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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLVI*  ANNÉE.  -  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOMB  XIII.  —  1"  JANVIER  1876, 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


--*-<g51 


XLVI«   ANNEE,  —TROISIEME  PÉBIODË 


TOME    TREIZIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE    LA   REVUE   DES   DEUX    MONDES 

RUE    BONAPARTE,    17 

1876 


I 


/f'^p. 


LA 


TOUR  DE  PERGEMONT 


DERNIERE     PARTIE     (1). 


XII. 

Qaand  on  surveille  un  fils,  il  ne  faut  pas  qu'il  s'en  doute.  Je 
revins  donc  au  logis,  où,  lorsqu'il  reparut,  je  ne  lui  laissai  rien 
pressentir  de  ma  découverte.  Jacques  nous  arriva  sur  les  dix  heures, 
disant  qu'il  revenait  d'une  partie  de  chasse,  et  qu'il  n'avait  pas 
voulu  passer  devant  notre  porte  sans  prendre  de  nos  nouvelles. 
—  Tu  n'as  donc  rien  tué?  lui  dit  M'"*  Chantebel,  car,  contre  ta  cou- 
tume, tu  arrives  les  mains  vides.  —  Pardon,  ma  tante,  répondit-il; 
j'ai  déposé  un  pauvre  lièvre  dans  la  cuisine.  —  Veux-tu  faire  une 
partie  de  piquet  avec  ton  oncle?  —  Je  suis  à  ses  ordres. 

Je  vis  bien  que  Jaquet  avait  quelque  chose  à  me  dire.  —  Allons 
plutôt,  lui  répondis-je  en  prenant  son  bras,  faire  un  tour  de  jar- 
din. Vous  faites  grand  feu  pour  la  saison,  mesdames,  et  on  étouffe 
ici. 

—  Voyons,  qu'y  a-t-il  de  nouveau?  dis-je  à  mon  grand  enfant 
de  neveu  quand  nous  fûmes  seuls.  Tu  me  parais  tout  à  fait  battu 
de  l'oiseau. 

—  Battu  à  fond,  battu  à  mort,  mon  bon  oncle  !  Je  vous  le  disais 
bien,  Henri  va  sur  mes  brisées.  Il  y  a  rendez-vous  tous  les  soirs  à 
la  tour  de  Percemont. 

—  Qui  t'a  dit  cela? 

(1)  Voyez  la  Revue  des  l'""  et  15  décembre  I8"'5. 


8  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Non,  c'est  impossible,  dit  Henri,  il  n'y  a  pas  de  fontaine  ce 
soir.  La  pluie  noierait  nos  bateaux  de  papier;  ce  sera  pour  un  autre 
jour. 

Il  se  leva  et  sortit.  iNinie  se  prit  à  pleurer.  Ma  femme  voulut  la 
consoler.  Je  ne  lui  en  donnai  pas  le  temps,  je  la  pris  dans  mes  bras 
et  la  portai  dans  mon  cabinet  pour  lui  montrer  des  images.  Quand 
elle  fut  consolée,  je  tâchai,  sans  la  questionner,  de  voir  si  elle  était 
capable  de  garder  un  secret;  je  lui  promis  de  lui  faire  de  très  beaux 
bateaux  de  papier  le  lendemain  et  de  les  faire  voguer  sur  le  bas- 
sin du  jardin. 

—  Non,  non,  dit-elle,  ton  bassin  n'est  pas  assez  joli.  Sur  la  fon- 
taine du  pré!  c'est  là  que  l'eau  est  belle  et  claire.  Et  puis  il  y  a 
Suzette  qui  sait  m'amuser  bien  mieux  que  toi,  mieux  qu'Henri  et 
que  tout  le  monde. 

—  Suzette  est  donc  une  petite  de  ton  âge  que  tu  as  rencon- 
trée là? 

—  De  mon  âge?  je  ne  sais  pas;  elle  est  bien  plus  grande  que 
moi. 

—  Grande  comme  Bébelle? 

—  Oh  non,  et  pas  si  vieille!  Elle  est  très  jolie,  Suzette,  et  elle 
m'aime  tant! 

—  Et  pourquoi  t'aime-t-elle  comme  ça? 

—  Ah  dame!  je  ne  sais  pas,  c'est  parce  que  je  l'aime  aussi  et  que 
je  l'embrasse  tant  qu'elle  veut.  Elle  dit  que  je  suis  jolie  et  très  ai- 
mable. 

—  Et  oîi  demeure-t-elle,  Suzette? 

—  Elle  demeure...  dame!  je  crois  qu'elle  demeure  à  la  fontaine; 
elle  y  est  tous  les  soirs. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  de  maisons. 

—  C'est  vrai.  Alors  c'est  qu'elle  y  vient  pour  moi,  pour  me  faire 
des  bateaux. 

—  C'était  donc  là  ton  grand  secret  avec  Henri? 

—  .l'avais  peur  que  Bébelle  ne  me  défende  de  sortir. 

Je  vis  que  l'enfant  n'avait  pas  été  mise  dans  la  confidence,  et 
qu'elle  oublierait  facilement  la  prétendue  Suzette,  si  elle  ne  la  voyait 
plus  avant  le  retour  de  sa  mère.  Je  vis  aussi  pourquoi  Henri  avait 
été  si  pressé  d'arranger  le  vieux  gîte  de  Percemont,  car,  en  dépit 
de  la  pluie,  il  s'y  rendit  comme  il  l'avait  promis,  et  ne  rentra  qu'à 
dix  heures.  Dès  que  sa  mère  fut  couchée,  il  me  parla  ainsi  : 

«  Je  t'ai  menti  l'autre  jour,  mon  cher  père.  Permets-moi  de  te 
raconter  ce  soir  une  histoire  vraie;  mais  pour  débuter  vite  et 
clairement,  lis  cette  lettre  que  j'ai  reçue  par  la  poste  la  veille  de  la 
Saint-Hyacinthe. 


LA.   TOUR   DE    PERCEMONT.  9 

«  Monsieur,  rendez  un  grand  service  à  une  personne  qui  a  foi  en 
votre  honneur.  Soyez  demain  soir  à  la  fête  de  Percemont,  j'y  serai 
et  je  vous  dirai  à  l'oreille  le  nom  de  Suzette.  » 

«  Tu  vois  que  l'orthographe  est  un  peu  fantaisiste.  J'ai  cru  à  une 
frivole  aventure  ou  à  une  demande  de  secours.  Je  t'ai  suivi  à  la 
fête,  j'y  ai  vu  Jacques  faisant  danser  une  ravissante  villageoise  dont 
il  paraissait  très  épris,  et  qui,  en  passant  près  de  moi,  m'a  lancé 
adroitement  à  l'oreille  le  nom  convenu  :  Suzuite. 

«  Je  l'ai  invitée  à  danser  avec  moi,  au  grand  déplaisir  de  Jacques, 
et  nous  nous  sommes  rapidement  expliqués  durant  la  bourrée. 

«  —  Je  suis,  m'a-t-elle  dit,  non  pas  Suzette,  mais  Marie  de 
Nives.  Je  demeure  cachée  à  Vignolelte.  Emilie ,  mon  excellente, 
ma  meilleure  amie,  ne  me  sait  pas  ici,  et  son  frère  Jacques  n'est 
pas  content  de  m'y  voir.  Je  ne  les  ai  pas  mis  dans  mon  secret, 
ils  m'eussent  dit  que  je  faisais  une  folie;  cependant  cette  folie,  je 
veux  la  faire,  et  je  la  ferai,  si  vous  ne  me  refusez  pas  votre  secours 
et  votre  amitié.  Je  les  réclame,  j'en  ai  le  droit.  Vous  m'avez  fait 
beaucoup  de  mal  sans  vous  en  douter.  Yous  m'avez  écrit,  quand 
j'étais  au  couvent  de  Puom,  des  lettres  de  moquerie  où  on  a  vu  des 
crimes.  A  cause  de  ces  malheureuses  lettres,  on  m'a  retirée  de  ce  cou- 
vent, où  j'étais  aimée  et  traitée  avec  douceur,  pour  me  cloîirer  du- 
rement à  Clermont.  Jacques  m'a  aidée  à  me  sauver.  J'ai  été  consulter 
à  Paris,  je  sais  maintenant  mes  droits,  et  je  les  ferai  bientôt  valoir; 
mais  si  je  condamne  ma  belle-mère,  j'ai  au  cœur  un  désir  tendre 
et  ardent,  je  veux  voir  sa  fille,  la  fille  de  mon  pauvre  père,  ma  pe- 
tite sœur  Léonie.  Elle  est  chez  vous,  faites  que  je  la  voie.  Le  mo- 
ment est  favorable  et  ne  se  retrouvera  peut-être  plus.  Toute  votre 
famille  est  ici,  l'enfant  est  seule  avec  sa  bonne  dans  votre  maison. 
J'ai  de  bons  espions  à  mes  ordres,  je  suis  renseignée.  Conduisez- 
moi  chez  vous,  introduisez-moi  auprès  d'elle.  Je  la  regarderai  dor- 
mir. Je  ne  l'éveillerai  pas,  je  l'aurai  vue,  et  je  vous  en  aurai  une 
reconnaissance  éternelle. 

«  Le  moment  et  le  lieu  ne  se  prêtaient  pas  à  la  discussion.  Je  ne 
sais  pas  encore  quelle  réponse  j'eusse  faite  sans  un  incident  mala- 
droitement provoqué  i)ar  la  jalousie  de  Jacques.  11  éteignit  le  fanal, 
et,  dans  la  confusion  qui  s'ensuivit,  M"''  de  iNives,  saisissant  mon 
bras  avec  une  force  nerveuse  extraordinaire,  m'entraîna  dans  les 
ténèbres  en  me  disant  :  —  A  présent!  Dieu  le  veut,  vous  voyez! 
allons  chez  vous  ! 

((  J'étais  littéralement  aveugle.  Ce  fanal  qui  crève  les  yeux  ayant 
été  brusquement  supprimé,  je  marchais  au  hasard,  et  ma  compagne 
semblait  me  conduire.  Au  bout  d'un  instant,  je  reconnus  que  nous 
marchions  dans  la  direction  de  la  prairie,  et  que  nous  n'étions  pas 


10  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

seuls.  Un  homme  et  une  femme  marchaient  devant  nous.  —  C'est 
ma  nourrice  avec  son  mari,  me  dit  M'^^  de  Nives;  ce  sont  des  gens 
sûrs,  ne  craignez  rien,  j'en  ai  encore  d'autres  à  mon  service.  J'ai 
la  bonne  de  ma  sœur  qui  a  été  renvoyée,  et  qui  espionne  pour  moi. 

«  —  Savez-vous,  lui  dis-je,  qu'avec  ces  manières  d'agir  vous 
m'inquiétez  un  peu? 

»  —  Gomment  cela? 

tt  —  Vous  avez  peut-être  le  projet  d'enlever  l'enfant  pour  tenir 
la  mère  à  votre  discrétion?  Je  vous  avertis  que  je  m'y  opposerai  ab- 
solument. Elle  a  été  confiée  à  mes  parens,  et,  bien  que  cette  con- 
fiance soit  un  peu  étrange,  nous  sommes  responsables  et  considé- 
rons le  dépôt  comme  sacré. 

(t  — ■  Vous  avez  une  bien  mauvaise  opinion  de  moi!  reprit- elle; 
on  vous  a  certainement  dit  beaucoup  de  mal  sur  mon  compte.  Je 
ne  le  mérite  pas,  et  je  me  résigne  à  attendre  que  l'avenir  me  jus- 
tifie. 

«  Elle  a  une  voix  cristalline,  d'une  clarté  et  d'une  douceur  péné- 
trantes. Je  me  sent^  honteux  de  mes  soupçons.  Je  voulus  en  atté- 
nuer la  brutalité.  —  Ne  parlons  pas,  me  dit-elle,  cela  nous  retarde, 
courons!  —  Et  elle  m'entraîna  sur  la  pente  de  la  prairie,  effleurant 
à  peine  le  sol,  légère  comme  un  oiseau  de  nuit. 

(t  Arrivés  à  la  porte  du  jardin,  nous  nous  arrêtâmes  un  instant. 
—  Je  n'ai  pas  encore  trouvé,  lui  dis-je,  le  moyen  de  vous  introduire 
auprès  de  l'enfant  sans  que  vous  soyez  vue  par  la  femme  chargée 
de  la  garder.  Je  vous  avertis  que  M"®  Ninie  couche  dans  la  chambre 
de  ma  mère,  et  qu'en  attendant  la  rentrée  de  celle-ci,  une  bonne 
installée  sur  un  fauteuil  dort  d'un  sommeil  peut-être  fort  léger.  Je 
n'en  sais  rien,  c'est  une  jeune  paysanne  que  je  ne  connais  pas. 

tt  —  Je  la  connais,  moi,  répondit  M"*  de  Nives  :  elle  est  venue 
chez  Emilie,  il  y  a  quinze  jours,  pour  demander  de  l'ouvrage.  Nous 
lui  en  avons  donné,  et  je  sais  qu'elle  est  douce  et  bonne.  N'ayez 
pas  d'inquiétude.  Je  sais  aussi  qu'elle  dort  profondément;  elle  a 
passé  une  nuit  chez  nous,  il  a  fait  un  orage  épouvantable  qu'elle  n'a 
pas  entendu.  Allons,  vite,  entrons! 

«  —  Permettez  !  vous  entrerez  seule  avec  moi.  Les  personnes  qui 
vous  accompagnent  resteront  ici  à  vous  attendre. 

«  —  Naturellement. 

(c  Je  la  conduisis  sans  bruit  à  la  chambre  de  ma  mère  en  la  gui- 
dant à  travers  les  corridors  sombres.  J'entrai  doucement  le  pre- 
mier. La  petite  bonne  ne  bougea  pas.  Une  bougie  brûlait  sur  une 
table  derrière  le  rideau.  M"''  de  Nives  la  prit  résolument  pour  re- 
garder l'enfant  endormie  ;  puis  elle  me  la  rendit,  et,  s'agenouillant 
près  du  lit,  elle  colla  ses  lèvres  à  la  petite  main  de  Ninie  en  disant 


LA   TOUR    DE    PERCEMONT.  H 

comme  si  elle  eût  prié  Dieu  :  —  Faites  qu'elle  m'aime,  je  vous  jure 
de  la  chérir  ! 

«  Je  lui  touchai  doucement  l'épaule.  Elle  se  releva  et  me  suivit 
avec  soumission  au  jardin.  Là  elle  me  prit  les  deux  mains  en  me 
disant  :  —  Henri  Chantebel  !  vous  m'avez  donné  la  plus  grande  joie 
que  j'aie  éprouvée  dans  ma  dure  et  triste  vie,  vous  êtes  maintenant 
pour  moi  comme  un  de  ces  anges  que  j'invoque  souvent  et  dont  la 
pensée  me  donne  du  calme  et  du  courage.  Je  suis  une  pauvi'e  fille 
sans  esprit  et  sans  instruction  :  on  m'a  élevée  comme  cela,  on  l'a 
fait  exprès,  on  voulait  m'abrutir  pour  me  neutraliser;  mais  ma  lu- 
mière, celle  dont  j'ai  besoin  pour  me  conduire,  me  vient  d'en  haut, 
personne  ne  peut  l'éteindre.  Ayez  confiance  en  moi  comme  j'ai  eu 
confiance  en  vous.  C'est  si  beau,  la  confiance!  sans  elle,  tout  est 
mal  et  impossible.  Faites  que  je  revoie  ma  sœur,  et  que  j'entende 
sa  voix,  que  je  lise  dans  son  regard,  que  je  reçoive  son  premier 
baiser.  Laissez-moi  revenir  demain,  déguisée  comme  aujourd'hui. 
Songez  que  personne  ne  connaît  ma  figure,  que  vos  parens  ne 
m'ont  jamais  vue,  que  M™"  de  Nives  elle-même  ne  me  reconnaîtrait 
peut-être  pas,  car  elle  ne  m'a  pas  vue  depuis  bien  des  années.  Je 
me  cacherai  quelque  part,  vous  amènerez  Léonie  de  mon  côté,  vous 
serez  là,  vous  ne  la  quitterez  pas.  Faut-il  vous  le  demander  à  ge- 
noux? Tenez,  m'y  voici. 

«  Un  peu  inquiet  de  son  exaltation,  mais  vaincu  par  le  charme 
qui  émane  d'une  personne  si  étrange,  je  lui  donnai  rendez-vous  à  la 
tour  de  Percement  pour  le  lendemain  à  la  nuit  tombante,  promet- 
tant de  trouver  jusque-là  un  moyen  de  lui  conduire  sa  sœur,  et  je 
lui  demandai  la  permission  de  vous  informer  du  fait.  —  Oh  !  non, 
pas  encore!  s'écria-t-elle.  Je  dirai  tout  à  votre  père  moi-même, 
car  j'ai  beaucoup  à  lui  dire,  et  il  sera  bien  obligé  de  m'entendre, 
c'est  son  devoir  envers  M'"^  de  Nives  et  envers  ma  sœur.  Je  peux 
les  ruiner,  mais  je  ne  le  veux  pas.  Seulement  il  y  a  une  chose  sur 
laquelle  je  ne  peux  pas  encore  être  décidée;  il  me  faut  revoir  l'en- 
fant, et,  si  vos  parens  s'y  opposaient,  je  ne  pourrais  plus  savoir  ce 
que  je  dois  faire.  Jurez-moi  de  me  garder  le  secret  pour  quelques 
jours  seulement. 

(t  —  Allons,  je  le  jure!  Mais  Jacques?  Que  lui  dirai-je,  s'il  vient 
m'interroger  ? 

«  —  Il  ne  vous  interrogera  pas. 

«  —  N'est-il  pas  votre  fiancé? 

K  —  Non;  il  ne  m'est  rien  qu'un  ami  généreux  et  admirable. 

«  —  Mais  il  vous  aime.  Voyons  !  cela  est  bien  clair. 

«  —  Il  m'aime,  oui,  et  je  le  lui  rends  de  tout  mon  cœur;  mais 
il  n'y  a  pas  un  mot  d'amour  entre  nous... 


12  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  —  Vous  jurez  de  me  garder  le  secret? 

«  —  Je  le  jure.  Oh  !  que  je  vous  aime  ! 

((  —  Pas  tant  que  Jacques? 

((  —  Encore  plus  ! 

«  Là-dessus  elle  s'enfuit  avec  ses  acolytes,  me  laissant  stupéfait 
et  quelque  peu  étourdi  de  l'aventure. 

«  Le  lendemain,  c'est-à-dire  avant-hier,  j'ai  avisé  la  fontaine  du 
pré  comme  le  lieu  de  rendez-vous  le  plus  favorable.  J'ai  pu  avertir 
la  Charliette,  cette  nourrice  dévouée,  qui  est  venue  dans  le  jour 
explorer  le  bois  de  Percemont,  afin  de  s'y  reconnaître  sans  suivre 
les  chemins  tracés.  C'est  une  femme  adroite  et  prévoyante.  Je  lui 
ai  de  là-haut  montré  la  fontaine,  le  sentier  des  vignes  qui  y  con- 
duit. J'ai  enlevé  les  clôtures,  et  le  soir  même,  tout  en  jouant  avec 
Ninie,  je  l'ai  portée  sans  l'avertir  de  rien  auprès  de  sa  sœur,  ca- 
chée sous  les  saules.  La  connaissance  a  été  vite  faite,  grâce  aux 
bateaux  de  papier  ;  mais  je  dois  dire  que  la  passion  de  M"**  de  Nives 
pour  cette  enfant  a  été  comme  un  aimant  irrésistible.  Au  bout  d'un 
instant,  Léonie  s'est  pendue  à  son  cou  et  l'a  dévorée  de  caresses. 
Elle  ne  voulait  plus  la  quitter.  Je  n'ai  pu  la  reconduire  à  sa  bonne 
qu'en  promettant  de  la  ramener  le  lendemain  à  la  fontaine  et  h  Su- 
zette. 

«  Hier  encore  j'ai  tenu  parole.  Suzette  avait  bourré  ses  poches  de 
papier  rose  et  bleu  de  ciel.  Elle  faisait  avec  une  adresse  de  re- 
ligieuse de  charmantes  embarcations   qui  flottaient  à  ravir;  mais 
Ninie  ne  s'amusait  pas  comme  la  veille  :  elle  s'était  mis  dans  la 
tête  de  ne  plus  quitter  Suzette  et  de  l'amener  ici  pour  en  faire  sa 
bonne.  J'ai  eu  de  la  peine  à  les  séparer;  enfin  ce  soir,  pour  la  der- 
nière fois,  j'ai  vu  M"®  de  Nives  au  donjon,  où  il  était  convenu  qu'elle 
irait  m' attendre.  Je  jugeais  cette  entrevue  inutile  à  ses  projets,  et 
c'est  à  regret  que  je  m'y  suis  prêté,  puisque  le  mauvais  temps 
m'empêchait  d'y  conduire  Léonie.  Je  m'y  suis  rendu  avec  un  peu 
d'humeur.  C'est  une  personne  irritante  que  M"^  de  Nives.  Elle  se 
jette  à  votre  cou,  moralement  parlant.  Elle  a  des  inflexions  de  ten- 
dresse et  des  expressions  de  reconnaissance  exagérée  qui  ont  dû 
troubler  profondément  le  pauvre  Jaquet,  et  qui  m'ont  causé  plus 
d'une  fois  de  l'impatience;  mais  on  ne  sait  comment  lui  manifester 
le  blâme  qu'elle  provoque.  Elle  n'est  pas  affectée,  elle  ne  pose  pas, 
elle  est  naturellement  hors  du  vraisemblable,  et  pour(ant  elle  est 
dans  le  vrai  quand  on  peut  accepter  son  point  de  vue.  Nous  avons 
causé  deux  heures,  tête  à  tête  dans  le  donjon,  où  j'avais  allumé  un 
grand  feu  de  pommes  de  pin  pour  sécher  ses  vêtemens  mouillés.  Il 
a  fallu  la  réchaufler  malgré  elle.  Intrépide  et  comme  insensible  à 
toutes  les  choses  extérieures,  elle  avait  marché  en  riant  sous  une 


LA   TOUR   DE   PERCEMONT.  13 

pluie  battante  et  riait  encore  en  me  voyant  inquiet  pour  sa  santé. 
Elle  n'éprouvait  pas  plus  d'embarras  et  de  crainte  à  se  trouver  seule 
avec  moi,  venant  à  un  rendez-vous  facile  à  incriminer,  que  si  j'eusse 
été  son  frère.  La  nourrice  se  tenait  en  bas,  dans  la  cuisine,  se  chauf- 
fant aussi  et  ne  s'inquiétant  pas  plus  de  nous  laisser  ensemble  que 
si  les  excentricités  de  ce  genre  n'avaient  rien  de  nouveau  pour  elle. 
Tout  cela  eût  pu  monter  la  tête  à  un  sot  ambitieux,  car  M"^  de  iNives 
est  un  beau  parti,  et  elle  n'est  pas  difficile  à  compromettre;  mais  tu 
as  assez  bonne  opinion  de  moi,  j'espère,  pour  être  bien  certain  que 
je  ne  lui  ai  pas  fait  la  cour  et  ne  la  lui  ferai  pas.  Voilà  mon  roman, 
cher  père.  Dis-moi  maintenant  ce  que  tu  en  penses,  et  si  tu  me 
blâmes  d'avoir  laissé  la  partie  adverse^  —  car  ma  mère  prétend  que 
tu  es  le  défenseur  et  le  conseil  de  la  comtesse,  —  embrasser  à  votre 
insu  sa  petite  sœur  Ninie.  » 

XIII. 

—  Réduite  à  ces  proportions ,  l'affaire  n'est  pas  grave,  répon- 
dis-je;  mais  tu  ne  m'as  pas  dit  le  plus  important,  votre  conversation 
de  ce  soir,  votre  unique  conversation ,  car,  jusqu'à  ce  moment,  vous 
n'avez  pu  échanger  que  des  mots  entrecoupés  et  vous  n'aviez  pas 
été  seuls  ensemble. 

—  Si  fait!  les  deux  jours  précédens,  je  l'ai  reconduite  jusqu'à 
mi-chemin  de  Vignolette  par  les  bois;  la  nourrice,  je  devrais  dire  la 
duègne,  marchait  à  distance  respectueuse. 

—  Alors  tu  sais  quels  sont  ces  grands  projets  dont  M"«  de  Nives, 
ta  cliente,  à  toi,  doit  m'entretenir? 

—  Une  tentative  de  conciliation  entre  elle  et  sa  belle-mère; 
M"^  de  Nives  veut  être  libre  de  voir  sa  sœur  de  temps  en  temps. 

—  Je  crois  que  les  entrevues  seront  chères,  et  puis  le  moyen  de 
rendre  l'engagement  sérieux!  Marie  de  Nives  n'a  aucun  droit  sur 
Léonie  de  Nives,  et  la  loi  ne  lui  prêtera  aucun  appui. 

—  Elle  compte  sur  toi  pour  trouver  ce  moyen. 

—  Est-ce  que  tu  en  vois  un? 

—  J'en  vois  mille,  si  ta  cHente  n'a  en  vue  que  l'argent,  comme 
le  prétend  la  mienne.  Il  s'agit  de  l'intéresser  à  la  durée  de  l'amitié 
des  deux  sœurs. 

—  Tout  paraît  simple  quand  on  prend  des  suppositions  pour  des 
faits  acquis.  Je  suppose,  moi,  que  ma  cliente,  puisque  cliente  il  y  a 
selon  toi,  ait  pour  sa  belle-fille  un  éloignement  invincible?  qu'elle 
combatte  pour  la  fortune,  mais  que  ce  soit  uniquement  en  vue  de 
sa  fille,  et  qu'après  tout  elle  l'aime  mieux  pauvre  qu'exposée  à  l'in- 
fluence d'une  personne  dont  elle  pense  le  plus  grand  mal? 


14  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Tu  plaideras  auprès  d'elle  pour  la  pauvre  Marie! 

—  La  pauvre  Marie  a  pu  être  fort  à  plaindre  dans  le  passé,  mais, 
depuis  qu'elle  est  libre,  je  t'avoue  qu'elle  m'intéresse  médiocrement. 

—  Tu  ne  la  connais  pas  encore! 

—  Je  l'accepte  telle  que  tu  me  la  dépeins,  telle  que  Jacques  me 
l'a  racontée.  Vos  deux  versions  rédigées  différemment  sont  très 
conformes  quant  au  fond.  Je  crois  doue  la  personne  excellente  et 
très  pure  d'intentions;  cela  suiïit-il  pour  être  une  femme  de  mé- 
rite, un  être  .sérieux,  capable  de  diriger  une  enfant  comme  Léonie 
et  d'inspirer  quelque  confiance  à  sa  mère  ?  Je  ne  la  crois  pas  ca- 
pable, moi,  d'inspirer  de  respect  ! 

—  Si  fait!  Je  te  jure  qu'elle  en  est  fort  capable. 

—  C'est-à-dire  que  tu  as  été  fort  ému  auprès  d'elle,  et  que  tu  as 
su  le  lui  cacher  par  respect  pour  toi-même  ! 

—  Ne  parlons  pas  de  moi;  je  suis  en  dehors  de  la  question.  Par- 
lons de  Jacques. 

—  Jacques  a  été  encore  plus  ému  et  probablement  plus  timide 
que  toi.  Jacques  est  un  séducteur  dont  une  personne  tant  soit 
peu  bien  élevée  ne  doit  pas  beaucoup  redouter  les  roueries  et  les 
profondeurs.  Veux -tu  que  je  te  dise?  je  ne  la  crois  pas  en  dan- 
ger, ta  cliente;  mais  je  la  crois  dangereuse.  Je  la  vois  dans  une 
situation  fort  agréable  et  même  divertissante,  puisqu'elle  trouve 
moyen  de  concilier  dans  sa  conscience,  obscurément  éclairée  d'en 
haut...  ou  d'en  bas,  les  plaisirs  frivoles  de  la  vie  avec  les  extases 
célestes.  Elle  caresse  au  couvent  l'idée  d'être  une  Vierge  sage,  mais 
elle  a  les  instincts  d'une  vierge  folle,  et,  du  moment  qu'elle  re- 
pousse le  frein  de  l'austérité  de  toutes  pièces  qui  fait  la  force  du 
catholicisme,  je  ne  vois  pas  bien  où  elle  pourra  s'arrêter.  Elle  n'a 
rien  à  mettre  à  la  place  de  ce  joug  terrible,  nécessaire  aux  esprits 
sans  culture  et  par  conséquent  sans  réflexion.  Elle  n'a  aucune  philo- 
sophie pour  se  créer  une  loi  à  elle-même,  aucune  appréciation  de 
la  vie  sociale  et  des  obligations  qu'elle  impose.  Elle  se  fait  du  de- 
voir une  idée  fantastique,  elle  cherche  le  sien  dans  des  combinai- 
sons de  roman,  elle  n'a  pas  la  m.oindre  idée  de  la  plus  simple  des 
obligations  morales.  Il  lui  plaît  de  quitter  le  couvent  avant  l'heure 
très  prochaine  que  la  loi  fixait  à  sa  délivrance;  elle  ne  saurait  pas 
trouver  un  appui  sérieux  pour  cette  équipée,  elle  accepte  celui 
d'une  femme  qui  spécule  sur  la  libéralité  des  prétendaus  qu'elle  lui 
recrute.  Elle  trouve  donc  naturel  d'accepter  Jacques  Ormonde  pour 
son  libérateur,  elle  va  passer  huit  jours  en  tête-à-tête  avec  lui,  et, 
comme  il  ne  lui  inspire  pas  d'amour,  je  comprends  ça,  elle  se  soucie 
fort  peu  de  celui  qu'il  peut  éprouver,  'des  espérances  qu'il  doit  con- 
cevoir, des  colères  et  des  souffrances  qu'elle  lui  impose. 


LA   TOUR   DE   PERCEMONT.  15. 

—  Mon  père,  elle  les  ignore,  elle  ne  se  doute  pas  de  ce  que 
l'amour  peut  être! 

—  Tant  pis  pour  elle  !  Ce  qu'une  femme  ne  sait  pas,  il  faut 
qu'elle  le  devine;  autrement  il  n'y  a  pas  de  femme,  il  y  a  un  être 
hybride,  mystérieux,  suspect,  dont  on  peut  tout  craindre.  Qui 
sait  où  l'éveil  des  sens  peut  entraîner  celui-ci?  Je  crois,  moi,  que 
déjà  les  sens  jouent  un  grand  rôle  dans  cette  angélique  chasteté 
qui  pousse  la  demoiselle  des  bras  de  Jacques  dans  les  tiens. 

—  Disons  du  bras  de  Jacques  au  mien;  elle  n'a  cherché  et  trouvé 
que  des  protecteurs. 

—  Un  protecteur  improvisé,  c'est  déjà  beaucoup.  Deux,  c'est 
beaucoup  trop  pour  deux  mois  de  liberté!  Pourquoi  cette  héroïne  de 
roman  n'ar-t-elle  pas  su  vaincre  ma  répugnance  à  la  connaître  et  à 
l'écouter?  Puisqu'elle  sait  si  bien  se  déguiser,  il  fallait  entrer  ici 
comme  servante,  nous  en  cherchions  une  pour  garder  l'enfant! 

—  Elle  y  a  songé,  mais  elle  a  craint  la  clairvoyance  de  ma  mère, 
qu'elle  sait  prévenue  contre  elle. 

—  Elle  a  craint  ta  mère  et  elle  m'a  craint!  Invitée  par  Miette, 
par  Jacques  à  se  confier  à  moi,  elle  n'a  pas  osé;  elle  n'ose  pas  en- 
core. Elle  aime  mieux  s'adresser  à  toi  pour  voir  sa  sœur,  comme  elle 
s'est  adressée  à  Jaquet  pour  s'échapper  de  sa  cage.  Yeux-tu  que  je 
te  dise  pourquoi? 

—  Dis,  mon  père. 

—  Parce  que  l'appui  des  jeunes  gens  est  toujours  assuré  à  une 
jolie  fille,  tandis  que  les  vieux  veulent  qu'on  raisonne.  La  beauté 
exerce  un  prosélytisme  rapide.  Un  jeune  homme  est  matière  inflam- 
mable, et  ne  résiste  pas  comme  un  vieux  avocat  incombustible.  En  un 
clin  d'oeil,  avec  un  regard  tendre  et  un  mot  suppliant,  on  a  de  bril- 
lans  chevaliers,  prompts  à  toute  folle  entreprise.  On  leur  confie  ses 
plus  intimes  secrets;  il  leur  plaît  fort,  à  eux,  d'être  pris  pour  confi- 
dens.  La  confiance  n'est-elle  pas  la  suprême  faveur?  On  les  amorce 
ainsi,  et  tout  aussitôt  on  les  gouverne.  On  accepte  leur  amour 
pourvu  qu'ils  n'expriment  pas  trop  clairement  leurs  désirs,  on  les 
expose  sans  scrupule  à  des  scandales,  on  se  sert  de  leur  argent... 

—  Mon  père!.. 

—  Pas  toi!  mais  Jacques  y  est  déjà  pour  une  belle  somme,  je 
t'en  réponds.  On  est  riche,  on  s'acquittera,  on  conservera  une  re- 
connaissance sincère  pour  les  deux  amis,  sauf  à  en  épouser  un  troi- 
sième; les  autres  se  débrouilleront  comme  ils  pourront.  Je  te  le 
dis,  mon  garçon,  il  y  a  un  ange  avec  qui  tu  viens  de  passer  deux 
heures  d'un  tète-à-tète  enivrant  et  douloureux  à  la  fois;  mais  sous 
cet  ange,  il  y  a  une  dévote  ingrate,  et  peut-être  une  coquette  con- 
sommée. Prends  garde  à  toi,  voilà  ce  que  je  le  dis  I 


16  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

En  m'écoutant,  mon  fils  tisonnait  fiévreusement,  les  yeux  fixés 
sur  la  braise,  le  visage  pâle  en  dépit  de  la  lueur  rouge  qu'elle  lui 
envoyait.  Il  me  sembla  que  j'avais  touché  juste. 

—  Alors,  dit-il  en  relevant  et  en  fixant  sur  moi  ses  grands  yeux 
noirs  si  expressifs,  tu  me  blâmes  d'avoir  servi  les  desseins  de  cette 
demoiselle  ? 

—  Moi?  pas  du  tout!  A  ton  âge,  j'eusse  agi  comme  toi;  je  te  dis 
seulement  de  prendre  garde. 

—  A  l'amour?  Tu  me  prends  pour  un  écolier. 

—  Il  n'y  a  pas  si  longtemps  que  tu  l'étais,  et  c'est  tant  mieux 
pour  toi. 

Il  réfléchit  quelques  instans  et  reprit  :  —  C'est  vrai  ;  il  n'y  a  pas 
si  longtemps  que  j'étais  épris  de  Miette ,  qu'elle  me  faisait  battre 
le  cœur,  qu'elle  m'empêchait  de  dormir.  Miette  est  beaucoup  plus 
belle  à  présent  surtout,  elle  a  une  expression,...  et  je  ne  vois  pas 
que  la  fraîcheur  et  la  santé  nuisent  à  l'idéal  dans  un  type  de  femme. 
Les  statues  grecques  ont  la  rondeur  dans  la  poésie.  M"^  de  Nives 
est  jolie  comme  un  petit  garçon.  Sa  pâleur  est  affaire  de  fantaisie. 
Et  puis  ce  n'est  pas  la  beauté  qui  prend  le  cœur,  c'est  le  carac- 
tère. J'ai  étudié  ce  caractère-là,  caractère  tout  nouveau  pour  moi, 
avec  plus  de  sang-froid  que  tu  ne  penses,  et  dans  tout  ce  que  tu 
viens  de  dire  je  crois  qu'il  y  a  beaucoup  devrai,  l'ingratitude  sur- 
tout !  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  dire  qu'elle  faisait  trop  souffrir 
Jacques  ;  elle  se  croit  justifiée  en  disant  qu'elle  ne  lui  a  rien  pro- 
mis. 

—  Elle  fait  quelque  chose  de  pire,  à  quoi  tu  n'as  pas  songé.  Elle 
travaille  à  compromettre  Emilie. 

—  J'y  ai  songé,  je  le  lui  ai  dit.  Sais-tu  ce  qu'elle  m'a  répondu? 
«  Emilie  ne  peut  pas  être  compromise.  C'est  une  pureté  au-dessus 
de  toutes  les  souillures.  Si  l'on  venait  à  dire  qu'étant  chez  elle  je 
me  suis  conduite  follement,  toute  la  province  répondrait  d'une 
seule  voix  que  c'est  contre  le  gré  ou  à  l'insu  de  votre  cousine.  Et 
vous  d'ailleurs,  ne  seriez-vous  pas  là  pour  crier  aux  détracteurs  : 
Vous  en  avez  menti!  La  preuve  qu'elle  est  respectable,  c'est  qu'elle 
est  ma  fiancée,  et  que  je  l'épouse.  » 

—  Eh  bien  !  et  toi?  qu'as-tu  répondu  à  cette  question  très  di- 
recte? 

—  Je  n'ai  rien  répondu.  Il  me  répugnait  de  parler  d'Emilie  et  de 
mes  sentimens  secrets  avec  une  personne  qui  ne  comprend  rien  aux 
senti  mens  humains. 

—  Je  regrette  que  tu  n'aies  rien  trouvé  à  répondre. 

—  Dis-moi,  père,  crois-tu  qu'Emilie... 

—  Eh  bien  !  Emilie... 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  17 

—  Elle  doit  savoir  que  son  amie  s'absente  tous  les  soirs  depuis 
quelques  jours  ? 

—  Il  me  parait  impossible  qu'elle  l'ignore  !  La  maison  de  Vigno- 
lette  est  grande;  mais,  quand  on  y  vit  tête  à  tête,  l'absence  de  l'un 
des  deux  hôtes  doit  être  remarquée. 

—  M"«  de  Nives  prétend  qu'Emilie  ne  lui  fait  pas  de  questions  et 
ne  témoigne  aucune  inquiétude.  Comment  expliques-tu  cela? 

—  Par  la  religion  d'une  généreuse  hospitalité.  Vois  sa  lettre 
d'hier. 

Henri  lut  la  lettre  et  me  la  rendit.  —  Je  vois,  dit-il,  qu'au  fond 
du  cœur  la  bonne  et  chère  enfant  blâme  sa  bizarre  compagne.  Elle 
n'a  pas  tort!  As-tu  remarqué  qu'elle  fût  triste  la  dernière  fois  que 
tu  l'as  vue? 

—  Triste,  Emilie?  non,  mais  mécontente. 

—  Mécontente  de  M"''  Marie? 

—  Evidemment. 

—  Et  peut-être  aussi  de  moi  ? 

—  Je  ne  sache  pas  qu'elle  ait  songé  à  toi. 

—  M"«  de  Nives  prétend  que  Miette  a  un  grand  chagrin. 

—  Pour  quelle  cause? 

—  C'est  ce  que  j'ai  répondu,  il  n'y  a  pas  de  cause.  Miette  n'a 
pas  d'amour  pour  moi. 

—  Et  tu  as  ajouté  :  Je  n'en  ai  pas  pour  elle? 

—  Non,  mon  père,  je  n'ai  pas  dit  cela,  je  me  suis  abstenu  de 
parler  de  moi-même;  cela  ne  pouvait  pas  intéresser  M"'  de  Nives. 
Quel  jour  veux-tu  la  recevoir? 

—  Ici,  elle  risque  de  rencontrer  sa  belle-mère,  qui  peut,  qui  doit 
revenir  d'un  moment  à  l'autre  pour  chercher  sa  fille. 

—  M'"^  de  Nives  ne  peut  pas  revenir  encore,  elle  est  malade  à 
Paris. 

—  Qui  t'a  dit  cela? 

—  M"«  de  Nives  la  fait  surveiller.  Elle  a  pris  la  grippe  en  courant 
Paris  et  la  banlieue  pour  la  surprendre  dans  quelque  flagrante  de- 
licto  favorable  à  ses  projets  hostiles;  mais  elle  n'avait  que  de 
fausses  indications,  elle  n'a  rien  découvert. 

—  Alors  que  cette  demoiselle  vienne  demain  au  donjon  avec 
Miette.  Ta  mère  va  rendre  des  visites  à  Riom,  elle  ne  saura  rien. 
Je  veux  que  tu  assistes  à  l'entrevue,  puisque  tu  es  le  conseil  de 
M"«  Marie.  Je  ferai  peut-être  comparaître  aussi  maître  Jacques,  et 
je  donnerai  l'ordre  qu'on  nous  amène  un  instant  Léonie.  Je  veux 
voir  par  mes  yeux  si  cette  grande  passion  pour  l'enfant  est  sincère. 
Allons  dormir.  Demain,  de  bon  malin,  j'enverrai  un  exprès  à  Vi- 
gnolette  et  peut-être  à  Champgousse. 

TOMB  XIII.  —  1876.  2 


18  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  lendemain,  j'écrivis  à  Emilie  et  à  son  frère.  A  midi,  je  montai 
au  donjon  avec  Henri  et  la  petite  Léonie.  JNous  y  trouvâmes  Miette 
avec  M'^''  de  Nives.  Jacques,  qui  demeurait  plus  loin,  arriva  le  dernier. 

Mon  premier  mot  fut  un  acte  d'autorité.  La  Gharliette  était  sur 
le  seuil  de  la  cuisine  et  y  entra  vivement  en  m'apercevant;  mais  je 
l'avais  vue,  et,  m'adressant  à  M'**  de  Nives,  je  lui  demandai  si  c'é- 
tait par  son  ordre  que  cette  femme  était  aux  écoutes.  M"'=  de  Nives 
parut  surprise,  et  me  dit  qu'elle  ne  l'avait  point  amenée.  —  Dès 
lors,  lui  répondis-je,  elle  vient  ici  pour  son  compte,  et  je  vais  la 
prier  de  s'en  aller.  —  J'entrai  dans  la  cuisine  sans  donner  à  Marie 
le  temps  de  me  devancer,  et  je  demandai  à  la  Gharliette  éperdue 
ce  qu'elle  venait  faire  chez  moi.  Elle  répondit  qu'elle  était  venue  se 
mettre  aux  ordres  de  mademoiselle.  —  Mademoiselle  n'a  pas  be- 
soin de  vous,  allez-vous-en.  Je  vous  défends  de  jamais  remettre  les 
pieds  chez  moi  sans  ma  permission. 

—  Ah!  s'éciia  la  Gharliette  d'un  ton  dramatique,  je  vois  que  ma 
chère  demoiselle  est  perdue!  Vous  êtes  tous  contre  elle! 

—  Sortez,  repris-je,  et  plus  vite  que  cela! 

Elle  partit  furieuse.  Je  rejoignis  les  dames  à  l'appartement  res- 
tauré par  Henri.  M"*"  de  Nives  avait  son  costume  de  villageoise,  qui 
la  rendait  merveilleusement  jolie,  je  dois  le  dire.  Léonie  s'était  je- 
tée dans  ses  bras,  elles  étaient  inséparables.  Emilie  aussi  caressait 
l'enfant  et  la  trouvait  charmante.  Je  vis  qu'au  dernier  moment  elle 
avait  été  mise  dans  toutes  les  confidences.  Henri  me  paraissait  un 
peu  embarrassé  dans  son  attitude.  H  entendit  à  propos  le  galop  du 
poney  de  Jacques  et  descendit  pour  l'aider  à  le  mettre  à  l'écurie. 

Pendant  ce  temps,  allant  et  venant,  et  sans  avoir  l'air  de  vouloir 
entrer  encore  en  madère,  j'observais  les  traits  et  les  attitudes  de 
M'^*  de  Nives.  Je  la  trouvai  naïve  et  sincère.  Ce  point  acquis,  j'exa- 
minai ma  nièce;  elle  était  changée,  non  pâlie  ni  abattue,  mais  sé- 
rieuse et  comme  armée  pour  un  combat  quelconque  de  haute  et 
magnanime  volonté. 

Jacques  entra,  on  se  dit  bonjour.  H  baisa  respectueusement  la 
main  que  lui  tendait  sans  embarras  M"^  de  Nives.  H  était  fort  dé- 
contenancé par  l'étonnement  et  l'inquiétude.  H  avait  l'air  de  se  pré- 
parer à  une  crise,  et  de  n'avoir  rien  prévu  pour  la  conjurer. 

—  A  présent,  dis-je  à  M"^  de  Nives,  nous  avons  à  parler  de  choses 
qui  ennuieraient  fort  M''*"  Ninie.  Elle  va  jouer  là,  sous  nos  yeux, 
dans  le  préau  fermé. 

—  Oui,  s'écria  Léonie,  avec  Suzette  ! 

—  Plus  tard,  lui  dis-je.  Je  vous  promets  que  vous  la  reverrez 
avant  qu'elle  ne  s'en  aille. 

—  Ça  n'est  pas  vrai,  tu  ne  me  rappelleras  pas  I 


LA    TOUR   DE   PERCEMONT.  19 

—  Je  vous  le  jure,  moi,  dit  M'-''  de  Mves.  Il  faut  être  sage  et 
obéir  à  M.  Ghantebel.  C'est  lui  qui  est  le  maître  ici,  et  tout  le 
monde  est  content  de  faire  sa  volonté. 

INinie  se  soumit,  non  sans  faire  promettre  à  Suzette  qu'elle  s'as- 
soirait près  de  la  fenêtre  pour  la  regarder  à  tout  instant. 

Quand  nous  fûmes  assis,  Miette  prit  la  parole  avec  résolution.  — 
Mon  oncle,  dit-elle,  vous  avez  bien  voulu  recevoir  mon  amie,  je 
vous  en  remercie  pour  elle  et  pour  moi.  Je  pense  que  vous  n'avez 
pas  à  l'interroger  sur  les  événemens  qui  l'ont  amenée  chez  moi,  je 
crois  que  vous  les  connaissez  parfaitement.  Elle  vient  vous  deman- 
der conseil  sur  ce  qui  doit  suivre,  et  conjme  elle  sait  quel  homme 
vous  êtes,  comme  elle  a  pour  vous  le  respect  que  vous  méritez,  et 
en  vous  la  confiance  qui  vous  est  due,  elle  est  résolue,  elle  me  l'a 
promis,  de  suivre  vos  conseils  sans  résister. 

—  Je  n'ai  qu'une  seule  question  à  adresser  à  M"*^  de  Nives,  ré- 
pondis-je,  car  de  sa  réponse  dépendra  mon  opinion  sur  sa  cause. 
Pourquoi,  à  la  veille  du  moment  fixé  pour  sa  liberté  certaine  et  ab- 
solue, a-t-ellecru  devoir  quitter  le  couvent?  Répondez  sans  crainte, 
mademoiselle,  je  sais  que  vous  avez  beaucoup  de  franchise  et  de 
courage,  toutes  les  personnes  qui  sont  ici  sont  maintenant  dans 
votre  confidence;  il  importe  que  j'y  sois  aussi,  et  que  nous  délibé- 
rions tous  sur  ce  qui  est  le  plus  favorable  à  vos  intérêts. 

—  C'est  un  peu  une  confession  publique  que  vous  me  demandez, 
répondit  M^'''  de  Nives,  que  la  présence  de  Jacques  et  d'Henri  pa- 
raissait beaucoup  émouvoir;  mais  je  puis  la  faire  et  je  la  ferai. 

—  Nous  écoutons  respectueusement. 

—  Eh  bien!  monsieur  Chantebel,  j'ai  eu,  pour  fuir  le  couvent 
avant  l'heure  raisonnable,  un  motif  que  vous  aurez  peine  à  croire. 
Mon  ignorance  de  la  vie  réelle  était  si  profonde,  et  ceci  n'est  pas 
ma  faute,  que  je  croyais  devoir  manifester  ma  volonté  avant  d'a- 
voir atteint  l'âge  légal  de  ma  majorité.  J'étais  persuadée  que,  si  je 
laissais  passer  un  jour  au-delà  de  ce  terme,  j'étais  engagée  par  ce 
fait  à  prononcer  des  vœux. 

—  Est-ce  au  couvent  qu'on  vous  avait  dit  ce  mensonge  énorme? 

—  Non,  c'est  ma  nourrice,  la  Gharliette,  que  je  voyais  en  secret, 
qui  prétendait  avoir  consulté  à  Glermont,  et  qui  me  disait  de  me 
méfier  de  la  patience  avec  laquelle  les  religieuses  et  les  confesseurs 
attendaient  ma  décision.  Ils  ne  vous  tourmenteront  pas,  disait-elle, 
ils  vous  surprendront,  et  tout  à  coup  ils  vous  diront  :  L'heure  est 
passée,  nous  vous  tenons  pour  toute  votre  vie. 

—  Et  vous  avez  cru  la  Gharliette  I 

—  J'ai  cru  la  Gharliette,  n'ayant  qu'elle  au  monde  pour  s'inté- 
resser à  moi  et  me  dire  ce  que  je  croyais  être  la  vérité. 

—  Mais  depuis  vous  avez  su  qu'elle  vous  trompait? 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  iNe  me  faites  pas  dire  du  mal  de  cette  femme,  qui  m'a  rendu 
de  grands  services,  des  services  intéressés,  je  le  sais,  mais  dont 
j'ai  profité,  et  dont  je  profite  encore.  Laissons-la  pour  ce  qu'elle 
vaut...  Ceci  ne  mérite  peut-être  pas  de  vous  intéresser. 

—  Pardonnez-moi,  je  dois  savoir  si  je  suis  en  présence  d'une 
personne  conseillée  et  dirigée  par  la  Ghaiiiette  ou  par  les  amis 
qu'elle  a  maintenant  autour  d'elle. 

—  J'ai  honte  d'avoir  à  vous  répondre  que  les  personnes  pré- 
sentes, à  commencer  par  vous,  sont  tout  pour  moi,  et  la  Char- 
liette,  rien! 

—  C'est  fort  aimable,  mais  ne  suffit  pourtant  pas  pour  que  je 
travaille  à  vous  sauver  des  dangers  et  des  difficultés  où  cette  Ghar- 
liette  vous  a  jetée.  Il  faut  me  jurer  que  vous  ne  la  reverrez  pas  et 
n'aurez  aucune  correspondance,  aucune  espèce  de  relation  avec 
elle,  tant  que  vous  demeurerez  chez  ma  nièce.  Vous  auriez  dû  com- 
prendre que  la  présence  d'une  femme  de  cette  espèce  souillait  la 
demeure  d'Emilie  Ormonde. 

C'était,  je  crois,  la  première  fois  que  M"«  de  Nives  entendait  des 
vérités  raisonnables.  Effrayée  et  menacée,  d'une  part,  par  l'esprit 
clérical,  gâtée  et  flagornée,  de  l'autre,  par  sa  nourrice  et  par  l'amour 
aveugle  de  Jacques,  elle  ne  savait  pas  avoir  des  reproches  à  se 
faire.  Elle  rougit  de  confusion,  ce  qui  me  parut  d'un  bon  augure, 
hésita  un  instant  à  répondre,  puis,  par  u.n  mouvement  spontané, 
elle  se  tourna  vers  Miette  et  lui  dit  en  se  jetant  à  ses  genoux  et  en 
l'entourant  de  ses  bras  :  —  Pardonne-moi,  je  n'ai  pas  su  ce  que  je 
faisais!  Pourquoi  ne  me  l'as-tu  pas  dit? 

—  Je  te  l'aurais  dit,  si  tu  m'avais  tout  confié,  répondit  Emilie  en 
l'embrassant  et  en  la  relevant.  Avant  ce  malin,  je  ne  savais  pas 
combien  cette  Charliette  est  coupable  envers  toi  et  méprisable. 

—  Je  ne  la  reverrai  jamais!  s'écria  M""  de  Nives. 

—  Vous  le  jurez?  lui  dis-je. 

—  Je  le  jure  sur  mon  salut  éternel! 

—  Jurez-le  sur  l'honneur!  Le  salut  éternel  n'est  jamais  compro- 
mis tant  qu'il  reste  un  moment  pour  se  repentir.  C'est  une  belle 
pensée  que  d'avoir  fait  Dieu  .plus  grand  que  la  justice  des  hommes; 
mais  ici  nous  traitons  de  faits  purement  humains,  et  nous  n'avons 
à  nous  occuper  que  de  ce  qui  peut  être  utile  ou  nuisible  à  nos  sem- 
blables. 

—  Je  jure  donc  sur  l'honneur  de  ne  jamais  revoir  la  Charliette, 
bien  qu'en  vérité  l'honneur  humain,  comme  on  me  paraît  l'entendre, 
me  semble  une  chose  frivole. 

—  C'est  bien  là  que  le  bât  nous  blesse,  répondis-je.  Voulez-vous 
me  permettre  une  petite  explication  fort  nécessaire? 

—  J'écoute,  répondit  M"*^  de  Nives  en  se  rasseyant. 


LA   TOUR    DE   PERCEMOiNT.  21 

—  Eh  bien  !  mademoiselle,  quand  le  mot  d'honneur  humain  n'a 
pas  de  sens  net  pour  l'esprit,  ce  que  l'on  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de 
se  retirer  du  milieu  social  et  du  commerce  des  humains.  On  vit  alors 
dans  un  sublime  tète-à-tête  avec  l'esprit  divin,  et,  pour  se  dispenser 
de  tout  devoir  envers  les  êtres  de  notre  espèce,  on  a  la  règle  mo- 
nastique, qui  vous  impose  la  solitude  et  le  silence.  Vous  n'en  voulez 
pas,  je  le  sais;  dès  lors  il  vous  faut,  fdle  ou  femme,  consacrée  aux 
œuvres  de  charité  ou  aux  occupations  de  ce  monde,  un  guide  et  un 
maître  qui  vous  fasse  connaître  les  obligations  de  la  vie.  Vous  ne 
ferez  rien  de  bon,  à  vous  toute  seule,  en  dehors  de  la  cellule, 
puisque  vous  dédaignez  de  rien  entendre  à  la  vie  pratique.  Il  vous 
faudra  un  directeur  de  conscience  pour  utiliser  votre  charité  ou  un 
mari  pour  régler  les  bienséances  de  votre  conduite.  Vous  avez 
tantôt  vingt  et  un  ans,  vous  êtes  séduisante,  vous  ne  l'ignorez  pas, 
puisque  vous  vous  servez  de  vos  séductions  pour  réaliser  vos  pro- 
jets au  jour  le  jour.  Vous  n'avez  plus  le  droit,  du  moment  où  vous 
agissez  fortement  sur  l'esprit  des  autres,  de  dire  :  u  Je  ne  sais  pas 
ce  que  je  veux,  je  verrai!  »  Il  faut  voir  et  vouloir  tout  de  suite;  il 
faut  choisir  entre  le  mari  et  le  confesseur,  autrement  il  n'y  a  pas 
moyen  de  vous  prendre  au  sérieux. 

—  Quoi?  s'écria  M"®  de  iNives,  qui  s'était  levée,  bouleversée  de 
ma  rudesse;  qu'est-ce  que  vous  me  dites  là,  monsieur  Ghantebel? 
qu'est-ce  que  vous  exigez  de  moi? 

—  Rien  que  le  libre  exercice  de  votre  volonté. 

—  Mais  justement!.,  ma  volonté,  je  ne  la  connais  pas.  J'attends 
que  Dieu  m'inspire. 

—  Est-ce  Dieu  qui  vous  a  inspirée  jusqu'ici?  Est-ce  lui  qui  vous 
a  commandé  de  vous  faire  enlever  par  Jacques  Ormonde? 

—  Mon  oncle,  s'écria  Jacques,  vous  m'avez  arraché  mon  secret, 
vous  l'aviez  surpris,  j'ai  cru  qu'il  vous  serait  sacré,  et  voilà  que 
vous  me  mettez  au  supplice!  Permettez-moi  de  me  retirer,  j'étouffe 
ici,  j'y  souffre  le  martyre! 

—  Je  ne  vous  accuse  pas,  Jacques,  dit  M""  de  Nives,  je  comptais 
dire  à  votre  oncle  tout  ce  qu'il  savait  déjà. 

—  D'autant  plus,  repris-je,  que  vous  l'avez  confié  à  mon  fils 
avec  permission  de  ne  me  rien  cacher. 

Jacques  devint  pâle  en  regardant  Henri,  qui  sut  rester  impas- 
sible. Alors  il  regarda  Marie,  qui  baissa  les  yeux  avec  confusion, 
puis  les  releva  aussitôt  et  lui  dit  avec  une  simplicité  naïve  :  —  C'est 
vrai,  Jacques,  j'ai  tout  dit  à  votre  cousin,  j'avais  besoin  de  lui 
pour  accomplir  une  entreprise  où  vous  eussiez  refusé  de  m'aider. 

—  Vous  n'en  savez  rien ,  répondit  Jacques.  Certes  mon  cousin 
mérite  toute  votre  confiance;  mais  je  vous  avais  donné  assez  de 
preuves  de  mon  dévoûment  pour  y  avoir  çlroit  aussi. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  oublies,  Jacques,  lui  dis-je,  que  quand  M"*  de  Nives  a  be- 
soin des  gens,  comme  elle  le  dit  elle-même,  elle  va  droit  à  son  but 
sans  s'inquiéter  des  autres.  Elle  eût  pu,  sans  doute,  prendre  ton 
bras  pour  venir  regarder  Léonie  à  travers  la  grille  du  parc,  ou  en- 
core s'adresser  à  Henri,  toi  présent,  et  lui  faire  dans  ce  donjon  des 
visites  romanesques  dont  tu  aurais  constaté  par  toi-même  l'indubi- 
table innocence;  mais  tout  ceci  efit  moins  bien  réussi.  Henri  se  fût 
méfié  d'une  personne  présentée  par  toi,  compromise  par  consé- 
quent. Il  eût  raisonné  et  discuté,  comme  je  discute  en  ce  moment. 
Il  était  bien  plus  sûr  de  le  surprendre,  de  lui  donner  un  rendez- 
vous  mystérieux,  de  se  livrer  à  lui  comme  une  colombe  sacrée  dont 
la  pureté  sanctifie  tout  ce  qu'elle  touche,  enfin  de  lui  ouvrir  son 
cœur,  libre  de  toute  attache  et  de  tout  égard  envers  toi.  L'expé- 
rience a  prouvé  que  M"^  de  iNives  n'est  pas  si  étrangère  que  l'on 
croit  aux  agissemens  de  la  vie  réelle,  et  que,  si  elle  ignore  les 
souffrances  qu'elle  peut  causer,  elle  devine  et  apprécie  la  manière 
de  s'en  servir. 

—  Henri!  s'écria  M"^  de  INives,  pâle  et  les  dents  serrées,  parta- 
gez-vous l'opinion  cruelle  que  votre  père  a  de  moi? 

La  figure  d'Henri  fut  un  moment  contractée  par  un  rictus  d'an- 
goisse et  de  pitié;  puis  tout  à  coup,  prenant  le  dessus  avec  l'hé- 
roïsme de  la  bonne  conscience,  il  répondit:  — Mon  père  est  sévère, 
mademoiselle  Marie;  mais  en  somme  il  ne  vous  dit  rien  que  je  ne 
vous  aie  dit  à  vous-même,  ici,  hier  soir,  et  seul  avec  vous. 

M^'^  de  Nives  se  tourna  alors  vers  Jacques,  comme  pour  lui  de- 
mander aide  et  protection  dans  sa  détresse.  Elle  vit  qu'il  pleurait 
et  fit  un  pas  vers  lui.  Jacques  en  fit  deux,  et,  emporté  par  son  bon 
naturel  autant  que  par  son  manque  de  savoir-vivre,  il  l'entoura  de 
ses  bras  et  la  serra  sur  son  cœur  en  disant:  — Oh  !  moi,  tout  cela 
n'est  pas  ma  faute!  Si  vous  êtes  coupable  envers  moi,  je  n'en  sais 
plus  rien  du  moment  que  vous  souffrez  !  Voulez-vous  mon  sang, 
voulez-vous  mon  honneur,  voulez-vous  ma  vie?  Tout  cela  est  à 
vous,  et  je  ne  vous  demande  rien  en  échange,  vous  le  savez  bien. 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie  et  grâce  à  la  rudesse  de  mes  atta- 
ques, Jacques,  frappé  au  cœur,  avait  trouvé  la  véritable  éloquence. 
L'expression  du  visage,  l'accent,  le  geste,  tout  était  sincère,  par 
conséquent  sérieux  et  fort.  Ce  fut  une  révélation  pour  nous  tous  et 
surtout  pour  M"^  de  Nives,  qui  ne  l'avait  encore  jamais  pénétré. 
Elle  sentit  ses  torts  et  lut  dans  sa  propre  conscience.  Elle  fit  le 
mouvement  d'une  personne  que  le  vertige  a  saisie  au  bord  d'un 
précipice,  et  qui  se  rejette  en  arrière;  mais  elle  se  rapprocha  in- 
stinctivement de  ce  cœur  dont  elle  avait  senti  pour  la  première  fois 
le  robuste  battement  près  du  sien,  et  de  là,  s'adressant  à  Emilie  : 
—  C'est  toi  qui  devrais  me  faire  les  plus  durs  reproches,  lui  dit- 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  23 

elle,  car  j'ai  été,  à  ce  qu'il  paraît,  ingrate  envers  ton  frère  et  co- 
quette avec  ton  cousin!  Comme  de  coutume,  tu  ne  dis  rien,  et  tu 
souffres  sans  te  plaindre.  Eh  bien  !  je  te  jure  que  je  réparerai  tout, 
et  que  je  serai  digne  de  ton  amitié  ! 

—  Dieu  vous  entende!  mademoiselle,  lui  dis-je  en  lui  tendant  la 
main.  Pardonnez-moi  de  vous  avoir  fait  souffrir.  Je  crois  avoir  dé- 
gagé la  vérité  du  labyrinthe  où  vous  avait  poussée  la  Gharliette.  Vous 
réfléchirez,  j'y  compte,  et  vous  ne  vous  exposerez  plus  à  des  aven- 
tures dont  les  conséquences  pourraient  touraer  contre  vous.  Parlons 
affaires  maintenant.,  et  voyons  comment  vous  pourrez  être  réintégrée 
dans  vos  droits  sans  éclats  et  sans  déchiremens.  Sachez  que  je  n'ai 
accepté  la  confiance  de  votre  belle-mère  qu'à  la  condition  de  me 
poser  en  conciliateur.  Je  ne  m'intéresse  point  à  elle  personnelle- 
ment; mais  elle  a  fait  une  chose  habile  :  elle  sait  que  j'adore  les 
enfans,  qu'en  toute  cause  où  ces  pauvres  innocens  sont  mêlés,  c'est 
leur  intérêt  que  je  plaide,  et,  bon  gré  mal  gré,  elle  m'a  confié  sa 
fille.  Elle  est  là,  belle  et  bonne,  la  pauvre  Ninie,  et,  autant  que  je 
puis  croire,  médiocrement  heureuse.  Son  sort  sera  pire  avec  une 
mère  aigrie  par  la  pauvreté. 

—  IN 'en  dites  pas  davantage,  monsieur  Chantebel!  s'écria  M"''  de 
Nives.  Réglez  vous-même,  et  sans  me  consulter,  les  sacrifices  que  je 
dois  faire,  puis  vous  me  donnerez  une  plume,  et  je  signerai  sans  lire. 
Vous  connaissez  ma  fortune,  et  je  ne  la  connais  pas.  Arrangez  tout 
pour  que  Ninie  soit  aussi  riche  que  moi  :  c'est  pour  vous  dire  cela 
que  j'ai  voulu  vous  voir! 

En  parlant  ainsi,  la  généreuse  fille  se  tourna  vers  la  fenêire 
comme  pour  envoyer  un  baiser  à  sa  sœur;  iiiais,  ne  la  voyant  plus, 
elle  l'appela  et  ne  reçut  pas  de  réponse.  —  Mon  Dieu  !  dit-elle  en 
courant  vers  la  porte,  où  peut-elle  être?  je  ne  la  vois  plus! 

Au  même  instant,  la  porte  s'ouvrit  impétueusement,  et  Ninie  s'é- 
lança dans  les  bras  de  M"*  de  Nives  en  s'écriant  d'une  voix  étran- 
glée par  la  peur  :  —  Cachez-moi,  cachez-moi!  maman  î  Elle  vient, 
elle  court,  elle  monte,  elle  vient  pour  me  chercher  et  pour  me 
battre.  Ne  me  rendez  pas  à  maman,  cachez-moi!  —  Et,  prompte 
comme  une  souris,  elle  se  fourra  sous  la  grande  table  que  recou- 
vrait jusqu'à  terre  un  épais  tapis. 

XIV. 

