex-
ploitation, et, comme il sait à un denier près le prix de revient d'un
colon, pas une fois il ne parle de grâces spéciales octroyées par Dieu
à la royale maison de Brandebourg. Certes ses prédécesseurs avaient
beaucoup fait pour la colonisation de la monarchie, mais ils lui
avaient laissé beaucoup à faire. A son avènement, Frédéric régnait
sur un état de 21Zi5 milles carrés, habités par environ 2,500,000 su-
jets; or la seule province de Brandebourg, dont la superficie ne me-
sure que73i milles carrés, compte aujourd'hui 2,900,000 habitans!
Il restait donc beaucoup de vides à remplir dans les anciennes pixD-
vinces, et dans les nouvelles, dans la Silésie et la Prusse occidentale,
ces conquêtes de Frédéric; la population était si insuffisante et l'élé-
ment slave si considérable qu'il fallait une large infusion de sang
germanique. Enfin la guerre de la succession d'Autriche et celle de
sept ans, se jetant au travers des efforts de Frédéric, décimèrent ses
sujets et le forcèrent à redoubler de peine pour guérir les maux
dont il avait été le témoin , en même temps que pour achever
l'œuvre commencée par ses ancêtres.
Frédéric voulut que la colonisation devint une branche spéciale
de l'administration prussienne, comme la levée de l'impôt ou de
la milice. Les chambres des diverses provinces, sorte de directoires
administratifs, durent se rendre compte des besoins de leurs pays
respectifs, faire le relevé des maisons inoccupées, des terrains aban-
donnés, évaluer le nombre de colons qui pouvaient être établis
dans leur ressort, et classer avec méthode ces renseignemens dans
des tableaux à plusieurs colonnes, dont le roi lui-même avait donné
le modèle et qu'il examinait de fort près, car il surveillait à tous
moniens les chambres provinciales. On trouve mille traces de son
intervention personnelle : que de promesses signées de son nom;
mais que de menaces aussi! Il fallait stimuler le zèle de fonction-
naires déjà surchargés par la besogne d'une administration bureau-
cratique, et qui se voyaient par surcroît obligés de chercher des
colons, de veiller à leur transport, de les établir, et de trouver les
ressources nécessaires pour payer la dépense, car, si le roi consen-
tait à les aider, comme il fit souvent, d'une main très généreuse,
il voulait qu'à l'ordinaire les frais de la colonisation demeurassent
à la charge des provinces qui en devaient profiter. Bien des de-
mandes d'argent sont impitoyablement repoussées par lui, « Je n'ai
pas le sou, » écrit-il en marge, ou bien : « Je suis pauvre comme
Job, » ou bien encore : « J'ai aujourd'hui mal à l'oreille et je n'en-
tends pas bien ce que vous voulez dire. » Cependant il voulait être
servi à point nommé. L'infatigable activité de ce novateur déconcer-
tait des gens habitués à la régularité d'un travail routinier. Comme
892 REVUE DES DEUX MONDES.
le neuf paraissait mauvais à ces vieux serviteurs , ils faisaient les
plus respectueuses observations où revenaient sans cesse les mots
« inutile » et « impossible, » qui ne plaisaient point à Frédéric. Des
représentations véhémentes et des châtimens bien appliqués vinrent
à bout de la résistance ouverte ou cachée. C'est avec une véritable
indignation que le roi parle des récalcitrans : il les traite d'indivi-
dus H méchans et sans conscience; » il les accuse d'avoir fait entre
eux « une entente infernale pour maltraiter les colons qu'il appelle
dans sa patriotique sollicitude; » il leur enjoint de cesser tout de
suite une « conduite honteuse, impie et nuisible au pays. » Quand
un prince comme Frédéric parlait un pareil langage, il ne restait
plus qu'à obéir : c'est ce qu'on fit, et tel qui au fond de l'âme pes-
tait contre les ordres du prince se fit gourmander pour des excès de
zèle commis en les exécutant.
Les colons eux-mêmes causaient au roi de graves embarras. Il
en arrivait de tous les pays du monde. Ce n'étaient plus, comme
jadis, presque tous de graves et pieux réformés conduits par leur
conscience, et si exacts serviteurs de Dieu qu'ils devenaient tout de
suite les serviteurs du roi. Les chambres provinciales n'avaient pas
tort de se plaindre qu'il y eût parmi eux des aventuriers. Plus d'un
ne se fit pas scrupule d'exploiter malhonnêtement le bon vouloir
du souverain. On en signala qui s'étaient fait payer à deux reprises
les frais de voyage, ou qui plusieurs fois étaient sortis du royaume
pour y rentrer et toucher chaque fois la prime d'arrivée. D'autres
croyaient tout naïvement que leur présence suffisait au roi, et que
celui-ci n'avait rien à leur demander, si ce n'est des enfans. « Voici
la moisson mûrej disaient-ils aux inspecteurs ; qui est-ce qui va la
couper? » Ils s'estimaient des manières de personnages, et, quand
ils étaient mécontens, ils menaçaient de s'en aller, en donnant, si je
puis dire, leur démission de colons. Un jour l'un d'eux, des plus
favorisés, eut l'audace de dire au roi en pleine figure qu'il al-
lait, avec sa famille, chercher un pays où il fît meilleur à vivre.
« Tu as cent fois raison, mon ami, repartit Frédéric; moi qui te
parle, si je connaissais un endroit où je fusse mieux qu'ici, j'irais
bien aussi. » Pourtant les désertions l'exaspéraient; mais c'est aux
chambres provinciales qu'il les imputait. En vain cherchaient-elles
à lui représenter que les déserteurs étaient des ivrognes , et leur
départ un débarras : il se fâchait tout rouge, prescrivait un redou-
blement de surveillance, des revues deux fois la semaine. On lui
proposa d'exiger des colons le serment de demeurer; il est inutile,
répondit-il, de multiplier les sermens, car on en viole déjà bien
assez. Il recourut pour empêcher ces sortes d'évasions à un moyen
plus sûr en forçant les magistrats du lieu à payer l'argent dépensé
pour les fugitifs. Il accordait volontiers à ceux qui se répandaient
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE, 893
en plaintes sur le caractère des étrangers que « la première géné-
ration ne vaut pas toujours grand'chose ; » mais il travaillait pour
l'avenir et voulait que tout le monde patientât comme lui, jusqu'à
ce que la discipline prussienne eût fait son œuvre.
Pour aider les chambres provinciales dans le recrutement des co-
lons, Frédéric établit deux agences spéciales, l'une à Francfort-sur-
le-Mein, pour l'Allemagne du sud, l'autre à Hambourg pour l'Alle-
magne du nord : la dernière était chargée d'arrêter au passage les
émigrans qui se disposaient à s'embarquer pour l'Amérique. Toutes
les deux faisaient des annonces dans les journaux, ou bien elles en-
voyaient dans les pays où ces annonces étaient interdites des mes-
sagers spéciaux, qui faisaient de la propagande occulte. Le recru-
teur gagnait, comme on dit en allemand, une « douceur » par tête
de recruté : c'étaient trois thaler pour un maître ouvrier céliba-
taire, cinq thaler pour un maître ouvrier marié. Cette industrie
avait sa belle et sa morte saison. « Voici le printemps, écrit à Fré-
déric l'agent de Francfort; le temps est bon pour chercher des co-
lons; » mais pour que les affaires marchassent à souhait il fallait
que quelque calamité s'abattît sur les pays circonvoisins. Frédéric
n'en a pas laissé passer une sans en tirer quelque profit. La persé-
cution religieuse sévit-elle en plein xviii^ siècle, comme en Saxe,
comme en Autriche, où l'on signale en 1752 des emprisonnemens
et des transportations d'hérétiques, comme en Pologne, où la no-
blesse, élevée par les jésuites, ajoute l'intolérance aux maux dont ce
pays allait mourir, aussitôt le roi de Prusse intervient ofTicielle-
ment auprès des gouvernemens, officieusement auprès des persécu-
tés. Pour attirer ces derniers, aucun moyen n'est omis, si petit
qu'il soit. En 17A2, on mande de Glogau à Frédéric, que « le mo-
ment est opportun pour faire profiter laSilésie des persécutions dont
souffrent les pays voisins. » Qu'il plaise seulement au roi de faire
bâtir dans deux villages, à la frontière de Pologne et à celle de Bo-
hême, deux églises protestantes où le service divin soit célébré en
polonais et en bohémien; cela fera venir un grand nombre de co-
lons de Silésie et en outre tous les dimanches environ sept mille
personnes qui « par la consommation qu'elles feront de bière et
d'eau-de-vie apporteront de l'argent dans le pays. » Les églises ne
coûteront pas cher; il suffira qu'elles soient très simples, et même
« il est inutile d'y mettre des portes. » Ne voit-on pas bien dans
ces détails l'ingénieuse parcimonie d'une petite maison qui veut
devenir grande? Mais le meilleur moyen d'attirer des persécutés,
c'était de continuer l'heureuse politique des Hohenzollern. Frédéric
n'y manqua point, lui qui voulait que dans ses états chacun gagnât
le paradis à sa manière, et il prouva même sa tolérance d'une façon
fort originale : à côté de tous ces persécutés, qui pour la plupart
894 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient des victimes du zèle des jésuites, il fit place un beau jour,
•quand ils eurent été chassés des états catholiques, aux jésuites eux-
mêmes.
La persécution religieuse n'était pas le seul fléau qui vint en
aide aux agensde la Prusse. En 17A7, la Bohême est en proie à une
terrible famine : rapport en est fait aussitôt à Frédéric, qui s'apitoie
sur la (c mauvaise qualité du pain » mangé par les pauvres Bohé-
miens, et qui espère que « ses sujets profiteront de la circonstance
et réfléchiront aux moyens d'attirer chez eux » quelques-uns des
affamés. En 1767, la ville de Lissa, pour la troisième fois depuis
un siècle, est détruite par un incendie. « N'y a-t-il pas quelque chose
à faire?» écrit-on à Frédéric. Le roi, sans tarder, publie en alle-
mand et en polonais une patente où, après quelques mots de con-
doléance sur le malheur qui a frappé la pauvre ville, il déclare
avoir entendu dire que plusieurs victimes du sinistre « laissaient
voir de l'inclination à venir s'établir en Silésie, » et fait l'habi-
tuelle énumération des privilèges qui les attendent. Le mauvais
gouvernement de la Pologne, où se perpétue l'anarchie, et de cer-
tains petits états, comme le Mecklembourg, où des potentats sans
budget se ruinent à imiter la cour de Louis XIV, tout est prétexte
à Frédéric pour débaucher les sujets de ses voisins. Ceux-ci se
plaignent les uns après les autres. L'électeur de Saxe, un des plus
éprouvés, écrit au roi de Prusse que « sa manière d'agir est con-
traire à toutes les règles du bon voisinage , » et qu'il espère la voir
bientôt cesser : cette espérance fut trompée, car les agens reçu-
rent seulement l'ordre d'agir avec une plus grande prudence. Une
lettre de Frédéric à son représentant près de la cour de Vienne
trace de point en point la ligne de conduite qu'un habile homme,
bien pénétré des intentions de son maître, doit tenir en pays
étranger pour pratiquer l'embauchage des colons, tout en gardant
l'honnêteté des apparences. « Vous aurez soin de mettre en cir-
culation les édits que je vous envoie, mais de la bonne façon et
sans que vous ayez l'air de vous y intéresser. Si vous apprenez
qu'une ou plusieurs familles ayant quelque avoir montrent du pen-
chant à venir s'établir dans nos états, vous devez les fortifier de
votre mieux dans leurs résolutions. Si elles signalent quelques
desiderata, faites-m'en tout de suite un rapport bien détaillé. Soyez
assuré de mes bonnes grâces spéciales pour vos efforts; mais met-
tez dans toute cette affaire de si grands ménagemens qu'on ne
puisse jamais vous reprocher d'induire des sujets à quitter leur
maître. » Il paraît que ces conseils étaient bien suivis, et que les
souverains ne savaient pas mettre la main sur les recruteurs de
Frédéric. Ils multiplient les édits contre « le crime de l'émigra-
tion, » et l'on en trouve où perce de la fureur contre les « émis-
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 895
saires et négociateurs d'émigration, » qui devront être « appré-
hendés au cou sur 1& moindre soupçon, et, suivant la gravité des
circonstances, punis de diverses peines corporelles, même de la
miort. » Rien n'y fit. Quand Frédéric avait un intérêt momentané
à ménager un prince , il modérait le zèle des recruteurs , mais
il était d'une parfaite indilTérence pour ceux dont il n'avait rien
à craindre ni à espérer. Sa conduite en Pologne fut odieuse; il
tirait de ce malheui'eux pays tout. ce qu'il y pouvait trouver d'ou-
vriers habiles ou laborieux : c'étaient pour la plupart des Allemands
entre les mains desquels était presque toute l'industrie des grandes
villes. Les agens prussiens n'y mettaient point de vergogne : « Je
fais marcher l'émigration grand train, » écrivait Fun d'eux à Fré-
déric; mais il arriva que plusieurs seigneurs s'opposèrent au dé-
part des immigrans. La Prusse était encore en paix avec la Pologne :
c'était au mois d'avril 1769^; le roi fit pourtant partir trois régi-
mens. Cette petite armée , sous prétexte d'aller au-devant d'un
convoi de chevaux de remonte, s'avança jusqu'à Posen, et ramena
dans ses rangs les fugitifs, après avoir tué ou dispersé une poignée
de Polonais qui avaient cherché à lui disputer le passage d'un pont.
Ainsi ce n'était pas assez que les calamités de toute sorte dont étaient
affligés les pays voisins enrichissent la Prusse, comme la peste a en-
richit le noir Achéron. » Quand les sinistres auxiliaires de la propa-
gande prussienne venaient à manquer, Frédéric ne reculait pas
devant ces interventions à main armée qui ressemblent fort à du
brigandage.
IL
Les colons recrutés par ces moyens divers furent répartis entre
les provinces de la monarchie prussienne. Parmi les anciennes, la
Lithuanie et la Prusse orientale en reçurent au moins 15,000; la
province de Magdebourg et de Halberstadt, 20,000; la Poméranie,
20, 00t> également; la Nouvelle-Marche, 2^,000; mais la plus favo-
risée fut le Brandebourg, c'est-à-dire le pays qui était immédiate-
ment placé sous le regard de Frédéric, que ce prince aimait
comme le berceau véritable de la monarchie, et dont il a voulu
écrire l'histoire de sa propre main. Dès son avènement, le roi
avait ordonné qu'on lui présentât un « exposé solide et bien tra-
vaillé, où l'on rechercherait si jadis, avant la guerre de trente ans,
il y avait dans la Marche plus et de plus grands villages qu'au-
jourd'hui, et on l'on examinerait s'il ne convenait pas d'en créer
de nouveaux et d'agrandir les anciens. » On lui répondit, qu'il y
avait en Brandebourg plus de villages qu'autrefois* que tout y était
pour le mieux, qu'on y pouvait cependant trouver place encore pour
896 REVUE DES DEUX MONDES.
111 familles, représentant 555 personnes : Frédéric approuva fort la
conclusion; il remercia les auteurs du travail, et, de 1740 à 1756,
il trouva place en Brandebourg pour 50,000 colons ! Il est vrai que
des marécages avaient été desséchés, les bords humides et malsains
des rivières assainis et fertilisés; le bétail paissait et les paysans
moissonnaient en des endroits où l'on n'avait vu, de mémoire
d'homme, ni bêtes, ni gens; la population des villes s'accroissait
énormément, car Berlin, si misérable avec ses 6,000 habitans, au
temps dii grand-électeur, et qui n'en avait encore que 68,931 à l'a-
vénement de Frédéric, en comptait quinze ans après 100,336, c'est-
à-dire près de 32,000 de plus! C'est au milieu de cette croissante
prospérité qu'éclata la guerre de sept ans. Toute la monarchie fut
couverte de ruines, et le Brandebourg très éprouvé; mais à quoi
bon peindre encore une fois la désolation de cette province? On y
retrouverait les misères que nous avons dépeintes en parlant de la
guerre de trente ans , car peu de pays au monde ont, dans le cours
d'une plus laborieuse existence, essuyé plus d'orages que ce pays
de Prusse! Frédéric voulut mesurer l'étendue du désastre pour y
proportionner son effort : il apprit que la population avait décru de
66,8A0 âmes, et il se mit à l'œuvre; il y apporta une telle énergie,
déclara si nettement aux faiseurs de remontrances qu'il donnait des
ordres et ne recevait pas de conseils, aux récalcitrans qu'il irait
jusqu'au bout de ses desseins, « dussent les gens crier jusqu'au
dernier jour, » qu'en 1778 le mal était plus que réparé. La popula-
tion du Brandebourg a gagné, pendant le seul règne de Frédéric,
207,000 âmes. 11 faut tenir compte de l'accroissement normal qui
vient du surcroît des naissances et ne pas oublier qu'un assez grand
nombre d'étrangers s'établirent dans la Marche sans être des colons
proprement dits ; mais une appréciation modérée porte le nombre
de ces derniers au moins à 100,000 !
Pour se rendre un compte exact de la prodigieuse activité du roi
de Prusse, il faudrait faire, par le menu, l'histoire de la colonisa-
tion dans chaque province; mais on risquerait de se perdre dans la
quantité infinie des détails. On ne peut pourtant parler si briève-
ment de la Silésie, car ici Frédéric n'a pas voulu seulement aug-
menter le nombre des habitans et accroître la richesse publique au
profit de son armée et de son trésor. Il s'agissait de rendre prus-
sienne une province dont l'acquisition fut la plus importante de son
règne.
Située sur le revers septentrional des Carpathes, s'étendant entre
la Bohême et la Pologne, la Silésie, pays slave, avait été, au moyen
âge, rattachée à l'un et à l'autre des deux royaumes slaves, et elle
était entrée en t526 dans les domaines de la maison d'Autriche,
quand les Habsbourg devinrent rois de Bohême. Gomme les desti-
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 897
nées de l'Allemagne auraient été changées, si l'Autriche, au lieu de
s'éprendre d'une ambition cosmopolite, de combattre pour des pos-
sessions espagnoles, italiennes, néerlandaises, hongroises, d'égarer
sa politique et d'épuiser ses forces sur ce trop vaste échiquier, s'é-
tait appliquée à fonder solidement sa domination sur la Bohême et
sur la Silésie! L'élément germanique y était assez fort déjà pour
îja'elle pût consommer dans la haute vallée de l'Elbe et de l'Oder
l'œuvre d'assimilation que les margraves de Brandebourg ont me-
née à si bonne fin sur le cours inférieur de ces deux fleuves, slaves
jadis, allemands aujourd'hui. Une fois les Habsbourg fortement
établis dans toute la région sud-est de l'Allemagne, aucune puis-
sance n'eût été capable d'arrêter leurs progrès à l'ouest ; la Prusse
ne les eût pas empêchés, comme elle fit en 1779, d'annexer la Ba-
vière, car la Prusse ne fût pas devenue grande puissance : la Si-
lésie, avant-garde de l'Autriche dans la Basse-Allemagne, attachée
au flanc du Brandebourg, poussant sa pointe septentrionale entre
Berlin et Posen , rendait impossible tout développement ultérieur
de la monarchie prussienne vers l'Orient.
C'est pour toutes ces raisons que, l'année même de son avène-
ment, à la nouvelle que la mort de Charles VI ouvrait la succession
d'Autriche, Frédéric, sautant à bas du lit où le retenait la fièvre,
rassembla ses troupes et, laissant ses ministres arranger des men-
songes diplomatiques, conquit en quelques mois une province de
600 milles carrés, habitée par 1,200,000 habitans : il augmentait
ainsi d'un tiers l'étendue de ses états et le nombre de ses sujets.
Aussitôt commença dans toute la province un merveilleux travail.
Le premier soin de Frédéric fut de se fortifier dans sa conquête ; il
avait trouvé les forteresses dans un état complet de délabrement :
en peu de temps, il les mit en état de défense. La province reçut un
gouverneur particulier directement placé sous les ordres du roi.
Une sage administration financière éleva les impôts sans provoquer
de réclamation, parce que la charge en fut mieux répartie. D'ail-
leurs l'argent, au lieu d'être chaque année transporté au château
impérial de Vienne, restait dans le pays pour être employé à sa dé-
fense et à des améliorations de toute espèce : sur 3,300,000 ihaler,
Frédéric n'en réclama que 17,000 pour lui. L'afiranchissement in-
tellectuel de la Silésie commença au lendemain de la conquête. On
n'y pouvait guère lire auparavant, tant était longue la liste des livres
interdits par la censure de Vienne, qui se montrait plus sévère même
que la congrégation romaine de V Index: des ballots de livres en-
vahirent la province, et les Silésiens n'en purent croire leurs yeux
en lisant des brochures où étaient critiqués, souvent avec hardiesse,
les actes mêmes de leur nouveau souverain. Les haines religieuses
TOME xiii. — 1876. 57
808 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient vives entre les deux confessions qui se trouvaient en pré-
sence, et les protestans, longtemps opprimés, croyaient le moment
venu de la revanche; mais Frédéric ménagea les catholiques. Tout
en réduisant le nombre des jours fériés, qui étaient fort nombreux
et qui causaient une perte de travail qu'un contemporain évalue à
5,100,000 journées pour dix fêtes et deux pèlerinages, il traita le
clergé catholique avec beaucoup d'égards, laissant même, par un
privilège inoui dans ses états, le droit de battre monnaie au prince-
évêque de Breslau. Il ne toléra aucune atteinte à la liberté de con-
science. Dn jour, c'était au lendemain de la bataille de Striegau, —
comme il se trouvait à Landshut, — 2,000 paysans vinrent le trou-
ver, et, l'entourant, lui demandèrent de leur accorder seulement « la
très gracieuse permission de mettre à mort tous les catholiques des
environs. » Le roi philosophe eut alors une inspiration subite. « Ai-
mez vos ennemis, s'écria-t-il, bénissez ceux qui vous maudissent,
rendez le bien pour le mal, priez pour ceux qui vous insultent et
vous persécutent, si vous voulez être les véritables fils de mon
Père qui est au ciel. » Les paysans, qui ne s'attendaient pas à cette
réédition du sermon sur la montagne, se retirèrent plus calmes et
très édifiés.
Cependant l'immigration avait commencé. D'abord était arrivée
l'armée des fonctionnaires prussiens : les commis d'octroi, pour la
plupart anciens sous -officiers invalides, que l'on voyait assis et
fumant à la porte des villes , assidus au poste de l'aube à la nuit,
malgré la médiocrité de leur salaire, — les percepteurs, gardiens
fidèles du coffre de bois où ils enfermaient leurs recettes, et qui
était le seul ornement de leur modeste bureau. Raides, ponctuels,
incorruptibles, ils donnèrent aux Silésiens une haute idée de l'état
qui avait de si zélés serviteurs. En même temps qu'eux étaient arrivés
les soldats prussiens. L'Autriche n'entretenait que 2,000 hommes
dans la province : Frédéric en mit 40,000. Équipés, exercés comme
s'ils étaient toujours à la veille d'entrer en campagne, disciplinés à
la prussienne, ils firent faire aux habitans, accoutumés à voir les
troupes autrichiennes s'endormir dans la vie de garnison, des com-
paraisons qui n'étaient pas à l'avantage des dernières. La Prusse
avait à peine pris possession de sa conquête, et déjà ses nouveaux
sujets sentaient que c'était pour l'éternité.
A leur tour arrivèrent les colons. Frédéric avait refusé de s'oc-
cuper de colonisation la première année. « D'abord les forteresses!
avait-il dit; il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts ! »
Le roi de Prusse avait alors d'excellentes raisons pour ne pas faire
double dépense : il lui restait, après la conquête de la Silésie,
150,000 thaler pour tout avoir; mais, dès qu'il put disposer de
quelques ressources, il les mit au service de son idée favorite.
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 899
L'état de la province était lamentable. Telle avait été l'incurie de
l'administration autrichienne qu'on trouvait en cent endroits la
trace de ruines accumulées, un siècle auparavant, par la guerre de
trente ans : dans les campagnes, des fermes abandonnées, dans les
villes des quartiers rainés, portant sur les murs noircis des mai-
sons la marque de l'incendie. L'année même de la paix de Dresde,
deux édits royaux appelèrent des colons, et bientôt les villages de
la montagne se peuplèrent de fileurs qui blanchirent leurs toiles à
l'eau des rivières, et les jours de marché remplirent les places de
petites villes comme Hirschberg, Landshut, Waldenburg, dont la
prospérité s'accrut tous les jours. En 1759 et en 1762, de nouveaux
édits spécialement appliqués à la Silésie provoquèrent une immi-
gration en masse.
Ici comme en Brandebourg, le travail fut interrompu par la guerre
de sept ans , si glorieusement soutenue par Frédéric , précisément
pour la défense de cette province que la reine de Hongrie ne pou-
vait se consoler d'avoir perdue. On sait que Marie -Thérèse aimait
la Silésie au point qu'elle ne pouvait retenir ses larmes à la vue
d'un Silésien ! Frédéric aimait aussi cette province, non point de
cette sentimentale affection, mais de l'ardent amour d'un avare qui
a conquis un trésor sans prix et qui a tremblé un moment qu'on ne
l'arrachât de ses mains. Dès qu'il fut hors d'inquiétude, il se remit
à l'ouvrage. Prix de la victoire, la Silésie avait été le théâtre prin-
cipal de la guerre; c'est-à-dire qu'elle en était sortie méconnais-
sable. Pour de si grands maux, Frédéric voulut de grands remèdes.