Il  n'était  que  temps.  M""*  de  Nives,  pâle  et  fiévreuse,  entrait  à 
son  tour,  absolument  comme  chez  elle,  sans  frapper  et  sans  s'an- 
noncer. Marie  s'était  tournée  vers  la  fenêtre,  ne  laissant  voir  que 
son  fichu  noir  et  blanc,  son  chignon  blond  coquettement  frisotté  et 


24  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

son  chapeau  de  paille  retroussé  par  derrière.  Miette,  sans  être  ha- 
billée en  paysanne,  avait  gardé  l'habitude  de  porter  ce  gentil  cha- 
peau auvergnat  qui  s'est  fondu  avec  les  modes  nouvelles  de  ma- 
nière à  paraître  élégant  sans  cesser  d'être  original.  —  Pardon, 
monsieur  Chantebel,  dit  M"^  de  Nives,  qui  au  premier  abord  prit 
ou  feignit  de  prendre  ces  deux  demoiselles  pour  des  paysannes, 
vous  êtes  ici  en  consultation;  je  ne  savais  pas.  Pardon  mille  fois!  Je 
cherchais  ma  fille,  je  la  croyais  ici.  On  m'avait  dit  chez  vous  que 
vous  l'aviez  emmenée  de  ce  côté.  Dites-moi  où  elle  est  pour  que  je 
l'embrasse.  J'irai  attendre  dans  votre  jardin  que  vous  ayez  le  loisir 
de  m'entendre  à  mon  tour. 

Pendant  que  la  comtesse  parlait,  j'avais  jeté  les  yeux  sur  les 
derrières  du  donjon,  que  l'on  voyait  par  une  fenêtre  opposée  à  celle 
qu'occupait  M"''  de  Nives,  et  j'avais  aperçu  la  Charliette  épiant  et 
attendant  dans  la  partie  ruinée  et  abandonnée  du  manoir.  Dès  lors 
M"""  de  Nives  me  paraissait  parfaitement  renseignée,  et  je  répugnais 
à  une  feinte  inutile. 

—  Vous  ne  me  dérangez  pas,  madame  la  comtesse,  lui  dis-je. 
Je  suis  ici  en  famille.  S'il  y  a  consultation,  vous  ne  serez  pas  de 
trop.  —  Et  lui  avançant  un  fauteuil,  j'ajoutai  :  —  M""  Ninie  est  ici; 
mais  elle  était  en  train  de  jouer  à  cache-cache,  et  elle  ne  vous  voit 
pas.  — Allons,  mademoiselle,  continuai-je  en  relevant  le  tapis, 
c'est  votre  maman,  courez  donc  l'embrasser! 

Ninie  obéit  avec  une  répugnance  visible.  Sa  mère  l'empoigna 
plutôt  qu'elle  ne  la  prit  et  l'assit  sur  ses  genoux  en  lui  disant  d'un 
ton  sec  :  — Eli  bien!  quoi?  êtes-vous  folle?  ne  me  reconnaissez-vous 
pas? 

Pendant  que  Ninie  embrassait  sa  mère  avec  plus  de  crainte  que 
d'amour,  M"*^  de  Nives,  avide  de  savoir  si  l'enfant  était  une  victime 
comme  on  le  lui  avait  dit,  s'était  retournée  pour  observer  ce  baiser 
glacial.  Les  yeux  clairs  et  froids  de  la  comtesse  s'attachèrent  sur 
les  siens,  et  je  la  vis  tressaillir  comme  à  l'aspect  d'une  vipère.  Sans 
doute  elle  n'eût  pas  reconnu  sa  belle-fille  tout  de  suite  et  sous  ce 
déguisement,  si  elle  n'eût  pas  été  avertie.  Elle  l'était,  car  elle  ne  la 
confondit  pas  un  instant  avec  Miette,  et  un  sourire  féroce  contracta 
ses  lèvres. 

—  Vous  prétendez,  monsieur  l'avocat,  me  dit-elle  d'une  voix 
haute  et  claire,  que  je  ne  serai  pas  de  trop  dans  la  consultation  que 
j'ai  interrompue.  Autant  que  je  puis  croire,  il  s'agit  d'un  mariage 
entre  deux  demoiselles  et  deux  messieurs.  11  y  en  a  une  que  je  con- 
nais; lequel  des  prétendus  est  le  sien? 

—  Le  voici  !  répondit  sans  hésitation  M""  de  Nives  en  montrant 
mon  neveu.  C'est  M.  Jacques  Ormonde.  Dans  quinze  jours,  les  bans 
seront  publiés,  et,  bien  qu'à  cette  époque  votre  consentement  ne 


LA    TOUR    DE   PERCEMONT.  25 

me  soit  plus  nécessaire,  j'espère,  madame,  que  par  bienséance 
vous  daignerez  approuver  mon  ciioix. 

—  Il  le  faudra  hien,  répondit  la  comtesse,  puisque  c'est  ce  mon- 
sieur qui,  à  ce  qu'il  paraît,  vous  a  enlevée. 

—  Ce  monsieur,  répondit  Jacques,  à  qui  la  joie  donnait  de  l'a- 
plomb, se  permettra  de  faire  observer  à  madame  la  comtesse  que 
M"^  INinie  est  de  trop  ici,  et  qu'elle  s'amuserait  mieux  dans  le 
préau. 

—  Avec  la  Charliette,  qui  rôde  toujours  par  là?  lui  dis-je  en  éle- 
vant la  voix;  non,  conduis  l'enfant  à  sa  bonne,  qui  l'attend  dans  les 
vignes,  et  tu  reviendras  ici.  Si  ta  future  doit  faire  quelques  conces- 
sions, nous  avons  besoin  de  ton  agrément. 

—  Elle  peut  faire  toutes  les  concessions  qu'elle  voudra,  répondit 
Jacques  en  prenant  .Ninie,  qui  le  suivit  avec  une  confiance  instinc- 
tive; elle  vous  a  donné  carte  blanche,  je  vous  la  donne  aussi,  mon 
oncle!  ~  et  il  emmena  l'enfant,  suivi  du  regard  par  la  comtesse, 
qui  songeait  beaucoup  moins  à  sa  fille  qu'à  examiner  les  traits  et 
la  tournure  de  Jacques  avec  une  curiosité  hautaine  et  railleuse. 

—  C'est  donc  là,  dit-elle  aussitôt  qu'il  fut  sorti,  l'objet  de  la 
grande  passion  de  M"'=  de  Nives? 

—  Ce  jeune  homme  est  mon  neveu,  répondis-je,  le  fils  de  ma 
sœur  chérie,  un  être  excellent  et  un  très  galant  homme. 

~  Ou  un  homme  très  galant?  Monsieur  Ghantebel,  vous  êtes  in- 
dulgent, on  le  sait,  pour  les  membres  de  votre  famille!  Je  vois  que 
vous  passez  condamnation  sur  le  fait  de  l'enlèvement.  Ce  fait-là 
pourtant  ne  sera  pas  approuvé  par  tout  le  monde. 

—  Ce  fait- là  restera  ignoré,  car  personne  ici  ne  le  divulguera 
par  égard  pour  M"^  de  Nives  et  pour  vous. 

—  Pour  moi?  par  exemple! 

Je  fis  un  geste  pour  écarter  les  autres  témoins,  et  m'approchant 
tout  près  d'elle,  je  lui  dis  tout  bas  :  —  Pour  vous,  madame,  qui 
étiez  d'accord  avec  la  Charliette  pour  amener  ce  scandale  et  désho- 
norer M"*  de  Nives! 

Elle  devint  pâle  comme  si  elle  allait  s'évanouir,  mais,  luttant  en- 
core, elle  me  répondit  à  voix  basse  :  —  C'est  un  affreux  mensonge 
de  cette  femme,  et  que  vous  ne  prouverez  jamais! 

—  "Voulez-vous  que  je  la  fasse  monter?  elle  est  encore  là! 

—  Pourquoi  la  faire  monter?  reprit-elle  d'un  air  égaré. 

—  Vous  la  sommerez  devant  nous  tous  de  dire  la  vérité.  La  ré- 
compense que  vous  lui  avez  promise  sera  à  ce  prix,  et  au  besoin 
nous  ferons  ici  une  collecte  qui  lui  déliera  la  langue.  Elle  produira 
vos  lettres. 

La  comtesse  murmura  faiblement  ces  mots  :  —  Ne  faites  pas  cela  ! 
Je  suis  dans  vos  mains,  épargnez-moi!  —  Puis  elle  s'affaissa  sur 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

son  fauteuil  et  eut  une  véritable  syncope.  J'avais  deviné  juste.  La 
force  des  vraisemblances  m'avait  conduit  à  la  vérité.  J'ai  su  plus 
tard  les  détails.  La  Gharliette  avait  naturellement  rançonné,  ex- 
ploité, trompé  et  trahi  tour  à  tour  tout  le  monde. 

Ma  nièce  et  M"''  de  Nives  étaient  venues  au  secours  de  M""^  de 
INives  avec  empressement.  Elle  reprit  ses  sens  très  vite  et  voulut 
renouer  la  conversation.  Je  la  priai  de  ne  pas  se  fatiguer  inutilement. 
—  Nous  pouvons,  lui  dis-je,  reprendre  la  conférence  plus  tard,  ce 
soir  ou  demain. 

—  Non,  non,  dit-elle,  tout  de  suite!  d'autant  plus  que  je  n'ai 
rien  à  dire.  Je  n'ai  qu'à  attendre  les  propositions  que  l'on  croira 
devoir  me  faire  à  la  veille  d'une  liquidation  générale  de  nos  in- 
térêts. 

—  Il  n'y  a  plus  de  proposition,  répondis-je.  Vous  avez  pensé  que 
M''''  de  Nives,  s'étant  laissé  entraîner  à  de  graves  imprudences,  au- 
rait besoin  de  votre  silence  et  d'un  généreux  pardon  de  votre  part. 
Les  choses  ont  changé  de  face,  vous  venez  de  le  comprendre.  Le  si- 
lence est  dans  l'intérêt  commun,  et  le  pardon  n'est  plus  qu'une  af- 
faire de  convenances,  disons  mieux,  de  charité  chrétienne.  M"''  de 
Nives  est  maîtresse  absolue  d'une  fortune  considérable,  j'en  ai 
maintenant  le  chiffre,  je  me  le  suis  procuré  en  votre  absence.  Elle 
a  le  droit  de  vous  demander  des  comptes  de  tutelle  qui  monteront, 
ainsi  que  je  l'avais  prévu  et  calculé,  à  environ  deux  cent  quarante 
mille  francs;  mais  elle  ne  veut  pas  que  sa  sœur  soit  élevée  dans  la 
gêne  et  les  privations.  Elle  vous  donnera  purement  et  simplement 
quittance  de  toutes  les  sommes  dépensées  ou  économisées  par  vous 
pendant  sa  muiorité  :  c'est  donc  à  vous,  madame  la  comtesse,  de 
lui  adresser,  je  ne  dirai  pas  des  remercîmens,  mais  de  lui  témoi- 
gner au  moins  la  satisfaction  qu'une  mère  doit  éprouver  en  pareille 
circonstance. 

M'"''  de  Nives  avait  cru  pouvoir  tirer  meilleur  parti  de  ses  machi- 
nations indignes.  Elle  était  là,  matée,  écrasée  par  moi.  Elle  essaya 
de  parler,  ne  put  trouver  un  mot  et  fit  à  M"*  Marie  une  espèce  de 
sourire  grimaçant  avec  une  inflexion  saccadée  de  la  tête;  elle  re- 
trouva cependant  assez  de  force  pour  dire  que  Léonie  serait  en- 
core bien  pauvre,  vu  que  les  économies  qu'on  pouvait  faire  dans  le 
grand  et  dispendieux  château  de  Nives  étaient  une  supposition 
toute  gratuite  de  ma  part. 

—  Je  n'en  sais  rien,  moi,  répondit  M""  de  Nives  en  se  levant. 
Monsieur  Ghantebel  aurait-il  la  bonté  de  me  dire  approximative- 
ment à  combien  s'élèvera  le  chiffre  de  mes  revenus? 

—  Si  vous  vendez  la  terre  de  Nives,  mademoiselle,  vous  aurez 
environ  cinquante  mille  livres  de  rente.  En  la  conservant,  vous  en 
aurez  trente. 


LA    TOUR   DE    PERCEMONT.  27 

—  Et  maintenant,  reprit -elle,  voulez -vous  bien  demander  à 
M™«  de  Nives  combien  de  re'ntes  il  lui  faut,  à  elle,  pour  vivre  dans 
l'aisance  et  la  sécurité? 

—  Je  ne  connaîtrai  plus  jamais  ces  deux  biens-là,  dit  la  com- 
tesse; il  me  faudrait  pour  élever  ma  fille,  sans  qu'elle  eût  à  souf- 
frir de  ce  changement  de  situation,  au  moins  quinze  mille  francs 
par  an. 

—  Ce  qui ,  avec  vos  petites  économies ,  dont  je  sais  aussi  le 
chiffre,  vous  constituerait  une  existence  égale  à  celle  que  vous 
avez  menée  depuis  votre  mariage.  M"*  de  Nives  appréciera  si  votre 
affection  pour  elle  mérite  un  pareil  sacrifice. 

—  Je  le  ferai,  s'écria  précipitamment  Marie.  —  Et,  avisant  Jac- 
ques ,  qui  rentrait ,  elle  lui  prit  la  main  en  ajoutant  :  —  Nous  le 
ferons,  ce  sacrifice;  mais  à  une  condition,  sans  laquelle  je  m'en 
tiendrai  à  ce  que  M.  Chantebel  a  formulé  :  la  quittance  pure  et 
simple. 

—  Quelle  est  donc  cette  condition?  dit  M™^  de  Nives,  dont  les 
yeux  d'acier  brillèrent  d'un  éclat  métallique. 

—  Vous  me  donnerez  ma  sœur,  et  vous  me  céderez  tous  vos  droits 
sur  elle.  A  ce  prix,  vous  serez  riche,  vous  vivrez  où  vous  voudrez, 
excepté  à  Nives,  où  je  compte  m'établir.  Vous  verrez  Léonie,  mais 
elle  sera  à  moi,  à  moi  seule  !  Jacques!  vous  y  consentez? 

—  Avec  joie  !  répondit-il  sans  hésiter. 

M'"''  de  Nives  ne  me  parut  pas  foudroyée,  comme  son  rôle  l'eût 
comporté.  L'ilée  n'était  pas  neuve  pour  elle,  Marie  l'avait  commu- 
niquée à  la  Charliette,  et  la  comtesse  avait  pu  y  réfléchir.  Elle  fei- 
gnit pourtant  un  nouvel  évanouissement,  plus  profond  et  moins 
réel  que  le  premier.  Marie  et  Miette  s'en  émurent.  —  Tout  cela  est 
trop  cruel,  prétendait  ma  nièce;  cette  dame  est  malade,  et  ne  peut 
pas  supporter  de  pareilles  émotions.  Qu'elle  soit  méchante,  c'est 
possible;  mais  elle  ne  peut  pas  être  indifférente  pour  sa  fille,  et  on 
lui  en  demande  trop  ! 

—  Laissez-moi  seul  avec  elle,  leur  dis-je,  et  ne  vous  inquiétez 
de  rien.  Allez  m'attendre  à  la  maison,  et,  si  M'"^  Chantebel  est  ren- 
trée, dites-lui  de  faire  préparer  un  bon  dîner  pour  nous  remettre 
tous  de  nos  émotions. 

Quand  ils  furent  partis,  M'"''  de  Nives  ne  me  fit  pas  attendre  long- 
temps la  reprise  de  possession  de  ses  facultés.  Elle  versa  quelques 
larmes  pour  rentrer  en  madère  en  s'écriant  que  c'était  horrible,  et 
que  M"^  de  Nives  se  vengeait  d'une  manière  atroce. 

—  M"''  de  Nives  ne  se  venge  pas,  répondis-je.  Elle  est  réelle- 
ment d'une  douceur  et  d'une  mansuétude  remarquables.  Elle  ne 
vous  a  pas  adressé  une  parole  amère  dans  une  circonstance  où  tout 
le  mal  que  vous  lui  avez  fait  devait  soulever  son  cœur  contre  vous. 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  a  pris  réellement  Léonie  en  passion,  et  je  crois  que  l'enfant  y 
répond  autant  qu'il  est  en  elle. 

—  Il  est  certain  que  ma  fille  aime  tout  le  monde,  excepté  sa 
mère  !  C'est  un  naturel  terrible.  On  l'a  de  trop  bonne  heure  indis- 
posée contre  moi. 

—  Je  le  sais,  et  c'est  un  grand  mal  ;  mais  il  y  a  de  votre  faute, 
vous  n'avez  pas  su  vous  faire  aimer  d'elle  et  respecter  par  vos  gens. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  me  conseiller  pourtant  de  l'abandonner  à 
une  folle  qui  prend  fantaisie  de  tout,  et  qui  ne  s'en  souciera  bien- 
tôt plus? 

—  Si  elle  ne  s'en  soucie  plus,  elle  vous  la  rendra;  mais  alors 
adieu  les  quinze  mille  livres  de  rente!  Faites  donc  des  vœux  pour 
que  les  deux  sœurs  fassent  bon  ménage  ! 

M'"^  de  Nives  trouvait  l'argument  très  juste,  je  le  voyais  bien; 
mais  elle  se  débattit  encore  pour  la  forme. 

—  Vous  croyez  donc  réellement,  reprit-elle,  que  M"*  de  Nives  est 
capable  d'élever  convenablement  une  jeune  fille? 

—  Si  vous  m'eussiez  fait  cette  question  hier,  je  vous  aurais  dit  : 
Non,  je  ne  le  crois  pas.  Je  ne  l'avais  pas  encore  vue  à  l'œuvre; 
tandis  qu'aujourd'hui,  ici,  devant  vous  ,  je  l'ai  prise  en  grande  es- 
time. Cette  générosité  enfantine  a  un  côté  sublime  qui  l'emporte 
sur  les  peccadilles  d'une  imagination  surexcitée.  Je  venais  de  la 
gronder  fort  quand  vous  êtes  entrée;  elle  m'en  a  puni  en  se  mon- 
trant admirable  de  repentir  et  de  sincérité.  Je  suis  tout  à  elle  main- 
tenant, ce  qui  ne  m'empêchera  de  vous  servir  encore  en  veillant  à 
ce  que  votre  rente  constitue  un  engagement  sérieux  et  inviolable. 

—  Ah!  oui,  voilà  ce  qu'il  faut  surtout!  s'écria  involontairement 
la  comtesse;  il  faut  que  ce  ne  soit  pas  un  leurre,  cette  pension  ! 

—  Il  faut  aussi,  repris-je,  que  ce  ne  soit  pas  un  chantage,  il 
faut  que  la  pension  cesse  le  jour  où  vous  feriez  valoir  vos  droits  sur 
Léonie. 

—  C'est  entendu,  dit  la  comtesse  avec  humeur;  mais  si  M""  Ma- 
rie, qui  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  l'argent,  vient  à  se  ruiner!  Je 
veux  une  hypothèque  sur  la  terre  de  Nives. 

—  On  vous  la  donnera,  mais  ne  craignez  pas  qu'elle  se  ruine; 
du  moment  qu'elle  épouse  Jacques  Ormonde,  elle  s'enrichira  au 
contraire. 

—  Et  ce  fameux  Jacques  Ormonde  qu'on  dit  être  un  beau  vain- 
queur rendra  sa  femme,  par  conséquent  ma  fille,  heureuses? 

—  Ce  beau  vainqueur  est  un  cœur  d'élite  et  un  naïf  de  la  plus 
belle  eau. 

—  Et,  en  attendant  le  mariage,  quç  vais-je  faire  de  ma  fille,  qui 
ne  songe  qu'à  me  fuir,  et  dont  il  faut  que  je  me  déshabitue  pour 
avoir  le  courage  de  la  quitter? 


LA    TOUR    DE   PERCEMONT.  29 

—  Vous  irez  à  Nives  pour  faire  vos  préparatifs  de  départ.  Ninie 
restera  chez  moi  avec  M"*'  Marie,  qui,  étant  fiancée  à  Jacques,  doit 
rester  désormais  sous  la  garde  de  son  futur  oncle. 

—  Mais  votre  fils!..  Votre  fils  vient  d'avoir  aussi,  je  le  sais,  une 
intrigue  avec  elle  ! 

—  C'est  un  mensonge  de  la  Charliette.  Mon  fils  est  un  honnête 
homme  et  un  homme  sérieux.  Il  est  possible  que  la  Charliette  eût 
souhaité  l'exploiter  aussi;  mais  il  est  plus  malin  que  Jacques.  Pour- 
tant, comme  il  ne  faut  pas  donner  prise  à  la  médisance,  mon  fils 
ira  passer  la  fin  de  ses  vacances  avec  son  cousin  à  Champgousse, 
et  on  ne  se  réunira  ici  qu'à  la  veille  du  mariage.  INous  signerons  ce 
jour-là  les  actes  qui  vous  concernent  en  même  temps  que  le  con- 
trat, et  en  attendant,  comme  vous  voici  tout  à  fait  calme,  vous  allez 
venir  dîner  chez  nous  avec  ma  famille  et  la  vôtre. 

—  Impossible!  je  ne  peux  pas  revoir  tout  ce  monde,  Ninie  sur- 
tout! Cette  enfant,  qui  me  quitte  avec  joie,  fait  mon  supplice! 

—  C'est  un  supplice  mérité,  madame  de  Nives  !  Vous  avez  voulu 
perdre,  ruiner  et  avilir  la  fille  de  votre  mari,  vous  vouliez  qu'elle 
fût  religieuse  ou  déshonorée,  c'était  trop,  vous  avez  lassé  la  pa- 
tience de  Dieu!  N'abusez  pas  de  celle  des  hommes,  et  faites  tout 
pour  qu'ils  ignorent  les  secrets  desseins  de  votre  âme  coupable. 
Offrez  votre  fille  en  réparation  de  vos  cruautés ,  et  acceptez  en  re- 
tour les  biens  de  la  terre  pour  lesquels  vous  avez  travaillé  avec  tant 
de  persévérance  et  si  peu  de  scrupule.  Il  vous  faut  dîner  chez  moi, 
parce  que  vous  avez  dit  à  ma  femme  tout  le  mal  possible  de 
M"*  Marie.  Je  ne  vous  demande  pas  de  vous  confesser  à  elle  et  de 
vous  rétracter;  mais  nous  lui  dirons  que  vous  vous  êtes  réconciliée 
avec  votre  belle-fille,  et  que  par  mes  soins  un  arrangement  a  été 
conclu  qui  satisfait  tout  le  monde. 

XV. 

M""*  de  Nives  céda,  prit  mon  bras,  et  nous  descendîmes  vers  ma 
maison.  Comme  nous  sortions  du  bois  de  pins,  j'aperçus  encore  la 
Charliette,  qui  nous  espionnait,  très  inquiète  pour  elle-même  du 
résultat  de  nos  pourparlers. 

—  Il  faut  en  finir  avec  cette  coquine,  dis-je  à  la  comtesse. 

—  Non,  non!  répondit-elle  eftrayée,  je  ne  veux  plus  la  voir. 

—  Pour  cela,  il  faut  la  payer.  —  Et,  me  tournant  vers  la  Char- 
liette, je  lui  fis  signe  de  venir  à  nous. 

Elle  ne  se  fit  pas  prier  pour  accourir.  —  Le  moment  de  régler 
vos  comptes  est  venu,  lui  dis-je;  nous  sommes  tous  d'accord  à  pré- 
sent pour  vous  défendre  d'importuner  aucun  de  nous.  M.  Jacques 
Ormondevous  a  versé  trois  mille  francs,  c'est  plus  qu'il  ne  fallait.  Il 


30  nEvtns  i>es  deux  mondes. 

n'a  plus  besoin  de  vous.  M"""  de  Nives  vous  donne  également  trois 
mitle  francs.  Combien  vous  en  a  promis  M™^  la  comtesse  de  Nives 
ici  présente? 

—  Dix  mille,  répondit  effrontément  la  Gharliette. 

—  Cinq  mille  seulement,  reprit  la  comtesse  hérissée  d'indi- 
gnation. 

—  Vous  viendrez  chez  moi,  repris-je,  le  jour  de  la  majorité  de 
M'**  de  Nives,  toucher  la  somme  de  huit  mille  francs,  après  quoi 
voïis  n'aurez  plus  rien  à  espérer  de  personne. 

—  C'est  peu  pour  tant  d'ouvrage,  répondit  la  Gharliette.  Si  je 
disais  tout  ce  que  je  sais!.. 

—  Vous  pouvez  le  dire,  s'il  vous  plaît  d'être  chassée  de  partout 
comme  une  intrigante  et  entremetteuse.  Si  vous  parlez  de  nous, 
nous  parlerons  de  vous  aussi;  prenez  garde! 

La  Gharliette  s'enfuit  effrayée,  et,  durant  les  dix  minutes  de  des- 
cente qui  nous  conduisirent  à  mon  logis,  je  vis  M'"'-'  de  Nives  se 
rasséréner  rapidement.  Cette  femme,  dont  l'avarice  était  le  seul 
mobile  et  la  seule  passion,  me  faisait  horreur.  Je  n'en  fus  pas 
moins  fort  poli,  respectueux  et  attentionné  pour  elle.  Je  lui  avais 
dit  son  fait,  j'avais  gagné  la  bonne  cause,  je  n'avais  plus  de  bile  à 
exhaler,  et  j'étais  content  de  moi-même.  Je  la  conduisis  à  une 
chambre  où  elle  désirait  se  reposer  quelques  instans. 

M'"^  Ghantebel  n'était  pas  rentrée;  Miette  s'était  courageusement 
mise  à  l'œuvre  pour  nous  faire  dîner.  Elle  était  un  cordon  hleu, 
connaissait  mes  goûts,  et  était  adorée  de  mes  servantes.  Je  vis 
avec  plaisir  que  nous  dînerions  bien,  qu'aucun  plat  ne  serait  man- 
qué, ma  femme  n'étant  pas  là  pour  exciter  les  nerfs  de  sa  cuisi- 
nière par  trop  d'ardeur. 

Ce  qui  me  fit  plus  de  plaisir  encore,  ce  fut  de  voir  Henri  sou- 
riant près  de  Miette  et  l'aidant  avec  gaîté;  il  avait  ôté  son  habit  et 
s'était  drapé  d'un  tablier  blanc.  Cela  était  si  contraire  à  ses  goûts 
et  à  ses  habitudes  de  tenue  sérieuse  que  je  ne  pus  lui  dissimuler 
ma  surprise.  —  Que  veux-tu?  me  dit-il,  il  y  a  ici  des  héroïnes  de 
drame  et  de  roman  qui  seraient  fort  embarrassées  de  nous  faire 
seulement  une  omelette.  Emilie,  qui  est  cependant  pour  moi  la 
seule  et  la  vraie  héroïne  du  jour  et  qui  ne  cherche  à  fixer  l'atten- 
tion de  personne,  se  consacre  à  notre  service  comme  si  elle  n'était 
bonne  qu'à  cela.  Il  est  juste  que  je  tâche  de  lui  épargner  de  la 
peine  ou  tout  au  moins  que  je  la  fasse  rire  par  mes  gaucheries. 

Et,  comme  Miette  s'éloignait  pour  veiller  à  la  pâtisserie  :  — Vois, 
me  dit-il,  comme  elle  est  adroite  et  alerte  !  Avec  sa  robe  de  soie  et 
ses  fichus  garnis,  elle  ne  prend  aucune  précaution,  et  pourtant  elle 
ne  se  fera  pas  une  tache.  Elle  est  là  dans  son  élément,  l'intérieur, 
la  vie  de  campagne  et  de  famille. 


LA    TOUR   DE   PERCEMONT.  31 

—  Il  faut  l'y  laisser,  répondis-je  avec  une  intention  malicieuse. 
Il  n'y  a  pas  là  dedans  assez  de  poésie  pour  un  jeune  homme  de  ton 
époque. 

—  Pardon,  mon  père  ;  je  trouve  qu'il  y  en  a,  moi  !  La  poésie  est 
partout  pour  qui  sait  la  voir.  Il  y  en  avait  jadis  à  Vignolette,  quand, 
au  beau  milieu  de  sa  grande  cuisine  noire,  où  reluisaient  les  gros 
ventres  des  vases  de  cuivre,  je  regardais  Miette  pétrissant  dans  ses 
jolis  doigts  les  galettes  de  notre  déjeuner.  C'était  un  tableau  de 
Rembrandt  avec  une  figure  du  Gorrége  au  milieu.  Dans  ce  temps- 
là,  je  sentais  le  charme  de  cette  vie  intime  et  de  cette  femme  mo- 
dèle. J'ai  tout  oublié,  et  aujourd'hui  voilà  que  je  revois  le  passé  à 
travers  le  fluide  renouvelé.  Miette  est  beaucoup  plus  belle  qu'au- 
trefois, elle  a  plus  de  grâce  encore.  Avec  cela,  j'ai  faim,  l'odeur 
de  ses  mets  me  semble  délicieuse.  L'animal  est  d'accord  avec  le 
poète  pour  me  crier  :  La  vérité  est  là,  une  existence  bien  réglée 
et  bien  pourvue,  une  femme  adorable,  un  fonds  inépuisable  de 
confiance,  de  respect  et  de  tendresse  mutuels. 

—  Te  voilà  dans  la  pleine  lumière  du  cœur  et  de  la  raison;  ne 
le  diras-tu  pas  à  Emilie  ? 

—  Non,  je  n'ose  pas;  je  ne  suis  pas  encore  digne  de  pardon. 
Miette  a  souffert  par  ma  faute,  je  le  sais.  Elle  a  vu  son  frère  mal- 
heureux à  cause  de  moi;  elle  a  cru  pendant  un  jour  ou  deux  que 
j'étais  épris  de  l'héritière,  et  que  je  me  prêtais  à  la  compromettre 
pour  évincer  Jacques.  Sans  toi,  cher  père,  sans  les  rudes  expli- 
cations d'aujourd'hui,  elle  le  croirait  peut-être  encore.  Sais -tu 
qu'un  moment  tu  m'as  efl'rayé?  mais  quand  tu  m'as  mis  dans  la 
nécessité  de  dire  à  M""  de  Nives  devant  tous  ce  que  je  devais  pen- 
ser, ce  que  j'avais  réellement  pensé  de  sa  légèreté,  j'ai  compris  que 
tu  me  rendais  un  grand  service,  et  je  me  suis  trouvé  tout  d'un  coup 
maître  et  content  de  moi-même.  Si  Tétrangeté  de  Marie  m'a  sur- 
pris un  instant,  nul  que  moi  ne  doit  jamais  le  savoir,  et,  si  elle- 
même  a  conçu  quelque  doute  à  cet  égard,  je  suis  heureux  que  tu 
m'aies  donné  le  moyen  de  la  dissuader.  Elle  se  doit  à  Jacques,  oui, 
certes,  et  à  personne  autre.  Au  milieu  de  ses  petitesses  d'enfant, 
elle  est  grande.  Jacques  a  le  gros  bon  sens  qui  lui  manque,  et, 
comme  il  l'adore,  il  le  lui  communiquera  sans  qu'il  le  sache  lui- 
même,  et  sans  qu'elle  sente  l'enseignement.  Il  dira  toujours  comme  . 
elle,  mais  il  fera  en  sorte  qu'elle  pense  à  son  tour  comme  lui. 

—  Bien  raisonné,  mon  fils,  et  à  présent  que  Dieu  nous  aide! 
Dans  ces  dénoùmens  Cfue  les  circonstances  pressantes  nous  forcent 
parfois  à  improviser,  la  vie  ressemble  fort  à  un  roman  fait  à  plaisir. 
Je  t'avoue  qu'en  plaidant  devant  vous  autres  la  cause  de  la  raison  et 
de  la  droiture,  je  ne  m'attendais  pas  à  un  pareil  succès,  je  ne 


32  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

voyais  pas  que  deux  beaux  et  bons  mariages  allaient  sortir  de  ma 
parole  simple  et  sincère;  mais  oii  sont  nos  amoureux? 

—  Là-bas,  sur  ce  banc  que  tu  vois  d'ici.  Ils  attendent,  je  crois, 
avec  impatience  la  décision  de  la  comtesse  à  l'endroit  de  Ninie. 
Penses- tu  qu'elle  cède? 

—  C'est  un  point  acquis,  répondis-je,  et  je  cours  le  leur  dire. 
Miette  revenait  vers  nous  avec  sa  pâtisserie  à  enfourner.  —  Je 

n'ai  pas  l'habitude  d'embrasser  mes  cuisinières,  lui  dis-je  en  la  bai- 
sant au  front;  mais  celle-ci  est  tellement  à  mon  gré  que  je  n'y  peux 
pas  tenir. 

Jacques  et  Marie,  me  voyant  sortir  de  l'office,  accoururent  à  ma 
rencontre  avec  Ninie.  —  Eh  bien  !  dit  M''*  de  Nives  en  me  mon- 
trant l'enfant,  puis-je  espérer?.. 

—  Elle  est  à  vous!  répondis-je  tout  bas,  ne  lui  en  dites  rien,  et 
tâchez  qu'elle  ne  nous  procure  pas  de  nouvelles  crises  en  refusant 
de  dire  convenablement  adieu  à  sa  mère. 

—  C'est  bien  simple,  dit  Jacques,  —  et,  prenant  Ninie  dans  ses 
bras  :  —  Écoutez,  mademoiselle;  votre  maman,  voyant  que  vous 
vous  trouvez  bien  ici,  et  que  vous  avez  beaucoup  d'amitié  pour  nous, 
consent  à  vous  laisser  quelques  jours  encore  avec  Suzette  chez 
papa  Bébel.  Vous  la  remercierez,  n'est-ce  pas?  Vous  l'embrasserez, 
et  vous  serez  très  gentille? 

—  Oui,  oui!  s'écria  l'enfant  en  gambadant  de  joie,  je  serai  gen- 
tille, quel  bonheur  !  Nous  irons  après  dîner  à  la  fontaine  avec  Su- 
zette et  mon  dada  Henri. 

—  C'est  moi  qui  serai  le  dada,  répondit  Jacques  en  riant,  et  Su- 
zette fera  les  bateaux. 

—  M'avez-vous  pardonné,  dis-je  à  M"*  de  Nives,  et  consentez- 
vous  à  rester  chez  moi  jusqu'à  votre  mariage? 

•  Marie  prit  mes  mains  avec  cette  effusion  charmante  qui  rachetait 
tout,  et,  malgré  moi,  elle  y  colla  ses  lèvres.  —  Vous  m'avez  sauvée, 
dit-elle,  vous  êtes  et  vous  serez  mon  père  !  J'ai  tant  besoin  qu'on 
me  dirige,  et  qu'on  m'aime  véritablement!  Vous  me  rendrez  digne 
de  ce  cher  Jacques,  qui  me  gâte,  et  à  qui  je  ne  peux  pas  arracher 
le  plus  petit  reproche. 

—  C'est  moi  alors  qui  vous  gronderai,  et  il  vous  donnera  raison. 
Il  vous  dira  que  vous  êtes  la  perfection... 

—  Ma  foi  oui!  s'écria  Jacques,  je  le  dirai! 

—  Et  que  je  suis  un  vieux  radoteur  ! 

—  Pour  cela,  non,  reprit-il  en  me  serrant  sur  sa  poitrine  à  m'é- 
touffer,  c'est  vous,  toujours  vous  qui  serez  liotre  ange  gardien  ! 

Ma  femme  arriva  sur  ces  entrefaites,  et  les  bras  lui  tombèrent  de 
surprise  en  me  voyant  embrasser  les  deux  fiancées.  Ses  yeux  n'é- 


LA    TOUR    DE    PERCE5I0NT.  3â 

taient  pas  assez  grands  pour  interroger  le  visage  et  le  costume  de 
M"^  de  Nives. 

—  Madame  Chantebel,  dis-je  en  la  lui  présentant,  veuillez,  je 
vous  prie,  bénir  et  embrasser  votre  future  nièce,  une  paysanne 
comme  vous  voyez,  mais  très  bien  née  et  très  digne  de  votre  meil- 
leure affection. 

—  Est-ce  une  plaisanterie?  dit  ma  femme;  Jacques  se  marierait 
comme  cela  tout  d'un  coup  avec  une  personne  que  nous  ne  connais- 
sons point? 

—  Vous  me  connaîtrez  en  trois  mots,  dit  M"^  de  Nives.  Je  suis 
venue  déguisée  à  Percemont  pour  consulter  M.  Chantebel.  Il  m'a 
dit  qu'il  approuvait  mon  mariage  avec  Jacques  Ormonde.  Ma  belle- 
mère  est  survenue.  M.  Chantebel  nous  a  réconciliées  et  même  elle  a 
consenti  à  me  faire  part  d'un  trésor  inappréciable,  l'enfant  que  vous 
voyez  jouer  là-bas,  que  vous  chérissez  aussi,  et  qui  va  devenir  le 
mien. 

—  L'enfant!  votre  belle-mère!  Je  n'y  suis  pas  du  tout,  dit  n^a 
femme  stupéfaite.  Est-ce  un  pari  pour  me  mystifier? 

—  Regarde,  lui  dis-je,  cette  belle  dame  qui  rajuste  sa  toilette  et 
qui  passe  et  repasse  devant  la  fenêtre  de  la  chambre  n"  2  dans  ta 
maison  ! 

—  La  comtesse  de  Nives  !  Elle  est  ici? 

—  Et  M"«  Marie  de  Nives  aussi. 

—  Et  la  comtesse  donne  sa  fille,  elle  donne  Ninie  à... 

—  A  la  personne  dont  elle  t'a  si  mal  parlé,  et  qui  ne  le  méritait 
pas.  Quand  je  te  disais  que  la  grande  comtesse  était  un  drôle  de 
pistolet  ! 

—  Je  trouve  le  mot  bien  doux  à  présent,  car  je  suppose  qu'il  y 
a  de  l'argent  dans  tout  cela. 

—  Beaucoup  d'argent,  car  M"**  de  Nives  ne  regarde  à  rien  quand 
son  cœur  parle,  et  cela  est  d'autant  plus  beau  qu'elle  n'avait  rien  à 
craindre  des  calomnies  dont  on  la  menaçait.  Emilie,  Jacques,  Henri 
et  moi  en  tête,  nous  étions  là  pour  la  défendre  et  la  disculper. 

—  Et  tu  reçois  encore  cette  comtesse?  La  voici  installée  chez 
nous? 

—  Jusqu'à  ce  soir!  Elle  a  été  fort  agitée;  nous  la  soignons.  Elle 
dîne  avec  nous. 

—  Ah  !  grand  Dieu,  dîner!  Et  moi  qui  n'étais  pas  là!  Une  cuisi- 
nière qui  ne  sait  rien,  et  qui  n'a  pas  de  cervelle! 

—  Aussi  j'en  ai  pris  une  autre,  une  merveille  que  je  veux  te 
présenter.  Tu  n'embrasses  pas  ta  future  nièce? 

Marie  s'approcha  avec  grâce  et  confiance,  M'"*  Chantebel  s'atten- 
drit, et  quand  M"«  de  Nives  après  ce  baiser  prit  sa  main  pour  la 

TOME  xm.  —  187G.  3 


3A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

baiser  aussi  en  signe  de  respect,  elle  eut  des  larmes  datis  les  yeux 
et  fut  vaincue. 

—  Ça  n'empêche  pas,  me  dit-elle  en  se  dirigeant  avec  moi  vers  la 
cuisine,  que  Jacques  fait  là  un  mariage  étonnant  et  bien  au-dessus 
de  sa  condition  !  Puisque  tu  t'entends  si  bien  à  faire  des  miracles, 
m'est  avis,  monsieur  Chantebel,  que  tu  aurais  bien  pu  songer  à  ton 
fils  avant  tout  autre.  Henri  eût  été  pour  cette  demoiselle  un  mari 
bien  autrement  convenable  et  agréable  que  le  gros  Jaquet. 

—  Madame  ma  femme,  répondis-je,  écoutez-moi.  Laissons  la 
cuisine  aller  son  train,  tout  y  marche  à  souhait;  causons  un  peu  sous 
ces  noisetiers,  comme  deux  vieux  amis  qui  ne  doivent  avoir  qu'un 
seul  cœur  et  une  seule  volonté! 

Je  racontai  à  ma  femme  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  j'ajoutai  :  — 
Tu  vois  donc  que  M"^  de  Nives,  attendue  et  espérée  à  bon  droit  par 
Jacques,  ne  devait  pas  être  la  femme  d'un  autre,  à  moins  que  cet 
autre  ne  fût  un  ambitieux  sans  scrupule. 

—  Tu  as  raison,  monsieur  Chantebel,  je  ne  dis  pas  non,  seule- 
ment je  regrette... 

—  11  n'y  a  rien  à  regretter.  Henri  sera  heureux  dans  le  mariage, 
plus  heureux  que  qui  que  ce  soit  au  monde  ! 

—  Je  te  vois  venir,  monsieur  l'avocat  !  tu  veux  qu'il  épouse  ta 
Miette  Ormonde! 

—  Il  le  veut  aussi,  il  l'aime! 

—  C'est  toi  qui  le  lui  persuades! 

—  Non,  je  me  suis  gardé  de  vouloir  l'influencer,  c'eût  été  le 
moyen  de  l'éloigner  d'elle,  et  je  ne  suis  pas  si  sot.  Qu'as-tu  donc 
contre  ma  pauvre  Miette? 

—  Contre  elle?  Rien  assurément,  je  lui  rends  justice;  mais  c'est... 
c'est  ce  chapeau! 

—  Ce  chapeau  de  village?  M"-*  de  Nives  en  a  un  pareil  aujour- 
d'hui et  n'en  a  pas  moins  un  air  de  comtesse. 

—  Oui,  mais  elle  l'est  pour  tout  de  bon,  cela  se  voit. 

—  Et  tu  trouves  que  Miette  a  l'air  d'une  maritorne? 

—  Non  pas,  elle  ressemble  à  sa  mère,  qui  te  ressemblait.  Il  n'y 
a  pas  d'air  commun  dans  notre  famille;  mais  Miette  est  froide,  elle 
n'aime  pas  Henri  ! 

—  Ah  !  voilà  l'erreur  !  Miette  te  paraît  froide  parce  qu'elle  est 
digne  et  forte.  Je  croyais  pourtant  que  tu  la  comprendrais,  toi,  car 
je  me  souviens  d'une  personne  que  j'aimais  et  recherchais  en  ma- 
riage autrefois...  jadis!  Cette  personne  fut  jalouse  d'une  petite 
blonde  qui  ne  la  valait  pas,  et  que  je  fis  danser,  le  diable  sait  pour- 
quoi, à  un  bal  de  la  préfecture.  Or  ma  fiancée  pleura,  mais  je  n'en 
sus  rien,  et  elle  ne  m'avoua  son  dépit  qu'après  le  mariage. 

—  Cette  personne-là,  c'était  moi,  reprit  ma  femme,  et  j'avoue 


LA   TOUR    DE   PERCEilONT.  35 

que  l'on  m'eût  coupée  par  morceaux  plutôt  que  de  me  faire  avouer 
que  j'étais  jalouse. 

—  Pourquoi  ça,  dis -le? 

—  Parce  que...  parce  que  la  jalousie  est  une  chose  qui  nous  porte 
à  douter  de  l'homme  que  nous  aimons.  Si  nous  étions  sûres  qu'il 
nous  trompe,  nous  serions  guéries  de  l'aimer;  mais  nous  ne  sommes 
pas  sûres,  nous  craignons  de  l'offenser  et  de  nous  abaisser  devant 
lui  par  l'aveu  de  notre  méfiance. 

—  C'est  fort  bien  expliqué,  ma  femme!  et  alors...  on  souffre 
d'autant  plus  qu'on  le  cache? 

—  On  souffre  beaucoup,  et  il  faut  un  grand  courage  !  Tu  crois 
donc  que  Miette  a  ce  courage-là? 

—  Et  cette  souffrance!  d'autant  plus  que  sa  fierté  a  été  blessée 
par  quelqu'un. 

—  Par  qui? 

—  Je  me  le  demande  ! 

—  C'est  peut-être  par  moi? 

—  C'est  impossible  ! 

—  Eh  bien  !  c'est  la  vérité.  Je  l'ai  brusquée,  cette  enfant,  parce 
qu'elle  semblait  croire  qu'Henri  resterait  à  Paris.  J'avoue  que  je  le 
craignais  aussi,  et  que  j'en  avais  de  l'humeur.  Gela  est  retombé  sur 
la  pauvre  Emilie.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  lui  ai  dit,  elle  est  partie 
toute  consternée,  et,  comme  je  ne  l'ai  pas  vue  depuis,  j'ai  cru  qu'elle 
boudait;  mais  je  t'assure  que  je  ne  lui  en  veux  pas,  et  que  je  l'aime 
comme  auparavant. 

—  Le  lui  diras-tu?  ' 

—  Tout  de  suite!  Tu  dis  qu'elle  est  ici,  où  se  cache-t-elle? 

—  Dans  la  cuisine  avec  Henri. 

—  Henri  à  la  cuisine?  Voilà  du  nouveau!  Lui,  si  aristocrate! 

—  Il  prétend  que  rien  n'est  si  distingué  qu'une  jeune  et  belle 
fille  au  milieu  des  soins  du  ménage,  et  rien  de  si  respectable  qu'une 
mère  de  famille  comme  toi  prenant  souci  du  bien-être  des  siens. 

—  Ça  veut  dire  que  je  devrais  aller  faire  le  dîner? 

—  Ça  veut  dire  qu'Emilie  s'en  est  chargée  et  qu'Henri  la  con- 
temple en  se  disant  que  la  femme  qu'il  aimera  sera  une  personne 
utile,  sérieuse,  dévouée  et  charmante  comme  madame  sa  mère. 

—  Monsieur  Chantebel,  tu  as  une  langue  dorée  !  Le  serpent  sif- 
flait comme  toi  dans  le  paradis  !  Tu  fais  de  moi  ce  que  tu  veux,  et 
tu  prétends  cependant  que  c'est  moi  qui  suis  la  maîtresse! 

—  Oui,  tu  es  la  maîtresse,  car,  si  tu  repousses  Miette,  il  faut 
bien  qu'Henri  et  moi  nous  y  renoncions. 

En  ce  moment,  Henri  vint  nous  annoncer  que  le  dîner  était  prêt, 
et,  lisant  dans  mes  yeux,  il  embrassa  sa  mère  et  lui  dit  :  — Mère, 
j'ai  un  secret  à  te  dire  après  dîner. 


36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Dis-le  tout  de  suite,  répondit-elle  émue,  le  dîner  attendra. 
Tant  pis,  je  veux  tout  savoir  ! 

—  Eh  bien!  il  ne  faut  que  deux  mots,  ma  chère  mère,  j'aime 
Emilie,  je  l'ai  toujours  aimée;  mais  je  ne  veux  pas  le  lui  dire  sans 
ta  permission. 

Ma  bonne  chère  femme  ne  répondit  rien  et  courut  à  la  cuisine. 
Elle  trouva  Miette  dans  l'office,  lavant  et  essuyant  ses  jolies  mains. 
Elle  la  prit  par  les  épaules,  puis  par  le  cou,  et  l'embrassa  maternel- 
lement à  plusieurs  reprises.  Miette  lui  rendit  ses  caresses  avec  des 
yeux  pleins  de  larmes  et  un  adorable  sourire  sur  les  lèvres.  — 11 
n'y  a  pas  besoin  d'autre  explication,  leur  di,s-je,  ceci  est  la  meil- 
leure. 

En  effet,  Henri  remerciait  et  embrassait  aussi  sa  mère.  On  alla 
se  mettre  à  table. 

Le  dîner  fut  si  bon  que,  malgré  la  grande  contrainte  du  premier 
moment,  on  ne  put  résister  à  cette  entente  bestiale,  si  l'on  veut, 
mais  profondément  cordiale,  de  gens  qui  communient  ensemble 
après  la  fatigue  d'une  lutte  et  les  bénéfices  d'une  réconciliation.  Je 
n'aime  pas  manger  beaucoup  et  longtemps,  mais  j'aime  une  table 
élégamment  pourvue  de  mets  d'un  certain  choix.  Nos  pensées,  nos 
facultés,  notre  disposition  intellectuelle  et  morale,  dépendent  beau- 
coup de  la  distinction  ou  de  la  grossièreté  des  alimens  que  nous 
avons  ingérés.  Ma  femme,  plus  petite  mangeuse  encore  que  moi,  fut 
presque  gourmande  ce  jour-là,  avec  l'intention  bien  évidente  pour 
moi  de  complimenter  Emilie  et  de  lui  répéter  qu'elle  baissait  pa- 
villon devant  elle. 

Comme  j'aime  à  étudier  les  caractères,  et  que  tout  m'est  un  in- 
dice, je  remarquai  que  M"^  de  Nives  ne  vivait  que  de  crèmes,  de 
fruits  et  de  bonbons,  tandis  que  M'"^  Alix  de  Nives,  avec  sa  mai- 
greur et  sa  complexion  grêle,  avait  le  robuste  appétit  des  avares 
quand  ils  dînent  chez  les  autres.  Le  gros  Jaquet  engouffrait  tout 
gaîment,  avec  un  entrain  sincère  et  florissant;  mais  cette  personne 
anguleuse,  à  la  bouche  serrée,  au  joli  nez  droit,  trop  plat  en-des- 
sous, avait  l'air  de  faire  avec  soin  dans  son  estomac  la  provision 
que  les  rongeurs  font  dans  leur  nid. aux  approches  de  l'hiver.  Le 
vice  est  une  chose  laide,  et  la  peinture  en  est  maussade,  parce  qu'on 
ne  peut  se  défendre  d'en  voir  le  côté  sérieux;  mais,  quand  on  s'est 
dépêtré  de  ses  embûches,  il  est  permis  d'en  apercevoir  les  côtés  ri- 
sibles  et  de  s'en  amuser  intérieurement,  comme  je  le  faisais  en 
remplissant  l'assiette  de  la  comtesse,  placée  à  ma  droite  et  traitée 
par  nous  tous  avec  toutes  les  formes  de  la  meilleure  hospitalité.  On 
avait  placé  la  chaise  de  Ninie  auprès  d'elle.  Elle  mit  de  l'affectation 
à  l'envoyer  auprès  de  M"^  de  Nives.  —  A  côté  de  Suzette!  s'écria 
l'enfant.  Ah!  maman,  que  vous  êtes  gentille! 


LA   TOUR    DE   PERCEMONT.  37 

—  C'est  la  première  parole  aimable  qu'elle  m'ait  adressée  en  sa 
vie,  me  dit  M'"*  Alix  à  voix  basse. 

—  Et  ce  ne  sera  pas  la  dernière,  répondis-je.  Trop  livrée  à  vos 
domestiques,  elle  apprenait  d'eux  la  méfiance  et  la  révolte.  Élevée 
sainement  par  des  âmes  généreuses,  elle  rapprendra  à  vous  res- 
pecter. 

Fort  rassurés  sur  son  compte,  nous  la  mîmes  dans  sa  voiture,  à 
la  nuit  tombée,  et  Marie  apporta  une  dernière  fois  l'enfant  dans  ses 
bras  en  lui  répétant  qu'on  se  reverrait  dans  quinze  jours.  M'"^  Alix 
crut  alors  devoir  faire  quelques  haut-de-corps,  comme  une  personne 
qui  sanglote  ;  puis,  se  penchant  vers  moi  en  me  rendant  Ninie  :  — 
Rappelez-vous,  me  dit-elle,  que  je  veux  une  hypothèque! 

Comme  la  voiture  partait,  j'eus  un  fou  rire  qui  ébahit  Miette  et 
ma  femme,  aussi  naïves  l'une  que  l'autre,  et  toutes  disposées  à 
s'attendrir.  —  Vraiment,  monsieur  Chantebel,  tu  as  le  cœur  trop 
dur!  s'écria Bébelle,  — c'est  ainsi  que  désormais,  à  l'exemple  de 
M"^  Ninie,  on  appelait  ma  femme.  —  Oh  !  toi,  qui  sais  tout,  lui  ré- 
pondis-je, tu  vas  plaindre  le  vautour  qui  digère  agréablement  la  for- 
tune qu'on  lui  donne,  avec  le  bon  dîner  que  nous  lui  avons  servi! 

Quand  j'eus  causé  en  liberté  avec  ma  chère  famille,  Jacques  Or- 
monde  éleva  une  objection  contre  une  des  parties  de  mon  plan. — 
Je  ne  demande  pas  mieux,  dit-il,  que  de  retourner  à  Champgousse, 
m'y  voilà  habitué;  mais  j'avoue  que  je  ne  suis  plus  si  pressé  d'y 
bâtir  une  maison  de  maître,  vu  que  M"®  Marie  veut  habiter  son 
château,  et  que  je  n'ai  pas  de  raisons  pour  regretter  ma  métairie. 
Le  pays  n'est  pas  gai,  et  mon  taudis  est  déjà  étroit  pour  moi  tout 
seul;  je  crois  que,  même  pendant  une  quinzaine,  Henri,  que  vous 
condamnez  à  cet  exil,  s'y  trouvera  fort  mal.  Je  propose  un  amen- 
dement :  avec  deux  lits  que  l'on  porterait  à  la  tour  de  Percement, 
nous  serions  là  très  gaîment,  plus  près  de  vous,  et  les  convenances 
seraient  sauvées. 

— Non,  c'est  trop  près,  répondis-je.  Nous  avons  tous  besoin  de  faire 
une  petite  retraite  de  sentiment  et  de  philosophie  avant  de  nous 
réunir  dans  l'ivresse  de  la  joie;  mais  j'adoucirai  la  sentence,  car 
je  trouve  Champgousse  bien  loin ,  et  je  voudrais  être  à  même  de 
m'entendre  facilement  avec  vous  deux.  Henri  adore  Vignolette,  qui 
est  à  deux  pas,  et  nous  avons  besoin  d'Emilie  chez  nous  pour  toute 
sorte  de  préparatifs.  Elle  restera  donc  ici ,  et  tu  résideras  chez  ta 
sœur  avec  mon  fils. 

Cette  conclusion  fut  adoptée,  et  on  ne  trouva  aucun  inconvénient 
à  se  réunir  tous  les  dimanches  pour  dîner,  soit  à  Vignolette,  soit 
chez  nous. 

Je  prévoyais  bien  que  le  mariage  de  Jacques  ne  pourrait  pas  avoir 


38  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lieu  avant  six  semaines.  Nous  avions  besoin  du  temps  voulu  pour 
régler  l'établissement  de  la  fortune  et  les  conditions  de  l'abandon 
de  Ninie.  Et  puis  je  ne  voulais  pas  brusquer  ce  mariage,  qui  avait 
été  enlevé  par  surprise.  Je  savais  bien  que  M'^*"  de  Nives  n'aurait 
pas  à  s'en  repentir,  mais  il  ne  fallait  pas  la  laisser  à  elle-même,  et 
je  voulais  consacrer  le  plus  de  jours  possible  à  son  éducation  ia- 
tellectuelle  et  morale. 

L'aimable  enfant  me  rendit  la  tâche  facile.  Je  pus  aborder  avec 
elle  les  questions  délicates  relatives  à  l'amour,  au  mariage  et  au 
célibat  monastique.  Je  trouvai  bien  en  elle  quelque  regret  de  ce  re- 
noncement qu'on  lui  avait  toujours  présenté  comme  une  condition 
de  grandeur  et  de  pureté.  J'eus  à  détruire  beaucoup  d'idées  fausses 
sur  le  monde  et  sur  la  famille.  Elle  ne  pouvait  avoir  et  n'eut  pas 
de  défense  systématique;  elle  était,  grâce  à  Dieu,  fort  ignorante. 
Je  n'eus  à  combattre  qu'une  exaltation  du  sentiment.  Je  lui  fis  com- 
prendre que  le  premier  emploi  de  nos  forces  et  de  nos  ressources 
était  d'élever  une  famille  et  de  donner  à  l'humanité  des  membres 
dignes  du  nom  d'hommes.  Je  l'initiai  au  respect  de  cette  loi  sacrée, 
qu'on  lui  avait  montrée  comme  le  pis-aller  du  labeur  et  des  mé- 
rites d'une  âme.  Elle  m'écoutait  avec  surprise,  mais  avec  ardeur,  et, 
très  sensible  aux  bons  effets  d'une  parole  claire  et  bienveillante, 
elle  prétendait  qu'aucun  prédicateur  ne  l'avait  émue  et  ravie  au- 
tant que  moi. 

De  son  côté,  l'excellente  Emilie  lui  donnait  l'instruction  néces- 
saire. Elle  avait  déj  i  entrepris  à  Yignolette  de  lui  faire  de  bonnes 
lectures;  mais,  préoccupée  ou  exaltée,  l'élève  avait  fatigué  la  maî- 
tresse en  pure  perte.  Cette  fois  elle  fut  attentive  et  docile.  L'intel- 
ligence ne  lui  manquait  pas,  et  je  dois  dire  que  Miette,  avec  sa 
simplicité  calme ,  était  un  professeur  excellent.  Miette  aimait  à 
faire  bien  tout  ce  qu'elle  faisait.  Du  couvent,  où  elle  était  entrée 
paysanne,  elle  était  sortie  sachant  tout  mieux  que  ses  compagnes, 
et  elle  avait  continué  de  s'instruire  lorsqu'elle  était  rentrée  dans 
sa  famille.  Elle  m'avait  toujours  consulté  sur  le  choix  de  ses  livres, 
et  lorsqu'elle  les  avait  lus,  elle  venait  en  causer  avec  moi,  me  pré- 
senter ses  objections  et  me  demander  de  les  résoudre.  Je  voyais  de 
reste  alors  qu'elle  avait  lu  et  bien  lu,  et  j'admirais  la  paisible  har- 
monie qui  régnait  dans  ce  cerveau,  où  la  volonté  et  les  habitudes 
rigides  du  devoir  n'avaient  rien  desséché,  rien  éteint.  Je  savais 
bien  quelle  femme  de  haute  valeur  je  souhaitais  donner  à  mon  fds, 
et  M"*"  de  Nives,  qui  jusque-là  n'avait  connu  que  sa  patience  et  sa 
bonté,  comprit  la  supériorité  de  sa  compagne.  Au  bout  d'un  mois, 
elle  savait  assez  de  choses  pour  ne  plus  avoir  la  ressource  de  se 
dire  trop  ignorante  pour  être  judicieuse. 


LA   TOUFx   DE    PERCE.MONT.  39 


XYI. 

Quand  Marie  eut  vingt  et  un  ans  accomplis,  c'est-à-dire  quinze 
jours  environ  après  son  entrée  chez  moi,  puis  quand  toutes  les  af- 
faires furent  réglées,  signées,  légalisées,  terminées,  et  que  M"^  Alix, 
satisfaite  et  repue,  eut  pris  son  vol  pour  Monaco,  où  elle  voulait 
passer  l'hiver,  Jacques  Ormonde  vint  avec  Henri  s'installer  à  la 
tour  de  Percement.  11  faisait  encore  beau  temps,  les  cheminées 
ne  fumaient  pas,  et  l'on  se  vit  tous  les  jours.  M^'*"  Ninie  alla  faire 
des  bateaux  avec  sa  sœur  aussi  souvent  qu'elle  voulut,  et  Bébelle 
eut  table  bien  servie  tous  les  jours  sans  se  donner  aucune  peine, 
sans  avoir  de  scènes  dramatiques  avec  sa  cuisinière.  En  quittant 
le  bureau  du  professeur,  Miette  courait  plumer  une  perdrix  ou  faire 
le  beurre.  Pden  n'était  jamais  en  retard  d'une  minute,  même  quand 
ma  femme,  qui  était  une  nature  inquiète,  devançait  les  heures 
fixées  par  elle-même  pour  telle  ou  telle  besogne.  Avec  cela.  Miette 
conservait  sans  effort  l'aveugle  soumission  de  fait,  qui  est  le  sine 
qiia  non  vis-à-vis  d'une  belle-mère  de  province,  et  dès  lors  celle-ci, 
se  trouvant  satisfaite  dans  son  légitime  orgueil  de  ménagère,  lui 
laissa  la  gouverne  absolue  du  ménage,  et  avoua  que  le  repos  était 
parfois  une  douce  chose. 

De  son  côté,  Jacques  Ormonde  avait  subi  et  subissait  à  son  grand 
profit  l'influence  d'Henri.  Leur  tête-à-tête  à  Vignolette  avait  été 
employé  à  se  pénétrer  mutuellement  et  à  s'apprécier  davantage. 

—  Nous  n'avons  pas  songé  à  courir  et  à  chasser,  me  disait  Jac- 
ques. Groiriez-vous  que  nous  nous  sommes  enfermés  à  Vignolette, 
comme  deux  ermites,  et  que  nous  n'avons  fait  d'autre  exercice  que 
de  nous  promener  dans  les  vignes  et  le  jardin  en  causant  du  matin 
au  soir?  C'est  que  nous  en  avions  tant  à  nous  dire!  Vraiment  nous 
ne  nous  connaissions  plus.  Henri  me  l'a  avoué,  il  me  prenait  pour 
un  estomac.  Je  lui  ai  avoué  que  je  le  prenais  pour  un  cerveau. 
Nous  avons  découvert  que  nous  avions  avant  tout  des  cœurs  qui 
s'entendaient  parfaitement.  Emilie  trouvera  sa  cave  aussi  bien  ran- 
gée que  quand  elle  nous  en  a  remis  les  clés.  Nous  n'avons  bu  que 
de  l'eau  d'Anval.  Dès  le  premier  jour,  nous  avons  senti  qu'il  ne 
nous  fallait  pas  d'excitans,  et  que  nous  étions  bien  assez  émus  par 
tout  ce  que  nous  avions  dans  l'âme. 

—  C'est  donc  cela  que  je  te  trouve  pâli,  rafraîchi  et  comme  ra- 
jeuni? Continue  ce  régime,  mon  garçon,  et  en  peu  de  semaines  tu 
redeviendras  le  beau  Jaquet. 

—  Soyez  tranquille,  mon  oncle,  je  vois  bien  pourquoi,  après 
avoir  été  la  coqueluche  de  tant  de  femmes  qui  s'y  connaissaient, 
j'ai  échoué  auprès  d'une  petite  pensionnaire  qui  sans  vous  ne  m'eût 


AO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

point  aimé.  Il  s'agit  de  redevenir  capable  de  plaire.  Je  n'ai  pas 
envie  de  la  faire  rire  à  mon  premier  baiser. 

—  Ajoute  une  chose,  lui  dit  Henri,  c'est  que  tu  as  fait  sur  la  vie 
des  réflexions  que  tu  n'avais  jamais  voulu  prendre  le  temps  de 
faire!  Nous  nous  sommes  confessés  mutuellement,  nous  ne  valions 
guère  mieux  l'un  que  l'autre;  mais  nous  avons  touché  du  doigt  nos 
erreurs.  Tu  n'en  cherchais  pas  assez,  comme  on  dit;  moi,  j'en  cher- 
chais trop  :  nous  allons  marcher  dans  le  vrai,  et,  si  notre  vie  n'est 
pas  belle  et  bonne,  j'espère  que  ce  ne  sera  plus  notre  faute. 

Jacques  s'éloigna  pour  aller  cueillir  avec  Marie  et  Ninie,  qui  fort 
à  propos  ne  la  quittait  non  plus  que  son  ombre,  le  bouquet  nou- 
veau qui  chaque  jour  ornait  notre  table  de  famille.  La  gelée  n'avait 
pas  encore  sévi.  Le  jardin  avait  encore  des  reines -marguerites 
splendides,  des  roses-thé  modèles,  du  réséda  et  de  l'héliotrope  à 
foison,  des  sauges  pourpre,  et  ces  grandes  mauves  dont  la  feuille 
gaufrée  et  frisée  égaie  et  embellit  les  pyramides  de  fruits  du  des- 
sert. 

—  Voyons,  dis-je  à  Henri,  que  me  raconteras-tu  de  toi-même? 
Tu  n'as  rien  dit  à  Miette,  je  le  sais... 

—  Et  je  ne  lui  dirai  rien,  répondit-il.  Je  dirais  mal,  j'ai  le  cœur 
trop  plein.  J'ai  retrouvé  à  Vignolette  toute  la  suavité  de  mes  pre- 
miers enivremens;  chaque  feuille,  chaque  brin  d'herbe  était  une 
page  de  ma  vie,  et  m'apportait  du  passé  une  image  pure  et  brû- 
lante. La  demeure  d'Emilie  est  un  sanctuaire  pour  moi.  Croirais-tu 
que  je  ne  me  suis  pas  permis  de  regarder  dans  sa  chambre,  même 
du  dehors,  par  les  croisées  souvent  ouvertes?  Au  salon,  je  me  con- 
tentais de  regarder  la  broderie  de  ses  meubles,  dont  chaque  point 
patiemment  nuancé  et  aligné  était  comme  un  reproche  à  mes  heures 
perdues  ou  mal  employées  loin  d'elle.  Quel  effrayant  contraste  entre 
la  vie  d'une  fille  pure  et  celle  du  moins  dépravé  des  garçons  !  Emi- 
lie a  déjà  vingt-deux  ans;  elle  en  a  passé  trois  ou  quatre  à  attendre 
que  mon  bon  plaisir  me  ramenât  auprès  d'elle,  les  années  les  plus 
difficiles  peut-être  dans  la  vie  d'une  femme!  Elle  a  surmonté  la 
souffrance  de  la  solitude  ou  elle  l'a  acceptée,  et  il  suffît  de  regarder 
le  velouté  de  ses  joues,  la  pureté  de  ses  paupières  lisses  et  de  ses 
lèvres  rosées  pour  voir  que  jamais  une  idée  impudique  ou  seule- 
ment hardie  n'a  jeté  son  ombre  sur  cette  fleur,  sur  ce  diamant. 
Jacques,  dans  ses  heures  d'abandon,  me  confessait  ses  grosses  fre- 
daines, et  je  ne  riais  pas,  parce  que  je  me  rappelais  mes  mauvaises 
ivresses.  Si  je  suis  réconcilié  avec  moi-même  en  raison  de  mes 
bonnes  résolutions,  je  ne  suis  pas  encore  débarrassé  d'une  cer- 
taine honte  en  présence  d'Emilie.  Nous  voilà  enfin  réunis,  vivant 
sous  les  yeux  l'un  de  l'autre.  A  tout  instant  où  je  puis  l'approcher 
sans  être  importun,  je  cherche  son  sourire,  je  lui  offre  mes  soins, 


LA    TOUll    DE    PERCEMONT.  41 

je  parle  avec  elle  de  notre  ancien  temps,  c'est-à-dire  de  nos  an- 
ciennes et  heureuses  amours!  Elle  n'a  rien  oublié,  je  le  vois  bien; 
elle  me  sait  gré  de  ma  bonne  mémoire,  et  elle  rit  ou  soupire  au  sou- 
venir de  nos  chagrins  et  de  nos  joies  d'enfant.  Elle  comprend  bien 
que  je  ne  ravive  pas  ardemment  tout  ce  passé  pour  l'ensevelir 
dans  un  stérile  regret;  mais,  quand  je  suis  prêt  à  mettre  dans  le 
présent  le  mot  bonheur,  je  m'aperçois  qu'il  faut  commencer  par 
celui  de  pardon,  et,  sentant  que  je  n'y  aurai  droit  qu'après  des  an- 
nées réparatrices,  je  ne  dis  plus  rien.  Quand  donc,  hélas  !  verrai-je 
approcher  le  jour  où  je  pourrai  lui  dire  :  Sois  ma  femme!  Jacques 
est  plus  heureux  que  moi,  c'est  lui  qui  pardonne! 

—  Veux-tu  me  permettre,  répondis-je,  de  te  donner,  à  propos 
d'amour,  une  leçon  de  haute  philosophie  pratique? 

—  C'est  ce  que  je  te  demande  en  te  racontant  mes  angoisses. 

—  Eh  bien  !  il  ne  faut  pas  faire  de  confessions  à  sa  femme.  Un 
homme  d'honneur  ne  trahit  pas  le  secret  des  femmes  qui  se  sont 
confiées  à  lui,  quand  il  y  a  eu  secret,  et,  quand  il  n'y  en  a  pas  eu, 
il  ne  doit  pas  lui  présenter  le  tableau  de  ses  faciles  triomphes.  Ce 
sont  des  souffles  grossiers  qui  flétrissent  les  fleurs  d'une  couronne 
de  mariée.  Quelques  jeunes  femmes  ont  la  curiosité  malsaine  de 
connaître  les  mauvais  côtés  de  notre  passé.  Imbécile  est  le  mari 
qui  les  leur  fait  seulement  entrevoir  et  qui  apprend  à  sa  compagne 
comment  les  autres  trompent  le  leur.  Je  sais  que  l'homme  vivement 
interrogé  par  ce  gentil  confesseur  répugne  à  mentir;  je  sais  aussi 
que  parfois  il  croit  se  racheter  par  des  aveux  et  par  des  compa- 
raisons à  l'avantage  de  la  femme  légitime,  sans  songer  qu'il  s'a- 
moindrit à  ses  yeux  et  détruit  sa  confiance  dans  l'avenir.  Dans  ces 
cas-là,  il  faut  résolument  nier  tout,  c'est  humiliant,  c'est  le  châti- 
ment de  nos  fautes;  mais,  pour  ce  qui  te  concerne,  mon  ami,  (u 
n'auras  pas  cette  mortification.  Miette  ne  te  l'imposera  jamais.  Elle 
est  trop  grande  et  trop  sage  pour  cela.  Elle  a  vingt-deux  ans,  elle 
devine  ce  qu'elle  ne  sait  pas;  puis,  elle  a  une  grande  notion  de 
l'égalité  voulue  entre  époux,  elle  se  dit  que  l'homme,  grâce  au  dé- 
veloppement donné  à  son  intelligence  par  une  éducation  plus  com- 
plète, est  le  guide  naturel  de  la  femme  dans  les  choses  de  la  vie, 
et  que  la  femme  par  sa  réserve,  sa  pureté,  s'élève  jusqu'à  lui  et 
mérite  le  respect  de  son  maître.  Il  y  a  donc  compensation.  Tu  t'es 
donné  beaucoup  de  mal  pour  acquérir  une  certaine  puissance  intel- 
lectuelle. Miette  s'en  est  donné  pour  garder  intacte  la  buée  d'inno- 
cence qui  s'exhale  des  fruits  exquis.  Vous  n'avez  donc  rien  à  vous 
reprocher  mutuellement.  Sans  doute,  comme  tu  me  le  disais  l'autre 
jour,  il  vaudrait  mieux  s'unir  aussi  purs  l'un  que  l'autre,  et  je  ne 
prétends  pas  que  tout  soit  pour  le  mieux  dans  les  conditions  de  la 


42  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vie  conjugale;  mais  il  faut  les  accepter  comme  elles  sont  ou  s'y 
soustraire  absolument,  ce  qui  est  pire.  Tâchons  d'en  tirer  le  meil- 
leur parti,  et  de  voir  dans  la  compagne  de  notre  vie  un  être  dis- 
semblable, mais  égal  à  nous,  puisque,  s'il  est  faible  par  les  côtés 
où  nous  sommes  forts,  il  est  fort  par  ceux  où  nous  sommes  faibles. 

Délivré  de  ses  secrètes  anxiétés,  Henri  s'élança  vers  Emilie,  qui 
passait,  la  tête  chargée  d'une  corbeille  de  raisins  mûrs.  Si  elle  eût 
été  coquette,  elle  n'eût  pu  imaginer  une  plus  riche  et  plus  heu- 
reuse coiffure.  Les  pampres  délicats,  marbrés  de  tons  vifs,  retom- 
baient sur  ses  cheveux  noirs,  et  les  grappes,  brillantes  comme  des 
grenats,  formaient  un  diadème  sur  son  beau  front,  aussi  pur  et 
aussi  fier  que  celui  d'une  chaste  nymphe.  —  Miette,  lui  dit  Henri 
en  l'amenant  dans  mes  bras,  veux-tu  être  tout  à  fait  la  fille  de  ton 
oncle,  qui  t'aime  tant,  et  la  femme  de  ton  cousin,  qui  t'adore? 

—  Si  vous  croyez  que  je  mérite  le  bonheur  de  ne  vous  quitter 
jamais,  répondit  Miette  en  passant  ses  bras  autour  de  mon  cou, 
gardez-moi,  je  vous  appartiens. 

Les  deux  mariages  eurent  lieu  le  même  jour,  et  les  deux  noces 
n'en  firent  qu'une  à  la  Maison-Blanche;  puis  Henri  et  sa  femme 
allèrent  passer  quelques  jours  dans  leur  chère  solitude  de  Yigno- 
lette,  Marie  et  son  époux  partirent  avec  Ninie  pour  opérer  leur 
installation  dans  le  beau  vieux  château  de  Nives,  qu'ils  eurent  à 
remeubler,  car  M'"^  Alix  avait  emporté  naturellement  jusqu'aux 
pincettes.  Jacques  appréciait  la  valeur  de  l'argent;  mais  il  eut  l'es- 
prit de  se  trouver  de  niveau  avec  la  grandeur  désintéressée  de  sa 
femme,  et,  au  lieu  de  s'indigner,  il  eut  de  si  bons  gros  rires  que  ce 
dépouillement  parcimonieux  leur  fut  pendant  plusieurs  jours  un 
sujet  de  gaîté. 

D'ailleurs  tout  n'était  pas  perdu.  Un  soir,  Marie  dit  à  Jacques  : 
—  Prends  une  pioche  et  une  pelle,  et  allons  explorer  le  parc.  Je 
prétends,  si  la  mémoire  ne  me  fait  pas  défaut,  te  donner  le  plaisir 
de  déterrer  toi-même  un  trésor. 

Elle  chercha  quelques  momens  parmi  les  fougères  qui  tapissaient 
un  endroit  reculé  du  parc,  et  tout  à  coup  s'écria  :  —  Ce  doit  être 
ici,  voilà  le  vieux  buis,  c'est  ici,  travaille! 

Jacques  fouilla,  et  trouva  une  cassette  doublée  de  fer  qui  conte- 
nait les  diamans  de  la  défunte  comtesse  de  Nives.  Quelques  jours 
avant  de  mourir,  prévoyant  l'ambition  ou  se  méfiant  des  instincts 
rapaces  de  celle  qui  devait  lui  succéder,  elle  s'était  confiée  à  un 
vieux  jardinier,  et  lui  avait  fait  enterrer  ses  bijoux  de  famille  en  lui 
recommandant  d'en  instruire  prudemment  sa  fille  en  temps  utile. 
Le  jardinier  était  mort  peu  après;  mais  sa  vieille  femme  avait  mon- 
tré l'endroit  à  Marie,  qui  ne  l'avait  pas  oublié,  et  pour  qui  ces  dia- 


LA   TOUR   DE    PERCEMOM.  hZ 

mans,  inaltérables  souvenirs  de  sa  mère,  étaient  doublement  pré- 
cieux. 

Pourtant  les  nouveaux  époux  furent  relativement  gênés  la  pre- 
mière année  de  leur  union,  mais  ils  s'en  aperçurent  à  peine.  Ils 
étaient  heureux;  ils  adoraient  Ninie,  qui  le  leur  rendait  bien,  et  qui, 
jusque-là  petite  et  malingre,  prit  bientôt  l'embonpoint  d'une 
alouette  en  plein  blé  et  l'éclat  d'une  rose  en  plein  soleil. 

Au  retour  de  la  belle  saison,  je  voulus  fêter  la  Saint-Jean  en  fa- 
mille :  c'était  la  fête  de  ma  femme,  le  vrai  nom  de  Bébelle  était 
Jeanne. 

Comme  les  deux  jeunes  ménages  devaient  passer  la  journée  avec 
nous,  j'imaginai  de  faire  préparer  un  beau  déjeuner  à  la  tour  de 
Percemont  et  de  leur  en  ménager  la  surprise.  Henri  n'avait  point 
accueilli  l'idée  de  se  confiner  sur  ce  rocher,  dont  l'isolement  eût 
beaucoup  gêné  nos  fréquentes  communications;  mais,  comme  c'é- 
tait un  des  buts  préférés  de  nos  promenades,  j'avais  fait  déblayer 
et  arranger  plusieurs  pièces,  notamment  une  belle  salle  à  manger 
où  le  couvert  se  trouva  mis ,  sur  un  tapis  de  feuilles  de  roses  de 
différens  tons,  imitant  une  broderie.  Cette  tour  de  Percemont  plai- 
sait toujours  à  ma  femme,  qui  aimait  à  dire,  d'un  ton  dégagé,  à 
ses  amies  :  —  Nous  ne  l'habitons  pas ,  nous  sommes  mieux  chez 
nous,  ces  choses-là  ne  sont  que  des  objets  de  luxe.  —  Moi ,  j'a- 
vais pardonné  au  vieux  donjon  les  petits  ennuis  qu'il  m'avait  cau- 
sés. J'y  avais  obtenu  le  plus  beau  succès  de  ma  vie,  succès  de 
persuasion  qui  avait  décidé  du  bonheur  de  mes  enfans,  sans  comp- 
ter celui  de  la  pauvre  petite  Léonie,  qui  méritait  d'être  aimée;  c'est 
le  droit  sacré  des  enfans. 

Tous  mes  chers  convives  se  retrouvèrent  là  avec  une  joie  atten- 
drie; au  dessert  on  m'apporta  des  lettres.  La  première  que  j'ouvris 
était  une  lettre  de  faire  part  du  mariage  de  M'"^  la  comtesse  Alix 
de  Nives  avec  M.  Stuarton,  un  Anglais  bossu,  rachitique,  mais 
riche  à  millions,  que  j'avais  connu  autrefois  déjà  mûr  à  Paris  dans 
ma  jeunesse,  et  que  notre  veuve  inconsolable  s'était  chargée  de 
soigner  pour  en  hériter  prochainement. 

—  Ah  mon  Dieu  !  s'écria  M'"^  Ormonde  consternée,  la  voilà  plus 
riche  que  moi;  elle  va  me  redemander  Ninie! 

—  Soyez  tranquille,  lui  dis-je,  ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon 
à  garder.  Madame  Alix  sera  bientôt  veuve,  et  Ninie  la  gênerait 
pour  convoler  à  un  troisième  mariage. 


George  S and. 


Kohant,  novembre  1875. 


LES   SOUVENIRS 


DU 


MÉDECIN  DE  LA  REINE  VICTORIA 


PREMIERE     PARTIE 


LA    PRINCESSE    CHARLOTTE. 


Il  y  a  une  douzaine  d'années,  dans  une  de  ces  petites  principautés 
allemandes  qui  ne  sont  plus  désormais  que  de  vains  titres,  s'étei- 
gnait un  vieillard  dont  la  vie  active  et  modeste,  associée  discrète- 
ment à  des  existences  royales,  avait  eu  sa  part  d'influence  en  des 
événemens  considérables.  Peu  de  temps  avant  sa  mort,  un  de  ses 
contemporains  lui  écrivait  :  «  Vous  avez  eu  une  destinée  souveraine 
anonyme.  »  Ces  paroles  extraordinaires  furent  confirmées  bientôt 
par  un  fait  très  significatif.  Quand  le  vieillard  quitta  ce  monde,  la 
reine  d'Angleterre,  le  roi  des  Belges,  le  prince  royal  de  Prusse, 
s'unirent  pour  lui  élever  un  monument  funéraire.  Quel  était  cet 
homme  à  qui  de  si  hauts  personnages  consacraient  un  tel  tribut 
d'affection  et  de  respect?  Un  simple  médecin  de  la  ville  de  Cobourg 
devenu  le  serviteur,  le  conseiller,  l'ami  du  prince  Léopold,  attiré 
par  ce  prince  en  Angleterre  d'abord,  ensuite  en  Belgique ,  mêlé  à 
toutes  ses  affaires  publiques  ou  privées,  enfin  donné  par  lui  comme 
un  confident  sûr  et  un  guide  éprouvé  à  son  neveu  le  prince  Albert, 
à  sa  nièce  la  reine  Victoria.  Il  s'appelait  en  naissant  Christian-Fré- 
déric Stockmar;  le  sévère  monument  qui  recouvre  sa  dépouille  dans 
le  cimetière  de  sa  ville  natale  porte  cette  inscription  :  «  à  la  mé- 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE    VICTORIA.  A 5 

moire  du  baron  de  Stockmar,  ses  amis  des  familles  régnantes  de 
Belgique,  de  Gobourg,  d'Angleterre  et  de  Prusse.  »  Au-dessous  on 
lit  ces  mots  tirés  des  proverbes  de  Salomon  :  «  l'ami  fidèle  aime 
mieux  qu'un  frère,  mieux  qu'un  frère  il  est  un  ferme  appui.  » 

Le  fils  du  baron  de  Stockmar  a  publié  récemment  les  Mémoires 
de  son  père,  l'éditeur  du  moins  appelle  de  ce  nom  des  extraits  de 
ses  papiers  et  de  ses  lettres  (1).  C'est  une  série  de  notes  qui  pré- 
sentent çà  et  là  un  vif  intérêt,  à  la  condition  de  les  féconder  par 
des  recherches  plus  étendues.  Parfois  une  ligne,  une  réflexion,  un 
fragment  de  correspondance,  viennent  éveiller  des  souvenirs  et 
provoquer  des  rapprochemens;  parfois  c'est  un  document  qui  nous 
est  communiqué,  un  épisode  qui  nous  est  découvert,  quoique  défi- 
guré par  d'énormes  lacunes.  A  vrai  dire,  le  livre  qu'on  cherche 
n'existe  pas.  Il  serait  regrettable  pourtant  de  laisser  dans  l'oubli  un 
recueil  où  se  rencontrent  de  si  précieux  détails.  C'est  là  ce  qui  nous 
attire  vers  les  Mémoires  du  baron  de  Stockmar.  Les  affaires  aux- 
quelles les  circonstances  l'ont  initié  n'étaient  pas  d'importance  mé- 
diocre, les  personnes  royales  dont  il  a  été  l'ami  comptent  parmi  les 
plus  illustres  et  les  plus  sages  de  notre  siècle.  En  Allemagne  comme 
en  Angleterre,  à  propos  du  trône  de  Grèce  comme  à  propos  du  trône 
de  Belgique,  auprès  du  prince  Léopold  et  de  la  princesse  Charlotte 
comme  auprès  du  prince  Albert  et  de  la  reine  Victoria,  le  baron  de 
Stockmar  a  vu  de  près  bien  des  choses  que  les  annales  du  temps 
présent  ne  doivent  pas  négliger.  Je  voudrais  profiter  de  ces  indica- 
tions ,  y  ajouter  ce  qui  doit  en  augmenter  le  prix ,  reconstituer  les 
fragmens  épars,  d'une  main  libre  enfin  renouer  la  trame  de  la  vie 
et  l'enchaînement  des  faits.  Il  y  a  là,  si  je  ne  me  trompe,  les  élé- 
mens  d'une  histoire  intime  qui  peut  en  maintes  circonstances  com- 
pléter l'histoire  officielle. 

I. 

Christian-Frédéric  Stockmar  naquit  à  Cobourg  le  22  août  1787. 
Il  appartenait  à  une  vieille  famille  de  la  bourgeoisie  du  pays.  Son 
père,  un  jurisconsulte  savant,  lettré,  passionné  pour  les  livres,  était 
mort  assez  jeune  et  d'une  façon  tragique.  Un  jour,  un  incendie 
ayant  éclaté  dans  une  maison  contiguë  à  la  sienne,  il  commença 
par  mettre  en  sûreté  des  sommes  d'argent  dont  il  avait  le  dépôt, 
puis  il  alla  surveiller  sa  bibliothèque,  et,  voyant  les  flammes  s'ap- 
procher, il  éprouva  une  telle  commotion  qu'il  tomba  sans  connais- 
sance; quand  on  le  releva,  il  était  mort.  Le  même  jour,  la  même 
heure  avait  fait  disparaître  à  la  fois  le  père  de  famille  et  le  foyer 

(1)  Denkwûrdigkeilen  ans  den  Papieren  des  Freilierrn  Christian  Friedrich  von  Stock- 
mar, zusammcngestcllt  von  Ernst  Freiherr  vcii  Stockmar,  1  vol.  ia-8°,  Brunswick  1872, 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paternel.  Une  maison  en  cendres,  une  famille  en  larmes,  voilà  un 
des  premiers  tableaux  qui  frappèrent  l'imagination  de  l'enfant. 

On  mûrit  vile  en  de  telles  épreuves.  La  vivacité,  la  turbulence 
naturelle  du  jeune  Stockmar  firent  bientôt  place  à  une  gravité  pré- 
coce. Après  de  bonnes  études  au  gymnase  de  sa  ville  natale,  il  alla 
suivre  des  cours  de  médecine  à  Wurzbourg,  à  Erlangen,  à  léna. 
C'était  de  1805  à  1810,  en  des  années  douloureuses  pour  l'Alle- 
magne. Quand  vint  la  guerre  de  Russie,  il  fut  chargé  à  Gobourg  de 
la  direction  d'une  vaste  ambulance  qu'il  vit  se  remplir  bientôt  de 
soldats  de  tous  les  pays.  L'année  suivante,  il  tint  dignement  sa 
place  dans  la  médecine  militaire.  On  raconte  qu'en  1814,  à  l'hôpi- 
tal de  Worms,  il  s'attira  un  jour  très  noblement  et  très  noblement 
repoussa  les  reproches  passionnés  du  baron  de  Stein.  L'hôpital  était 
vide  depuis  plusieurs  semaines  lorsque,  des  blessés  français  s'y 
présentant,  Stockmar  les  admit  sans  hésiter  ;  peu  de  temps  après, 
des  blessés  allemands  arrivent  et  trouvent  la  place  prise.  Le  baron 
de  Stein,  administrateur-général  des  contrées  du  Rhin  pendant  la 
guerre,  mande  aussitôt  le  jeune  docteur  et  lui  adresse  des  objurga- 
tions véhémentes.  Stockmar  ne  se  trouble  pas,  il  maintient  avec 
force  qu'il  n'a  fait  que  son  devoir  de  médecin,  et  le  terrible  baron 
est  obligé  de  baisser  la  voix.  Est-ce  une  illusion  de  notre  part?  Il 
semble  que  l'éditeur  des  Mémoires  de  Stockmar,  en  racontant  ce 
fait  après  la  guerre  de  1870,  ait  tenu  particulièrement  à  le  mettre 
en  lumière;  si  cela  est,  il  y  a  là  un  sentiment  qui  l'honore  et  dont 
nous  le  félicitons  volontiers.  Nous  aussi,  notre  impartialité  nous  fait 
un  devoir  de  signaler  ce  mouvement  généreux  chez  Stockmar, 
puisque  nous  aurons  si  souvent  par  la  suite  l'occasion  de  montrer 
en  lui  l'adversaire  acharné  de  la  France.  Le  patriotisme  en  ce 
temps-là,  même  chez  nos  ennemis  les  plus  violens,  pouvait  se  con- 
cilier encore  avec  les  inspirations  de  l'humanité. 

En  1815,  la  guerre  terminée,  Stockmar  revint  à  Gobourg;  il  ne 
devait  pas  y  rester  longtemps.  Le  prince  Léopold,  qui  plus  d'une 
fois  pendant  la  guerre  avait  eu  l'occasion  d'apprécier  son  zèle,  son 
savoir  et  surtout  la  loyale  fermeté  de  sa  conduite,  lui  proposa  de 
l'accompagner  à  Londres,  où  l'appelaient  de  hautes  destinées.  La 
jeune  princesse  Gharlotte,  petite-fille  de  George  III,  fille  unique  du 
prince  régent  qui  devint  plus  tard  George  IV,  l'héritière  présomp- 
tive du  trône  d'Angleterre,  venait  d'être  promise  au  prince  Léopold 
de  Gobourg.  C'était  celui-là  même  qui  plus  tard,  après  des  événe- 
mens  que  nous  allons  raconter,  devait  occuper  avec  tant  d'honneur 
le  trône  des  Belges  et  fonder  une  maison  royale  où  se  perpétuent 
les  traditions  de  sa  rare  sagesse.  Le  prince  Léopold  voulut  s'atta- 
cher Stockmar  comme  médecin;  Stockmar  accepta.  Le  31  mars  1816, 
sur  l'appel  très  pressant  du  prince,  il  arrivait  à  Londres. 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE    VICTORIA..  kl 

Qu'était-ce  que  cette  princesse  Charlotte  destinée  alors  au  trône 
d'Angleterre  et  dont  le  prince  Léopold  allait  devenir  l'époux?  C'est 
ici  que  commencent  les  renseignemens  intimes  fournis  par  Stock- 
mar,  renseignemens  qui  complètent  ou  rectifient  même  sur  bien 
des  points  les  récits  les  plus  sérieux  de  l'histoire  contemporaine.  On 
sait  l'histoire  du  prince  de  Galles  et  de  sa  femme  la  princesse  Caro- 
line de  Brunswick;  ces  tristes  aventures  ont  été  le  scandale  de 
l'Angleterre  pendant  un  quart  de  siècle.  Ce  qu'on  sait  moins  bien, 
c'est  l'histoire  de  leur  fille,  la  princesse  Charlotte,  mariée  en  1816 
au  prince  Léopold  de  Cobourg  et  enlevée  si  douloureusement  l'an- 
née suivante  à  l'afFection  de  son  mari,  ainsi  qu'aux  espérances  de 
l'Angleterre.  Dans  quelles  circonstances  avait  été  décidé  ce  ma- 
riage? Quelle  éducation  la  jeune  princesse  avait-elle  reçue?  Quels 
étaient  ses  sentimens?  Quelle  place  a-t-elle  occupée  dans  la  vie  de 
son  époux?  Il  n'y  a  que  des  mémoires  intimes  qui  puissent  nous 
renseigner  sur  ce  point.  La  malheureuse  princesse  a  passé  si  vite! 
C'est  à  peine  si  elle  a  posé  le  pied  sur  les  marches  de  ce  trône  où 
sa  naissance  l'appelait  à  s'asseoir  en  souveraine.  Si  qiia  fata  aspera 
riimpas...  Si  la  destinée  lui  eût  été  moins  dure,  combien  de  choses 
eussent  été  changées  dans  l'existence  des  dynasties  royales  du 
xix'^  siècle  !  Le  sort  ne  l'a  point  voulu.  La  princesse  Charlotte  n'a 
fait  que  paraître  et  disparaître.  Les  annales  de  son  pays  ne  connais- 
sent d'elle  que  trois  dates,  sa  naissance,  son  mariage,  sa  mort;  elle 
n'a  pas  eu  le  temps  de  laisser  à  l'histoire  les  élémens  d'une  physio- 
nomie distincte  et  reconnaissable.  Essayons  de  mettre  à  profit  les 
confidences  du  baron  de  Stockmar  et  de  recomposer  cette  sympa- 
thique figure. 

Les  malheurs  de  la  princesse  Charlotte  d'Angleterre  ont  com- 
mencé avec  sa  vie.  Un  jour,  dans  une  conversation  avec  Stockmar,  il 
lui  arrivera  de  laisser  échapper  ces  paroles  :  «  ma  mère  a  mal  vécu, 
elle  n'eût  pas  vécu  si  mal,  si  mon  père  n'eût  vécu  bien  plas  mal  en- 
core. »  Ce  père  et  cette  mère  dont  elle  ne  pouvait  guère  parler  au- 
trement, c'étaient  le  prince  de  Galles,  fils  aîné  de  George  III,  et  sa 
femme  la  princesse  Caroline  de  Brunswick.  Voilà  le  résumé  de  ses 
années  d'enfance  et  de  jeunesse;  atmosphère  si  douce  du  foyer  do- 
mestique, caresses  de  la  mère,  émotions  du  père,  sentimens  tou- 
jours nouveaux  de  la  vie  de  famille,  autant  de  joies  que  connaissent 
les  plus  humbles  et  qui  furent  refusées  à  la  princesse  Charlotte. 

Le  prince  de  Galles  était  né  le  12  août  1762.  C'était  une  nature 
égoïste  et  violente;  il  dissipa  sa  jeunesse  en  désordres  eiïrénés.  En 
menant  la  vie  à  outrance ,  il  s'occupait  aussi  de  politique,  et  dans 
les  grandes  luttes  qui  signalèrent  le  début  du  ministère  de  Pitt 
(1783),  il  se  montra  partisan  passionné  des  whigs,  beaucoup  plus 
sans  doute  par  esprit  de  révolte  contre  le  roi  son  père  que  par  dcvoù- 


48  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ment  aux  doctrines  libérales.  Il  ne  se  gênait  guère  en  effet  pour  trom- 
per les  gens  de  son  parti.  Dans  ses  relations  avec  le  grand  tribun 
Charles  Fox,  dont  il  était  fier  de  se  dire  l'ami,  ses  mensonges  al- 
laient parfois  jusqu'au  cynisme.  H  y  a  un  épisode  de  sa  vie  qui  se 
rapporte  précisément  à  cette  date ,  et  qui  nous  le  dévoile  tout  en- 
tier. On  y  voit  à  nu  ses  passions,  ses  lubies,  ses  fureurs ,  tout  cela 
entremêlé  de  protestations  de  dévoûment  éternel  aux  whigs,  à 
l'heure  même  où  il  abuse  de  la  confiance  de  Fox  et  l'associe  indi- 
gnement à  ses  faussetés.  En  1785,  le  prince  de  Galles,  qui  était 
alors  dans  sa  vingt-quatrième  année,  fut  pris  d'une  passion  folle 
pour  une  jeune  veuve  irlandaise,  M™*  Fitz-Herbert  (1),  et,  comme 
l'adroite  personne  s'entendait  parfaitement  à  enflammer  et  à  repous- 
ser ses  désirs,  le  prince  avait  conçu  le  dessein  de  l'épouser.  Il  se 
rendait  souvent  chez  M'"^  Fox  pour  s'entretenir  de  son  projet  avec 
elle  et  son  mari.  Lord  Holland,  dans  ses  Mémoires  du  parti  ivhig, 
raconte  à  ce  sujet  d'étranges  détails  qu'il  tenait  de  M'"^  Fox  elle- 
même.  Il  paraît  que  dans  ces  entretiens  le  jeune  prince  ne  répon- 
dait aux  conseils  de  Fox  que  par  des  scènes  violentes.  On  aurait 
peine  à  croire,  si  la  chose  n'était  attestée  par  de  pareils  témoins, 
jusqu'où  allaient  les  emportemens  de  sa  passion  et  de  son  déses- 
poir. M'"^  Fox  l'a  vu  pleurer  à  chaudes  larmes,  se  rouler  à  terre,  se 
frapper  le  front,  s'arracher  les  cheveux  et  tomber  en  des  convul- 
sions nerveuses.  Il  jurait  que  son  parti  était  pris,  qu'il  renoncerait 
à  la  couronne,  vendrait  ses  bijoux,  son  argenterie,  et  ramasserait 
une  somme  suffisante  pour  fuir  en  Amérique  avec  celle  qu'il  aimait. 
Le  10  décembre  1785,  Fox  lui  écrivit  une  longue  lettre,  espérant 
que,  s'il  lisait  son  argumentation  à  tête  reposée,  il  en  tiendrait  plus 
compte  que  de  ses  conversations.  C'était  bien  une  argumentation 
en  effet,  une  chaîne  de  raisonnemens  serrés ,  pressans,  et  sous  la 
forme  la  plus  affectueuse,  a  Mon  cher  Charles ,  lui  répondit  le 
prince,  votre  lettre  d'hier  m'a  fait  plus  de  plaisir  que  je  ne  puis 
l'exprimer.  J'y  vois  une  preuve  nouvelle  de  cette  amitié,  de  cette 
affection  vraie  que  l'ambition  de  ma  vie  est  de  mériter.  »  Or  le 
bruit  ayant  déjà  couru  que  le  prince  allait  épouser  M'"^  Fitz-Her- 
bert, il  ajoutait  résolument,  comme  un  homme  revenu  d'un  accès 

(1)  M'"*  Fitz-Herbert  était  un  peu  plus  âgée  que  le  prince  de  Galles;  tous  les  con- 
temporains s'accordent  à  dire  qu'elle  était  d'une  grâce  accomplie.  En  ce  qui  concerne 
son  caractère,  on  ne  trouve  pas  le  même  accord  dans  les  jugemens  de  l'opinion  pu- 
blique. Les  uns  en  parlent  comme  d'une  aventurière,  bien  qu'elle  appartînt  à  l'une 
des  premières  familles  d'Irlande;  les  autres  ne  lui  refusent  pas  leur  estime.  Je  dois 
dire  que  lord  Brougham  est  de  ceux  qui  l'ont  jugée  le  plus  favorablement.  Dans  son 
étude  sur  George  IV,  il  dit  que  la  passion  du  prince  pour  M""'  Fitz-Herbert  lui  est  un 
mérite  qui  rachète  bien  des  souillures.  (Voyez  Historical  Sketches  of  Statesmen  ivho 
flourished  in  the  time  of  George  III,  by  Henri  lord  Brougham.  Londres  et  Glasgow, 
1856,  vol.  II,  p.  H.) 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  Zi9 

de  folie  :  «  Soyez  tranquille ,  mon  cher  ami,  le  monde  sera  bientôt 
convaincu,  non-seulement  qu'il  n'y  a  pas,  mais  qu'il  n'y  a  jamais 
eu  de  motifs  aux  rapports  qu'on  fait  circuler  avec  tant  de  malveil- 
lance. »  Cette  lettre  est  du  11  décembre  1785;  le  21  décembre,  le 
prince  de  Galles  épousait  M""*^  Fiiz-Herbert.  Le  mariage  avait  été 
célébré  secrètement  par  un  ministre  de  l'église  anglicane.  Plus 
d'une  année  après,  le  bruit  de  cette  aventure  s'était  répandu,  un 
orateur  y  fit  allusion  à  la  chambre  des  communes.  Une  circonstance 
particulière  ajoutait  encore  à  la  gravité  de  l'accusation;  M'"^  Fitz- 
Herbert  était  catholique  romaine.  On  comprend  tout  ce  qu'il  y  avait 
là  d'irrégularités  réunies  dans  un  seul  fait,  et  combien  le  prince, 
ami  des  whigs,  donnait  de  prise  aux  attaques  des  tories.  Fox, 
croyant  le  prince  guéri  de  sa  passion,  persuadé  d'ailleurs  que  ses 
adversaires  politiques  obéissent  en  cette  affaire  à  des  sentimens 
perfides,  et  que  la  rumeur  dont  il  s'agit  se  rapporte  à  une  histoire 
ancienne,  se  lève  pour  le  défendre.  11  nie  absolument  l'acte  qu'on 
a  dénoncé  par  allusion,  il  le  nie  en  fait  comme  en  droit,  il  affirme 
non-seulement  qu'un  tel  acte  serait  impossible  aux  yeux  de  la  loi, 
par  conséquent  nul  et  non  avenu,  mais  qu'en  fait  il  n'a  pas  eu  lieu. 
Cependant  est-ce  lui  qui  parle?  est-ce  le  prince?  En  matière  si 
grave,  il  faut  des  réponses  concluantes.  Pressé  de  questions  sur  ce 
point,  Fox  déclare  qu'il  est  autorisé  directement  à  tenir  le  langage 
qu'on  vient  d'entendre  ;  ce  prétendu  mariage  secret,  il  l'affirme,  est 
une  invention  calomnieuse. 

C'est  dans  la  séance  du  30  avril  1787  que  Fox  fit  cette  déclara- 
tion aux  communes.  Le  jour  même,  le  prince  de  Galles  avait  une 
entrevue  avec  lord  Grey,  et  le  suppliait  de  faire  au  parlement  une 
déclaration  contraire  à  celle  de  Fox.  u  II  était  horriblement  agité,» 
dit  lord  Grey.  On  le  croira  sans  peine,  à  moins  d'admettre  que  le 
prince  avait  perdu  toute  pudeur.  H  venait  de  tromper  Fox,  il  l'avait 
amené  à  faire  devant  le  parlement  une  déclaration  inexacte,  il  l'a- 
vait exposé  à  passer  pour  le  complice  de  ses  mensonges;  il  priait 
maintenant  lord  Grey  de  l'aider  à  tromper  M"""  Fitz-Herbert.  Est-il 
nécessaire  de  dire  que  lord  Grey  s'y  refusa  d'une  façon  péremp- 
toire?  Sir  George  Cornewall  Lewis,  chancelier  de  l'échiquier  sous  le 
ministère  Palmerston,  à  qui  nous  empruntons  quelques-uns  de  ces 
détails,  résume  avec  précision  cet  imbroglio  de  fourberies.  «  On  ne 
saurait,  dit-il,  concevoir  une  position  plus  humiliante  et  plus  désho- 
norante que  celle  où  le  prince  se  trouvait  alors,  niant  son  mariage 
à  Fox,  l'avouant  à  Grey,  et  niant  sa  dénégation  à  M'"«  Fitz-Herbert, 
le  traitant  de  fiction  avec  le  premier,  de  nullité  avec  le  second,  de 
réalité  avec  la  troisième.  » 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  la  fin  des  aventures  de  M'"*  Fitz- 

TOMB  XIII.  —  1870.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Herbert.  On  devine  les  mécomptes  et  les  humiliations  que  lui  réser- 
vait le  prince  cle  Galles,  une  fois  sa  passion  assouvie.  Un  mariage 
secret  de  l'héritier  du  trône,  quoique  célébré  selon  les  formes  du 
culte  anglican,  était  nul  de  plein  droit,  cela  va  sans  dire.  M'"*  Fitz- 
Herbert  vit  bientôt  arriver  le  dernier  chapitre  de  son  roman  (1). 
Elle  ne  fut  pas  la  seule  dont  le  prince  consomma  la  honte.  Le  vo- 
luptueux sans  foi  ni  loi  donna  bien  d'autres  scandales  à  son  pays,  et 
lorsqu'il  se  résigna,  dix  ans  après,  à  subir  les  liens  d'un  mariage 
régulier,  ce  ne  fut  pas  chez  lui  désir  de  régler  enfin  sa  vie  et  d'as- 
surer la  succession  du  trône  ;  il  ne  fit  que  céder  à  la  contrainte  de 
ses  embarras  financiers.  Ses  dettes  s'élevaient  à  (500,000  livres, 
c'est-à-dire  à  15  millions.  Depuis  longtemps  le  roi  son  père  le  pres- 
sait en  vain  de  songer  à  une  union  digne  de  son  rang.  Parmi  les 
princesses  sur  lesquelles  la  cour  de  Windsor  avait  jeté  les  yeux,  il 
y  en  avait  deux  que  des  raisons  de  parenté  désignaient  plus  par- 
ticulièrement au  choix  de  la  famille  royale.  L'une  était  la  princesse 
Louise  de  Mecklembourg,  qui  épousa  plus  tard  le  roi  de  Prusse 
Frédéric-Guillaume  III,  et  devint  la  noble  héroïne  si  justement 
chère  aux  Prussiens  après  leurs  désastres  de  1806  ;  l'autre  était  la 
princesse  Caroline  de  Brunswick.  La  première  était  la  nièce  de  la 
reine,  la  seconde  la  nièce  du  roi.  Si  le  prince  de  Galles  avait  pris 
son  mariage  au  sérieux,  son  choix  était  dicté  d'avance  par  des  rai- 
sons décisives.  Jeune,  belle,  comblée  de  tous  les  dons  du  cœur  et 
de  l'esprit,  la  princesse  Louise  n'eût  pas  été  seulement  le  gracieux 
ornement  du  trône  d'Angleterre,  elle  aurait  certainement  exercé 
l'influence  la  plus  salutaire  sur  l'esprit  désordonné  du  prince  de 
Galles.  Ce  furent  précisément  cette  grâce  et  cette  élévation  morale 
qui,  bien  loin  d'attirer  le  prince,  l'éloignèrent.  Il  n'était  pas  homme 
à  se  plier  au  noble  joug  de  la  vertu.  La  princesse  Caroline  de  Bruns- 
wick avait  vingt-sept  ans,  huit  ans  de  plus  que  la  princesse  Louise; 
elle  ne  brillait  ni  par  les  grâces  de  sa  personne  ni  par  la  sûreté  du 
caractère;  ce  fut  elle  qu'il  choisit.  Faut-il  croire  avec  sir  George  Cor- 
el) Il  paraît  pourtant  que  le  prince  de  Galles,  malgré  sou  inconstance  et  ses  désor- 
dres, resta  longtemps  sous  le  charme  de  11°"=  Fitz-Herbert.  M°"  Vigée-Lcljrun  raconte 
en  ses  Souvenirs  que  s'étant  rendue  à  Londres  en  1802,  un  peu  avant  la  rupture  du 
traité  d'Amiens,  elle  avait  été  très  bien  reçue  par  le  prince  de  Galles  cl  mise  îi  l'abri 
de  toutes  les  vexations  auxquelles  des  Français  pouvaient  être  exposés  pendant  la 
guerre.  Le  prince  d'3  Galles  voulait  que  la  brillante  artiste  fît  son  portrait.  M"":  Vigée- 
Lebrun  répondit  :\  cj  désir,  elle  raconte  môme  les  méchans  propos  qui  coururent  à  ce 
sujet,  le  dépit  et  la  mauvaise  humeur  des  peintres  de  Londres,  puis  elle  ajoute  :  «  Dès 
que  ce  portrait  fut  terminé,  le  prince  le  donna  à  son  ancienne  amie  M'"*^  Fitz-IIerbert_ 
CelL>ci  le  fit  placer  dans  un  cadre  roulant,  comme  sont  les  grands  miroirs  de  toi- 
lette, afin  de  pouvoir  le  transporter  dans  toutes  les  chambres  quelle  occupait,  ce  qu3 
je  trouvai  très  ingénieux.  i>  {Souvenirs  de  M^e  Vigée-Lebrun,  Paris  1869,  t.  II,  p.  140.) 
Cela  se  passait  en  1802,  dix-sept  ans  après  le  mariage  clandestin  et  illégal  du  prince 
de  Galles  avec  M""^  Fitz-Herbert. 


LE   MÉDECIN    DE    LA    REINE   VICTORIA.  54 

newall  LeAvis  que  «  le  prince,  une  fois  décidé  à  avaler  cette  pilule 
amère  du  mariage,  résolut  de  le  faire  de  la  manière  la  plus  agréable 
au  roi,  et  conséquemment  de  préférer  sa  nièce  à  celle  de  la  reine?  » 
Le  récit  même,  tel  qu'il  est  présenté  par  Cornewall  Lewis,  ne  permet 
pas  d'admettre  cette  explication.  Un  jour,  en  revenant  de  la  chasse, 
le  prince  de  Galles  entre  chez  le  roi  et  lui  annonce  tout  à  coup  l'in- 
tention d'épouser  la  princesse  de  Brunswick.  Le  roi  dit  qu'il  n'a 
aucune  objection  à  faire  au  mariage  du  prince  avec  sa  nièce;  il  lui 
conseille  pourtant  u  de  prendre  des  renseignemens  sur  sa  personne 
et  sur  sa  conduite.  »  N'est-ce  pas  là  une  réponse  qui  laissait  au 
prince  toute  sa  liberté,  s'il  avait  voulu  en  faire  le  noble  usage  dont 
nous  parlions  4;out  à  l'heure?  On  dirait  presqu'un  avertissement.  Le 
prince  n'en  fut  guère  ému,  car  il  répondit  négligemment  qu'il  était 
satisfait  sur  ce  point.  C'est  le  roi  lui-même  qui  raconta  plus  tard 
cette  conversation  à  lord  Liverpool,  celui-ci  la  transmit  à  lord  Hoi- 
land,  qui  la  rapporte  dans  ses  Mémoires  du  jjarti  ivhig.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  résolution  du  prince  était  arrêtée,  et  les  choses  marchè- 
rent vite.  Au  mois  de  novembre  179/j,  lord  Malmesbury  fut  chargé 
de  se  rendre  à  Brunswick  et  de  demander  pour  le  prince  de 
Galles  la  main  de  la  princesse  Caroline  ;  au  mois  de  décembre  de 
la  même  année,  le  roi,  dans  son  discours  au  parlement,  annonça  la 
conclusion  du  contrat  de  mariage. 

Il  serait  difficile  sans  doute  de  citer  une  alliance  où  les  conve- 
nances réciproques  aient  été  plus  complètement  méconnues.  11  fal- 
lait au  prince  de  Galles  une  compagne  de  haute  vie  morale  et  de 
noble  ascendant,  il  fallait  à  la  princesse  Caroline  un  guide  sûr  et 
respecté.  Dès  leur  première  entrevue,  dont  le  seul  témoin  fut  lord 
Malmesbury,  les  deux  fiancés  se  firent  horreur  l'un  à  l'autre.  Par 
son  extérieur,  par  ses  manières  et  sa  conversation,  la  princesse  ex- 
cita immédiatement  la  répulsion  du  prince;  quant  au  prince,  la  ré- 
ception qu'il  fit  à  la  princesse  ne  fut  pas  seulement  froide,  elle  fut 
u  repoussante,  dit  lord  Malmesbury,  et  grossière  au  dernier  degré.  » 
Le  jour  du  mariage,  qui  fut  célébré  dans  la  chapelle  royale  de 
Saint-James  le  8  avril  1795,  si  violente  était  sa  répugnance  qu'il 
eut  recours  aux  plus  étranges  moyens  pour  s'étourdir.  11  avait  bu 
des  spiritueux  avec  rage  et  pouvait  à  peine  se  tenir  debout.  Sans 
l'assistance  du  duc  de  Bedford,  qui  marchait  à  côté  de  lui,  il  serait 
toir.bé  au  beau  milieu,  du  cortège.  C'es.t  encore  un  fait  attesté  par 
lord  Malmesbury  et  raconté  par  lord  Holland. 

L'unique  enfant  de  ce  père  et  de  cette  mère  vint  au  monde  le 
27  février  179(5.  C'était  une  fille,  la  princesse  Charlotte.  Le  père 
n'était  pas  là  pour  lui  sourire;  il  y  avait  six  ou  sept  mois  qu'il  avait 
quitté  sa  demeure  de  Carlton-house,  il  habitait  Windsor  ou  Brigh- 
ton,  laissant  sa  femme  vivre  de  son  côté  comme  bon  lui  semblerait. 


52  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Quant  à  la  mère,  elle  ne  parut  point  en  avoir  plus  de  souci.  Plus 
tard  seulement  elle  comprendra  qu'elle  peut  tirer  parti  de  sa  fille 
et  s'en  faire  une  arme  contre  un  mari  détesté.  Alors  on  la  verra 
s'occuper  de  son  avenir,  réclamer  pour  elle  certains  droits,  montrer 
enfin,  à  défaut  de  sollicitude  morale,  une  vigilance  intéressée.  Cette 
fille,  à  peu  près  abandonnée  de  tous  et  dont  l'éducation  se  fait 
à  l'aventure,  n'est-ce  pas,  après  tout,  l'héritière  présomptive  de 
l'un  des  premiers  trônes  du  monde?  L'enfant  avait  à  peine  deux 
mois  quand  la  princesse  de  Galles ,  définitivement  et  d'un  com- 
mun accord  séparée  de  son  mari,  quitta  sa  résidence  de  Carlton- 
house  pour  s'installer  dans  une  villa  de  Blackheath  (avril  1796). 
Elle  y  demeura  huit  ans,  de  1796  à  180/i.  Elle  était  admise  à  la 
cour  dans  les  fêtes  officielles,  mais  de  façon  à  ne  jamais  y  rencon- 
trer le  prince,  et  n'avait  presque  point  de  relations  avec  les  autres 
membres  de  la  famille  royale.  Ce  qu'était  à  la  villa  de  Blackheath 
la  conduite  de  la  princesse  de  Galles,  on  peut  le  deviner  par  un  fait 
significatif  :  au  mois  d'octobre  ISOZi,  M.  Pitt,  chef  du  ministère,  et 
lord  Westmoreland,  chancelier  privé,  durent  se  rendre  à  Blackheath 
pour  adresser  à  la  princesse  les  plus  sévères  remontrances.  Elle  les 
reçut  avec  une  parfaite  indifférence,  opposant  aux  paroles  les  plus 
pressantes  une  impassibilité  glaciale.  A  la  fin  pourtant,  touchée 
sans  doute  de  graves  considérations  relatives  à  son  intérêt,  elle 
promit  de  s'amender.  C'est  à  cette  occasion  que  le  prince  de  Galles 
réclama  sa  fille,  âgée  alors  de  huit  ans,  et  voulut  se  charger  lui- 
même  de  son  éducation.  Le  roi  n'accueillit  point  cette  demande. 
Sans  estimer  beaucoup  sa  nièce,  il  croyait  pourtant  lui  devoir  cer- 
tains égards,  tandis  qu'il  n'avait  pour  son  fils  ni  estime  ni  aff'ection. 
La  princesse  de  Galles,  malgré  les  réclamations  du  prince,  resta 
donc  chargée  de  la  tutelle  de  la  princesse  Charlotte. 

Deux  ans  plus  tard  éclata  un  scandale  inoui.  Le  prince  de  Galles 
fut  averti  par  deux  de  ses  frères,  le  duc  de  Kent  et  le  duc  de  Sus- 
sex,  que  les  faits  les  plus  graves  étaient  reprochés  à  la  princesse. 
C'était  vraiment  une  question  d'état.  Deux  personnes  de  distinction, 
sir  John  Douglas  et  sa  femme,  ayant  habité  à  Blackheath  dans 
le  voisinage  de  la  princesse,  avaient  été  reçues  chez  elle  assez 
intimement  pour  découvrir  des  choses  qui  intéressaient  la  succes- 
sion au  trône.  La  princesse,  disait  lady  Douglas,  serait  devenue  en-., 
ceinte  par  suite  d'un  commerce  illicite,  et  vers  la  fin  de  1802  au- 
rait donné  le  jour  clandestinement  à  un  enfant  du  sexe  masculin 
qui  grandissait  auprès  d'elle  à  Blackheath.  Si  le  fait  était  reconnu 
exact,  le  prince  était  tenu  de  le  déclarer  aux  ministres,  et  les  mi- 
nistres étaient  tenus  de  le  porter  à  la  connaissance  du  parlement. 
Avant  d'en  venir  là,  le  roi  voulut  qu'une  information  eût  lieu  par 
les  soins  des  plus  hauts  personnages  de  l'état.  Lord  Grenville,  pre- 


LE   MEDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  53 

mier  lord  de  la  trésorerie,  lord  Ellenborough,  premier  juge,  lord 
Erskine,  chancelier,  lord  Spencer,  secrétaire  d'état,  furent  chargés 
de  cette  enquête  en  vertu  d'un  ordre  secret  signé  de  la  main  même 
du  roi  le  29  mai  :1806.  Le  résultat  de  la  procédure  fut  que  l'accu- 
sation de  grossesse  et  d'accouchement  clandestin  devait  être  re- 
jetée, mais  que  certaines  particularités  dans  la  conduite  de  la 
princesse  donnaient  lieu  à  des  interprétations  très  défavorables.  Les 
hauts  commissaires  ajoutaient  :  «  On  doit  ajouter  foi  à  ces  circon- 
stances révélées  par  les  témoins  tant  qu'elles  n'auront  pas  été  ré- 
futées d'une  manière  décisive,  et,  si  elles  sont  vraies,  elles  mé- 
ritent d'être  prises  en  très  sérieuse  considération.  »  Le  roi  ayant 
communiqué  ce  rapport  à  la  princesse  de  Galles,  elle  confia  sa  dé- 
fense à  trois  personnages  politiques  considérables,  lord  Eldon, 
M.  Perceval,  M.  Plomer,  qui  attaquèrent  très  vivement  dans  leur 
mémoire  et  la  procédure  des  commissaires  et  les  témoignages  pro- 
duits contre  leur  cliente.  La  cause  ainsi  entendue,  il  ne  restait  plus 
qu'à  prononcer  la  sentence.  Le  roi  s'en  remit  à  son  conseil  du  soin 
de  la  rédaction.  Le  fond  était  conforme  à  ce  que  nous  venons  d'in- 
diquer :  déclaration  par  les  quatre  lords  de  l'innocence  de  la  prin- 
cesse de  Galles  en  ce  qui  concerne  l'accusation  de  grossesse  et  d'ac- 
couchement clandestin,  expression  du  contentement  causé  au  roi 
par  ce  verdict,  toutefois  nécessité  d'un  avertissement  sérieux  à  la 
princesse,  car  l'enquête  présentait  des  circonstances  que  l'on  ne 
pouvait  considérer  sans  inquiétude.  En  somme,  les  ennemis  de 
l'accusée  avaient  le  dessous. 

Ce  jugement  allait  être  communiqué  à  la  châtelaine  de  Black- 
heath,  quand  le  prince  pria  le  roi  de  surseoir  jusqu'à  ce  qu'il  lui 
eût  mis  sous  les  yeux  un  nouvel  exposé  des  faits.  Ce  sursis,  qui 
aurait  pu  être  funeste  à  la  princesse,  lui  procura  au  contraire  une 
plus  complète  victoire.  L'affaire  était  encore  pendante  lorsque  le  mi- 
nistère de  lord  Grenville  fut  remplacé  par  celui  du  duc  de  Portland; 
or  deux  des  défenseurs  de  la  princesse,  lord  Eldon  et  M.  Perceval, 
faisaient  partie  de  la  nouvelle  administration ,  le  premier  comme 
lord  chancelier,  le  second  comme  chancelier  de  l'échiquier  et  chef 
de  la  chambre  des  communes.  Ils  n'abandonnèrent  pas,  on  le  pense 
bien,  la  cause  qu'ils  avaient  si  vivement  défendue;  lord  Grenville  et 
ses  collègues  avaient  acquitté  la  princesse  au  sujet  des  accusations 
principales  en  laissant  subsister  des  doutes  fort  graves  sur  le  reste; 
lord  Eldon  et  M.  Perceval  firent  accepter  par  le  ministère  du  duc 
de  Portland  une  déclaration  qui  la  justifiait  sur  tous  les  points.  Les 
ministres  engagèrent  donc  le  roi  à  la  recevoir  à  la  cour;  on  lui  dé- 
signa des  appartemens  au  palais  de  Kensington,  et  elle  fut  invitée 
aux  réceptions  oiïicielles.  Au  fond,  rien  n'était  changé  dans  ses  rap- 
ports avec  les  autres  membres  de  la  famille  royale.  Ce  fut  néan- 


bli  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

moins  une  victoire  pour  elle  dans  cette  série  d'escarmouches  et 
d'agressions  scandaleuses;  le  prince  de  Galles  était  battu. 

Les  événemens  publics  lui  fournirent  bientôt  l'occasion  de  prendre 
sa  revanche.  On  sait  dans  quel  état  de  santé  se  trouvait  le  roi  d'An- 
gleterre George  III  depuis  une  vingtaine  d'années.  Ce  ne  sont  pas 
les  secousses  de  la  révolution  française,  les  guerres  de  la  répu- 
blique et  de  l'empire  qui  ébranlèrent  la  faible  raison  de  George  III; 
il  faut  plutôt  attribuer  son  mal  aux  chagrins  profonds  que  lui  cau- 
sèrent le  triomphe  des  colonies  d'Amérique  et  l'échec  infligé  à 
l'Angleterre  par  le  traité  de  Versailles  (1783).  Dès  l'année  1788, 
sa  raison  s'était  voilée.  Il  fut  question  alors  de  constituer  une  ré- 
gence, et  cette  crise  amena  des  luttes  dont  la  tribune  anglaise  a 
gardé  le  souvenir.  Pitt  et  Burke  d'un  côté,  Fox  et  les  whigs  de 
l'autre,  les  premiers  pleins  de  défiance  à  l'égard  du  prince  de 
Galles,  les  derniers  dévoués  au  prince  leur  ami,  discutaient  avec 
violence  les  conditions  du  pouvoir  qui  allait  être  déféré  au  régent. 
Enfin,  après  quelques  mois  de  grandes  angoisses  nationales,  la  santé 
du  roi  se  rétablit,  et  cette  guérison  fut  saluée  dans  toute  l'Angle- 
terre par  des  transports  de  joie.  Malhem'eusement  ce  sont  là  des 
atteintes  dont  il  est  difficile  de  se  relever,  —  le  roi  en  garda  long- 
temps la  trace.  Sa  façon  de  prendi'e  part  aux  affaires  publiques,  ses 
prédilections  connues,  ses  répugnances,  son  indilTérence  pour  Wil- 
liam Pitt  au  moment  où  ce  grand  homme  d'état  soutenait  de  si  ter- 
ribles luttes,  son  enthousiasme  pour  Addington,  tour  à  tour  ami 
infidèle  ou  indigne  rival  de  William  Pitt,  tout  cela,  suivant  les  au- 
torités les  plus  graves,  indiquait  une  raison  ébranlée.  Vers  la  fin  du 
mois  d'octobre  1810,  le  mal  reparut,  l'intelligence  s'éteignit,  le 
souverain  de  l'Angleterre  n'était  plus  même  un  fantôme  de  roi.  Le 
parlement  s'occupa  aussitôt  de  pourvoir  aux  nécessités  publiques, 
et  le  5  février  1811  le  prince  de  Galles  fut  investi  de  la  régence 
avec  certaines  restrictions  des  prérogatives  royales.  Une  fois  assuré 
de  son  pouvoir,  le  prince-régent  s'empressa  de  régler  à  sa  guise  la 
situation  de  la  princesse  :  il  sépara  la  fille  de  la  mère;  la  princesse 
Charlotte  fut  installée  à  Warwick-house  avec  une  gouvernante,  et 
la  princesse  de  Galles  établie  à  Connaught-Terrace  n'eut  la  permis- 
sion de  lui  rendre  visite  que  tous  les  quinze  jours. 

Le  prince-régent  était  tellement  impopulaire  que  les  amis  de  la 
princesse  lui  conseillèrent  d'en  appeler  hardiment  à  l'opinion  pu- 
blique, après  avoir  tenté  auprès  de  son  mari  une  dernière  démarche 
qui  certainement  demeurerait  sans  résultat.  La  princesse,  au  mois 
de  janvier  1813,  adressa  donc  au  prince-régent  une  lettre  où  tous 
ses  griefs  étaient  rassemblés  avec  force.  On  la  lui  renvoya  deux  fois 
sans  l'ouvrir.  A  la  troisième,  lord  Liverpool,  chef  du  ministère,  lui 
fit  répondre  simple^neut  que  la  lettre  avait  été  lue  au  prince,  mais 


LE    MÉDECIN    DE    LA   RELNE    VICTORIA.  55 

qu'il  n'avait  pas  jugé  à  propos  d'exprimer  son  bon  plaisir  à  ce  su- 
jet, Qu'arriva-t-il?  La  lettre  parut  dans  le  Moniing-Chronicle.  On 
devine  quel  en  fut  l'effet  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre  :  en  1808, 
le  scandale  n'était  pas  sorti  des- hautes  sphères  de  l'état;  en  1813, 
il  était  livré  sans  voiles  à  l'Angleterre,  à  l'Europe,  au  monde  en- 
tier. L'émotion  fut  si  vive  que  le  prince  ne  put  garder  le  silence.  Sa 
terrible  adversaire  avait  trouvé  le  moyen  de  lui  faire  exprimer  son 
bon  plaisir  au  sujet  des  remontrances  qu'il  dédaignait  la  veille; 
cette  lettre  le  plaçait  sur  le  banc  des  accusés  en  face  de  la  nation 
anglaise.  Pourquoi  séparait-il  la  fdle  de  la  mère  ?  Pourquoi  allé- 
guait-il des  imputations  qu'une  enquête  solennelle  avait  déclarées 
calomnieuses?  Pourquoi  ne  tenait-il  aucun  compte  de  ce  rapport  de 
1806?  Enfin,  en  supposant  qu'il  y  eût  nécessité  de  soustraire  la 
princesse  Charlotte  à  la  tutelle  de  sa  mère,  pourquoi  une  jeune  fdle 
de  dix-sept  ans,  héritière  présomptive  du  trône,  était-elle  séques- 
trée du  monde  et  comme  tenue  en  chartre privée?  D'où  vient  qu'on 
semblait  prolonger  son  enfance  ?  Quel  était  le  dessein  du  prince  en 
refusant  ou  en  négligeant  de  lui  faire  administrer  le  sacrement  de 
confirmation?  C'étaient  là  autant  de  questions  que  suggérait  à  la 
conscience  publique  la  lettre  insérée  dans  le  Moniing-Chronicle. 
Effrayé  de  ces  rumeurs  croissantes,  le  prince-régent  voulut  se  mettre 
à  l'abri  sous  une  décision  judiciaire.  Le  conseil  privé  est  réuni;  il 
se  compose  de  tous  les  ministres,  des  archevêques  de  Cantorbérj% 
d'York,  de  l'évêque  de  Londres,  des  principaux  juges,  en  tout 
vingt-trois  conseillers.  Le  régent  leur  demande  un  rapport  sur 
celte  question  précise  :  y  a-t-il  lieu,  oui  ou  non,  de  continuer  à  ré- 
gler et  à  restreindre  comme  par  le  passé  les  relations  de  la  prin- 
cesse de  Galles  avec  sa  fille  la  princesse  Charlotte?  Vingt  et  un 
conseillers  sur  vingt-trois  répondent  affirmativement.  C'est  un  ver- 
dict de  blâme  et  de  défiance  prononcé  contre  la  princesse  de  Galles; 
voilà  le  régent  qui  triomphe. 

La  princesse  de  Galles  ne  renonce  pas  à  la  lutte,  elle  en  appellera 
du  prince  au  parlement.  Elle  rédige  une  protestation  qu'elle  adresse 
à  la  fois  au  président  de  la  chambre  des  lords  et  au  président  de  la 
chambre  des  communes.  Le  président  de  la  chambre  des  lords, 
c'est  lord  Eldon,  son  défenseur  d'autrefois,  aujourd'hui  l'un  des 
ministres  du  régent  et  obligé  de  ne  pas  déplaire  au  maître;  lord 
Eldon  renvoie  cette  protestation  à  la  princesse ,  lui  recommande  de 
ne  pas  la  rendre  publique,  et  lui  intime  l'ordre,  au  nom  du  prince, 
de  ne  plus  faire  de  visites  à  Warwick-house.  Le  président  de  la 
chambre  des  communes  n'a  pas  de  ménagemens  à  garder  ;  il  com- 
munique la  lettre  à  la  chambre  dans  la  séance  du  '2  mars  1813,  et 
trois  jours  après  une  motion  est  faite  par  M.  Cockrane  Johnstone 
pour  que  le  rapport  de  1806,  avec  les  documens  annexés,  soit  mis 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

SOUS  les  yeux  du  parlement.  La  motion  est  rejetée,  mais  elle  a 
donné  lieu  à  un  débat  dans  lequel  M.  Stuart  Wortiey  (plus  tard  lord 
Wharncliffe)  a  fait  entendre  ces  vigoureuses  paroles  :  «  J'ai  autant 
que  personne  le  respect  de  la  royauté,  mais  je  dois  déclarer  que  de 
tels  événemens  contribuent  à  sa  ruine.  Je  le  vois  avec  un  profond 
regret,  nous  avons  une  famille  royale  qui  ne  tient  nul  compte  de  ce 
qu'on  dit  ou  de  ce  qu'on  pense  d'elle.  Ses  membres  semblent  être 
les  seules  personnes  du  pays  qui  ne  prennent  aucun  souci  de  leur 
bien-être  et  de  leur  honneur.  Il  ne  faut  pas  que  le  prince  régent  se 
fasse  illusion,  il  se  flatterait  vainement  de  sortir  sain  et  sauf  de  toutes 
ces  affaires.  »  Ces  paroles  trouvèrent  dans  le  pays  des  échos  reten- 
lissans.  On  oubliait  volontairement  tout  ce  qui  pouvait  être  à  la 
charge  de  la  princesse,  on  était  décidé  à  ne  voir  en  elle  que  la 
femme  persécutée,  la  princesse  de  race  étrangère  victime  des  plus 
odieux  traitemens  sur  le  sol  anglais,  et  qui  se  défendait  avec  une 
énergie  toute  britannique.  Pendant  le  mois  d'avril  1813,  la  salle  du 
palais  de  justice,  le  conseil  municipal  de  Londres,  d'autres  corps 
publics,  lui  votèrent  des  adresses  où  était  flétrie  dans  les  termes 
les  plus  véhémens  «  l'infâme  conspiration  formée  contre  son  hon- 
neur et  sa  vie,  »  et  où  des  hommages  enthousiastes  saluaient  «  sa 
modération,  sa  franchise,  sa  magnanimité.  » 

Tout  se  lie  et  s'enchaîne  dans  les  choses  de  ce  monde.  Les  grands 
événemens  qui  à  cette  date  tenaient  l'Europe  en  suspens  fournirent 
bientôt  de  nouvelles  péripéties  au  drame  domestique  de  la  cour 
d'Angleterre.  Au  mois  de  mars  181/1,  Napoléon,  après  l'héroïque 
campagne  de  France,  venait  d'être  abattu  par  la  coalition  euro- 
péenne. Les  alliés  étaient  entrés  à  Paris  le  31  mars,  et  le  6  avril 
l'empereur  avait  abdiqué.  Au  mois  de  juin  suivant,  l'empereur  de 
Russie  et  le  roi  de  Prusse,  accompagnés  du  maréchal  Blùcher  et  de 
quelques  personnages  importans,  se  rendirent  à  Londres  auprès  du 
prince-régent.  Ils  y  reçurent,  comme  on  pense,  un  accueil  magni- 
fique. Or,  dès  leur  arrivée  en  Angleterre,  la  reine,  femme  de 
George  III,  avait  prévenu  la  princesse  de  Galles  qu'il  lui  serait  in- 
terdit de  prendre  la  moindre  part  à  la  réception  des  illustres  visi- 
teurs. Le  prince-régent  devait  paraître  dans  toutes  les  fêtes ,  et 
c'était  chez  lui  une  résolution  inflexible  de  ne  rencontrer  la  prin- 
cesse en  aucune  circonstance,  soit  publique,  soit  privée.  La  prin- 
cesse protesta  une  fois  de  plus  dans  une  lettre  au  prince  qui  se  ter- 
minait par  ces  mots  :  «  Le  temps  que  vous  avez  choisi  pour  cette 
conduite  est  de  nature  à  la  rendre  particulièrement  blessante.  Plu- 
sieurs étrangers  illustres  sont  déjà  arrivés  en  Angleterre,  et  entre 
autres,  me  dit-on,  l'héritier  de  la  maison  d'Orange,  qui  s'est  an- 
noncé à  moi  comme  mon  futur  beau-fils.  Je  suis  injustement  exclue 
de  leur  société.  D'autres  d'un  rang  égal  au  vôtre  doivent  se  réjouir 


LE    MEDECIN    DE    LA    REINE   VICTORIA.  57 

avec  votre  altesse  royale  de  la  paix  de  l'Europe.  Ma  fille  pour  la 
première  fois  paraîtra  en  public  dans  la  splendeur  qui  convient  à 
l'approche  des  noces  de  l'héritière  présomptive  de  cet  empire.  Votre 
altesse  royale  a  choisi  cette  circonstance  pour  me  traiter,  sans  pro- 
vocation de  ma  part,  avec  une  nouvelle  indignité.  De  tous  les  sujets 
de  sa  majesté,  je  suis  la  seule  personne  que  votre  altesse  royale 
empêche  de  paraître  à  sa  place  pour  prendre  part  à  la  joie  générale, 
et  l'on  me  prive  de  la  jouissance  de  ces  nobles  sentimens  d'orgueil 
et  d'affection  qu'on  permet  à  toutes  les  mères.  »  Lettre  habile  et 
touchante  qui  eût  peut-être  éveillé  des  remords  chez  un  autre 
homme  que  le  prince-régent;  malheureusement  elle  venait  tard. 
Entre  le  prince  et  la  princesse,  il  y  avait  trop  de  souvenirs  odieux, 
trop  de  causes  de  haine  accumulées.  La  popularité  dont  elle  jouis- 
sait alors  ne  lui  était  plus  d'un  grand  secours;  comme  elle  la  devait 
moins  à  ses  mérites  qu'au  mépris  public  encouru  par  le  prince,  elle 
ne  pouvait  guère  s'en  faire  une  arme  à  l'heure  où  les  succès  exté- 
rieurs du  ministère  couvraient  la  personne  du  régent.  Persuadée 
que  la  lutte  était  désormais  impossible,  elle  quitta  l'Angleterre  au 
mois  d'août  ISlZi.  Elle  se  rendit  d'abord  dans  son  pays  natal,  resta 
quelque  temps  à  Brunswick  et  alla  ensuite  habiter  l'Italie. 