Il alla visiter, comme il disait, « l'enfant qui lui était né dans la
douleur. )> Rien ne put échapper à cet œil largement ouvert, à la fois
énergique et lucide, qui voulait tout voir, et, par un don de nature,
voyait toutes choses. Le roi devinait pour ainsi dire la qualité des
terrains, comme eût fait l'agriculteur le plus exercé. Sa correspon-
dance avec le gouverneur de la Silésie semble celle d'un grand
propriétaire avec son régisseur. « Voyez un peu, écrit-il un jour,
s'il n'y a pas lieu d'entreprendre des travaux considérables et qui
promettent un bon revenu, comme desséchemens de marais... Je
crois être sûr qu'il y a quelque chose à faire, par exemple à Oppeln
et dans les environs. — Il n'y a rien à faire, répond le gouverneur:
le sol est tourbeux; on n'y trouverait pas de quoi nourrir un colon.
— Pensez-y tout de même, réplique le roi, et tenez en réserve l'ar-
gent nécessaire. » L'année suivante, nouvelle objurgation au gou-
verneur, nouvelles doléances de celui-ci sur la mauvaise nature du
sol. (c Donnez-vous donc la peine, écrit le roi, d'examiner le terrain
soigneusement, au lieu de parler ainsi à la légère, et faites-vous
aider par des gens qui s'y connaissent. » Or il se trouva que Frédé-
ric avait raison, car l'agriculture finit par faire d'immenses con-
900 REVUE DES DEUX MONDES,
quêtes sur le sol en friche de la Silésie. Non content d'appeler des
colons sur les terres de la couronne, Frédéric résolut de persuader
aux grands seigneurs de fonder des villages sur les vastes territoires
mal exploités qu'ils possédaient. Afin de triompher de toutes les ré-
sistances, il fit lui-même la propagande de ses idées. Il y mettait
beaucoup de chaleur et il aimait à s'imaginer qu'il convainquait
tout le monde : le moindre signe d'adhésion lui suffisait pour qu'il
crût ou feignît de croire qu'on était de son avis. Un jour, étant à
Cosel, il entreprit le comte Posadowski sur la nécessité de faire dé-
fricher les forêts silésiennes par des colons. Le comte, adversaire
déclaré du projet, gardait un silence prudent, interrompu de loin
en loin par quelque « oui » timide, arraché par la politesse et par
la déférence. Frédéric n'en demanda point davantage; quelques
jours après, occupé à convaincre un autre interlocuteur, il lui dit
qu'il avait eu avec Posadowski une intéressante conversation où il
avait gagné l'approbation sans réserves du comte. Celui-ci, à qui
l'on rapporta le propos, en fut très effrayé, prévoyant que le com-
pliment royal aurait quelque suite fâcheuse; en effet, il n'attendit
pas longtemps avant de recevoir l'invitation officielle de « présenter
un rapport sur ses projets ultérieurs de colonisation. »
Quiconque voulait faire sa cour au roi bâtissait un village sur
ses terres. « Je ne puis plus servir comme soldat, écrit un vieux
gentilhomme qui quittait le service; mais je veux, comme vas-
sal, lui prouver mon zèle, car sa volonté sera pour moi jusqu'à
la tombe le plus sacré des ordres, » et il fonde une colonie. Ap-
peler des colons, c'était, pour le fermier des domaines, le moyen
de se ménager la prolongation d'un bail avantageux, pour le con-
damné, qui avait quelque forte amende à payer, celui de se li-
bérer honorablement. Un ambitieux souhaitait- il d'ajouter à son
nom quelque titre envié, de s'appeler par exemple « monsieur le
conseiller secret » : — « Créez un village, » disait Frédéric. A la fin,
quand les esprits eurent été bien préparés, il publia un édit resté
célèbre en Silésie sous le titre de « très haute déclaration , en
vertu de laquelle de nouveaux villages doivent être bâtis aux en-
droits convenables, avec une large assistance en argent comp-
tant, que sa majesté a très gracieusement résolu d'accorder aux
propriétaires de domaines. » — « C'est notre très gracieuse vo-
lonté que chacun de nos fidèles vassaux doit bâtir un ou plusieurs
villages sur ses terres, s'il se trouve en situation de le faire; » ainsi
commence l'édit, et, pour juger par lui-même si ses fidèles vassaux
étalent « en situation » de lui obéir, le roi demandait des rensei-
gnemens sur « la grandeur et la situation des forêts qui ne pou-
vaient être mises en culture que par des colons, sur les clairières
qui s'y trouvaient, sur les marais qu'il était possible de dessécher à
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 901
l'aide de rigoles, sur les étangs, sur les champs situés trop loin des
fermes pour pouvoir être commodément labourés. » Il indiquait
l'étendue minimum que devrait avoir le territoire de tout village,
pour l'établissement duquel il serait sollicité un subside, le plan
des maisons et les matériaux qu'il y fallait employer. 11 déterminait
la part contributive de l'état dans les frais d'établissement, ordon-
nait que tous les colons fussent des personnes libres, que « l'on
pensât à l'enseignement scolaire, qui est si nécessaire, » et que l'on
réservât une maison pour un « bon maître d'école; » enfin qu'on se
mît à l'œuvre sans retard, afin que l'année suivante « un nombre
appréciable de villages nouveaux » fussent déjà debout. L'effet de
cet édit fut extraordinaire. Les opposans, traqués par le gouverne-
ment de la province, se soumirent. Le roi n'épargna ni son argent
ni ses faveurs. Plusieurs fois par an, on lui envoyait le compte des
créations nouvelles ; il approuvait , félicitait , mais toujours il sti-
mulait à faire davantage. A la fin de son règne, il put constater
qu'il avait enrichi de plus de soixante mille sujets sa province de
Silésie.
Non moindre fut sa sollicitude pour la Prusse occidentale. On sait
que ce pays fut , avec l'évêché d'Ermeland et le district de la
Neize, la part de Frédéric dans le premier partage de la Pologne.
Prêt depuis longtemps à profiter de ce démembrement prémédité,
il avait envahi sans bruit ces territoires, et le rapt s'était accompli
sans qu'une goutte de sang fût versée. Trente ans avaient passé sur
la tête de Frédéric depuis qu'il avait pris possession de la Silésie;
pourtant c'est la même ardeur, la même intrépidité au travail. Il
visite, comme il dit cyniquement, « son petit morceau d'anarchie. »
H n'est que trop vrai que l'état en était navrant. « Le pays est dé-
sert et vide, dit le rapport ofiiciel sur le district de la Netze; le bé-
tail est mauvais et dégénéré, les instrumens de labour sont grossiers,
on ne connaît même pas la charrue de fer; les champs sont épuisés,
couverts d'ivraie et de pierres, les prairies tournent au marécage,
les bois sont dévastés par les tailles. Les forteresses, la plupart des
villages et des villes sont en ruines. Les habitations ne semblent
pas faites pour recevoir des hommes : ce sont de misérables huttes
de boue et de paille, construites avec le goût le plus primiiif et les
plus simples moyens. La guerre sans fin, les incendies, les pestes,
la détestable administration, ont dévasté ce pays et l'ont démora-
lisé. La classe des paysans est perdue; il n'y a point de bourgeoisie !
Les marécages et les bois sauvages prennent la place où jadis (au
temps de l'ordre teutonique), si l'on en juge d'a|)rès les cimetières
allemands, vivait une population nombreuse. » Les sombres cou-
leurs de ce tableau ne sont pas chargées; il est certain qu'un quart
au moins du territoire avait été laissé sans culture et que les villes
902 l^EVUE DES DEUX MONDES.
étaient peuplées comme des villages : Bromberg, qui a aujour-
d'hui près de 30,000 habitans, en comptait alors 800 à peine !
Pour relever ce pays misérable, Frédéric employa tous les moyens
à la fois, matériels et moraux : abolition du servage, proclamation
de l'égalité devant la loi, de la liberté de conscience, fondation
d'écoles, en même temps secours pécuniaires aux villes, prêts sans
intérêts aux nobles campagnards indigens, introduction de races
de chevaux venus de Dessau et de boucs importés d'Espagne, dis-
tribution gratuite de semences. Le pays fut divisé en petits dis-
tricts, dont chacun avait son préfet, son tribunal, sa poste, son ser-
vice de santé ; pas une ville où quelque quartier ne s'élevât du
milieu des ruines; partout on labourait, on piochait, on bâtissait.
Au bout d'un an, Frédéric écrit à Voltaire : « J'ai aboli l'esclavage,
j'ai réformé des lois barbares et j'en ai introduit de raisonnables;
j'ai ouvert un canal qui met en communication la Vistule, la Netze,
la Warta, l'Oder, l'Elbe; j'ai reconstruit des villes qui étaient rui-
nées depuis la peste de 1704, desséché vingt milles carrés de ma-
récages, introduit dans ce pays la police, dont le nom n'y était pas
même connu. » Le canal dont il est ici question fut construit avec
une rapidité prodigieuse; en seize mois il fut achevé, grâce au tra-
vail de nuit et de jour de six mille ouvriers et à une dépense de
740,000 thaler. Dans l'été de 1773, Frédéric eut la joie de voir
des bateaux chargés sur l'Oder descendre la Vistule. En même
temps, il faisait d'énormes dépenses pour protéger le pays contre le
fléau périodique des Inondations. Et déjà les colons arrivaient de
toutes parts. La chambre de la province avait reçu les instructions
les plus précises, (c Qiwd bene notandum, lit-on en marge d'un ordre
de cabinet, tout ceci doit être observé à la lettre, ou bien gare à la
chambre! Il faut que mes ordres soient exécutés ponctuellement et
tout de suite! » On obéit. Il serait fastidieux de relever ville par
ville le résultat de ces efforts. Pour ne parler que de Gulm, la mal-
heureuse ville, quand elle devint prussienne, avait conservé ses
vieilles murailles et ses vieilles églises; mais d'un grand nombre
de maisons il ne restait que les caves, béantes sur la rue, et habi-
tées par des misérables. Des quarante maisons de la place du mar-
ché, vingt-huit n'avaient plus ni fenêtres ni toits. Frédéric donna
l'argent à poignées : 2,635 thaler pour le pavage, 36,884 pour
quinze établissemens industriels, 5,106 pour réparation de maisons,
3,839 pour les bâtimens publics, 80,343 pour construction de mai-
sons bourgeoises, 11,749 pour une église et pour une école ; 73,223
pour l'établissement de colons, cordonniers, tailleurs, jardiniers,
maçons, charpentiers, drapiers, marchands, etc. Quand tout ce
monde fut en place et tous ces bâtimens debout, Frédéric put se
vanter d'avoir bâti une nouvelle ville. Quand le même travail eut
r RINCES COr.OXISATEDRS DE LA PRUSSE. 903
été fait dans tout le pays, il put se vanter d'avoir créé une province
nouvelle.
HT.
Somme toute, c'est 300^000 sujets que Frédéric II a introduits,
pendant un règne de quarante-six ans, sur les terres de la monar-
chie prussienne. Il les a répartis entre les anciennes viHes, neuf
cents villages nouveaux et plusieurs milliers d'établissernens;, tout
exprès cré s pour les colons. Qu'on se rappelle maintenant l'œuvre
de ses devanciers et qu'on l'ajoute à la sienne, on arrive à cette
conclusion qu'en 1786 presque le tiers de la population prussienne
était composé de colons ou de fils de colons établis en Prusse de-
puis le grand-électeur. Pareil fait ne se retrouverait dans l'histoire
d'aucun autre état moderne.
On sait déjà d'où sont venus, sous les prédécesseurs de Frédé-
ric, ces voyageurs en quête d'une patrie nouvelle. Pendant le règne
de Frédéric, c'est l'Allemagne qui a fourni le plus fort contingent,
et, en Allemagne, la Saxe, le Wurtemberg, le Palatinat, l'Autriche.
Hors de l'Allemagne, la Pologne a été le pays le plus exploité par
les recruteurs prussiens; mais il n'est guère de nation au monde
qui n'ait eu ses représentans parmi les colons de Frédéric. Des
Français, en très petit nombre, il est vrai, vinrent s'établir en Silé-
sie. Dans presque toutes les villes, des Italiens tenaient commerce
de (( galanterie » et de « délicatesses, » deux mots que les Alle-
mands nous ont empruntés : galanterie désigne à peu près toutes
les sortes d'ornemens, depuis la bijouterie jusqu'à la passemente-
rie, et délicatesse toute sorte de comestibles, parmi lesquels la
charcuterie. Frédéric voulut aussi attirer des Grecs, afin de nouer
par leur entremise des relations commerciales avec le Midi et avec;
l'Orient. Il chargea un agent à Venise de vanter aux Grecs qui ha-
bitaient cette ville les douceui'S de l'existence qui leur était réser-
vée en Prusse. L'agent se mit en relations avec Theocletus de Po-
lydes, prélat qui se donne le titre solennel de Orientalis ecclcsiœ
Grœcœ humilis prœlalus, abbas infulalus et ckorepiscopus Palia-
niœ eu Bardorwn in Macedonia,... etc. » Le résultat fut médiocre
d'ailleurs, et il ne vint en Silésie que quelques Constantins et quel-
ques Déinétrius. Les hôtes les plus extraordinaires de la monarchie
prussienne furent assurément les tsiganes. Frédéric voulut attacher
au sol de ses états jusqu'à ces étranges émigrés de l'Orient, qui,
continuant la vie nomade des anciens jours , erraient par troupes
nombreuses dans la Prusse orientale et en Lithuanie, détestés, mais
redoutés par les habitans. Frédéric P"" avait lancé contre eux des
édits terribles, ordonnant qu'on plantât à la frontière des potences
90Zi REVUE DES DEUX MONDES.
avec cette inscription : châtiment de la canaille tsigane , hommes
et femmes, qu'à leur approche les milices fussent convoquées parla
cloche d'alarme; mais les tsiganes revenaient toujours, enhardis
par la peur que faisait aux autorités prussiennes leur réputation de
sorciers. Frédéric II, qui avait d'abord renouvelé contre eux les
menaces de son père, finit par se demander s'il n'y avait rien à
faire de ces vagabonds. Il s'en servit d'abord à l'armée comme
espions; il les fit ramasseurs de chiffons pour ses fabriques de pa-
pier, et il finit par en établir dans différens endroits quelques colo-
nies dont on reconnaît aujourd'hui encore les descendans à leurs
traits, à leurs mœurs de saltimbanques et de musiciens ambulans, à
l'habitude de voler, qui a persisté surtout chez les femmes, victimes
d'un atavisme séculaire.
C'est donc une mosaïque, patiemment et savamment composée,
que la population prussienne au temps de Frédéric; les pièces en
sont encore distinctes, bien que le temps en ait terni et quelque
peu confondu les couleurs. Pour ne parler que des principaux
groupes d'immigrans, on reconnaît encore dans la Prusse orientale,
à de certaines particularités du langage et du vêtement, au souve-
nir qu'ils ont gardé de leurs ancêtres, aux chansons et aux contes
du foyer, les descendans des Salzbourgeois. Dans la Prusse occi-
dentale, on retrouve d'un coup d'oeil les Souabes qu'y a fait venir
Frédéric II; leurs cheveux noirs et leurs yeux de couleur foncée,
leur taille svelte font contraste avec les têtes blondes, les yeux
bleus, l'épaisseur des gens du nord. Ils ont plus que ceux-ci l'es-
prit d'initiative et l'entrain au travail. Ces Souabes sont arrivés
presque tous pauvres dans leur nouvelle patrie, attirés par les édits
de Frédéric, que des agens leur avaient lus sous le tilleul du village
ou dans les cabarets. Bien rares furent ceux qui partirent alors,
conduisant des chariots où ils avaient entassé tout ce qui se pou-
vait emporter, depuis les ustensiles de ménage jusqu'aux paquets
de nippes inutiles; bien rares même ceux qui poussaient devant eux
quelque maigre troupeau de porcs ou d'oies : la plupart portaient
leur fortune au bout de leur bâton. Presque tous étaient des ma-
nouvriers; mais quand, arrivés en Prusse, on leur donna des terres,
ils ne firent point de difficultés pour se transformer en laboureurs.
Tel venu pour être maçon alla, ceint du tablier de sa corporation,
ensemencer sa terre. On vit derrière la charrue de jeunes femmes
qui prenaient vaillamment la place de leurs maris morts en route.
Apres à la besogne, économes jusqu'à l'avarice, ils ont quintuplé
la valeur du sol. Leurs descendans ont gardé quelque chose de leur
humeur; ils sont plaisans avec quelque dureté, aiment à railler le
voisin au risque de l'irriter, et, comme jadis dans l'Allemagne du
Sud, ils échangent de village à village de grosses plaisanteries mé-
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 905
chantes. On dit que les femmes d'origine souabe ne résistent guère
aux tentaiions illégitimes, et que c'est encore là un souvenir de la
première patrie. Les superstitions de ces fils de colons sont celles
de la Souabe, d'où leurs pères ont rapporté leurs livres magiques
ou prophétiques, parmi lesquels V Albert le Grande ou les secrets
sympathiques et naturels de l'Egypte, dûment conservés et approu-
vés, pour bêtes et gens. Le patois souabe est demeuré la langue de
leur loyer, celle des chansons licencieuses qu'ils chantent à de cer-
taines fêtes, sur la pelouse des danses, ou devant la maison de la
bien-aimée. Le maître d'école s'irrite contre « cette affreuse langue, »
contre ce Srhwoabsch, comme il le dit en parodiant la lourde pro-
nonciation des Wurtembergeois; mais ceux-ci persistent dans leurs
habitudes, et, s'ils ont quelque secret à se dire devant des étran-
gers, ils parlent hardiment tout haut dans leur vieil idiome : le
maître d'école lui-même n'y comprend rien.
A quelques minutes de Berlin se trouve un village qui offre à la
curiosité de l'historien les plus intéressantes observations. Ce vil-
lage, qu'on appelle Rixdorf, n'a pas moins de 7,000 habitans; une
partie est habitée par des Allemands, l'autre par des Bohémiens.
Ceux-ci sont divisés en plusieurs communautés religieuses, celles
des calvinistes, des luthériens et des frères bohèmes. Reste des hus-
sites, persécutés partout, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés sur la
terre hospitalière du Brandebourg, les derniers ont conservé le
souvenir de l'ancienne patrie aussi présent que s'ils y étaient arrivés
hier. Ils vivent entre eux, formant une sorte de petite république
dont les lois morales sont sévères, car toutes sortes de plaisirs, la
danse et même le jeu de cartes, y sont interdits; contre les délin-
quans il y a une série de peines, la remontrance du pasteur, la cita-
tion devant « les anciens, » la sommation de s'amender, l'exclusion
temporaire de la table sainte, enfin l'exclusion de la communauté
même. Les frères bohèmes parlent l'allemand, et leurs pasteurs par
ordre des rois prêchent en cette langue; mais ils n'ont point oublié
le bohémien, qu'ils parlent à la maison et qui a place dans l'ensei-
gnement de l'école. C'est dans le texte bohémien qu'ils lisent la
Bible; les psaumes sont écrits et chantés dans les deux langues,
et, la nuit de îNoël , après la prière, qui est faite en allemand , on
entend tout à coup retentir le Cas rodosti, hymne bohémien à trois
strophes, dont la vieille mélodie, originale et saisissante, rem-
plit d'émotion l'âme des assistans. Longtemps les frères bohèmes
n'ont pu s'entendre avec la communauté des calvinistes, ni avec
celle des luthériens qui, elles-mêmes, ne s'accordaient pas entre
elles. Ces trois membres exilés d'une même famille étaient fort
animés les uns contre les autres, se querellant, s'injuriant, se com-
parant à diverses bêtes de l'Apocalypse. Il a bien fallu pourtant
906 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils se tolérassent à la fin : les calvinistes et les luthériens ont
encore leur église à part; mais ils entretiennent une école commune.
Moins austères et moins fanatiques que les frères bohèmes, ils ont
moins fidèlement gardé l'empreinte de leur origine. Pourtant ils
n'ont pas oublié leur langue. Dans les rues de Rixdorf, on entend
les Bohémiens se sépai'er après une conversation sur les mots :
Z panem bohem^ c'est-à-dire « avec Dieu Notre Seigneur, » qui
remplacent Vadié des Allemands, et le soir, suivant qu'on se pro-
mène dans telle rue ou dans telle autre, on est salué par le gule
nacht des Allemands ou par le dobre noc des Bohémiens.
La langue française n'a pas eu la même fortune que le patois
souabe ou la langue bohémienne : elle a disparu de partout. S'il y
a encore quelques églises où, comme à Berlin, le prêche se fait en
français, il y a plus d'Allemands que de fils de réfugiés qui viennent
écouter : c'est une manière d'exercice à l'usage des Berlinois, En
quelques endroits, par exemple à Ziethen, dans l'Uckermark, oii
une colonie française, éloignée des villes, a mieux gardé ses souve-
nirs, il reste au milieu de l'allemand du pays bon nombre de mots
français, mais défigurés. Les enfans disent aux parens mon j!?2>, ma
mir-, un lit s'appelle une kutsche : c'est le mot couche prononcé à
l'allemande; groseille est devenu gruselchen. Les noms de famille
ont subi de pareilles altérations ; Urbain s'est changé en Irrbenk^
Dupont en Dippo, Vilain en Villing. Les noms de baptême demeu-
rés français, Jean, Jacques, Rachel, sont rendus méconnaissables
par la façon dont on les dit. Il est pourtant encore des morceaux de
langue française que récitent les enfans dans les familles des réfu-
giés. Ce sont quelquefois les commanderaens de Dieu, écrits en style
du XVI'' siècle, et l'on est un peu surpris d'entendre de petites filles
réciter ainsi l'un des versets : « tu ne paillarderas pas. » Tous enfin
savent répéter, sans la comprendre, la confession de foi calviniste :
le dernier souvenir de la patrie vit dans ces quelques lignes pour
lesquelles les arrière-grands-pères des Urbain et Dupont ont souf-
fert les dangers et la douleur de l'exil !
Il y a d'autres signes auxquels on peut reconnaître les colons
d'origine française. Leur physionomie est demeurée telle, qu'un
Français, transporté d'un village de France dans ce village de Zie-
then, éprouverait une singulière impression à voir aller et venir des
paysans presque tout semblables aux nôtres, aiLxquels il serait tenté
d'adresser la parole, mais qui ne la comprendraient pas et qui n'ont
rien de commun avec lui! J'ai eu, dans un récent voyage en Alle-
magne, la preuve frappante de cette persistance de la physionomie
française. Un soir, à l'orchestre d'un théâtre, comme je regardais
pendant un entr'acte la salle, qui était très pleine, mon voisin me
dit ; — Vous avez un compatriote ici; cherchez bien et vous le trou-
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 907
verez. — Mon regard s'arrêta bientôt sur quelqu'un que je désignai,
sans hésiter, à mon interlocuteur. Je ne m'étais point trompé : la
personne que j'avais si vite découverte était un membre du parle-
ment d'Allemagne, portant un nom tout français, et descendant
d'un réfugié. En le regardant bien, j'aperçus pourtant quelque
chose d'étranger sur sa figure : c'était la tête d'un Français, mais
d'un Français triste. M. Beheim- Sch^varzbach marque fort bien
par quelques mots en quoi les fils des réfugiés diffèrent de leurs
compatriotes, mais aussi en quoi ils leur ressemblent : u Ils sont,
dit-il, presque tous châtains; leurs yeux, de couleur foncée, sont
brillans et curieux; la stature est moyenne, élancée; les doigts des
femmes, gracieux, longs, effilés, se distinguent des gros doigts lourds
des Allemandes; mais sur les visages repose le calme, le flegme de
la bonhomie allemande, qui transforme ces physionomies fran-
çaises. »
Plus le temps marche, plus les différences s'effacent : le mélange
des familles de provenances diverses, autrefois rare, devient de
plus en plus fréquent; la rapidité et la commodité croissantes des
communications font que tous les petits groupes d'étrangers, autre-
fois compactes, se dissolvent et s'éparpillent. Il y a longtemps que
les privilèges juridiques, civils et autres, accordés aux colons, ont
été supprimés, et que les fils des réfugiés sont rentrés dans le droit
commun. Les seuls mennonites avaient su faire respecter jusqu'à
nos jours l'exemption du service militaire qui leur fut octroyée par
le grand-électeur et confirmée par le grand Frédéric. Après que la
Prusse fut devenue un état constitutionnel et que la volonté du roi
cessa d'être la loi unique, les ministres placèrent encore les privi-
lèges des mennonites au-dessus de la constitution; mais en 1867
le parlement de l'Allemagne du nord, malgré les protestations qui
se firent entendre en faveur des disciples de Menno , vota l'ar-
ticle 57 : « Tout Allemand doit le service militaire, et ne peut se
faire remplacer dans l'accomplissement de ce devoir. » Depuis ce
temps, ces ennemis de la guerre émigrent en masse. Venus de Bo-
hême en Prusse, ils vont de Prusse en Amérique; mais qu'importe,
dit M. Beheim-Schwarzbach ! « Ils ont donné depuis longtemps tout
ce qu'ils pouvaient donner! L'état les a récompensés assez généreu-
sement, et l'état est un organisme vivant, soumis aux lois de la
croissance, qui ne peut se laisser comprimer par des liens qu'on a
jetés sur lui il y a plusieurs siècles. »
Ces étrangers venus de tous les points de l'Allemagne et de l'Eu-
rope se sont donc fondus dans la population : il n'y a plus que des
Prussiens en Prusse. Tous ont aux heures de danger témoigné leur
amour à la patrie adoptive : en ISl/i, les mennonites, ne pouvant
combattre, avaient donné leur or. Il ne faut point s'aviser de parler
908 REVUE DES DEUX MONDES.
aux fils des réfugiés français d'une communauté d'origine : les plus
bienveillans se tiâtent de déclarer qu'ils sont de « vrais et sincères
Allemands; » il en est qui choquent les Allemands eux-mêmes par
l'intempérance de leur germanisme, comme a fait ce cuistre qui, au
moment où allait s'ouvrir la guerre de 1870, a du haut d'une chaire
de l'université de Berlin demandé pardon à Dieu et aux hommes de
porter un nom français. S'il m'est permis d'invoquer encore une fois
des souvenirs personnels, je dirai que, si j'ai reçu un très gracieux
accueil dans la petite colonie française de Hanau, dont les dames
avaient prodigué les plus charitables soins à nos prisonniers ma-
lades, c'est avec un Français berlinois que j'ai échangé les seuls
mauvais propos que j'aie essuyés et rendus en Allemagne depuis
la guerre.