Ce  n'est  pas  le  moment  de  suivre  la  princes.se  de  Galles  en  ses 
dernières  aventures.  Nous  la  verrons  revenir  à  Londres  en  1820, 
lorsque  George  III,  le  pauvre  vieillard  privé  de  raison,  passera  de 
ce  monde  en  l'autre,  et  que  le  régent  deviendra  roi  sous  le  nom  de 
George  IV.  Elle  y  reviendra  pour  réclamer  son  titre  de  reine,  pour 
demander  sa  place  dans  la  cérémonie  du  couronnement,  pour  pro- 
tester contre  la  décision  qui  effaçait  son  nom  des  prières  liturgiques; 
comment  répondra  le  roi?  Sa  réponse,  tout  le  monde  le  sait,  ce  sera 
le  procès  intenté  à  la  reine,  un  scandale  suprême  mettant  le  comble 
à  tous  les  scandales  antérieurs.  Aujourd'hui  ce  sujet  n'est  pas  le 
nôtre.  Ce  n'est  pas  la  princesse  de  Galles  reina  d'Angleterre,  c'est  la 
princesse  Caroline,  mère  de  la  princesse  Charlotte,  que  nous  avons 
dû  imiter roger  d'abord.  Le  procès  de  la  reine  a  eu  lieu  en  1820,  et 
nous  ne  sommes  qu'en  18i/i.  De  181/i  à  1820,  bien  d'autres  évé- 
nemens  nous  appellent.  On  la  connaît  à  peine,  cette  héritière  pré- 
somptive du  trône,  qui  est  née  si  malheureusement  et  a  grandi  en 
des  conditions  si  tristes.  Profitons  des  renseignemens  que  nous  ap- 
portent les  souvenirs  de  Stockmar.  Tout  ceci  n'est  que  le  prologue, 
un  prologue  nécessaire,  de  l'histoire  de  la  princesse  Charlotte. 

II. 

On  a  remarqué  ces  mots  dans  la  lettre  que  nous  citions  tout  à 
l'heure  :  «  déjà  plusieurs  étrangers  illustres  sont  arrivés  en  Angle- 


58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

terre,  et  entre  autres,  me  dit-on,  l'héritier  de  la  maison  d'Orange, 
qui  m'a  écrit  pour  s'annoncer  à  moi  comme  mon  futur  bsau-fils,  »  et 
plus  loin  :  «  ma  fille,  pour  la  première  fois,  paraîtra  en  public  dans  la 
splendeur  qui  convient  à  l'approche  des  noces  de  l'héritière  pré- 
somptive de  cet  empire.  »  Lorsque  la  princesse  de  Galles  écrivait 
cette  lettre  au  prince-régent,  il  était  question  eu  effet  d'un  mariage 
pour  la  princesse  Charlotte.  Dès  le  mois  d'octobre  1813,  la  reine 
d'Angleterre,  femme  de  George  III,  songeant  à  marier  sa  petite-fille, 
avait  jeté  les  yeux  sur  le  prince  héréditaire  des  Pays-Bas,  celui  qui  a 
régné  plus  tard  sous  le  nom  de  Guillaume  II.  Le  prince-régent  ne 
faisait  aucune  objection  à  ce  projet.  Ayant  soustrait  la  jeune  prin- 
cesse à  la  direction  de  sa  mère,  il  avait  assumé  une  responsabililé 
morale  dont  il  lui  tardait  de  se  dégager.  Il  était  clair  d'ailleurs  que 
le  mariage  de  la  princesse  Charlotte  ferait  disparaître,  non  en 
droit,  mais  en  fait,  le  dernier  lien  qui  existait  encore  entre  le  prince- 
régent  et  une  épouse  détestée.  Tant  que  la  princesse  n'était  point 
mariée,  la  mère  pouvait  renouveler  ses  plaintes,  réclamer  ses 
droits,  et,  avec  le  caractère  qu'on  lui  connaissait,  qui  l'eut  empê- 
chée d'agiter  encore  le  parlement?  La  jeune  fille  une  fois  mariée, 
plus  de  discussion  possible  entre  le  père  et  la  mère;  la  princesse 
Caroline  restait  complètement  isolée  de  la  cour.  C'est  à  peine  si  l'on 
se  souviendrait  qu'il  y  avait  une  princesse  de  Galles  épouse  du 
prince-régent  d'Angleterre.  Ainsi  la  reine,  par  sollicitude  pour  sa 
petite-fille,  le  régent,  dans  une  vue  tout  égoïste  à  laquelle  se  mêlait 
une  inspiration  de  haine  contre  la  princesse  de  Galles,  désiraient 
également  cette  union. 

La  princesse  Charlotte  ne  se  décida  point  aussi  vite;  elle  voulait 
prendre  son  temps,  s'informer,  réfléchir.  Ce  n'était  pas  une  personne 
banale,  une  de  celles  dont  on  dispose  aisément  au  nom  des  conve- 
nances publiques  et  de  la  raison  d'état.  L'étrange  éducation  qu'elle 
avait  reçue  l'avait  préservée  au  moins  dà  l'insignifiance.  Elle  était 
très  vive,  très  originale,  toute  de  premier  mouvement.  Le  prince 
d'Orange,  soit;  encore  fallait-il  qu'elle  eût  occasion  de  le  voir  et  de 
l'apprécier.  Or  devait-elle  l'autoriser  à  venir  sans  être  mieux  in- 
struite de  ce  qui  le  concernait?  Consentir  à  une  entrevue,  c'était 
presqu'un  engagement.  D'ailleurs  elle  n'avait  pas  encore  dix-huit 
ans,  rien  ne  l'obligeait  à  se  presser.  Elle  avait  ainsi  maintes  objec- 
tions très  sages,  maintes  raisons  d'attendre.  Cependant  la  reine  y 
mit  une  telle  insistance  que  la  princesse  finit  par  céder;  elle  con- 
sentit au  voyage  du  prince  d'Orange. 

Le  11  décembre  1813,  le  prince  arrive  à  Londres,  et  le  même 
jour  il  est  présenté  à  la  princesse  Charlotte  par  le  régent.  L'impres- 
sion qu'il  fit  n'eut  rien  de  défavorable.  Le  lendemain,  la  princesse 
racontait  à  miss  Cornelia  Knight,  sa  gouvernante,  certains  détails 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE    VICTORIA.  59 

très  singuliers  da  cette  première  entrevue.  Le  régent  l'avait  prise  à 
part,  et,  sachant  ses  dispositions  défiantes,  lui  avait  dit  :  «  Eiibien! 
cela  ne  va  donc  pas?  »  La  princesse  avait  répondu  avec  sa  vivacité  : 
«  Je  ne  dis  pas  cela  du  tout,  sa  manière  d'être  me  plaît  fort.  »  Alors, 
sans  plus  de  façon,  le  régent  leur  avait  mis  les  mains  l'une  dans 
l'autre,  de  telle  sorte  qu'elle  était  fiancée.  Elle  ajoutait  à  ce  récit, 
comme  pour  se  consoler  d'avoir  été  engagée  si  brusquement  :  «  Le 
prince  d'Orange  n'a  pas  l'air  aussi  désagréable  que  je  l'aurais  cru.  » 

Voilà,  il  faut  en  convenir,  une  affaire  bien  lestement  enlevée, 
surtout  si  l'on  songe  au  peu  d'empressement  de  la  princesse  et  à 
son  désir  d'étudier  l'affaire  en  conscience.  Il  semble  que  le  régent, 
étonné  lui-même  d'un  résultat  si  prompt,  ait  craint  de  voir  son  suc- 
cès lui  échapper.  Les  notifications  officielles  eurent  lieu  presque 
immédiatement.  Dès  le  mois  de  janvier  ISlZi,  le  projet  de  mariage 
entre  la  princesse  Charlotte  et  le  prince  d'Orange  fut  annoncé  aux 
souverains  de  l'Europe  par  lettres  confidentielles.  On  trouve  tous 
les  détails  relatifs  à  ce  sujet  dans  la  correspondance  de  lord  Gastle- 
reagh.  La  demande  solennelle  de  la  main  de  la  princesse  eut  lieu 
au  mois  de  mars  ;  elle  fut  faite  par  M.  Fagel,  ministre  de  Hollande 
à  Londres,  et  par  le  comte  Yan  der  Duyn  de  Maasclam,  envoyé  ex- 
traordinaire de  la  cour  de  La  Haye.  La  princesse  ayant  donné  son 
consentement,  le  roi  de  Hollande,  peu  de  temps  après,  communiqua 
la  nouvelle  aux  états-généraux  du  royaume.  En  même  temps,  les  am- 
bassadeurs hollandais,  M.  Fagel  et  M.  Van  der  Duyn,  préparaient  la 
rédaction  du  contrat.  L'affaire  était  donc  comme  terminée,  il  ne  res- 
tait plus  à  régler  que  des  points  de  détail  et  des  questions  de  forme. 
Quel  fut  l'étonnement  du  public,  en  Angleterre  et  en  Hollande, 
lorsqu'on  apprit  au  mois  de  juin  suivant  que  tout  était  rompu  ! 

Cette  singulière  aventure,  qui  fut  jugée  alors  bien  diversement  et 
souvent  d'une  manière  fort  inexacte,  est  le  premier  point  sur  lequel 
les  souvenirs  de  Stockmar  nous  fournissent  des  renseignemens  nou- 
veaux d'une  valeur  tout  à  fait  authentique.  Stockmar,  appelé  en  An- 
gleterre deux  années  après  lesévénemensque  nous  racontons,  avait 
eu  bien  des  fois  l'occasion  d'en  parler  avec  la  princesse  Charlotte, 
il  avait  reçu  ses  confidences,  il  avait  eu  entre  les  mains  la  cor- 
respondance échangée  entre  elle  et  son  père  ;  on  peut  s'en  fier  à 
son  témoignage  pour  redresser  bien  des  erreurs.  Les  personnes  qui 
avaient  accrédité  ces  erreurs  n'avaient  vu  les  choses  que  du  dehors; 
Stockmar,  initié  à  tous  les  secrets,  a  suivi  de  jour  en  jour  les  péri- 
péties de  l'imbroglio. 

U  n'est  pas  inutile  de  constater  tout  d'abord  que  la  princesse 
Charlotte,  malgré  l'impression  favorable  de  la  première  heure, 
n'avait  pas  tardé  à  concevoir  une  idée  bien  différente  de  son  fiancé. 
Le  prince  d'Orange,  à  son  arrivée  à  Londres,  avait  été  précédé  par 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  réputation  qui  lui  attirait  les  sympathies.  Il  avait  même,  clans 
un  séjour  antérieur,  laissé  de  bons  souvenirs  à  la  société  anglaise. 
Son  père,  avant  de  régner  en  Hollande  sous  le  nom  de  Guillaume  I«'", 
avait  habité  assez  longtemps  l'Angleterre.  Lui-même,  par  son  édu- 
cation et  sa  manière  d'être,  s'était  assimilé,  disait-on,  quelques 
traits  du  caractère  britannique.  Il  avait  servi  en  Espagne  sous  Wel- 
lington ;  brave  au  feu,  bon  camarade,  sans  nulle  movgue  princière, 
toujours  en  joie  et  prodiguant  les  poignées  de  main,  il  s'était  ac- 
quis une  certaine  popularité  dans  l'armée.  Ces  choses-là,  répétées 
de  bouche  en  bouche  et  considérées  à  distance,  produisent  tou- 
jours de  l'eflet.  Il  est  probable  que  la  princesse  Charlotte  ne  les 
ignorait  pas  lorsqu'elle  déclara,  dès  la  première  entrevue,  que 
le  prince  ne  lui  déplaisait  nullement.  Examiné  de  plus  près ,  le 
joyeux  officier  de  l'armée  de  Wellington  devait  perdre  beaucoup 
de  ses  avantages.  Nous  avons  à^ce  propos  des  témoignages  de  pro- 
venance bien  diverse  qui  s'accordent  sur  tous  les  points  essen- 
tiels. Un  écrivain  hollandais,  M.  Grovestins,  l'éditeur  des  Souvenirs 
du  comte  Van  derDuyn,  consacre  au  prince  d'Orange  une  note  de  son 
livre  qui  se  termine  par  ces  mots  :  «  il  n'y  avait  dans  cette  pauvre  tête 
ni  instruction,  ni  idée  arrêtée  sur  quoi  que  ce  fût.  »  Un  personnage 
très  célèbre  en  Allemagne,  M.  Frédéric  de  Gagern,  esprit  naturelle- 
ment porté  à  la  bienveillance,  ayant  rencontré  le  prince  quelques  an- 
nées plus  tard,  le  peint  sous  les  mêmes  traits;  il  le  montre  bizarre, 
fantasque,  ambitieux  à  tort  et  à.travers,  sans  scrupule  dans  l'emploi 
des  moyens  qu'il  croit  utiles  à  ses  visées,  sans  discernement  dans  le 
choix  de  ses  conseillers  intimes,  affamé  de  popularité,  distribuant  à 
tout  propos  des  saluts,  des  sourires,  des  poignées  de  main ,  sé- 
duisant d'abord  ceux-là  même  qui  sont  le  plus  prévenus  contre  lui, 
mais  les  éloignant  bientôt  par  la  banalité  de  ces  démonstrations  et 
laissant  à  tous  l'idée  d'un  pauvre  comédien.  Ce  que  les  Anglais  ap- 
pellent respectahility  lui  faisait  absolument  défaut.  La  princesse 
Charlotte  fut  bien  souvent  choquée  du  sans-façon  de  ses  allures.  A 
la  date  du  9  mars  I8I/1,  c'est-à-dire  au  moment  où  le  prince  était 
admis  à  faire  sa  cour  à  l'héritière  présomptive  du  trône  d'Angle- 
terre, lord  Grenville  écrivait  au  marquis  de  Buckingham  :  «  Notre 
futur  beau-fils  loge  chez  son  tailleur  (1).  »  La  princesse  n'ignorait 
pas  ce  détail;  elle  savait  aussi  qu'on  l'avait  vu  revenir  des  courses 
assis  sur  le  siège  du  cocher  dans  un  état  voisin  de  l'ivresse.  Deux 
années  après,  racontant  à  Stockmar  ces  incartades  de  son  fiancé, 
elle  lui  dira  :  «  Le  prince  d'Orange  peut  être  fait  pour  commander 
un  régiment  de  cavalerie,  ce  n'est  point  l'époux  qui  me  convenait; 
il  n'a  rien  d'un  prince.  » 

(1)  Voyez  Buckingham,  Memoirs  of  the  court  of  the  Regency,  t.  II,  p.  75. 


LE    MÉDECIN    DE   LA    REINE    VICTORIA.  61 

Ce  ne  sont  pas  pourtant  les  inconvenances  du  prince  et  le  désen- 
chantement de  la  princesse  qui  causèrent,  officiellement  du  moins, 
la  rupture  de  l'union  projetée.  Quels  que  fussent  les  sentimens  de 
la  princesse,  le  dénoûment  de  l'aventure  fut  amené  par  des  raisons 
d'un  autre  ordre.  Un  problème  de  casuistique'royale,  que  les  né- 
gociateurs du  mariage  avaient  négligé  de  résoudre,  se  dressa  tout 
à  coup  entre  les  parties  contractantes.  Si  la  princesse  Charlotte  avait 
besoin  d'un  prétexte  pour  se  dédire  sans  trop  blesser  l' amour-propre 
du  prince  d'Orange,  celui-là  se  trouva  prêt  tout  à  point.  Quel  était 
donc  ce  problème?  En  deux  mots  le  voici  :  la  princesse  Charlotte 
en  181/i  était  l'héritière  présomptive  de  la  couronne,  son  grand- 
père,  le  roi  George  III,  atteint  d'une  maladie  mentale,  avait  déjà 
laissé  la  régence  au  prince  de  Galles;  à  la  mort  de  George  III,  le 
régent  deviendrait  roi  sous  le  nom  de  George  IV,  et  la  princesse 
Charlotte,  sa  fille,  si  Dieu  lui  prêtait  vie,  devait  nécessairement  lui 
succéder  un  jour.  De  son  côté,  le  prince  d'Orange  était  aussi  l'hé- 
ritier présomptif  d'un  trône  ;  il  était  le  fils  aîné  du  prince  à  qui  la 
victoire  des  alliés  sur  Napoléon  venait  d'assurer  le  royaume  des 
Pays-Bas.  Or  avait-on  songé  à  toutes  les  complications  qui  résulte- 
raient de  ce  mariage  entre  deux  personnes  destinées  à  deux  trônes? 
Et  d'abord  où  serait  la  résidence  du  jeune  couple?  Le  prince  d'O- 
range demeurerait-il  en  Angleterre?  La  princesse  Charlotte  suivrait- 
elle  son  mari  en  Hollande?  Dans  le  cas  où  l'un  des  deux  époux  serait 
appelé  au  trône  de  son  pays,  quelle  serait  la  situation  de  l'autre? 
Dans  le  cas  où  tous  les  deux  régneraient,  comment  leurs  devoirs  de 
souverains  pourraient-ils  se  concilier?  Le  silence  du  contrat  sur  tant 
de  points  importans  présageait  des  difficultés  inextricables;  il  y  avait 
là  pour  l'avenir  toute  une  source  de  conflits. 

L'excuse  des  négociateurs,  c'est  que  la  question  de  succession 
pour  l'un  et  l'autre  pays  semblait  fort  éloignée  :  on  n'avait  pas  cru 
devoir  se  préoccuper  d'éventualités  incertaines.  jN'y  avait-il  pas  en 
effet  bien  des  chances  pour  que  l'état  des  choses  fût  modifié?  Le  roi 
George  III,  quoique  sa  maladie  l'eût  obligé  de  déposer  le  fardeau 
des  affaires  publiques,  n'était  pas  sous  le  coup  d'une  mort  immi- 
nente. Le  prince  de  Galles,  devenu  régent  d'Angleterre  depuis  1812, 
conserverait  peut-être  ce  titre  pendant  une  longue  suite  d'années. 
II  était  dans  la  force  de  l'âge;  qui  sait  ce  que  lui  réservait  l'avenir? 
La  princesse  de  Galles  pouvait  mourir,  le  prince-régent  pouvait  di- 
vorcer; devenu  roi  après  la  mort  de  son  père,  il  saisirait  sans  doute 
la  première  occasion  de  faire  casser  son  mariage  afin  d'en  contrac- 
ter un  autre.  Si  un  fils  naissait  de  cette  nouvelle  union,  tous  les 
droits  de  la  princesse  Charlotte  se  trouvaient  anéantis.  A  la  bonne 
heure  !  Ces  excuses  pourtant  ne  sont  que  des  considérations  atté- 
nuantes. Fallait-il  donc  s'en  remettre  ainsi  au  hasard?  Il  était  bien 


62  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

plus  naturel  de  prendre  les  choses  telles  que  la  situation  les  pré- 
sentait, et  les  diplomates  chargés  de  la  rédaction  du  contrat  ne 
sauraient  échapper  au  reproche  d'imprévoyance.  L'ambassadeur 
des  Pays-Bas,  M.  le  comte  Van  der  Duyn,  avait  bien  imaginé  un 
moyen  de  couper  court  à  toutes  les  difficultés;  il  était  d'avis  que  le 
prince  d'Orange  abandonnât  ses  droits  au  trône  des  Pays-Bas,  qu'il 
y  renonçât  en  faveur  de  son  frère  et  se  fît  naturaliser  Anglais  afin 
de  se  préparer  sans  arrière-pensée  au  rôle  de  prince-époux  dans 
son  pays  d'adoption.  Soit  que  cette  combinaison  n'ait  pas  souri  au 
prince  d'Orange,  soit  que  les  chefs  des  deux  familles  royales  aient 
jugé  inutile  de  prévoir  les  choses  de  si  loin,  l'avis  du  comte  Van 
der  Duyn  fut  écarté.  On  passa  outre  à  la  rédaction  des  articles  sans 
se  soucier  des  embarras  possibles.  C'était  à  l'avenir  de  s'en  tirer  à 
sa  manière,  quand  surgiraient  les  cas  litigieux.  Même  en  des  affaires 
bien  autrement  graves,  la  diplomatie,  on  le  sait,  n'obéit  que  trop 
souvent  à  cette  formule  :  alors  comme  alors! 

Malheureusement  on  ne  s'avise  jamais  de  tout;  on  avait  oublié 
de  consulter  la  principale  personne  intéressée.  La  princesse  Char- 
lotte, dans  son  inexpérience,  n'avait  pas  mis  en  doute  un  seul  in- 
stant qu'elle  dût  rester  en  Angleterre.  Ce  qui  était  une  question 
pour  des  hommes  politiques  n'en  était  pas  une  pour  la  fille  du  prince 
de  Galles.  On  peut  deviner  son  émotion  le  jour  où  elle  apprit  subi- 
tement de  la  bouche  même  du  prince  d'Orange  que  des  arrange- 
mens  singuliers  étaient  pris  sans  son  aveu,  d'une  façon  clandestine 
et  comme  dans  une  sorte  de  complot.  Les  Souvenirs  de  miss  Corne- 
lia  Knight  nous  font  assister  à  toute  la  scène.  Le  prince  d'Orange, 
dans  une  de  ses  visites  à  la  princesse,  lui  annonça  que  tous  les  ans 
ils  passeraient  ensemble  deux  ou  trois  mois  en  Hollande.  «  Le  ré- 
gent et  ses  ministres,  ajoutait-il,  m'ont  conseillé  de  ne  vous  en  rien 
dire;  quant  à  moi,  je  vous  le  dis,  car  je  désire  que  nous  agissions 
toujours  l'un  envers  l'autre  franchement  et  loyalement.  »  Là-des- 
sus, raconte  miss  Knight,  la  princesse  fut  prise  d'une  attaque  de 
nerfs,  elle  gémissait,  criait,  sanglotait.  La  crise  passée,  elle  parut 
se  résigner  et  promit  au  prince  de  ne  pas  faire  obstacle  à  ses  désirs. 
Cependant  l'aiguillon  de  la  défiance  lui  était  resté  au  cœur.  Que 
signifiaient  ces  procédés  mystérieux?  Pourquoi  disposait-on  en  ca- 
chette de  ses  convenances  et  de  sa  liberté?  Les  soupçons  une  fois 
éveillés  dans  cet  esprit  si  vif  y  grandirent  ds  jour  en  jour.  Il  y 
avait  autour  d'elle  des  influences  qui  ne  devaient  pas  rester  inac- 
tives. Le  prince  d'Orange,  tout  dévoué  au  régent  d'Angleterre,  avait 
paru  ignorer  complètement  l'existence  de  la  princesse  de  Galles. 
Non-seulement  il  s'était  abstenu  de  lui  demander  la  main  de  sa 
fille,  mais  il  ne  lui  avait  pas  même  fait  une  visite.  C'étaient  de 
nouveaux  outrages  ajoutés  à  tant  d'autres;  on  devine  quelle  dut 


LE   MÉDECIN   DE    LA   REINE   VICTORIA.  63 

être  l'irritation  de  la  princesse.  D'ailleurs  l'idée  que  sa  fille  pour- 
rait être  éloignée  d'Angleterre  pendant  plusieurs  mois  chaque  année 
lui  causait  d'amères  inquiétudes.  Bien  qu'elle  n'eût  pas  pour  sa 
fdle  une  affection  très  vive,  elle  tenait  beaucoup  à  ne  pas  être  sé- 
parée d'elle.  La  princesse  Charlotte  était  une  sauvegarde  pour  la 
princesse  de  Galles.  Et  en  faveur  de  quel  gendre  l'épouse  insultée 
devait-elle  se  dessaisir  d'une  si  précieuse  défense?  En  faveur  d'un 
homme  qui  d'avance  se  déclarait  contre  elle  et  se  montrait  le  servi- 
teur obséquieux  de  son  plus  cruel  ennemi. 

A  ces  haines  du  foyer  royal  se  joignaient  les  passions  du  parle- 
ment. Les  chefs  de  l'opposition  étaient  hostiles  à  ce  projet  de  ma- 
riage; l'union  de  l'héritière  du  trône  avec  un  prince  que  tant  de 
liens  attachaient  aux  monarchies  absolutistes  du  continent  leur  sem- 
blait une  manœuvre  du  parti  tory.  Les  Avhigs  les  plus  considérables, 
Lauderdale,  Withbread,  Tierney,  Brougham,  avaient  de  fréquentes 
relations  avec  la  femme  du  régent,  les  occasions  ne  leur  manquè- 
rent pas  pour  encourager  sa  résistance  et  envenimer  les  soupçons 
de  sa  fdle.  On  fit  croire  à  la  princesse  Charlotte  que  le  régent  vou- 
lait avant  toute  chose  l'éloigner  de  l'Angleterre  et  qu'il  saurait  bien 
ensuite  l'empêcher  d'y  revenir.  Imputations  ridicules  assurément; 
quelle  que  fût  pourtant  la  solidité  de  son  droit,  surtout  dans  un 
pays  comme  l'Angleterre,  la  jeune  princesse  se  sentit  menacée  par 
des  intrigues  mystérieuses.  Imaginez  ce  qui  se  passa  dans  cette  tête 
si  vive,  si  libre,  dans  cette  âme  qui  n'avait  connu  aucune  affection 
et  reçu  aucun  principe;  une  partie  de  l'éducation  qui  lui  manquait 
lui  fut  soudainement  révélée.  Quoi  !  le  régent  son  père  prétendait 
la  déposséder  du  trône!  Jusque-là,  rien  ne  la  préparait  à  ces  per- 
spectives de  la  souveraineté;  l'attaque  dont  elle  se  crut  l'objet  trans- 
figura tout  son  être.  L'enfant  devint  une  personne,  une  personne 
royale,  et  royalement  résolut  de  se  défendre. 

Du  mois  de  février  au  mois  d'avril  181/i,  la  princesse  Charlotte 
traita  directement  avec  le  prince  d'Orange  la  question  des  clauses 
du  contrat,  ne  se  fiant  qu'à  elle-même  du  soin  d'assurer  ses 
droits;  mais  elle  n'arrivait  à  rien  :  le  prince  faisait  des  promesses, 
les  négociateurs  du  mariage  n'en  tenaient  nul  compte,  le  prince 
promettait  que,  la  princesse  ne  serait  jamais  obligée  de  rester 
en  Hollande  contre  son  gré,  les  négociateurs  parlaient  de  son  éta- 
blissement en  Hollande  sans  dire  mot  de  son  établissement  en 
Angleterre.  Enfin  le  15  avril,  décidée  à  obtenir  satisfaction  ou  à 
rompre  les  engagemens  déjà  pris,  elle  s'adressa  au  régent.  Sa  lettre 
était  précise  et  allait  droit  au  fait;  la  princesse  demandait  une 
explication  formelle  au  sujet  de  la  résidence.  Quand  on  lui  avait 
parlé  de  ce  mariage,  elle  n'avait  jamais  soupçonné  qu'elle  pût  ha- 
biter ailleurs  que  dans  son  pays.  Elle  espérait  donc  qu'une  clause 


6à  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

expresse  du  contrat  lui  donnerait  à  cet  égard  toutes  les  garanties 
nécessaires.  Elle  entendait  bien  n'être  jamais  obligée  de  quitter 
l'Angleterre  contre  sa  volonté;  il  fallait  stipuler  en  outre  que  son 
premier  départ  n'aurait  pas  lieu  avant  que  sa  résidence  d'Angle- 
terre fût  constituée  d'une  façon  définitive.  Pourquoi  ne  s'occupait-on 
ni  d'installer  sa  demeure,  ni  de  régler  le  personnel  de  sa  cour? 
Tout  cela  lui  inspirait  les  plus  sérieuses  inquiétudes  pour  l'avenir. 
Cette  lettre  causa  une  vive  irritation  au  régent.  Il  n'y  répondit 
point.  Seulement  trois  jours  après,  le  18  avril,  il  manda  chez  lui 
miss  Knight,  la  gouvernante  de  la  princesse,  et  sa  colère  fit  explo- 
sion. «  La  princesse,  dit-il,  élève  des  prétentions  inadmissibles; 
ses  exigences  sont  incompatibles  avec  ses  devoirs  de  femme.  Si  elle 
y  persiste,  le  mariage  sera  rompu,  et  alors,  qu'elle  le  sache  bien, 
je  ne  consentirai  pour  elle  à  aucune  autre  union.  Elle  n'a  que  trop 
de  libertés;  le  mariage  rompu,  je  me  verrai  forcé  de  les  restreindre. 
Je  l'avais  avertie  dès  le  commencement  qu'il  serait  juste  et  conve- 
nable qu'elle  passât  au  moins  la  moitié  de  l'année  en  Hollande. 
Répétez-lui  tout  cela  et  venez  demain  me  rapporter  sa  réponse.  )) 
Le  lendemain,  miss  Knight  rapportait  au  régent  la  réponse  écrite  de 
la  princesse  Charlotte;  la  princesse  déclarait  à  son  père  qu'il  lui 
était  impossible  de  rien  changer  à  sa  demande.  Miss  Knight,  qui 
s'attendait  à  une  nouvelle  explosion,  trouva  le  régent  beaucoup 
jlus  calme  que  la  veille;  le  prince  de  Galles  avait  prévu  sans  doute 
la  persistance  de  sa  fille,  il  se  contenta  de  dire  que  son  frère,  le 
duc  d'York,  irait  traiter  la  question  avec  elle. 

Le  même  jour  en  effet  le  duc  d'York  se  rendit  chez  la  princesse 
Charlotte^  accompagné  de  M.  Adam,  chancelier  de  Gornouailles.  De 
tous  les  frères  du  prince  de  Galles,  de  tous  les  enfans  de  George  III, 
le  duc  d'York  était  celui  qui  inspirait  le  plus  de  confiance  à  la  prin- 
cesse Charlotte.  Quant  à  M.  Adam,  c'était  le  jurisconsulte  qui  lui 
avait  enseigné  les  élémens  de  la  législation  anglaise;  de  plus  il 
était  l'oncle  de  miss  Mercer-Elphinstone,  sa  compagne  et  son  amie. 
Les  deux  ambassadeurs,  tout  en  tenant  le  même  langage  que  le  ré- 
gent, ajoutèrent  quelques  paroles  rassurantes;  le  chiffre  considé- 
rable de  la  somme  qui  serait  demandée  au  parlement  pour  la  liste 
civile  de  la  princesse  montrait  bien,  dirent-ils,  qu'on  avait  l'inten- 
tion de  fixer  en  Angleterre  son  principal  établissement.  La  prin- 
cesse écouta  sans  répondre,  puis,  l'entrevue  terminée,  elle  écrivit 
au  duc  d'York  qu'elle  persistait  dans  les  déclarations  qu'elle  avait 
faites  au  régent.  Le  dac  d'York  lui  demanda  en  vain  une  nouvelle 
entrevue,  la  princesse  s'y  refusa,  et  comme  le  duc  avait  fait  allusion 
aux  mauvais  conseils  que  lui  avaient  donnés  sans  doute  des  mem- 
bres de  l'opposition  :  «  N'en  croyez  rien,  écrivit-elle,  le  seul  motif 
pour  lequel  je  persiste  à  demander  la  clause  dont  il  s'agit,  c'est  ma 


LE   MÉDECIN  DE   LA   REINE  VICTORIA.  65 

volonté  très  arrêtée  de  ne  point  quitter  l'Angleterre.  Mon  attache- 
ment à  ma  patrie  est  d'autant  mieux  justifié  que  je  suis  plus  rappro- 
chée du  trône.  Je  proteste  contre  toute  idée  d'alliance  factieuse.  » 

Ce  sont  là  des  choses  très  intimes,  nous  en  parlons  sur  pièces  au- 
thentiques. Toute  cette  correspondance  de  la  princesse  Charlotte 
avec  son  père  le  prince-régent  et  son  oncle  le  duc  d'York  se  trouve 
aujourd'hui  entre  les  mains  de  la  reine  Victoria,  avec  des  explica- 
tions et  des  notes  soit  de  la  princesse  elle-même,  soit  de  miss  Knight. 
Stockmar  a  eu  communication  de  ces  précieuses  pages;  il  les  a  lues, 
analysées,  annotées  à  son  tour,  et  c'çst  d'après  ce  commentaire 
qu'il  nous  est  permis  de  suivre  les  péripéties  de  la  négociation. 

Étonné  des  exigences  croissantes  de  la  princesse,  le  duc  d'York 
lui  écrit  (24  avril)  que,  si  elle  était  résolue  à  ne  point  quitter  l'An- 
gleterre, elle  aurait  dû  le  déclarer  dès  le  premier  jour  et  ne  pas 
laisser  les  choses  s'engager  si  avant.  Une  telle  prétention  d'ailleurs, 
il  faut  qu'elle  le  sache,  aurait  les  conséquences  les  plus  graves.  Il 
lui  serait  impossible,  à  ces  conditions,  d'épouser  un  mari  dont  le 
rang  fût  égal  au  sien.  En  outre  ne  se  fait-elle  pas  des  illusions  sur 
ses  droits  à  la  couronne?  Elle  a  des  droits  éventuels,  non  pas  des 
droits  assurés.  Il  y  a  une  grande  différence  entre  l'héritier  présomp- 
tif et  l'héritier  certain.  Les  droits  de  l'héritier  présomptif  sont  sou- 
mis à  des  circonstances  que  peut  toujours  modifier  l'avenir;  les 
droits  de  l'héritier  certain  sont  irrévocablement  acquis.  Or  la  prin- 
cesse Charlotte  n'est  qu'une  héritière  présomptive;  si  un  fils  nais- 
sait au  prince-régent,  le  titre  qu'elle  invoque  s'évanouirait  :  celle 
qui  est  aujourd'hui  l'héritière  présomptive  du  trône  ne  serait  plus 
que  la  première  princesse  du  sang  royal,  la  sœur  du  souverain  fu- 
tur. Au  surplus,  ajoute  le  duc  d'York,  on  n'a  jamais  eu  l'intention 
de  l'éloigner  pour  longtemps  du  sol  de  sa  patrie;  si  l'on  avait  pu 
concevoir  une  telle  idée,  lui  aurait-on  assuré  par  contrat  un  douaire 
si  élevé  sur  le  trésor  public?  La  princesse  répond  dès  le  lende- 
main que  les  sentimens  de  son  cœur  comme  la  conscience  de  ses 
devoirs  lui  ordonnent  d'établir  ses  premières  relations  personnelles, 
de  régler  ses  premières  conditions  d'existence  dans  le  pays  à  la 
tête  duquel  sa  destinée  peut  l'appeler  un  jour;  c'est  dans  ce  pays 
qu'elle  doit  acquérir  la  connaissance  des  hommes  et  des  choses,  con- 
naissance nécessaire  dont  une  vie  d'isolement  l'a  frustrée.  D'après 
la  loi,  elle  n'est  qu'héritière  présomptive  du  trône,  mais  dans  les 
circonstances  dont  il  s'agit,  héritière  présomptive  ou  héritière  cer- 
taine, c'est  tout  un;  la  différence  dont  on  parle  n'est  qu'un  mot. 
Elle  n'avait  pas  prévu  que  cette  condition  pût  amener  la  rupture 
de  l'alliance  projetée;  elle  est  décidée  néanmoins  à  la  maintenir, 
dùt-eH,e  se  rendre  par  là  tout  autre  mariage  impossible. 

TOMK  XIII.  —  187C.  5 


66  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Sur  cette  question  du  droit  de  la  princesse  et  des  devoirs  qui  lui 
incombent,  le  duc  d'York  est  battu;  il  ne  lui  reste  plus  que  son 
grand  argument  ou  plutôt  son  grand  reproche  :  pourquoi  la  prin- 
cesse Charlotte  s'est-elle  engagée  comme  elle  l'a  fait?  Pourquoi,  sur 
la  demande  ôïïicielle  des  ambassadeurs  du  roi  de  Hollande,  a-t-elle 
répondu  oui  dans  une  audience  solennelle  ?  Pourquoi  a-t-elle  per- 
mis'que  le  prince  d'Orange  envoyât  de  l'argent  pour  l'achat  de  ses 
bijoux?  Enfin  est-ce  qu'on  ne  l'a  pas  chargée  elle-même  du  soin  de 
ces  achats?  Est-ce  qu'elle  n'a  pas  déjà  fait  ses  commandes?  Qu'elle 
veuille  "bien  réfléchir  au  mauvais  jour  que  toutes  ces  choses  vont 
jeter  sur  elle.  —  La  princesse  prend  quelque  temps  pour  réfléchir; 
puis,  après  avoir  débattu  le  pour  et  le  contre,  elle  répond  hardi- 
ment que  rien  de  tout  cela  ne  saurait  l'engager;  promesses,  argent, 
commandes,  qu'est-ce  que  ces  choses  secondaires  quand  il  s'agit 
de  ses  devoirs  de  princesse  héritière  du  trône? 

Le  duc  d'York  finit  par  comprendre  qu'il  n'aurait  pas  raison  de 
cette  tête  obstinée;  s'il  y  avait  encore  un  essai  à  tenter  auprès  de 
sa  nièce,  c'était  en  essayant  de  toucher  son  cœur.  Il  fallait  pour 
cela  lui  envoyer  le  prince  d'Orange  en  personne.  C'est  le  29  avril 
qu'il  avait  reçu  la  dernière  missive  de  la  princesse;  le  lendemain, 
dans  la  matinée,  le  prince  d'Orange  se  faisait  annoncer  chez  la  prin- 
cesse Charlotte.  La  princesse,  un  peu  indisposée,  est  encore  au  lit  et 
ne  peut  recevoir.  Le  prince  insiste,  il  veut  absolument  parler  à  la 
princesse,  il  attendra  qu'elle  soit  levée.  Elle  se  lève  enfin,  non  sans 
mauvaise  humeur.  Peu  à  peu  cependant,  comme  si  cet  empresse- 
ment l'eût  touchée,  la  voilà  plus  souriante.  On  introduit  le  prince, 
elle  lui  fait  un  aimable  accueil,  et  tous  deux  se  donnent  l'assurance 
que  leurs  sentimens  n'ont  pas  changé.  Là-dessus,  comme  un  étour- 
neau,  le  prince  s'imagine  que  toutes  les  difficultés  sont  aplanies.  Il 
court  au  plus  vite  chez  le  régent  et  en  revient  bientôt  avec  une 
nouvelle  qu'il  croit  décisive  :  le  régent  veut  voir  sa  fille  et  promet 
qu'il  mettra  fin  une  fois  pour  toutes  à  ce  qu'il  appelle  un  malen- 
tendu; jamais  il  n'a  eu  l'intention  d'éloigner  de  l'Angleterre  la 
princesse  Charlotte.  «  Non,  non,  répond  la  princesse,  je  suis  dans 
un  état  nerveux  qui  ne  me  permet  pas  de  recevoir  le  régent,  h 
Au  fond,  elle  n'avait  aucune  confiance  dans  les  promesses  de  sou 
père,  elle  se  défiait  aussi  d'elle-même,  et,  bien  résolue  à  maintenir 
ses  droits,  dont  les  exigences  s'accroissaient  d'heure  en  heure,  elle 
ne  voulait  pas  s'exposer  à  des  assauts  qui  l'effrayaient.  Le  même 
jour,  30  avril,  elle  écrit  au  prince  d'Orange  que  ses  idées  sont  irré- 
vocables et  que,  moins  ils  discuteront  à  ce  sujet,  mieux  cela  vau- 
dra; elle  ajoute  qu'elle  désire  ne  point  le  revoir  avant  que  l'affaire 
soit  définitivement  réglée  d'une  fa^on  conforme  à  ses  vues,  p^ouvel 


LE   MEDECIN   DE   LA   REINE   YICTORIA.  67 

échange  de  lettres  entre  le  prince  d'Orange  et  la  princesse  Char- 
lotte, nouvelles  conditions  posées  par  la  princesse.  Elle  ne  refuse 
pas  de  faire  plus  tard  un  voyage  en  Hollande,  mais  en  ce  moment, 
après  le  mariage,  avant  qu'elle  ait  eu  le  temps  de  connaître  la  so- 
ciété anglaise,  non,  cela  est  impossible,  jamais  elle  n'y  consentira. 
Il  faut  pourtant  que  cet  imbroglio  ait  un  terme.  Ni  le  régent,  ni 
le  duc  d'York,  ni  le  prince  d'Orange,  n'ont  pu  mener  à  bien  les 
négociations;  la  politique  va  s'en  mêler.  Le  premier  ministre  est 
chargé  par  le  régent  de  porter  un  ultimatum  à  la  princesse.  Ce  pre- 
mier ministre,  c'était  lord  Liverpool,  qui  avait  remplacé  au  mois  de 
mai  1812  l'administration  de  M.  Pcrceval.  On  sait  comment  M.  Per- 
ceval,  premier  ministre  de  George  III  en  1809,  conservé  en  1810 
par  le  prince  de  Galles  devenu  régent,  fut  tué  d'un  coup  de  pistolet 
par  un  certain  Bellingham,  le  11  mai  1812,  dans  un  couloir  de  la 
chambre  des  communes.  Aucun  tory  n'avait  suivi  une  politique  aussi 
égoïste,  aucun  roué  des  luttes  parlementaires  n'avait  employé  de 
manœuvres  plus  éhontées.  C'est  à  lui  que  lord  Wellesley,  son  col- 
lègue pendant  quelques  années,  fit  porter  un  jour  ce  message  par 
lord  Eldon  :  «  votre  conduite  à  mon  égard  a  été  grossière,  irres- 
pectueuse, pleine  de  mensonges;  mais,  une  fois  hors  du  pouvoir,  je 
n'en  garderai  aucun  ressentiment,  si  vous  me  délivrez  de  la  honte 
de  servir  sous  un  homme  tel  que  vous.  »  Il  est  probable  pourtant 
que  M.  Perceval  eût  conservé  longtemps  encore  la  faveur  du  ré- 
gent, s'il  n'était  pas  tombé  sous  la  balle  d'un  assassin.  C'était  un 
personnage  aussi  habile  que  hardi.  En  1806,  il  avait  été  un  des  dé- 
fenseurs de  la  princesse  de  Galles,  non  par  sympathie  pour  la  prin- 
cesse, mais  pour  faire  sa  cour  au  roi  George  III  en  combattant  un 
fils  qu'il  ne  pouvait  aimer;  ce  qui  ne  l'empêcha  point  de  regagner 
les  bonnes  grâces  du  prince  de  Galles  quand  le  prince  devint  ré- 
gent, et  d'être  maintenu  par  lui  à  la  tête  du  pouvoir.  Lorsqu'il  fut 
tué,  le  régent  adressa  un  message  aux  communes  pour  recomman- 
der sa  famille  à  la  générosité  de  la  chambre.  L'horreur  du  meurtre 
commis  sur  un  premier  ministre  fit  succéder  aux  haines  les  plus 
vives  une  sympathie  générale;  la  chambre  vota  une  somme  de 
1,250,000  francs  pour  ses  enfans,  sans  compter  une  pension  an- 
nuelle de  50,000  francs  pour  sa  veuve  et  une  autre  de  25,000  francs 
pour  son  fils  aîné.  Elle  décida  aussi  qu'un  monument  serait  élevé  à 
sa  mémoire  dans  l'abbaye  de  Westminster  (1).  C'est  à  la  suite  de 

(1)  J'emprunte  ces  détails  aux  intéressantes  études  parlementaires  de  sir  George 
Cornewall  Lewis,  chancelier  do  l'échiquier  sous  le  ministère  Palmerston,  Essays  on 
the  administrations  of  tlie  Great  Britain  from  IlSo  to  iS50,  by  sir  George  Cornewall 
Lewis,  Londres,  1  vol.,  1864.  —  Notre  illustre  et  regretté  collaborateur,  M.  Charles  de 
Rémusat,  en  a  rendu  compte  ici  même  (15  novembre  1865).  L'ouvrage  de  sir  George 


68  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ces  tragiques  événeraens  que  fut  constitué  le  ministère  de  lord 
Liverpool,  ce  ministère  sous  lequel  s'accomplirent  les  plus  grands 
événemens  du  siècle,  car  il  dura  quinze  années,  de  1 812  à  1827, 
et  ne  fut  dissous  qu'à  la  retraite  de  son  illustre  chef,  enlevé  aux 
affaires  par  la  maladie. 

Lord  Liverpool,  au  milieu  de  tant  de  préoccupations  publiques, 
ne  dédaigna  pas  de  jouer  son  rôle  dans  l'étrange  débat  que  nous 
venons  de  résumer.  Notons  en  passant  que  les  péripéties  de  ce 
drame  intime  se  déroulent  précisément  à  l'époque  où  le  monde  re- 
tentit des  catastrophes  les  plus  tragiques.  Lorsque  lord  Liverpool 
entre  en  scène  au  mois  de  mai  iSlli,  il  y  a  déjà  trois  mois  que  l'af- 
faire est  engagée,  et  n'oubliez  pas  ce  que  représentent  ces  trois 
mois  dans  l'histoire  contemporaine.  L'invasion  de  la  France  par  les 
alliés,  les  efforts  héroïques  de  Napoléon,  les  négociations  entre- 
mêlées aux  batailles,  le  congrès  de  Ghâtillon,  les  journées  de  Cham- 
paubert,  de  Montmirail,  de  Vauchamps,  de  Château-Thierry,  enfin 
la  prise  de  Paris,  l'abdication  de  l'empereur,  le  retour  des  Bour- 
bons, et  le  dominateur  de  l'Europe  confiné  dans  l'île  d'Elbe,  voilà 
en  quelques  mots  le  résumé  de  cette  période.  Malgré  le  succès  de 
la  politique  opiniâtre  que  l'aristocratie  anglaise  poursuivait  depuis 
plus  de  vingt  ans  contre  la  révolution  et  l'empire,  bien  des  choses 
dans  les  derniers  arrangemens  inquiétaient  encore  le  ministère  de 
lord  Liverpool.  N'avait-on  pas  eu  tort  de  traiter  avec  Napoléon  au 
lieu  de  le  faire  prisonnier?  L'Angleterre,  qui  n'avait  jamais  reconnu 
Napoléon  comme  empereur  des  Français,  aurait-elle  dû  accéder  au 
traité  du  11  avril  181Zi,  qui  lui  reconnaissait  ce  titre  et  lui  accordait 
une  souveraineté  indépendante  dans  l'île  d'Elbe,  à  quelques  heures 
des  côtes  d'Italie,  à  quelques  journées  des  côtes  de  France?  D'autre 
part,  ces  grandes  luttes  finies,  le  gouvernement  anglais  n'avait-il 
pas  à  supporter  une  autre  guerre,  la  guerre  que  les  États-Unis  lui 
avaient  déclarée  en  juin  1812?  Cette  guerre,  conduite  des  deux 
côtés  avec  un  extrême  acharnement,  ne  se  termina  que  par  un 
traité  de  paix  signé  à  Gand  le  2/1  décembre  ISl/t  et  ratifié  le  17  fé- 
vrier 1815.  En  face  de  tels  intérêts,  c'est  bien  peu  de  chose  que  le 
débat  de  la  princesse  Charlotte  avec  le  régent  au  sujet  de  son  ma- 
riage avec  le  prince  d'Orange;  cependant,  au  milieu  des  préoccupa- 
tions qui  l'assiègent,  lord  Liverpool  ne  dédaigne  pas  d'intervenir 
dans  les  obscures  péripéties  du  drame  ou  de  la  tragi-comédie  de 
Warwick-house.  Le  ministère  dont  il  est  le  chef  a  contribué  pour  sa 

Cornewall  Lewis  a  été  traduit  par  M.  Mervoyer  sous  ce  titre  :  Histoire  gouvernementale 
de  l'Angleterre  depuis  1770  jusqu'à  1850,  Paris,  \  vol.,  1867.  Malheureusement  cette 
traduction  est  déparée  par  de  nombreuses  erreurs  d'impression  qui  brouillent  les  dates 
les  plus  importantes.  On  ne  peut  la  lire  qu'avec  beaucoup  de  précautions. 


LE   MEDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  69 

part  à  renverser  le  géant;  il  saura  bien  sans  doute  réduire  à  l'obéis- 
sance la  jeune  fille  révoltée  que  l'ambassadeur  hollandais,  M.  le 
comte  Van  der  Duyn,  appelle  «  un  garçon  mutin  en  cotillon.  » 

Eh  bien!  non,  l'habile  ministre,  après  le  succès  apparent  des 
premiers  jours,  ne  réussit  pas  mieux,  en  fin  de  compte,  que  le 
prince  d'Orange,  le  duc  d'York  et  le  régent.  Les  conférences  et  cor- 
respondances durèrent  cette  fois  deux  ou  trois  semaines.  Dans  les 
premiers  jours  du  mois  de  juin,  lord  Liverpool  était  parvenu  à  fixer 
la  rédaction  des  articles  de  manière  à  la  faire  accepter  de  la  prin- 
cesse Charlotte.  L'ambassadeur  de  Hollande,  en  ce  qui  le  concer- 
nait, n'avait  élevé  aucune  objection.  Toutes  les  parties  semblaient 
'  d'accord.  Le  10  juin,  la  princesse  avait  donné  par  écrit  son  adhésion 
aux  nouveaux  articles  du  contrat;  comment  se  fait-il  que  le  16  tout 
soit  rompu  et  rompu  à  jamais?  Est-ce  un  caprice  de  l'enfant  mutin? 
La  princesse  mérite-t-elle  les  reproches  que  lui  adressait  le  duc 
d'York?  N'a-t-elle  agi  de  la  sorte  que  par  étourderie,  et,  quand 
elle  mettait  en  avant  ses  obligations  d'héritière  présomptive  de  la 
couronne,  les  scrupules  dont  elle  faisait  montre  n'étaient-ils  que 
le  voile  de  son  caractère  fantasque? 

Non,  voici  ce  qui  s'est  passé.  Du  10  au  16  juin,  des  incidens  in- 
attendus ont  détruit  ce  frêle  et  laborieux  édifice.  Les  souverains  de 
l'Europe,  accompagnés  de  leurs  maréchaux  victorieux,  viennent 
d'arriver  en  Angleterre  pour  y  rendre  visite  au  prince-régent.  La 
princesse  de  Galles,  nous  l'avons  indiqué  plus  haut,  avait  été  ex- 
pressément exclue  de  toutes  les  fêtes  données  à  cette  occasion  par 
la  cour,  et  la  princesse  Charlotte  s'en  était  trouvée  éloignée  comme 
sa  mère;  or  le  prince  d'Orange,  oubliant  la  réserve  que  sa  situation 
lui  commandait,  ne  s'était  pas  fait  faute  d'y  paraître.  Des  solennités 
royales  !  tant  de  souverains ,  tant  de  vainqueurs  célébrés  au  nom 
de  la  nation  anglaise!  l'occasion  était  trop  séduisante  pour  qu'il 
consentît  à  s'en  priver.  L'idée  ne  lui  était  pas  venue  peut-être  que 
l'absence  de  sa  fiancée  aurait  dû  le  tenir  à  l'écart.  Après  tout,  quels 
que  pussent  être  à  ce  sujet  les  sentimens  de  la  princesse  Charlotte, 
n'était-elle  pas  engagée  depuis  le  10  juin  par  une  parole  défini- 
tive? Ce  ne  fut  pas  tout  à  fait  l'avis  de  la  princesse.  Le  16  juin, 
dans  une  dernière  entrevue,  elle  s'en  expliqua  très  nettement  avec 
lui;  elle  lui  déclara  qu'après  le  mariage  il  lui  serait  impossible  de 
se  rendre  en  Hollande  même  pour  un  voyage  de  quelques  semaines, 
même  pour  une  visite  de  quelques  jours;  elle  se  croyait  tenue  en 
conscience  de  rester  auprès  d'une  mère  si  odieusement  outragée. 
Elle  lui  signifia  en  outre  que  sa  maison,  malgré  les  ordres  contraires 
du  régent,  devrait  toujours  être  ouverte  à  la  princesse  de  Galles,  et, 
le  prince  d'Orange  n'ayant  pas  voulu  souscrire  à  cette  condition 


70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nouvelle,  elle  lui  déclara  en  le  congédiant  que  tout  était  fini  entre 
eux  d'une  façon  irrévocable.  Son  parti  était  si  bien  arrêté  que  le 
même  jour  elle  lui  renouvela  cette  déclaration  par  écrit  et  le  char- 
gea d'en  faire  part  au  régent. 

Un  tel  ofEce  ne  souriait  guère  au  prince  d'Orange.  Le  régent  était 
vif,  sanguin  et  très  prompt  aux  paroles  aiguës.  Que  son  déplaisir 
s'exhalât  en  éclats  de  colère  ou  en  termes  de  raillerie,  le  prince 
craignait  de  s'y  exposer.  Deux  jours  après,  le  18  juin,  il  déclina  la 
commission  de  la  princesse  dans  une  lettre  que  nous  a  conservée 
M.  de  Stockmar  et  dont  voici  la  traduction  exacte  : 

«  8,  Glifford-street,  18  jain  18M. 

«  Chère  Charlotte, 

((  J'ai  trouvé  votre  lettre  avant-hier,  et  je  n'ai  point  négligé  d'en  in- 
former ma  famille,  mais  je  ne  puis  me  rendre  à  votre  désir  d'en  infor- 
mer aussi  le  régent.  C'est  chose  trop  délicate  pour  moi  de  traiter  ce 
sujet  avec  lui.  Dans  l'espérance  que  vous  n'aurez  jamais  à  vous  re- 
pentir de  la  détermination  que  vous  avez  prise,  je  reste  votre  dé- 
voué, 

(C  GUILLADME.  » 

La  princesse,  obligée  de  signifier  elle-même  au  régent  la  brusque 
rupture,  lui  écrivit  ce  jour-là  même,  le  18  juin,  et,  soit  qu'elle 
sentît  le  besoin  de  détourner  la  colère  paternelle,  soit  que  ce  fût  en 
effet  sa  manière  de  voir,  elle  essaya  d'en  rejeter  la  faute  sur  le 
prince  d'Orange.  C'est  peut-être  le  seul  moment  de  faiblesse  qu'elle 
ait  eu  dans  cette  longue  affaire.  11  eût  été  plus  digne  d'elle  assuré- 
ment de  dire  ses  raisons  sans  détour,  mais  comment  s'étonner 
qu'une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  ait  tremblé  un  instant  devant  un 
père  dont  elle  connaissait  trop  les  violences?  On  va  voir  que  ces 
craintes  n'avaient  rien  que  de  naturel.  Le  régent  adressa  le  lende- 
main à  sa  fille  une  lettre  brève  et  irritée;  puis,  comme  s'il  pensait 
qu'elle  reviendrait  d'elle-même,  il  évita  de  lui  donner  signe  de  vie 
pendant  plusieurs  semaines.  Vain  espoir,  la  princesse  ne  disait  mot. 
Enfin,  perdant  patience,  le  régent  résolut  de  faire  ce  que  Stockmar 
appelle  un  coup  d'état.  Le  12  juillet,  il  parut  subitement  chez  sa 
fille  à  Warwick-house,  congédia  toutes  les  personnes  de  son  entou- 
rage comme  complices  de  sa  révolte,  et  lui  notifia  son  exil  à  Cran- 
bourne-Lodge,  près  de  Windsor.  On  devine  l'exaspération  de  la  prin- 
cesse. Elle  demande  la  permission  de  se  retirer  un  instant  pour  se 
remettre  de  son  émotion;  mais,  au  lieu  de  s'enfermer  dans  sa 
chambre,  elle  s'élance  hors  de  la  maison,  se  jette  dans  une  voiture 
de  louage,  et  va  chercher  un  refuge  chez  sa  mère  à  Connaught- 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE    YICTORIA.  71 

place.  Elle  y  resta  jusque  dans  la  nuit;  le  duc  d'York,  envoyé  par 
le  régent  pour  la  décider  à  en  sortir,  y  aurait  perdu  son  éloquence, 
si  le  grand  orateur  whig,  M.  Brougham,  ne  fût  venu  à  son  secours. 

Dans  une  savante  étude  sur  lord  Brougham,  insérée  ici  même  (1), 
M.  le  vicomte  Othenin  d'Haussonville  a  rappelé  les  principaux  inci- 
dens  de  la  scène  de  Gonnaught-place.  Seulement  on  ne  connaissait 
pas  alors  les  péripéties  de  la  lutte  à  laquelle  nous  font  assister  les 
confidences  de  Stockmar.  Lord  Brougham  lui-même,  en  écrivant 
ses  mémoires,  ne  pouvait  nous  donner  les  détails  précis  que  nous  de- 
vons au  médecin  de  la  reine  Victoria.  On  devait  donc  trouver  un  peu 
étranges  les  faits  racontés  par  l'illustre  lord.  Cette  jeune  fille  éplo- 
rée,  indignée,  s' attachant  à  sa  mère  et  résistant  au  frère  du  prince- 
régent,  ces  menaces,  ces  pleurs,  ces  cris,  le  bruit  qui  se  répand  à 
l'entoiir,  les  curieux  qui  s'attroupent,  l'arrivée  du  grand  orateur 
populaire  qui  obtient  la  soumission  de  sa  royale  cliente  en  évoquant 
à  ses  yeux  l'image  de  l'émeute  déchaînée  par  la  ville,  des  lois  vio- 
lées, du  sang  répandu,  —  tout  cela  parait  un  peu  théâtral,  un  peu 
déclamatoire,  et  je  ne  m'étonne  pas  que  notre  collaborateur  ait 
conçu  quelques  doutes  sur  la  fidélité  de  ce  tableau.  Lord  Brougham 
n'avait-il  pas  arrangé  après  coup  ce  dramatique  épisode  pour  don- 
ner plus  de  relief  au  rôle  qu'il  y  avait  joué?  Eh  bien!  non,  pas  le 
moins  du  monde.  Le  seul  défaut  du  récit,  c'est  que  le  lecteur  n'y 
est  pas  suffisamment  préparé.  Les  documens  que  nous  fournit  Stock- 
mar  expliquent  aujourd'hui  toute  la  scène  en  nous  permettant  d'y 
replacer  chaque  chose  en  son  vrai  jour. 

Voyez  plutôt.  Ces  pénibles  débats  ont  duré  presque  toute  la  nuit. 
Le  duc  d'York,  le  duc  de  Sussex,  lord  Eldon,  M.  Brougham,  ont 
employé  tous  les  argumens  pour  décider  la  princesse  à  se  soumettre. 
Sa  mère  elle-même,  la  princesse  de  Galles,  assistée  de  lady  Caro- 
line Lindsay  et  de  miss  Mercer-Elphinstone,  a  dit  tout  ce  qu'elle 
pouvait  dire  pour  vaincre  son  obstination  ;  la  jeune  princesse  est 
inflexible.  Sombre,  irritée,  tantôt  elle  ne  répond  rien ,  tantôt  elle 
tient  tête  aux  plus  habiles.  Au  milieu  de  ces  escarmouches,  qui  s'ar- 
rêtent de  temps  à  autre  pour  recommencer  de  plus  belle,  la  nuit 
était  déjà  fort  avancée  lorsque  la  princesse  Charlotte,  s' adressant  à 
M.  Brougham ,  lui  jette  vivement  cette  plainte  et  ce  reproche  : 
«  Ainsi  donc,  vous  aussi ,  vous  m'abandonnez ,  vous  me  livrez  au 
pouvoir  de  mon  père,  quand  le  peuple  prendrait  parti  pour  moi  !  » 
Brougham  lui  avait  expliqué  déjà  que  la  loi  était  expresse,  qu'une 
décision  prise  sous  le  rigne  de  George  1"  ne  laissait  aucun  doute  à 


(1)  Voyez,  daus  la  Revue  du  15  février  1870,  l'étude  intitulée  Lord  Brougham,  sa 
vie  et  ses  œuvres. 


72  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cet  égard,  que  le  roi  ou  le  régent  avait  le  droit,  le  droit  absolu,  de 
régler  le  sort  de  toutes  les  personnes  de  la  famille  royale  pendant 
leur  minorité.  Orateur  populaire  au  nom  de  la  loi,  Brougham  ne 
voulut  pas  se  laisser  mettre  en  désaccord  avec  les  sentimens  du 
peuple.  Ce  reproche  l'avait  piqué  au  vif.  II  prit  la  main  de  la  prin- 
cesse et  la  conduisit  vers  la  fenêtre  du  salon.  L'aube  commençait  à 
luire.  Il  devait  y  avoir  précisément  ce  jour-là  une  élection  dans 
Westminster  pour  le  remplacement  de  lord  Gochrane  (1).  Brougham 
montre  à  la  princesse  le  beau  quartier  qu'on  aperçoit  de  ses  fenê- 
tres, le  parc,  les  avenues,  les  rues  spacieuses:  «  Dans  quelques 
heures,  lui  dit-il,  la  foule  se  pressera  ici,  comme  elle  fait  aux  jours 
de  scrutin.  Je  n'aurais  qu'à  paraître  avec  votre  altesse  sur  le  bal- 
con, je  n'aurais  qu'à  prononcer  quelques  mots,  et  vous  verriez  tout 
le  peuple  de  cette  vaste  métropole  accourir  pour  vous  défendre; 
mais  ce  triomphe  d'une  heure  serait  chèrement  acheté  par  les  con- 
séquences qui  ne  manqueraient  pas  de  se  produire  immédiatement; 
les  troupes  se  précipiteraient  pour  réprimer  toute  atteinte  à  la  loi 
de  l'Angleterre,  il  y  aurait  du  sang  répandu,  et,  pendant  tout  le 
reste  de  vos  jours ,  vous  seriez  poursuivie  par  le  souvenir  odieux 
qui  s'attache  dans  ce  pays  à  quiconque  cause  de  telles  calamités 
par  la  violation  de  la  loi.  »  Brougham  ajoute  dans  son  récit  :  «  Ce 
n'est  pas  une  défaillance  de  cœur,  ce  n'est  pas  un  élan  d'affection 
filiale,  ce  sont  ces  considérations  qui  la  déterminèrent  à  retourner 
chez  elle.  »  Dira-t-on  que  c'est  là  une  scène  théâtrale?  Je  ne  le 
pense  pas.  C'est  une  scène  très  britannique.  Pour  ma  part,  j'aime 
mieux  voir  la  princesse  Charlotte,  après  cette  longue  résistance, 
se  rendre  à  la  voix  de  l'orateur  whig  invoquant  le  respect  de  la  loi 
qu'à  toutes  les  instances  du  duc  d'York  et  du  lord  chancelier  (2). 
On  ne  termine  pas  un  roman  sans  indiquer  ce  que  deviennent 
les  principaux  personnages;  le  lecteur  nous  demandera  sans  doute 
ce  qu'est  devenu  le  prince  d'Orange  après  les  romanesques  aven- 
tures que  nous  venons  de  raconter.  C'est  ici  que  se  place  un  épi- 

(1)  L'amiral  lord  Gochrane,  membre  de  la  chambre  des  communes,  avait  été  expulsé 
de  la  chambre  par  un  vote  de  ses  collègues  pour  "cause  d'indignité;  il  venait  d'être 
condamné  par  la  cour  du  banc  du  roi  à  la  prison  et  au  pilori  comme  convaincu  d'avoir 
participé  à  une  escroquerie  pour  faire  monter  les  fonds  à  la  bourse.  Les  électeurs  de 
Westminster  le  renvoyèrent  à  la  chambre  des  communes. 

(2)  On  trouvera  ce  récit  dans  la  biographie  de  lord  Brougham  par  lord  Campbell, 
au  huitième  volume  de  sesLives  of  the  Lord  chancellors  and  Keepers  of  the  great  seal, 
Londres  1869,  p.  292-29i,  ou  mieux  encore  dans  un  travail  que  Brougham  lui-môme 
a  donné  à  la  Revue  d'Edimbourg  h  propos  d'un  ouvrage  qui  porte  ce  titre  :  Diary 
illustrative  of  the  times  of  George  the  fourth,  interspersed  with  original  Letters  from 
the  late  queen  Caroline  and  from  varions  olher  distinguished  persons,  2  vol.  in-S", 
Londres  1838.  —  Voyez  The  Edinburgh  Review,  année  1838,  volume  LXVII,  p.  33. 


LE    MÉDECIN   DE    LA    REINE    VICTORIA.  73 

sode  dont  le  vrai  caractère  a  été  singulièrement  dénaturé  par  deux 
écrivains  considérables.  Le  duc  de  Buckingham,  dans  ses  Mémoires 
de  la  cour  de  la  régence,  et  le  comte  Van  der  Duyn  dans  ses  Souve- 
nirs, affirment  que  la  grande-duchesse  Catherine  de  Russie    fille 
du  tsar  Paul  I-  et  veuve  du  grand-duc  d'Oldenbourg,  a  eu  la  plus 
grande  part  à  la  révolte  de  la  princesse  Charlotte.  A  les  en  croire 
la  grande-duchesse  Catherine,  qui  était  venue  en  Angleterre  aJ 
mois  de  mars  181/,,  aurait  pris  en  peu  de  temps  beaucoup  d'empire 
sur  1  esprit  de  la  fille  du  régent.  Personne  fort  avisée,  disent-ils 
avec  un  goût  très  vif  pour  l'intrigue,  c'est  elle  qui  aurait  amené  là 
rupture  des  deux  fiancés,  afin  de  faire  épouser  au  prince  d'Oran-e 
une  des  prmcesses  de  la  cour  de  Russie.  Il  est  certain  que  deux 
ans  plus  tard,  en  1816,  le  prince  d'Orange  épousa  la  grande-du- 
chesse Anna  Paulovna,  sœur  de  la  grande- duchesse   Catherine 
^st-ce  a  dire  que  la  grande- duchesse  Catherine  ait  été  coupable  de 
1  mtrigue  dont  on  l'accuse?  Le  fils  du  baron  de  Stockmar,  muni  de 
toutes  les  notes  de  son  père,  combat  très  décidément  cette  opinion 
La  grande-duchesse  Catherine  recevant  les  confidences  intimes  de 
lapnncesse  Charlotte  a  dû  s'apercevoir  sans  peine  que  le  mariage 
projeté  ne  convenait  point  à  son  amie,  et,  inspirée  par  son  alTection 
elle  a  pu    le  plus  naturellement  du  monde,  je  ne  dis  pas  l'encou- 
rager a  la  lutte,  mais  l'affermir  dans  sa  résistance.  On  a  vu  que 
bien  d  autres  raisons  et  des  influences  bien  autrement  décisives 
avaient  soutenu  la  princesse  Charlotte.  Si  l'influence  de  la  grande- 
duchesse  Catherine  mérite  d'être  comptée  durant  cette  crise    c'est 
apeme  comme  un  poids  de  plus  dans  le  plateau  d'une  balance 
après  que  1  épreuve  est  déjà  faite.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  prince  qui 
avait  inspiré  si  peu  de  sympathie  à  Warwick-house  fut  moins  mal- 
heureux deux  ans  plus  tard  à  la  cour  de  Russie.  Le  21  février  1816 
Il  épousa  la  grande-duchesse  Anna  Paulovna,  fille  de  Paul  I-,  sœur 
d  Alexandre  I"  et  de  celui  qui,  en  1825,  devint  l'empereur  Nicolas. 

1  ^^^ ,,  '  ^^^\'^"s  ^e  "om  de  Guillaume  II,  a  régné  paisiblement  sur 
la  Hollande  de  18/jO  à  18/i9. 


in. 


Parmi  les  princes  qui  avaient  accompagné  à  Londres  les  souve- 
rains allies  au  mois  de  juin  181/i  se  trouvait  un  beau  et  noble 
jeune  homme,  le  prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg.  C'était  le  der- 
nier fils  du  duc  François  de  Saxe-Cobourg  et  de  la  duchesse  Au- 
gusta,  née  pnncesse  de  Reuss-Ebersdorf ,  restée  célèbre  dans  la 
Haute  société  européenne  pour  la  finesse  et  l'originalité  de  son  es- 
prit. 11  n  avait  alors  que  vingt-trois  ans  et  demi,  et  déjà  il  avait  été 


7h  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

mêlé  de  sa  personne  à  quelques-uns  des  grands  événemens  de  cette 
période.  Le  mariage  de  sa  sœur,  la  princesse  Julie,  avec  le  grand- 
duc  Constantin  de  Russie,  lui  avait  ouvert  les  sphères  les  plus  éle- 
vées du  monde  politique;  bien  que  cette  union  n'ait  pas  été  heu- 
reuse et  que  la  princesse  Julie  se  soit  séparée  de  son  mari  en  1802, 
le  prince  Léopold,  encore  enfant,  avait  su  captiver  tous  les  cœurs 
à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg.  Son  beau-frère,  le  grand-duc  Con- 
stantin, lui  témoignait  une  affection  cordiale.  Ces  premiers  succès, 
chez  un  écolier,  attestaient  à  la  fois  sa  bonne  grâce  et  sa  discrétion 
précoce.  Un  peu  avant  la  bataille  d'Austerlilz,  à  peiné  âgé  de  quinze 
ans,  il  prit  du  service  dans  l'armée  russe.  Après  la  paix  de  Tilsitt, 
à  l'époque  où  tant  de  princes  allemands  venaient  courtiser  Napo- 
léon, le  jeune  Léopold  fit  aussi  le  voyage  de  Paris,  y  fut  reçu  par 
l'empereur,  et  l'année  suivante  assista  au  congrès  d'Erfurt.  Il  ne 
paraît  pas  qu'en  1812  il  ait  repris  son  poste  dans  l'armée  russe; 
mais  en  1813  il  fut  un  des  premiers  princes  de  son  pays  qui 
donnèrent  le  signal  du  soulèvement  germanique.  A  Vienne,  en 
181Zi,  durant  les  premières  conférences  du  congrès,  à  Paris  l'année 
suivante,  on  le  verra  négocier  auprès  des  puissans  du  jour  en  fa- 
veur de  son  frère  le  duc  régnant  de  Saxe-Cobourg-Gotha,  et  obte- 
nir pour  lui  un  agrandissement  de  territoire;  mais  ceci  n'intéresse 
plus  notre  histoire,  il  faut  rester  à  Londres  au  mois  de  juin  ISili, 
pendant  la  visite  des  souverains  alliés  au  prince -régent  d'Angle- 
terre. 

La  bonne  grâce,  la  haute  noblesse,  l'élégance  royale  du  prince 
Léopold,  qui  contrastaient  si  fort  avec  le  sans -gêne  du  prince 
d'Orange,  frappèrent  agréablement  la  princesse  Charlotte  dès  la 
première  occasion  qu'elle  eut  de  le  rencontrer.  Miss  Knight,  la  gou- 
vernante de  la  princesse,  a  écrit  dans  ses  Souvenirs  que  le  prince 
Léopold  avait  essayé  à  plusieurs  reprises  d'attirer  l'attention  de  sa 
jeune  maîtresse  sans  produire  sur  elle  aucune  impression  favorable. 
Stockmar  dit  tout  le  contraire,  et  il  le  dit  d'après  une  autorité  irré- 
cusable, car  il  tient  le  fait  de  miss  Mercer-Elphinstone,  l'amie  in- 
time de  la  princesse,  qui  en  savait  sans  doute  plus  long  que  miss 
Knight  sur  des  choses  si  secrètes.  Suivant  les  confidences  de  miss 
Mercer-Elphinstone,  recueillies  avec  une  sorte  de  piété  par  le  baron 
de  Stockmar,  la  première  fois  que  la  princesse  Charlotte  aperçut 
le  jeune  prince  de  Saxe-Cobourg,  elle  éprouva  le  désir  de  le  con- 
naître davantage.  Elle  parla  même  de  ce  désir  à  sa  tante  York,  la 
femme  du  duc;  c'était  une  princesse  allemande,  la  propre  sœur  du 
roi  de  Prusse  Frédéric- Guillaume  III,  et  elle  était  plus  en  mesure 
que  personne  de  procurer  à  sa  nièce  l'entrevue  qu'elle  souhaitait. 
La  princesse  Charlotte  n'aurait  pas  fait  cette  demande,  si  elle  avait 


LE    MEDECIN    DE    LA    REINE    YICTORIA.  75 

été  admise  aux  fêtes  de  la  cour;  pauvre  recluse,  il  fallait  bien  qu'on 
lui  vînt  en  aide,  et  n'était-ce  pas  chez  le  duc  et  la  duchesse  d'York 
qu'elle  avait  trouvé  le  plus  de  sympathie?  Sa  tante  York  eut  l'heu- 
reuse pensée  de  donner  un  bal  où  sa  nièce  pourrait  rencontrer  le 
prince  de  Saxe-Cobourg,  Le  bal  eut  lieu,  les  jeunes  gens  se  virent, 
se  pai'lèrent  et  s'entendirent  si  bien  que,  dès  ce  soir-là  même, 
toutes  les  promesses  furent  échangées. 

L'affaire  où  s'engageait  le  prince  Léopold  offrait  de  terribles  dif- 
ficultés. Aspirer  à  la  main  de  la  princesse  Charlotte  après  tout  ce  qui 
venait  de  se  passer,  n'était-ce  pas  la  plus  téméraire  des  entre- 
prises? Qu'on  se  figure  à  cette  demande  les  éclats  (]e  colère  du 
régent.  Il  avait  menacé  sa  fille  de  ne  point  la  marier,  si  elle  rom- 
pait avec  le  prince  d'Orange;  elle  venait  de  rompre,  et  au  lende- 
main de  cette  rupture  il  se  donnerait  un  tel  démenti!  A  ces  scru- 
pules d'ailleurs  s'ajoutaient  des  inquiétudes  personnelles;  que 
serait-il  pour  le  prince  de  Galles,  ce  prétendant  si  empressé?  Un 
ami  ou  un  ennemi?  Des  bruits  étranges  lui  arrivaient  sur  les  moyens 
dont  le  jeune  Cobourg  s'était  servi  pour  captiver  la  fantasque  Char- 
lotte. On  a  toujours  des  envieux  quand  on  réussit  trop  vite;  l'envie 
et  la  colère  avaient  suggéré,  non  pas  sans  doute  au  prince  d'Orange, 
mais  à  ses  amis,  à  ses  partisans,  à  tel  ou  tel  des  agens  diploma- 
tiques de  son  père,  de  sottes  et  odieuses  calomnies.  Rien  n'est  plus 
terrible  que  certaines  paroles  jetées  négligemment  dans  un  salon; 
un  mot,  une  réticence,  un  sourire,  c'en  est  assez  bien  souvent  pour 
perdre  un  homme  auprès  de  ceux  qui  peuvent  disposer  de  sa  desti- 
née. Les  gens  intéressés  à  compromettre  le  prince  Léopold  aux  yeux 
du  régent  d'Angleterre  en  furent  bientôt  pour  leurs  frais  d'invention. 
Par  la  grâce  et  la  franchise  de  ses  allures,  le  prince  fit  bien  plus  que 
se  justifier,  il  inspira  au  régent  des  sentimens  d'affectueuse  estime. 
Il  s'acquit  aussi  la  confiance  des  ministres,  et  même  l'amitié  de  plu- 
sieurs membres  de  la  famille  royale.  Le  duc  d'York  et  le  duc  de 
Kent  lui  étaient  particulièrement  favorables.  On  sait  que  le  duc  de 
Kent  est  le  père  de  la  reine  Victoria,  il  n'était  point  marié  à  cette 
date  et  ne  songeait  guère  à  devenir  chef  de  famille.  Le  prince  Léo- 
pold lui  apparut  comme  le  meilleur  des  guides  pour  cette  jeune 
fille  qui  semblait  destinée  au  trône  d'Angleterre.  Aussi,  lorsque  le 
prince  quitta  Londres,  à  la  fin  du  mois  de  juillet  18l/i,  le  duc  de 
Kent  voulut-il  être  son  intermédiaire  auprès  de  la  princesse  Char- 
lotte ;  c'est  par  ses  mains  que  passèrent  les  messages  où  les  deux 
futurs  époux  se  renouvelaient  l'assurance  de  leur  inaltérable  atta- 
chement. 

Messages,  promesses,  tout  cela  est  fort  bien,  mais  pourquoi  tant 
de  discrétion?  Pourquoi  n'avoir  pas  fait  résolument  sa  demande? 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  parlait  la  princesse  Charlotte  avec  son  impétuosité  habituelle. 
Quelques-uns  de  ses  amis  politiques,  gens  fort  impétueux  aussi, 
contribuaient  à  augmenter  son  impatience  en  lui  exprimant  la 
crainte  que  le  prince  Léopold  ne  montrât  trop  de  soumission  au  ré- 
gent. C'étaient  les  whigs  du  parlement,  on  le  devine,  qui  manifes- 
taient ces  inquiétudes.  Les  whigs  avaient  tort,  le  vrai  politique  en 
tout  ceci  fut  le  prince  Léopold.  Quelle  eût  été  sa  situation  en  An- 
gleterre, s'il  avait  dû  emporter  son  mariage  de  haute  lutte?  Le  prince 
tenait  à  observer  scrupuleusement  toutes  les  convenances,  afm  de 
mieux  se  concilier  toutes  les  sympathies;  il  y  tenait  d'une  façon 
plus  particulière  encore,  si  on  ose  le  dire,  en  songeant  à  l'éduca- 
tion de  la  princesse  Charlotte.  La  princesse,  il  le  sentait  bien,  avait 
besoin  plus  qu'une  autre  d'assurer  sa  bonne  renommée.  Après  une 
éducation  si  singulière,  au  milieu  d'un  entourage  si  incorrect,  il 
fallait  avoir  soin  de  ne  pas  prêter  aux  propos  malveillans.  Le  prince 
Léopold ,  soucieux  déjà  de  ses  devoirs  de  prince-consort,  veillait 
d'avance  sur  la  dignité  de  la  reine  d'Angleterre.  Sa  réserve  fut  ap- 
préciée. Absent  de  Londres,  il  y  resta  présent  par  le  souvenir  qu'il 
avait  laissé  à  la  cour.  Ses  amis,  le  duc  et  la  duchesse  d'York,  ainsi 
que  le  duc  de  Kent,  ne  négligeaient  pas  de  plaider  sa  cause  auprès 
du  régent.  Le  départ  de  la  princesse  de  Galles  aplanissait  d'ail- 
leurs bien  des  choses  ;  on  sait  qu'elle  avait  quitté  l'Angleterre  en 
juin  ISlZi.  Enfin  au  mois  de  janvier  1816  le  prince  Léopold  de 
Saxe-Gobourg  reçut  l'invitation  de  venir  à  Londres,  et  le  mariage 
eut  lieu  le  2  mai  suivant.  Les  deux  jeunes  époux  furent  reçus  pen- 
dant huit  jours  au  château  d'Oatlands  chez  le  duc  et  la  duchesse 
d'York,  puis  ils  revinrent  passer  la  saison  dans  Londres  à  Gamel- 
ford-house.  Ils  s'établirent  ensuite  à  16  milles  de  la  cité  dans  leur 
belle  habitation  de  Glaremont-Esher. 

C'est  là  qu'était  réunie  la  petite  cour  du  prince  Léopold  et  de  la 
princesse  Charlotte.  La  princesse,  nous  l'avons  vu,  s'était  plainte 
amèrement,  dans  ses  débats  avec  son  père,  d'avoir  été  tenue  en 
dehors  de  la  société  anglaise,  de  n'avoir  pu  s'initier  à  la  connais- 
sance des  personnes  et  des  intérêts  publics;  cette  éducation  nou- 
velle qu'elle  désirait  si  vivement  lui  fut  donnée  à  Claremont-Esher 
par  le  plus  sûr  et  le  plus  aimable  des  guides.  Si  le  rôle  ultérieur 
du  prince  Léopold,  comme  candidat  au  trône  de  Grèce  et  fondateur 
de  la  royauté  constitutionnelle  de  Belgique,  n'avait  mis  en  toute 
lumière  son  rare  esprit  de  sagesse,  on  serait  tenté  d'attribuer  aux 
enthousiasmes  de  l'amitié  les  éloges  que  Stockmar  exprime  ou  re- 
cueille de  tous  côtés  en  l'honneur  de  son  maître.  C'est  l'homme  le 
mieux  doué  qu'on  puisse  voir,  intelligence  ouverte,  caractère  sûr, 
cœur  loyal,  esprit  charmant.  Il  a  la  courtoisie  constante  sans  nulle 


LE   >rÉDECIN   DE    LA    REINE  VICTORIA.  77 

banalité,  la  parfaite  correction  sans  le  moindre  formalisme.  Au  sa- 
voir-vivre du  plus  grand  monde  il  joint  la  simplicité  du  gentleman 
accompli.  Ainsi  parlaient,  non-seulement  Stockmar  et  les  amis  per- 
sonnels du  prince,  mais  les  Anglais  eux-mêmes,  soit  de  la  cour, 
soit  du  parlement,  et  l'on  sait  que  ce  témoignage  n'est  pas  suspect. 
En  même  temps  qu'on  était  charmé  de  sa  bonne  grâce  dans  les  re- 
lations de  la  vie  sociale,  on  admirait  dans  les  questions  politiques 
la  justesse  de  son  coup  d'oeil,  la  prudence  et  la  modération  de  ses 
conseils.  Sous  un  régent  que  méprisaient  tous  les  partis,  en  face 
d'un  avenir  qui  cachait  encore  tant  de  problèmes  redoutables,  com- 
ment ne  se  serait-on  pas  attaché  à  ce  jeune  sage?  Ce  sera,  disait-on, 
l'homme  vraiment  convenable  à  son  rôle,  le  modèle  du  prince-con- 
sort  selon  l'esprit  des  lois  britanniques.  Stockmar  affirme  que  les 
Anglais,  si  peu  disposés  à  l'admiration,  ou  du  moins  si  lents  à  se 
laisser  prendre,  disaient  de  lui  en  toute  circonstance,  dès  la  pre- 
mière année  de  son  mariage  :  «  Quel  vrai  gentleman  anglais!  Ce 
sera  notre  espérance  dans  ces  temps  de  péril  (1).  » 

La  princesse  Charlotte  auprès  d'un  tel  guide  devait  se  développer 
rapidement.  11  ne  fallait  qu'un  peu  de  culture  à  la  riche  plante 
agreste  pour  faire  épanouir  ses  trésors.  Elle  aussi,  comme  l'époux 
qu'elle  avait  préféré,  elle  attira  bientôt  les  regards  bienveillans  du 
pays.  Jusque-là  elle  n'avait  été  pour  tous  qu'un  objet  de  curiosité 
ou  de  sympathie  douloureuse;  elle  devint  ce  qu'elle  devait  être, 
l'espoir  d'une  grande  nation  qui  a  besoin  d'estimer  ses  souverains. 
La  fille  du  régent  n'avait  pas  invoqué  des  sentimens  de  circonstance 
lorsque,  dans  ses  querelles  domestiques  au  sujet  du  prince  d'Orange, 
elle  alléguait  si  vivement  son  patriotique  désir  de  connaître  la  so- 
ciété anglaise.  Chaque  fois  qu'elle  avait  pu  saisir  quelque  chose 
des  affaires  publiques  à  travers  l'éloignement  où  on  la  retenait,  elle 
avait  manifesté  des  émotions  qui  attestaient  la  noblesse  de  son  âme. 
L'histoire  en  cite  un  bien  curieux  exemple  :  c'était  en  1812,  la 
princesse  Charlotte  n'avait  que  seize  ans.  Un  soir  qu'elle  devait  aller 
à  l'opéra  pour  la  première  fois,  elle  avait  dîné  chez  son  père  en  sa 
demeure  de  Garlton-house.  Ce  jour-là  même,  le  régent  avait  reçu 
de  deux  membres  éminens  de  l'opposition  une  lettre  qui  l'avait 
profondément  irrité.  Lord  Grenville  et  lord  Grey,  sollicités  en  son 
nom  par  le  duc  d'York  d'entrer  dans  une  combinaison  qui  adjoin- 
drait au  ministère  Perceval  un  certain  nombre  de  whigs,  déclinè- 
rent cette  offre  de  la  façon  la  plus  nette.  Cette  proposition  leur 
ayant  été  faite  par  une  même  lettre  adressée  au  duc  d'York,  ils  ré- 


(1)  «  Ile  is  thc  most  amiable  man  I  cver  saw  !  What  a  complète  cnglisli  gentleman  ! 
He  will  be  our  liope  in  thèse  dangerous  times!  » 


78  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pondirent  aussi  par  une  seule  missive  dont  ils  arrêtèrent  les  termes 
en  commun.  Ces  termes,  quoique  très  parlementaires,  laissaient 
entendre  qu'ils  soupçonnaient  dans  les  offres  du  prince  une  tac- 
tique perfide  et  que  la  manœuvre  était  déjouée.  De  là  les  emporte- 
raens  du  régent.  Pendant  le  repas  qui  précéda  le  spectacle,  sa  co- 
lère éclata  en  propos  si  violens  que  la  princesse  Charlotte  ne  put 
supporter  ce  langage.  Quand  elle  se  leva  de  table,  elle  était  tout 
en  larmes.  Sheridan,  qui  lui  donnait  le  bras,  l'entendit  protester 
amèrement  contre  les  outrages  dont  son  père  venait  d'accabler  deux 
des  personnages  les  plus  illustres  du  pays.  De  tous  les  whigs  célè- 
bres que  le  prince  de  Galles  avait  fréquentés  dans  sa  jeunesse, 
Sheridan,  le  moins  scrupuleux,  était  le  seul  qui  fût  demeuré  son 
ami.  L'habile  homme  cependant  n'avait  pas  renoncé  à  son  parti,  et 
l'on  pense  bien  que  les  protestations  de  la  jeune  princesse  ne  tom- 
bèrent pas  dans  une  oreille  indifférente.  Le  lendemain,  dans  les 
cercles  politiques  de  Londres,  on  ne  parlait  que  de  la  scène  de 
Carlton-house.  Le  récit  de  Sheridan  avait  donné  son  véritable  sens 
à  une  autre  scène  bien  plus  significative  encore  qui  s'était  passée  le 
même  soir  à  l'opéra.  La  princesse  Charlotte,  à  peine  assise,  avait 
aperçu  lord  Grey  dans  une  loge  qui  faisait  face  à  la  sienne;  elle 
s'était  levée  aussitôt,  et,  à  la  vue  de  toute  la  salle,  lui  avait  envoyé 
plusieurs  baisers.  Yoilà  bien  la  personne  primesautière  dont  nous 
connaissons  les  vivacités.  Elle  ajoutait  cette  protestation  juvénile 
aux  paroles  que  Sheridan  avait  déjà  recueillies  de  sa  bouche.  Est-ce 
dans  cette  circonstance,  est-ce  pour  une  autre  aventure  du  même 
genre  que  l'auteur  de  Childe-Harold  voulut  rendre  hommage  à  la 
généreuse  enfant?  Malgré  les  indications  peu  précises  du  poète,  il 
est  certain  que  lord  Byron ,  un  des  amis  de  Sheridan,  pensait  aux 
larmes  de  Carlton-house  quand  il  écrivait  les  strophes  que  voici  : 

((  Pleure,  fille  de  race  royale!  Pleure  la  honte  d'un  père,  pleure  la 
ruine  d'un  royaume!  Heureuse  si  chacune  de  tes  larmes  lavait  une  des 
fautes  de  ton  père! 

«  Pleure  !  tes  larmes  sont  les  larmes  de  la  vertu,  présage  de  bonheur 
pour  ces  îles  désolées.  Puisse  chacun  de  tes  pleurs  t'être  payé  un  jour 
par  les  sourires  de  ton  peuple  (1)  !  )) 

La  princesse  Charlotte  n'avait  plus  à  verser  de  telles  larmes  au- 
près du  prince  Léopold.  Il  n'y  avait  rien  que  de  noble  et  d'aimable 
dans  son  entourage.  C'était  à  elle  plutôt  de  se  surveiller  avec  soin 
et  de  se  mettre  en  garde  contre  ses  vivacités.  Ce  caractère  généreux 

(1)  Ces  deux  strophes,  datées  du  mois  de  mars  1812,  portent  ce  simple  titre  :  A  une 
Dame  pleurant  [Unes  to  a  lad'j  wecpiiig). 


LE    MÉDECIN   DE   LA    REINE   VICTORIA.  79 

et  fantasque  avait  un  fonds  d'espièglerie.  Comme  elle  avait  son  franc- 
parler  sur  toutes  choses ,  elle  s'exposait  sans  nulle  méchanceté  à 
blesser  des  personnes  amies.  Aucun  ridicule  ne  lai  échappait.  Stock- 
mar  a  noté  quelques-unes  de  ces  petites  scènes  où  reparaissait  de 
temps  à  autre  une  liberté  d'allures  peu  convenables  à  la  dignité 
royale.  Heureusement  le  prince  Léopold  était  là  qui  corrigeait  tout; 
l'éducation  de  la  princesse  s'achevait  sous  l'autorité  de  l'exemple  le 
plus  doucement  et  le  plus  naturellement  du  monde  :  non  pas  que  le 
prince  voulût  empêcher  sa  femme  de  voir  juste,  de  remarquer  les 
côtés  faibles,  d'apprécier  chaque  chose  à  sa  mesure  chez  ceux  qui 
l'approchaient  ;  sa  courtoisie,  on  l'a  dit  plus  haut,  n'avait  rien  de 
banal.  Un  goût  très  fin,  armé  d'une  ironie  inoffensive,  ne  lui  per- 
mettait pas  d'être  dupe.  Stockmar  nous-  a  laissé  des  notes  assez  eu- 
rieuses  sur  les  principaux  personnages  de  la  cour  du  prince  Léo- 
pold. Le  duc  de  Wellington,  lord  Anglesea,  lord  Castlereagb,  la 
comtesse  de  Liéven,  y  sont  décrits  finement  en  quelques  traits. 
Yoilà  bien  Wellington  avec  sa  gravité  rigide,  Castlereagh  avec  son 
scepticisme  léger,  la  ccwntesse  de  Liéven  avec  ses  prétentions  al- 
tières.  La  comtesse,  plus  tard  princesse  de  Liéven,  femme  d'un  di- 
plomate russe,  celle-là  même  que  la  société  parisienne  a  connue 
sous  le  règne  de  Louis- Philippe,  celle  qui  fut  l'amie,  la  confidente, 
et  en  mainte  circonstance,  assure-t-on,  l'égérie  de  M.  Guizot,  fait 
une  assez  maussade  figure  dans  les  notes  de  Stockmar.  Son  buste 
est  d'un  squelette,  son  visage  n'est  pas  sans  beauté  malgré  sa  mai- 
greur, mais  son  nez  pointu  et  ses  lèvres  plissées  par  le  dédain  ré- 
vèlent son  peu  de  disposition  à  reconnaître  des  égaux  autour  d'elle. 
Elle  a  bien  des  talens,  il  est  vrai,  elle  joue  du  piano  à  merveille, 
elle  parle  l'anglais,  le  français,  l'allemand  dans  la  perfection,  mais 
on  voit  beaucoup  trop  qu'elle  a  pleine  conscience  de  son  mérite. 

Un  personnage  bien  plus  considérable  de  la  société  russe  a  aussi 
un  souvenir  dans  ces  notes,  c'est  le  grand-duc  Nicolas,  le  futur 
empereur,  qui,  au  mois  de  novembre  1816,  visita  le  prince  Léo- 
pold et  la  princesse  Charlotte  dans  leur  résidence  de  Claremont- 
Esher.  Il  était  accompagné  du  général  Kutusof  et  d'un  conseiller 
d'état.  Stockmar  en  parle  avec  admiration.  «  Au  dîner,  dit-il,  le 
grand-duc  était  placé  entre  la  princesse  et  la  duchesse  d'York,  pré- 
cisément en  face  de  moi,  de  sorte  que  j'ai  pu  l'examiner  à  loisir.  » 
Et  il  en  trace  un  portrait  enthousiaste.  C'est  un  magnifique  jeune 
homme  d'une  vingtaine  d'années,  extraordinairement  beau  et  sédui- 
sant. Il  le  compare  à  Léopold  son  maître  et  le  trouve  encore  plus 
beau,  plus  grand,  droit  comme  un  chêne.  Son  teint  juvénile,  ses 
traits  réguliers,  son  large  front,  ses  yeux,  son  nez,  sa  bouche,  son 
menton  finement  dessiné,  il  passe  tout  en  revue,  comme  un  peintre 


80  •   BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qui  saisit  l'ensemble  et  le  détail.  La  beauté  du  prince  était  relevée 
par  la  simplicité  de  son  costume;  il  portait  l'uniforme  des  chasseurs 
à  cheval,  la  tunique  de  drap  vert  garnie  de  lisérés  rouges,  les 
épaulettes  d'argent,  une  petite  étoile  sur  la  poitrine,  une  casquette 
blanche,  un  sabre  sans  ornement  avec  le  porte-épée  en  cuir.  Stock- 
mar  ajoute  :  «  Son  maintien  est  vif,  sans  embarras,  sans  gauche- 
rie, mais  toujours  très  convenable.  Il  cause  beaucoup  et  parle 
parfaitement  le  français,  en  accompagnant  ses  paroles  de  gestes 
naturels  et  justes.  S'il  n'y  avait  rien  de  remarquable  dans  ce  qu'il 
a  dit,  l'agrément  n'y  manquait  pas  et  il  parait  avoir  un  vrai  talent 
dans  l'art  de  faire  sa  cour...  Il  mangea  très  modérément  pour  un 
homme  de  son  âge  et  ne  but  que  de  l'eau.  Après  le  dîner,  lorsque 
la  comtesse  Liéven  eut  joué  du  piano,  il  lui  baisa  la  main,  ce  qui 
parut  très  étrange  aux  dames  anglaises,  mais  en  même  temps  très 
digne  d'envie.  Mistress  Campbell  (la  terrible  mistress  Campbell,  si 
exigeante,  si  sévère  dans  sa  façon  de  juger  les  hommes  de  tout 
rang)  ne  tarissait  pas  en  éloges  sur  le  compte  du  grand-duc  :  «  Ah! 
quelle  aimable  créature  !  Il  est  diaboliquement  beau,  ce  sera  le 
plus  bel  homme  de  l'Europe  (i).  » 

Le  prince  et  sa  suite  ne  devaient  quitter  Claremont  que  le  lende- 
main matin  ;  lorsque  chacun  se  retira  pour  se  coucher,  le  grand- 
duc  alla  dans  une  écurie,  où  ses  gens  lui  avaient  préparé  un  sac  de 
cuir  rempli  de  foin.  C'était  son  lit  habituel.  «  Nos  Anglais,  ajoute 
simplement  Stockmar,  virent  là  une  affectation.  » 

Nos  Anglais,  c'étaient  surtout  la  princesse  Charlotte  et  les  per- 
sonnes de  sa  maison.  Je  ne  doute  pas  que  Stockmar  en  rédigeant 
ses  notes  n'ait  tenu  compte  ainsi  plus  d'une  fois  des  jugemens  de 
ses  augustes  maîtres.  On  y  devine  les  transformations  successives 
de  la  compagne  du  prince  Léopold.  Stockmar  le  dit  expressément; 
cette  ardente  nature,  qui  n'avait  qu'à  se  régler  pour  devenir  elle- 
même  un  modèle,  s'approchait  chaque  jour  d'une  sorte  de  perfec- 
tion. Vous  rappelez-vous  Fénelon  assouplissant  peu  à  peu  le  carac- 
tère indiscipliné  de  son  élève,  le  duc  de  Bourgogne?  Il  y  a  quelque 
chose  de  cela  dans  l'histoire  du  prince  Léopold  et  de  la  princesse 
Charlotte.  Stockmar,  qui  dans  ses  premières  relations  avec  elle  lui 
trouvait  quelque  chose  d'inquiétant,  n'avait  pas  tardé  à  être  com- 
plètement sous  le  charme.  Le  25  octobre  1816,  il  écrit  à  un  de  ses 
amis  d'Allemagne  :  a  La  princesse  est  incroyablement  vive,  ner- 
veuse, toute  de  premier  mouvement,  et  il  arrive  parfois  que  sa  pre- 
mière impression  décide  de  ses  jugemens  comme  de  sa  conduite; 

(1)  «  What  an  amiable  créature!  lie  is  devilish  handsome,  he  will  be  the  handso- 
mest  man  in  Europe.  » 


LE   MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  81 

mais  l'influence  de  son  mari  est  favorable  au-delà  de  tout  ce  qu'on 
peut  dire.  On  ne  peut  voir  sans  admiration  à  quel  point  elle  s'a- 
paise, quel  empire  elle  prend  sur  elle-même.  Grâce  à  lui,  on  ap- 
précie mieux  de  jour  en  jour  combien  elle  est  foncièrement  bonne 
et  brave.  Quand  elle  est  de  joyeuse  humeur,  elle  est  pleine  d'at- 
tentions pour  les  personnes  qui  l'entourent.  Il  ne  faudrait  pas  ce- 
pendant attacher  à  ces  bontés  familières  plus  d'importance  qu'il 
ne  convient  et  paraître  oublier  les  distances  ;  elle  se  souvient  tou- 
jours qu'elle  est  de  race  royale.  »  Vers  le  même  temps,  il  écrivait 
dans  son  journal  quotidien  :  «  On  voit  régner  dans  cette  maison 
l'union,  la  paix,  l'amour,  en  un  mot  tout  ce  que  réclame  la  féli- 
cité domestique.  Mon  maître  est  le  meilleur  mari  qu'il  y  ait  dans 
les  cinq  parties  du  monde,  et  sa  femme  a  pour  lui  une  somme  d'af- 
fection qui  ne  peut  êti'e  comparée  qu'au  total  de  la  dette  anglaise.  » 
L'année  suivante,  le  26  août  1817,  il  ajoutait  ces  mots  :  «  La  vie 
conjugale  de  ce  couple  est  un  modèle  d'amour  et  de  fidélité;  on  ne 
saurait  en  être  témoin  sans  en  ressentir  la  plus  salutaire  impression, 
pour  peu  qu'on  ait  conservé  saine  une  partie  de  son  cœur.  » 

L'opinion  publique  n'ignorait  point  ces  détails.  La  loyauté  mo- 
narchique des  Anglais  a  besoin  de  s'attacher  à  des  personnes  dignes 
d'amour  et  de  respect.  Elle  avait  pendant  près  de  soixante  ans,  au 
milieu  des  plus  grandes  crises  et  des  plus  grands  désastres,  vénéré 
le  souverain  dont  la  raison  avait  fini  par  succomber,  mais  dont 
l'honneur  n'avait  jamais  failli.  Le  prince-régent  inspirait  des  senti- 
mens  tout  contraires.  La  pensée  que  ce  personnage  odieux,  déjà  in- 
vesti d'une  grande  part  des  prérogatives  royales,  ne  tarderait  pas 
sans  doute  à  occuper  le  trône  d'Angleterre,  remplissait  les  cœurs 
d'amertume.  Ce  fut  donc  une  consolation  pour  tous  de  pouvoir  es- 
pérer que  la  majesté  de  la  couronne  après  George  IV  serait  relevée 
par  une  reine  digne  de  la  nation  anglaise.  La  joie  fut  bien  plus  vive 
encore  et  bien  plus  efficace  quand  on  apprit  que  la  princesse  Char- 
lotte allait  donner  un  héritier  ou  une  héritière  à  la  famille  royale. 
Il  y  eut  aussitôt  comme  un  apaisement  de  tous  les  partis.  Rappelons- 
nous  que  l'immense  effort  de  l'Angleterre  contre  Napoléon  avait 
amené  après  la  guerre  une  réaction  désastreuse  ;  les  embarras  du 
commerce ,  l'interruption  du  travail ,  la  misère  des  classes  infé- 
rieures, le  poids  écrasant  des  charges  publiques,  toutes  ces  causes 
avaient  irrité  le  pays,  provoqué  des  agitations  menaçantes,  et  dans 
le  champ-clos  du  parlement  exaspéré  l'antagonisme  des  partis.  Un 
roi  fou,  un  régent  dépravé,  les  affaires  en  détresse,  quelles  ténèbres 
couvraient  le  prochain  avenir  !  L'image  de  la  princesse  Charlotte  au- 
près du  prince  Léopold  avait  été  comme  un  rayon  de  soleil;  l'an- 
nonce de  sa  grossesse  fut  un  signal  d'allégresse  et  de  concorde. 

TOME  xiii.  —  1876.  6 


82  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

L'esprit  d'agitation  se  calma,  les  partis  désarmèrent.  On  se  livrait 
à  des  paris  enthousiastes  :  sera-ce  un  prince?  sera-ce  une  princesse? 
Stockmar  écrit  le  26  août  1S17  :  «  Voilà  déjà  quelque  temps  que  des 
sommes  énormes  sont  engagées  par  les  parieurs  au  sujet  de  l'en- 
fant qu'on  attend.  Les  gens  de  bourse  ont  calculé  que  les  fonds, 
si  c'est  une  princesse,  ne  monteront  que  de  2  1/2  pour  100  ;  ils 
monteront  de  6  pour  100,  si  c'est  un  prince.  Le  croirez-vous  ?  pour 
obtenir  le  plus  tôt  possible  la  nouvelle  certaine  des  espérances  de 
la  princesse  Charlotte,  les  ambassadeurs  des  plus  grandes  puis- 
sances n'ont  pas  dédaigné  de  me  faire,  à  moi,  docteur  très  humble, 
les  visites  les  plus  obligeantes  et  les  plus  cordiales.  » 

Les  commencemens  de  la  grossesse  furent  très  heureux.  Stock- 
mar, témoin  si  attentif  en  toute  occasion,  avait  ici  une  compétence 
particulière  :  non  pas  que  le  médecin  du  prince  Léopold  ait  consenti 
à  être  le  médecin  de  la  princesse  Charlotte  dans  une  circonstance 
aussi  grave;  il  s'y  refusa  expressément.  Circonspect  jusqu'à  la  dé- 
fiance, une  telle  responsabilité  l'épouvantait.  Il  s'en  expliqua  dès  le 
début  avec  la  princesse  elle-même  cemme  avec  le  prince.  Il  avait 
bien  pu,  avant  la  grossesse  de  l'héritière  du  trône,  et  quand  ses 
médecins  ne  se  trouvaient  pas  là,  lui  donner  des  soins  dans  les  cas 
urgens;  une  fois  la  grossesse  déclarée,  il  signifia  sa  résolution  de 
se  tenir  absolument  à  l'écart.  «  Je  connaissais  trop  bien  les  écueils, 
écrit-il  dans  son  journal;  je  connaissais  trop  l'orgueil  de  la  nation  et 
son  mépris  de  l'étranger  pour  ignorer  à  quoi,  je  devais  m'attendre  :  on 
ne  m'aurait  su  aucun  gré; d'un  résultat  heureux,  eien.cas  de  malheur 
j'eusse  été  responsable  de  tout.  »  Cependant,  après  les  trois  pre- 
miers mois,  observateur  quotidien  des  symptômes  que  présentait 
l'état  de  la  princesse ,  il  crut  remarquer  certaines  fautes  dans  le 
traitement  qui  lui  était  prescrit;  il  en  parla  au  prince  et  le  pria  de 
communiquer  ses  remarques  aux  médecins  en  titre,  a  II  n'y  a  pas 
lieu,  ajoute-t-il,  de  consigner  ici  le  résultat  de  cette  communica- 
tion, mais  vous  voyez  à  quel  point  j'ai  été  bien  inspiré.  Assurément 
j'étais  loin  de  prévoir  une  issue  aussi  funeste;  toutefois  ma  déter- 
mination était  si  fortement  arrêtée,  que  je  ne  consentis  même  pas 
à  soigner  la  princesse  après  ses  couches  aux  heures  où  ses  méde- 
cins de  Londres  ne  pourraient  prolonger  leurs  visites  à  Claremont. 
C'était  une  grande  marque  de  confiance  et  une  tentation  bien  sé- 
duisante; je  ne  m'y  laissai  pas  séduire.  Je  ne  me  décidai  à  voir  la 
princesse  qu'après  que  les  médecins,  signalant  l'extrême  gravité 
du  péril,  m'appelèrent  expressément  au  lit  de  l'auguste  malade. 
C'était  deux  heures  et  demie  avant  sa  mort.  » 

Là-dessus  ,  le  défiant  docteur  se  complaît  encore  dans  l'admira- 
tion de  sa  prudence.  Il  ne  s'aperçoit  pas  qu'en  faisant  le  procès- à 


LE   MÉDECIN   DE    LA    REINE    TICTOKIA.  83 

l'orgueil  britannique  il  met  en  toute  lumière  la  grossièreté  de  l'é- 
goïsme  tudesque.  II  faut  l'entendre  énumérer  tous  les  avantages  de 
sa  diplon^atie.  «  Le  strict  accomplissement  du  plan  de  conduite  que 
je  m'étais  tracé  eut  pour  moi  ce  résultat,  que  mes  collègues  furent 
toujours  pleins  de  bienveillance  à  mon  égard,  et  que  j'échappai  au 
reproche  d'avoir  cherché  profit  et  honneur  sans  y  être  appelé.  » — Et 
la  princesse  Charlotte,  monsieur  le  docteur?  la  femme  du  prince  dont 
vous  prétendez  être  l'ami  si  dévoué?  Vous  la  voyez  exposée  à  de 
graves  périls,  vous  croyez  pouvoir  la  sauver,  et  vous  ne  pensez  qu'à 
vous  !  —  Cette  idée,  comme  une  ilèche  aiguë,  semble  atteindre  un  in- 
stant l'épaisse  conscience  du  docteur  allemand,  il  la  rejette  aussitôt, 
et,  sejustifîant  avec  emphase  :  «  Croyez-moi,  s'écrie-t-il,  si  je  m'étais 
mêlé  de  cette  affaire,  où  je  n'aurais  pu  être  d'aucun  secours,  tout 
le  monde  aujourd'hui  tirerait  parti  de  mon  intervention  :  les  mé- 
decins anglais,  la  maison  du  prince,  amis,  connaissances,  le  prince 
lui-même,  auraient  imputé  à  la  maladresse  du  docteur  allemand  un 
malheur  qui  semblait  impossible.  Qui  sait?  moi-même  peut-être, 
dans  mon  hypocondrie,  j'aurais  cru  aux  imputations  calomnieuses, 
et  ajoutant  à  la  douleur  du  dehors  le  tourment  intérieur  que  je  me 
serais  infligé,  je  n'aurais  pu  en  supporter  le  poids.  »  Ainsi  dans  ce 
malheur,  voici  une  compensation  :  si  la  princesse  est  perdue,  le  re- 
pos du  docteur  est  sauvé. 

La  princesse  Charlotte  va  donc  mourir?  Il  faut  reprendre  son  his- 
toire et  la  suivre  jusqu'à  la  dernière  heure.  Le  médecin  de  la  prin- 
cesse était  le  célèbre  docteur  Baillie,  à  qui  on  avait  adjoint  comme 
accoucheur  sir  Richard  Croft.  Stockmar  (nous  n'avons  pas  de  parti- 
pris  contre  lui,  nous  le  jugeons  au  fur  et  à  mesure  que  ses  actes  nous 
le  font  connaître,  et  la  vulgarité  de  ses  sentimens  ne  nous  empêche 
pas  de  rendre  justice  à  ses  qualités  d'observateur),  Stockmar  nous 
dépeint  sir  Richard  Croft  en  1817  comme  un  homme  qui  n'est  plus 
delà  première  jeunesse,  grand,  sec,  vif,  de  bonne  humeur,  ayant 
plus  d'expérience  que  de  savoir  et  de  jugement.  D'après  le  rapport 
des  deux  médecins,  c'est  le  lundi  3  novembre  1817,  à  sept  heures 
du  soir,  que  se  manifestèrent  les  premières  douleurs  de  l'enfante- 
ment. Dans  la  nuit  du  3  au  /i,  bien  que  les  douleurs  fussent  lentes, 
tout  semblait  annoncer  que  le  moment  décisif  était  proche,  si  bien 
qu'il  fallut  mander  à  la  hâte  toutes  les  personnes  dont  la  présence 
était  nécessaire  pour  constater  la  naissance  de  l'enfant  royal  :  les 
ministres,  l'archevêque  de  Cantorbéry,  etc..  Tous  étaient  arrivés  à 
Claremont  vers  quatre  heures  du  matin.  A  dater  de  ce  moment,  les 
douleurs  cessèrent.  La  princesse  ne  paraissait  pas  éprouver  de  dé- 
faillance, aucun  symptôme  anormal  ne  se  déclarait;  seulement  le 
progrès  de  la  délivrance  était  presque  insensible.  Gela  dura  ainsi 


8a  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toute  la  journée  du  à.  Le  5,  vers  midi,  les  douleurs  revinrent,  et 
enfin,  à  neuf  heures  du  soir,  la  princesse  mit  au  monde  un  beau 
garçon  très  bien  constitué,  —  qui  était  mort  avant  de  voir  le  jour. 

La  mère,  après  l'accouchement,  ressentit  un  grand  bien-être.  La 
nouvelle  de  la  mort  de  son  enfant  ne  l'affecta  point  d'une  façon 
particulière.  Cependant  ce  calme  apparent  ne  dura  que  jusqu'à  mi- 
nuit. Laissons  parler  ici  le  journal  de  Stockmar.  «  Sir  Richard  Groft 
s'approcha  de  mon  lit,  me  prit  la  main,  me  dit  que  la  princesse 
était  dangereusement  malade ,  que  le  prince  était  seul  dans  une 
autre  chambre,  qu'il  fallait  aller  le  trouver  et  l'informer  de  l'état 
des  choses.  Depuis  trois  jours,  le  prince  n'avait  pas  quitté  un  instant 
la  princesse  ;  mais  aussitôt  après  l'accouchement  il  était  allé  prendre 
un  peu  de  repos.  Je  le  trouvai  résigné  au  sujet  de  l'enfant.  Quant  à 
la  princesse,  il  ne  parut  pas  s'inquiéter  de  son  état.  Un  quart  d'heure 
après,  Baillie  me  fit  dire  qu'il  désirait  que  je  visse  la  princesse. 
J'hésitai  un  instant,  j'y  allai  pourtant  avec  lui.  Secouée  par  de 
fortes  crampes  de  toux,  la  respiration  oppressée,  haletante,  elle  était 
en  proie  à  des  angoisses  qui  ne  lui  laissaient  pas  de  répit.  Elle  se 
jetait  sans  cesse  d'un  côté  et  de  l'autre,  parlant  tantôt  à  Baillie, 
tantôt  à  Groft.  Baillie  lui  dit:  — Voici  un  de  vos  vieux  amis!  — Elle 
me  tendit  vivement  sa  main  gauche  et  par  deux  fois  serra  la  mienne 
avec  force.  Je  lui  tâtai  le  pouls,  qui  battait  très  vite,  avec  des  pul- 
sations tantôt  fortes,  tantôt  faibles,  souvent  intermittentes.  Baillie 
lui  offrait  constamment  du  vin.  Elle  me  dit  :  —  Ils  m'ont  tant  fait 
boire  que  je  suis  ivre  (1)  !  —  Il  se  passa  environ  un  quart  d'heure 
pendant  lequel,  allant  et  venant,  je  sortais  de  la  chambre  et  y  ren- 
trais ;  après  ce  quart  d'heure,  sa  respiration  devint  celle  de  l'ago- 
nie. Je  venais  précisément  de  sortir  de  la  chambre,  quand  elle  cria 
vivement  :  Stocky!  Stocky!  Je  rentrai  aussitôt,  elle  était  plus  calme, 
elle  râlait  doucement,  d'une  manière  continue;  elle  se  mit  plu- 
sieurs fois  sur  son  séant,  puis  ses  jambes  se  raidirent,  ses  mains  se 
glacèrent...  Enfin  à  deux  heures  du  matin,  dans  la  nuit  du  5  au 
6jnovembre  1817,  c'est-à-dire  cinq  heures  après  l'accouchement, 
elle  avait  cessé  de  vivre.  » 

Le  prince  Léopold  reposait  encore  dans  sa  chambre.  Il  fallut  lui 
annoncer  le  funeste  événement.  Stockmar,  qui  fut  chargé  de  ce 
soin,  ne  lui  en  parla  d'abord  qu'à  mots  couverts.  Le  prince  ne 
pensait  pas  que  sa  femme  fût  déjà  morte;  il  se  dirigea  vers  ses  ap- 
partemens,  et,  chemin  faisant,  s'affaissa  sur  un  siège.  «  Je  pliai  un 
genou  près  de  lui,  dit  Stockmar.  11  s'imaginait  que  c'était  un  rêve 
et  ne  pouvait  croire  à  l'horrible  réaUté.  Il  m'envoya  encore  auprès 

(I)  «  They  hâve  made  me  tipsy.  » 


LE    MÉDECIN    DE    LA.    REINE    VICTORIA.  85 

de  la  princesse,  je  revins  et  je  dus  lui  dire  que  tout  était  fini.  Nous 
nous  rendîmes  alors  dans  la  chambre  mortuaire.  Il  s'agenouilla 
près  du  lit,  baisa  les  mains  glacées  de  la  morte,  puis,  se  relevant, 
me  serra  contre  son  cœur  et  me  dit  :  —  Me  voilà  seul,  promettez- 
moi  de  ne  jamais  me  quitter.  —  Je  le  lui  promis.  Un  instant  après, 
il  répéta  les  mêmes  paroles,  me  demandant  si  je  savais  bien  à  quoi 
je  m'engageais.  Je  lui  affirmai  que  je  ne  le  quitterais  point,  aussi 
longtemps  que  je  serais  assuré  de  sa  confiance,  de  son  amitié  et  de 
l'espoir  de  lui  être  utile.  )>  L'affection  du  prince  pour  Stockmar  s'é- 
tait accrue  subitement  de  toute  la  douleur  que  lui  avait  causée  la 
mort  de  sa  compagne;  il  voyait  en  lui  le  témoin  des  jours  heureux, 
le  confident  que  la  princesse  avait  traité  en  ami.  Pendant  long- 
temps, en  souvenir  de  cette  année  de  Claremont  il  voulut  le  gar- 
der sans  cesse  auprès  de  sa  personne.  Stockmar  prenait  ses  repas 
avec  lui  et  couchait  dans  sa  chambre.  La  nuit,  quand  le  prince  s'é- 
veillait, il  s'asseyait  près  de  son  lit,  et  l'entretenait  de  mille  choses 
jusqu'à  ce  que  l'insomnie  fût  passée.  Il  fut  ainsi  son  conseiller  aux 
heures  où  l'esprit  est  voilé  par  la  souffrance,  il  fut  son  soutien  dans 
les  crises  où  l'âme  n'est  plus  maîtresse  d'elle-même. 

L'affliction  du  prince  Léopold  n'était  pas  en  effet  de  celles  qui  se 
confondent  pour  ainsi  dire  avec  les  convenances  mondaines,  et  que 
ces  convenances  mêmes  font  peu  à  peu  disparaître.  Ce  qu'il  éprou- 
vait pour  la  princesse  Charlotte,  c'était  vraiment  de  l'amour.  Il  l'ai- 
mait pour  sa  valeur  propre,  il  l'aimait  aussi  comme  une  œuvre  qui 
lui  était  personnelle.  Toute  sa  vie  était  arrangée  d'avance  en  vue  du 
rôle  que  devait  lui  assigner  la  future  grandeur  de  la  princesse.  Il 
se  préparait  en  conscience  à  porter  noblement  ce  titre  de  mari  de  la 
reine.  La  mort  de  Charlotte  lui  fut  un  coup  de  foudre.  Il  se  sentit 
brisé.  Ses  plans,  ses  projets,  l'honneur  d'une  grande  situation  à 
soutenir,  l'influence  à  la  fois  discrète  et  puissante  qu'il  se  promet- 
tait d'exercer  par  ses  conseils,  les  succès  espérés  et  entrevus  d'a- 
vance sur  ce  grand  théâtre  de  la  politique  européenne,  tout  ce 
monde  de  pensées  où  vivait  son  imagination  s'était  subitement  éva- 
noui. Bien  des  années  plus  tard,  lorsque  d'autres  destinées  l'eurent 
appelé  à  fonder  un  trône,  au  milieu  de  tous  ses  triomphes,  allié  à 
la  plus  ancienne  des  races  royales  du  continent,  époux  en  secondes 
noces  d'une  princesse  accomplie,  chef  d'une  dynastie  entourée  du 
respect  universel,  il  songera  encore  à  la  princesse  Charlotte  et  à 
tout  ce  qu'il  a  perdu  en  la  perdant.  Voyez  le  roi  des  Belges,  âgé  de 
soixante-douze  ans,  écrivant  pour  sa  nièce  la  reine  Victoria  les  Sou- 
venirs de,  sa  jeunesse  (1).  Dans  ces  pages,  où  brille  la  poétique  image 

(1)  Early  years. 


86  RETUE  DES  DEUX  MONDES, 

de  Charlotte,  c'est  lui  qui  a  tracé  ces  mots  :  «  le  mois  de  novem])re 
1817  a  vu  la  ruine  de  cette  intimité  si  douce  et  le  subit  anéantisse- 
ment de  toute  espérance  et  de  toute  félicité  pour  le  prince;  jamais 
il  n'a  retrouvé  depuis  lors  le  sentiment  de  bonheur  que  lui  avait 
procuré  cette  courte  période  de  son  mariage.  » 

La  princesse  Charlotte  fut  pleurée  de  tous  ceux  qui  l'avaient 
connue.  Quant  au  docteur  Stockmar,  il  est  impossible  de  ne  pas  no- 
ter les  sentimens  singuliers  qui  se  mêlent  ici  à  sa  douleur.  Il  est 
aigre,  amer,  irrité,  il  se  livre  à  ses  accès  d'hypocondrie;  on  dirait 
qu'un  vague  remords  le  tourmente.  Un  remords!  le  mot  n'est-il  pas 
trop  dur?  Atténuez-le,  si  vous  voulez,  mais  conservez-en  quelque 
chose.  Le  docteur  ne  pouvait  pas  être  complètement  rassuré  lors- 
qu'il apprenait  peu  de  temps  après  les  scrupules  et  le  désespoir  de 
sir  Richard  Croft.  Le  lendemain  de  la  mort  de  la  princesse,  sir  Ri- 
chard Croft  avait  écrit  h  Stockmar  une  lettre  où  se  trouvent  ces 
mots  :  «  mon  âme  est  bouleversée;  Dieu  veuille  que  vous  n'ayez  ja- 
mais à  soulïrir,  ni  vous  ni  aucun  des  vôtres,  ce  que  je  supporte  en 
ce  moment!  »  C'était  un  cri  bien  naturel  après  l'événement  de  la 
veille;  nul  ne  soupçonnait  alors  tout  ce  que  renfermaient  ces  pa- 
roles. On  sut  bientôt  que,  pendant  les  trois  mois  qui  suivirent,  le 
pauvre  docteur  avait  été  en  proie  à  des  tourmens  intolérables. 
L'agitation  qui  ne  le  quittait  pas  offrait  parfois  le  caractère  de  la 
folie.  Au  commencement  du  mois  de  février  1818,  il  fut  appelé  la 
nuit  auprès  d'une  jeune  femme  qui  allait  accoucher;  comme  le  tra- 
vail de  l'enfantement  éprouvait  quelques  retards,  il  eut  une  crise 
nerveuse,  et,  se  tournant  vers  la  sœur  de  la  malade,  qui  l'assistait 
avec  lui,  il  s'écria  :  «  Si  vous  êtes  inquiète,  quelles  doivent  être 
mes  angoisses  à  moi!  »  Puis  il  se  retira  dans  la  chambre  qu'on 
lui  avait  donnée,  et,  y  trouvant  un  pistolet,  il  se  fit  sauter  la  cer- 
velle. Quelques  heures  plus  tard,  la  jeune  femme  accouchait  heu- 
reusement. 

Le  désespoir  de  sir  Richard  Croft  dit  assez  quelle  fut  l'impression 
produite  par  la  mort  de  la  princesse  Charlotte;  c'est  devant  l'una- 
nimité de  la  douleur  publique  que  le  malheureux  avait  perdu  la 
tête.  Nous  avons  dit  plus  haut  que  la  nouvelle  des  espérances  de  la 
princesse  avait  été  accueillie  par  des  transports  de  joie;  la  ruine 
subite  de  cet  avenir  était  une  calamité  nationale.  Il  faut  rappeler 
ici  que  cette  année  1817  marque  une  des  périodes  les  plus  sombres 
de  l'histoire  d'Angleterre  au  xix'^  siècle.  Jamais  le  régent  n'avait  été 
aussi  odieux  à  la  nation.  Méprisé  des  hautes  classes,  il  était  détesté 
du  peuple.  Le  ministère  Liverpool  n'était  plus  de  force  à  couvrir  sa 
personne  comme  il  avait  pu  le  faire  en  181A  et  en  1815.  La  détresse 
de  la  population  agricole  et  manufacturière  augmentait  de  jour  en 


LE    MEDECIN   DE   LA    REINE    VICTORIA.  87 

jour.  L'obstination  aveugle  du  gouvernement  tory,  les  mesures  qui 
proscrivaient  l'importation  des  blés  étrangers  au  moment  où  les  ré- 
coltes manquaient,  d'autres  lois  du  même  genre  proposées  par  l'é- 
goïsme  et  votées  par  la  routine  avaient  causé  peu  à  peu  une  irrita- 
tion générale.  Il  y  avait  eu  de  sérieuses  émeutes  dans  les  rues  de 
Londres.  Le  jour  de  l'ouverture  du  parlement,  on  avait  insulté  le 
régent  et  assailli  sa  voiture  à  coups  de  pierres.  Les  promoteurs  de 
certains  bills  s'étaient  vus  assiégés  dans  leurs  maisons.  La  presse, 
en  blâmant  ces  violences,  attaquait  le  ministère  avec  d'autant  plus 
de  vigueur.  D'ardens  publicistes,  Watson,  Hone,  d'autres  encore, 
accusés  de  haute  trahison  pour  avoir  exprimé  les  colères  de  tous, 
avaient  été  acquittés  par  le  jury.  Quelques-uns  d'entre  eux  étaient 
coupables,  ayant  tenu  un  langage  blasphématoire  et  séditieux  (1); 
ils  farent  absous  par  les  juges-conseillers  de  la  couronne.  C'est  au 
milieu  de  cette  crise  que  la  princesse  Charlotte  eaiportait  dans  la 
tombe  la  dernière  consolation  de  la  patrie. 

Sans  parler  de  tant  d'intérêts  attachés  à  l'existence  de  la  prin- 
cesse et  de  son  enfant,  comment  ne  pas  pleurer  cette  jeune  mère  si 
subitement,  si  cruellement  frappée,  à  l'heure  même  où  sa  destinée, 
déshéritée  jusque-là  de  toutes  les  joies  naturelles,  s'éclaire  enfin 
d'un  rayon  d'or?  Un  écrivain  autrichien,  digne  de  souvenir  à  plus 
d'un  titre,  se  trouvait  alors  à  Londres  avec  sa  famille  ;  on  peut  s'en 
fier  au  témoignage  de  Bollmann  lorsqu'il  écrit  à  ses  amis  d'Alle- 
magne :  «  La  mort  de  la  princesse  Charlotte  a  fait  répandre  bien  des 
larmes,  de  vraies  larmes.  Il  a  fallu  plusieurs  jours  à  mes  filles  pour 
se  remettre  de  cette  secousse  et  reprendre  leur  sérénité.  Cette  im- 
pression est  universelle.  Le  noble  exemple  d'une  vie  morale,  d'une 
vie  pure,  couronnée  d'un  bonheur  sans  nuage,  avait  éveillé  pour  le 
prince  et  la  princesse  une  ardente  sympathie  que  partageait  la  na- 
tion entière  et  à  laquelle  se  liaient  des  espérances,  hélas  !  détruites 
maintenant  pour  toujours.  »  Le  régent  était  si  détesté,  l'avenir  de 
la  famille  royale  était  si  mcertain  et  si  sombre,  que  Ballmann  ajoute 
ces  paroles  extraordinaires  :  «  Le  prince  Léopold  a  une  belle  place 
devant  la  nation.  S'il  respecte  le  lien  qui  l'associe  dans  l'opinion  au 
souvenir  de  la  chère  morte,  s'il  demeure  en  vue  de  tous  l'homme 
noble  et  de  mœurs  iiTéprochables  que  l'Angleterre  connaît,  je  crois 
que  la  suite  des  événemens  peut  donner  une  grande  importance  à 
sa  carrière.  »  Il  est  clair  que  Bollmann,  tout  à  fait  désintéressé  dans 
ces  questions,  répète  ici  les  idées  qui  se  faisaient  jour  dans  le  monde 
politique.  Bien  des  esprits,  songeant  d'avance  aux  événemens  pos- 

(1)  Ce  sont  les  termes  employés  par  sir  G.'orgo  Cornewall  Lewis,  qui  condamne 
d'ailleurs  avec  une  si  juste  sévérité  le  gouvornemont  tory  de  1817. 


88  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sibles,  voyaient  déjà  les  fils  de  George  III  mourant  sans  héritiers  et 
le  prince  Léopold  leur  apparaissait  comme  une  ressource  (1). 

Est-il  nécessaire  de  rassembler  ici  les  principaux  témoignages  de 
cette  immense  douleur?  L'homme  qui  trois  ans  plus  tard  fut  le  dé- 
fenseur de  la  reine  Caroline  devant  la  chambre  des  lords,  l'illustre 
Brougham ,  a  dit  énergiquement  dans  son  Portrait  de  George  IV  : 
«  Pour  quiconque  a  vu  de  ses  yeux  dans  quelle  désolation  pro- 
fonde, universelle,  la  mort  de  la  princesse  Charlotte  a  plongé  l'An- 
gleterre, toute  description  est  superflue;  pour  quiconque  ne  l'a  point 
vu,  toute  description  est  impossible  (2).  »  Laissons  pourtant  éclater 
sur  cette  tombe  une  des  grandes  voix  du  siècle.  Lord  Byron  est  à 
Venise.  Il  achève  son  poème,  le  Pèlerinage  de  Childe-Harold. 
Après  de  brillantes  digressions,  il  se  demande  tout  à  coup  ce  qu'est 
devenu  son  héros.  «  Voilà,  dit-il,  ses  dernières  paroles,  son  pèleri- 
nage est  terminé,  ses  visions  sont  finies,  il  rentre  dans  le  néant,  si 
toutefois  on  a  jamais  pu  le  classer  parmi  les  êtres  qui  vivent  et  qui 
souffrent,  s'il  a  jamais  été  autre  chose  qu'une  création  imaginaire. 
N'en  parlons  plus.  Son  ombre  se  perd  dans  le  gouffre  de  la  destruc- 
tion. »  Ce  gouffre,  le  poète  le  voit  béant  devant  lui,  il  voit  les  va- 
peurs qui  en  sortent,  linceul  sinistre  à  travers  lequel  toutes  choses 
apparaissent  comme  des  fantômes,  voile  noir  qui  s'abaisse  sur  tout 
ce  qui  a  brillé  parmi  nous  jusqu'à  l'heure  «  où  la  gloire  elle-même 
n'est  plus  qu'un  sombre  crépuscule  et  fait  luire  à  peine  une  mélan- 
colique auréole  sur  les  limites  des  ténèbres.  »  Au  milieu  de  ces  ré- 
flexions désolées,  soudain  du  fond  de  l'abîme,  à  travers  ces  voiles 
et  ces  linceuls,  une  lamentation  immense  arrive  à  son  oreille  : 

«  Ecoutez!  une  voix  s'élève  de  l'abîmé,  un  long  et  sourd  murmure, 
un  murmure  lointain,  une  clameur  effrayante,  comme  celle  d'un  peuple 
qui  saigne  d'une  profonde  et  incurable  blessure.  Au  milieu  de  l'orage  et 
des  ténèbres,  la  terre  s'ouvre  béante.  Le  gouffre  est  plein  de  fantômes. 
Le  premier  de  tous  semble  une  reine,  bien  que  son  front  ne  porte  pas 
de  couronne.  Elle  est  pâle,  mais  belle,  et,  dans  ses  maternelles  an- 
goisses, elle  étreint  un  enfant  à  qui  son  sein  est  inutile. 