En disparaissant dans la population prussienne, ces étrangers y
ont versé leurs génies divers, et ils ont fait qu'elle ne ressemble à
aucune autre. Une race nouvelle s'est formée du mélange de ces
races. Qu'on veuille bien se souvenir que cette population elle-
même, prise dans son ensemble, n'est point indigène (1). Les pro-
vinces sur lesquelles a régné Frédéric, Brandebourg, Poméranie,
Prusse orientale et occidentale, Lusace, Silésie, n'étaient habitées,
au VI* siècle, que par des Slaves. Pendant le moyen âge, des immi-
grans venant de tous les cantons d'Allemagne et de Hollande, se
sont dirigés vers ces pays : moines apportant la parole chrétienne,
marchands en quête de débouchés nouveaux, paysans séduits par
l'appât d'une propriété libre, chevaliers cherchant aventures et
fiefs au détriment du païen, margraves qui veulent s'agrandir,
toute cette foule mêlée de prêcheurs, de vendeurs, de laboureurs,
de combattans, pénètre dans les petits états slaves, et, se glissant
ici parmi les anciens habitans, là se substituant à eux, elle a pré-
paré l'extension de l'Allemagne bien au-delà des frontières que
lui donnait Tacite. A la fin du moyen âge, il y avait une sorte de
nationalité brandebourgeoise, parlant un dialecte spécial, le dia-
lecte de la Marche, dont Luther vante les qualités dans ses Propos
de table; mais les désordres des xiv^ et xv« siècles, les luttes reli-
gieuses du XVI'' et cette terrible guerre de trente ans ont un instant
compromis le travail des siècles : c'est alors que les princes coloni-
sateurs ont fait, pour réparer le mal, les efforts dont on vient de lire
l'histoire, que de nouveaux colons, venus, comme les premiers, de
tous les cantons de l'Allemagne, et auxquels s'en sont joints d'autres,
venus de l'étranger, ont comblé les vides de l'ancienne colonie; qu'en
un mot la Prusse, cette œuvre artificielle, savante et forte, commen-
cée par les Ascaniens, a été achevée par les Hohenzollern.
(1) Voyez la Revue du 15 novembre 1875.
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 909
Faut -il faire remarquer que chaque fois qu'un ban nouveau
d'immigrans est arrivé, il a provoqué dans le pays une recrudes-
cence de travail? L'ancien habitant, qu'une catastrophe a plongé
dans la ruine, reste comme anéanti sous le coup qui l'a frappé. Il
ne dispute pas à la végétation sauvage le champ qu'elle envahit; il
ne relève pas les quartiers déserts d'une ville : il reste cent ans, à
Magdebourg ou à Breslau, sans balayer les décombres d'un incen-
die; mais le colon, qui de très loin est venu tout exprès pour labou-
rer un champ ou pour bâtir une maison, arrache l'ivraie et déblaie
les ruines : le plus nonchalant des désœuvrés d'Europe, transporté
sur un terrain qu'on lui concède en Amérique ou en Algérie, ne
sent-il pas en lui un réveil d'énergie? C'est en partie par l'exemple
de ces étrangers que la population prussienne fut entretenue dans
cette perpétuelle ardeur au travail qui a permis aux sujets de tirer
d'un pays pauvre des produits inespérés, aux rois d'entretenir des
forces militaires hors de proportion avec le nombre de leurs sujets,
et de tenir tête, comme a fait Frédéric, aux premières puissances
du monde coalisées contre lui.
M. Beheim-Schwarzbach a donc écrit un chapitre important de
l'histoire de Prusse dans son livre les Colonisations des Ilohenzol-
lern. Nous avons loué déjà le soin et l'impartialité qu'il a mis
dans ce travail; il y a pourtant des réserves à faire sur une opi-
nion exprimée par lui dans la préface. Il est vrai que la Prusse a
reculé vers l'Orient les frontières d'Allemagne de l'Elbe à la Vis-
tule, et qu'on ne saurait apprécier avec justice sa fortune pré-
sente, si l'on ne compare à l'histoire de ses princes celle des
princes du centre et de l'ouest de l'Allemagne, gens naïvement
égoïstes et superbes, considérant l'état comme un instrument tout
exprès inventé pour leur commodité personnelle. Le potentat alle-
mand qui vendait ses sujets au roi George d'Angleterre pour être
expédiés comme chair à canon en Amérique, où commençait la
guerre d'indépendance, fait un contraste fort instructif avec son
contemporain Frédéric II, qui achetait des sujets, pour ainsi dire,
en distribuant aux colons de l'argent et des terres. Mais pourquoi
donner à entendre que les créateurs de la Prusse aient jamais songé
à travailler pour la gloire et le profit de l'Allemagne? Rome, qui
fut jadis en Italie, comme la Prusse en Allemagne, une terre d'asile;
qui prit ses citoyens d'abord parmi les tribus voisines, puis dans
toute l'Italie, comme la Prusse a pris ses sujets d'abord dans les
cantons voisins, puis dans toute l'Allemagne, — qui a formé de ces
élémens divers une création artificielle, l'état romain, comme la
Prusse a formé l'état prussien , — qui , ainsi fortifiée et toujours
croissant, s'est retournée contre l'Italie pour la soumettre, comme
910 REVUE DES DEUX MONDES.
la Prusse contre l'Allemagne, Rome s'est-elle jamais vantée d'avoir
vécu et travaillé pour l'Italie? Elle a vécu de l'Italie, et non pour
l'Italie, comme la Prusse a vécu de l'Allemagne et non pour l'Alle-
magne.
M. Beheim-Schwarzbach aurait mieux fait de s'étendre, dans
cette préface, sur la comparaison qu'il a faite entre la Prusse et
(( un organisme vivant, » et de retracer avec la froideur d'un savant
l'histoire de cet organisme guidé par le besoin de vivre, attirant à
lui, pour se les assimiler, tous les élémens nécessaires à son exis-
tence, croissant lentement, en un climat et sur un terrain mé-
diocre, subissant des crises affreuses, mais se refaisant toujours,
comme l'arbre refait sa branche arrachée par l'ouragan, puis après
avoir franchi sa laborieuse adolescence, étonnant le monde par le
déploiement subit de forces lentement et patiemment acquises. Bien
juste est cette métaphore empruntée au monde physique, pour être
appliquée à un état dont aucune loi morale n'a entravé les pro-
grès. » Un moment, l'écrivain avoue que Frédéric, pour attirer des
colons en Silésie, « n'a pas rougi d'employer la dissimulation, la
ruse, la force ouverte, que souvent peut-être il ne s'est pas assez
préoccupé du choix des moyens et n'a point connu de scrupules ! »
Il eût pu ajouter que les Hohenzollern ont annexé des provinces,
comme ils ont annexé des colonies, reculé leurs frontières, comme
ils ont accru la population de leurs états, avec ce mépris parfait
des organismes faibles, que professent dans la nature les organismes
forts. Enfin il avait qualité pour mêler quelques conseils à l'enthou-
siasme qu'il professe pour l'état des Hohenzollern. A la fin de son
livre, il reproche au roi Frédéric-Guillaume II d'avoir pris trop de
Pologne d'un coup, au lieu d'imiter la discrétion de Frédéric !e
Grand, qui, s'étant contenté d'un morceau plus petit, se l'est mieux
approprié. Que pense-t-il donc du prodigieux accroissement de la
Prusse contemporaine? S'il est conséquent avec lui-même, il doit
craindre que le Palatinat et la Souabe ne se plient point aussi aisé-
ment au système prussien qu'ont fait les Palatins et les Souabes
transportés par petites troupes au-delà de l'Elbe, et dont le patois
résiste pourtant encore aux colères du maître d'école prussien. Les
forts sont exposés à deux sortes de dangers : trouver plus fort que
soi, — la Prusse n'en est pas là, — mais aussi abuser de la force,
faire, comme on dit, des excès, d'où vient le malaise, avant-coureur
de la maladie, puis la maladie elle-même. Celle-ci arrive quelque-
fois très tard, mais elle arrive. Tout organisme vivant est, par loi
de nature, un organisme mortel.
Ernest Lavisse.
LES
OESERVATOIEES DE MONTAGNE
LES NOUVEAUX OBSERVATOIRES MÉTÉOROLOGIQUES
DU PUY-DE-DOME ET DU PIC-DU-MIDI DE BIGORRE.
Monter au-dessus des nuages pour contempler à vol d'oiseau
l'œuvre de ces dispensateurs de la pluie et du beau temps, voilà
le rêve d'avenir des météorologistes. Habitans du lit de l'océan
aérien, nous subissons les effets divers de ce qui s'élabore au-dessus
de nos têtes, mais nous en sommes réduits à soupçonner ce qui se
passe là-haut dans les couches où les météores prennent naissance.
Observatoires flottans, les ballons pénètrent bien de temps à autre
dans le domaine mystérieux de la foudre et de la grêle. Les faits
qui ont été recueillis occasionnellement dans ces excursions par les
hommes dévoués qui s'y sont aventurés offrent sans doute un très
grand intérêt; mais la durée des voyages aériens est toujours fort
limitée, l'observateur, entraîné par la brise, change incessamment
de place, et les catastrophes qui se sont multipliées depuis quelque
temps prouvent assez ce que nous coûtent de pareilles conquêtes ar-
rachées à l'avare fortune. Évidemment ces sondages accidentels de
l'atmosphère ne sauraient donner les résultats qu'on peut attendre
d'un observatoire permanent établi au sommet d'une montagne éle-
vée, à quelques milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer.
La météorologie, depuis qu'elle est sortie de l'antique ornière
des observations locales, isolées et sans lien, tend à devenir une
912 REVUE DES DEUX MONDES.
science pratique, à longues visées. En élargissant son horizon pour
embrasser à la fois de vastes étendues de pays, elle a compris
qu'elle pouvait désormais aborder la recherche des lois générales
qui régissent le cours changeant des phénomènes, et que la con-
naissance de ces lois conduirait bientôt à prévoir l'avenir. Un vaste
réseau d'observateurs couvre aujourd'hui la surface de la France;
attentifs à tout ce qui se passe dans le ciel, ils accumulent des
notes et des chiffres qui, réunis et groupés méthodiquement, con-
stituent les archives du temps et préparent une mine inépuisable
de données pour ceux qui entreprendront de discuter ces maté-
riaux. Les États-Unis à leur tour ont résolument attaqué le pro-
blème en organisant sur une grande échelle les observations si-
multanées; en 1872, ils consacraient à la météorologie un budget
de 300,000 dollars (1,500,000 fr.), dont le chiffre élevé prouve
assez l'importance que ce peuple pratique attache à cette branche
des sciences physiques. La plupart des nations d'ailleurs entrent
avec plus ou moins de succès dans la voie nouvelle, et les stations
se multiplient à vue d'œil. Or tous les hommes compétens sont d'ac-
cord sur l'utilité des stations de montagne pour l'étude des phéno-
mènes aériens. L'établissement d'observatoires météorologiques sur
les hauteurs est considéré comme un desideratum pressant et comme
une nécessité qui s'impose.
I.
Placées au centre du vieux continent, visitées chaque année par
une foule de savans, les Alpes ont été le théâtre des premières
tentatives d'observation dans les hautes régions. Aujourd'hui on
pourrait citer une dizaine d'établissemens réguliers fonctionnant
sur les versans suisses et italiens, à des niveaux qui dépassent
2,000 mètres. On sait que les religieux de l'hospice du Saint-Ber-
nard, dont l'altitude est de 2,500 mètres, font depuis nombre d'an-
nées des observations météorologiques suivies sous la direction de
M. Plantamour, qui de la comparaison des résultats obtenus au
Saint-Bernard et à Genève a pu tirer des données précieuses sur
la distribution variable des températures et des pressions dans cette
couche d'air de plus de 2,000 mètres d'épaisseur. On peut citer
encore les stations alpestres de Val-Dobbia, sur le Mont-Rose, de
Julier et du Bernardin, dans les Grisons, du Saint-Gothard , du
Simplon, dont les niveaux sont compris entre 2,000 et 2,600 mè-
tres. N'oublions pas la station hibernale de Saint-Théodule, main-
tenue pendant plusieurs années, au-dessus des glaciers de la Viége,
à une altitude de 3,333 mètres, par le zèle éclairé de M. DoUfus-
LES OBSERVATOIRES DE MO^TAGI\E. 913
Ausset. Les Russes ont des postes d'observation à des altitudes
considérables dans le Caucase, les Anglais en ont établi dans les
monts Himalaya. Les Américains en ont plusieurs à des niveaux
fort élevés; il suffit de citer le poste de Pike's Peak, dans le Colo-
rado, qui se trouve à A, 340 mètres au-dessus de la mer, — ceux
du Mont- Washington , dans le New-Hampshire , du Mont-Mitchell,
dans la Caroline du Nord, de la ville de Santa-Fé, dans le Nouveau-
Mexique, situés tous à des altitudes d'environ 2,000 mètres.
La plupart de ces stations sont établies dans des cols de mon-
tagnes et abritées au moins d'un côté contre les vents. On a choisi
ces emplacemens à cause de la facilité d'accès, souvent aussi pour
des raisons d'économie, parce qu'il y existait déjà des maisons de
refuge où il était possible de s'installer à peu de frais. Malheureuse-
ment on n'a ainsi qu'un horizon très limité et l'on se trouve gêné
par les sommets voisins. Or on sait combien des collines de faible
hauteur ou même un simple mouvement de terrain dominant un
observatoire peuvent modifier les élémens météorologiques. Les cols
présentent donc des conditions tout à fait anormales; la tempéra-
ture, le mouvement de l'air, la formation et la précipitation des
brouillards, y sont influencés par les circonstances locales, par la
radiation des murs de rochers voisins, par la déviation des courans
qui s'engouffrent dans les défilés. Les observatoires de montagne
devraient être placés sur des sommets isolés; encore faut-il que
l'abord n'en soit point trop difficile.
Deux points surtout, en France, avaient paru depuis longtemps
propres à l'établissement d'observatoires météorologiques de ce
genre : ce sont deux sommets isolés qui commandent chacun un
vaste horizon, — le Puy-de-Dôme et le Pic-du-Midi de Bigorre. Le
Puy-de-Dôme est merveilleusement situé comme échauguette des-
tinée à surveiller le pays. Sur d'autres montagnes plus hautes, on
peut avoir d'admirables vues, mais non un tour d'horizon complète-
ment dégagé comme du sommet de ce puy, avec les volcans éteints
de l'Auvergne rangés en file sur 8 ou 10 lieues de longueur et do-
minés de haut par la cime du puy. Du sommet du Puy-de-Dôme,
dont l'altitude est de 1,463 mètres, le regard embrasse un splen-
dide panorama : au sud -ouest apparaît le massif du Mont-Dore;
vers l'est, mais plus loin, on découvre les montagnes du Forez; à
l'ouest, ce sont les vallées de la Creuse et de la Gorrèze, au nord
la fertile Limagne aux vingt villes.
On sait que la chaîne des puys, qui prend pied sur le plateau
granitique de Clerraont, se compose d'une série de cônes isolés qui
dépassent le plateau de 100 à 300 mètres, et qui sont alignés à peu
près du nord au sud. Chacun de ces cônes, excepté le plus élevé,
TOME XIII. — 1876. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
porte un ancien cratère soit à son sommet, soit sur le flanc; ils sont
entièrement formés de scories et accompagnés de longues traînées
de roches qui ressemblent à des coulées de lave figées d'hier. Le
Puy-de-Dôme, bien que situé dans l'alignement de ces petits vol-
cans, en diffère notablement par sa nature. Cette protubérance de
roche trachytique, qui domine de 600 mètres le plateau de granit,
apparaît vers le centre de la chaîne des Dômes comme une masse
qui aurait été poussée de bas en haut à la manière d'un coin. On
n'y trouve pas de cratère; c'est un cône assez régulier, à tronca-
ture légèrement convexe. Le sommet représente une plate -forme
accidentée de quelques hectares d'étendue; au sud se montre le dos
de la crête rocheuse qui règne sur tout le flanc méridional , dit
M. Faye, « comme une goutte de cire qui aurait coulé le long d'une
bougie ; 1) au nord s'élève un petit mamelon qui semble être de ce
côté le prolongement continu du grand dôme. C'est au pied de ce
monticule, qui devait l'abriter contre les vents d'ouest, que fut bâ-
tie au xii^ siècle une chapelle dédiée à saint Barnabe, dont quelques
vestiges existent encore. Saint Barnabe s'y trouva en mauvaise com-
pagnie. Pendant tout le moyen âge en effet, le Puy-de-Dôme pas-
sait pour le rendez-vous général des sorciers de France, qui y
tenaient leur sabbat tous les vendredis : c'était le Brocken fran-
çais. La chapelle fut abandonnée et détruite à cause des profana-
tions qui s'y commettaient pendant les assemblées des sorciers. Les
ruines de l'édifice ont disparu depuis près d'un siècle sous l'effort
des nombreux visiteurs qui se sont donné le plaisir de précipiter les
blocs de pierre et de ciment pour les faire rouler avec fracas sur
les flancs de la montagne.
Au xvii" siècle, le Puy-de-Dôme fut en quelque sorte désensor-
celé et réhabilité par une de ces hardies tentatives qui ont inau-
guré la naissance des sciences d'observation. C'est là que Pascal
fit entreprendre ce qu'il appelait « la grande expérience de l'équi-
libre des liqueurs, » c'est-à-dire l'expérience qui démontra définiti-
vement la pesanteur de l'air. « Et parce qu'il n'y a, dit-il, que très
peu de lieux en France propres à cet effet, et que la ville de Clermont
en Auvergne est une des plus commodes, je priai M. Périer, conseil-
ler en la cour des aides d'Auvergne, mon beau-frère, de prendre la
peine de l'y faire. » Le 19 septembre 1648, Périer s'étant procuré
deux tubes de verre fermés par un bout seulement, remplis de
mercure et renversés sur une cuve contenant le même liquide,
porta l'un de ces tubes au sommet du piiy tandis que l'autre restait
dans le jardin des Minimes à Clermont, entre les mains du père Cha-
tin, qui devait « observer de moment en moment pendant toute la
journée s'il arrivait du changement. » Au départ, le niveau de la
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 915
colonne mercurielle était dans les tubes à 26 pouces 3 lignes 1/2 ;
au sommet de la montagne, Périer le vit descendre à 23 pouces
2 lignes, tandis qu'il n'avait point changé à la station inférieure. Il
y avait donc une différence de plus de 3 pouces entre les hauteurs
du baromètre aux deux stations extrêmes, et des différences moin-
dres furent constatées aux stations intermédiaires. On sait que Pas-
cal répéta l'expérience à Paris, au haut et au bas de la tour de
Saint-Jacques de la Boucherie, qui porte aujourd'hui sa statue. Il fal-
lut alors se rendre à l'évidence et reconnaître que les effets qu'on
avait si longtemps attribués à l'horreur du vide étaient en réalité
dus au poids de l'atmosphère. Pascal ne renonça pas pourtant sans
effort à l'ancienne théorie. « Je n'estime pas, écrivait-il encore à
son beau-frère quelques mois avant la grande expérience, je n'es-
time pas qu'il nous soit permis de nous départir légèrement des
maximes que nous tenons de l'antiquité, si nous n'y sommes obligés
par des preuves indubitables et invincibles; mais en ce cas je tiens
que ce serait une extrême faiblesse d'en faire le moindre scru-
pule. »
La pensée d'utiliser la situation exceptionnelle de cette montagne
pour des observations météorologiques devait se présenter plus
d'une fois à l'esprit des savans : elle semble placée là en vigie, au
sein de la région où s'élaborent les nuages; un observateur posté
au sommet voit en quelque sorte le mauvais temps germer à l'ho-
rizon et arriver sur lui. Voici une expérience souvent racontée par
M. Babinet. Un soleil brillant darde ses rayons sur la plaine fertile
de la Limagne; pas un nuage dans toute cette vaste étendue, par-
tout le calme de l'air et la transparence la plus parfaite. Tout à
coup, du sommet du Puy-de-Dôme on voit s'opérer un mouvement
dans cette masse si calme; les arbres, en inclinant leurs têtes vers
la montagne, indiquent que c'est vers ce côté que se dirige le cou-
rant. La masse d'air devait forcément s'élever le long des flancs
herbeux de la montagne, et, en montant, se dilater et se refroidir. Ea
effet, on vit bientôt la tête du courant ascendant se troubler, s'obs-
curcir et former un nuage nettement défini. Peu à peu le nuage se
développa et couvrit le pays jusqu'à mi-hauteur; la teinte du sol
arrosé montra qu'il s'en échappait une pluie abondante. Un peu
plus tard, quand le vent eut encore élevé le nuage, ce furent des
flocons de neige qui en sortirent, donnant aux habitans de la plaine
le spectacle d'une neige d'été. Les observateurs stationnés sur le
pic étaient environnés de ténèbres; un caprice du vent fit plier le
courant d'air à droite, vers la chaîne du Mont-Dore, et tira pour
ainsi dire le rideau qui leur avait dérobé le spectacle de la Limagne
d'Auvergne avec ses cultures, ses arbres, ses roches volcaniques et
916 REVUE DES DEUX MONDES.
ses rivières qui étincelaient au grand soleil. Il ne restait du mé-
téore qu'une plaine de neige qui blanchissait le sommet du puy, et
plus bas les hautes herbes mouillées par la pluie. C'est là un
exemple entre mille des facilités qu'offre une pareille' station pour
étudier ce qui se prépare dans le ciel.
Pourtant le projet sérieux de la fondation d'un observatoire au
sommet du Puy-de-Dôme ne date que de sept ou huit ans, et il est
dû à l'initiative de M. Alluard, professeur de physique à la faculté
des sciences de Glermont-Ferrand, dont la persévérance a fini par
vaincre tous les obstacles. C'est au commencement de l'année 1869
que M. Alluard fit ses premières démarches auprès du ministre de
l'instruction publique à l'effet d'obtenir les fonds nécessaires à la
création d'un observatoire météorologique au sommet du puy avec
une station correspondante à Clermont, et qui formerait en quelque
sorte une annexe de la faculté des sciences, dont il utiliserait les
ressources. Ce projet fut bien accueilli par M. Duruy; mais, pen-
dant qu'il réussissait à Paris, à Clermont il rencontrait une résis-
tance sourde; on le traitait de chimère, et les objections se multi-
pliaient.
Quand on parlait de la difficulté d'arriver au sommet du puy, on
oubliait que les paysans y avaient porté bien souvent d'énormes
fagots de bois pour y allumer des feux de joie, et que, le jour où
l'évêque de Clermont était venu prendre possession de son siège
épiscopal , ces paysans lui avaient fait à la hâte un chemin très
confortable pour le mener à cheval jusqu'au sommet du puy et lui
faire contempler de là son magnifique diocèse. On disait encore
que les neiges supprimeraient les communications avec la ville
pendant l'hiver. A ces craintes, il était facile de répondre que ceux
qui traceraient la route sauraient éviter les endroits où les neiges
s'accumulent habituellement. — Mais pendant l'été, reprenaient
les pessimistes, vous risquerez d'être foudroyés par toutes les nuées
orageuses qui passent au Puy-de-Dôme, — et iis montraient des
éboulemens qu'ils attribuaient à des coups de foudre. Or il ne pa-
rait pas que les bergers et les moutons qui fréquentent journelle-
ment la montagne pendant la belle saison aient jamais été frappés,
et les éboulemens sont visiblement dus à l'action des eaux et de la
pesanteur.