«  Fille  des  princes  et  des  rois,  où  es-tu?  espoir  de  plusieurs  nations, 
es-tu  morte?  la  tombe  ne  pouvait-elle  t'oublier?  ne  pouvait-elle  prendre 
une  tête  moins  majestueuse  et  moins  chère?  Au  milieu  d'une  nuit  de 
douleurs,  lorsque  ton  cœur,  mère  d'un  moment,  saignait  encore  sur  ton 
enfant,  la  mort  mit  fin  pour  toujours  à  cette  souffrance.  Avec  toi  se  sont 

(1)  Voyez  DenkwurdigkeUen  und  Vermischte  Schriflen,  von  K.  A.  Varnhagen  von 
Ense,  Leipzig  1843,  t.  IV,  p.  301-302. 

(2)  Voyez  Historkal  Sketches  of  statesmen,  etc.,  t.  Il,  p,  43. 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  89 

envolées  et  la  félicité  présente  et  les  promesses  de  bonheur  dont  s'eni- 
vraient les  îles  impériales. 

«  La  femme  du  laboureur  enfante  sans  péril  de  mort,  et  toi  qui  étais 
si  heureuse,  si  adorée  !  ceux  qui  ne  pleurent  pas  pour  les  rois  auront 
pour  toi  des  larmes,  et  la  liberté,  dont  le  cœur  est  gros  de  tant  de  souf- 
frances, les  oubliera  toutes  pour  n'en  ressentir  qu'une  seule,  car  elle 
a  prié  pour  toi  et  sur  ta  tête  elle  voyait  luire  son  arc-en-ciel.  —  Et  toi 
aussi,  prince  solitaire,  époux  désolé!  ton  hymen  devait  donc  être  inu- 
tile, mari  d'une  année,  père  d'un  mort! 

«  Un  cilice  fut  ton  vêtement  de  noce,  le  fruit  de  ton  hymen  n'est  que 
cendres  ;  dans  la  poussière  est  couchée  la  blonde  héritière  du  trône  de 
ces  îles,  celle  que  chérissaient  des  millions  de  cœurs!  Gomme  nous  lui 
avons  confié  tout  notre  avenir!  Bien  que  nous  ne  fussions  pas  destinés 
à  voir  ces  heures  radieuses,  nous  aimions  à  penser  que  nos  enfans 
obéiraient  à  son  enfant,  et  nous  la  bénissions,  elle  et  la  postérité  que 
nous  espérions  d'elle.  Cette  promesse  était  pour  nous  ce  qu'est  l'étoile 
aux  yeux  du  berger.  Ce  n'a  été  qu'un  rapide  météore. 

«  Pleurons  sur  nous,  et  non  sur  elle,  car  elle  dort  en  paix...  (1).  » 

Ainsi  parlait  lord  Byron,  interprète  de  la  douleur  de  tous,  dou- 
leur profonde  oii  se  mêlaient  tant  de  ressentimens  et  d'appréhen- 
sions patriotiques.  Ces  choses  sont  fort  inconnues  aujourd'hui.  Les 
générations  passent,  les  intérêts  se  déplacent.  On  ne  pense  plus  à 
la  princesse  Charlotte,  parce  qu'une  autre  princesse,  la  fille  d'un 
autre  fils  de  George  III,  née  deux  ans  après  la  mort  de  sa  cousine, 
est  venue  concentrer  sur  sa  tête  toutes  les  espérances  de  la  nation 
anglaise,  et,  plus  heureuse,  a  eu  le  temps  de  les  justifier.  C'est  la 
reine  Victoria  qui  a  eflacé  le  souvenir  de  la  princesse  Charlotte... 
Mais  vous  qui  la  faites  oublier,  le  monde  sait  que  vous  ne  l'oubliez 
pas.  Vous  vous  entourez  de  ses  reliques,  sa  correspondance  est  dans 
vos  mains,  et  n'est-ce  pas  pour  vous  que  le  prince  Léopold,  devenu 
roi  d'un  autre  pays,  a  retracé  l'image  de  ses  Années  de  jeunesse? 

C'est  qu'en  face  de  ce  cercueil  il  est  difficile  à  un  esprit  méditatif 
de  ne  pas  se  laisser  aller  aux  pentes  de  la  rêverie.  Comment  ne  pas 
songer  à  tout  ce  que  cette  mort  prématurée  a  entraîné  de  consé- 
quences? Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  la  princesse  Charlotte.  Que 
de  choses  eussent  été  changées  dans  l'histoire  du  xix^  siècle,  si  la 
fille  du  régent  et  de  la  princesse  de  Galles  n'eût  été  emportée  avec 
son  fils  dans  la  nuit  du  5  novembre  1817!  Supposez,  comme  il 
est  si  naturel  de  le  faire,  que  le  cours  régulier  de  sa  vie  n'ait  subi 

(1)  Byron,  Childe  Harold's  Pilgr image.  Voyez  le  quatrième  chant,  de  la  strophe  167 
à  la  strophe  173. 


90  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aucune  atteinte,  supposez-la  survivant  à  son  père  et  donnant  le 
jour  à  une  royale  lignée;  elle  serait  devenue  reine  en  1830,  et  le 
prince  Léopold  aurait  rempli  auprès  d'elle  le  rôle  que  son  neveu, 
le  prince  Albert,  a  rempli  dix  ans  plus  tard  auprès  de  la  reine  Vic- 
toria. Le  dac  de  Glarence,  troisième  fils  de  George  III,  ne  serait  pas 
devenu  roi  d'Angleterre  sous  le  nom  de  Guillaume  IV  après  la  mort 
de  son  frère  George  IV;  il  serait  devenu  roi  de  Hanovre  en  1830, 
comme  le  duc  de  Gumberland  l'est  devenu  en  1837.  On  sait  que  le 
Hanovre  était  un  fief  masculin  de  la  maison  de  Brunswick;  uni  à 
l'empire  britannique  aussi  longtemps  que  l'Angleterre  serait  gou- 
vernée par  un  roi  de  cette  maison,  ce  fief  devait  former  une  royauté 
distincte  au  profit  de  l'héritier  le  plus  proche  le  jour  où  une  prin- 
cesse monterait  sur  le  trône.  C'est  donc  le  duc  de  Glarence,  frère 
de  George  IV,  qui  serait  devenu  roi  de  Hanovre  en  1830  à  l'avéne- 
ment  de  la  reine  Charlotte,  comme  le  duc  de  Gumberland  l'est  de- 
venu en  1837  à  l'avènement  de  la  reine  Victoria.  Enfin  la  reine 
Victoria  non  plus  n'aurait  pas  régné  sur  la  nation  anglaise.  Bien 
plus,  il  est  probable  qu'elle  n'eût  jamais  vu  le  jour.  Le  duc  de  Kent 
n'était  pas  marié  en  1817,  quoiqu'il  eût  alors  cinquante  ans  sonnés, 
et  il  ne  songeait  point  à  prendre  femme;  il  ne  s'y  décida  qu'après 
la  mort  de  sa  nièce  et  précisément  à  l'occasion  de  cette  mort.  C'est 
de  ce  mariage  qu'est  née  en  1819  la  jeune  princesse  qui  a  remplacé 
la  princesse  Charlotte  dans  le  cœur  des  Anglais. 

Est-ce  tout?  Pas  encore.  Il  y  a  une  autre  conséquence,  et  non 
certes  la  moins  inattendue,  que  l'on  ne  peut  se  dispenser  de  signa- 
ler en  terminant.  Si  la  princesse  Charlotte  eût  vécu,  un  des  plus 
grands  scandales  de  nos  jours  eût  élé  sans  nul  doute  épargné  à 
l'Angleterre.  La  majesté  royale  dans  un  pays  où  ce  mot  a  conservé 
toute  sa  force  n'eût  pas  été  soumise  au  parlement  par  un  bill  d'at- 
tainder.  On  voit  que  nous  parlons  de  la  princesse  de  Galles.  Que 
devient-elle,  l'étrange  et  malheureuse  créature,  pendant  que  sa  fille 
meurt  à  Claremont?  Elle  voyage,  elle  parcourt  l'Italie»  attendant 
l'heure  de  recommencer  la  lutte  contre  son  mari.  Cette  heure  n'eût 
jamais  sonné,  si  le  prince  Léopold  et  la  princesse  Charlotte  eussent 
été  là  pour  arrêter  de  part  et  d'autre  ce  duel  abominable  ;  elle 
morte,  la  situation  change,  et  toutes  les  fureurs  se  déchaînent.  L'his- 
toire avait  besoin  de  cette  lumière  pour  apprécier  plus  exactement 
le  procès  de  la  reine  Caroline.  Ce  sera  l'objet  d'une  prochaine 
étude. 

Saint-René  Taillandier. 


LES 


MAITRES  D'AUTREFOIS 


BELGIQUE.   —    HOLLANDE. 


Bm^elles,  6  juillet  1875. 

Je  viens  voir  Rubens  et  Rembrandt  chez  eux,  et  pareillement 
l'école  hollandaise  dans  son  cadre,  toujours  le  même,  de  vie  agri- 
cole, maritime,  de  dunes,  de  pâturages,  de  grands  nuages,  de 
minces  horizons.  11  y  a  là  deux  arts  distincts,  ti'ès  complets,  très  in- 
dépendans  l'un  de  l'autre,  très  brillans,  qui  demanderaient  à  être 
étudiés  à  la  fois  par  un  historien,  par  un  penseur  et  par  un  peintre. 
De  ces  trois  hommes  qu'il  faudrait,  pour  bien  faire,  réunir  en  un 
seul,  je  ne  sais  ce  que  j'ai  de  commun  avec  les  deux  premiers; 
quant  au  peintre,  on  cesse  d'en  être  un,  pour  peu  qu'on  ait  le  sen- 
timent des  distances,  en  approchant  le  plus  ignoré  parmi  les  maîtres 
de  ces  pays  privilégiés. 

Je  vais  traverser  des  musées,  et  je  n'en  ferai  pas  la  revue.  Je 
m'arrêterai  devant  certains  hommes;  je  ne  raconterai  pas  leur  vie 
et  ne  cataloguerai  pas  leurs  œuvres,  même  celles  que  leurs  com- 
patriotes ont  conservées.  Je  définirai  tout  juste,  comme  je  les  en- 
tends, autant  que  je  puis  les  saisir,  quelques  côtés  physionomiques 
de  leur  génie  ou  de  leur  talent.  Je  n'aborderai  point  de  trop  gros 
problèmes;  j'éviterai  les  profondeurs,  les  trous  noirs.  L'art  de 
peindre  n'est  après  tout  que  l'art  d'exprimer  l'invisible  par  le  vi- 
sible, et,  dans  les  plus  petites  comme  dans  les  plus  grandes  voies, 
on  y  rencontre  des  puits  perdus  qu'il  est  permis  de  sonder  pour 
soi  comme  des  vérités,  mais  qu'il  est  bon  de  laisser  dans  leur  nuit 


92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  des  mystères.  Je  dirai  seulement ,  devant  quelques  ta- 
bleaux, les  surprises,  les  plaisirs,  les  étonnemens,  et  non  moins 
précisément  les  dépits  qu'ils  m'auront  causés.  En  cela,  je  n'aurai 
qu'à  traduire  avec  sincérité  les  sensations  sans  conséquence  d'un 
pur  dilettante. 

Il  n'y  aura,  je  vous  en  avertis,  ni  méthode  aucune,  ni  marche 
suivie  dans  ces  études.  Vous  y  trouverez  beaucoup  de  lacunes,  peu 
d'équilibre,  des  préférences  et  des  omissions,  sans  que  cela  pré- 
juge rien  de  l'importance  ou  de  la  valeur  des  œuvres  dont  je  n'au- 
rais pas  parlé.  Je  me  souviendrai  quelquefois  du  Louvre  et  ne 
craindrai  pas  de  vous  y  ramener,  afin  que  les  exemples  soient  plus 
près  de  vous  et  les  vérifications  plus  faciles.  11  est  possible  que  cer- 
taines de  mes  opinions  jurent  avec  les  opinions  reçues.  Je  ne 
cherche  pas,  mais  je  ne  fuirai  point  les  révisions  d'idées  qui  naî- 
traient de  ces  désaccords.  Je  vous  prie  de  n'y  pas  voir  la  marque  d'un 
esprit  frondeur,  qui  viserait  à  se  singulariser  par  des  hardiesses,  et 
qui,  parcourant,  le  dernier,  des  chemins  battus,  craindrait  qu'on  ne 
l'accusât  de  n'avoir  rien  vu,  s'il  ne  voyait  pas  tout  à  l'envers  des 
autres. 

Au  vrai,  ces  études  ne  seront  que  des  notes,  et  ces  notes  les 
élémens  décousus  et  disproportionnés  d'un  livre  qui  serait  à  faire. 
Ce  livre  devrait  être  plus  spécial  que  ceux  qui  ont  été  faits  jusqu'à 
présent.  On  y  parlerait  moins  de  philosophie,  moins  d'esthétique, 
la  nomenclature  et  les  anecdotes  y  tiendraient  moins  de  place,  les 
questions  de  métier  beaucoup  plus.  Ce  serait  comme  une  sorte  de 
conversation  sur  la  peinture,  où  les  peintres  reconnaîtraient  leurs 
habitudes,  où  les  gens  du  monde  apprendraient  à  mieux  connaître 
les  peintres  et  la  peinture.  Pour  le  moment,  ma  méthode  est  d'ou- 
blier tout  ce  qui  a  été  dit  sur  ce  sujet;  mon  but  serait  de  soulever 
des  questions,  de  donner  l'envie  d'y  réfléchir,  et  d'inspirer  à  ceux 
qui  seraient  capables  de  nous  rendre  un  pareil  service  la  curio- 
sité de  les  résoudre. 

J'intitule  ces  pages  les  Maîtres  d'autrefois,  comme  je  dirais  des 
maîtres  sévères  ou  familiers  de  notre  langue  française,  si  je  devais 
parler  de  Pascal,  de  Bossuet,  de  La  Bruyère,  de  Voltaire  ou  de  Di- 
derot,—  avec  cette  différence,  qu'en  France  il  y  a  des  écoles  où  l'on 
pratique  encore  le  respect  et  l'étude  de  ces  maîtres  stylistes,  tandis 
que  je  n'en  connais  guère  où  l'on  conseille  à  l'heure  qu'il  est  l'étude 
respectueuse  des  maîtres  toujours  exemplaires  de  la  Flandre  et  de 
la  Hollande. 

Je  suppose  d'ailleurs  que  le  lecteur  à  qui  je  m'adresse  est  assez 
semblable  à  moi  pour  me  suivre  sans  trop  de  fatigue,  et  cependant 
assez  différent  pour  que  j'aie  du  plaisir  à  le  contredire,  et  que  je 
mette  quelque  passion  à  le  convaincre. 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  93 


I. 


Le  musée  de  Bruxelles  a  toujours  beaucoup  mieux  valu  que  sa 
renommée.  Ce  qui  lui  fait  tort  aux  yeux  des  gens  dont  l'esprit  va 
instinctivement  au-delà  des  choses,  c'est  d'être  à  deux  pas  de  nos 
frontières  et  par  conséquent  la  première  étape  d'un  pèlerinage  qui 
conduit  à  des  stations  sacrées.  Van-Eyck  est  à  Gand,  Memling  à 
Bruges,  Rubens  à  Anvers  :  Bruxelles  ne  possède  en  propre  aucun 
de  ces  grands  hommes.  Elle  ne  les  a  pas  vus  naître,  à  peine  les 
a-t-elle  vus  peindre;  elle  n'a  ni  leurs  cendres  ni  leurs  chefs-d'œuvre. 
On  prétend  les  visiter  chez  eux,  et  c'est  ailleurs  qu'ils  vous  atten- 
dent. Tout  cela  donne  à  cette  jolie  capitale  des  airs  de  maison 
vide  et  l'exposerait  à  des  négligences  tout  à  fait  injustes.  On  ignore 
ou  l'on  oublie  que  nulle  part  en  Flandre  ces  trois  princes  de  la 
peinture  flamande  ne  marchent  avec  une  pareille  escorte  de  pein- 
tres et  de  beaux  esprits  qui  les  entourent,  les  suivent,  les  précè- 
dent, leur  ouvrent  les  portes  de  l'histoire,  disparaissent  quand  ils 
entrent,  mais  les  font  entrer.  La  Belgique  est  un  livre  d'art  ma- 
gnifique dont ,  heureusement  pour  la  gloire  provinciale ,  les  cha- 
pitres épars  sont  un  peu  partout,  mais  dont  la  préface  est  à 
Bruxelles  et  n'est  qu'à  Bruxelles.  A  toute  personne  qui  serait  ten- 
tée de  sauter  la  préface  pour  courir  au  livre,  je  dirais  qu'elle  a  tort, 
qu'elle  ouvre  le  livre  trop  tôt  et  le  lira  mal. 

Cette  préface  est  d'abord  fort  belle  en  soi ,  ensuite  elle  est  un 
document  que  rien  ne  supplée;  elle  avertit  de  ce  qu'on  doit  voir, 
prépare  à  tout,  fait  tout  deviner,  tout  comprendre;  elle  met  de 
l'ordre  dans  cette  confusion  de  noms  propres  et  d'ouvrages  qui 
s'embrouillent  dans  la  multitude  des  chapelles  où  le  hasard  du 
temps  les  a  disséminés,  qui  se  classent  ici  sans  équivoque,  grâce  au 
tact  parfait  qui  les  a  réunis  et  catalogués.  De  plus  c'est  en  quelque 
sorte  l'état  de  ce  que  la  Belgique  a  produit  d'artistes  jusqu'à  l'école 
moderne  et  comme  un  aperçu  de  ce  qu'elle  possède  en  ses  divers 
dépôts  :  musées,  églises,  couveiis,  hôpitaux,  maisons  de  ville,  col- 
lections particulières;  peut-être  elle-même  ne  connaissait- elle 
pas  au  juste  l'étendue  de  ce  vaste  trésor  national,  le  plus  opulent 
qu'il  y  ait  au  monde,  avec  la  Hollande,  après  l'Italie,  avant  d'en 
avoir  deux  registres  également  bien  tenus  :  le  musée  d'Anvers  et 
celui-ci.  Enfin  l'histoire  de  l'art  en  Flandre  est  capricieuse,  assez 
romanesque.  A  chaque  instant,  le  fil  se  rompt  et  se  retrouve;  on 
croit  la  peinture  perdue,  égarée  sur  les  grandes  routes  du  monde  ; 
c'est  un  peu  comme  l'enfant  prodigue,  elle  revient  quand  on  ne 
l'attendait  plus.  Si  vous  voulez  avoir  une  idée  de  ses  aventures  et 
savoir  ce  qui  lui  est  arrivé  pendant  l'absence,  feuilletez  le  musée  de 


94  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Bruxelles  ;  il  vous  le  dira  avec  la  facilité  d'informations  qu'offre 
l'abrégé  complet,  véridique  et  très  clair  d'une  histoire  qui  a  duré 
deux  siècles. 

Je  ne  vous  parle  pas  de  la  tenue  du  lieu,  qui  est  parfaite.  Beaux 
salons,  belle  lumière,  œuvres  de  choix  par  leur  beauté,  leur  rareté 
ou  seulement  par  leur  valeur  historique.  La  plus  ingénieuse  exacti- 
tude à  déterminer  les  provenances;  en  tout,  un.  goût,  un  soin,  un 
savoir,  un  respect  des  choses  de  l'art,  qui  font  aujourd'hui  de  ce 
riche  recueil  un  musée  modèle.  Bien  entendu,  c'est  avant  tout  un 
musée  flamand,  ce  qui  lui  donne  pour  la  Flandre  un  intérêt  de  fa- 
mille, pour  l'Europe  un  prix  inestimable. 

L'école  hollandaise  y  figure  à  peine.  On  ne  l'y  cherche  point.  Elle 
y  serait  mal,  hors  de  che2  elle,  pas  dans  son  beau.  Elle  y  trouve- 
rait des  croyances  et  des  habitudes  qui  ne  sont  pas  les  siennes; 
elle  y  rencontrerait  des  mystiques ,  des  catholiques  et  des  païens, 
et  ne  ferait  bon  ménage  avec  aucun  d'eux;  elle  y  serait  avec  les  lé- 
gendes, avec  l'histoire  antique,  avec  les  souvenirs  directs  ou  indi- 
rects des  ducs  de  Bourgogne,  des  archiducs  d'Autriche  et  aussi  des 
ducs  italiens,  avec  le  pape,  Charles-Quint,  Philippe  II,  c'est-à-dire 
avec  toutes  choses  et  toutes  gens  qu'elle  n'a  pas  connues,  pas  voulu 
voir  ou  qu'elle  a  reniées,  contre  lesquelles  elle  a  combattu  cent 
ans,  et  dont  son  génie,  ses  instincts,  ses  besoins ,  par  conséquent 
sa  destinée,  devaient  nettement  et  violemment  la  séparer.  De  Moer- 
dick  à  Dordrecht,  il  n'y  a  que  la  Meuse  à  passer.  Il  y  a  tout  un 
monde  entre  les  deux  frontières.  Anvers  est  aux  antipodes  d'Ams- 
terdam, et,  par  son  éclectisme  bon  enfant  et  les  côtés  gaîment 
sociables  de  son  génie,  Rubens  est  plus  près  de  s'entendre  avec 
Yéronèse,  Tintoret,  Titien,  Gorrége,  même  avec  Raphaël,  qu'avec 
Rembrandt,  son  frère  d'origine,  son  contemporain,  mais  son  intrai- 
table contradicteur. 

Quant  à  l'art  italien,  il  n'est  ici  que  pour  mémoire.  C'est  un  art 
qu'on  a  falsifié  pour  l'acclimater,  et  qui  de  lui-même  s'altère  en 
passant  en  Flanelre.  Il  y  a,  dans  la  partie  de  la  galerie  la  moins 
flamande,  deux  portraits  de  Tintoret,  pas  excellens,  fort  retou- 
chés, mais  fort  typiques;  on  hésite  à  les  comprendre  à  côté  de  Mem- , 
ling,  de  Martin  de  Vos,  de  Yan-Orley,  de  Rubens,  de  Yan-Dyck, 
même  à  côté  d'Antoine  More.  De  même  pour  Yéronèse  :  il  est  dé- 
l^aysé;  sa  couleur  est  mate  et  sent  la  détrempe;  son  style  un  peu 
froid,  sa  pompe  apprise  et  presque  guindée.  Le  morceau  est  ce- 
pendant superbe,  de  sa  belle  manière  :  c'est  un  fragment  de  my- 
thologie triomphale  détaché  d'un  des  plafonds  du  Palais-Ducal,  un 
des  meilleurs;  mais  Rubens  est  à  côté,  et  cela  suffit  pour  donner  au 
Rubens  de  Yenise  un  accent  qui  n'est  pas  du  pays.  Lequel  a  raison? 
et  à  n'écouter,  bien  entendu,  que  la  langue  si  excellemment  parlée 


LES   MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  95 

par  ces  deux  hommes,  laquelle  vaut  mieux  de  la  rhétorique  cor- 
recte et  savante  qu'on  pratique  à  Venise,  ou  de  l'emphatique,  gran- 
diose et  chaude  incorrection  du  parler  d'Anvers?  A  Venise,  on  penche 
pour  Véronèse;  en  Flandre,  on  entend  mieux  Rubens. 

L'art  italien  a  cela  de  commun  avec  tous  les  arts  fortement  con- 
stitués, qu'il  est  à  la  fois  très  cosmopolite  parce  qu'il  est  -allé  par- 
tout, et  très  altier  parce  qu'il  s'est  suffi.  11  est  chez  lui  dans  toute 
l'Europe,  excepté  dans  deux  pays  :  la  Belgique,  dont  il  a  sensible- 
ment imprégné  l'esprit,  sans  jamais  le  soumettre,  et  qu'il  a  for- 
tement cultivée,  sans  y  prendre  racine,  la  Hollande,  qui  jadis  a 
fait  semblant  de  le  consulter,  et  qui  finalement  s'est  passée  de  lui, 
en  sorte  que,  s'il  vit  en  bon  voisinage  avec  l'Espagne,  s'il  règne  en 
France,  où,  dans  la  peinture  historique  du  moins,  nos  meilleurs 
peintres  ont  été  des  Romains,  il  rencontre  ici  deux  ou  trois  hommes, 
très  grands,  ti-ès  forts,  de  haute  race  et  de  race  indigène,  qui  tien- 
nent l'empire  et  entendent  bien  ne  le  partager  avec  personne. . 

L'histoire  des  rapports  de  ces  deux  pays,  Italie  et  Flandre,  est 
fort  curieuse  :  elle  est  longue,  elle  est  diffuse;  ailleurs  on  s'y  per- 
drait; ici,  je  vous  l'ai  dit,  on  la  lit  couramment.  Elle  commence  à 
Yan-Eyck  et  se  termine  le  jour  où  Rubens  quitta  Gênes  et  revint, 
rapportant  enfin  dans  ses  bagages  la  fine  fleur  des  leçons  italiennes, 
à  vrai  dire,  tout  ce  que  l'art  de  son  pays  pouvait  en  extraire  d'uti- 
lisable et  tout  ce  que  raisonnablement  il  en  pouvait  supporter. 
Cette  histoire  du  xv^  et  du  xvi^  siècle  flamand  forme  la  partie 
moyenne  et  le  fonds  vraiment  original  de  ce  musée. 

On  entre  par  le  xiv**  siècle,  on  finit  avec  la  première  moitié  du 
XVII®  siècle.  Aux  deux  extrémités  de  ce  brillant  parcours,  on  est 
saisi  par  le  même  phénomène,  assez  rare  en  un  si  petit  pays  :  un 
art  qui  naît  sur  place  et  de  lui-même,  un  art  qui  renaît  quand  on 
le  croyait  mort.  On  reconnaît  Van-Eyck  dans  une  très  belle  Adora- 
tion des  Mages,  on  entrevoit  Memling  dans  de  fins  portraits,  et  là- 
bas,  tout  au  bout,  à  cent  cinquante  ans  de  distance,  on  aperçoit 
Rubens.  Chaque  fois  c'est  vraiment  un  soleil  qui  se  lève,  puis  vqui 
se  couche  avec  la  splendeur  et  la  brièveté  d'un  très  beau  jour, 
sans  lendemain. 

Tant  que  Van-Eyck  est  sur  l'horizon,  il  y  a  des  lueurs  qui  vont 
jusqu'aux  confins  du  monde  moderne,  et  c'est  à  ces  lueurs  que  le 
monde  moderne  a  l'air  de  s'éveiller,  qu'il  se  reconnaît  et  qu'il 
s'éclaire.  L'Italie  en  est  avertie  et  vient  à  Bruges.  C'est  ainsi,  par 
une  visite  d'ouvriers  curieux  de  savoir  comment  ils  devaient  s'y 
prendre  pour  bien  peindre,  avec  éclat,  avec  consistance,  avec  ai- 
sance, avec  durée,  que  commencent  entre  les  deux  peuples  des 
allées  et  venues  qui  devaient  changer  de  caractère  et  de  but,  mais 
ne  pas  cesser.  Van-Eyck  n'est  point  seul  ;  autour  de  lui,  les  œuvres 


96  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

fourmillent,  les  œuvres  plutôt  que  les  noms.  On  ne  les  distingue  pas 
trop,  ni  entre  elles,  ni  de  l'école  allemande;  c'est  un  écrin,  c'est  un 
reliquaire,  un  étincellement  de  joailleries  précieuses,  d'orfèvreries 
peintes,  où  l'on  sent  la  main  du  nielleur,  du  verrier,  du  graveur  et 
de  l'enlumineur  de  psautiers,  dont  le  sentiment  est  grave,  l'in- 
spiration monacale,  la  destination  princière,  la  pratique  déjà  fort 
expérimentée^  l'effet  éblouissant,  mais  au  milieu  desquels  Memling 
reste  toujours  distinct,  unique,  candide  et  délicieux,  comme  une 
fleur  dont  la  racine  est  insaisissable  et  qui  n'a  pas  eu  de  rejetons. 

Cette  belle  aurore  éteinte  et  ce  beau  crépuscule  achevé,  la  nuit 
se  fit  sur  le  nord,  et  ce  fut  l'Italie  qu'on  vit  briller.  Tout  naturelle- 
ment le  nord  y  courut.  On  était  en  Flandre  à  ce  moment  critique  de 
la  vie  des  individus  et  des  peuples  où,  quand  on  n'est  plus  jeune, 
il  faut  mûrir,  quand  on  ne  croit  plus  guère,  il  faut  savoir.  La  Flandre 
fit  avec  l'Italie  ce  que  l'Italie  venait  de  faire  avec  l'antiquité;  elle  se 
tourna  vers  Rome,  Florence,  Milan,  Parme  et  Venise,  comme  Rome 
et  Milan,  Florence  et  Parme  s'étaient  tournées  vers  la  Rome  latine 
et  vers  la  Grèce. 

Le  premier  qui  partit  fut  Mabuse  vers  1508,  puis  Van-Orley  au 
plus  tard  en  1527,  puis  Floris,  puis  Coxcie,  et  les  autres  suivirent. 
Pendant  un  siècle,  il  y  eut  en  pleine  terre  classique  une  académie 
flamande  qui  forma  de  bons  élèves,  quelques  bons  peintres,  faillit 
noyer  l'école  d'Anvers  sous  des  flots  de  science  sans  grande  âme, 
de  leçons  bien  ou  mal  apprises,  et  qui  finalement  servit  de  semence 
à  l'inconnu.  Sont-ce  bien  là  des  précurseurs?  A  cette  distance,  il 
eût  été  trop  tôt  pour  le  dire.  Ce  sont  dans  tous  les  cas  ceux  qui  font 
souche,  les  intermédiaires,  les  échelons,  des  hommes  d'études  et 
de  bonne  volonté  que  les  renommées  appellent,  que  la  nouveauté 
fascine,  que  le  mieux  tourmente.  Je  ne  dis  pas  que  tout  soit  à  ad- 
mirer dans  cette  longue  lignée,  ni  que  tout,  dans  cet  art  hybride, 
fût  de  nature  à  consoler  de  ce  qu'on  n'avait  plus,  à  faire  espérer  ce 
qu'on  attendait.  Du  moins  tous  captivent,  intéressent,  instruisent, 
n'apprît-on  à  les  mieux  connaître  qu'une  chose,  banale  tant  elle  est 
définitivement  attestée,  le  renouvellement  du  monde  moderne  par 
le  monde  ancien  et  l'extraordinaire  gravitation  qui  poussait  l'Eu- 
rope autour  de  la  renaissance  italienne.  La  -renaissance  se  produit 
au  nord  exactement  comme  elle  s'était  produite  au  midi,  avec  cette 
différence  qu'à  l'heure  où  nous  sommes  parvenus  l'Italie  précède, 
la  Flandre  suit,  que  l'Italie  tient  école  de  belle  culture  et  de  bel 
esprit,  et  que  les  écoliers  flamands  s'y  précipitent. 

Ces  écoliers,  pour  les  appeler  d'un  nom  qui  fait  honneur  à  leurs 
maîtres,  ces  disciples,  pour  les  mieux  nommer  d'après  leur  enthou- 
siasme et  selon  leurs  mérites,  ces  hommes  sont  divers  et  diverse- 
ment frappés  par  l'esprit  qui  de  loin  leur  parle  à  tous  et  de  près  les 


LES    MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  97 

charme  suivant  leur  naturel.  11  y  en  a  que  l'Italie  attira,  mais  ne 
convertit  pas,  comme  Mabuse,  qui  resta  gothique  par  l'esprit,  par 
le  faire,  et  ne  rapporta  de  son  excursion  que  le  goût  des  belles  ar- 
chitectures, et  déjà  celles  des  palais  plutôt  que  des  chapelles.  Il  y 
a  ceux  que  l'Italie  retint  et  garda,  ceux  qu'elle  renvoya,  détendus, 
plus  souples,  plus  nerveux,  trop  enclins  même  aux  attitudes  qui  re- 
muent, comme  Van-Orley,  d'autres  qu'elle  dirigea  sur  l'Angleterre, 
l'Allemagne  ou  la  France,  d'autres  enfin  qui  revinrent  méconnais- 
sables, notamment  Floris,  dont  la  manière  turbulente  et  froide,  le 
style  baroque,  le  travail  mince,  eurent  un  extrême  succès,  furent 
salués  comme  un  événement  dans  l'école,  et  lui  valurent  le  dange- 
reux honneur  de  former,  dit-on,  150  élèves. 

Il  est  aisé  de  reconnaître,  au  milieu  de  ces  transfuges,  les  rares 
entêtés  qui,  par  extraordinaire,  ingénument,  fortement,  restèrent 
attachés  au  sillon  natal,  le  creusèrent,  et  sur  place  y  découvrirent 
du  nouveau  :  témoin  Quentin  Matsys,  le  forgeron  d'Anvers,  qui  dé- 
buta par  un  puits  forgé,  celui  qui  se  voit  encore  devant  le  grand 
portail  de  INotre-Dame ,  et  plus  tard,  de  la  même  main  naïve,  si 
précise  et  si  forte,  avec  le  même  outil  de  ciseleur  de  métal,  peignit 
le  Banquier  et  sa  femme  qu'on  voit  au  Louvre,  et  l'admirable  En- 
sevelissement du  Christ  qui  est  à  Anvers. 

Il  y  aurait,  sans  sortir  de  cette  salle  historique  du  musée  de 
Bruxelles,  une  longue  étude  à  faire  et  des  curiosités  à  découvrir. 
La  période  comprise  entre  la  fin  du  xv«  siècle  et  le  dernier  tiers 
du  xvi%  celle  qui  commence  après  Memling,  avec  les  Gérard  Da- 
vid et  les  Stuerbout,  et  qui  finit  avec  les  derniers  élèves  de  Floris, 
par  exemple  avec  Martin  de  Vos,  est  un  des  momens  de  l'école 
du  nord  que  nous  connaissons  mal  d'après  nos  musées  français. 
On  rencontrerait  ici  des  noms  tout  à  fait  inédits  chez  nous,  comme 
Coxcie  et  Gonnixloo;  on  saurait  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  mérite  et 
la  valeur  transitoire  de  Floris,  on  définirait  d'un  coup  d'œil  son  in- 
térêt historique;  quant  à  sa  gloire,  elle  étonnerait  toujours,  mais 
s'expliquerait  mieux.  Bernard  Van-Orley,  malgré  toutes  les  corrup- 
tions de  sa  manière,  ses  gesticulations  folles  quand  il  s'anime,  ses 
rigidités  théâtrales  quand  il  s'observe,  ses  fautes  de  dessin,  ses 
erreurs  de  goût,  Van-Orley  nous  serait  révélé  comme  un  peintre 
hors  ligne,  d'abord  par  ses  Epreuves  de  Job,  ensuite,  et  peut-être 
encore  mieux,  par  ses  portraits.  Vous  trouvez  en  lui  du  gothique  et 
du  florentin,  du  Mabuse  avec  du  faux  Michel- Ange,  le  style  anecdo- 
tique  dans  son  triptyque  de  Joh,  celui  de  l'histoire  dans  le  triptyque 
du  Christ  pletiré  par  la  Vierge,  ici  la  pâte  lourde  et  cartonneuse, 
la  couleur  terne,  et  l'ennui  de  pâlir  sur  des  méthodes  étrangères, 
là  la  violence  et  les  bonheurs  de  palette,  les  surfaces  miroitantes, 

TOME  xui.  —  1876.  7 


>98  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'éclat  vitrifié  propres  aux  praticiens  sortis  des  .ateliers  de  Bruges. 
lEt  cependant  telles  sont  la  vigueur,  la  force  inventive  et  la  puissance 
de  main  de  ce  peintre  bizarre  et  changeant,  qu'en  dépit  de  ces  dis- 
^parates  on  le  reconnaît  àje  ne  sais  quelle  originalité  qui  s'impose. 
A.Bruxelles,  il  a  des  morceaux  surprenans.  Notez  (jue  je  ne  vous 
parle  ipas  de  Franken,  Ambroise  Franken,  un  pur  Flamand  de  la 
même  époque,  dont  le  musée  de  Bruxelles  ne  possède  rien,  mais  qui 
figure >à  Anvers  d'une  façon  tout  (à. fait  extraordinaire,  et  qui,  s'il 
manque  à  la  série,  y  est  du  moins  représenté  par  des. analogues. 
Notez  que  j'omets  les  tableaux  mal  définis  et  catalogués  maitrtes 
inconnus  :  tripiyques,  portraits  de  toutes  les  dates,  à  commen- 
cer par  les  deux  grandes  figures  en  pied  de  Philippe  le  Beau  et 
,de. Jeanne  la  Folle,  deux  œuvres  rares, par  le  prix  que  l'iconogra- 
tphie  y  attache,  charmantes  par  les  qualités  manuelles,  instructives 

■  au-possiblepar  leur  à-propos.  Le  musée  possède  près  de  50  numéros 
anoiiymes.  Personne  ne  les  revendique; expressément.  Ils  rappellent 
tels  tableaux  mieux  déterminés,  se  classent  à  côté,  quelquefois  Les 
rattachent  et  les  confirment;  la  filiation  en  devient  plus  claire,  et  le 

■  cadre  généalogique  encore  mieux  rempli.  Considérez  en  outre  que 
la  primitive  école  hollandaise,  celle  de  Harlem,  celle  qui  se  con- 
fondit avec  fécole  flamande  jusqu'au  jour  où  la  Hollande  cessa  de 
se  confondre  absolument  avec  les  Flandres,  ce  premier  effort  néer- 
landais pour  produire  aussi  des  fruits  de  peinture  indigène,  on  le 
voit  ici,  et  que  je  le  néglige.  Je. citerai  seulement  Stuerbout,  avec 
ses  deux  imposanspanneaux de  la /mô/îV^  ti'O^/wnj.puisHeemskei.ke 
et  Mostaërt  :  Mostaërt,  un  réfiactaire,  un  autochthone,  ce  gentil- 
homme de  la  maison  de  Marguerite  d'Autriche  qui  peignit  tous  les 
personnages  considérables  de  son  temps,  un, peintre  de  genre  très 
•singulièrement  teinté  d'histoire  et  de  légende,  qui  dans  deux  épi- 

;  sodés  de  la  vie  de  saint  Benoît  représente  un  intérieur  de  cuisine, 

et  nous  peint,  comme  on  le  fera  cent  ans.plus  tard,  la  vie  familière 
et  domestique  de  son  temps,  —  Heemskerke,  un  pur  apôtre  de  la 
forme  linéaire,  sec,  anguleux,  tranchant,  noirâtre,  qui  découpe  en 
acier  dur  ses; figures,  vaguement  imitées  de'Michel-Aoge. 

Hollandais  ou  Flamands,  c'est  à  s'y  tromper.  A  pareille  date,  il 
importe  assez  peu  de  naître  en-deçà  plutôt  qu'au-delà  de  la  Meuse; 
.cequi  importe,  c'est  de  savoir  si  tel  peintre  a, goûté  ou  non  les  eaux 
itroublantes  de  l'Arno  ou  du  Tibre.  A-t-il  ou  n'a-t-il  pas  visité 
l'Italie?  Tout  est  là.  .Et  rien  n'est, bizarre  comme. ce  mélange,  à 
hautes  ou  à  petites  doses,  de  culture  italienne  et  de  germanismes 
persistans,  de  langue  étrangère  et  d'accent  local  indélébile  qui  ca- 
ractérise cette  école  de  métis  italo-llamands.  Les  voyages  ont  beau 
faire;  quelque  chose  est  changé,  le  .fond  subsiste.  Le  style  est  nou- 


LES    MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  99- 

veau,  le  mouvement  s'empare  des  mises  en  scène,  un  soupçon  de 
clair-obscur  commence  à  poindre  sur  les  palettes,  les  nudités  appa-r 
laissent  dans  un  art  jusque-là  fort  vêtu  et. tout  costumé  d'après  les 
modes  locales;  la  taille  des  personnages  grandit,  leur  nombre 'aug." 
mente,  les  groupes  s'épaississent,  les  tableaux'  s'encombreaît,  la< 
fantaisis  se  mêle  aux  mythes,  un  pittoresque  effréné  se  combine 
avec  l'histoire;  c'est  le  moment  des  jugemens  derniers,  des  con- 
ceptions sataniques,  apocalyptiques, ,  des  diableries  grimaçantes» 
L'imagination  du  nord  s'en  donne 'a  cœur  joie,  et  se'  livre,  dans  le^ 
cocasse  ou  dans  le  terrible,  àideS'  extravagances  dont  le  goût  ita- 
lien ne  se  doutait  pas. 

D'abord  rien  de  tout  cela  ne  dérange  le  fonds  méthovitqne  et  te- 
nace du  génie' flamand.. L'exécution!  reste  précise,  aig^y-,  miiaur- 
tiouse  et  cristalline;  la, main  se  souvient  d'avoir,'. il  n'y  a. pas  trèS' 
longtemps,  manié  des- matières  polies  et  denses.^  d'avoiiT ciselé.!  des; 
cuivres-,  émaillé  des  ors,  fondu  et  coloré  le  ven-e.  Puis  graduel- 
lement le  métier  s'altère,  le  coloris  se  décompose,  le  ton  se  divise 
en  lumières  et  en  ombres,  il  s'irise,  conseirve  sa. substance  dans  les 
plis  des  étoffes^  s'évapore  et  blanchit  à  chaque 'saillie..  La)  peinture; 
en  devient  moins  solide  et  la, couleur,  moins  consistante,  à  mesure,' 
qu'elle  perd  les  conditions  de  force  et  d'éclat  qui  lui  venaient  de 
son  unité.  C'est  la  méthoile  fl'orentine  qui  commence  à  désorga* 
niser  la  riche  et  homogène  palette  flamande.  Une  fois  ce  premier 
ravage  bien  constaté,  le  mal  fait  des  progrès  rapides.  Malgré  la  do- 
cilité qu'il  apporte  à  suivre  l'enseignetuent  italien  pasà  paSj.l'esr  ■ 
prit  flamand  n'est, pas  assez  souple  pour  se  plier  tout  entier  à  des; 
leçons  pareilles.  Il  en  prend  ce  qu'il  peut,  pas  le  meilleur;  toujours 
quelque  chose  lui  échappe  :  ou  c'est  la  pratique  quand  il  croit  saisir 
le  style^  oii-o'est  le  style  quand  il  parvient  à  se  rapprocher  des  mé-< 
thodes.  Après  Florence,  c'est  nome  q\ù  le  domine,  et  en  même 
temps  c'est  Venise.  A  Venise,,  les  influences  sont  singulièjos.  On 
s'aperçoit  à  peine  que  lespeintres  flamands  aient  étudié  les  Bellin^, 
Giorgion,  ni  Titien.  Tintoret  au. contraire  les  a  frappés  visiblement;. 
Ils  trouvent  en  lui  un  grandiose,  un  mouvement,  des  musculatures 
qui  les  tentent  et  je  ne  sais  quel  coloris-dctraDsition  d'où' se  dé- 
gagera celui  de  Véronèse,  et  qui  leur  semble  le' meilleur  à  consulter 
pour  découvrir  les  élémens  du  leun  Ils  lui  empruntent,  deux  ou 
troisuons,  son  jaune  surtout,  avec  kimanière  de  les  accompagner. 
Chose  à  remarquer,  il  y  a  dans;cesdmitations  décousues  non-seule- 
ment, beaucoup  d'incohérences,  mais  des  anachronismes  frappans'.. 
Ils  adoptent!  de  plus  en  plus  la  mode  italienne,  et  cependant  ils  la 
portent  mal.  Une  inconséquence,  un  détail  mal  assorti,  une  corabi-- 
naison  bizarre  de  deux  manières  qui  ne  vont  point  ensemble  conti-i-. 
nuent  de  manifester  les  cotés  rebellés  de  ces  natures  d'éoolièrs  in-- 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corrigibles.  En  pleine  décadence  italienne,  à  la  veille  du  xvii«  siècle, 
on  trouve  encore  parmi  les  Italo-FIamands  des  hommes  du  passé 
qui  semblent  n'avoir  pas  remarqué  que  la  renaissance  était  faite  et 
finie.  Ils  habitent  l'Italie  et  n'en  suivent  que  de  loin  les  évolutions. 
Soit  impuissance  à  comprendre  les  choses,  soit  raideur  et  obstina- 
tion natives,  il  y  a  comme  un  côté  de  leur  esprit  qui  regimbe  et 
n'est  pas  cultivable.  Un  Italo-FIamand  retarde  immanquablement  sur 
l'heure  italienne,  ce  qui  fait  que,  du  vivant  de  Rubens,  son  maître 
marchait  à  peine  au  pas  de  Raphaël. 

Tandis  que  dans  la  peinture  d'histoire  quelques-uns  s'attardent, 
ailleurs  il  en  est  qui  devinent  l'avenir  et  vont  en  avant.  Je  ne  parle 
pas  seulement  du  vieux  Rreughel,  l'inventeur  du  genre,  un  génie 
de  terroir,  maître  original,  s'il  en  fut,  père  d'une  école  à  naître, 
mort  sans  avoir  vu  ses  fils,  dont  les  fils  cependant  sont  bien  à  lui. 
Il  y  a  ici  un  homme  presque  Inconnu,  de  nom  incertain,  désigné 
par  des  sobriquets,  en  Flandre  Henri  met  de  Blés  ou  de  Blesse, 
rhomme  à  la  houppe,  en  Italie  Cîvetta,  parce  que  ses  tableaux,  très 
rares  aujourd'hui,  portent  une  chouette  au  lieu  de  signature.  Un 
tableau  de  cet  Henri  de  Ries,  une  Tentation  de  saint  Antoine,  est 
un  morceau  très  inattendu,  avec  son  paysage  vert  bouteille  et  vert 
noir,  son  terrain  bitumineux,  son  haut  horizon  de  montagnes 
bleues,  son  ciel  en  bleu  de  Prusse  clair,  ses  taches  audacieuses  et 
ingénieuses,  le  noir  terrible  qui  sert  de  tenture  aux  deux  figures 
nues,  son  clair-obscur,  si  témérairement  obtenu  à  ciel  ouvert. 
Cette  peinture  énigmatique,  qui  sent  l'Italie  et  annonce  ce  que  se- 
ront plus  tard  Rreughel  et  Rubens  dans  ses  paysages,  révèle  un 
habile  peintre  et  un  homme  impatient  de  devancer  l'heure. 

De  tous  ces  peintres  plus  ou  moins  désacclimatés,  de  tous  ces  ro- 
manistes, comme  on  les  appelait  à  leur  retour  dans  leur  société 
d'Anvers,  l'Italie  ne  faisait  pas  seulement  des  artistes  habiles,  di- 
serts, de  grande  expérience,  de  vrai  savoir,  surtout  de  grande  ap- 
titude à  répandre,  à  vulgariser,  le  mot,  je  leur  en  demande  pardon, 
étant  pris  dans  les  deux  sens.  L'Italie  leur  donnait  encore  le  goût 
des  pratiques  multiples.  A  l'exemple  de  leurs  propres  maîtres,  ils 
devenaient  des  architectes,  des  ingénieurs,  des  poètes.  Aujour- 
d'hui ce  beau  feu  fait  un  peu  sourire  quand  on  songe  aux  maîtres 
sincères  qui  les  avaient  précédés,  au  maître  inspiré  qui  devait  les 
suivre.  Pris  à  leur  date,  c'étaient  de  braves  gens  qui  travaillaient  à 
leur  manière  à  la  culture  de  leur  temps,  inconsciemment  au  pro- 
grès de  l'école.  Ils  partaient,  s'enrichissaient  et  revenaient  au  gîte, 
à  la  façon  des  émigrans  dont  l'épargne  est  faite  en  vue  du  pays. 
Il  en  est  de  très  secondaires  et  que  l'histoire,  même  locale,  pourrait 
oublier,  si  tous  ne  se  suivaient  pas  de  père  en  fils,  et  si  la  généa- 
logie n'était  pas  en  pareil  cas  le  seul  moyen  d'estimer  l'utilité  de 


LES    MAÎTBES    d' AUTREFOIS.  101 

ceux  qui  cherchent  et  de  comprendre  la  subite  grandeur  de  ceux 
qui  trouvent. 

En  résumé,  une  école  avait  disparu,  celle  de  Bruges.  La  poli- 
tique, la  guerre,  les  voyages,  tous  les  élémens  actifs  dont  se  com- 
pose la  constitution  physique  et  morale  d'un  peuple  y  aidant,  une 
autre  école  se  forme  à  Anvers.  Les  croyances  ultramontaines  l'in- 
spirent, l'art  ultramontain  la  conseille,  les  princes  l'encouragent, 
la  richesse  publique  la  couvre  d'or,  tous  les  besoins  nationaux  lui 
font  appel;  elle  est  à  la  fois  très  active  et  très  indécise,  très  bril- 
lante, étonnamment  féconde  et  presque  effacée  ;  elle  se  métamor- 
phose de  fond  en  comble,  au  point  de  n'être  plus  reconnaissable, 
jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  à  sa  décisive  et  dernière  incarnation  dans 
un  homme  né  pour  se  plier  à  tous  les  besoins  de  son  siècle  et  de 
son  pays,  nourri  à  toutes  les  écoles  et  qui  devait  être  la  plus  origi- 
nale expression  de  la  sienne,  c'est-à-dire  le  plus  Flamand  de  tous 
les  Flamands. 

Otho  Yœnius  est  ici  placé  juste  à  côté  de  son  grand  élève.  C'est 
par  eux  que  conclut  le  musée  de  Bruxelles;  c'est  à  ces  deux  noms 
inséparables  qu'il  faut  aboutir  en  effet  quand  on  conclut  quelque 
chose  de  ce  qui  précède.  De  tout  l'horizon,  on  les  voit,  celui-là  ca- 
ché dans  la  gloire  de  l'autre,  et,  si  vingt  fois  déjà  je  ne  les  ai  pas 
nommés,  vous  devez  me  savoir  gré  des  efforts  que  j'ai  tentés  pour 
vous  les  faire  attendre. 

II. 

On  sait  que  Rubens  eut  trois  professeurs',  qu'il  commença  ses 
études  chez  un  peintre  de  paysage  peu  connu,  Tobie  Verhaëgt, 
qu'il  les  continua  chez  Adam  Van-Noort,  et  les  termina  chez  Otho 
"Yœnius.  De  ces  trois  professeurs,  il  n'en  est  que  deux  dont  l'histoire 
s'occupe;  encore  accorde- t-elle  à  Yœnius  à  peu  près  tout  l'honneur 
de  cette  grande  éducation,  une  des  plus  belles  dont  un  maître  ait 
jamais  pu  se  faire  un  titre,  parce  qu'en  effet  Vœnius  conduisit  son 
élève  jusqu'à  sa  maîtrise,  et  ne  se  sépara  de  lui  qu'à  l'âge  où  Ru- 
bens était  déjà  un  homme,  au  moins  par  le  talent,  presqu'un 
grand  homme.  Quant  à  Van-Noort,  on  nous  apprend  de  lui  que 
c'était  un  peintre  de^ réelle  originalité,  mais  fantasque,  qu'il  ru- 
doyait ses  élèves,  que  Rubens  passa  quatre  ans  près  de  lui,  le  prit 
en  aversion  et  chercha  dans  Vœnius  un  maître  plus  facile  à  vivre. 
C'est  là  tout  ce  qu'on  dit  à  peu  près  de  ce  directeur  intermédiaire, 
qui  tint  aussi,  lui,  l'enfant  dans  ses  mains,  précisément  à  l'âge  où  la 
jeunesse  est  le  plus  sensible  aux  empreintes.  Et  selon  moi  ce  n'est 
point  assez  pour  la  part  d'action  qu'il  dut  avoir  sur  ce  jeune  esprit. 

Si  chez  Verhaëgt  Rubens  apprit  ses  élémentaires,  si  Yœnius  lui 


102'  REVUE   DES   DïUX   MOTÎDBSi 

fit  faire  ce'  qu'on  pourrait  appeler  ses  liumanités,  Van-Noort'  fit. 
pour  lui  quelque  chose  de  plus;  il  lui  montra  dans  sa  personne  un 
caractère  tout  ài fait  à  part,  une' organisation  insoumise,  enfin  le 
seul  des  peintres  contemporains  qui  fût. resté  flamand  quand. per-- 
sonne  en  Flandre  ne  l'élaii  plus. 

Rien  n'est  singulier  comme  le  contraste  ofl'«3'rt  par  ces-  deux' 
hommes  si  dilîéi-'eng  de  caractères,  par  conséquent  si  opposés  quant- 
aux  influences.  Ef  rien  également  n'est  plus  bizarre  que-  la  des-- 
tinée  qui  les  appela  l'un  après: l'autre  à-  concourir  à  cotte  tâche  dé- 
licate, l'éducation  d'un  enfant  de  génie.  Notez  que;.par  leurs- dis- 
parates, ils^  correspondaient  précisément  aux  contrastes  dont  étaiti 
formée  cette  nature  si- multiple-',  circonspecte  autant  qu'elle  étaiti 
tséméraire.  Isolément  ils^  em  représentaient  les^  éléniens  contraires^- 
pour  ainsi  dire  les  inconçéqviencesi;  ens€mble.ils  reconstituaient,  le 
génie  en  moins^,  l'homme  tout  entier  avec  ses;  foix^es^  totales,  son' 
harmonie,  son  équilibre  et  son  unité. 

Or,  pour  peuque  l'on  connaisse  le-  génie  de  Rubens-  dans  sa=  plé- 
nitude et  les  talens  de  ses  deux  instituteurs  en  ce  qu'ils  ont  de: 
partagé  d'abord,  puis  de  contra  lictoire ,  il  est  aisé  d'apercevoir', 
je  ne  dis  pas  lequel  a  donné  leS'  plus-  sages  conseils,  je'  dis-  seule- 
ment lequel  a  le  plus  vivement  agi^  dj  celui  qui  parlait  à  sa  raison 
ou  de  celai  qui  s'adressait  au  tempérament,  du  peintre  irrépro- 
chable qui  lui  vantait  l'Italie,  ou  de  l'homme  du  sol  qui  lui  mon- 
trait peut-être  ce  qu'il  serait  un  jour  en  restant  le  plus  grand  de 
son  pays.  Dans  tous  les  cas,  il  y  en  a  un  dont  l'action  s'explique 
et  ne  se  voit  guère  ;  il  y  en  a  un  autre  dont  l'action  se  manifeste  sans 
qu'on  l'explique-,  et  si  à  touteforce  on  veut  reconnaître  un  trait  de 
famille  sur  ce  visage- si  étrangement  individuel,  je  n-en  vois  qu'un 
seul  qui  ait  le  caractère  et  la  persistance- d'un  trait  héréditaire,  et 
ce  trait  lui  vient  de  Van-Noort.  Voilà  ce  que  je- voudrais  vous  dire 
à  propos  du  nom  dé  VœniuSj  en  revendiquant  pour  un' homme  trop 
oublié  le  droit  de  figurer  à  côté  du  sien. 

Ge  Yœnius  n'était  pas  un  homme  ordinaire:  Tout  seul,  il  aumit 
quelque' peine  à  soutenir  Féclat  qu'il  a'  dans  l'histoire;  maisdii 
moins  le  lustre  qui  lui  vient  de  Rubens  éclaire  une  noble  figure,  un 
personnage  de  grande  mine,  de  haute  nai^^sance,  de  haute- culture, 
un  savant  peintre;  quelquefois- même  un  peintre  OTiginal  par  la  va- 
riété de  sa  culture  et  un  talent  presque  natunel,  tant  son  excel- 
It^nte  éducation  fait  partie  de  sa  nature,  —  en'un  m-jt  un  homme 
et  un  artiste' aussi  parfaitement  bien  élevés  l'un  que  l'autre.  Il  avait 
passé  sept  ans  en  halie,  il  avait  visité  Florence,  Rome,  Venise' et 
Parme,  et  certainement  c'est  à  Rome,  à  Venise  et  à  Parme  qu'il 
s'était  arrêté  le  plus  longtemps.  Il  est  Romain  par  scrupule,  Véni- 
tien par  goût,  Parmesan  surtout,  en: vertu  d'aîlinités  qui  se  révè- 


LES   MAÎTRES  d' AUTREFOIS,  103 

lent  plus  rarement,  mais  qui  sont  pourtant  les  plus  intimes  et  les 
plus  vraies.  A, Rome  et  à  Venise,  il  avait  trouvé  deux  écoles  consti- 
tuées comme  aucune  autre;  à  Parme,  il  n'avait  rencontré  qu'un 
créateur  isolé,  sans  relations,  sans  doctrines,  qui  ne  se  piquait  pas 
d'être  un  maître.  Aivait-il,,  à  cause  .dje  .ces  différences,  plus  de  res- 
pect pour. Raphaël,  plus  d'ardeur  de  sens  pour  Yeronèse  et  Titien, 
plus  de  tendresse  au  fond  pour  Corrége?  C'est  à  croire.  Ses  compo- 
sitions lieureuses  sont  un  peu  banales,  assez  vides,  rarement  imagi- 
nées, et  l'élégarce  qui  lui  vient  de  sa  personne  et  de  son  commerce 
avec  les  meilleurs  maîtres,  i comme  avec  la  meilleure  compagnie;, 
l'incertitude  de  ses  convictions,  celle  de  ses  préférences,  la  force 
impersonnelle  de  son  coloris,  ses  draperies  sans  vérité  ni  grand 
style,  ses  têtes  sans  .types,  ses  tons  vineux  sans, grande  ardeur,  tous 
ces  à-peu- près  pleins  de  bienséance,  donneraient  de  lui  l'idée  d'un 
esprit  accompli,  mais  médiocre.  On  dirait  un  excellent, maître  de 
cours,  qui  professe  admirablement  des. leçons  trop  admirables  et 
trop  fortes  pour  lui-même.  Il  est  cependant  beaucoup  mieux  que 
cela.  Je  n'en  veux  po.ur  preuve  que  son  Mariage  inyslique  de  sainte 
Catherine,  qui  se  trouve  ici  au  musée,  à  .droite  let  au-dessus  des 
mages  de  Rubens. 

Ce  tableau  m'a  beaucoqp  frappé.  Il  est  de  1589  et  tout  imbibé 
.de  ce  suc  italien  dont  le  peintre  s'était, profondément  nourri.  A  cette 
époque,  Yœnius  avait  trente-triùs  ans.  Il  était  rentré  dans  son  pays 
et  y  figurait  en  première  .ligne,  comme  ai'chitecte  et  peintre  du 
prince  Alexandre  de  Parme.  De  son  .tableau  de  famille  qui  est  au 
Louvre  et  date  de  158/i,  à  celui-ci,  c'est-à-dire  en  cinq  ans,  il  avait 
fait  un  pas  énorme.  ,11  semble  que  ses  souvenirs  italiens  avaient 
dormi  pendant  son  sé.jour.à,Lié.ge,. auprès  du  prince-évêque,  et  se 
ranimaient  à  la  cour  de  Farnèse.  Ce  tableau,  le  meilleur  et  le 
plus  surprenant  produit  de  toutes  les  leçons  qu'il  avait  apprises,  a 
cela  de  particulier  qu'il  révèle  un  homme  à  travers  beaucoup  d'in- 
ïluennes,  qu'il  indique  au  moins  dans  quel  sens  vont  ses  pe.nchans 
natifs,  et  qu'on  apprend  par  là  ce  qu'il  préfère,  peut-être  ce  qu'il 
.voudrait  faire,  en  Toyant  ,plus  distinctement  ce  dont  il  s'inspire. 
Je  ne  vous  le  décrirai  point  ;  mais,  le  sujet  me  paraissant  mériter 
qu'on  s'y  arrête,  j'ai  pris  des  notes  courantes  et  je  vous  les  .trans- 
cris .: 

«,Plus  riche,  plus  souple,  moins  romain,  quoiqu'au  premier  as- 
pect le  ton  reste  romain.  A  voir  certaines  tendresses  de  types ,  ,un 
chiflbnnage  arbitraire  dans  les  étoffes,  un  peu  de  manière  dans  les 
mains,  on  sent  Gorrége.intrjoduit  dans  du  Raphaël.  Des  anges  sont 
dans  le  ciel  et  y  forment  une  jolie  tache;  .une  draperie  jaune-s.ombre 
en  demi-teinte  est  jetée  comme  une  tente  à  plis  relevés  à  travers. les 
•rameaux  des  arbres.  Le  Christ  .est  .charmant;  la  jeune  et  .menue 


lO/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sainte  Elisabeth  est  adorable.  C'est  l'œil  baissé,  le  profil  chastement 
enfantin ,  le  joli  cou  bien  attaché,  l'air  candide  des  vierges  de  Ra- 
phaël, humanisés  par  une  inspiration  de  Gorrége,et  par  un  sentiment 
personnel  très  marqué.  Les  mains  sont  du  pur  Gorrége.  Les  cheveux 
blonds  qui  se  noient  dans  les  chairs  blondes,  les  linges  blanc-gris 
qui  passent  l'un  dans  l'autre,  des  couleurs  qui  se  nuancent  ou  s'af- 
firment, se  fondent  ou  se  distinguent  très  capricieusement  d'après 
des  lois  nouvelles  et  suivant  des  fantaisies  propres  à  l'auteur,  tout 
cela  c'est  le  pur  sang  italien  transfusé  dans  une  veine  capable  d'en 
faire  un  sang  neuf.  Tout  cela  prépare  Rubens,  l'annonce,  y  conduit. 
Certainement  il  y  a  dans  ce  Mariage  de  sainte  Catherine  de  quoi 
éclairer  et  lancer  en  avant  un  esprit  de  cette  finesse,  un  tempérament 
de  cette  ardeur.  Les  élémens,  l'ordonnance,  les  taches,  le  clair-obscur 
assoupli,  plus  ondoyant,  le  jaune,  qui  n'est  plus  celui  de  Tintoret, 
quoiqu'il  en  dérive,  la  nacre  des  chairs,  qui  n'est  plus  la  pulpe  de 
Corrége,  quoiqu'elle  en  ait  la  saveur,  la  peau  moins  épaisse,  la 
chair  plus  froide,  la  grâce  plus  féminine  ou  d'un  féminin  plus  lo- 
cal, des  fonds  tout  italiens,  mais  dont  la  chaleur  s'en  est  allée,  oii 
le  principe  roux  fait  place  au  principe  vert,  infiniment  plus  de  ca- 
price dans  la  disposition  des  ombres,  la  lumière  plus  diffuse  et 
moins  rigoureusement  soumise  aux  arabesques  de  la  forme,  — 
voilà  ce  que  Vœnius  avait  fait  de  ses  souvenirs  italiens.  C'est  un 
bien  petit  effort  d'acclimatation,  mais  l'effort  existe.  Rubens,  pour 
qui  rien  ne  devait  être  perdu,  trouva  donc  en  entrant  chez  Vœnius, 
sept  ans  après,  en  1596,  l'exemple  d'une  peinture  déjà  fort  éclec- 
tique et  passablement  émancipée.  C'est  plus  qu'on  n'en  attendrait 
de  Vœnius;  c'est  assez  pour  que  Rubens  lui  soit  redevable  d'une 
influence  morale,  sinon  d'une  empreinte  effective.  » 

Gomme  on  le  voit,  Vœnius  avait  plus  d'extérieur  que  de  fond,  plus 
d'ordre  que  de  richesses  natives,  une  excellente  instruction,  peu  de 
tempérament,  pas  l'ombre  de  génie.  Il  donnait  de  bons  exemples, 
lui-même  étant  un  bel  exemple  de  ce  que  peuvent  produire  en 
toutes  choses  une  heureuse  naissance,  un  esprit  bien  fait,  une  com- 
préhension souple,  une  volonté  active  et  peu  fixe,  une  particulière 
aptitude  à  se  soumettre. 

Van-Noort  était  la  contre-partie  de  Vœnius.  Il  lui  manquait  à  peu 
près  tout  ce  que  Vœnius  avait  acquis;  il  possédait  naturellement  ce 
qui  manquait  à  Vœnius.  Ni  culture,  ni  politesse,  ni  élégance,  ni  te- 
nue, ni  soumission,  ni  équilibre,  mais  en  revanche  des  dons  vérita- 
bles, des  dons  très  vifs.  Sauvage,  emporté,  violent,  tout  fruste,  ce 
que  la  nature  l'avait  fait,  il  n'avait  pas  cessé  de  l'être,  et  dans  sa 
conduite  et  dans  ses  œuvres.  C'était  un  homme  de  toutes  pièces,  de 
premier  jet,  peut-être  un  ignorant,  mais  c'était  quelqu'un  :  l'inverse 
de  Vœnius,  l'envers  d'un  Italien,  en  tout  un  Flamand  de  race  et  de 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS,  105 

tempérament,  resté  Flamand.  Avec  Vœnius,  il  représentait  à  mer- 
veille les  deux  élémens  indigène  et  étranger,  qui  depuis  cent  ans 
s'étaient  partagé  l'esprit  des  Flandres  et  dont  l'un  avait  presque  to- 
talement étouffé  l'autre.  A  sa  manière  et  selon  la  différence  des  épo- 
ques, il  était  le  dernier  rejeton  de  la  forte  sève  nationale  dont  les 
Van-Eyk,  Memling,  Quentin  Matsys,  le  vieux  Breughel  et  tous 
les  portraitistes  avaient  été,  suivant  l'esprit  de  chaque  siècle,  le  na- 
turel et  vivace  produit.  Autant  le  vieux  sang  germanique  s'était 
altéré  dans  les  veines  de  l'érudit  Vœnius,  autant  il  affluait  riche, 
pur,  abondant,  dans  cette  organisation  forte  et  peu  cultivée.  Par  ses 
goûts,  par  ses  instincts,  par  ses  habitudes,  il  était  du  peuple.  11  en 
avait  la  brutalité,  on  dit  le  goût  du  vin,  le  verbe  haut,  le  langage 
grossier,  mais  franc,  la  sincérité  mal-apprise  et  choquante,  tout  en 
un  mot,  moins  la  bonne  humeur.  Étranger  au  monde  comme  aux 
académies,  pas  plus  policé  dans  un  sens  que  dans  l'autre,  mais 
absolument  peintre  par  les  facultés  Imaginatives,  par  l'œil  et  par  la 
main,  rapide,  alerte,  d'un  aplomb  que  rien  ne  gênait,  il  avait  deux 
motifs  pour  beaucoup  oser  :  il  se  savait  capable  de  tout  faire  sans 
le  secours  de  personne,  et  n'avait  aucun  scrupule  à  l'égard  de  ce 
qu'il  ignorait. 