La disposition des esprits changea un peu après la visite d'un
savant astronome que le ministre avait chargé d'étudier sur les
lieux le projet de M. Alluard. Au mois de mai 1869, M. Faye,
ayant fait l'ascension du Puy-de-Dôme, put se rendre compte de
toutes les facilités d'exécution qu'on y rencontrait, et son rapport,
de tous points favorable, contribua beaucoup à lever les dernières
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 917
difficultés. Il fut reconnu que les matériaux de construction pou-
vaient être en partie pris sur place : on avait sous la main la domite,
roche légère, poreuse, facile à travailler; la crête rocheuse du sud
pouvait fournir de la pierre plus dure, et un cratère voisin, le Nid
de la Poule ou le puy de Parion, de la pouzzolane. L'eau était à
mi-côte; il suffisait de porter au sommet la chaux, les pièces de
charpente et les tuiles. En 1870, le corps législatif vota une subven-
tion de 50,000 francs, qui fut maintenue par l'assemblée nationale
au budget rectificatif de 1871 ; puis M. Alluard obtint du conseil-
général du Puy-de-Dôme un crédit de 25,000 francs, et la ville de
Clermont, malgré une situation financière peu brillante, accorda
une somme égale. Après trois ans d'efforts, on disposait donc d'une
somme de 100,000 francs; de plus le conseil-général du dépar-
tement consentait à prendre l'établissement sous son patronage
spécial.
Les premiers travaux de terrassement entrepris au sommet du
Puy amenèrent une découverte d'un haut intérêt. En 1873, les
ouvriers qui creusaient une tranchée à 20 mètres plus bas que le
sommet mirent au jour les fondations d'un temple romain. Et on
avait prétendu que la montagne était inhabitable ! L'Académie des
sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand se chargea de
continuer les fouilles. On eut bientôt mis à découvert les fonda-
tions de la façade sur une largeur de 70 mètres sans en atteindre
les angles. Des fragmens de marbre très variés, — des marbres
les plus recherchés de l'Italie, de la Grèce et de l'Afrique, — et
de pierres d'ornementation plus dures, telles que le porphyre et la
syénite, attestaient que le bâtiment était décoré avec luxe à l'in-
térieur. Des monnaies d'empereurs romains permettaient d'assi-
gner une date à ces ruines. La partie déblayée présente le carac-
tère des constructions de la belle époque romaine. Les maçonneries
se composent d'énormes pierres de taille posées à sec, sans ciment
ni mortier, et reliées par des crampons de fer; le remplissage et
les parties secondaires sont en petit appareil. Ce sont, de l'avis des
archéologues compétens , les ruines du plus important sanctuaire
de la Gaule romaine. Grégoire de Tours, qui était né à Clermont,
parle d'un temple appelé Vasso en langue gauloise, qui fut détruit
au iii^ siècle par une incursion de barbares , et dont les ruines
attestaient de son temps la magnificence; la description qu'il en
donne s'accorde de point en point avec les débris trouvés au som-
met du puy. Tout porte à croire que ce temple était dédié à Mer-
cure, la principale divinité des Gallo-fiomains, comme l'affirme
César dans ses Commentaires. On sait que diverses inscriptions,
trouvées dans le pays de Juliers et dans les environs de Dusseldorf,
918 REVUE DES DEUX MONDES.
rappellent des vœux faits au Mercure auvergnat, Merciirio Arverno.
Strabou dit également que Mercure était le dieu principal des Ar-
vernes, et Pline l'Ancien mentionne une statue colossale de Mercure,
œuvre du statuaire Zénodore, qui aurait été érigée dans cette pro-
vince. Peut-être cette statue était-elle placée au sommet même du
Puy-de-Dôme. A chaque coup de pioche, on découvre des morceaux
de moulures, de corniches, de frises sculptées ; on a recueilli des
armes de fer, des objets de bronze, des monnaies du haut-empire,
des fragmens de vases et de statues. Enfin on a trouvé une petite
plaque en forme de cartouche portant une inscription dont voici le
sens : dédié à la divinité d'Auguste et au dieu Mercure Bumias
[Domien) par Matutinius Victorinus. La plaque avait été sans doute
fixée à un objet votif. D'autres inscriptions plus ou moins lisibles
confirment l'hypothèse que le temple du Puy-de-Dôme était un
temple de Mercure.
L'établissement de la station de la montagne a été retardé par
des difficultés de toute sorte dont la principale a été la nécessité
de recourir à une expropriation pour cause d'utilité publique, le
sommet du Puy-de-Dôme appartenant à un grand nombre de per-
sonnes. En 1872, on s'est occupé d'améliorer l'état des chemins
qui conduisent à la base de la montagne; puis, sur le versant sud-
ouest, on a refait un ancien chemin romain, auquel on a donné une
pente de 15 centimètres et une largeur de 2 à 3 mètres , de sorte
que l'ascension du pic est devenue facile à pied et à cheval. C'est
par ce chemin qu'une voiture attelée de trois mulets portait, quatre
et cinq fois par jour, des matériaux divers de la base au sommet
de la montagne. La même année, on édifiait des baraques à la base
et au sommet pour loger les ouvriers.
C'est dans le courant de l'année 1873 que furent commencés les
travaux de construction. Le plan de l'observatoire comprenait :
1° une tour ronde au point culminant du Puy-de-Dôme; 2° un bâ-
timent d'habitation placé à 15 mètres au-dessous de la cime; 3° une
galerie souterraine qui devait relier ce bâtiment à la tour. La tour a
un étage souterrain, entouré d'un corridor destiné à l'assainir, puis
un rez-de-chaussée complètement aérien éclairé par quatre fenê-
tres orientées suivant les quatre points cardinaux. Le diamètre de
la salle circulaire du rez-de-chaussée est de 6 mètres; les murs
ayant 1 mètre 1/2 d'épaisseur, le diamètre extérieur de la tour est
de 9 mètres; elle se termine à une hauteur de 7 mètres au-dessus
du sol par une plate-forme sur laquelle seront installés les instru-
mens météorologiques qui doivent être exposés à l'air libre.
On voit que, pour soutenir le choc des vents, qui ont parfois au
sommet du Puy-de-Dôme une violence redoutable, on s'est attaché
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 919
à construire non pas un édifice élégant , mais de véritables case-
mates adossées au roc et capables de défier l'effort des tempêtes. Le
bâtiment d'habitation, qui renferme le logement du gardien et quel-
ques salles pour le directeur, est bien abriié au nord et à l'ouest, de
manière à pouvoir être habité toute l'année. Pour diminuer l'isole-
ment du gardien, une petite hôtellerie sera annexée à l'habitation;
elle servira à loger les savans qui voudront profiter de cette instal-
lation pour y faire des recherches personnelles.
Le local de la faculté des sciences ne pouvait recevoir une sta-
tion météorologique. On a loué pour dix ans, dans le voisinage,
une maison avec un jardin et une portion de prairie. L'escalier
de la maison est dans une tour carrée, terminée par une terrasse
qui se trouve à 20 mètres au-dessus du sol. On y a construit deux
salles situées l'une au-dessus de l'autre; la salle supérieure forme
le cabinet de travail de l'aide-physicien, qui de là aperçoit la mon-
tagne et peut correspondre avec la station du sommet par le télé-
graphe qu'il a sous sa main. Dans la salle située au-dessous sont
placés les appareils enregistreurs. Les autres instrumens sont dis-
posés sous un abri dans la prairie. Des observations trihoraires s'y
font régulièrement de six heures du matin à neuf heures du soir,
depuis le^*"'' janvier J87/i; on les avait faites l'année précédente
dans le jardin de l'académie.
Les constructions de l'observatoire sont aujourd'hui à peu près
terminées, et avant l'hiver un gardien a pu s'y installer avec sa
famille. Grâce aux précautions prises, il a passé sans souffrance la
période de froid, qui a commencé en Auvergne le 21 novembre, et
qui n'a pris fin que le 12 décembre. Cette expérience a dissipé
toutes les inquiétudes relatives à la possibilité d'habiter pendant
toute l'année sur le sommet du Puy-de-Dôme. Depuis le 20 dé-
cembre, des observations météorologiques correspondantes sont
faites régulièrement de trois heures en trois heures au sommet du
puy et à la station de la plaine, qui est munie des mêmes appareils.
Les deux stations, dont la différence de niveau est de 1,100 mètres
et la distance à vol d'oiseau de 10 kilomètres environ, sont reliées
par une ligne télégraphique. L'observatoire du Puy-de-Dôme peut
donc être considéré comme définitivement fondé, grâce aux efforts
persévérans de M. Alluard, grâce aussi à la libéralité de l'état, de
la ville de Glermont et du conseil-général du département.
IL
Le Pic-du-Midi de Bigorre est un cône de gneiss isolé qui repose
sur le point le plus avancé du principal contre-fort des Pyrénées
920 REVUE DES DEUX MONDES.
centrales; il s'élance à une hauteur de 640 mètres au-dessus du
massif qui lui sert de base, et d'où il se détache au col de Sencours,
un peu au-dessus du lac d'Oncet, au milieu d'une région pastorale
formée de petits plateaux herbeux que fréquentent de nombreux trou-
peaux pendant environ quatre mois et demi de l'année. Le sommet,
qui se termine par deux mamelons réunis par de très petites plates-
formes, est à une altitude de 2,877 mètres au-dessus du niveau de
la mer, inférieure seulement de 527 mètres au point culminant de
la chaîne. Avant le nivellement entrepris par Reboul et Vidal en
1787, c'est même le Pic-du-Midi qui passait pour le point culminant.
Situé vers le milieu de la chaîne des Pyrénées , il commande un
des plus beaux panoramas de l'Europe. Sur une moitié de l'horizon,
c'est l'immense plaine qui s'étend à perte de vue vers le nord; du
côté opposé, on voit se dresser au loin les hautes cimes de la chaîne,
depuis le Pic-du-Midi d'Ossau et la Rhune jusqu'à la Maladetta et aux
sommets des Pyrénées orientales. Quand l'air est très pur, on dis-
tingue même à l'horizon les pinèdes du littoral océanien et l'immense
ligne bleue de la mer, éloignée de 160 kilomètres. Le Pic-du-Midi de
Bigorre se trouve ainsi exposé directement au choc des grandes vagues
atmosphériques qui nous arrivent de l'Océan et balaient la plaine de
la Gascogne. Placé d'ailleurs au centre des établissemens thermaux
des Pyrénées, à quatre heures de Barèges, à six heures de Bagnères-
de -Bigorre, à proximité de la belle route qui relie ces deux stations
par le col du Tourmalet, le pic est facilement accessible soit à pied,
soit à cheval (1).
De tout temps, la ville de Bagnères a tenu en bon état de viabi-
lité un chemin bien tracé qui permet d'y monter sans danger. De
plus elle entretenait au col de Sencours, au pied du cône, un cor-
lail ou chalet à l'usage des pasteurs auxquels elle afferme ses pâ-
turages; ce chalet et une cabane placée plus haut encore, qui avait
été construite en 1787 par Reboul et Vidal, servirent longtemps d'a-
bri aux touristes surpris par le mauvais temps ou l'orage. Depuis
185Zi, ces abris primitifs se trouvent remplacés par une hôtellerie
confortable, composée de deux vastes et solides corps de logis avec
leurs dépendances, qu'une société de Baguerais a fait bâtir sur un
monticule situé immédiatement au-dessus du lac d'Oncet, en contre-
bas du pic. Cette hôtellerie, fondée sur l'initiative et sous la direc-
tion (lu docteur Costallat, n'était d'abord destinée qu'à recevoir les
nombreux touristes qui chaque année visitent le Pic-du-Midi; on y
(1) Le col du Tourmalet, dont le niveau (2,120 mètres) est inférieur de 250 mètres
à celui du col de Sencours (2,370 mètres), se trouve à environ 3 kilomètres de ce
dernier; tous les deux font partie du faîte qui sépare les bassins de l'Adour et du gave
de Pau.
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 921
a trouvé un local qu'on a pu provisoirement utiliser comme obser-
vatoire en louant à cet effet une partie des bâtimens.
Les premières cavalcades qui de Bagnères s'acheminent vers le
pic partent très souvent en juin, quelquefois en mai ou même en
avril ; mais le pic a été visité aussi plus d'une fois par des caval-
cades parties de Bagnères au cœur de l'hiver. A celte époque de
l'année, par les jours clairs et froids, on y monte par les vallons
d'Arises et de Sencours, et, quand la neige est dure, par le Tourma-
let. En été, on a encore la route qui de Barèges conduit au pic par
la vallée du Bastan; mais ce chemin est dangereux pendant l'hiver
à cause des avalanches qui alors rendent la vallée inhabitable. On
songe maintenant à relier le col du Tourmalet à l'hôtellerie de Sen-
cours par une voie carrossable qui n'aurait guère plus de 3 kilo-
mètres de longueur; ce tronçon de route achèverait de mettre l'éta-
blissement en communication facile avec les stations thermales des
environs.
Depuis le siècle dernier, le Pic-du-Midi de Bigorre a fixé l'atten-
tion des astronomes, des physiciens et des naturalistes. Le premier
savant qui ait songé à la création d'un observatoire au sommet du
pic semble être l'astronome François de Plantade, à qui l'on doit
aussi une des premières descriptions scientifiques de la couronne
lumineuse des éclipses. Il fit plusieurs voyages au pic, et il y mou-
rut subitement le 25 août 17^1, ses instrumens d'observation à la
main, sur un mamelon auquel on a donné son nom. C'est ensuite
Darcet qui , après avoir mené à bonne fin diverses recherches dans
les Pyrénées, obtient en 1786 de Philippe d'Orléans la promesse
d'une somme de 80,000 francs qui doit être affectée à la fondation
de l'observatoire du Pic-du-Midi. Les événemens qui survinrent
empêchèrent l'accomplissement de ce projet; mais pendant les vingt
dernières années du xviii'' siècle beaucoup d'observations isolées
ont été effectuées au sommet du pic à diverses époques. Il faut d'a-
bord citer le nivellement exécuté en 1786 par Vidal etReboul, « afin
de graduer cette montagne pour les observateurs qui voudront s'y
établir. » Les deux physiciens de Toulouse laissèrent sur la plate-
forme du sommet une cabane dont on a retrouvé les fondations
sous le gazon quand la société Ramond fit construire au même
point un petit abri appelé Pavillon-Durcet, qui est comme la pierre
d'attente du futur observatoire. Le chevalier d'Angos fit au Pic-du-
Midi de longues séries d'observations qui n'ont pas été publiées (1).
Viennent ensuite les admirables recherches de Ramond, qui servent
(1) D'après M. Vaussenat, les manuscrits sont éparpillés entre les mains des héri-
tiers et aussi au ministère de l'intérieur.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours de base à la mesure des hauteurs par le moyen du baro-
mètre, et les travaux d'une foule de physiciens, de géologues et de
botanistes qu'il est inutile d'énumérer. Mentionnons seulement les
expériences comparatives faites en 186/1 par MM. Charles Martins et
Roudier à Bagnères et au Pic-du-Midi sur réchauffement de l'air et
du sol dû aux rayons solaires. Le Pic-du-Midi de Bigorre est enfin
une excellente station géodésique. Le colonel Peytier, des géogra-
phes militaires, a campé sous la tente, sur la plate-forme du som-
met, pendant quinze jours; lorsqu'il revint, lui et ses hommes
étaient basanés comme après un voyage en Afrique; ils avaient les
lèvres et les oreilles gercées et fendues par l'effet de l'air et du so-
leil trop vifs. Heureusement ces sortes d'accidens sont faciles à
prévenir.
Gomme emplacement d'un observatoire météorologique, le Pic-
du-Midi a un grand avantage sur le Puy-de-Dôme : c'est que,
grâce à une élévation presque double, la cime du premier est la
plupart du temps au-dessus des orages. Les nuages orageux ont
sur cette montagne un goulet naturel tout près d'un petit plateau, à
environ 200 mètres au-dessous du sommet. Le pic se trouve ainsi
constamment plongé dans une atmosphère lumineuse et légère et
en dehors de toute influence due, soit aux courans des basses val-
lées, soit au rayonnement des autres sommets de la même chaîne,
car il est comme une sentinelle avancée, détachée à 30 kilomètres
du massif central, qui se développe devant lui de la Méditerranée à
l'Océan. Il faut ajouter que, malgré sa grande élévation, le Pic-du-
Midi se dépouille rapidement, aux premières chaleurs, des neiges
de l'hiver, ce qui est une excellente condition pour l'établissement
d'un poste permanent. La ligne des neiges éternelles, qui dans les
Alpes descend jusqu'au niveau de 2,700 mètres, se relève dans
les Pyrénées jusqu'à 3,000 mètres : elle passe bien au-dessus du
Pic-du-Midi.
La question la plus grave de celles que soulève l'établissement
des observatoires de montagne, c'est le problème de l'hivernage
sur les hauteurs. A cela près que l'hiver dure ici moins long-
temps, une station sur un pic élevé équivaut à un séjour sous le
cercle polaire, et pour se faire une idée des difficultés de la vie dans
ces conditions, on n'a qu'à lire les relations des Ross, des Parry, des
Kennedy, ou celles des nombreux marins qui dans ces dernières
années ont encore tenté d'approcher du pôle nord. Puis nous avons
les rapports des courageux observateurs que M. Dollfus-Ausset avait
installés sur les glaciers de la Yiège, dans le Valais. Sans les ava-
lanches, l'hôtellerie du Pic-du-Midi serait habitable toute l'année,
malgré son altitude de 2,238 mètres, car elle est exposée au midi,
LES 0T5SERVAT0IRES DE MONTAGNE. 923
à l'abri des plus mauvais vents. Beaucoup de stations habitées dans
les Alpes ne présentent point les mêmes avantages. Le fort de l'In-
fernet, à Briançon, suspendu au sommet d'un rocher presque à
pic, à une altitude d'environ 2,i00 mètres, et celui des Têtes, établi
àAOO mètres plus bas sur un roc aigu, forts qui gardent le défilé
du Mont-Genèvre, reçoivent tous les vents de l'ouest, du nord et
de l'est. Le village chef-lieu de la commune de Saint-Véran, dans les
Hautes-Alpes, qui renferme près de 200 âmes, est situé à 2,070 mè-
tres, et il a des maisons régulièrement habitées bien au-dessus de
cette altitude. On peut citer beaucoup d'autres villages perchés à
des niveaux qui approchent de 2,000 mètres, comme ceux des Ay-
gliers, près Briançon, de la Bérarde en Oisans, etc. Pendant l'hi-
ver, les maisons y sont parfois ensevelies sous la neige, et l'on
circule de porte en porte par des galeries de communication. Faute
de combustible ligneux, on n'y cuit le pain qu'une fois l'an, et l'on
garde les morts de l'hiver pendant plusieurs semaines au grenier,
le sol étant trop dur pour les enterrer. Dans ces villages, l'habita-
tion se compose généralement d'un rez-de-chaussée bas et voûté;
le compartiment où se parque la famille n'est séparé de l'étable que
par une cloison qui s'arrête à hauteur d'homme, afin de laisser ar-
river la chaleur dégagée par le bétail. Les habitans les plus riches
font la cuisine avec une sorte d'anthracite décomposé, quelques-
uns ont du bois de bouleau ou de mélèze ; la plupart ne brûlent que
des fientes de vache séchées au soleil. Dans le Haut-Dauphiné et la
Maurienne, il y a des mines de fer exploitées à un niveau qui dé-
passe 2,000 mètres, et où les ouvriers passent l'hiver dans de mau-
vaises baraques ; on est obligé d'y travailler l'hiver, car ce n'est
que sur la neige que l'on peut en descendre économiquement le
minerai, dans des paniers en forme de traîneaux doublés en dessous
d'une peau de bouc. La caserne des mines de cobalt et de nickel
d'Allemont en Oisans, que M. Vaussenat, un des promoteurs les plus
ardens du nouvel observatoire, a établie lui-même en 1853 et dans
laquelle il a hiverné deux fois avec une centaine d'ouvriers, se
trouve à une altitude de 2,150 mètres, sur une crête battue par
tous les vents.
Les inconvéniens de ces habitations sont les mêmes que ceux
qu'on aurait à supporter dans un observatoire construit au sommet
du Pic-du-Midi. On les atténuerait beaucoup par une bonne instal-
lation : des locaux bas, voûtés, à demi enterrés, des murs épais, un
toit balayé par les vents pour éviter l'enfouissement sous la neige,
et des caves garnies de provisions. Par les temps clairs et froids,
les habitans du pic pourraient facilement descendre à l'hôtellerie
de Sencours, Enfin un fil électrique pourrait diminuer leur isole-
924 REVUE DES DEUX MONDES.
ment en les mettant en communication régulière avec Bagnères,
dont la distance à vol d'oiseau n'est que de 10 kilomètres; en sui-
vant les crêtes, le télégraphe n'aurait pas une longueur de plus de
15 kilomètres. Les villages échelonnés à la base du pic sont habités
par des montagnards hardis qui en tout temps répondraient sans
hésiter à un appel parti du sommet.
La Société Ramond, fondée il y a dix ans, avait repris cette idée
d'un observatoire à ériger au Pic-du-Midi, l'avait faite sienne, et
avait entrepris une active propagande en faveur du projet. En 1869,
le Journal officiel annonçait la création prochaine de cet établisse-
ment. Malheureusement c'étaient les fonds qui manquaient. C'est
seulement quatre ans plus tard qu'à l'aide des souscriptions et des
dons recueillis on put enfin procéder à l'organisation provisoire
d'une station météorologique sur le mamelon Plantade, à l'altitude
de 2, .370 mètres, à proximité de l'hôtellerie. Grâce au dévoûment
du général de Nansouty, de MM. Vaussenat et Peslin, l'installa-
tion fut achevée le 21 août 1873. De plus un baraquement fut éta-
bli pour les ouvriers qui l'année suivante devaient exécuter les ter-
rassemens au sommet du pic.
Une collection d'instrumens avait été mise à la disposition de la
Société par M. Charles Sainte -Cl aire Deville, inspecteur -général
des stations météorologiques, dont le zèle infatigable est toujours
au service de toute bonne volonté, et qui vient de lire à l'Académie
des Sciences un rapport étendu sur l'observatoire naissant. On avait
trouvé un observateur consciencieux, M. Baylac, ancien instituteur-
et ancien militaire, qui fut maintenu pendant soixante-dix jours à
la station Plantade, où il faisait les lectures de trois en trois heures,
de sept heures du matin à sept heures du soir; en outre, chaque
jour la même série de lectures était répétée au sommet du pic à
neuf heures du matin. L'absence de fonds ne permit pas d'étendre
cette première campagne au-delà du commencement d'octobre.
« L'observatoire a été fermé le 9 octobre, à sept heures, les vivres
manquant complètement, » dit le procès-verbal.
L'année suivante, on fut déjà en mesure de soutenir un établis-
sement continu. L'observateur, installé dès le 1"" juin, resta sur le
pic avec le président de la commission, le général de Nansouty, qui
avait tenu à payer de sa personne, et avec l'hôtelier Brau, jusqu'au
15 décembre, époque où un accident força les habitans de la sta-
tion à une retraite précipitée.
Pendant ces six mois et demi, les observations trihoraires ont été
faites régulièrement à la station Plantade, et, sauf quelques jours
d'interruption , on a répété les lectures au sommet du pic à midi
43 minutes, heure concordant avec l'observation simultanée de
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 9'25
7 heures 35 minutes du matin à Washington, car ces données de-
vaient être envoyées au général Albert Myer, chef du service météo-
rologique des États-Unis. En prévision d'un long séjour, on avait
apporté à l'hôtellerie de Sencours un ample approvisionnement de
vivres, consistant en vin rouge, pain-biscuit, conserves de légumes
et de viandes, extrait Liebig, sucre, café, thé, lait, rhum, bougie,
coke, tout cela en quantité plus que suffisante, car on comptait en
laisser encore en partant. Une petite pharmacie complétait ces pro-
visions d'hivernage. L'hiver avait été sensiblement plus précoce
que l'année précédente ; par deux fois dans le courant de novembre
on avait dû renoncer à l'observation du sommet, il y avait eu péril
très réel. En fait de distractions, la chasse d'une hermine, la visite
d'une martre qui, après avoir mangé quantité de noix, de lard et
d'autres friandises, ne voulut pas se laisser prendre au piège qui
lui fut tendu, les rares apparitions de quelques oiseaux, notamment
du pinson des neiges [fringilla nivalis), étaient des événemens qui
comptaient dans cette existence de stylites. Au commencement de
décembre, quatre membres de la commission firent l'ascension du
pic pour rendre visite à leur collègue.
C'est un accident survenu à la grille du poêle de fonte vers le
10 novembre qui fut la cause du départ prématuré des observa-
teurs. Ils avaient d'abord essayé de raccommoder la grille, mais
sans succès; il avait fallu modifier la forme du foyer en l'élargis-
sant considérablement. De ce jour, la consommation du combus-
tible avait doublé, tant par suite de cette transformation que parce
que la couche de neige, en dépassant le sommet de la cheminée,
l'avait en quelque sorte prolongée et par suite augmenté chaque
jour le tirage à mesure qu'elle s'entassait. Les vents du nord-est et
du sud-ouest apportaient de telles quantités de neige au col Sen-
cours, que le 15 novembre il y en avait déjà h mètres contre la
façade nord de la maison, et qu'on sortait de plain-pied du premier
étage. A force de travail, on parvint à la maintenir à ce niveau jus-
qu'au 2 décembre. Le 3, on dut se décider à creuser dans la neige
une galerie de 7 mètres de long, afin d'arriver sans trop de difficulté
à la plate-forme de l'observatoire.