A  en  juger  par  ses  œuvres,  devenues  très  rares,  et  par  le  peu  qui 
reste  d'une  laborieuse  carrière  de  quatre-vingt-quatre  années,  il 
aimait  ce  qu'en  son  pays  on  n'estimait  plus  guère  :  une  action 
même  héroïque  exprimée  dans  sa  réalité  crue  en  dehors  de  tout 
idéal,  quel  qu'il  fût,  mystique  ou  païen.  Il  aimait  les  hommes  san- 
guins et  mal  peignés,  les  vieillards  grisonnans,  tannés,  vieillis, 
durcis  par  les  travaux  rudes,  les  chevelures  lustrées  et  grasses, 
les  barbes  incultes,  les  cous  injectés  et  les  épaisses  carrures.  Gomme 
pratique,  il  aimait  les  forts  accens,  les  couleurs  voyantes,  de 
grandes  clartés  sur  des  tons  criards  et  puissans,  le  tout  peu  fondu, 
d'une  pâte  large,  ardente,  luisante  et  ruisselante.  La  touche  était 
emportée,  sûre  et  juste.  Il  avait  comme  une  façon  de  frapper  la 
toile  et  d'y  poser  un  ton  plutôt  qu'une  forme,  qui  la  faisait  retentir 
sous  la  brosse.  Il  entassait  beaucoup  de  figures  et  des  plus  grosses 
dans  un  petit  espace,  les  disposait  en  groupes  abondans  et  tirait  du 
nombre  un  relief  général  qui  s'ajoutait  au  relief  individuel  des 
choses.  Tout  ce  qui  pouvait  briller  brillait,  les  fronts,  les  tempes, 
les  moustaches,  l'émail  des  yeux,  les  bords  des  paupières,  et  par 
cette  façon  de  rendre  l'action  de  la  vive  lumière  sur  le  sang,  ce  que 
la  peau  contracte  d'humide  et  de  miroitant  à  la  chaleur  du  jour  qui 
la  brûle,  par  beaucoup  de  rouge,  fouetté  de  beaucoup  d'argent,  il 
donnait  à  tous  ses  personnages  je  ne  sais  quelle  activité  plus  ten- 
due, et  pour  ainsi  dire  l'air  d'être  en  sueur. 

Si  ces  traits  sont  exacts,  et  je  les  crois  tels  pour  les  avoir  obser- 


f06  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vés  dans  une  œuvre  très  caractéristique;  il'  est  i'TnpossiMe  de  mié«- 
connaître  ce  qu'un  parai  iiomrae  dut  avoir  d'action  sur  R'ubens; 
L'élève  avait  certainement' dans  le  sang  beaucoup  du  maître.  Il  avait 
même  à  peu  près  tout  ce  qui  faisait'  l'originalité  de  son  maître^  raaîs 
avec  beaucoup  d'autres  dans  en  surcroît,,d'où  devaient  resulter  l'exh 
ti'aordinaire  plénitude  et  la  non  moins  extraordinaire  assiette  de  ce 
bon  esprit.  Rubens,  a-t-oii'  écrit,  était  tt^anquille  et  lucidle,  ce  qui 
veut  dire  que  sa  lucidité  Itii  vint  d'un  bon  sens  imperturbable,  et 
sa  tranquillité  du  plus  admirable  équilibre  qui  peut-être  ait  jamais 
régné  dans  un  cerveau.  Il'  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il"  y  a  entre 
Van-Noort  et  lui  des  liens  de  famille  évidens.  Si'l'bn  en  doutait,  on 
n'aurait  qu'à  regarcfer  Jordaens ,  son'  condisciple  et  sa  doublure; 
Avec  l'âge,  avec  l' éducation, ,  le  trait  dont  je  parle  a  pu  disparaître; 
chez  Rubens  :  chez  Jordaens,  il  a  persisté  sous  son  extrême  ressem- 
blance avec  Rubens  ,  de  sorte  que  c'est  aujourd'hui  par  la  parenté 
des  d'eux  élèves  qu'on  peut  reconnaître  la  marque  originelle  qui  les 
unit  l'un  et  l'autre  à  leurmaîtrecommun.  Jbrdaens  aurait  certaine-^ 
ment  été  tout  autre,  s'il  n  avait  eu  Yan-Nbort  pour  instituteur,  Ru- 
bens pour  constant  modèle;  Sans  cet  instituteur,  Rubens  serait-il 
tout  ce  qu'il  est ,  et  ne  lui  manquerait-il  pas  un  accent ,  un  seuli 
T'accent  roturier,  qui  le  rattache  au  fond  de  son  peuple,  et  grâce 
auquel  il  a  été  compris  de  lui  aussi  bien  que  des  esprits  délicats' 
et  des  princes?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  nature  semble  avoir  tâtonné' 
quand',  de  1557  à  1581,  elle  cherchait'  le  moule  où.  devaient  se 
fondre  les  élémens  de  l'art  moderne  en  Flandre.  On  peut  dire 
qu'elle  essaya  de  Van-Noort,  qu'elle  hésita' pour  JOrdaens,  et  qu'elle 
ne  trouva  ce  qu'il  lui  fallait  qu'avec  Ruhens-. 

Nous  sommes  en  1600.  Rubens  est  dorénavant  de  force  à  se  pas- 
ser d'un  maître,  mais  non  pas  des  maîtres.  H  part  pour  l'Italie.  Cei 
qu'il  y  fît,  on  le  sait.  Il  y  séjourne  huit  ans,  de  vingt-trois  à  trente: 
et  un  ans.  Il  s'arrête  à  Mantoue,  prélude  à  ses'  ambassades  par  un 
voyage  à  la  cour  d'Espagne,  revient  à  Mantoue,  passe  à  Rome,  puis- 
à  Florence,  puis  à  Venise;  puis  de- R'yme  il  va' s'établir  ài  Gênes.  Il 
y  voit  des  princes,  y  devient  célèbre,  y  prend  possession  d«  son 
talent,  de  sa  gloire,  de  sa  fortune.  Sa'  mère  morte,  il  rentre  à  An-- 
vers,  en  1609,  et  se  fait  reconnaâire  sans  difficultés  comme  le'pre- 
mier  maître  de  son  temps. 

in. 

Sï  j"écrivai's  Thistoire  d'e  R'ulDens,  ce  n'est  point  ici  que  j'en 
écrirais  lé  premier  chapitre  :  j'irais  chercher  R'ubens  à  ses  origines', 
dans  ses  tableaux  antérieurs  à  1609 ,  ou  bien  je  choisirais  une 
heure  décisive,  et  c"e3t  d'Anvers  quej'examinerais  cette  carrière  si 


LES   MftÎTiîEfi    d'autrefois.  107 

.directe,  qù  l'on  aperçoit  à  ipeine  les  ondulations  d'un  esprit  qui  se 
:développe  en  largeur,  .agrandit  ses  voies,  jamais  les  incertitudes 
et  les  démentis  d'un  esprit  qui  se  cherche;  mais  ■son.gez  que  je 
feuillette  à  peine  un  petit  fragment  de  cet  œuvre  :iaimense.  Des 
pages  détachées  de  sa  vie  s' offrent  au  hasard,  :je  les  accepte  ainsi. 
:Pai/tout  d'ailleurs  où  Rubens  est  représenté  par  un  beau  tableau,  il 
.est  présent,  je  ne  dis  pas  dans  toutes  les  parties  de  son  talent, 
.mais. dans  l'une  au  moins  des  plus  belles. 

Le  musée  de  Bruxelles  possède  de  lui  sept  tableaux  jmportans, 
une  esquisse  et  quatre  portraits.  Si  ce  n'est  pas  assez, pour  mesurer 
-Rubens,  cela  suffit  pour  donner  de  sa  valeur  une  idée  grandiose,  va- 
riée e,t  juste.  Avec  son  maître,  ses  contemporains,  ses  coudiscipleS'OU 
ses  amis,  il  remplit  la  dernière  !  travée  de  la  galerie,  tet,  il  y  répand 
cet  éclat, mesuré,  ce  rayonnement. doux  et  fort  qui:S0ut  ia  grâce^le 
son  .génie.  Nul  pédan-tisme,  aucune  affectation  de  grandeur  vani- 
teuse ou  de  morgue  choquante  :  tout  naturellement  il  s'impo.se. 
Supposez-lui  les  voisinages  les  plus  écrasans.et  les  plus  contraires., 
d'effet  est  le  même  :  ceux  qui  lui  ressemblent,  il  les  éteint;  ceux  qui 
.seraient  tentés  de  le  contredire,  U  les  fart  taire; , à  toute  distance,, il 
Yousavertit  qu'il.est .là;;il  s!isQle,  et,  dès  qu'il  es,tquelq.ueipart,.il 
s'y  met  chez  lui. 

Les  tableaux,  quoique  non  dates,  sont  évidemment  d'époques 
très  diverses.  Bien  des  ,années  séparent  l'Assom^Hion  de  la  Vierge 
des. deux  toiles  di'amatiques  du  Saint  Licvin  et  du  Christ  montant 
au  Calvaire.  .Gein'est  pas  qu'il  y  ait  chez. Rubens  ces  changemens 
.fmppans  qui  marquent  chez  la  , plupart  des  maîtres  le  passage 
-d'un  âge  à  l'autre,  et  qu'on  appelle  leurs  manières.  Rubens  a  été 
imûr  trop  tôt,  il  est  mort  trop  subitement  pour  que  sa. peinture  ait 
-gardé  la  trace  visible  de  ses  ingénuités  premières,  ou  ressenti  le 
imoindre  -effet  du  déclin.  Dès  sa  jeunesse,. il  était  lui-même,  ill 
avait  trouvé  son  style,  sa  forme,  à  peu  près  ses  types,  et,  une  fois 
pour  toutes,  les  principaux  élémens  de  son  métier.  Plus  tard, 
avec  plus  d'expérience,  il  avait  acquis  plus  de  liberté  encore.  Sa 
palette  en  s'enrichissant  s'était  plutôt  tempérée.  Il  obtenait  plus 
avec  des  efforts  moindres,  et  ses  plus  étonnantes  audaces,  bien  exa- 
minées, ne  nous  montreraient  au  fund  que  la  mesure,  la  science,  la 
sagesse  et  les  à-propos  d'un  maître  consommé  qui  se  contient  au- 
tant qu'il  s'abandonne..  U  commença  parfaire  un  peu  mince,  un 
peu  lisse,  un  peu  vif.  Sa  couleur,  à  surfaces. nacrées,  miroitait  plu^, 
résonnait  moins;  la  base  en  était  moins  choisie,  la  substance  moins 
délicate  ou  moins  profonde.  Il  craignait  le  ton  nul,;il  ne  se  doutait 
pas  encore  de  l'emploi  aa-vaut  qu'il  en  .devait  faire. unjour.  De  même 
àla  fm  de  sa  vie,(en. pleine  maturité,  c'est-à-rdire.en  ploine  efferves- 
cence de  cerveau  etide  pratique,  il  revint  à  cette  manière  appliquée, 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relativement  timide.  C'est  ainsi  que,  dans  les  petits  tableaux  de 
genre  anecdotique  qu'il  fit  avec  son  ami  Breughel  pour  amuser  ses 
dernières  années,  on  ne  reconnaîtrait  jamais  la  main  puissante,  effré- 
née ou  raffmée  qui  peignait  à  la  même  heure  le  Martyre  de  saint 
Licvin,  les  Mages  du  musée  d'Anvers,  ou  le  Saint  George  de  l'église 
Saint-Jacques.  Au  vrai,  l'esprit  n'a  jamais  changé,  et  si  l'on  veut 
suivre  les  progrès  de  l'âge,  il  faut  considérer  l'extérieur  de  l'homme 
plutôt  que  les  allures  de  sa  pensée,  analyser  sa  palette,  n'étudier 
que  sa  pratique  et  surtout  ne  consulter  que  ses  grandes  œuvres. 

V Assomption  correspond  à  cette  première  période,  puisqu'il  se- 
rait inexact  de  dire  à  sa  première  manière.  Ce  tableau  est  fort  re- 
peint. On  assure  qu'il  y  perd  une  bonne  partie  de  ses  mérites;  je 
ne  vois  pas  qu'il  ait  perdu  ceux  que  j'y  cherche.  C'est  à  la  fois  une 
page  brillante  et  froide,  inspirée  quant  à  la  donnée,  méthodique 
et  prudente  quant  à  l'exécution.  Elle  est,  comme  les  tableaux  de 
cette  date,  polie,  propre  de  surface,  un  peu  vitrifiée.  Les  types,  mé- 
diocres, manquent  de  naturel,  comme  on  dirait  en  termes  d'ate- 
lier; la  palette  de  Rubens  y  retentit  déjà  dans  les  quelques  notes 
dominantes,  le  rouge,  le  jaune,  le  noir  et  le  gris,  avec  éclat,  mais 
avec  crudité.  Voilà  pour  les  insuffisances.  Quant  aux  qualités  toutes 
venues,  les  voici  magistralement  appliquées.  De  grandes  figures 
penchées  sur  le  tombeau  vide,  toutes  les  couleurs  vibrant  sur  un 
trou  noir,  —  la  lumière,  déployée  autour  d'une  tache  centrale, 
large,  puissante,  sonore,  onduleuse,  mourant  dans  les  plus  douces 
demi-teintes,  —  à  droite  et  à  gauche,  rien  que  des  faiblesses, 
sauf  deux  taches  accidentelles,  deux  forces  horizontales,  qui  ratta- 
chent la  scène  au  cadre,  à  mi-hauteur  du  tableau.  En  bas,  des 
degrés  gris,  en  haut  un  ciel  bleu  vénitien  avec  des  nuées  grises  et 
des  vapeurs  qui  volent,  et  dans  cet  azur  nuancé,  les  pieds  noyés 
dans  des  flocons  azurés,  la  tête  dans  une  gloire,  la  Vierge  en  bleu 
pâle  avec  manteau  bleu  sombre,  et  les  trois  groupes  ailés  des  petits 
anges  qui  l'accompagnent,  tout  rayonnans  de  nacre  rose  et  d'ar- 
gent. A  l'angle  supérieur,  déjà  touchant  au  zénith,  un  petit  chérubin 
agile,  battant  des  ailes,  étincelant,  tel  qu'un  papillon  dans  la  lu- 
mière, monte  droit  et  file  en  plein  ciel  comme  un  messager  plus 
rapide  que  les  autres.  Souplesse,  ampleur,  épaisseur  des  groupes, 
merveilleuse  entente  du  pittoresque  dans  le  grand,  —  à  quelques 
imperfections  près,  tout  Rubens  est  ici  plus  qu'en  germe.  Rien  de 
plus  tendre,  de  plus  franc,  de  plus  saillant.  Comme  improvisation 
de  taches  heureuses,  comme  vie,  comme  harmonie  pour  les  yeux, 
c'est  accompli  :  une  fête  d'été. 

Le  Christ  sur  les  genoux  de  la  Vierge  est  une  œuvre  très  posté- 
rieure, grave,  grisâtre  et  noire;  la  Vierge  en  bleu  triste,  la  Made- 
leine en  habits  couleur  de  scabieuse.  —  La  toile  a  beaucoup  souf- 


LES   MAÎTRES    d'aLTREFOIS.  109 

fert  dans  les  transports,  soit  en  179ii  quand  elle  fut  expédiée  à 
Paris,  soit  en  1815  quand  elle  en  revint.  Elle  passait  pour  une  des 
plus  belles  de  Rubens,  et  ne  l'est  plus.  Je  me  borne  à  transcrire 
mes  notes,  qui  en  disent  assez. 

Les  Mages  ne  sont  ni  la  première  ni  la  dernière  expression  d'une 
donnée  que  Rubens  a  traitée  bien  des  fois;  dans  tous  les  cas,  à 
quelque  rang  qu'on  les  classe  dans  ces  versions  développées  sur  un 
thème  unique,  ils  ont  suivi  ceux  de  Paris,  et  très  certainement  aussi 
ils  ont  précédé  ceux  de  Malines,  dont  je  vous  parlerai  un  peu  plus 
loin.  L'idée  est  mûre,  la  mise  en  scène  plus  que  complète.  Tous  les 
élémens  nécessaires  dont  se  composera  plus  tard  cette  œuvre  si 
riche  en  transformations,  types,  personnages  avec  leur  costume  et 
dans  leurs  couleurs  habituelles,  tous  se  retrouvent  ici,  jouant  le 
rôle  écrit  pour  eux,  occupant  en  scène  la  place  qui  leur  est  desti- 
née. C'est  une  vaste  page  conçue,  contenue,  concentrée,  résumée, 
comme  le  serait  un  tableau  de  chevalet,  en  cela  moins  décorative 
que  beaucoup  d'autres.  Une  grande  netteté,  pas  de  propreté  gê- 
nante, pas  une  des  sécheresses  qui  refroidissent  V Assomption^  un 
grand  soin  partout  avec  la  maturité  du  plus  parfait  savoir  :  toute 
l'école  de  Rubens  aurait  pu  s'instruire  d'après  ce  seul  exemple. 

Avec  la  Montée  au  Calvaire,  c'est  autre  chose.  A  cette  date,  Ru- 
bens a  fait  la  plupart  de  ses  grandes  œuvres.  Il  n'est  plus  jeune, 
il  sait  tout,  il  n'aurait  plus  qu'à  perdre,  si  la  mort  qui  le  protégea 
ne  l'avait  pris  avant  les  défaillances.  Ici  nous  avons  le  mouvement, 
le  tumulte,  l'agitation  dans  la  forme,  dans  les  gestes,  dans  les  vi- 
sages, dans  les  dispositions  des  groupes,  dans  le  jet  oblique,  dia- 
gonal et  symétrique,  allant  de  bas  en  haut  et  de  droite  à  gauche.  Le 
Christ  tombé  sous  sa  croix,  les  cavaliers  d'escorte,  les  deux  larrons 
tenus  et  poussés  par  leurs  bourreaux,  tout  s'achemine  sur  une 
même  ligne  et  semble  escalader  la  rampe  étroite  qui  mène  au  sup- 
plice. Le  Christ  est  mourant  de  fatigue,  sainte  Véronique  lui  essuie 
le  front;  la  Vierge  en  pleurs  se  précipite  et  lui  tend  les  bras;  Simon 
le  Cyrénéen  soutient  le  gibet,  et,  malgré  ce  bois  d'infamie,  ces 
femmes  en  larmes  et  en  deuil,  ce  supplicié  rampant  sur  ses  genoux., 
dont  la  bouche  haletante,  les  tempes  humides,  les  yeux  effarés 
font  pitié,  malgré  l'épouvante,  les  cris,  la  mort  à  deux  pas,  il  est 
clair  pour  qui  sait  voir  que  cette  pompe  équestre,  les  bannières 
au  vent,  ce  centurion  en  cuirasse  qui  se  renverse  sur  son  cheval 
avec  un  beau  geste  et  dans  lequel  on  reconnaît  les  traits  de  Ru- 
bens, tout  cela  fait  oublier  le  supplice  et  donne  la  plus  mani- 
feste idée  d'un  triomphe.  Telle  est  la  logique  particulière  de  ce 
brillant  esprit.  On  dirait  que  la  scène  est  prise  à  contre-sens,  qu'elle 
est  mélodramatique,  sans  gravité,  sans  majesté,  sans  beauté,  sans 
rien  d'auguste,  presque  théâtrale.  Le  pittoresque,  qui  pouvait  la 


110  BEVUE    DES    DEDXiilOKDES. 

perdre,  est  ce  qui  la  sauve.  La  fantaisie  s'en  empare  et  l'élève.  Un 
éclair  de  sensibilité  vraie  la  traverse  et  l'ennoblit.  Quelque  chose 
comme  un  trait  d'éloquence; en  fait  monter  le  style.  jEnfin  je  ne 
sais  quelle  vcrVe  heureuse,  quel  emportement  bien  inspiré  fait  de 
ce  tableau  justement  ce  qu'il. fallait  qu'il  devînt,  un  tableau  de  mort 
triviale  et  d'apothéose.  , Je  m'aperçois  en  vérifiant  la  date  que  ce 
.tableau  est.de  1634...Je  ne  m'étais , pas  trompé. en  d'attrilDuaiit  aux 
dernières  années  de  Rubens,  aux  plus  belles. 

Le  Martyre  de  saint  Liévin  estTilde  la  même  époque?  Gela,  est 
probable,  i  En  tout  cas,  il  est  du  même  -style;  mais,  quoique, plus, ter- 
rible, il  est  plus.gai  .d'allure,  de  facture  et  de  coloris.  Rubens: l'a 
moins  respecté  que  le  Calvaire,  La  .palette  était  .ce  jour-là  ;plus 
riante,  le  praticien  !  plus  expéditif  encore,  ie  cerveau  était  raoiins 
noblement  disposé.  Changez  la  scène,  ne  pensez  pas  qu'il  s'agit  d'un 
meurtre  ignoble  et  sauvage,  d'un- saint  évêque  à  qui  l'on  vient  d'ar- 
;racherla  langue,  qui  vomit  le  sang  et  se  ,tord  en  d'atroces  con- 
vulsions; oubliez  les  trois  bourreaux  qui  le  .martyrisent,  l'un  son 
.couteau  tout  rouge  entre  les  dents,  l'autre  avec  sa  lourde  tenaille 
et  .tendant  ce  hideux  ilambeau  de  chair. à  des  .chiens,;  ,ne  .voyez 
que  le  cheval  blanc  qui  se  cabre  sur  un  x;iel  blanc,  La  chape.d'or 
del'évêqiie,  son'éiole  blanche,  les  chiens. tachés  de  noir  et  deblanc, 
quatre  ou  cinq  noirs,  deux  toques  rouges,Jes  faces  .ardentes,  au,px)il 
voux,  et  tout  autour,! dans  le  vaste  champ  de  la  toile,  le  délicieux 
.X'nceit  des  gris,  des  azurs,  des  argensclairs:  ou  sombres, —  etivous 
n'aurez  plus  que  le  sentiment  d'une  harmonie  radieuse,  ,1a  .plus 
admirable  peut-être  et  la  plus  inattendue  dont  Rubens  se  soit  jamais 
servi  pour  evprimer  ou,  si  vous  voulez,  pour  faire  excuser  une.scène 
d'horreur.  Est*ce  hasard,  art-il  cherché  le  contraste?  Fallait-il,  pour 
l'autel  qu'il  devait  occuper  dans  l'église  .des  jésuites  de  Gûud,  .que 
ce  tableau  eût  à  la  fois  quelque  .chose,, de  fuiibond  et  de  céleste, 
r[u'il  fût  horrible  et  souriant,  qu'il  fît  Irémiret  qu'il  ;couso'ât?. Je 
crois  bien  que  la  poétique  de  Rubens  adoptait  assez  v.olomienS' de 
pareilles  antithèses.. A  supposer  d'ailleurs  qu'il  n'y. pensât , pas, >sans 
qu'il  le  voulût,  sa  nature  les  lui  eût  inspirées.  Il  est  .bon  dès  le 
premier  jour  de  s'accoutumer  à  des  contradictions  qui  se  lont  équi- 
libre et  constituent  un  génie  à  part  :  beaucc.up  ■  de  -sang  et  de  vi- 
gueur physique,  .mais  un  esprit  ailé,  un  homme  qui  ne  craint, pas 
l'hordlUe  avec  une  âme  tendre  et  vraiment  sereine,  —  des  laideurs, 
des  bi'utali;é.s ,  une  .absence  totale  :  de  .goût  dans  les  formes,  avec 
une  ardeur  qui  tran  s  forage  tout  cela,,  la  laideur  leu'fijrce,  la  bruta- 
lité sanglantei  eu  terreur.  Ce  penchant  aux  apothéoses  dont  je  vous 
parlais  tout  à  l'heure  ,à  propos  du  Calvaire,  il  le  porte  dans  tout 
ce  qu'il  ifait.  A. bien  regarder,  il  y  a  une  gloire,  on  entend  un. cri  de 
.clairon  dansses  œuvres  les  plus  grossières., Il  .tient  fortement.à  la 


LES'  MAÎTRES"  d' AUTREFOIS.  111 

ten^,  il  y  tient  plus  que  personne  parmi  les  maîtres  dont  il  est  l'é- 
gal. C'est  le  peintre  qui  vient  au  secours  du  dessinateur  et  du  pen- 
seur et  qui  les-  dégage.  Aussi  beaucoup  de  gens  ne  peuvent-ils  le 
suivre  dans  ses  élans;  on' a  bien  le  soupçon  d'une  imagination-qui' 
s'en'ève,  on  n'en  voit  que  ce  qui  l'attache  en  bas,  dans  le  commun^, 
le  trop  réel,  les  muscles  épais,  le  dessin  redondant  ou  négligé,  les 
types  lourds,  la  chair  et  le  sang  à  fleur  de  peau.  On  n'aperçoit'pas 
qu'il  a  cependant  des  formules,  un  style,  un  idéal,  et'  que  ces-for- 
mules supérieures,  ce  stylé,  cet  idéal',  sont  dans  sa  palette. 

Ajoutez  à  cela  qu'il  a  ce  don  spécial  d'être  éloquent.  Sa  langue^  à? 
la  bien  définir,  est  ce  qu'en  littérature  on'  appellerait  une  langue' 
oratoire.  Quand  il  improvise,  cette  langue  n'est  pas  la  plus  belle; 
quand  il  la;  châtie,  elle  est  magnifique.  Elle  est  prompte,  soudaine, 
abondante  et  chaude.  En  toutes  circonstances,  elle  est  éminemment' 
persuasive.  Il  frappe,  il  étonne,  il  vous  repousse,  il  vous  froisse', 
presque  toujours  il  vous  convainc,  et,  s'il  y  a  lieu  de  le  faire,  au- 
tant que  personne  il  vous  attendrit.  On  se  révolte  devant  certains 
tableaux  de  Rubens;  il  en  est  devant  lesquels  on' pleure,  et  le  fait 
est  rare  dans  toutes  les  écoles.  Il  a  les  faiblesses,  les  écarts  et  aussi 
la  flamme  communicative  des  grands  orateurs.  Il  lui  arrive  de  pé^ 
rorer,  de  déclamer,  de  battre  un  peu  l'air  de  ses  grands  bras;  mais; 
ii  est  des  mots  qu'il  dit  comme  pas  un  autre.  Ses  idées  même  en 
général  sont'  de  celles  qui  ne  s'expriment  que* par  l'éloquence,  le 
geste  pathétique  et  le  trait  sonore. 

Notez  encore  qu'il  peint  pour  des  murailles,  pour  des  aiitelfe  vus. 
des  nefs,  quïl  parle  par  conséquent  pour  un  vaste  auditoire,  qu'il 
doit  se  faire  entendre  de  loin,  frapper  de  loin,  saisir  et  charmer  de 
loin;  d'où  résulte  l'obligation  d'insister,  de  grossir  ses  moyens, 
d'amplifier  sa  voix.  Il  y  a  pour  ainsi  dire  des  lois  de  pei*spective  et 
d'acoustique  qui  président  à  cet  art  solennel,  d'apparat,  de  grande 
portée. 

C'est  à  ce  genre  d'éloquence  déclamatoire,  incorrecte,  mais  très 
émouvante,  qu'appartient /é-  Christ  voulant  foudroyer  le  monde.  L'a 
terre  est  en  proie  aux  vices  et  au  crime,  incendies,  assassinats,  ■vio- 
lences; on  a  l'idée  d^s  perversités  humaines  par  un  coin  de  paysage 
animé,  comme  Rubens  seul  sait  les  peindre.  Le  Christ  paraît  armé 
de  foudres,  moitié  volant,  moitié  marchant,  et  tandis  qu'il  s'apprête 
à  punir  ce  monde  abominable,  un  pauvre  moine,  dans  sa  robe  de 
bure,  demande  grâce  et  couvre  de  ses  deux  bras  une  sphère  azurée, 
autour  de  laquelle  est  enroulé  le  serpent.  Est-ce  assez  de  la  prière 
du  saint?  INon^  Aussi  la  Vierge,  une  grande  femme  en  robe  de  veuve, 
se  jette  au-devant  du  Christ  et  l'arrête.  Elle  n'implore,  ni  ne  prie, 
ni  ne  commandé-,  elle  est  devant  son  Dieu,  mais  elle  parle  à  son 
fils.  Elle  écarte  sa  robe  noire,  découvre  en  plein  sa  large  poitrine 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immaculée,  y  met  la  main  et  la  montre  à  celui  qu'elle  a  nourri. 
L'apostrophe  est  irrésistible.  On  peut  tout  critiquer  dans  ce  tableau 
de  pure  passion  et  de  premier  jet  comme  pratique,  le  Christ,  qui 
n'est  que  ridicule,  le  saint  François  qui  n'est  qu'un  moine  épou- 
vanté, la  Vierge  qui  ressemble  à  une  Hécube  sous  les  traits  d'Hé- 
lène Fourment;  son  geste  même  n'est  pas  sans  témérité,  si  l'on  songe 
au  goût  de  Raphaël  ou  même  au  goût  de  Racine.  11  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  ni  au  théâtre,  ni  à  la  tribune,  et  l'on  se  souvient  de  l'un  et 
de  l'autre  devant  ce  tableau,  ni  dans  la  peinture,  qui  est  après  tout 
son  vrai  domaine,  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  trouvé  beaucoup  d'effets 
pathétiques  de  cette  nouveauté  et  de  cette  vigueur. 

Je  néglige,  etRubensn'y  perdra  rien,  l'Assomption  delà  Vierge^ 
un  tableau  sans  âme,  et  Vénus  dans  la  forge  de  Vulcain,  une  toile 
un  peu  trop  voisine  de  Jordaens.  Je  néglige  également  les  portraits, 
sur  lesquels  j'aurai  l'occasion  de  revenir.  Cinq  tableaux  sur  sept 
donnent,  vous  le  voyez,  une  première  idée  de  Rubens  qui  n'est  pas 
sans  intérêt.  A  supposer  qu'on  ne  le  connût  pas,  ou  qu'on  le  con- 
nût seulement  par  la  galerie  des  Médicis  du  Louvre,  et  l'exemple 
serait  bien  mal  choisi,  on  commencerait  à  l'entrevoir  tel  qu'il  est, 
dans  son  esprit,  dans  son  métier,  dans  ses  imperfections  et  dans  sa 
puissance.  Dès  aujourd'hui  on  pourrait  conclure  qu'il  ne  faut  ja- 
mais le  comparer  aux  Italiens,  sous  peine  de  le  méconnaître  et  vrai- 
ment de  le  mal  juger.  Si  l'on  entend  par  style  l'idéal  de  ce  qui  est 
pur  et  beau  transcrit  en  formules,  il  n'a  pas  d'idéal.  Si  l'on  entend 
par  grandeur  la  hauteur,  la  pénétration,  la  force  méditative  et  in- 
tuitive d'un  grand  penseur,  il  n'a  ni  grandeur  ni  pensée.  Si  l'on 
s'arrête  au  goût,  le  goût  lui  manque.  Si  l'on  aime  un  art  contenu, 
concentré,  condensé,  celui  de  Léonard  par  exemple,  celui-là  ne  peut 
que  vous  irriter  par  ses  dilatations  habituelles  et  vous  déplaire.  Si 
l'on  rapporte  tous  les  types  humains  à  ceux  de  la  Vierge  de  Dresde 
ou  de  la  Joconde,  à  ceux  de  Bellin,  de  Pérugin,  de  Luini,  des  fms 
défmisseurs  de  la  grâce  et  du  beau  dans  la  femme,  on  n'aura  plus 
aucune  indulgence  pour  la  plantureuse  beauté  et  les  charmes  gras 
d'Hélène  Fourment.  Enfin,  si,  se  rapprochant  de  plus  en  plus  du 
mode  sculptural,  on  demandait  aux  tableaux  de  Rubens  la  conci- 
sion, la  tenue  rigide,  la  gravité  paisible  qu'avait  la  peinture  à  ses 
débuts,  il  ne  resterait  pas  grand'chose  de  Rubens,  sinon  un  gesti- 
culateur,  un  homme  tout  en  force,  une  sorte  d'athlète  imposant, 
de  peu  de  culture,  de  mauvais  exemple,  et  dans  ce  cas,  comme  on 
l'a  dit,  on  le  salue  quand  on  passe,  mais  on  ne  regarde  pas. 
,  Il  s'agit  donc  de  trouver,  en  dehors  de  toute  comparaison,  un 
milieu  à  part  pour  y  placer  cette  gloire,  qui  est  une  si  légitime 
gloire.  Il  faut  trouver  dans  le  monde  du  vrai  celui  qu'il  parcourt  en 
maître,  et  dans  le  monde  aussi  de  l'idéal  cette  région  des  idées 


LES   MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  113 

claires,  des  senlimens,  des  émotions,  où  son  cœur  autant  que  son 
esprit  le  porte  sans  cesse.  Il  faut  faire  connaître  ces  coups  d'aile 
par  lesquels  il  s'y  maintient.  Il  faut  comprendre  que  son  élément 
c'est  la  lumière,  que  son  moyen  d'exaltation  c'est  sa  palette,  son 
but  la  clarté  et  l'évidence  des  choses.  Il  ne  suffit  pas  de  regarder 
des  tableaux  de  Rubens  en  dilettante,  d'en  avoir  l'esprit  choqué, 
les  yeux  charmés.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  à  considérer  et  à 
dire.  Le  musée  de  Bruxelles  est  une  entrée  en  matière.  Songez  qu'il 
nous  reste  Malines  et  Anvers. 

IV. 

Malines  est  une  grande  ville  triste,  vide,  éteinte,  ensevelie  à 
l'ombre  de  ses  basiliques  et  de  ses  couvens  dans  un  silence  d'où 
rien  ne  parvient  à  la  tirer,  ni  son  industrie,  ni  la  politique ,  ni  les 
controverses  qui  s'y  donnent  quelquefois  rendez-vous.  On  y  fait  en 
ce  moment  des  processions  avec  cavalcades,  congrégations,  corpo- 
rations et  bannières  à  l'occasion  du  jubilé  centenaire.  Tout  ce  bruit 
la  ranime  un  jour.  Le  lendemain,  le  sommeil  de  la  province  a  re- 
pris son  cours.  Il  y  a  peu  de  mouvement  dans  ses  rues,  un  grand 
désert  sur  ses  places,  beaucoup  de  mausolées  de  marbres  noirs  et 
blancs  et  de  statues  d'évêques  dans  ses  églises,  —  autour  de  ses 
églises,  la  petite  herbe  des  solitudes  qui  pousse  entre  les  pavés. 
Bref,  de  cette  ville  métropolitaine,  il  n'y  a  que  deux  choses  qui  sur- 
vivent à  sa  splendeur  passée,  des  sanctuaires  extrêmement  riches 
et  les  tableaux  de  Rubens.  Ces  tableaux  sont  le  célèbre  triptyque 
des  Mages,  de  Saint- Jean,  le  triptyque  non  moins  célèbre  de  la 
Pêche  miraculeuse,  qui  appartient  à  l'église  Notre-Dame. 

V Adoration  des  Mages  est,  je  vous  en  ai  prévenu,  une  troisième 
version  des  Mages  du  Louvre  et  des  Mages  de  Bruxelles.  Les  élé- 
mens  sont  les  mêmes,  les  personnages  principaux  textuellement  les 
mêmes,  à  part  un  changement  d'âge  insignifiant  dans  les  têtes  et 
des  transpositions  également  fort  peu  notables.  Rubens  n'a  pas 
fait  grand  effort  pour  renouveler  l'idée  première.  A  l'exemple  des 
meilleurs  maîtres,  il  avait  le  bon  esprit  de  vivre  beaucoup  sur  lui- 
même ,  et,  lorsque  la  donnée  lui  paraissait  fertile  en  variations, 
de  tourner  autour  dans  les  redites.  Ce  thème  des  mages  venus  des 
quatre  coins  du  monde  pour  adorer  un  petit  enfant  sans  gîte,  né 
par  hasard,  une  nuit  d'hiver,  sous  le  hangar  d'une  étable  indigente 
et  perdue,  était  de  ceux  qui  plaisaient  à  Rubens  par  la  pompe  et  les 
contrastes.  Il  est  intéressant  de  suivre  le  développement  de  l'idée 
première  à  mesure  qu'il  l'essaie,  l'enrichit,  la  complète  et  la  fixe. 
Après  le  tableau  de  Bruxelles  qui  avait  de  quoi  le  satisfaire,  il  lui 

TOMB  XIII,  —  1876.  8 


an  REVUE    DES    DEUX"  MONDES. 

restait,  paraît-il,  à  le  traiter  mieux  encore,  plus  richement,  plhs 
librement,  à  lui  donner  cette- fleur  de  certitude  et  de  perfection  qni 
n'appartient  qu'aux  œuvres  tout  à  fait  mûres.  C'est  ce- qu'il  a  fait  à' 
]\îalines,  après  quoi  il  y  reviirt,  s'abandonna  plus  encore,  y  mit  des 
fantaisies  nouvelles,  étonna  davantage  par  1^  fertilité  de  ses  res- 
sources, mais  ne  fit  pas  mieux.  Les  Mages  d^Maliiies  peuvent  être 
considérés  comme  la  définitive  exj3rassibn  du'  sujet,  et  comme  un 
des- plus,  beaux  tableaux  de  Rubens  dkns  ce' genre  de  toiltes  à  grand 
spectacle. 

La  composition  du  groupe  central  est  renversée  de  droite  à 
gauche,  à  cela  près  on  la  reconnaît  tout  entière.  Les  trois  mages  y 
sont:  l'Européen,  comme  à  Bruxelles,  avec  ses  cheveux  blancs, 
moins  l'a  calvitie,  l'A'siatique  en  rouge;  l'Éthiopien,  fidèle  à  son  type,, 
sofurit  ici'  comme  il  sourit  ailleurs ,  de  ce  rir^  de  n^ègre  ingénu', 
tendre,  étonné,  si  finement  observé  dans  cette  race  afî^ectueuse  et  tou- 
jours prêle' à  montrer  ses  dént's.  Seulement  il  a  changé'dè  rôle  et  de 
place.  Il  est  relégué  à  un  second  rang  entre  les  princes  de  la  terre. et 
les  comparses;-  le  turban  blknc,  qu'il  porte  à  Bruxelles,  coiïTè  ici 
une  belle  tête  rougeâtre,  à  type  oriental,  dont  le  buste  est  habillé 
de' vert.  L'homme  en  armure  est  également  ici,  à  mi-hauteur  de; 
rescaiier;  il' est' nu-tête,  blond-rose  et  charmant.  Au  lieu  de  conter 
nir  la  foule  en  lui  faisant  face,  il  fait  un  contre-mouvement  très 
heureux,  se  renverse  pour  admirer  l'enfant,  et  du  geste  écarte  tous 
les  importuns' empilés  jasqu'ku  haut  des  marches.  Otez  cet  élégant 
cavalier  Louis  XllI,  et  c'est  l'Orient.  Où  donc  Rubens  a-t-il  su  qu'en 
pays  musulman  on  est  importun  jusqu'à;  s'écraser  pour  mieux  voir? 
Comme  à  Bruxelles,  les  têtes;  accessoires  sont  les  plus  physiono- 
miques  et  lés  plus  belles. 

L'ordonnance-  des  couleurs  et  la  distribution  des  lumières  n'ont 
pas  varié.  La  Yierge  est  pâle,  l'enfant  Christ  tout  rayonnant  de 
blancheur  sous  son  auréole'.  Immédiatement  autour,  tout  est  blanc  : 
le  mage  à  coHfer  d'hermine  avec  sa  tête  chenue,  Ik  tête  argentée 
de  l'Asiatique,  enfin  le  turban  blanc-froid  dé  l'Éthiopien,  —  un  cercle 
d^àrgent  nuancé  de'  rose  et  d'or  pâle.  Le  reste  est  noir,  fauve  ou 
froid.  Les-  têtes,  sanguines  ou  d'un  rouge  de  brique  ardent,  font 
contraste  avec  des  visages  bleuâtres  d'Une  froideur  très  inatten- 
dlre-.  Le  plaft^nd,  très  sombre,  est  noyé  dans  Fair.  Une  figure  en 
rouge-sang-  dans  Ik  dèmi^teinte  relève ,  termine  et  soutient  toute 
Ik,  compx)sition  en  l'àttax:hant  à  la  voûte  par  un  nœud  dé  couleur 
adoucie,  mais  très  précise-.  C'est  une  composition  qu'bn  ne  décrit 
pas,  carelTe  n'exprime  rien  dfe  fbrmel,  n'a  rien  dé  pathétique,  d'é- 
mouvant, surtout  de  littéraire.  Elle  charme  l'esprit,  parce  qu'ëile 
ravit  les  yeux;  pour  des  peintres,  la^  peinture  est  sans  prix.  Elle 
doit  causer  bien  des  joies  aux  délicats;  en  bonne'  conscience,  elle 


LES    MAÎTRES   d'autrefois.  ï\b 

peut  confondre  les, plus  savans.  Il  faut  voir  la  façon  dont  tout  cela 
vit,  se  meut,  respire,  regarde,  agit,  se  colore,  s'évanouit,  se  relie 
au  cadre  et  s'en  détache,  y  meurt  par  des  clairs,  s'y  instal'e  et  s'y 
met  d'aplomb  par  des  forces.  Et  quant  aux  croisemens  des  nuances, 
à  l'extrême  richesse  obtenue  par  desimpyens.  simples,  à  la  violence 
de  certains  tons,  à  la  douceur  de  certains  autres,  à  l'abondance' du 
rcuge,  et  cependant  à  la  fraîcheur  de  l'eusenibLe,  —  quant  aux. lois 
qui  président  à  de  pareils  effets,  ce  sont  des  choses  :qui. décon- 
certent. 

A  l'analyse,  on  n'y  découvre  que  des  formules  très  simples,  en 
petit  nombre  :  deux  ou  trois  couleurs  maîtresses  dont  le  .rôle  s'ex- 
plique, dont  l'action  est  prévue ,  et  .dont  tout  homme  qui  sait 
peindre  connaît. aujourd'hui  les  iniluences.  Ces  couleurs  sont. tou- 
jours les  lEêmes  dans  les  œuvres  de.Rubens  ;  .il  n'y  a  pas  là  de  se- 
crets, à  proprement  parler.  Les  combinaisons. accessoires,  on  peut 
les  noter;  sa  méthode,  on  peut  la  dire  :  elle  est  si  cojistante  et  si 
claire  en  ses  applications,  qu'un  écolier,  semblerait-il,. n'aurait  plus 
qu'à  la  suivre.  Jamais  travail  de  la  main  ne  fut  plus. facile  à  saisir, 
n'eut  moins  de  supercheries  et  de  i réticences ,  parce  que  jamais 
peintre  n'en  fît  moins  de  mystère,  soit  qu'il  pense,  ou  qu'il  com- 
pose, ou  qu'il  colore,  .ou  qu'il  exécute.  Le  seul  secret  qui  lui  appar- 
tienne,'et  qu'il  n'ait  .jamais  livré,  même. aux  plus  sagaces,  même 
aux  mieux  informés,  même  à  Gaspard  de  Gr.ayer,  même  à.Jordaens, 
.mêmeà  Van-Dyck,  c'est  son  génie.  La  clé,  on  la  possèi'e;  le:mé.ca- 
nii^me,  on  le  sait;  reste  à  défînir  un  point , obscur,  et  dans  toutes  les 
choses  de  ce  monde  c'est  ce  point  impondérable,  in.saisissable,  cet 
aton.e  irréductible,  ce  rien  qui  s'appelle  l'inspiration,  la  g  ni  ce  ou. 
le. don,  et  qui  est  tout. 

'Voilà  ce  qu'il  faut  bien  entendre  et  ce  dont  il  faut  convenir  en 
premier  lieu  quand  on, parle  de.Rubens.  Tout  homme  du  métier  ou 
pas  dn  métier,  qui  ne  comprend  pas  la  valeur  du  don  dans  une 
œuvre  d'art,  à  tous  les  degrés  de  l'illumination,  de  l'in-^^piration,  d& 
la  fantaisie,  toute  personne  ainsi  disposée  est  peu  propre  à  goûter 
la  subtile  essence  des  choses.,  et  je  lui  conseillerai  de  ne  jamais 
toucher  à  Rubfus  et  même  à  beaucoup  d'autres.  Je  vous. fais  grâce 
des  volets,  qui  cependant  sont  superbes,  non-seulement  de  sa  belle 
époque,  mais  de  sa  plus  belle  n^anière,  brune  et  argentée,  c'est- 
à-dire  le  dernier  mot  de  sa  richesse. ,11  y  a  là  un  saint, Jean  de  qua- 
lité très  rare  et  une  Ilérodiade  .en, gris  sombre,  à  manches  rouges, 
qui  est  son  éternel, féminin. 

La. Pcche  .miraculeuse  est  également  un. beau  tableau,  .mais  i^on 
pas  le  plus  beau,  comme  on  le  dit  à  Malines,  au  quartier  Notre- 
Dame.  Le  curé  de  Saint-Jean  serait  de  mon  avis,  et  en  bonne  con- 
science il  aurait  iraison.  .Ce  tableau  vient  d'être  rc-^tauré;  pour  le 


116  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

moment,  il  est  posé  par  terre,  dans  une  salle  d'école,  appuyé  contre 
un  mur  blanc,  sous  un  toit  vitré  qui  l'inonde  de  lumière,  sans 
cadre,  dans  sa  crudité,  dans  sa  violence,  dans  sa  propreté  du  pre- 
mier jour.  Examiné  en  soi,  l'œil  dessus,  et  vraiment  à  son  désavan- 
tage, c'est  un  tableau,  je  ne  dirai  pas  grossier,  car  la  main-d'œuvre 
en  relève  un  peu  le  style,  mais  matériel,  si  le  mot  exprimait  ce  que 
j'entends,  de  construction  ingénieuse,  un  peu  étroite,  de  carac- 
tère vulgaire.  Il  lui  manque  ce  je  ne  sais  quoi  qui  réussit  infailli- 
blement à  Rubens  quand  il  touche  au  commun,  une  note,  une 
grâce,  une  tendresse,  quelque  chose  comme  un  beau  sourire,  faisant 
excuser  des  traits  épais.  Le  Christ,  drôlement  placé  à  droite,  en 
coulisse,  comme  un  accessoire  dans  ce  tableau  de  pêcherie,  est  insi- 
gnifiant de  geste  autant  que  de  physionomie,  et  son  manteau  rouge, 
qui  n'est  pas  d'un  beau  rouge,  s'enlève  avec  aigreur  sur  un  ciel 
bleu  que  je  soupçonne  d'être  fort  altéré.  Le  saint  Pierre,  un  peu 
négligé,  mais  d'une  belle  valeur  vineuse,  serait,  si  l'on  pensait  à 
l'Évangile  devant  cette  toile  peinte  pour  les  poissonniers,  et  tout  en- 
tière exécutée  d'après  des  poissonniers,  le  seul  personnage  évangé- 
lique  de  la  scène.  Du  moins  il  dit  bien  et  juste  ce  qu'un  vieillard  de 
sa  classe  et  de  sa  rusticité  pouvait  dire  au  Christ  en  d'aussi  étranges 
circonstances.  Il  tient  serré  contre  sa  poitrine  rougeaude  et  ravinée 
son  bonnet  de  matelot,  un  bonnet  bleu,  et  ce  n'est  pas  Rubens  qui 
se  tromperait  sur  la  vérité  d'un  pareil  geste.  Quant  aux  deux  torses 
nus,  l'un  courbé  sur  le  spectateur,  l'autre  tourné  vers  le  fond,  et 
vus  l'un  et  l'autre  par  les  épaules,  ils  sont  célèbres  parmi  les  meil- 
leurs morceaux  d'académie  que  Rubens  ait  peints  pour  la  façon 
libre  et  sûre  dont  le  peintre  les  a  brossés,  sans  doute  en  quelques 
heures,  au  premier  coup,  en  pleine  pâte,  claire,  égale,  abondante, 
pas  trop  fluide,  pas  épaisse,  ni  trop  modelée,  ni  trop  ronflante.  C'est 
du  Jordaens  sans  reproche,  sans  rougeurs  excessives,  sans  reflets, 
ou  plutôt  c'est ,  pour  la  manière  de  voir  la  chair  et  non  pas  la 
viande,  la  meilleure  leçon  que  son  grand  ami  pût  lui  donner.  Le 
pêcheur  à  tête  Scandinave,  avec  sa  barbe  au  ^ vent,  ses  cheveux 
d'or,  ses  yeux  clairs  dans  son  visage  enflammé,  ses  grandes  bottes 
de  mer,  sa  vareuse  rouge,  est  foudroyant.  Et,  comme  il  est  d'usage 
dans  tous  les  tableaux  de  Rubens,  où  le  rouge  excessif  est  employé 
comme  calmant,  c'est  ce  personnage  embrasé  qui  tempère  le  reste, 
agit  sur  la  rétine,  et  la  dispose  à  voir  du  vert  dans  toutes  les  cou- 
leurs avoisinantes.  Notez  encore  parmi  ces  figures  accessoires  un 
grand  garçon,  un  novice,  un  mousse,  debout  sur  la  seconde  barque, 
pesant  sur  un  aviron,  habillé  n'importe  comment,  avec  un  panta- 
lon gris,  un  gilet  violâtre  trop  court,  déboutonné,  ouvert  sur  son 
ventre  nu. 

Ils  sont  gras,  rouges,  hâlés,  tannés  et  tuméfiés  par  les  acres 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  117 

brises  depuis  le  bout  des  doigts  jusqu'aux  épaules,  depuis  le  front 
jusqu'à  la  nuque.  Tous  les  sels  irritans  de  la  mer  ont  exaspéré  ce 
que  l'air  saisit,  avivé  le  sang,  injecté  la  peau,  gonflé  les  veines, 
couperosé  la  chair  blanche,  et  les  ont  en  un  mot  barbouillés  de  ci- 
nabre. C'est  brutal,  exact,  rencontré  sur  place;  cela  a  été  vu  sur 
les  quais  de  l'Escaut  par  un  homme  qui  voit  gros,  qui  voit  juste,  la 
couleur  aussi  bien  que  la  forme,  qui  respecte  la  vérité  quand  elle 
est  expressive,  ne  craint  pas  de  dire  crûment  les  choses  crues,  sait 
son  métier  comme  un  ange  et  n'a  peur  de  rien. 

Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  extraordinaire  dans  ce  tableau,  grâce 
aux  circonstances  qui  me  permettent  de  le  voir  de  près  et  d'en  sai- 
sir le  travail  aussi  nettement  que  si  Rubens  l'exécutait  devant  moi, 
c'est  qu'il  a  l'air  de  livrer  tous  ses  secrets,  et  qu'en  définitive  il 
étonne  à  peu  près  autant  que  s'il  n'en  livrait  aucun.  Je  vous  ai 
déjà  dit  cela  de  Rubens  avant  que  cette  nouvelle  preuve  ne  me  fût 
donnée. 

L'embarras  n'est  pas  de  savoir  comment  il  faisait,  mais  de  savoir 
comment  on  peut  si  bien  faire  en  faisant  ainsi.  Les  moyens  sont 
simples,  la  méthode  est  élémentaire.  C'est  un  beau  panneau,  lisse, 
propre  et  blanc,  sur  lequel  agit  une  main  magnifiquement  agile, 
adroite,  sensible  et  posée.  L'emportement  qu'on  lui  suppose  est  une 
façon  de  sentir  plutôt  qu'un  désordre  dans  la  façon  de  peindre.  La 
brosse  est  aussi  calme  que  l'âme  est  chaude  et  l'esprit  prompt  à 
s'élancer.  Il  y  a  dans  une  organisation  pareille  un  rapport  si  exact 
et  des  relations  si  rapides  entre  la  vision,  la  sensibilité  et  la  main, 
une  telle  et  si  parfaite  obéissance  de  l'une  aux  autres,  que  les  se- 
cousses habituelles  du  cerveau  qui  dirige  feraient  croire  à  des  sou- 
bresauts de  l'instrument.  Rien  n'est  plus  trompeur  que  cette  fièvre 
apparente,  contenue  par  de  profonds  calculs  et  servie  par  un  méca- 
nisme exercé  à  toutes  les  épreuves.  11  en  est  de  même  des  sen'sa- 
tions  de  l'œil  et  par  conséquent  du  choix  qu'il  fait  des  couleurs.  Ces 
couleurs  sont  également  très  sommaires  et  ne  paraissent  si  compli- 
quées qu'à  cause  du  parti  que  le  peintre  en  tire  et  du  rôle  qu'il  leur 
fait  jouer.  Rien  n'est  plus  réduit  quant  au  nombre  des  teintes  pre- 
mières, rien  n'est  plus  prévu  que  la  façon  dont  il  les  oppose,  rien 
n'est  plus  simple  aussi  que  l'habitude  en  vertu  de  laquelle  il  les 
nuance,  et  rien  de  plus  inattendu  que  le  résultat  qui  se  produit.  Au- 
cun de  ses  tons  n'est  très  rare  en  soi.  Si  vous  prenez  un  rouge,  le 
sien,  il  vous  est  aisé  d'en  dicter  la  formule  :  c'est  du  vermillon  et  de 
l'ocre,  fort  peu  rompu,  à  l'état  de  premier  mélange.  Si  vous  exa- 
minez ses  noirs,  ils  sont  pris  dans  le  pot  du  noir  d'ivoire  et  servent 
avec  du  blanc  à  toutes  les  combinaisons  imaginables,  de  ses  gris 
sourds  et  de  ses  gris  tendres.  Ses  bleus  sont  des  accidens;  ses 
jaunes,  une  des  couleurs  qu'il  sent  et  manie  le  moins  bien,  en  tant 


il8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  teinture,  et  sauf  les  ors,  -qu'il  excelle  à  rendre  en  leur  ri- 
chesse chaude  et  sourde,  ont, 'comme  ses  rouges,  un  double  rôle  à 
'jouer  :  premièrement,  de  faire  éclater  la  lumière  ailleurs  que  sur 
des  blancs,  deuxièmement  d'exercer  aux  environs  l'action  indirecte 
d'une  couleur  qui  fait  changer  les  autres,  et  par  exemple  de  faire 
tourner  au  violet,  de  fleurir  en  quelque  sorte  un  triste  gris 'fort' in- 
Bigoifiant  et  tout  à  fait  neutre  envisage  sur 'la  palette.  Tout  cela, 
dirait-on, 'n'est  pas  bien  extraordinaire  :  des  dessous  bruns,  deux 
ou  trois  couleurs  actives  pour  faire  croire  à  lu  richesse  d'une  vaste 
toile,  des  décompositions 'grisonnantes  obtenues  par  des  mélanges 
blafards,  tous  les  intermédiaires  du  gris 'entre  le  grand  noir  et  lo 
grand  blanc,  en  un  mot  des  ressources  de  coloris  très  circonscrites, 
un  grand'faste  obtenu  à  peu  de  frais, —  en  d'autres  termes ;peuàte 
■matières  colorantes  et  le  plus  grand  édat'd«  couleurs,  de  la  lumière 
sans  excès  de  clarté ,  une  sonorité  extrême  avec  un  petit  nombre 
d'instrumens,  un  clavier  dont  il  néglige  à  peu  près  les  trois  quarts, 
mais  qu'il  parcourt  en  sautant  beaucoup  de  notes 'etqu'il  touche 
quand  il  le  faut  à  ses  deux  extrémités.  Telle  est,  en  langage  un  peu 
mêlé  de  musique  et  de  peinture,  l'habitude  de  ce  grand  praticien. 
Qui  Toit  un  tableau  de  lui  les  connaît  tous,  et  qui  l'a  -vu  peindre 
un  jour  l'a  ;vu  peindre  presqu'à  tous  les  momens  de  -sa  vie. 

Toujours  c'est  la  même  méthode,  le  même  sang-froid,  les  mêmes 
calculs.  Une  préméditation  calme  et  savante  préside  à  deselTorts 
toujours  subits;  on 'ne  sait  pas  trop  d'où  viont  l'audace,  à  quel 
moment  il  s'emporte,  s'abandonne,  i Est -ce  quand  il  exécute  un 
morceau  de  violence,  un 'gesie  outré,  un  objet  rpii  remue,  un  œil 
qui  luit,  une  bouche  qui  crie,  des  cheveux  qui  s'emmêlent,  une 
barbe  qui  'se 'hérisse,  une  main  qui  saisit,  une  ii'cume  qui  fouette, 
Tin  désordre  dans  les  habits,  du 'vent  dans  les  choses  légères,  ou 
l'incertitude  de  l'eau  fangeuse  qui  clapote  à  travers  les  mailles 
tl'un  filet? 'Est-ce  quand  il -enduit  plusieurs  mètres  de  toile  d'une 
teinture  ^ardente,  quand  il  fait  ruisseler  du  rouge  à  flots,  etqueUout 
ce  qui  environne  ce  rouge  en  est  éclaboussé  par  des  reflets?  Est-ce 
au  contraire  quand  il  passe  d'une  couleur  forteà  une  couleur  forte, 
et  circule  à  travers  les  tons  neutres,  comme  si  celte  matière  re- 
belle et  gluante  était  le  plus  maniable  des  élémens  ? 'Est-ce  quand 
il  crie  très  fort?  Est-ce  quand  il  file  un  son  si  i ténu  qu'on  a  de 'la 
peine  à  le  saisir?  Cette 'peinture,  qui  donne  la  fièvre  à  ceux  qui  la 
voient,  brùlait-elle  à  ce  point  celui  des  mains  de  qui  elle  sortait, 
fluide,  aisée,  "naturelle,  saineet  toujours  vierge  à  quelque  moment 
que  TOUS  la  surpreniez?  Où  est  l'elTort  en  un  mot  dans  cet  art, 
qu;on  dirait  tendu,  tandis  qu'il  est  l'intime  expression  d'un  e:«prit 
qui  ne  l'était  jamais?  Vous  est41  arrivé  de  fermer  les  yeux  pendant 
l'exécution  d'un  morceau  de  musique  brillante?  Le  son  jaillit  de 


LES.  MAÎTRES    D  AUIREBOISi  i^ 

partout.  M  a- l'air  de  bondir  d'un  instrument  à  l'autrej,  et,  comme 
il  est  très  tumultueux  m algié  les.parfaits  accords  des  ensembles, 
on.  croirait  que  tout  s'agite,  que  les- mains  tremblent,  que  la  même 
frénésie  musicale  a  saisi  les  instrumens,  ceux  qui  les  tiennent,  et 
parce  que  des  exécutans  secouent,  si  violemment  un  auditoirCj  il 
samble.  impossible  qu'ils  nestent  calmes  devant,  leur  pupitre:,,  de 
sorte  qu'ouest  tout  surprisde  les  voir  paisibles,,  fort  recueillis,  seur 
lement  attentifs  à  suivre  le  mouvement  d'un  petit  bâton  d'ébène 
qui  les  soutient,,  les  dirige,  dicte  à, chacun  ce  qu'il  doit  faire-,  et  qui 
n'est,  lui-même  que  l'agent  d'un  esprit  eji  éveil  et  d'un,  grand  sar- 
"Moir.,  Il  y  a  de  même  darns  Rabens^  pendant  l'exécution  de.  ses 
œuvres,  lie  bâton  d'ébène,  qui  commande,  conduit,  surveille;,  il  y^ 
a  l'imperturbable.  vx)Ionté,  lai  faculté  maîtresse  qui  dirige  aussi  des. 
instrumens  fort  attentifst,.  je  veux  dire  les  facultés  auxiliaires. 

Yoalez-vous  que  nous  revenions  au  tableau  encore  ua  moment,?; 
il  est  là  sûus  ma  main,  c'esti  un;e:  occasion. qu'on,  n'a  pas  souvent  et 
que  je  n'aurai  plus,  je:  la.,  saisis. 

L'exécution  est  de;premiej.'  coup,  tout  entière:  ou,  peu  s^eni  faut;; 
cela  se  voit  à  la  légèreté;  de;  certains, frottis,  dans  le  saint  Pierre  en, 
particulier,  à.- lai  transpaîiencedes: grandes,  teintes  plates:  et  sombres, 
comme  les  bateaux,  la. mer.  et  tout  ce;  qui  participe  au  même  éléi- 
ment  brun,  bitumineux,  ou,  verdâtre-,  cela  se  voit  également,  à  la, 
facture  non  moins  preste,  quoique  plus  appliquée,  des  morceaux. qui'> 
exigent  une  pâte  épaisse  et  uji  travail  plus  nourri.  L'éclat  du  tau,, 
sa  fbaîcheur  et  son  rayonnement  sont  dus  à  cela.  Le  panneau  à  base, 
blanche,  à  surface  lisse,  donne  à,  toute  coloration  franchement, 
posée  dessus  cette  vibration  propre  à-  toute  teinture  appliquée  sur. 
une  surface  claire,  résistante  et  polie.  Plus  épaisse,  k;  matière,  ser 
rait  boueuse;  plus  rugueuse,  elle:  absorberaiti  autant  de  rayons  Iut- 
mineux  qu'elle  en  renverrait,  et  il  faudrait  doubler  d'effort,  pour 
obtenir  le  même  résultat  de  lumière;,  plus  mince,,  plus  timide,,  o.ui 
moins  généreusement  coulée  dans  ses  contours,  elle  aurait  ce  carac- 
tère émaillé,  qui,  s'il  est  admirable  en  certains  cas,.neconviundi'ait. 
ni  au  style  de  Rubens^  ni  à  son  esprit,  ni  aU'  romanesque  parti- 
pris  de  ses  belles  œuvres.,  Ici  comme  ailleurs  la  mesure  est.  par- 
faite. Les  deux  torses,  aussi:  ren.dus  que  peut  l'être  un.-  moroeaa  de. 
nu.  dô:  ce  volume  dans-  la  condition  d'uni  tableau  mural,,  n'ont  pas 
subi  non  plus  un:  gnand,  nombce  de  coups  de  brosse  supeiiposés», 
peut-être  bien,  dans- ces  journées  slrég.ulièrement  coupées  de  trar- 
vaux  et  à<£  repos,  sonti-iis  chaicunîle  produitid'une  après-midi  de;g:ari 
travail,  —  après  quoi  le  praticien,  conteaîtde  luis  et  U  y  avait  de: 
quoi,  posaisa.pailettevsa  fit.  seller  un  cheval  et, ni  y  pensa  plus). 

A  plus  fonte  raisQîi,.  dfcins  tout  ce  qiul  est,  secondaire,  appuis,  par- 
ties sacrifiées,,  larges  espaces  où  l'air  circule^  accessoiues,,  ba'/eaux. 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vagues,  filets,  poissons,  la  main  court  et  n'insiste  pas.  Une  vaste 
coulée  du  même  brun,  qui  brunit  en  haut,  verdit  en  bas,  se  chauffe 
là  où  existe  un  reflet,  se  dore  où  la  mer  se  creuse,  descend  depuis 
le  bord  des  navires  jusqu'au  cadre;  c'est  là  dedans,  à  travers  cette 
abondante  et  liquide  matière,  qu'il  a  trouvé  la  vie  propre  à  chaque 
objet,  qu'il  a  trouvé  sa  vie,  comme  on  dit  en  terme  d'atelier.  Quel- 
ques étincelles,  quelques  reflets  posés  d'une  brosse  fine,  et  \o\\k 
la  mer.  De  même  pour  le  filet  avec  ses  mailles,  et  ses  planches  et 
ses  lièges,  de  même  pour  les  poissons  qui  remuent  dans  l'eau  va- 
seuse, et  qui  sont  d'autant  mieux  mouillés  qu'ils  ruissellent  des 
propres  couleurs  de  la  mer;  de  même  aussi  pour  les  pieds  du  Christ 
et  pour  les  bottes  du  matelot  rutilant.  Vous  dire  que  c'est  là  le 
dernier  mot  de  l'art  de  peindre  quand  il  est  sévère  et  qu'il  s'agit, 
avec  un  grand  style  dans  l'esprit,  dans  l'œil  et  dans  la  main,  d'ex- 
primer des  choses  idéales  ou  épiques,  soutenir  qu'on  doit  agir  ainsi 
en  toute  circonstance,  autant  vaudrait  appliquer  la  langue  ima- 
gée, pittoresque  et  rapide  de  nos  écrivains  modernes,  aux  idées  de 
Pascal.  Dans  tous  les  cas,  c'est  la  langue  de  Rubens,  son  style,  et 
par  conséquent  ce  qui  convient  à  ses  propres  idées. 