Jusqu'au 6 décembre, Brau avait toujours accompagné au som-
met du pic M. Baylac, qui allait prendre le relevé de midi. Le 7,
ces deux hommes ayant été renversés deux fois par le vent en cô-
toyant les couloirs d'Ardalos , M. de Nansouty décida que jusqu'à
nouvel ordre l'observation du sommet serait supprimée. Le 9 et le
10, la tourmente commençait, préludant par le bouleversement de
la neige et lui donnant des formes fantastiques. Des instans de
calme plat succédaient à des rafales de neige où un homme n'eût
926 REVUE DES DEUX MONDES.
pu tenir debout. Pendant toute la journée du 11, l'ouragan fut for-
midable; à onze heures du soir, un bloc de neige glacée enfonça la
fenêtre de l'hôtellerie, et cela par un froid de 19 degrés au-des-
sous de zéro. En un instant, le général et M. Baylac, qui s'étaient
couchés tout habillés, étaient sur pied, et sacrifiant, le premier un
matelas de sa couchette, l'autre sa paillasse et une couverture, ils
parvinrent, après une heure de travail pénible, à masquer l'ouver-
ture par oii pénétraient la neige et le vent. Pendant cette opéra-
tion, le thermomètre intérieur était tombé de 6 degrés au-dessus
de zéro à 18 degrés au-dessous. « Privés de notre unique fenêtre,
dit M. de Nansouty, nous fûmes obligés d'allumer les bougies toute
la journée. Je me voyais, dans un avenir très prochain, sans com-
bustible ni lumière. Cette situation me fit comprendre une fois de
plus la nécessité de quitter la station dès que l'état de l'atmosphère
le permettrait. »
Le 12, à six heures du matin, la porte de l'hôtellerie fut à son tour
enfoncée. On mit trois heures à la rétablir en luttant contre les ter-
ribles rafales du sud-ouest qui s'engouffraient dans le rez-de-chaus-
sée. Désormais ce rez-de-chaussée n'était plus habitable. Le 13,
l'ouragan parut mollir, et, dans la soirée, il cessa tout à coup,
comme il avait commencé le 11, par une secousse sèche qui fit
vibrer et changer de place la vaisselle en fer battu sur les étagères.
Toute la nuit, le baromètre resta immobile, et le matin il avait
quelque tendance à monter, ce qui faisait supposer que le cyclone
s'éloignait. M. de Nansouty donna aussitôt l'ordre de se préparer au
départ.
La petite troupe quitta la station le lu, vers neuf heures du ma-
tin. Dans la nuit, le thermomètre était descendu à — 24°; au
moment du départ, il marquait encore lA degrés au-dessous de
glace. La neige tombait verticalement; pas un souffle de vent. Cha-
cun portait une boussole. Brau ouvrait la marche, frayant la route
avec sa poitrine, ses mains et ses genoux; la raideur des pentes lui
laissait la possibilité de pousser la neige. Baylac, derrière lui, élar-
gissait le passage; puis venait le général, qui avait encore souvent
de la neige au-dessus des hanches, et sa chienne Mira fermait la
marche. Vers onze heures, voyant qu'on n'avançait qu'avec une len-
teur extrême, on résolut de changer de route et de descendre au fond
de la vallée d'Arises en laissant à gauche un précipice bien connu du
guide. Malgré ses efforts pour ne pas se rapprocher de ce mauvais
endroit, poussé insensiblement par la pression des neiges sur sa
droite, trompé par un rocher qu'il prit pour un autre, aveuglé par
la tourmente, Brau arrive sur le bord de l'escarpement. On se
figure la stupeur de ces trois hommes en voyant le vide au bout de
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 927
leurs bâtons. Il fallut faire demi-tour et remonter 50 mètres à pic;
on mit une heure à sortir de ce mauvais pas. Enfin on arrive, très
fatigué déjà, au fond du vallon. Là, le terrain devenait presque ho-
rizontal; la neige, beaucoup plus molle et profonde de 2 mètres, ne
cédait plus comme sur les pentes; il fallait des efforts inouis pour la
déplacer.
Vers trois heures, on était au Pont-de-Bois. Il restait à franchir le
goulet d'Arises, passage devenu méconnaissable par l'amoncelle-
ment des neiges. En sondant le terrain à chaque pas, on arrive en-
fin à l'endroit où le chemin en corniche longe le précipice. « Après
un temps d'arrêt pour nous bien reconnaître, dit M. de Nansouty,
je distingue un petit chêne, un coudrier et un églantier ayant encore
ses feuilles, qui se trouvent sur le bord même du sentier, et que je
reconnais parfaitement. Je les indique à Brau comme points de
direction en lui recommandant de faire tous ses efforts pour les
conserver à sa droite. Nous sommes passés à 25 centimètres de l'é-
glantier, et je vous avoue sincèrement que j'ai eu froid dans le
dos. »
A quatre heures et demie, on se trouvait devant une cabane fermée
et abandonnée. M. de Nansouty souffrait horriblement de crampes
dans le haut des jambes, et ne pouvait plus marcher qu'en se fai-
sant faire des ligatures très serrées à l'aide de deux courroies. Il
aurait voulu passer la nuit dans cette cabane; mais il eût fallu, pour
y entrer, enfoncer la porte ou briser la fenêtre. On reprit, par les
pentes, le chemin de la route thermale, que l'on atteignit à huit
heures du soir. A partir de ce moment, il y eut de fréquens éclairs,
et la neige nouvelle émettait une lueur phosphorescente bleu clair,
surtout lorsqu'on la remuait. En arrivant à Gripp à une heure du
matin, tout le monde était accablé par la fatigue et tiraillé par la
faim. On avait mis seize heures à faire un trajet qui en demande
trois en été. A l'hôtellerie de Gripp, les trois voyageurs trouvèrent
enfin de quoi souper et dormir.
Dès le 1" juin 1875, M. de Nansouty et l'observateur s'étaient
de nouveau internés à l'hôtellerie pour l'hiver entier. Quelques
jours plus tard, ils étaient en mesure de donner une preuve de
l'utilité de leur poste avancé, car le 22 juin, à la veille des per-
turbations atmosphériques qui devaient amener tant de désastres
sur le midi de la France, ils purent transmettre aux communes
les plus proches et jusqu'à Tarbes des avis qui seraient arrivés à
destination plus tôt, si on avait eu un fil électrique sous la main.
Vers le milieu du mois d'octobre, leur séjour sur les hauteurs
faillit être encore abrégé par un accident. Après une terrible tour-
mente qui avait dure du 12 au là, une grosse avalanche vint s'a-
928 REVUE DES DEUX MONDES.
battre sur la maison le 16, à 1 heure 1/2 du matin. La neige de
l'avalanche, en comblant tout le creux au nord de la maison jusqu'à
1 mètre au-dessus du toit, privait les habitans de leur escalier de
communication et les séparait de leur combustible. Ne pouvant plus
sortir du premier étage par la porte et n'ayant pas d'échelle pour uti-
liser leur fenêtre, ils furent obligés de percer le parquet pour des-
cendre à l'étage inférieur. Il fallut ensuite dégager la cheminée, dont
le conduit était plein jusqu'au rez-de-chaussée, puis allumer avec
grand'peine un feu pour se sécher. Le fermier de l'hôtellerie était
descendu la veille à Campan, et il était impossible qu'il pût remonter
de sitôt; le chemin était devenu impraticable en raison des avalan-
ches que l'on entendait ronfler à chaque instant. Heureusement on
avait, pour aider au déblai, un .paysan des environs qui, surpris par
le changement de temps, se trouvait prisonnier à l'hôtellerie. Le
gros de l'avalanche était allé s'engouffrer dans le lac d'Oncet, qu'il
faisait déborder : le petit torrent qui s'en échappe laissait voir son
lit dégagé de neige sur plus de 2 kilomètres. A huit heures du
matin, pendant que le général faisait avec son aide l'inventaire
des dégâts, deux vautours se présentèrent : ils venaient voir si l'ava-
lanche leur avait préparé un festin ! On constata que le vent de l'ava-
lanche et l'embrun avaient brisé et tordu l'abri météorologique,
bien qu'il fût construit en fer et en fonte, et broyé les instrumens.
Cette catastrophe ne découragea pas nos observateurs. En quel-
ques jours, le désastre était en grande partie réparé; les instrumens
étaient remplacés et installés sous un abri de bois. Afin de diminuer
les risques de l'isolement, M. de Nansouty a engagé deux solides
montagnards pour le reste de l'hiver. Depuis ce moment, les obser-
vations ont été continuées d'une manière très régulière; on en publie
un résumé tous les quinze jours. De temps en temps des visiteurs
montent par la route de Bagnères : le jour de l'an a été fêté à la
station Plantade par une nombreuse réunion d'amis de la science
qui étaient venus saluer les habitans du pic. Tout fait espérer que
la campagne de 1875 pourra être menée à bonne fin. Toutefois
cette expérience de deux ans a suffisamment démontré que le col de
Sencours est à peu près inhabitable en hiver : il est trop accessible
à l'accumulation des neiges et trop ouvert aux coups de vent d'est,
sud et sud-ouest. L'observatoire qu'il s'agit de bâtir au sommet, à
l'endroit où l'on a installé le Pavillon-Darcet, ne serait exposé qu'aux
vents du sud, et il serait facile de le défendre contre les neiges
d'apport. La comparaison des températures notées à midi au som-
met du pic et à la station Plantade prouve même que vers le milieu
de la journée il ne fait pas toujours plus froid en haut qu'en bas,
en dépit d'une différence de niveau de 500 mètres, à laquelle cor-
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 929
respond en moyenne un abaissement de température de 3 degrés.
Dans la première quinzaine de janvier, le thermomètre a été parfois,
vers midi, un peu plus élevé au sommet qu'à la station. En re-
vanche, les minima notés au sommet ont été très sévères : 37° au-
dessous de zéro le 9 janvier, et encore — 23° le 10, puis — 25° et
— 30° le 12 et le 13, tandis qu'à la station Plantade le thermomètre
à minima n'avait marqué que — 17°, — 15°, — 17° et — 19° les
mêmes jours. C'est la seconde période de grands froids traversée
cet hiver par les habitans du pic ; la première avait duré trois se-
maines (du 21 novembre au 13 décembre), et n'avait pas été moins
rigoureuse, car le 6 décembre on eut — 20° à la station.
A tous les points de vue, il est donc urgent de transporter le
poste d'observation au sommet du pic. Un devis largement établi
porte les frais de construction à 30,000 francs. La commission de
la Société Ramond a fait appel à tous les amis de la science. Les
conseils-généraux de six départemens et trois villes, Bagnères,
Toulouse et Bordeaux, ont déjà répondu par des souscriptions. La
ville de Bagnères abandonne la propriété de la portion de la cime
qui lui appartient et autorise la Société à interdire, sur la pente de
la montagne, le parcours des moutons, afin de rétablir le gazon-
nement de la surface. Grâce à ce concours empressé, on a pu, l'été
dernier, poser les fondemens de la maison d'habitation, que l'on
bâtit à 7 mètres au-dessous du sommet. Cette maison est en partie
souterraine et n'aura d'ouverture que du côté du midi; elle commu-
nique par un tunnel à la pièce circulaire voûtée qui doit contenir le
baromètre, les appareils magnétiques, etc. A peu de distance sera
fixé solidement au roc l'abri destiné à protéger les instrumens qui
doivent être exposés à l'air libre.
Pour rendre les observations du pic plus utiles, on a eu l'heu-
reuse idée d'adjoindre à la station principale des postes secondaires
situés à des niveaux inférieurs. On a choisi à cet effet quatre sta-
tions voisines, deux dans la montagne, — le lac d'Oredon (1,900 mè-
tres) et Barèges (1,230 mètres), — puis deux dans la plaine, — Ba-
gnères (550 mètres) et Tarbes (310 mètres). Les matériaux recueillis
depuis trois ans par les hommes dévoués qui consacrent leur temps
et leurs forces à cette œuvre sont déjà nombreux, et le peu qui en
a été publié jusqu'à présent prouve que les observations sont faites
avec un soin des plus louables. La comparaison des moyennes ther-
mométriques et barométriques de 187 !i avec les moyennes décen-
nales du grand Saint-Bernard montre un accord très satisfaisant
dans la marche des phénomènes. Elle tendrait à prouver aussi que
la température des Pyrénées est, à niveau égal, de 3 degrés plus éle-
vée que celle des Alpes, car la différence moyenne entre la station
TOMB XIII. — 1876. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Plantade et le Saint-Bernard est de â%6, et se rééuit à â°,0 lors-
qu'on tient compte de la différence de niveau des deux stations,
qui est d'une centaine de mètres. On en a conclu qu'au sommet
du Pic -du -Midi la température moyenne ne doit pas descendre
sensiblement au-dessous de celle de l'hospice du Saint-Bernard,
bien que l'altitude du pic soit supérieure de ZiOO mètres à celle de
l'hospice.
Voilà où en est l'observatoire du Pie -du -Midi de Bigorre. Une
œuvre si bien commencée sera vite achevée , surtout si elle peut
compter sur l'appui de l'état. Nul doute que la Société Ramond
n'obtienne bientôt la déclaration d'utilité publique dont elle a be-
soin pour devenir légalement propriétaire des terrains que lui con-
cèdent les communes de Bagnères et de Barèges, et des construc-
tions qu'elle y élève.
Les services que les observatoires de montagne sont appelés à
rendre sont très variés. La météorologie et la physique du globe
ont singulièrement élargi leur cadre depuis vingt ans. Si les varia-
tions du baromètre sont encore jusqu'à nouvel ordre les symptômes
les plus importans à consulter pour la prévision du temps, si la tem-
pérature est toujours l'élément qui intéresse le plus directeiaent la
vie organique, bien d'autres phénomènes cependant nous permet-
tent, pour ainsi dire, de tâter le pouls de la nature. On mesure main-
tenant la quantité d'ozone contenue dans l'air, afm d'en apprécier
la salubrité ; on en détermine la transparence optique et la trans-
parence chimique, en d'autres termes la proportion des radiations
chimiques du soleil qu'il laisse arriver jusqu'à nous. M. Tyndall
vient de démontrer que l'air dans lequel un rayon de soleil ne trace
pas de sillon lumineux, qui par conséquent ne renferme pas de
poussières capables de diffuser la lumière, a aussi perdu le pouvoir
d'engendrer la vie, c'est-à-dire de semer les germes d'où naissent
les fermentations et les maladies infectieuses. C'est une nouvelle
défaite des partisans de la génération spontanée, et un beau sujet
d'expériences pour les observateurs placés au-dessus des nuages.
Que d'autres phénomènes pourraient être en quelque sorte sur-
pris dans leur devenir en ces hautes régions! La grêle, ce météore
si redoutable et encore si mal connu, que nous ne voyons d'ordi-
naire que lorsqu'elle tombe sur nos récoltes, — les tourbillons qui
naissent du contact des cirrhus glacés et des tièdes courans d'air
qui montent de la terre, — les effluves électriques qui alimentent
la foudre, mais dont on peut à chaque instant reconnaître la sourde
présence en dressant un mât armé de pointes, — tout cela rentre
dans le cadre d'études des nouveaux observatoires. On y songe en-
core à surveiller les oscillations du sol. Des séismographes enregis-
LES OBSERVATOIRES DE MONTAGNE. 931
treront les tremblemens de terre, assez fréquens dans la région py-
rénéenne. Pour constater les mouvemens lents du sol, on a placé
en lS7!i quatre repères au niveau de la surface du Lac -Bleu, au
pied du Pic -du -Midi; ces repères sont formés par le rocher lui-
même, dérasé horizontalement et recouvert d'une chape de ciment.
La limpidité de l'atmosphère des montagnes se prête aussi admi-
rablement aux études d'astronomie physique. On peut citer comme
une expérience concluante à cet égard l'expédition de M. Piazzi
Smyth au pic de Ténérifïe. A une hauteur de S, 000 mètres, <ies
instrumens qui en Angleterre montraient tout au plus les étoiles de
10« grandeur atteignaient alors les étoiles de la l/|^ Le Pic-du-Midi
notamment serait un précieux belvédère. Déjà MM. Maxwel Lyte et
Michelier y ont photographié l'éclipsé de soleil du 18 juillet 1860
par un temps superbe, alors qu'immédiatement au-dessous la val-
lée de l'Adour était couverte de nuages qui cachaient le pic aux ha-
bitans, et qu'il pleuvait à Bagnères. Les travaux de spectroscopie,
l'exploration de la surface si tourmentée du soleil, l'étude des co-
mètes et des nébuleuses, pourraient s'y faire dans des conditions
exceptionnellement favorables, comme le prouvent les résultats ob-
tenus par M. Young sur le Mont-Sherman, aux États-Unis. Reste à
savoir si un séjour prolongé à une altitude aussi considérable que
celle du Pic-du-Midi (c'est exactement celle de la ville de Quito)
ne finirait point par exercer sur les tempéramens l'action débili-
tante dont M. le docteur Jourdanet a signalé les effets, et qui com-
mence à se manifester vers 2,000 mètres. Jusqu'à présent, les rap-
ptwts du général de Nansouty et les récits -des tt)uristes qui sont
montés à la station Plantade ne mentionnent aucun symptôme ée
ce genre, et on pourrait en tout cas y soustraire le gardien du pic
en le relevant de temps à autre. Gomme Lyncéus, le guetteur de
Faust, le gardien pourra dire : « Ce n'est pas pour mon seul agré-
ment que je suis placé en cet endroit et si haut. « Mais le pays,
qui profitera de leur dévoûment, ne voudra pas marchander à ces
énergiques pionniers de la science l'appui moral et matériel dont
ils ont besoin.
R. Radau.
LA
SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS
DE FRANCE
La septième session générale de la Société des agriculteurs de France
va s'ouvrir le 15 mars à Paris. Composée de ceux que le progrès agri-
cole intéresse, depuis le fermier le plus modeste jusqu'au châtelain le
plus opulent, cette société a en outre ouvert ses rangs aux hommes les
plus marquans dans l'industrie et les sciences, et elle a inscrit parmi
ses membres honoraires de grandes illustrations aristocratiques de Tlta-
lie, de la Russie et de l'Angleterre. Gréée à peine depuis quelques an-
nées, elle a pris un grand développement, qui est la meilleure preuve
de son utilité.
L'époque où nous vivons marquera en effet par une sorte de crise
pour l'agriculture française. Le haut prix de toutes les choses de la vie
a sans nul doute apporté une amélioration notable dans le sort des cul-
tivateurs, qui les produisent et qui les vendent; mais ce progrès ne s'est
point réalisé sans plus d'une compensation fâcheuse pour eux. Ainsi la
construction des voies de communication qui facilitent l'écoulement des
produits du sol a enlevé des bras nombreux à la culture, La population
rurale en a été comme décimée. L'union patriarcale des familles de
paysans traditionnellement nombreuses est à tout jamais détruite. Elle
était autrefois la base du travail agricole. Jadis il était nécessaire de
produire à peu près tout sur un même domaine; la liberté des échanges
a fait succéder à cette antique nécessité la tendance obligatoire à la
spécialisation des produits. Tous ces changemens sont arrivés d'une
façon un peu subite pour notre agriculture, qui y était mal préparée par
un manque trop général d'instruction. La tradition, d'autres diront la
routine, lui avait pleinement suffi pour ses anciens erremens; mais cette
LA. SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 933
tradition la laissait un peu dépaysée sur ce nouveau théâtre où elle était
amenée presque à son insu.
Plus que jamais notre agriculture avait besoin de s'instruire et de se
renseigner. Sans nul doute les journaux spéciaux, les brochures, les li-
vres sont fort utiles pour l'expansion de l'instruction; mais ils s'adres-
sent surtout aux jeunes générations. Les réunions, les discussions pu-
bliques conviennent bien mieux pour l'enseignement des hommes déjà
faits, de ceux qui écoutent, mais qui n'ont pas le temps de lire. Il était
donc urgent de convoquer de grandes assemblées périodiques où les
agriculteurs venus de tous les points de la France pourraient discuter
en parfaite connaissance la grande cause du progrès agricole, pour le-
quel il ne saurait y avoir qu'une noble et patriotique émulation sans
aucune mesquine rivalité. Il était urgent de réunir ces agriculteurs en
une vaste association disposant d'abondantes souscriptions , grâce aux-
quelles elle pourrait distribuer des encouragemens efficaces.
Ce vigoureux projet de substituer ainsi l'initiative privée à la tutelle
administrative a été conçu et mené à bonne fin par M. Lecouteux, écri-
vain agricole distingué autant qu'excellent praticien. Son plan d'une
vaste association d'agriculteurs s'étendant sur toute la France reçut im-
médiatement un sympathique accueil de la part de tous les hommes
de progrès que leurs goûts ou leurs intérêts rattachent à l'agriculture.
Grâce aux persévérans efforts des promoteurs de l'œuvre, plus de deux
mille adhésions furent acquises avec une promptitude étonnante dans
un pays aussi peu habitué que le nôtre aux idées d'association. Il fallait
à cette société naissante le patronage d'un homme éminent, capable de
la garantir des ombrages d'un gouvernement peu soucieux du réveil de
l'esprit public en France. M. Drouyn de Lhuys accepta une présidence
temporaire que les suffrages de l'association lui ont constamment con-
servée depuis sa fondation.
La première session de la société a eu lieu au mois de décembre 1868.
Depuis cette époque, une réunion générale s'est tenue chaque année à
Paris, excepté en 1871, année malheureuse et fatale héritière de la dé-
claration de guerre de 1870. La durée des sessions est de huit jours en-
viron. L'assemblée se divi?e en sections, dont les membres passent
chaque matinée dans le huis-clos de leurs bureaux respectifs, étudiant
les questions de leur compétence. Les rapports ainsi préparés dans les
sections sont ensuite lus à tour de rôle dans la réunion générale qui suit
dans la journée. L'allluence y est toujours nombreuse, et les débats sont
souvent fort animés. Les grandes questions intéressant l'agriculture en-
tière de la France, telles que les traités de commerce, les impôts, l'u-
tilisation des cours d'eau pour l'irrigation et la fécondation du sol, les
ravages du phylloxéra, les progrès de l'industrie chevaline, les réformes
à introduire dans les concours régionaux agricoles, les progrès de l'in-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
struction dans les campagnes, toutes ces questions ont été traitées avec
rimporfance qu'elles méritent, par des hommes occupant de grandes
situations agricoles dans le nord, dans le midi et dans le centre de la
France. Fort souvent des vœux très sagement motivés ont été adressés
aux ministres de l'agriculture et des finances, et ont été pris en consi-
dération dans les décisions administratives.
La société ne reste point inactive entre les sessions. Pour l'étude des
questions demandant un mûr et long examen, elle nomme des commis-
sions dont les membres viennent souvent de fort loin afin d'assister aux
convocations qui leur sont faites. C'est ainsi que la question des engrais
commerciaux est soumise à une commission permanente dont les tra-
vaux ont fourni aux cultivateurs les plus utiles moyens de contrôle. Une
commission de législation donne gratuitement aux sociétaires des con-
sultations de droit rural. Les travaux des sessions générales et les re-
cherches des commissions sont publiés chaque année dans un annuaire
d'un format important, et dans des bulletins mensuels expédiés aux so-
ciétaires. Ces publications constitueront de très précieuses archives agri-
coles. C'est ainsi qu'au moyen d'une modeste souscription (1) annuelle,
tout agriculteur peut prendre part à des réunions intéressantes, recevoir
des publications instructives, et se faire directement renseigner sur les
faits de culture, de zootechnie ou de jurisprudence rurale le concernant
spécialement. Nous allons essayer de donner un aperçu rapide des
questions qui ont excité le plus d'intérêt dans les réunions de la so-
ciété.
Les instrumensde préparation du sol ont partout conservé jusqu'à ces
derniers temps leurs antiques formes et leur primitive simplicité. C'est
ainsi qu'on voit au musée égyptien de Boulak une colonne découverte
par M. Mariette, sur laquelle sont représentés les divers travaux de la
terre. Ces dessins agricoles, qui sont sans nul doute les plus anciens du
monde, furent gravés aune époque bien reculée, au temps où les Celtes,
nos ancêtres, vivaient misérablement de pêche et de chasse, étaient en-
core ignorans de toute espèce de travail. Eh bien ! les outils figurés sur
la pierre égyptienne sont absolument les mêmes que ceux avec lesquels
les fellahs actuels préparent lears champs limoneux. Plus loin en Asie,
l'informe croc de bois muni d'un soc en porcelaine que le Chinois pousse
tandis que sa femme le haie devant, se perpétue depuis des milliers
d'années sur les bords marécageux du Yang-tse-kiang. Chez nous, la
lourde charrue encore usitée en Normandie est bien la même que celle
que la reine Mathilde a brodée sur ses tapisseries conservées à Bayeux.
(1) La société se compose 1° de membres ordinaires versant une cotisation annuelle
de 20 francs, 2" de membres fondateurs qui, outre cette cotisation annuelle, paient
une" somme de 100 francs à leur entrée dans la société, 3" de membres donateurs
a3^nt fait une donation de 1,000 francs au minimum.
LA SOCIÉTÉ DES AGRICDLTEURS DE FRANCE. 935
Les progrès et l'accroissement de puissance des outils agricoles ne
datent réellement que des progrès mêmes de la métallurgie. C'est seu-
lement en substituant le fer au bois que l'on a pu, vers le commence-
ment de ce siècle, fouiller le sol plus énergiquement et obtenir de lui
de plus abondantes récoltes. L'introduction en France des instrumens de
culture perfectionnés ne remonte guère au-delà de la fin de la restau-
ration; elle est due à Mathieu de Dombasle, ce bienfaiteur de l'agricul-
tiu*e française.
Quand les instrumens agricoles sont mus par des animaux, la puis-
sance s'en trouve bornée par les limites mêmes de la force de ces
animaux. Pour aller au-delà, l'action de la vapeur doit être substituée
à celle des chevaux ou des bœufs. Les premiers essais de l'emploi
de ce moteur pour la culture ont été faits en Angleterre, dès le début
de ce siècle; mais c'est seulement depuis une vingtaine d'années que
la chose a passé dans le domaine de la pratique. 11 est facile de se
rendre compte du principe même de ce travail : une machine locomo-
bile est amenée sur le bord du champ à cultiver; elle met en mouve-
ment un tambour autour duquel s'enroule un câble en fil d'acier qui
tire soit une charrue, soit une herse, un rouleau ou un semoir. Dès
que l'instrument est arrivé au terme de sa course, il change de cap
et se trouve tiré par un second câble, qui est mû au moyen de poulies
de renvoi. Tel est l'appareil le moins coûteux; la locomobile pouvant
servir aux divers travaux intérieurs de la ferme, les autres engins sont
seuls imputables en totalité au prix de revient de la culture à vapeur.
Mais ce mode de transmission de mouvement est fort compliqué, quel-
que ingénieuses que soient les dispositions inventées par les construc-
teurs anglais tels que MM. Howard, Fowler, Fisken, car ils sont habiles
et nombreux, les fabricans anglais qui cherchent la solution pratique
et économique de. ce grand problème, avec une ardeur bien justifiée
par la faveur publique s'attachant en Angleterre au labourage à va-
peur. Pour obtenir un travail plus rapide et plus énergique, on a été
conduit à l'emploi d'un double moteur; alors deux locoiuobiles se pos-
tent parallèlement à chaque extrémité du champ, tirant alternative-
ment la charrue et avançant d'un pas à chaque nouveau sillon.
Pour adapter les instrumens aratoires à la culture à vapeur, il a fallu
créer des types nouveaux de charrues , de herses et de semoirs, bien
autrement puissans et coûteux que les anciens outils, auxquels ils res-
semblent à peu près comme ces magnifiques paquebo's traversant l'o-
céan ressemblent aux modestes caravelles de Christophe Colomb qui
l'ont passé les premières. A ce point de vue de l'outillage, la perfec-
tion semble atteinte dans la culture à vapeur. Les progrès à réaliser
doivent d sormais porter sur la mise en mouvement; il y a encore place
à de grandes améliorations quant à la simplicité, au prix des appareils
et à l'utilisation de la vapeur.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
Les avantages et les difficultés de la culture à vapeur ont été sérieu-
sement discutés dans les réunions de la Société des agriculteurs de
France. En réduisant dans les exploitations le nombre des bêtes de
trait, la vapeur réserve une plus large part aux animaux de rente; cha-
que kilogramme de charbon brûlé pour la préparation du sol équivaut
à une certaine quantité de fourrage dont on peut disposer pour des
bœufs ou des moutons destinés à l'alimentation publique.
A un autre point de vue, la vapeur a l'incontestable mérite de fournir,
comme sans effort, des labours profonds que l'on ne peut obtenir des
animaux qu'au prix d'une lenteur extrême et d'une fatigue excessive
pour les conducteurs, aussi bien que pour les attelages. Énergiquement
fouillée et ameublie jusque dans le sous-sol, la terre se dessèche moins
au soleil et s'engorge moins d'humidité; elle donne de plus riches ré-
coltes. Certes, si tous nos champs de France pouvaient obtenir graduel-
lement la perméabilité à l'air, à la chaleur et à la lumière que donne
la culture à vapeur, la production agricole s'en trouverait accrue dans
d'incalculables proportions. Comme rapidité d'exécution, les appareils
les plus puissans peuvent cultiver profondément quatre hectares par
jour, et travailler superficiellement une étendue plus que double de
celle-là, tout en n'exigeant que quatre hommes pour la manœuvre des
outils ou l'approvisionnement des moteurs. Il est constaté que, pour
exécuter un semblable travail dans un même temps, il faudrait au
moins dix charrues des plus fortes, chacune étant conduite par deux
hommes et attelée de quatre chevaux les plus vigoureux. Deux locomo-
biles et quatre ouvriers font donc le labeur de vingt laboureurs et de
quarante forts chevaux. Dans ces conditions, il est possible de donner
aux opérations agricoles une célérité inconnue jusqu'à nos jours. Les
labours, les hersages, les semailles peuvent ainsi s'exécuter en temps
opportun, moins exposés aux risques de mauvais temps que la culture
traînant en langueur avec des moyens impuissans.
Ces contrariétés du temps sont d'autant plus grandes que le climat
d'une contrée est moins beau. Dans le midi de la France, on peut pro-
fiter des magnifiques et lumineuses journées qui y sont si nombreuses,
pour confier au sol la semence, espoir du laboureur; mais la période
propice est déjà moins longue dans le nord de notre pays; elle se trouve
encore raccourcie plus près du pôle. La culture à vapeur donne donc à
l'homme une sécurité plus grande pour la production de sa nourriture,
éternel sujet d'angoisses pour lui; en cela, elle marque un nouvel et
important triomphe dans la lutte incessante qu'il soutient contre la na-
ture, cette dure mère qui n'accorde ses dons qu'au labeur opiniâtre de
ses enfans.
Les difficultés de cette culture sont en proportion de ses avantages.
Un appareil ordinaire rendu d'Angleterre en France, coûte environ
/iO,000 francs. L'amortissement d'un tel capital, qui doit être réalisé
LA SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 937
moyennement en dix ans, l'entretien et la réparation des divers engins,,
le charbon et la solde des mécaniciens, tout cela constitue de gros
frais, dont le remboursement exige que l'appareil ne chôme guère
dans l'année. C'est un fait acquis qu'un tel outillage ne paie ce qu'il
coûte que s'il s'applique tu moins à la culture de 500 hectares de
terres. D'aussi vastes champs cultivés sont rares dans une même ex-
ploitation en France, Ce mode de culture ne saurait donc s'y généraliser
qu'au moyen d'associations entre des propriétaires d'une même contrée
ou au moyen d'entrepreneurs de labours, comme il en existe de l'autre
côté du détroit.
Cet essai d'association et d'entreprise a été fait dans nos départemens
de l'est, mais sans grand succès. On a vite reconnu que ces puissantes
locomobiles, qui se changent en machines routières pour les dépla-
cemens, se détérioraient très vite par suite des trépidations résultant
de la marche sur les chemins mal empierrés. La clientèle d'un appareil
à vapeur doit donc être étendue, et pourtant il la faut concentrée sur
un étroit espace. Les champs eux-mêmes ne conviennent pas quand ils
sont trop petits. Une parcelle mesurera au moins 3 hectares pour qu'elle
vaille la peine que l'on y installe de lourds engins, peu commodes à re-
muer, surtout par les mauvais chemins. De plus les champs obstrués
par des racines d'arbres ou des blocs de rochers nécessitent au préalable
un coûteux défonçage opéré à bras; il faut les dégager de ces écueils
cachés qui provoqueraient de ruineuses ruptures dans l'appareil. Quant
aux terrains de montagne, quelle que soit leur qualité, ils resteront
toujours hors la loi de la culture à vapeur.
Voilà de bien nombreuses réserves; elles expliquent comment le la-
bourage à vapeur s'est moins répandu en France qu'en Angleterre, où un
ciel moins clément impose une plus grande promptitude dans les tra-
vaux agricoles, tandis que le sol moins morcelé et plus assoupli par la
culture s'y prête mieux à la manœuvre de ces puissans engins. En outre
une plus grande rareté de la main-d'œuvre agricole y rend l'application
de ces rapides machines plus nécessaire que chez nous.
Le premier agriculteur qui ait employé en France la culture à vapeur
d'une façon continue est, je crois, M. Decauviile, fermier de l'impor-
tante terre de Petit-Bourg, près de Paris. Il était presque le seul à en
faire usage quand survinrent la guerre et l'invasion, nous assaillant en
pleine sécurité de paix, avec l'incendie et la destruction pour sombre
cortège. Privés de tous leurs attelages, quelques fermiers des environs
de Paris ont alors songé à faire venir d'Angleterre des appareils qui leur
ont été très utiles pour remettre leurs champs en culture, après le dé-
part de l'ennemi ; mais leur exemple a fait peu de prosélytes. Pourtant
ce mode de culture semblerait devoir s'appliquer judicieusement sur
les fertiles plaines qui entourent la plupart de nos grands centres de
938 RETUE DES DEUX MONDES.
population. Dans ces régions, les cultivateurs sont à proximité des ate-
liers de réparation et des dépôts de charbon : les routes sont en général
assez bonnes pour le déplacement des locomobiles ; le prix de la main-
d'œuvre y est toujours plus élevé qu'en rase campagne, où le manque
de capitaux, les difficultés des communications et les moindres facilités
pour la vente des produits imposeront longtemps encore des procédés
de culture plus simples.
Mais il est d'autres machines également d'origine anglaise, telles que
les faucheuses et les moissonneuses, qui se sont répandues chez nous
avec une rapidité étonnante dans un pays où le morcellement du sol
prédispose peu à l'emploi d'engins coûteux. Il s'est même fondé en
France plusieurs usines importantes exclusivement consacrées à la fa-
brication de ces machines, qu'elles construisent avec une perfection ne
laissant rien à envier aux produits anglais ou américains. Néanmoins
l'importation des instrumens de provenance étrangère est encore consi-
dérable chez nous. Nos constructeurs doivent donc s'efforcer de l'em-
porter sur leurs concurrens par l'excellence de leurs outils comme
par la réduction de leurs prix, d'autant plus que les produits étran-
gers ont à supporter des frais de transport et des droits de douane très
élevés. Avec quelques efforts de la part de nos fabricans, la construc-
tion du matériel agricole peut devenir l'une des branches les plus pro-
spères du travail national.
Si le labourage à vapeur est destiné à soulager l'excès de fatigue des
animaux, le fauchage et le moissonnage mécaniques sont surtout appelés
à adoucir la trop grande peine de l'homme. C'est de grand matin, bien
avant le jour, que le cultivateur s'arme de la faux ou de la faucille et se
rend au travail ; saisi d'abord par une fraîcheur et une humidité péné-
trantes, il reçoit bientôt les rayons du soleil, dont rien ne l'abrite, quand
il s'épuise par les efforts musculaires les plus violens. Le labeur continue
jusqu'à la fraîcheur du soir, parfois meurtrière pour sa poitrine baignée
de sueur. Le plus souvent sa nourriture n'est pas assez substantielle
pour réparer l'épuisement causé par ces travaux toujours exécutés au
milieu d'une sorte de surexcitation morale. Il en résulte des maladies
qui, suivant les prédispositions locales, prennent le caractère de fluxions
de poitrine, de fièvres intermittentes ou typhoïdes, maladies qui dé-
ciment cet autre soldat sur son champ de bataille, et dont la crainte est
Tune des causes de la désertion des campagnes. En rachetant l'homme
de ses plus durs travaux, les faucheuses et les moissonneuses procure-
ront une bienfaisante amélioration dans la santé publique à la cam-
pagne. A ce point de vue, l'économie qu'elles peuvent apporter est vrai-
ment incalculable.
Préoccupée de la diffusion des machines par voie d'entreprise, la So-
ciété des agriculteurs a fondé en 1874 un prix de 1,000 francs et des
LA SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 939
médailles pour les entrepreneurs de moissonnage mécanique pouvant
justifier de la plus grande étendue moissonnée par leurs appareils. L'en-
trepreneur à qui le prix a été décerné a moissonné plus de 900 hectares
dans le département de la Marne, à l'aide de cinq machines. Enfin la
Société organise tous les ans un concours de moissonneuses à la colonie
de Mettray, dont Texploitation lui sert d'école expérim-entale.
Geite société n'a pas encore créé de concours spéciaux pour les animaux
de la ferme; mais chaque année elle décerne des médailles d'honneur
aux exposans les plus méritans dans les expositions des comices canto-
naux. Secondée par le zèle de ses membres, elle a institué une grande
enquête sur l'état du bétail en France. Les résultats très intéressans en
sont publiés dans ses bulletins mensuels.
C'est seulement depuis uue trentaine d'années que la préoccupation
de l'amélioration de nos races domestiques est devenue sinon générale,
du moins très commune parmi tous les cultivateurs. Jusque-là de grands
propriétaires isolés avaient seuls essayé d'acclimater quelques espèces
étrangères, plutôt par faste que par véritable intérêt agricole; mais les
attrayantes études sur l'agronomie anglaise, publiées dans la Revue par
M. Léonce de Lavergne, ont puissamment contribué à éveiller le goût du
progrès chez nos éleveurs et à appeler la faveur publique sur leurs es-
sais. Leurs premières tentatives furent marquées par d'inévitables tâ-
toonemeas et par un entraînemeat parfois irréfléchi vers certaines races
que les Anglais ont poussées à un engraissement excessif; mais l'expé-
rience a parlé : elle conseille sagement de conserver la plupart de nos
races indigènes, dont quelques-unes présentent une haute valeur, tant
par leur nombre que par leurs qualités héréditaires. Sans doute des
croisemens faits avec réserve peuvent encore accroître la perfection de
quelques-unes de nos espèces les plus fines; mais tout mélange doit
être repoussé de nos races des pays montagneux, où un climat sévère,
un sol peu fertile, ne se prêtent pas à l'introduction d'animaux trop
délicats, dont l'effet serait du reste de compromettre la rusticité et l'ap-
titude au travail des espèces indigènes.
C'est donc par une meilleure nourriture et par le choix de bons re-
producteurs, qui ne sont eux-mêmes que le résultat de soins antérieurs,
que l'on doit surtout chercher à développer toutes les bonnes qualités et
à atténuer les difformités de la plupart de nos vieilles races françaises.
Aussi les agriculteurs se préoccupent-ils surtout de régulariser le ré-
gime de leur bétail, et de faire en sorte qu'à l'abondance qui règne en
été il ne succède pas d-î trop grandes privations en hiver. Pour ce^la,
les pays les plus fertiles ont la betterave, cette corne d'abondance de
l'agriculture moderne,, dont la pulpe reste au bétail après la fabrica-
tion du sucre. Les pays les plus pauvres utilisent l'ajonc toujours vert;
ceux dont la fertilité est moyenne cultivent le maïs, qui, haché et mis
en .silos, douiie une nourriture fermentée très agréable au bétail.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
Les cultivateurs sont surtout excités à mieux soigner leurs animaux,
depuis les facilités de vente apportées par le développement du réseau
des chemins de fer. Sous cette influence, chaque contrée s'est vue,
comme à son insu, entraînée vers la production spéciale la plus conve-
nable à son climat et à son sol. L'élève du mouton l'a emporté dans
certaines régions, tandis que la race bovine prédomine de plus en plus
dans d'autres localités. Il s'est même établi des distinctions pour cette
race ; ainsi certains pays, particulièrement ceux de montagne, se sont
spécialisés plus qu'autrefois pour l'élevage des jeunes animaux, qui sont
vendus vers l'âge de deux ans pour les travaux de la plaine. Transpor-
tés sur un terrain plus fertile, et soumis à une alimentation plus nour-
rissante, ces animaux acquièrent en travaillant un développement plus
considérable que celui qu'ils auraient atteint avec de plus maigres
fourrages. Quand ils sont parvenus à leur complète croissance, ces
mêmes bœufs sont dirigés vers les contrées aux gras pâturages, où ils
sont soumis à un rapide engraissement. Depuis que ces contrées peuvent
s'approvisionner facilement d'animaux tout formés, elles ont graduel-
lement renoncé à l'élevage, qui peut s'opérer plus économiquement
dans les pays de moindre fertilité.
Au moyen des chemins de fer, il s'est donc établi une sorte de divi-
sion du travail dans la production agricole, en ce qui concerne la race
bovine. Certains pays, tels que le centre de la France, encore très pau-
vres hier, se sont rapidement élevés à un état de notable aisance, par
le développement que l'exportation de leurs jeunes animaux a pris dans
ces dernières années. D'autre part, les contrées que leur nature pré-
dispose plus à la culture des céréales qu'à celle des fourrages, n'ont
plus à se préoccuper de la production de leurs animaux de travail, pour
laquelle elles manquaient complètement defaciUtés. Dans ces nouvelles
conditions, la population bovine de la France tend à prendre un déve-
loppement dont elle aurait été incapable, si chaque pays était resté dans
l'ancienne nécessité de faire naître, de faire croître et d'engraisser son
propre bétail. La production agricole ne salirait faire exception aux lois
de la division du travail qui régissent les autres branches de l'industrie
humaine.
Malheureusement cette bienfaisante spéciahsation se manifeste moins
dans la production chevaline, qui est devenue depuis la guerre le sujet
des plus vives préoccupations, à cause des intérêts les plus graves qui
s'y rattachent. Ce n'est point une simple affaire d'économie pour les
acheteurs et de gain pour les producteurs qui est ici en jeu, comme
pour les autres industries agricoles. Notre agriculture doit s'efforcer de
produire un plus grand nombre de chevaux, pour la sauvegarde même
de notre nationalité sans cesse menacée. Le développement de la pro-
duction chevaline est en effet une des nécessités de la réorganisation de
notre armée de défense. Il faut bien plus de chevaux qu'autrefois pour
LA SOCIETE DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 9^1
le service d'une artillerie devenue plus lourde et plus considérable,
pour l'approvisionnement de corps de troupes plus nombreux, pour la
remonte d'une cavalerie destinée forcément à être augmentée. Comme
l'on ne saurait compter pour ce recrutement sur l'importation étran-
gère, qui ne fonctionne qu'en temps de paix, l'on voit que le développe-
ment de la production chevaline en France intéresse notre sécurité elle-
même.
Quelque notables qu'aient été les progrès de cette industrie, elle n'a
pu suivre d'un pas égal l'accélération de la demande. Si dans cer-
tains départemens la production a atteint une prospérité et même un
éclat sans pareils, dans d'autres elle est restée statiounaire; elle, a
même complètement rétrogradé dans une grande partie de la France.
La région du nord-ouest se trouve dans le premier cas. L'humidité du
climat y favorise merveilleusement la végétation des fourrages, que la
fertilité du sol et les soins de la culture contribuent à rendre aussi
substantiels qu'ils sont abondans. Sous l'influence d'une bonne alimen-
tation, les jeunes chevaux prennent de belles et vigoureuses formes;
leur force est encore accrue par les travaux modérés de culture aux-
quels le sol, de nature légère et presque partout en plaine, permet de
les utiliser. Cet exercice les assouplit et les développe, tout en diminuant
leurs frais d'entretien.
Dans cette région se trouve la plantureuse Normandie, d'où viennent
ces superbes attelages de voiture de luxe admirés dans nos grandes
villes. Là se rencontre aussi la verte Bretagne, dont les chevaux plus
robustes traînent vaillamment les lourdes charges à de rapides allures.
L'élevage du cheval s'y pratique dans les conditions les plus économi-
ques et les plus avantageuses; aussi les cultivateurs s'y sont-ils habi-
tués de longue main à donner à leurs animaux ces soins attentifs que
l'on prodigue à tout ce qui cause la fortune. Le paysan y est homme de
cheval. D'autres régions, particulièrement celles du nord, seraient éga-
lement aptes à l'industrie chevaline, grâce à la fertilité du sol; mais
l'extension donnée à la culture de la betterave tend à y éliminer le che-
val au profit du bœuf, qui convient mieux aux durs travaux de cette
plante, dont il utilise du reste la pulpe, nourrissante.
Arrivons à la région montagneuse du centre de la France. Le sol y
est peu fertile, et les fourrages qu'il produit sont impuissans à donner
aux animaux cette puissance musculaire, à laquelle la nerveuse ardeur
de la race ne peut suppléer qu'imparfaitement. Doux, sobres, intelli-
gens, résistans à de longues marches par les chemins lesjplus difficiles,
pourvu que l'allure soit modérée, ces chevaux de montagne convenaient
parfaitement au cavalier d'autrefois, allant pia?îo e lontano; mais ils ne
répondent plus aux exigences actuelles de rapide locomotion. Le type
le plus remarquable de ces races était le chevaljlimousiu, qui disparaît
9A2 REVtE DES DEUX MONDES.
chaque jour, comme ces êtres que la géologie nous montre s'éteignant
dès qu'ils ne se trouvent plus dans le miliea convenable à leur existence.
On ne saurait non plus méconnaître que la production chevaline a
fortement diminué dans une grande partie du midi de la France. La
cause paraît surtout devoir en être attribuée aux modifications graduel-
lement introduites dans la production agricole par les incessans progrès
du morcellement du sol. De grands domaines capables d'entretenir de
nombreux chevaux sur les vastes terrains livrés à la dépaissance^ ont
été divisés en exploitations moins étendues, qui ne peuvent que difficile-
ment nourrir une poulinière et sa suite de poulains, car dans les con-
ditions où l'élevage s'est jusqu'ici pratiqué dans le midi comme dans
le'centre, l'éleveur doit garder tous ses produits jusqu'à la période du
complet développement, jusqu'à l'âge où il peut les livrer à la remonte
ou au maquignon. Dans ces conditions, la petite propriété s'est trouvée
frappée d'interdit au point de vue de cet élevage ; elle s'est donc tour-
née vers la production de l'espèce bovine, dont elle écoule aisément les
jeunes animaux. Elle évite ainsi l'encombrement de ses étables, et elle
réalise à court terme la valeur de chaque produit, alors qu'elle aurait
à courir durant trois et quatre ans des risques nombreux, avant de tou-
cher le prix d'un cheval adulte. Les éleveurs deviennent de plus en plus
rares dans le midi de la France aussi bien que dans le centre; mais
tout changerait si l'écoulement des poulains était assuré dès le sevrage.
Le prix élevé que ces jeunes animaux atteignent depuis quelques an-
nées, engagerait un grand nombre des petits propriétaires de ces ré-
gions à livrer à la reproduction la jument que d'ordinaire chacun d'eux
emploie à son service. Ils pourraient ainsi sans grand embarras réaliser
tous les ans un profit de 200 à 300 francs, qui les encouragerait à l'é-
levage.
En regard de ces régions aptes à faire naître et aptes à cela seul se
trouvent sur les rives des fleuves, sur les bords de l'Océan, des con-
trées de gras pâturages consacrés à l'élevage de la race chevaline autant
qu'à celui de la race bovine. Là sont entretenues comme poulinières
un grand nombre de jumens dont on ne peut tirer aucune utilisation
pour le travail. Gela augmente si fâcheusement les frais de la produc-
tion chevaline, que les possesseurs de ces pâturages auraient un notable
avantage à importer du dehors des poulains d'un an à deux ans. Ils se
débarrasseraient ainsi d'un effectif de poulinières coûteux à nourrir,
coûteux à remplacer en cas de mortalité, tandis que ces mêmes mères
seraient rendues aux travaux de culture, ce qui est leur place véritable.
Ces régions à pâturages sont donc propres à élever et non à faire naître.
On se demande naturellement par quelles causes cette répartition des
rôles entre les pays de naissance et les pays de croissance ne s'est point
déjà faite pour la race chevaline aussi bien que pour la race bovine. La
LA SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 943
raison en est dans la lenteur extrême avec laquelle les chemins de fer
ont pénétré dans les pays qui auraient pu faire naître des poulains en
abondance. Pour en sortir, ces jeunes chevaux auraient eu à subir les
fatigues d'un long voyage, auxqiielles ils savent moins bien résister que
les taureaux du même âge. A présent, le transport de ces jeunes ani-
maux peut s'effectuer d'un pays à l'autre aussi rapidement qu'économi-
quement et sans le risque des maladies qui sont la suite des souffrances
e n route. Les chemins de fer ont donc levé l'obstacle le plus grave à l'é-
tablissement d'un tel courant commercial ayant d'autant mieux sa raison
d'être qu'il enlèverait les jeunes poulains aux sois peu fertiles où ils sont
condamnés à une croissance lente et chétive, et qu'il les amènerait dans
de fertiles pâturages, où ils prennent un magnifique développement,
tout en conservant cette élégance native du cheval méridional. Ces ani-
maux pourraient quitter les pâturages vers l'âge' de trois ans pour se
rendre dans les plaines à sol léger, où la culture se pratique à l'aide de
chevaux soumis à un labeur modéré; ils paieraient une partie de leurs
frais d'entretien et deviendraient de robustes bêtes de travail ou de
vaillans chevaux d'armes, au lieu des modestes montures qu'ils auraient
été en restant sur leurs montagnes natales. Ces pays convenant à l'em-
ploi agricole du jeune cheval devraient être spécialisés pour l'éducation
des poulains de trois ans et débarrassés du soin de les faire naître.
Il y a donc d'utiles et indispensables rapports à établir entre les pays
de naissance et ceux d'éducation; mais les poulains sont eu si petit nombre
siaT les marchés du centre et du midi, que les adieteurs du dehors ne s'y
présentent point, dans la crainte d'un dérangement inutile. Il n'y a point
d'exportation faute de production, et point de production faute d'expor-
tation. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut que dans chaque contrée
susceptible de devenir un centre de production, il soit établi de grands
concours de poulains suivis de ventes publiques. Encouragés par l'es-
poir des récompenses autant que par la confiance de trouver un facile
débit de leurs jeunes animaux, les petits propriétaires livreraient leurs
jumens de service à la reproduction, tandis que les acheteurs étrangers
seraient amenés à ces grandes réunions hippiques par la certitude de
ne pas manquer de choix au milieu d'animaux si nombreux. Pour cela,
il ne serait pas nécessaire d'accroître beaucoup le chiffre des primes
actuellement allouées par l'état, par les départemens et par les diverses
sociétés agricoles ; il suffirait de faire un meilleur emploi de ces res-
sources en ne les éparpillant plus dans des petits concours d'arrondisse-
ment et même de canton. De telles exhibitions sont généralement trop
peu nombreuses pour constituer de vrais marchés ayant de la notoriété
et attirant des acquéreurs du dehors. EIl€s ne sauraient être fruc-
tueuses au point de vue de la vente, ce qui est le but même de toute
production. H est du reste d'usage que le transport des animaux pre-
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
nant part à de tels concours, soit opéré par les chemins de fer avec des
réductions de tarif qui favoriseraient singulièrement l'exportation des
poulains même à de très grandes distances des lieux de provenance. Il
appartient aux sociétés hippiques et agricoles, surtout à la grande So-
ciété des agriculteurs de France, de diriger les concours de poulains
vers ces voies nouvelles, qui sont seules capables de provoquer une ju-
dicieuse répartition des rôles entre les diverses régions de la France,
et de les appeler toutes à participer selon leurs moyens au progrès de la
production chevaline.
Il ne suffit pas d'accroître la production, il faut encore l'améliorer ;
aussi s'est-on vivement préoccupé depuis la guerre d'un meilleur re-
crutement des haras de l'état. Après bien des tâtonnemens, on semble
fixé sur cette difficile question du choix des races à employer dans les
diverses régions chevalines. Sans abandonner le pur-sang anglais, il y a
sans doute à en user d'une façon moins excessive que l'avait fait l'ad-
ministration antérieure des haras. On paraît devoir le réserver, en se te-
nant à un dosage rationnel, pour les régions où la race a déjà acquis un
suffisant degré de finesse et d'élégance. C'est ainsi que l'on finira de con-
stituer en Normandie un croisement d'une inappréciable valeur. Quant
à nos grosses races, on a d'abord cherché par une discrète infusion du
pur-sang à leur donner plus de nerf, sans trop diminuer leur masse,
qui est une des conditions de leur admirable force; mais, expérience
faite, il est préférable de recourir à ce type anglais, autre que celui du
cheval de course, qui provient du Norfolk. Fortement musclée, la race
de ce comté produit plus sûrement le vrai modèle du cheval de trait.
Quant aux races du midi, le choix est tout indiqué par les magnifiques
croisemens que l'on peut obtenir avec le cheval arabe.
Jugeant avec raison que des sessions générales tenues chaque année
à Paris ne sauraient faire pénétrer son influence jusque dans les masses
profondes des cultivateurs, la société veut se mettre en rapports plus
intimes avec le pays; pour cela, elle excite ses divers membres à se
réunir périodiquement au chef-lieu du département qu'ils habitent. Tout
en préparant pour la discussion en session générale celles des questions
qui intéressent le plus leurs localités, ces réunions doivent surtout faire
une active propagande en vue d'augmenter les souscriptions et d'ac-
croître les ressources de la société.
Mais, à part quelques exceptions, ces assemblées n'ont pu encore
aboutir à une sérieuse organisation. L'insuccès de ces réunions formées
dans chacun de ces petits états politiques que l'on nomme départemens
ne saurait étonner, quand on considère le déplorable état de division
dans lequel est tombé notre malheureux pays depuis que des factieux,
enhardis par des connivences administratives, jettent à pleines mains la
dissension dans une nation qui, lasse des restaurations aussi bien que
LA SOCIÉTÉ DES AGRICULTEURS DE FRANCE. 945
des révolutions, ne demande que la paix du travail. Cet état d'agitation
des esprits passera sans nul doute avec le nécessaire raffermissement
des institutions actuelles , mais il laissera des traces profondes. Bien
que la bannière de la Société des agriculteurs de France soit préservée
de toute couleur de parti et qu'elle n'ait d'autre cri de ralliement que
le mot de bien public, on doit éviter de la planter au centre même des
luttes électorales.
Il faut évidemment élargir le théâtre de ces assemblées par l'adjonc-
tion de deux ou trois départemens, groupés autant par le voisinage que
par la similitude des conditions agricoles. Tout porte en efïet à croire
qu'en adoptant à peu près l'ancienne division provinciale de la France
on pourrait constituer des réunions agricoles, considérables par le
nombre, et d'autant plus dégagées de tout souci étranger que les mem-
bres seraient plus éloignés de l'arène ordinaire de leurs compétitions
politiques.
Il existe du reste déjà plusieurs de ces sociétés très florissantes, très
utiles par l'ardeur d'étude qu'elles entretiennent en province, où les es-
prits manquent trop souvent des saines excitations du travail. Il suffit de
citer l'association bretonne, qui, despotiquement détruite après le coup
d'état, s'est relevée plus active que jamais depuis la guerre. Le pro-
gramme de ces sociétés dépasse en général le cercle des préoccupations
agricoles pour s'étendre aux études historiques et linguistiques, aux
recherches archéologiques intéressant chaque province, de façon à offrir
de l'attrait à toutes les activités intellectuelles. Néanmoins les sections
de ces sociétés qui s'occupent des questions agricoles et des intérêts
industriels, devenus étroitement liés, sont généralement très nom-
breuses; leurs membres, déjà pour la plupart affiliés à la Société des
agriculteurs de France, pourraient devenir les correspondans tout trou-
vés de l'association mère. Leur groupement serait ainsi tout formé pour
les concours régionaux d'agriculture, dans lesquels les délégations de la
Société des agriculteurs sont naturellement appelées à se réunir. — Sou-
haitons bon succès à cette société, au nom même des intérêts agricoles,
qui doivent être chers à tous, au nom de l'amélioration matérielle et du
perfectionnement moral de la population des campagnes. C'est la réali-
sation de ces progrès, inséparables l'un de l'autre, que la Société pour-
suit avec le plus patriotique dévoûment.
FÉLIX ViDALIN.
TOMB xin. — 1876. 60
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 février 1876.
Les élections du sénat ont été la première et significative expression
de l'opinion intime de la France, le premier signe sensible des disposi-
tions que le pays porte à la formation des nouveaux pouvoirs publics.
Elles ont évidemment trompé Pattente de ceux qui cherchaient avant
tout et à travers tout ime victoire de parti; elles n'ont répondu ni aux
calculs ministériels, ni aux jactances bonapartistes, ni aux impatiences
radicales. Elles ont créé tout simplement une première assemblée d'ua
caractère modéré, dont les élémens, assez disparates si l'on veut, ne
peuvent se combiner et s'équilibrer que dans une politique de concilia-
tion libérale et conservatrice, de sincérité constitutionnelle. Aujourd'hui
il s'agit de savoir si le vote du 30 janvier qui a fait le sénat sera con-
firmé, modifié ou démenti par le vote du 20 février qui va faire la
chambre des députés, si ces élections qui se préparent vont ouvrir une
période d'ordre régulier et pacifique par l'accord de tous les pouvoirs,
ou si elles vont livrer à de nouvelles crises d'incohérence le régime pour
lequel M. le président de la république demandait récemment encore le
bénéfice d'une loyale épreuve.
C'est la question qui s'agite dans la France entière comme à Paris,
au milieu de ce tumulte de manifestes, de programmes et de réunions
électorales, où les partis semblent une fois de plus se disputer le repos
et l'avenir du pays. Avant huit jours, tout sera décidé, la France aura
parlé. Jusqu'à ce moment, la campagne est ouverte, et vraiment elle
offre une certaine variété d'incidens où tout le monde a son rôle. M. le
vice-président du conseil, battu aux élections sénatoriales, croit sans
doute relever sa politique par ses candidatures multiples et des àpretés
d'humeur qui vont jusqu'à provoquer la démission de M. le préfet de
police. Le « comité de l'union conservatrice, » présidé par M. le général
Changarnier, rédige des listes variées et des bulletins à côté du a co-
REVUE. — CHRONIQUE. 9!l7
mité national conservateur, » où se cache le bonapartisme le plus in-
corrigible. Le radicalisme parisien est occupé à donner des représenta-
tions de sa façon, et M. Gambetta déploie son éloquence voyageuse du
nord au midi, de Lille à Marseille et à Bordeaux. Il est partout, excepté
à Paris, livré pour le moment à l'intempérance des candidats et des dis-
coureurs de fantaisie.
Il faut en prendre son parti, c'est un accès de fièvre à passer. Ce qu'il
y a de triste pour les esprits sensés, c'est qu'évidimmjnt celte lutte
électorale est mal engagée; elle se ressent d'une situation toujours
équivoque où se trouvent en présence des opinions qui, si elles ve-naient
à triompher, ne tarderaient pas à jeter le pays dans des crises nouvelles
sans s'inquiéter d'une constitution de plus ou de moins. On a l'air de se
battre par-dessus la constitution, le plus souvent en dehors de la con-
stitution, M. le vice-président du conseil sein'jle, il est vrai, se faire un
devoir de prolonger jusqu'au bout cette équivoque par toutes les ten-
dances de sa politique, par ses alliances ou par ses exclusions passion-
nées; mais certainement aussi le radicalisme fait ce qu'il peut pour lui
donner des armes et des prétextes. On dirait que les radicaux ont été
créés tout exprès pour compromettre la république, pour la rendre sus-
pecte, et malheureusement Paris a le dangereux privilège de rester leur
théâtre de prédilection. Ce n'est pas que la grande ville en soit pour le
moment fort émue ou qu'elle s'associe à ces banales et bruyantes re-
présentations de salles enfumées; elle ne s'en occupe guère, elle ne s'en
occupe même pas assez, et son indifférence sceptique est une facilité
de plus pour cette démagogie quelquefois illustre, le plus souvent in-
connue qui se croit le droit de parler en son nom.
Cliose curieuse ! c'est l'élection du sénat , qui n'a eu certes à Paris
rien de réactionnaire, puisqu'elle a fait d'un ouvrier, de M. Tolain, un
sénateur^ — c'est cette élection du 30 janvier qui a mis le ra licalisrae
en belle humeur et qui a donné le signal de l'explosion. Qaoi! M. Vic-
tor Hugo n'a point été nommé le premier d'un vote unanime et enthou-
siaste, il n'a été élu que le quatrième et au deuxième tour de scrutin f
Olunpio a passé trois jours à dévorer l'offense, puis il s'est rendu dans
une réunion électorale pour proposer à l'assemblée de protester par le
suffrage universel contre le suffrage restreint. Il ne s'est pas souvenu,
dans le puédl dépit de sa vanité, que peu auparavant il avait ambi-
tionné l'honneur d"être le mandataire de ce suffrage restreint, un élec-
teur du sénat, et qu'il avait trouvé ce titre suffisant pour écrire la « lettre
du délégué de Paris aux 36,000 délégués de France. » M. Hugo, à la
vérité, avait l'air de venger non sa propre injure, mais la défaite de
M, Louis Blanc, qui n'a point été éki du tout et à qui Paris devait pour
le moins la protestation d'un plébiscite solennel. Nous avons vu le mo-
ment où l'auteur de Y Organisation du travail allait être présenté dans
9ZI8 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les circonscriptions parisiennes ; il a eu la modestie de se borner
à accepter la candidature dans deux arrondissemens. Il y a quinze jours
déjà que Paris a l'agrément de ces glorieuses représentations, qui n'ont
sûrement rien de nouveau, qui ont leur histoire écrite dans la comédie
grecque.
Si Aristophane assistait aux réunions électorales, il s'écrierait encore :
« Voilà qui est parler! ah, bienfaiteur du genre humain, continue... Tu
tiens ton homme, ne le lâche pas ; avec de pareils poumons, tu auras
bientôt fait de l'achever... » Il reconnaîtrait Cléon et les autres. « L'orge »
et « les galettes » offertes au bon peuple, ce sont les programmes. Il y
en a de toute sorte. Il y a le « programme Laurent Pichat, » le pro-
gramme Accolas, sans parler de celui de M. Victor Hugo, que, par un
heureux euphémisme, l'auteur se dispense de définir en assurant qu'il
est le plus large de tous. Le minimum à tout événement, c'est le « pro-
gramme Laurent Pichat, » l'amnistie pour les insurgés de la commune,
la séparation de l'église et de l'état, l'instruction laïque ei obligatoire,
la réforme des impôts sur le travail, l'abolition du volontariat mili-
taire,... etc. D'autres y ajoutent l'abolition d'un certain nombre de
choses telles que la constitution, le sénat, la présidence, le gouverne-
ment, les préfets et le genlarme ! La palme est à celui qui va le plus
loin. Si M. Spuller, candidat de M. Gambetta, a l'air d'hésiter et de se
prêter aux transactions, M. Bonnet-Duverdier le serre de près et se
dresse en concurrent devant lui. Le malheureux'colonel Denfert, qui a
eu la singulière idée de prendre sa retraite comme soldat et de se jeter
dans ces bagarres, a été vu d'assez mauvais œil pour avoir fait quel-
ques réserves sur la séparation de l'église et de l'état comme sur l'am-
nistie, et pour avoir avoué qu'il n'avait pas ses idées encore bien fixées
sur la suppression des impôts. Voilà comment les choses se passent, et
comment Paris se trouve en possession d'un certain nombre de candi-
dats modèles de radicalisme, M. Clemenceau, M. Floquet, l'inévitable
Floquet, M. Lockroy, — et M. Barodet, l'illustre M. Barodet, — sans ou-
blier tous les conseillers municipaux, qui trouvent naturellement que la
députation leur est bien due !
Qu'en sera-t-il de tout ce mouvement parisien, auquel la population,
il faut le dire, ne prend pas une part bien vive? Sans doute, il y a heu-
reusement d'autres candidats de diverses nuances mieux faits pour ré-
pondre aux nécessités du moment et de la situation du pays. M. Thiers
se présente dans le IX« arrondissement, et son élection ne semble pas
douteuse, dès qu'il a cru devoir solliciter les suffrages des Parisiens
après avoir été élu sénateur à Belfort. 11 n'est pas besoin de dire que
M. Thiers, tout républicain qu'il soit, ne s'est pas donné la peine de re-
cevoir ceux qui se proposaient de lui porter le a programme Laurent
Pichat. )) M. le duc Decazes, lui aussi, accepte courageusement la lutte
REVUE. — CHRONIQUE. 949
dans le VHP arrondissement. La candidature lui a été ofTerte par un
comité composé d'hommes sérieux et actifs, et certes le commerce, l'in-
dustrie de ce quartier de Paris, ne peuvent mieux faire que d'assurer le
succès du ministre qui depuis deux ans dirige les affaires étrangères de
la France avec habileté, avec un soin vigilant pour la paix. L'élection de
M. le duc Decazes aurait la valeur d'une sorte de manifestation pacifique
de Paris. M. Vautrain est un autre candidat modéré dans le IV^ arron-
dissement; mais quoi! M, Vautrain rencontre sur son chemin M. Baro-
det, qu'un radicalisme bruyant lui oppose.
Ainsi voilà un homme qui a rempli, il y a vingt-cinq ans déjà, une
magistrature municipale dans le quartier, qui a rendu de réels services
aux heures les plus difficiles, en 18/t8, puis pendant le siège, qui dans
l'intervalle est resté absolument indépendant de l'empire, fidèle alors
comme aujourd'hui à une république sage, éclairée : ce que les radicaux
du IV^ arrondissement ont trouvé de plus piquant, de plus naturel, c'est
de susciter à ce galant homme la concurrence d'un étranger qui n'a
d'autre titre que d'avoir eu un jour la baroque et plaisante fortune
d'être préféré à M. de Rémusat, de contribuer à la chute de M. Thiers
et de pousser la république dans le guêpier du 24 mai! Ils combattent
M. Vautrain comme ils combattent M. Decazes, comme ils combattraient
M. Thiers lui-même, s'ils l'osaient. Croyez bien que pour eux il n'y a pas
beaucoup de différence entre un simple modéré constitutionnel et M. le
baron Haussmann, qui relève le drapeau de l'empire dans le I" arron-
dissement. Réussiront-ils? Ce n'est point impossible, puisque dans cer-
tains quartiers ils sont sans concurrens et que dans d'autres la lutte est
entre radicaux plus ou moins nuancés. Ils réussiront toujours trop, et
c'est là un de ces succès d'excentricité révolutionnaire qui sont aussi
compromettans, aussi dangereux pour Paris lui-même que pour la ré-
publique.
S'il y a en France une ville qu'on devrait respecter et faire respecter,
c'est Paris, la cité du siège, la ville qui a été un jour la citadelle de
l'indépendance nationale et qui pendant cinq mois a supporté faim et
mort sans faiblir. Comment se fait-il que ce sentiment de respect existe
si peu, que le nom de Paris excite si souvent la défiance, une inquié-
tude jalouse dans les provinces, et, pour tout dire, que le séjour du
gouvernement, des assemblées à Versailles soit une de ces choses qui
ne semblent ni extraordinaires ni injustes? C'est que Paris n'a pas été
seulement la cité du siège, il a été la ville des séditions, des révolu-
tions et surtout de la dernière, de la plus criminelle insurrection, de
celle qu'il faudrait oser à peine nommer, parce qu'elle a été un atten-
tat contre l'honneur national. Que font les radicaux? Ils se plaisent à
exagérer tout ce qui rend la grande ville suspecte. Ils parlent comme
si rien ne s'était passé, comme s'ils ne marchaient pas au milieu des
950 REVUE DES DEUX MONDES.
ruines et des souvenirs pénibles. Ils se figurent relever Paris en le flat-
tant dans ses crédulités fanatiques, en l'appelant encore la cité sainte,
la Jérusalem révolutionnaire, et à la tète de la bande M. Victor Hugo,
la lyre en main, découvre qu'en ôtant à Paris son diadème de capitale
on n'a fait que mettre à nu son large et puissant cerveau qui rayonne
sur l'univers! M. Hugo ne s'aperçoit pas qu'en se couvrant lui-même de
ridicule il livre aux railleries du monde une ville: qui mérite plus d'é-
gards. Ce n'est pas tout. Voici une cité puissante qui renferme en elle
la science, les lumières, l'Institut, les plus grandes inlustries, la direc-
tion des plus grandes affaires, — et par qui allez-vous la faire repré-
senter, cette cité souveraine? M. Louis Blanc a sa célébrité, nous n'en
disconvenons pas, il a la célébrité du sophiste, du déclamateur, de
l'homme du 15 mai 1848; puis on a M. Floquet, M. Clemenceau! A
qui fera-t-on croire que c'est la vraie représentation de la grande
ville? Est-ce des réunions électorales d'aujourd'hui que jaillit la lu-
mière qui rayonne sur le monde? Soyez de bon compte, s'il n'y avait
rien de mieux, ce serait assez humiliant, et la province aurait le droit
de dire à Paris : nous vous envoyons sans cesse tout ce que nous
avons d'hommes intelligens et supérieurs que vous retenez, que vous
absorbez, et voilà tout ce que vous savez trouver parmi eux 1 Autrefois
vous vous faisiez honneur de nommer les sommités libérales; aujour-
d'hui Casimir Perier s'appelle M. BaroJet, et Benjamin Constant s'ap-
pelle M. Germain Casse ! On aura beau voir dans ces choix des mer-
veilles de progrès, la fleur des « nouvelles couches sociales, » on
n'effacera pas ce qu'il y a de puéril et de pénible pour la fierté d'une
grande population dans cette invasion de la médiocrité révolutionnaire,
et en infligeant à Paris cette épreuve les radicaux compromettent bien
plus encore peut-être la république elle-même.
Certes, s'il y a un fait sensible, c'est que depuis quelques années la
république, en vivant, a commencé de s'acclimater. Elle s'est maintenue
en partie sans doute parla force des choses, par l'impuissance de toutes
les combinaisons monarchiques ; elle s'est accréditée aussi parce que,
rompant avec des traditions de violence, avec des souvenirs sinistres
qui ont rendu si longtemps son nom odieux, elle est apparue comme
un système de gouvernement possible, capable de se contenir, de se
régler, de protéger la paix intérieure et la paix extérietire. De plus
c'est par cette modération même, c'est par des transactions incessantes
qu'ont pu se former entre diverses fractions parlementaires des alliances
qui ont uni par avoir pour résultat l'organisation du 25 février 1875,
un ensemble d'institutions sages, suffisamment coaservatrices sans ces-
ser d'être libérales. Eh bien ! il faut parler, non comme d'imbéciles dé-
magogues, mais comme des hommes qui voient la réalité. Est-ce qu'on
croit que la république en serait aujourd'hui là où elle est arrivée avec
REVUE. — CHRONIQUE. 951
les programmes radicaux, avec des réformes prématurées déchaînant
des luttes religieuses, avec des propositions d'amnistie réhabilitant les
criminels sans oser dire un mot du crime et des victimes, avec des ré-
volutions financières ébranlant le crédit et les conditions du travail na-
tional? Est-ce qu'on se figure que beaucoup de ceux-là même qui ont
proposé ou voté la constitution du 25 février, qui l'acceptent sans ar-
rière-pensée et sans mauvais vouloir, suivraient la république dans ses
aventures? Supposez un instant une victoire du radicalisme dans les
élections : est-il un esprit sérieux et clairvoyant qui ait un doute sur le
résultat, sur la catastrophe qui attendrait la république? — Assurément,
dira-t-on, il n'y a point de doute, le radicalisme est le plus grand en-
nemi de la république, d'autant plus redoutable qu'il est dans la place,
et, s'il prenait une certaine prépondérance, il aurait bientôt frayé le
chemin à l'empire par la réaction emportée de tous les instincts conser-
vateurs; mais il e?t isolé, il ne peut rien, si ce n'est faire des pro-
grammes pour les réunions électorales de Paris oij il est le maîîre. A
merveille! cela veut dire que les radicaux restent libres de faire de
Paris ce qu'ils voudront, et qu'ils ne sont des agitateurs provisoirement
inoffensifs que parce que la province se charge de réparer ou d'empê-
cher par ses votes le mal qu'ils pourraient faire.
Les républicains sérieux et sincères, que la passion de parti n'aveugle
pas, ne peuvent s'y méprendre; ils doivent voir aujourd'hui, par l'ex-
périence qu'ils ont acquise, de quel côté ils peuvent s'étendre utile-
ment et gagner des alliés efficaces, de même qu'ils peuvent voir, par
les déchainemens de radicaUsme, de quel côté est le danger. Ils ont à
choisir : c'est leur affaire encore plus que celle des monarchistes ralliés
par raison à la constitution, puisque pour eux le régime actuel est la
victoire d'une vieille préférence politique. Plus que d'autres, ils sont
intéressés à ne pas laisser confondre leurs idées avec les chimères radi-
cales, à maintenir la force conservatrice du gouvernement, — sous peine
de prouver, selon le mot spirituel de M. ïhiers, que la république n'est
possible que sans les républicains. Le malheur de M. Gambetta notam-
ment est de comprendre le danger et de ne pas aller jusqu'au bout de
ses instincts, de ne point oser désavouer résolument ceux qui le traite-
raient en ennemi, s'ils n'espéraient pas encore se servir de lui. M. Gam-
betta joue, en vérité, depuis quelque temps un jeu périlleux où la dex-
térité ne suffit pas, où il peut tout simplement finir par rester seul
avec sa verve méridionale, avec ses longues phrases qui vont de
Flandre en Provence. Certainement, quand M. Gambetta est à Lille, il
parle avec une intention visible de modération ; il défend la constitu-
tion, le sénat, il est pour la politique de transaction, pour le progrès
patient et régulier, et il se défend des solutions violentes ou chimé-
riques. D'un autre côté, que pense-t-il de la campagne électorale de
952 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris? Comprend-il les problèmes financiers comme son ami, M. Spul-
ler, qui a trouvé une solution toute simple, qui veut qu'on dégrève le
travail pour replacer l'impôt sur ceux qui ont cessé de travailler? Est-il
avec M. Louis Blanc, M. Barodet? croit-il la république tellement hors
d'affaire qu'elle n'ait plus besoin d'alliés comme M. le duc Decazes? Si
M. Gambetta est avec les radicaux parisiens, à quoi lui sert de parler
de modération? S'il n'est point avec eux, s'il juge leurs programmes
aussi dangereux que puérils, pourquoi ne point le dire, et faire croire
qu'en jouant pour sa part à l'habileté, il laisse à ses amis le soin de
pousser leur campagne révolutionnaire ?
Eh bien! c'est dans cette situation que le gouvernement, au lieu de
se raidir, aurait pu exercer une influence utile, sérieuse, en réduisant
les radicaux à un isolement complet, en donnant rendez-vous à toutes
les opinions sincères sur le terrain de la république constitutionnelle
et conservatrice. 11 aurait sûrement rallié dans la lutte électorale tous
ces républicains de bonne foi qui ont résumé leur politique dans un
mot : la république avec le maréchal! Malheureusement M. le vice-pré-
sident du conseil semble éprouver une répugnance invincible à se pla-
cer ouvertement sur ce terrain, où le gouvernement eût trouvé une
force réelle. Il ne peut se décider à marcher avec ses vrais alliés ou du
moins avec tous les alliés qu'il pourrait avoir, et il en a d'autres qui
sont pour lui une avant-garde aussi compromettaute que peut l'être
l'avant-garde radicale pour M. Gambetta. M. le ministre de l'intérieur
s'agite dans l'impatience, et rien vraiment ne révèle mieux sa politique
que cette démission, devenue nécessaire, de M. le préfet de police à la
veille des élections, un mois après la crise à laquelle M. le ministre
des finances a résisté. M. Léon Renault a été depuis plus de trois ans
un préfet habile qui a dirigé la police de Paris d'une main souple et
ferme, sans faiblesse et sans bruit. A l'approche des élections, il a eu
l'idée de se présenter comme candidat dans l'arrondissement de Gor-
beil, et il a écrit une circulaire où il ne se borne pas à exprimer des
opinions franchement constitutionnelles, où il explique de plus dans le
langage le plus net comment il a été conduit, lui partisan de la monar-
chie parlementaire, à accepter définitivement et sans arrière-pensée la
république conservatrice. On a parlé d'incompatibilité entre les fonc-
tions de préfet et le rôle de candidat. L'incompatibilité n'est peut-être
pas là, elle est bien plutôt entre le langage décidé, résolu, de M. Léon
Renault et la politique de M. le vice-président du conseil. Vraisembla-
blement elle date de plus loin, elle a éclaté, comme toujours, au moindre
prétexte. Cette fois le prétexte a été une lettre par laquelle un ancien
républicain, M. Edmond Valentin, a engagé ses amis de l'arrondisse-
ment de Gorbeil à voter pour le préfet de police. En réalité, M. Léon
Renault n'avait point à s'occuper de cette lettre écrite par un homme
REVUE. — CHRONIQUE. 953
qui avait dû d'abord se présenter contre lui, qui a été depuis élu séna-
teur à Lyon et qui n'a que peu de relations à Corbeil. De là cependant
paraît être venu le mal, M. Buffet aurait jugé aussitôt que le préfet de
police ne pouvait se dispenser de répudier hautement cette recomman-
dation d'un républicain, et M. Léon Renault, n'ayant pu se mettre d'ac-
cord avec son ministre sur les termes d'une lettre, a préféré donner sa
démission.
Assurément, lorsqu'on ne s'entend plus dans un service aussi délicat,
rien n'est plus naturel que de se séparer. M. le ministre de l'intérieur
en était sans doute convaincu quand il s'est hâté d'accepter la dé-
mission de M. Léon Renault. Convenez cependant que M. le vice-prési-
dent du conseil a du malheur dans tout ce qui lui arrive. Il ne peut
faire un pas sans se heurter contre quelque modeste constitutionnel et
sans paraître complaire aux bonapartistes. Il y a un mois, il provoque
une crise ministérielle à propos de la candidature sénatoriale de M. Léon
Say, et son grief principal est que son collègue des finances coure la for-
tune électorale avec le républicain le plus modéré, M. Feray. M. le mi-
nistre de l'intérieur reçoit des offres de candidatures, et il se trouve
que quelques-unes de ces offres viennent de bonapartistes peu dégui-
sés. Aujourd'hui M. le préfet de police est obligé de donner sa démission,
et, par accident sans doute, M. Léon Renault a eu la mauvaise fortune
de se signaler il y a quelque temps par une enquête sévère sur les
menées impérialistes. Qui a considéré cette démission forcée comme
une satisfaction? toujours les bonapartistes, et c'est ainsi que, par ses
alliances comme par ses antipathies, M. le vice-président du conseil se
se trouve conduit à soutenir la lutte électorale hors du terrain où elle
devrait être engagée. La constitution devient ce qu'elle peut entre bo-
napartistes et radicaux. Où est la solution? C'est au pays maintenant
de la trouver, de la faire prévaloir, et il le peut en choisissant des
hommes modérés, hbéraux, sincèrement constitutionnels, ralliés au pro-
gramme exposé par M. Léon Renault, développé aussi l'autre jour par
M. Henri Germain à Trévoux. Au bruit de ces conflits d'élections ce-
pendant voici un homme de l'ancienne politique parlementaire, un
vieux collaborateur, M. de Carné, qui vient de disparaître. C'était un es-
prit fin, instruit, conciliant, qui a joué autrefois un rôle dans les cham-
bres, et qui laisse de nombreux ouvrages d'un sentiment historique et
politique élevé. De récens malheurs de famille avaient accablé la vieil-
lesse de M. de Carné, et il n'a pu survivre longtemps à ces épreuves
après une vie publique qui a eu son éclat.
Le parlement d'Angleterre vient de s'ouvrir. C'est la reine Victoria
elle-même qui a ouvert cette fois la session, faisant violence à des ha-
bitudes de vie privée et de retraite qui l'ont éloignée depuis quelques
années de ces solennités publiques, et qui ne laissent pas de donner de
954 REVUE DES DEUX MONDES.
temps à autre une certaine humeur aux Anglais. Un intérêt assez vif
s'attachait aux premières explications parlementaires qui devaient né-
cessairement se produire au sujet de la politique extérieure de l'A-ngle-
terre depuis quelques mois. On était curieux de connaître l'opinion of-
ficielle du gouvernement sur les affaires d'Orient, sur l'adhésion qu'il
a récemment donnée à la note autrichienne aussi bien que sur l'acte
hardi par lequel il a fait de l'Angleterre la propriétaire de la moitié des
actions du canal de Suez.
Si l'on s'attendait à de l'imprévu, l'attente a été un peu trompée. Les
explications ont eu lieu en effet, elles ont été provoquées par les deux
chefs de l'opposition dans la chambre des lords et dans la chambre des
communes, lord Granville et lord Hartington, elles ont été largement
fournies par lord Derby et par le chef du cabinet, M. Disraeli. En défi-
nitive, elles ne dépassent pas sensiblement ce qu'on savait, elles le pré-
cisent. Le chef du ministère a peut-être ajouté quelques détails de plus
sur les petites péripéties qui ont précédé la transaction relative à Suez»
et, quant au plan de réformes que la diplomatie des puissances du nord
proposait de porter à Gonstantinople , ce qu'ont dit les deux ministres
se réduit à une explication aussi modeste que simple. L'Angleterre ne
pouvait ni conseiller au sultan une résistance qui l'eût compromise elle-
même, ni se réfugier dans une abstention qui l'eût complètement isolée,
ni proposer une nouvelle conférence européenne qui n'eût point été ac-
ceptée, et qui d'ailleurs n'aurait eu aucun avantage pratique, si l'on
n'avait pas eu un plan différent à présenter. Dès lors elle n'avait plus
d'autre alternative que d'accepter la situation qui lui était faite ea adhé-
rant, comme la France, comme l'Italie, à la note préparée par le comte
Andrassy au nom des trois empereurs. C'était la politique la moins com-
promettante, sinon la plus brillante, et le ministère, en suivant cette
politique, a eu la chance d'obtenir l'appui assez inattendu de M. Glad-
stone, qui s'est levé pour approuver en quelques mots ce qui a été fait.
Ce qu'il y aurait de mieux aujourd'hui évidemment, ce serait que l'in-
surrection de l'Herzégovine, se sentant abandonnée à ses propres
forces, de plus en plus resserrée dans ses frontières, déposât les armes,
laissant les gouvernemens européens et la Turquie en têie-à-tête pour
l'accomplissement des réformes proposées. Si cependant l'insurrection
persistait, si l'impuissance de la Turquie devenait de plus en plus fla-
grante, si des combinaisons nouvelles ou peut-être des interventions
plus effectives devaient être la conséquence d'un premier acte de diplo-
matie, qu'arriverait-il? Ici les ministres de la reine ont eu le soin de
déclarer que l'Angleterre avait réservé sa liberté d'action, qu'elle ne
s'était point engagée au-delà de la note du comte Andrassy.
Oui, sans doute, l'Angleterre a réservé sa liberté d'action, comme
tous les autres cabinets se sont réservé le droit de prendre conseil de
REVUE. CITRONIQUE. 965
leurs intérêts. Cela veut dire en d'autres termes que c'est une ques-
tion dont tout le monde sent la gravité, et, malgré un certain penchant
à faire aujourd'hui assez bon marché de ce qu'ils appelaient autrefois
l'intégrité nécessaire de la Turquie, les Anglais ne sont pas les derniers
à se préoccuper des dangers d'une crise qui mettrait en lutte, selon le
mot de lord Derby, les populations musulmanes et les populations chré-
tiennes, qui pourrait avoir son contre-coup jusque dans l'empire in-
dien. Nous ne parlons pas des dangers auxquels l'Europe entière serait
immédiatement exposée.
Pour le moment du moins, ces perspectives semblent écartées par
l'empressement qu'a mis la Porte à souscrire au plan de réformes pré-
paré par le comte Andrassy, appuyé par les autres gouvernemens eu-
ropéens à Consiantinople. C'est un premier gage de succès pour une
politique d'apaisement, et rien n'indique après tout que même pour
trouver maintenant des garanties efficaces de ces réformes turques,
personne aujourd'hui en Europe soit disposé à se jeter dans des aven-
imres, à braver des conflits. M. de Bismarck lui-même en vérité donne
le signal de la paix universelle. Il s'est souvenu que l'an dernier il avait
fait rendre un décret qui interdisait l'exportation des chevaux hors de
l'Allemagne, et qui avait pu passer pour un signe belliqueux : il vient
de provoquer l'abrogation de ce décret inutile ou onéreux, et oe n'est
rien encore; il a prononcé ces jours derniers en plein Reichstag, à pro-
pos de la réforme du code pénal, un discours qui est une véritable pro-
testation contre toute idée de guerre. De tous les discours que le chan-
celier allemand a pu prononcer, celui qu'il a fait entendre l'autre jour
au Reichstag est assurément le plus original, le plus humoristique et le
,plus habilement calculé. Il est question de tout dans cette harangue,
particulièrement des « journaux ofiQcieux » que le chancelier a fort mal-
traités, dont il avoue s'être servi souvent, mais dont il est décidé à ne
plus se servir, parce que les journaux l'ont exposé à endosser la res-
ponsabilité de trop d'inepties. M. de Bismarck a surtout saisi cette oc-
casion d'affirmer avec une sorte de surabondance de verve les inten-
tions absolument pacifiques de l'Allemagne, de son vieil empereur et de
son grand-chancelier. L'Allemagne n'a « rien à gagner, rien à conqué-
rir, )) elle est amplement satisfaite et n'aspire qu'à vivre tranquille.
Bien mieux, tout ce qu'on a dit au dernier printemps des périls de
nouveaux conflits, de la guerre imminente, tout cela n'était « que de la
fantaisie et du radotage! » Il n'y a jamais rien eu de vrai. Ce sont les
journaux qui ont imaginé ces bruits, qui les ont propagés par les corres-
pondances, par les télégrammes, dans un intérêt de spéculation. M. de
Bismarck est d'avis que, s'il était allé ainsi au parlement proposer la guerre
sans raison, sans aucun motif, le parlement n'aurait eu qu'à lui envoyer
un médecin pour examiner son état mental. Il est stupéfait qu'on ait pu
lui prêter cette « colossale bêtise » de dire : « Il est possible que nous
956 REVUE DES DEUX MONDES.
soyons attaqués dans quelques années; pour prévenir cette attaque,
tombons sur notre voisin et massacrons-le avant qu'il ne soit relevé
complètement. » Ce serait là ce que le chancelier allemand appelle « se
suicider pour éviter la mort, et cela dans une situation tout à fait
agréable, où personne ne songe à nous faire la guerre. » — Ainsi c'est
entendu, il n'y a rien eu au printemps dernier. L'empereur Alexandre
est allé pour son plaisir à Berlin, et c'est aussi pour son plaisir que le
prince Gortschakof expédiait en toute hâte des dépêches rassurantes.
L'Angleterre s'est donné beaucoup de mal pour provoquer des explica-
tions et pour dissiper des fantômes. Ce décret sur l'exportation des che-
vaux, qui vient d'être abrogé, c'était tout simplement pour favoriser le
commerce allemand. L'Europe a cru traverser une crise et a été la dupe
de sa crédulité. Voilà qui est au mieux! Voilà qui eût produit surtout un
merveilleux effet au mois de mai 1875, et qui, pour venir dix mois après,
ne garde pas moins son prix! La moralité est qu'il ne faut pas toujours
croire à ce que répètent les journaux et les correspondans des journaux.
M. de Bismarck ne dit d'habitude que ce qu'il veut dire; il n'y a au-
cune raison de mettre en doute la sincérité de ses paroles, et puisqu'un
personnage comme lui qui a la faculté d'assembler et de dissiper les
nuages, tient à se montrer pour le moment si rassuré, si rassurant, ces
déclarations pacifiques peuvent certes être considérées comme un élé-
ment de quelque importance dans la situation présente des choses.
Le fait est qu'à l'heure où nous sommes, presqu'à la veille de cette
saison toujours redoutée du printemps, l'Europe semble se reposer,
sans de trop fâcheux pressentimens, dans une paix dont elle ne désire
pas voir la fin prochaine. Un peu partout on est aux affaires intérieures.
L'autre jour, le roi de Suède ouvrait son parlement dans les conditions
les plus régulières. D'ici à peu l'Espagne aura son régime constitutionnel
complètement rétabli par la réunion des deux chambres qui viennent
d'être élues, pendant que son armée poursuit ses opérations aussi heu-
reuses que pénibles contre les carlistes dans les provinces du nord. A
son tour, l'Italie trouve dans une politique libérale et modérée la ga-
rantie d'une indépendance qu'elle a conquise par la guerre, qu'elle
affermit par la paix. Le parlement italien, dont les travaux sont sus-
pendus, va se réunir de nouveau prochainement. Il n'a guère en per-
spective que des discussions sur les finances ou les incidens que peut
provoquer Garibaldi avec ses projets grandioses de rectification du
Tibre. Ce qu'il y a de curieux en effet, c'est qu'il y a toujours une
question du Tibre, qui divise Garibaldi et la commission du budget,
l'un tenant à ses idées, la commission ayant d'autres vues et ne voulant
livrer les premiers millions qu'à bon escient. Le président du conseil,
M. Minghetti, s'efforce de mettre tout le monde d'accord. Ce n'est pas
la première question sur laquelle on aura fini par s'entendre au-delà
des Alpes en dépit de l'humeur et des sorties de Garibaldi.
BEVUE. — CHRONIQUE. 957
L'Italie nouvelle, dans sa liberté, garde un mérite ; elle sait honorer
ses morts illustres , et elle vient de le prouver encore une fois autour
de la tombe de ce vieux marquis Gino Gapponi, 'qui vient de s'éteindre
à quatre-vingt-trois ans, dans cette aimable Florence qu'il n'a cessé
d'habiter. Gapponi était le dernier descendant d'une ancienne famille
qui a compté des prieurs, des gonfaloniers, des soldats, des diplomates.
L'histoire de sa maison se confond avec l'histoire de Florence. Mêlé
dans sa longue carrière à tous les événemens, personnage indépen-
dant et libéral sous le régime absolu, ministre constitutionnel du grand-
duc Léopold en 1848, sénateur depuis l'indépendance, il avait toujours
gardé la modération des idées et l'honneur du caractère. C'était un esprit
très cultivé, qui avait été l'ami dévoué encore plus que le patron bienveil-
lant de tous les écrivains contemporains de l'Italie, qui s'était associé à
toutes les tentatives pour réveiller le gotit des études, et qui avait souvent
écrit lui-même, qui laisse comme testament littéraire une Histoire de la
république de Florence, publiée récemment. Il ne pouvait plus depuis
longtemps avoir un rôle actif, il avait été atteint , il y a bien des an-
nées, d'une cécité absolue. Rien n'était plus imposant que ce grand et
affable vieillard aux yeux fermés à la lumière, à l'intelligence toujours
lucide, s'intéressant à tout, suivant d'une pensée attentive et ferme les
affaires de l'Europe aussi bien que les affaires de son pays. On aurait
dit, à le voir dans sa haute stature respirant la franchise et la force
tranquille, une image du passé souriant au présent. Le peuple l'aimait
et le vénérait; les passans s'inclinaient devant lui quand il allait chaque
jour, conduit par un serviteur, à sa paroisse de l'Annunziata, car le
vieux libéral italien était resté de religion simple. Sa mort a été un
deuil de famille pour Florence, un deuil national pour l'Italie.
Il y a deux semaines, la ville de Pesth se pavoisait de noir et fermait
ses magasins pour la mort de Deâk. L'impératrice d'Autriche allait dé-
poser elle-même une couronne sur le cercueil du patriote hongrois. Ces
jours derniers, Florence, elle aussi, s'est pavoisée pour la mort de Gino
Capponi. La bourse a été fermée, le drapeau national a été hissé cou-
vert d'un crêpe sur le palais vieux. Le roi Victor-Emmanuel a pris part
au deuil public, le président du conseil s'est rendu à Florence, et la
population entière a suivi le convoi du vieux Florentin. Les peuples li-
bres s'honorent eux-mêmes par ces hommages spontanés rendus non à
des flatteurs de leurs passions et de leurs faiblesses, mais à ceux qui
meurent comme ils ont vécu, fidèles jusqu'au bout au patriotisme et à
l'honneur. en. de mazade,
Speeches in England and India, by Earl of Mayo, edited by Goslo Behary MuUick,
Calcutta 1873.
On n'a pas oublié la triste mort du vice -roi de l'Inde, lord Mayo,
assassiné le 8 février 1872 par un fanatique dans une visite qu'il fai-
958 REVUE DES DEUX MONWES.
sait nu pénilencier des îles Andaman. Ce déptorable événement met-
tait une sorte d'auréole au front de la victime. Lord Mayo n'était pas
un grand homme, certes, ni même un administrateur renommé. Ce-
pendant il remplissait avec sagacité la fonction que le gouvernement
anglais lui avait confiée. Doué par la naissance et par l'éducation d'un
air de dignité que rien n'altérait, il tenait sans embarras le premier
rang au milieu de princes indigènes dont la généalogie remonte quel-
quefois aux temps héroïques de l'histoire liindoue. Il était issu d'une
famille irlandaise qui avait fourni plusieurs évêques à l'église anglicane.
Entré jeune encore à la chambre des communes, il s'était associé à la
fortune des tories, et avait obtenu un poste secondaire dans le gouver-
nement chaque fois que lord Derby revenait aux affaires. Serviteur zélé
et fidèle, il se faisait ainsi une réputation sans que personne eût rien à
lui reprocher. C'est dans cette catégorie 'd'hommes d'état de second
ordre que le cabinet prend volontiers tin vice-roi de l'Inde lorsque cet
éminent emploi devient vacant. En 1868, il y lavait vingt ans déjà qu'il
appartenait à la chambre des communes, M. Disraeli lui offrit la vice-
royauté, qu'il accepta. Lord Mayo avait toutes les qualités extérieures
que réclame l'exercice d'une dignité où l'esprit de parti n'a rien à faire.
Qu'on en juge par un seul fait. Le principal événement du règne de
lord Mayo fut la réception à Umballah de l'émir Shir€-Ali, le souverain
de l'Afghanistan. En cette occasion, de même que dans les durbars so-
lennels 011 il convoquait les princes déchus de l'Hindoustan, il donnait
une haute idée de la puissance anglaise à ces peuples innocens, qui ju-
gent du pouvoir d'une nation d'après l'éclat des fêtes que donne son
représentant. Il montrait aussi , ce qui est plus ilouable, une sympathie
marquée pour l'éducation, pour les œuvres de bienfaisance,, pour tout
ce qui touche au bien-être et à l'amélioration de la population con-
quise. En chacune de ces circonstances, il prononçait un discours d'ap-
parat ; c'est la collection de ces allocutions étudiées que l'on a publiée
à Calcutta. Le plus curieux est que cette collection est l'ouvrage d'un
Hindou et qu'elle est faite à l'instigation d'un prince indigène, le maha-
rajah de Pultiala. N'est-ce pas un indice de l'influence que les idées an-
glaises exercent sur la population 'native de l'Inde? Les onirvrages de
M. Gosto Behary Mu'llick sont nombreux déjà ; celui qu'il a consacré à
lord Mayo montre non- seulement qu'il sait écrire correctement l'an-
glais, mais aussi qu'il a su comprendre les mœurs européennes.
H. BLERZY.
Le directeur-gérant, G. Buloz.
TABLE DES MATIERES
TEEIZIÈIE VOLTJIE
TROISIÈME PÉRIODE. — XLVI« ANNÉE.
JANVIER — FÉVRIER 1876
Livraison du, 1er Janvier.
L.\ Tour de Percemont, dernière partie, par M. George SAND 5
Les Souvenirs dd médecin de la rei\e Victoria. — I. — La princesse Char-
lotte, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER, de l'Académie Française. . . 44
Les Maîtres d'adtrefois. — Belgiqde-Hollande, par M. Edgène FROMENTIN. 91
Le Godvernbment de Gharleuagne. — Le pouvoir royal, l'empire romain, les
assemblées nationales, par M. FUSTEL DE GOULANGaS, de l'Institut
de France. . » . 123
Le Premier amour d'Eugène Pickering. Une femme PHiLosopas, par. M. Hesry
JAMES , 153
Les Centres de création et l'apparition successive des végétaux, par M. Eu-
gène FOURNIER 180
L'Angleterre et le canal de Suez, par M. G. VALBERT 198
Chronique db la Quinzaine, histoire politique, et. littéraire ., 211
Revue scientifique. — Recherches nouvelles sur les fonctions du cerveau.. - 222
Essais et Notigej. — Un Voyage aux chutes du Zvmbèse, par M^ R. RADAU. 228
Livraison du 15 Janvier.
Le Fiancé de M"« Saint-Mvur, première partie, par M. Victor CHERBULIEZ. 2 il
Le mont Athos, un voyage dans le passé, par M'. Eugëne-Melchiox de VOGUÉ. 281
Les Saladeuos et l'industrie pastorale dans l'Améhique du Sud, par M. Emile
DAIREAUX 318
Les Maîtres d'autrefois. — Belgique-Hollande. — II. — Rubens et l'école
flamande, par M. Eugène FROMliNTIN 346
960 TABLE DES MATIÈRES.
Les Chemins de fer aux États-Unis, notes de voyage, par M. L. SIMONIN. . 380
Un Contel'r espagnol contemporain. Antonio de Trueba, par M. L. LOUIS-
LANDE 410
Deux Chanceliers. — VI. — Dix ans d'association, dernière partie, par
M. Jdlian KLACZKO 433
Épisode de la vie d'un jooedr californien, par M. BRET HARTE 448
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 463
Revue musicale 474
Livraison du l^f Février.
Le Fiancé de M''" Saint-Maur, deuxième partie, par M. Victor CHERBULIEZ. 481
Une secte religieuse et politique en Danemark. — Grundtvig et ses doc-
trines, par M. George COGORDAN 524
Les Souvenirs du médecin de la reine Victoria. — II. — Le procès et la
MORT DE la reine CAROLINE, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER, de
l'Académie Française 555
Les Maîtres d'autrefois. — Belgique-Hollande. — III. — L'Écolb hollan-
daise, Paul Potier, par M. Eugène FROMENTIN 602
Les Plantes carnivores d'après de récentes découvertes, par M. J.-E. PLAN-
CHON, professeur à la Faculté de Montpellier 631
El Resucitado. — Souvenirs de la guerre de l'indépendance en Espagne, par
M. A. FIÉVÉE 660
Les Prévisions des pessimistes pour le printemps prochain, par M. G.
VALBERT 690
Chronique db la Quinzaine , histoire politique et littéraire. ........ 703
Essais et Notices. — la Savoie industrielle 714
Livraison du 15 Février.
Le Fiancé de M'^'= Saint-Maur, troisième partie, par M. Victor CHERBULIEZ. 741
Les Preuves de la théorie de l'évolution en histoire naturelle, par
M. Charles MARTINS 750
Les Maîtres d'autrefois. — Belgique-Hollande. — IV. — Ruysdael et Cuyp,
par M. Eugène FROMENTIN 770
Les Mémoires de lord Shelburne, un ministre de George III, par M. Ernest
FONTANÈS 802
Ivan le Terrible et les Anglais en Russie d'après de nouvelles publica-
tions, par M. Alfred RAMBAUD 832
La Peinture de batailles. — Le nouveau tableau de M. Meissonier et l'ex-
position DES oeuvres de Pils, par M. Henry HOUSSAYE 864
Les Princes colonisateurs de la Prusse. — II. — Frédéric lk Grand, par
M. Ernest LAVISSE 890
Les Observatoires de montagne. — Les nouveaux observatoires du Puy-de-
Dôme ET DU Pic-DU-MiDi de Bigorre, par M. R. RADAU 911
La Société des agriculteurs de France, par M. Félix VIDALIN 933
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 930
Essais et Notices , . 954
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