L'étonnement,  quand  on  y  réfléchit,  vient  de  ce  que  le  peintre  a 
si  peu  médité,  de  ce  qu'ayant  conçu  n'importe  quoi  et  ne  s'en  étant 
pas  rebuté,  ce  n'importe  quoi  fait  un  tableau,  de  ce  qu'avec  si  peu 
de  recherches  on  ne  soit  jamais  banal,  enfin  de  ce  qu'avec  des 
moyens  si  simples  on  arrive  à  produire  un  pareil  effet.  Si  la  science 
de  la  palette  est  extraordinaire,  la  sensibilité  de  ses  agens  ne  l'est 
pas  moins,  et  une  qualité  qu'on  ne  lui  supposerait  guère  vient  au 
secours  de  toutes  les  autres  ;  la  mesure  et  je  dirai  la  sobriété  dans 
la  manière  purement  extérieure  de  se  servir  de  la  brosse.  Il  y  a 
bien  des  choses  qu'on  oublie  de  notre  temps ,  ou  qu'on  a  l'air  de 
méconnaître,  ou  qu'on  tenterait  vainement  d'abolir.  Je  ne  sais  pas 
trop  où  notre  école  moderne  a  pris  le  goût  de  la  matière  épaisse, 
et  cet  amour  des  pâtes  lourdes  qui  constitue  aux  yeux  de  certaines 
gens  le  principal  mérite  de  certaines  œuvres.  Je  n'en  ai  vu  d'exem- 
ples faisant  autorité  nulle  part ,  excepté  dans  les  praticiens  de  vi- 
sible décadence,  et  chez  Rembrandt,  qui  apparemment  n'a  pu  s'en 
passer  toujours,  mais  qui  lui-même  a  su  s'en  passer  quelquefois. 
Ici  c'est  une  méthode  heureusement  inconnue,  et  quant  à  Rubens, 
le  maître  accrédité  de  la  fougue,  les  plus  violens  de  ses  tableaux 
souvent  sont  les  moins  chargés.  Je  ne  dis  pas  qu'il  amincisse 
systématiquement  ses  lumières,  comme  on  l'a  fait  jusqu'au  milieu 
du  xvi^  siècle,  et  qu'il  épaississe  à  l'inverse  tout  ce  qui  est  teinte 
forte.  Cette  méthode,  exquise  en  sa  destination  première,  a  subi 
tous  les  changemens  apportés  depuis  par  le  besoin  des  idées  et  les 
nécessités  plus  multiples  de  la  peinture  moderne.  Cependant,  s'il 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  121 

est  loin  de  la  pure  méthode  archaïque,  il  est  encore  plus  loin  des 
pratiques  en  faveur  depuis  Géricault,  pour  prendre  un  exemple 
récent  chez  un  mort  illustre.  La  brosse  glisse  et  ne  s'engloutit  pas; 
jamais  elle  ne  traîne  après  elle  ce  gluant  mortier  qui  s'accumule  au 
point  saillant  des  objets,  et  fait  croire  à  beaucoup  de  relief,  parce 
que  la  toile  elle-même  en  devient  plus  saillante.  Il  ne  charge  pas, 
il  peint;  il  ne  bâtit  pas,  il  écrit;  il  caresse,  effleure,  appuie.  Il  passe 
d'un  enduit  immense  au  trait  le  plus  délié,  le  plus  fluide,  et  tout 
cela  avec  ce  degré  de  consistance  ou  de  légèreté,  cette  ampleur  ou 
cette  finesse  qui  conviennent  au  morceau  qu'il  traite,  —  de  telle 
sorte  que  la  prodigalité  et  l'économie  des  pâtes  sont  affaire  de  con- 
venance locale,  que  le  poids  et  l'extraordinaire  légèreté  de  sa 
brosse  sont  aussi  des  moyens  d'exprimer  plus  justement  ce  qui 
demande  ou  non  qu'on  y  insiste. 

Aujourd'hui  que  diverses  écoles  se  partagent  notre  école  fran- 
çaise, et  qu'à  vrai  dire  il  n'y  a  que  des  talens  plus  ou  moins  aven- 
tureux sans  doctrines  fixes,  le  prix  d'une  peinture  bien  ou  mal  exé- 
cutée est  fort  peu  remarqué.  Une  foule  de  questions  subtiles  font 
oublier  les  élémens  d'expression  les  plus  nécessaires.  A  bien  regarder 
certains  tableaux  contemporains,  et  dont  le  mérite  au  moins  comme 
tentative  est  souvent  plus  réel  qu'on  ne  le  croit,  on  s'aperçoit  que  la 
main  n'est  plus  comptée  pour  rien  parmi  les  agens  dont  l'esprit  se 
sert.  D'après  de  récentes  méthodes,  exécuter  c'est  remplir  une  forme 
d'un  ton,  quel  que  soit  l'outil  qui  dirige  ce  travail.  Le  mécanisme 
de  l'opération  semble  indifférent,  pourvu  que  l'opération  réussisse, 
et  l'on  suppose  à  tort  que  la  pensée  peut  être  tout  aussi  bien  servie 
par  un  instrument  que  par  un  autre.  C'est  précisément  à  ce  contre- 
sens que  tous  les  peintres  habiles,  c'est-à-dire  sensibles,  de  ce  pays 
des  Flandres  et  de  la  Hollande  ont  répondu  d'avance  par  leur  mé- 
tier, le  plus  expressif  de  tous.  Et  c'est  contre  la  même  erreur  que 
Rubens  proteste  avec  une  autorité  qui  cependant  aurait  quelque 
chance  de  plus  d'être  écoutée.  Enlevez  des  tableaux  de  Rubens,  ôtez 
à  celui  que  j'étudie,  l'esprit,  la  variété,  la  propriété  de  chaque 
touche,  vous  lui  ôtez  un  mot  qui  porte,  un  accent  nécessaire,  un 
trait  physlonomique,  vous  lui  enlevez  peut-être  le  seul  élément  qui 
spiritualise  tant  de  matière,  et  transfigure  de  si  fréquentes  laideurs, 
parce  que  vous  y  supprimez  toute  sensibilité,  et  que,  remontant  des 
effets  à  la  cause  première,  vous  tuez  la  vie,  vous  en  faites  un  ta- 
bleau sans  âme.  Je  dirai  presque  qu'une  touche  en  moins  fait  dis- 
paraître un  trait  de  l'artiste. 

La  rigueur  de  ce  principe  est  telle  que  dans  un  certain  ordre  de 
productions  il  n'y  a  pas  d'œuvre  bien  ressentie  qui  ne  soit  naturel- 
lement bien  peinte,  et  que  toute  œuvre  où  la  main  se  manifeste  avec 


122  REVUE   DES    DEUX   ÎÏOKDES. 

bonheur  ou  avec  éclat  est  par  cela  même  une  œuvre  qui  tient  au 
cerveau  et  en. dérive.  Rubens  avait  là-dessus  des  avis  que  je 'vous 
recommande,  si  vous  étiez  tenté  'jamaiS'  de  faire  fi  d'un  coup  de 
brosse  donné  à  propos.  îll  n'y  a»pas,  dans  cette  grande  machine  d'ap- 
pai^nce  si  brutale  et  de  pratique  si  'libre,  un  seul  détail  'petit  ou 
grandqui  ne  soit  inspiré  par  le  sentiment  et  imstantanément  rendu 
par  um  touche  heureuse.  Si  la  main  ne-courait 'pas  aussi  vite,  elle 
serait  en  retard  sur  la  pensée;  si  l'improvisation  était 'moins  sou- 
daitfe,  k^ie  communiquée  serait  moindre;  si  le  travail  était  plus 
hésitant  ou  moins  saisissable,  l'œuvre  deviendrait  impersonnelle 
dans  la  mesure  de  la  pesanteur  acquise  etde  l'espritiperdu.Gonsi- 
-dérez  de  plus  que  cette  dextérité  sans  pareille,  cettehabileté  insou- 
.ciante  à  se  jouer  de  matières  ingrates,  d'instrumens  rebelles,  ce  beau 
mouvement  d'un  outil  bien  tenu,iaette  élégante  faconde  le  pro- 
mener sur  des  surfaces  libres,  le  jet  qui  s'en  échappe, loes  étincelles 
qui  semblent  en  jaillir,  toute  cette  magie  des  grands  exécutans, 
qui  chez  d'autres  tourne  soit  .à  la  manière,  soit  à  l'affectation, 
«oit  au  pur  esprit  de  médiocre  aloi,  chez  lui,  ce  n'est,  je  vous  île 
répète  ;à  satiété,  que  l'exquise  isensibilité  d'un  œil  admirablemçnt 
sain,  d'une  main  merveilleusement  soumise,  enfin  et' surtout  >  d'une 
âme  vraiment  ouv^erte  à  toute  chose,  heureuse,  confiante  et  grande. 
Je  vous = mets  au  défi  de  trouver  dans  le  répertoire  immense ide  ses 
œuvres  une  œuvre  parfaite;  je  vous. mets  également  au  défi  ide  ne 
pas  sentir  jusque  dans  les  manies,  lesidéfaut-s,  j'allais  .dire  les  fa- 
tuités de  ce  noble  esprit,  la ^marquei d'une  incontestable  grandeur.. 
■Et  cette  marque  extérieure,,  de  cachet  mis  en  'dernier  dieu  rsur  sa 
pensée,  c'est  l'empreinte  elle-même  de  sa  main. 

■  Ce  que  je  vous  dis  en  beaucoup  de  phrases  troplongues,  «t  trop 
souvent  dans  ce  jargon  spécial  iqu'il  est  diflTicile  d'évitei' ;en  ces 
matières,  aurait  sans  i doute  trouvé  plus  convenablement  sa  place 
en  d'autres  occasions.  N'en  concluez  ipas  que  le  tableau  sur  ilequel 
•j'insiste  soit  un  spécimen  accompli  des  qualités  les  plus  belles  du 
peintre.  Sous  aucun  rapport,  lil  n'est  icela.  Rubens  a  fréquemment 
mieux  conçu,  mieux  vu  et  beaucoijp' mieux  peint;  maisfl'exéûution 
de  Rubens,  assez  inégale  quant  aux  résultats,  ne  varie  guère  quant 
au  principe.,  et  les  observations  faites  devant  un  tableau  d'ordre 
?moyen' s'appliquent  également,  et.à  plustforte  raison,  .àice  qu'il ;a 
•produit  d'excellent. 

iEUGÈKE  lEnOlïEXTIN.. 

{La  seconde  •partie  au  prochain  numéro.) 


LE 


GOUTERNEMENI  DE  CIIARLEMAGNE 


Les  institutions^palitiquesiqui  régirent  la  société: gallo:- germaine: 
au  temps  de  Gharlemagiie  nous  sont  connues  par  un  grand nonabre. 
de  dacumensconte.ijporains:  et, authentiques.  Les  plus  précieux.sonti 
les  capitulaires.  On  sait  combien  les,  textes  .législatifs  nouS:  rensei- 
gnent sur  le  gouvernement  et  sur  l'état  social  d'une  époque.  Il  est 
vrai  que  l'étude  exclusive  des  lois  présente  un  danger  à  l'historien  : 
elles  lui  montrent  la  société  sous  une  apparence  de  régularité  et 
d'ordre  qui  n'est  pas  toujours  oonforme.à  la  réalité;  mais  les  capi- 
tulaires de;  Gharlemagne  ont  ce  privilège  parmi  les  textes  législatifs 
dîne  pas  nous  faire  illusion,  .C'est;  que:  la  plupart  d'entre. eux  ne, 
Sfoiat  pas,  à  proprement  parler,  des  lois;  ils. sont  de  simples  règle- 
raens  d'administration,  souvent  même  des  instructions  que.  le  prince 
adressait  à  ses  fonctionnaires ,  des  notes  confi  lentielleS'  que.  les 
commis.saires  ro.yaux  et  le  roi  échangeaient  entre  eux,  une  sorte  de 
correspondance  secrète  entre  le  chef  de  l'état;  et  les  principaux  iu- 
sti'umens  de  sa  pensée.,  Aussii  ces  capitulaires  laissent-ils  voir,  à 
côtéd'i  l'ordre  que  Gharlemagne  établissait,  une  série  de  désordres 
et  d'abus  contre  lesquels  sa  volonté  avait  peu  de  force;. ils  montrent 
à  la  fois  le  bienet.le.mal,  ils  présentent.sans  nul.  déguisement  l'étal 
de  l'empire. 

Ces  documcns  trouvent,  d'ailleurs  leur  contrôle,  naturel  dans  les 
écrits  de  toute  nature  qui  nous  sont  parvenus  de  cette  époque. 
Kous  possédons  la  Vie  de.  G.harlemagnc  par  Eginhard,. qui  l'a, connu 
de  très .  près V  les  Annales^  du  même  auteur,  et  le  petit  écrit  du 
moine  de  Saint-GalL,  qui  peut  être  presque  considéré  comme  un  té- 
moin oculaire,  puisqu'il  ne  fait  que  rapporter.,  naïvement  ce  qui  lui 
a.ôié  raconté  par  des  personnages  de  la  cour  de  Gharlemagne.  Plur 
sieursimonastères  noua  ont  laissé  des  chroniques., Il  y  en  a  de  toutes 


124  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  parties  de  l'empire  :  au  midi,  celles  de  Moissac,  —  en  Neustrie, 
celles  de  Saint-Riquier  et  de  Fontenelle,  —  en  Austrasie,  celles  de 
Metz,  —  en  Gernjanie,  celles  de  Lorsch  et  de  Fulde.  Ajoutons  à 
cela  les  lettres  d'Alcuin  et  d'Eginhard,  celles  d'Agobard  et  de  Loup 
de  Ferrières;  elles  nous  instruisent  de  l'état  des  esprits  et  des 
mœurs,  et  même  des  habitudes  de  la  vie  politique.  Nous  possédons 
une  correspondance  assez  complète  des  rois  francs  avec  les  papes 
sur  toutes  les  affaires  de  l'église  et  particulièrement  sur  ses  rapports 
avec  le  pouvoir  civil.  Enfin  un  parent  de  Charlemagne,  Adalhard, 
avait  écrit  un  traité  sur  le  système  de  gouvernement  de  l'empire, 
et  ce  traité,  résumé  par  l'archevêque  Hincmar,  est  parvenu  jusqu'à 
nous. 

Dans  ces  textes  si  nombreux,  d'une  langue  si  claire,  si  divers 
d'ailleurs  par  leur  nature  et  par  leur  origine,  la  société  se  montre 
à  nous  sous  toutes  ses  faces.  On  peut  saisir  dans  le  détail  les  règles 
de  ce  gouvernement,  les  principes  qui  dirigeaient  le  prince,  les 
habitudes  d'esprit  qui  dirigeaient  les  sujets;  on  peut  voir  avec  pré- 
cision jusqu'où  allait  l'obéissance  et  en  quoi  l'on  faisait  consister  la 
liberté;  on  peut  enfin  se  faire  une  idée  exacte  et  complète  de  ce 
qu'étaient  alors  les  institutions  politiques. 

I.    —    DU     POUVOIR     ROYAL. 

Il  y  a  lieu  de  se  demander  si  la  révolution  qui  avait  renversé  du 
trône  les  Mérovingiens  avait  été  provoquée  par  le  désir  de  res- 
treindre l'autorité  royale.  Il  a  paru  en  effet  à  quelques  historiens 
que  le  changement  de  dynastie  avait  été  le  dernier  acte  d'une 
longue  lutte  de  l'aristocratie  contre  les  rois,  et  qu'elle  marquait  la 
victoire  de  cette  aristocratie.  On  a  même  quelquefois  ajouté  que 
c'était  l'esprit  germanique  qui  avait  renversé  la  famille  mérovin- 
gienne, et  qu'il  l'avait  dépossédée  du  trône  parce  qu'elle  suivait 
trop  les  traditions  monarchiques  de  l'empire  romain. 

Une  telle  pensée  n'apparaît  jamais  dans  les  documens;  ils  ne  lais- 
sent voir  à  aucun  signe  que  cette  révolution  ait  répondu  à  des  idées 
particulièrement  germaniques.  On  n'y  lit  jamais  que  les  hommes 
aient  voulu  remplacer  une  royauté  trop  absolue  et  trop  romaine  par 
une  royauté  plus  germaine  et  plus  limitée.  Ces  mots  eux-mêmes, 
dont  nous  sommes  forcés  de  nous  servir  ici,  ne  se  rencontrent  ja- 
mais dans  les  textes;  on  n'y  trouve  nulle  part  l'expression  de  cette 
antithèse  toute  moderne  entre  l'esprit  germanique  et  l'esprit  romain, 
entre  la  royauté  absolue  et  la  royauté  tempérée. 

Nous  ne  pouvons  sans  doute  pas  espérer  que  les  chroniqueurs 
nous  disent  toutes  les  causes  diverses  qui  concoururent  à  amener 
un  changement  de  dynastie  ;  mais  il  est  digne  de  remarque  que 


LE    GOUVERNEMENT   DE    CIIARLEMAGNE.  125 

tous  s'accordent  à  n'indiquer  qu'une  seule  cause  :  ils  répètent  in- 
variablement que  la  famille  mérovingienne  fut  mise  à  l'écart  parce 
qu'elle  n'exerçait  pas  le  pouvoir  royal  avec  assez  de  vigueur.  «  Le 
peuple  franc,  dit  l'un  d'eux,  s'indignant  d'avoir  trop  longtemps  sup- 
porté des  rois  qui  ne  savaient  pas  régner,  éleva  Pépin  sur  le  trône.  » 
Un  autre  annaliste  rapporte  qu'en  l'année  751  la  question  se  posait 
ainsi  :  fallait-il  conserver  des  rois  sans  pouvoir?  Et  la  seule  réponse 
qui  paraît  avoir  été  faite  à  cette  question  fut  «  qu'il  valait  mieux 
avoir  pour  roi  celui  qui  avait  la  force.  »  Ce  n'est  certes  pas  ainsi 
qu'aurait  pensé  une  génération  d'hommes  qui  aurait  été  préoccupée 
de  fonder  la  liberté  politique. 

Eginhard,  au  début  de  son  Histoire  de  Charlemagne,  s'applique 
à  donner  la  raison  de  la  chute  des  Mérovingiens.  Leur  reproche-t-il 
d'avoir  été  des  rois  absolus  ou  d'avoir  adopté  les  idées  romaines? 
Il  les  accuse  uniquement  de  n'avoir  eu  aucune  force,  de  n'avoir  su 
que  s'entourer  d'un  inutile  cérémonial ,  de  n'avoir  pas  assez  gou- 
verné. Il  semble  donc  que  les  hommes  du  viii''  siècle  n'aient  renversé 
cette  royauté  que  pour  avoir  un  gouvernement  plus  fort  et  mieux 
obéi.  Ils  applaudirent  à  l'usurpation  de  Pépin  parce  qu'ils  espérè- 
rent que  la  royauté  deviendrait  plus  puissante.  Voilà  du  moins  ce 
que  marquent  les  documens  :  il  est  bien  permis  de  supposer  qu'ils 
ne  nous  donnent  pas  la  vérité  tout  entière;  mais  tout  ce  que  nous 
pouvons  dire  en  dehors  d'eux  n'est  qu'hypothèse. 

Passons  maintenant  aux  faits;  ils  nous  montreront  deux  choses  : 
l'une,  que  le  principal  effort  de  la  nouvelle  dynastie  fut  appliqué  à 
relever  l'autorité  monarchique,  que  l'ancienne  famille  avait  laissée 
tomber,  —  l'autre,  que  les  peuples  ne  firent  aucune  opposition  à 
cette  politique  de  leurs  rois. 

Pépin  le  Bref  commença  par  se  faire  sacrer.  Or  le  sacre  n'était  pas 
une  vaine  formalité;  emprunté  à  l'histoire  de  la  royauté  juive, 
transporté  par  l'église  chrétienne  en  Occident,  il  était  une  espèce 
d'ordination  d'une  nature  supérieure.  Ce  caractère  est  nettement 
indiqué  dans  les  documens  contemporains  :  «  le  roi  est  oint  et 
consacré  comme  nous  lisons  dans  l'Écriture  sainte  que  Dieu  a  voulu 
que  les  rois  fussent  oints  et  consacrés.  »  Il  nous  a  été  conservé 
l'une  des  formules  qui  étaient  employées  dans  la  cérémonie;  le 
prêtre  disait  au  roi  en  le  sacrant  :  «  Sois,  dans  tes  fonctions  de  roi, 
oint  de  la  grâce  du  Saint-Esprit  comme  l'ont  été  autrefois  les  grands- 
prêtres,  les  rois,  les  prophètes  et  les  martyrs.  »  Cette  consécration 
conférait  au  roi  une  vertu  et  une  puissance  de  l'ordre  spirituel;  elle 
le  mettait  en  un  rapport  intime  avec  Dieu  et  le  plaçait  au-dessus 
de  l'humanité.  C'était  un  agrandissement  considérable  de  la  dignité 
royale;  on  ne  voit  pourtant  pas  qu'aucune  protestation  se  soit  éle- 
vée dans  la  nation  franque.  II  y  a  même  quelque  apparence  que, 


126  REVUE   DES   DEUX   MONDES: 

sunant  lè& idées  du  temps,  les  effets  du  sacre  devaient  être  hérédi- 
taires à  perpétuité.  Le  pape  consacra,  non  pas  un  homme  seulement, 
mais  toute  une  famille.  Lorsqu'il  versa  l'huile  sainte  sur  Pépin,  sur 
sa  femme,  sur  ses  enfans,  il  prononça  que  leurs  descendans  de- 
vaient régner  à  tout  jamais,  et  il  frappa  d'anathème  «  quiconque 
dans  la  suite  des  temps  vxDudrait  prendre  un"  roi  qiii  ne  serait  pas 
de  leur  sang,  n  11  est  bien  difficile  de  croire  qu'un  pape  eût  pu  s'ex- 
primer ainsi  en' 753,  si  le  droit  public  des  Francs  avait  exigé  que  la 
royauté^^fût  élective.  Aussi'n^  peut-on  citer  aucun-  texte  qui  montre 
que  cette  règle  fût  établie.  Au  temps  d-es  Mérovingiens,  les  filfe. 
avaient  toujours  succédé  aux  pères;  ils  s'étaient  même  partagé  la 
royauté  comme  on' se  partage  un  patrimoine.  On  rencontre  plusieurs 
exemples  de  rois  renversés  et  remplacés  par  d'autres;  mais  on  ne 
rencontre  pas  un  seul  exemple  d'une  élection  nationale  et  régulière. 
On  chercherait  en  vain  dans  les  lois  des  Francs  un  mot  qui  indi- 
quât que  les  rois  dussent  être  élus  par' leurs  sujets.  Il  n'y  a  pas  en: 
dans  ces  d^ux  siècles  et  demi  une  seule  assemblée  nationale  qui  ait 
délibéré  sur  le  choix  du  roi  et  qui  l'ait  choisi  par  ses  suffrages  (1). 
Aussi  les  Mérovingiens  n'ont-ils  jamais  cessé  d'écrire  dans  leurs 
actes  officiels  que  c'était  Dieu:  qui  les  avait  faits  rois;  ils  n'ont  ja- 
mais fait  mention  d'une  élection  populaire. 

Le  principe  d'hérédité  ne  fut  pas  contesté  davantage  sous  la' 
nouvelle  dynastie,  du  moins  durant  les  quatre  premières  généra^ 
tions  de  rois.  On  ne  trouve  jamais  dans  les  dôcumens  du  viii*^  et  du 
ix^  siècle  que  la  royauté  eût  sa  source  dans  la  volonté  nationale;  on 
y  lit  au  contraire  à  chaque  page  que  la  royauté  émane  de  Dieu- 
même.  Pépin  et  Gharlemagne  s'intitulaient  rois  par  la  grâce  de 
Dieu.  Le  pape  Etienne  II,  dans  une  lettre  qui  nous  a  été  conservée, 
écrit  que  Pépin  et  ses  fr!è  ont  été  constitués  rois  par  Dieu  même. 
Alcuin  dit  à  Gharlemagne  que  c'est  là  volonté  de  Jésus-Christ  qui 
l'a  fait  roi.  Un  autre  contemporain  écrit  en  781  que  Gharlemagne' 
est  roi'  par  droit  d'héritage.  Ge' prince  répète  incessamment  dans 
ses  lois  que' le  peuple  lui  a  été'  confié  par  Dieu.  Louis  le  Débon- 
naire, si  humble  qu'il  soit,  ne  craint  pas  d'écrire  que  c'est  la  Pro- 
vidence divine  qui  lui  a  conféré  la  suprême 'puissance;  il  ne  signale 
jamais  la  volonté  du  peuple.  Gharles  le  Chauve  luiMnême  pronon- 
cera encore  danS' une  asse  nblée  solennelle  ces  paroles  :  «  vous  sa- 
vez bien  que  c'est  la  vieille  coutume  dans  le  royaume  des  Fi:ancs' 
que'  les  rois  succèdent  par  droit  de  naissance;  » 

On  se  tromperait  toutefois^,  si  l'on  pensait  que  la  règle  d'hérédité 

(1)  0.1  trouve  parfois  dans  les  chroniqueurs  des  expressions  telles  qijie  sublimare  in 
regnuui,  elevare  in  solium,  qui  désignent,  non  pas  une  élection,  mais  une  cérémonie 
solennelle  d'installation  qui  avait  lieu  pour  chaque  nouveau  roi.  Voyez  Frédégaire, 
c.  IdyGesta'Dagoberli,  c.,15,  Vita  S:  Leodegarii,  c.  3. 


LE    GOUVERNEMENT   DE    CIIAELEMAGNE.  l'27 

fût  aussi  absolue  à  cette  époque  qu'elle  devait  l'être. au  teaif  s  de 
Louis  XIY.  La  royauté  ne  passait  pas  sur  la  tête  du  fils  par  .le  seul 
fait  de  la  mort  du  père.  Un  acte  de  grande  importance  était  jugé  né- 
cessaire; il  fallait  qu'une  cérémonie  publique  et  solennelle  mar- 
quât aux  yeux  de  tous  que  l'obéissance  des  honitmes  se  transportait 
du  prince  mort  au  .prince  vivant.  Cette  règle,  dont  on  .peut  suivre 
l'application  sous  tous  les  Mérovingiens,  se  continua  après  eux.  Voici 
comment  l'annaliste  .raconte  l'avènement. de  Charlemagne::  «  P4pin 
ayant  été  enseveli,  les  rois  Charles  et  Carloman,  chacun. avec  ses 
deudes,  se  rendirent  dans  les  villes  qui  étaient  le  siège  de  leur 
royauté,  Charles  .à  Noyon ,  Carloman  à  Soissons;  .là,  ayant  réuni 
leurs  .grands,  chacun  d'eux  fut, placé  sur  le  trône.  »  Ce  n'est  pas  là 
le  récit  d'une  élection;  il  s'en  faut  de  tout  que  nous  ayons  sous  les 
yeux  une  assemblée  nationale  qui  délibère  et  qui  choisisse  un  roi.  Il 
n'y  a  là  qu'une  cérémonie  d'inau.guration  dans. laquelle  les  princi- 
paux personnages  du  royaume  déclarent  qu'ils  acceptent  l'autorité 
des  nouveaux.princes.  Eginhard  parleiégalement  de  ces  deux  assem- 
blées; mais  il  estiremarquable  qu'il. ne  les  mentionne  qu'après  avoir 
dit  que  Charles  et  .Carloman  étaient  déjà  rois  par  la  volonté  divine. 
lOn  peut  faire  la  même  observation  au  sujet  des  nombreux  récits  q.ui 
nous  sont  parvenus  de  l'avènement  de  Louis  le  Débonnaire.  On  n',y 
trouvera  pas  l'indice  d'une  assemblée  nationale  qui  ait  élu  le  roi.; 
mais  on  y  trouvera  toujours  une  réunion  de  grands  qui  volontaire- 
ment et  librement  ont  fait  acte  d^obéissance  au  roi.  «  Louis  succéda 
à  son  père  par  la  volonté  de  Dieu,  »  ditlEginhard,  et  aussi,  dit-il 
encore,  «  avecl'assentiment  et  aux  acclamations  de  tous.  » 

Il  y  aurait  donc  une  égale  erreui*  à  se  figurer  une  hérédité  aussi 
rigoureusement  établie  qu'elle  loifut  au  xvii"  siècle,  ou  à  se  repré- 
senter une  élection  comme  celle  des  anciens  comices  de  la  Grèce  ;et 
de  Rome.  Ni  Chaiiemagne,  ni  Louis  le  Débonnaire,  ni  Charles  le 
Chauve,  ne  furent  des  rois  élus.  Ils  régnèrent  par  droit  de  nais- 
sance; mais  ils  furent  en  même  temps  des  rois  acceptés.  La  royauté 
passait  du  père  au  fils  comme  un  patrimoine;  il  fallait  seulement 
obtenir. à  chaque  nouveau  règne  une  déclaration  publique  d'assen- 
timent et  de  soumission.  La  dignité  de  roi  était  héréditaire  de 
plein  droit,  l'obéissance  ne  l'était  pas  aussi  complé.tement;  mais  il 
est  clair  que  la  première  .d&vait  entraîner  .la  seconde,  aussi  loï)g- 
temps  du  moins  que  la  royauté  serait  la, plus  forte. 

Il  faut  d'ailleurs  observer  que  l'assemblée  qui  reconnaissait 
chaque  nouveau  roi  n'était  pas  la  jéunionde  tous  sles  hommes  ilibires 
du  pays;  c'était  seulement  la  réunion  de  ceux  qu'on  appelait  .ks 
grands.  On  comprenait  sous  ce  .nom  îles  ducs,  les  comtes,  les  é.vêquôs 
€t  les  abbés.  Or  les  ducs  et  les  comtes  étaient  alors  des  fonction- 
.naires  royaux,  .ainsi >que  .nous  le  verrons  plus  loin;  les  évêques  et 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  abbés  de  monastères  étaient  nommés  par  le  roi  et  lui  prêtaient 
serment  de  fidélité;  à  eux  s'ajoutaient  les  grands  bénéficiaires,  qui 
tenaient  les  terres  du  roi,  et  à  qui  le  roi  pouvait  encore  les  re- 
prendre. Tous  ces  hommes  étaient  ses  «  leudes,  »  ses  «  fidèles,  » 
c'est-à-dire  ce  qu'il  y  avait  de  plus  dépendant  et  déplus  étroitement 
sujet.  Ils  étaient  tous,  par  leurs  fonctions,  par  leurs  bénéfices,  même 
par  leurs  dignités  ecclésiastiques,  dans  la  main  du  roi.  Leur  réu- 
nion était  précisément  l'opposé  de  ce  que  serait  une  assemblée  na- 
tionale et  souveraine.  Aussi  ni  Gharlemagne,  ni  Louis  le  Débon- 
naire, ni  Charles  le  Chauve  n'éprouvèrent-ils  aucune  difficulté  à 
obtenir  cette  déclaration  publique  d'obéissance  qui  était  nécessaire 
à  chaque  nouveau  roi.  La  difficulté  ne  devait  surgir  que  le  jour 
où  les  grands  auraient  cessé  d'être  les  plus  dociles  des  sujets. 

II.    —    DE    LA    DIGNITÉ    IMPÉRIALE. 

11  faut  toujours  se  garder  de  juger  les  événemens  anciens  d'après 
notre  manière  de  penser  et  nos  habitudes  d'esprit  d'aujourd'hui.  Le 
couronnement  de  Gharlemagne  comme  empereur  a  donné  lieu  à 
beaucoup  de  dissertations  et  de  théories  dans  lesquelles  l'esprit  de 
parti  et  les  idées  préconçues  ont  eu  une  grande  part.  Pour  les  uns, 
cet  acte  marque  la  victoire  définitive  de  la  race  germanique  sur  les 
races  gallo-romaines;  c'est  la  fin  de  l'ancien  monde  et  l'avènement 
d'un  monde  nouveau.  Pour  d'autres,  tout  au  contraire  ce  serait 
l'esprit  romain  qui,  par  la  main  du  pape,  aurait  ressaisi  pour  quel- 
que temps  la  victoire  et  dompté  le  germanisme  dans  son  triomphe 
même.  Toutes  ces  généralités  sont  également  inexactes,  elles  ne 
s'appuient  sur  aucune  preuve;  ni  les  textes  ni  les  faits  ne  les  con- 
firment. Elles  sont  le  fruit  d'une  manière  de  penser  qui  est  mo- 
derne, et  ne  répondent  nullement  au  tour  d'esprit  des  hommes  du 
ix^  siècle.  Aussi  n'en  trouve-t-on  la  trace  ni  dans  les  écrits  de  Ghar- 
lemagne, ni  dans  ceux  des  papes,  ni  chez  les  chroniqueurs,  ni  parmi 
tant  de  lettres  qui  nous  ont  été  conservées  des  personnages  de  cette 
époque.  Il  est  prudent,  en  histoire,  de  se  tenir  aux  documens,  et, 
sans  se  laisser  aller  aux  considérations  générales,  de  voir  les  évé- 
nemens comme  ils  nous  sont  racontés  et  d'essayer  de  les  com- 
prendre comme  les  contemporains  les  ont  compris. 

Le  couronnement  de  Gharlemagne  n'est  pas  un  acte  isolé;  il  se 
rattache  à  une  série  de  faits  antérieurs  qui  l'ont  amené  et  préparé. 
Quand  on  lit  les  textes  de  l'époque  mérovingienne,  on  est  frappé  de 
voir  combien  le  souvenir  de  l'empire  romain  s'était  conservé  chez 
les  populations.  On  le  rencontre  partout,  dans  les  édits  des  rois 
comme  dans  les  formules  des  actes  privés,  dans  les  lettres  de  per- 
sonnages de  toute  condition  aussi  bien  que  dans  les  chroniques.  On 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  129 

suit  de  génération  en  génération  les  marques  toujours  visibles  du 
respect  qui  s'attachait  à  cet  ancien  empire.  Parmi  ces  écrits  si  di- 
vers, les  uns  nous  viennent  de  Gallo-Romains,  les  autres  de  Ger- 
mains; leur  ton  à  l'égard  de  l'empire  est  le  même.  Jamais  un  mot 
de  haine  ou  de  mépris;  le  seul  sentiment  qui  se  laisse  voir,  sans 
distinction  de  race,  est  celui  de  la  vénération. 

Les  hommes  des  temps  modernes,  habitués  qu'ils  sont  à  ne  voir 
rien  durer,  ne  savent  pas  assez  combien  dans  les  siècles  d'autre- 
fois les  pensées  étaient  persistantes.  Depuis  Glovis  jusqu'à  Gharle- 
magne,  à  travers  cette  longue  et  triste  époque  où  des  institutions 
impaissantes  avaient  mis  le  trouble  dans  l'existence  humaine,  le 
souvenir  de  l'empire  romain  transmis  des  pères  aux  fils  avait  conti- 
nué à  vivre  au  fond  des  âmes.  Il  y  a  plus  :  le  nom  de  respublica, 
qui  était  celui  dont  on  avait  appelé  l'empire  depuis  Auguste  jusqu'à 
Théodose,  était  resté  toujours  employé  dans  la  langue  de  la  Gaule. 
Nous  le  rencontrons  sans  cesse,  au  v%  au  vi«,  au  vii^  siècle,  sous  la 
plume  des  chroniqueurs,  dans  les  diplômes,  dans  les  formules 
d'actes  privés.  Nulle  expression  n'est  plus  fréquente  que  celle-là, 
et  toujours  elle  désigne  l'empire.  Pour  ces  générations,  la  répu- 
blique ou  l'état  par  excellence  n'était  pas  autre  chose  que  l'empire 
romain. 

H  faut  même  remarquer  que,  dans  la  pensée  de  ces  hommes, 
l'empire  romain  n'avait  pas  péri.  Ils  n'en  parlent  jamais  comme 
d'ci'ie  chose  disparue;  ils  en  parlent  comme  d'une  puissance  encore 
debout  et  toujours  vivante.  C'est  que,  dans  l'année  476,  le  titre  et 
les  insignes  impériaux  avaient  seulement  été  transportés  de  Rome  à 
Constantinople(l).  Dans  cette  dernière  ville  résidait  le  souverain  qui 
continuait  à  s'appeler  empereur  des  Romains,  imperator  Romano- 
rum  Cœsar  Augustus.  La  Gaule  persistait  à  donner  à  ce  prince  le 
litre  de  romanus  imperator.  Il  était  entendu  de  tous  qu'il  avait  une 
suprématie  au  moins  nominale  sur  toute  la  société  chrétienne.  La 
ville  que  les  chroniqueurs  de  la  Gaule  appellent  la  capitale,  urhs 
regia,  n'était  ni  Paris,  ni  Soissons,  ni  Metz,  ni  aucune  résidence 
des  rois  francs,  c'était  Constantinople.  Il  est  bien  vrai  que  ces  rois 
gouvernaient  comme  si  l'empire  n'eût  pas  existé;  mais  les  popula- 
tions ne  perdaient  pas  de  vue  qu'il  existait  encore,  qu'il  était  au- 
dessus  des  royautés  et  que  Constantinople  était,  au  moins  de  nom, 
la  capitale  de  la  chrétienté.  En  l'année  799,  Alcuin  écrivait  à 
Charlemagne  :  «  Il  existe  trois  puissances;  la  première  est  l'autorité 

(1)  Voyez  l'historien  grec  Malchus,  dans  les  Fragmenta  histor.  Grœcorum,  coll.  Di- 
dot,  t.  IV,  p.  119.  —  Frédcgaire  désigne  ce  que  nous  appelons  l'empire  grec  par  les 
mots  romanum  imperium,  et  Eginhard  lui-mOme  appelle  les  empereurs  de  Constanti- 
nople romani  imperatores  [Vita  Caroli,  c.  28). 

TOME  xui.  —  1870.  9 


130  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

spirituelle,  qui  a  été  transmise  au  successeur  de  saint  Pierre;  la  se- 
conde est  la  dignité  impériale,  qui  a  son  siège  à  Constantinople;  la 
troisième  est  la  dignité  royale.  »  Alcuin  parlait  ainsi  au  puissant 
monarque  qui  régnait  déjà  de  l'Èbre  à  l'Oder,  et  il  le  plaçait  encore 
au-dessous  de  celui  qui  régnait  à  Byzance. 

Nous  ne  voyons  pas  qu'au  vi^  ou  au  vii^  siècle  les  Occidentaux 
aient  regretté  que  la  dignité  impériale  eût  son  siège  dans  une  ville 
de  l'Orient.  Ce  sentiment  ne  se  produisit,  ou  du  moins  nous  n'en 
saisissons  les  symptômes  que  vers  l'an  730  et  à  l'occasion  de  l'hé- 
résie des  iconoclastes,  qui  eut  alors  un  moment  de  triomphe  à  Con- 
stantinople. La  haine  que  cette  hérésie  souleva  chez  les  Occidentaux 
ne  détruisit  pas  le  vieux  respect  qui  s'attachait  à  l'empire,  mais  elle 
fit  désirer  que  l'empire  fût  arraché  à  une  ville  hérétique  et  ramené 
à  Rome.  Il  était  naturel  que  ce  fût  surtout  dans  Rome  que  cette 
pensée  se  développât  et  prît  corps.  Cette  ville  était  restée  sous  la 
dépendance  directe  des  empereurs  de  Constantinople;  au  commen- 
cement du  Yiii"  siècle,  elle  était  encore  administrée  par  un  duc 
impérial.  En  731,  à  l'occasion  de  l'édit  qui  prohibait  les  images,  la 
population  chassa  ce  fonctionnaire.  Dès  que  l'agent  impérial  eut  été 
écarté,  il  arriva  naturellement  que  le  personnage  le  plus  considé- 
rable de  la  ville,  c'est-à-dire  l'évêque,  en  devint  le  chef  et  l'admi- 
nistrateur; pareille  chose  s'était  vue  maintes  fois  en  Qaule.  Le  pape 
commença  donc  à  gouverner  Rome,  non  toutefois  sans  reconnaître 
encore  l'autorité  suzeraine  de  l'empereur.  Il  lui  faisait  homm  e 
par  de  fréquentes  ambassades,  recevait  ses  lettres  et  ses  ordon- 
nances, et  en  795  Rome  élevait  encore  à  l'empereur  Constantin  YI 
un  monument  avec  cette  inscription  :  au  très  glorieux  Constantin, 
couronné  de  Dieu,  empereur,  auguste. 

La  complète  indépendance  était  impossible  vis-à-vis  d'un  double 
danger  :  l'ambition  des  Lombards  d'un  côté,  les  désordres  popu- 
laires de  l'autre.  Les  papes  avaient  besoin  d'un  protecteur;  ils  s'a- 
dressèrent aux  hommes  qui  étaient  les  plus  forts  en  Occident,  c'est- 
à-dire  à  Charles  Martel  d'abord,  puis  à  Pépin  le  Bref,  enfm  à 
Charlemagne.  Ils  se  mirent  sous  la  protection  des  princes  francs. 
Ne  jugeons  pas  cette  situation  d'après  nos  idées  d'aujourd'hui  et  ne 
pensons  pas  qu'il  s'agisse  ici  d'une  simple  alliance  ou  d'une  entente 
morale  entre  les  chefs  d'une  église  et  les  chefs  d'un  état.  Les  papes 
firent  ce  que  faisaient  à  la  même  époque  presque  tous  les  évoques 
de  la  Gaule;  ils  se  mirent  sous  le  patronage  ou,  comme  on  disait, 
dans  la  mainhour  de  Charles  Martel  et  de  ses  successeurs.  Ils  con- 
clurent avec  eux  le  pacte  qui  s'appelait  commendatio;  nos  in  vestris 
manibus  commendavimus,  écrit  Etienne  II  à  Pépin.  Ce  n'étaient  pas 
là  des  mots  vagues  dans  la  langue  du  viii^  siècle;  ces  expressions 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  131 

désignaient  formellement  l'acte  de  clientèle  par  lequel  on  obtenait 
la  protection  d'un  homme  en  se  soumettant  à  son  autorité.  Les  papes 
et  la  ville  de  Rome  se  reconnaissaient  donc  sujets  du  roi  des  Francs; 
nous  voyons  Paul  P""  en  757,  Léon  III  ^n  796,  écrire  à  Pépin  et  à 
Charlemagne  pour  leur  faire  hommage  et  renouveler  leurs  sermens 
de  foi  et  de  sujétion  (1). 

C'était  sans  nul  doute  une  singulière  situation  que  celle  de  ces 
papes  qui,  presque  indépendans  en  fait,  dépendaient  encore  offi- 
ciellement de  l'empire  de  Byzance,  et  subissaient  en  même  temps 
l'autorité,  fort  douce  d'ailleurs,  des  rois  francs.  Le  titre  par  lequel 
on  désignait  le  pouvoir  de  Pépin  et  de  Charlemagne  sur  la  ville  de 
Rome  était  celui  de  patrice.  Ce  n'était  pas  un  titre  nouveau;  le  nom 
de  patrice  était  depuis  trois  siècles  celui  d'une  dignité  de  l'empire. 
Les  chroniqueurs  grecs  ou  latins  de  cette  époque  mentionnent  fré- 
quemment des  patrices  :  ce  sont  les  plus  hauts  fonctionnaires  de 
l'administration  byzantine.  Un  patrice  était  le  représentant  de  l'em- 
pereur dans  une  province  et  gouvernait  les  hommes  en  son  nom. 
Pépin  et  Charlemagne  furent  appelés  patrices  des  Romains,  ce  qui 
signifiait,  à  prendre  le  mot  dans  son  sens  littéral,  qu'ils  étaient  les 
lieutenans  du  souverain  qui  régnait  à  Constantinople.  Il  y  avait 
seulement  cette  singularité,  qu'au  lieu  d'avoir  reçu  ce  titre  de  l'em- 
pereur, ils  l'avaient  reçu  du  pape  au  nom  du  peuple  romain.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  titre  leur  permettait  d'exercer  dans  Rome  les  mêmes 
pouvoirs  que  les  ducs  impériaux  y  avaient  exercés  précédemment; 
ils  y  étaient  en  quelque  sorte  des  vice-empereurs  (2).  Si  bizarre  que 
nous  paraisse  cette  situation,  elle  ne  semble  pas  avoir  étonné  les 
contemporains,  dont  la  vie  publique  était  pleine  de  pareilles  contra- 
dictions. 

Elle  se  prolongea  un  demi-siècle.  En  l'année  800,  le  pape  Léon  III 
changea  le  titre  de  patrice  en  celui  d'empereur.  Devons-nous  at- 
tribuer à  ce  pontife  des  vues  vastes  et  profondes?  Voulait-il  réa- 
gir contre  l'esprit  germanique?  Visait-il  à  fonder  un  grand  état 
chrétien?  Tout  cela  est  possible,  mais  les  textes  montrent  seule- 
ment qu'il  songeait  à  rompre  avec  Constantinople.  Avoir  le  roi 
franc  pour  patrice,  c'était  reconnaître  encore  la  suzeraineté  nomi- 

(1)  La  lettre  du  pape  Paul  P""  est  dans  la  Palrologie  latine,  t.  XCVJII,  p.  iSS;  pour 
Léon  III,  voyez  Eginhard,  Annales,  à  l'année  190.  Comparer  les  lettres  du  pape 
Etienne  II,  n"'  3  et  4;  Paul  Diacre,  Hist.  Longobard.,  c.  53  et  54.  — Le  terme  germa- 
nique qui  correspond  au  mot  commendatio  était  mundeburd ;  aussi  le  trouvons-nous 
employé  par  les  rois  francs  pour  designer  leur  pouvoir  sur  l'église  romaine. 

(2)  Ce  sens  du  mot  patrice  se  reconnaît  par  exemple  dans  ce  passage  d'un  chroni- 
queur romain  qui  écrit  qu'en  774  Charlemagne  fut  reçu  dans  Rome  «  avec  le  cérémo- 
nial qui  était  accoutume  pour  la  réception  des  exarques  et  des  patrices,  »  ce  qui  ne  se 
peut  entendre  assurément  que  des  patrices  grecs  qui  résidaient  en  Italie.  (Anastase  le 
Bihl.,  dans  Muratori,  t.  III,  p.  185.) 


132  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nale  des  princes  d'Orient;  le  nommer  empereur,  c'était  rejeter  hau- 
tement cette  suzeraineté.  —  Observons  les  divers  récits  que  les 
contemporains  nous  ont  tracés  de  cet  événement;  nous  y  trouverons 
toujours  la  preuve  que  l'acte  de  Léon  III  était  dirigé  contre  Gon- 
stantinople.  Il  y  a  même  un  détail  qui  se  trouve  dans  tous  ces  ré- 
cits, et  qui  est  remarquable.  Pour  justifier  le  couronnement  de 
Charlemagne,  on  crut  devoir  alléguer  que  le  trône  impérial,  n'étant 
alors  occupé  que  par  une  femme,  l'impératrice  Irène,  pouvait  être 
considéré  comme  vacant.  Presque  tous  les  annalistes  expriment  cette 
pensée.  Voici  ce  que  dit  celui  de  Lorscli  :  «  Comme  dans  le  pays 
des  Grecs  il  n'y  avait  plus  d'empereur,  mais  seulement  une  impéra- 
trice, il  parut  convenable  au  pape  et  aux  évêques  de  nommer  em- 
pereur le  roi  Gharles.  »  Nous  lisons  de  même  dans  la  chronique  de 
Moissac  :  «  Gomme  le  roi  Gharles  était  à  Rome,  des  députés  vinrent 
dire  que  chez  les  Grecs  le  titre  d'empereur  n'était  plus  porté  par 
personne;  en  conséquence  le  pape  et  les  évêques  résolurent  de  nom- 
mer empereur  le  roi  Gharles.  »  Un  autre  chroniqueur  s'exprime 
ainsi  :  «  La  puissance  impériale,  depuis  Gonstantin,  avait  été  trans- 
portée chez  les  Grecs;  mais,  comme  il  arriva  qu'à  défaut  d'homme 
c'était  une  femme  qui  tenait  le  gouvernement,  les  évêques  décidè- 
rent que  l'empire  serait  donné  au  chef  des  Francs.  » 

Il  semblerait  donc,  et  telle  est  au  moins  la  pensée  des  annalistes, 
que  Léon  III  n'aurait  pas  osé  couronner  Gharlemagne ,  s'il  y  avait 
eu  à  ce  moment  un  empereur  à  Gonstantinople.  Get  événement  ap- 
paraît aux  esprits  modernes  comme  une  résurrection  du  vieil  em- 
pire; ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  s'est  présenté  aux  yeux  des  contem- 
porains. Qu'on  lise  tous  les  récits  qui  en  ont  été  faits,  on  n'y  trouvera 
jamais  que  l'empire  autrefois  supprinié  ait  été  rétabli  ;  ni  cette  ex- 
pression ni  aucune  qui  lui  ressemble  ne  se  rencontre  chez  les  chro- 
niqueurs; le  pape,  l'empereur,  dans  leurs  lettres,  ne  se  vantent  ja- 
mais d'avoir  restauré  l'empire;  Alcuin  ni  Eginhard  ne  disent  rien  de 
semblable.  L'empire  n'avait  pas  cessé  d'être,  les  Romains  le  savaient 
mieux  que  personne;  il  était  seule.îient  ramené  d'Orient  en  Occident. 
Aussi  l'acte  hardi  de  Léon  III  est-il  toujours  représenté  comme  une 
victoire  sur  Gonstantinople.  «  Les  Romains,  dit  Sigebert  de  Gembloux, 
s'étaient  depuis  longtemps  détachés  de  cœur  de  l'empereur  con- 
stantinopolitain ;  ils  prirent  pour  prétexte  que  c'était  une  femme 
qui  régnait  sur  eux,  et  ils  se  décidèrent  à  nommer  empereur  le  roi 
Charles.  »  Orderic  Yital  exprime  plus  tard  le  même  sentiment  : 
«  Les  Romains  rejetèrent  de  leur  cou  le  joug  de  l'empereur  qui 
était  à  Gonstantinople  et  élevèrent  Gharles  à  l'empire.  »  Enfm  un 
écrivain  grec  de  cette  époque,  racontant  la  scène  du  couronnement, 
termine  son  récit  par  cette  seule  réflexion  :  «  Ainsi  fut  brisé  le  lien 
qui  avait  longtemps  uni  Rome  à  Gonstantinople.  »  Ce  que  les  con- 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE,  133 

temporains  virent  donc  de  plus  clair  dans  cet  événement ,  c'est  que 
Rome  et  l'Europe  occidentale  étaient  définitivement  affranchies  de 
la  suprématie  politique  et  quelquefois  religieuse  que  Constantinople 
avait  exercée  sur  elles  depuis  quatre  siècles.  L'acte  de  l'année  800 
fut  la  contre-partie  de  l'acte  de  l'année  476.  Il  n'y  eut  que  la  cour 
de  Constantinople  qui  en  fut  blessée,  et  il  n'y  eut  qu'elle  qui  pro- 
testa. «  En  prenant  le  titre  d'empereur,  dit  Eginhard,  le  roi  Charles 
encourut  le  mauvais  vouloir  des  empereurs  romains  d'Orient.  » 

Après  l'observation  de  ces  faits,  il  est  à  peine  besoin  de  faire  re- 
marquer que  l'empire  de  Charlemagne  n'avait  rien  de  germanique. 
La  pensée  d'un  empire  germain  ne  venait  à  l'esprit  de  personne. 
Il  ne  se  pouvait  agir  que  de  l'empire  romain,  tel  que  les  hommes 
en  avaient  gardé  le  souvenir,  et  tel  que  les  princes  de  Constanti- 
nople en  avaient  perpétué  la  tradition.  Le  litre  d'empereur  ne  rem- 
plaçait pas  celui  de  roi  des  Francs,  il  remplaçait  celui  de  patrice. 
Charlemagne  n'était  pas  empereur  des  Francs  ou  des  Germains,  il 
était  roi  des  Francs  et  empereur  des  Bomains,  rex  Francorum, 
imperator  Ro77ianonim,  Aiigustus.  Ni  lui  ni  le  pape  n'avaient  songé 
à  créer  une  institution  nouvelle;  ils  continuaient  seulement  l'em- 
pire. Le  récit  d'Eginhard  ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  sujet  :  «  le 
roi  Charles  étant  devant  l'autel,  le  pape  lui  mit  la  couronne  sur  la 
tête,  et  toute  l'assistance  s'écria  :  A  Charles,  Auguste,  empereur 
des  Romains,  grand  et  pacifique,  couronné  de  Dieu,  vie  et  victoire.» 
Ces  acclamations  mêmes  n'étaient  pas  quelque  chose  de  nouveau  ; 
elles  étaient  usitées  à  Constantinople,  et  elles  l'avaient  été  autrefois 
à  Rome,  quand  le  sénat  avait  inauguré  le  règne  de  chaque  empe- 
reur. La  seule  nouveauté  ici  était  que  le  sénat  était  remplacé  par 
un  pape  et  des  évêques;  encore  ce  pape  et  ces  évêques  procédè- 
rent-ils suivant  les  formes  d'autrefois.  Eginhard  ajoute  un  trait  si- 
gnificatif: «  après  que  les  acclamations  eurent  été  prononcées,  le 
pontife  se  prosterna  devant  Charles  et  l'adora,  suivant  la  coutume 
établie  au  temps  des  anciens  empereurs, 'et  il  l'appela  Auguste,  »  Le 
retour  de  ce  vieux  cérémonial  païen  et  de  cet  ancien  titre  sacré  est 
caractéristique. 

Ce  qui  l'est  encore,  c'est  qu'on  ne  rencontre  dans  les  documens 
aucun  symptôme  d'opposition.  Le  seul  sentiment  dont  les  marques 
soient  venues  jusqu'à  nous  fut  celui  d'une  joie  universelle.  Il  ne 
semble  pas  qu'aucun  homme  de  race  germanique  ait  songé  à  pro- 
tester. Personne  ne  se  plaignit  que  Charles  s'appelât  désormais  Cé- 
sar et  qu'il  commençât  ses  actes  officiels  par  cette  formule  :  «  l'em- 
pereur césar  Charles,  roi  des  Francs,  empereur  des  Romains, 
pieux,  heureux,  triomphateur,  toujours  Auguste.  »  Charlemagne  et 
ses  successeurs  portèrent  le  costume  impérial  romain,  tel  qu'il  était 
porté  à  Constantinople,  et  dont  on  peut  voir  la  description  dans 


13i  REVUE    DES    DElJX    MONDES. 

le  moine  de  Saint-Gall,  dans  l'historien  Thégan  et  dans  les  annales 
de  Fulde.  Ces  titres  et  ces  insignes  n'étaient  pas  de  vains  dehors. 
L'Occident  n'avait  jamais  cessé  de  les  respecter,  même  lorsqu'ils 
avaient  été  portés  par  des  princes  éloignés  et  impuissans;  toujours 
ils  avaient  paru  être  l'emblème  d'une  autorité  supérieure  à  celle 
des  rois.  En  les  possédant,  Charles  devenait,  suivant  l'expression 
dont  s'était  servi  Alcuin  une  année  auparavant,  la  première  puis- 
sance séculière  de  la  chrétienté. 

Le  gouvernement  reprit  dès  lors  toutes  les  allures  de  l'ancien 
empire.  Le  terme  de  resjmhlica  reparut  avec  l'idée  qui  s'y  était 
attachée  depuis  huit  siècles;  il  désigna  l'état  souverain,  l'état  dé- 
gagé de  toute  suprématie  étrangère,  l'état  incarné  dans  un  prince 
omnipotent  (1).  La  loi  de  majesté  fut  remise  en  vigueur.  Tout 
homme  libre  dut  prêter  serment  de  fidélité  «  à  César.  »  L'obéis- 
sance fut  un  devoir  indiscutable;  tout  ordre  du  prince  devait  être 
exécuté.  «  Celui  qui  aura  dédaigné  une  lettre  portant  nos  ordres, 
est-il  dit  dans  un  capitulaire,  sera  amené  dans  notre  palais  et  re- 
cevra la  punition  que  notre  volonté  lui  infligera.  »  —  «  Que  per- 
sonne, lisons -nous  encore,  ne  soit  assez  hardi  pour  se  montrer  con- 
traire à  la  volonté  du  seigneur  empereur.  »  En  s'adressant  au  prince, 
on  se  disait  «  son  humble  esclave.  »  On  l'appelait  lui-même  «  maître 
très  glorieux  et  très  pieux,  maître  sérénissime,  maître  très  clément 
et  très  magnifique.  »  Tout  ce  qui  touchait  à  la  personne  du  prince 
était  sacré;  on  disait  «  le  sacré  palais,  »  et  les  lettres  royales  étaient 
«des  ordres  sacrés.  » 

III.    —    DES    ASSEMBLÉES    NATIONALES. 

Parmi  les  nombreux  documens  qui  nous  sont  restés  de  cette 
époque,  où  l'on  a  beaucoup  écrit,  nous  ne  rencontrons  pas  une 
seule  phrase  où  la  notion  de  la  liberté  politique  soit  exprimée.  La 
pensée  d'un  droit  national  qui  soit  supérieur  ou  au  moins  égal  au 
droit  des  rois  ne  se  trouve  nulle  part.  Nous  lisons  au  contraire 
maintes  fois  qu'une  seule  puissance  est  au-dessus  du  roi,  et  que 
c'est  celle  de  Dieu;  —  mais  nous  voyons  en  même  temps  que  Char- 
lemagne,  comme  avant  lui  Pépin  le  Bref,  comme  Louis  le  Débon- 
naire après  lui,  tenait  chaque  année  de  grandes  assemblées  qui  sont 
ordinairement  désignées  par  les  noms  de  plaîd,  de  réunion  gf^mé- 
rale  ou  de  champ  de  mai.  Il  importe  de  chei  cher  quel  en  était  le 
caractère,  comment  elles  étaient  composées,  ce  qui  s'y  faisait,  afin 
de  savoir  jusqu'à  quel  point  elles  ressemblaient  à  ce  qu'on  entend 

(1)  Les  expressions  ministri  reipublkœ  pour  désigner  les  fonctionnaires  publics, 
reipublkœ  obsequinm  pour  désigner  le  service  du  prince,  sont  fréquentes  dans  les 
textes  carolingiens.  ' 


LE    GOUVERNEMENT   DE    CHARLEMxYGNE.  135 

de  nos  jours  par  des  assemblées  nationales.  C'est  l'observation  seule 
des  textes  qui  peut  nous  guider  dans  cette  recherche. 

On  y  remarque  d'abord  que  le  lieu  de  ces  réunions  n'était  pas 
fixé  d'une  manière  permanente  ;  il  variait  chaque  année,  et  c'était 
le  roi  qui  l'indiquait  à  sa  volonté.  L'assemblée  ne  se  réunissait  que 
quand  le  roi  la  convoquait  et  parce  qu'il  lui  plaisait  de  la  convo- 
quer. Il  n'y  a  pas  un  seul  texte  qui  présente  cette  coutume  comme 
une  obligation  qui  s'imposât  au  roi.  Chaque  réunion  est  présentée 
au  contraire,  soit  dans  les  chsrouiques,  soit  dans  les  actes  officiels, 
comme  l'effet  de  la  volonté  spontanée  du  prince.  Les  hommes  ne 
s'y  rendaient  que  s'ils  en  avaient  reçu  personnellement  l'ordre  for- 
mel. Nous  avons  des  exemples  d'hommes  à  qui  cet  ordre  n'était 
pas  parvenu;  ils  ne  s'y  rendaient  pas.  —  On  peut  remarquer  en- 
core que  cette  assemblée  ne  se  réunissait  qu'autour  du  prince  :  il 
était  toujours  présent,  et  c'était  toujours  lui  qui  présidait;  elle  n'é- 
tait rien  sans  lui.  Enfin,  sur  plus  de  deux  cents  passages  de  chro- 
niques, de  lettres,  de  lois,  où  il  est  parlé  de  ces  champs  de  mai,  il 
n'en  est  pas  un  seul  où  nous  lisions  que  le  peuple  ait  délibéré,  qu'il 
ait  discuté  une  question,  qu'il  ait  voté  une  résolution.  Regardons 
de  près  le  langage  de  ces  chroniqueurs;  jamais  ils  ne  disent  :  l'as- 
semblée décide;  c'est  toujours  le  roi  qui,  au  milieu  de  l'assemblée, 
résout  et  décrète.  C'est  le  roi  «  qui  règle  les  affaires,  ne'  essaria 
quœque  Lractat.  »  En  790,  «  le  roi  réunit  à  Worms-4'assemblée  des 
Francs,  et  il  régla  toutes  choses  suivant  ce  qui  lui  parut  être  utile.  » 
En  807,  «  l'empereur  tint  son  assemblée  à  Ingelheim,  avec  les  évo- 
ques, les  comtes  et  les  autres  fidèles;  il  leur  recomman  la  d'avoir 
soin  que  la  justice  fût  bien  rendue  dans  son  royaume,  puis  il  leur 
permit  de  retourner  chez  eux.  »  —  «  L'empereur  réunit  l'assemblée 
générale  du  peuple;  là  il  entendit  les  rapports  que  lui  firent  ses 
missi  sur  l'état  des  provinces;  puis  il  prit  toutes  les  mesures  qui  lui 
parurent  à  propos.  »  Il  est  dit  d'un  autre  de  ces  plaids  que  «  l'em- 
pereur y  donna  ses  instructions  et  y  fit  plusieurs  décrets.  »  Ainsi  le 
prince  nous  est  toujours  présenté  comme  agissant  en  souverain  au 
milieu  même  de  cette  grande  assemblée  générale,  qui  ne  semble 
être  là  que  pour  l'écouter. 

Nous  ne  rencontrons  jamais  dans  toute  l'histoire  de  Pépin  et  de 
Gharlemagne  un  acte  politique  ou  législatif  dont  le  chroniqueur 
dise  :  u  C'est  l'assemblée  du  peuple  qui  l'a  voulu.  »  Il  ne  se  pour- 
rait guère  qu'une  assemblée  indépendante  ne  lut  quelquefois  en 
désaccord  avec  le  prince;  ce  désaccord  ne  se  manifeste  jamais. 
Plus  tard,  Louis  le  Débonnaire  a  été  déposé;  mais  qu'on  observe  de 
près  les  textes  qui  racontent  cet  événement,  on  verra  qu'il  n'a  pas 
été  déposé  par  ime  assemblée  nationale;  il  l'a  été  par  des  vassaux 
et  des  bénéficiaires.  Si  l'opposition  aux  volontés  royales  a  pris  des 


136  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

formes  très  diverses  sous  Louis  le  Débonnaire  et  Charles  le  Chauve, 
ce  n'est  pas  clans  les  champs  de  mai  ni  au  nom  d'un  droit  régulier 
qu'elle  s'est  fait  jour. 

Sous  Gharlemagne  lui-même,  les  désordres  n'ont  pas  manqué; 
les  abus  du  pouvoir,  les  souffrances  des  hommes  et  leurs  récrimi- 
nations nous  sont  connus  par  les  capitulaires  et  par  les  actes  des 
conciles;  mais  il  est  singulier  que  ce  ne  soit  jamais  l'assemblée 
qui  prenne  sur  elle  de  remédier  aux  désordres,  et  qu'on  ne  la  voie 
même  pas  dénoncer  les  abus.  Si  quelque  plainte  s'exhale,  ce  n'est 
jamais  dans  le  champ  de  mai.  Ceux  qui  se  plaignent  n'invoquent 
pas  une  assemblée;  c'est  au  prince  seul  qu'ils  s'adressent.  En  803 
par  exemple,  une  pétition  est  remise  à  Gharlemagne  ;  nous  en 
avons  le  texte;  la  population  y  reproche  au  gouvernement  qu'il 
exige  le  service  militaire  des  ecclésiastiques.  Dans  cette  longue 
lettre,  il  n'a  pas  fait  la  plus  légère  allusion  à  des  libertés  publi- 
ques ou  aux  droits  d'une  assemblée.  Aussi  n'est-ce  pas  à  une  as- 
semblée que  les  pétitionnaires  demandent  le  redressement  de  leur 
grief;  ils  écrivent  à  l'empereur,  et  leur  lettre  commence  ainsi: 
((  nous  tous ,  à  genoux ,  nous  adressons  cette  prière  à  votre  ma- 
jesté. »  Puis  l'empereur  répond  en  son  nom  propre  et  souveraine- 
ment, sans  consulter  aucune  assemblée;  il  accorde  d'ailleurs  ce 
qu'on  lui  demande. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  réunion  d'hommes  que  les  chroniques 
appellent  du  nom  pompeux  d'assemblée  générale  du  peuple,  et  qui 
pourtant  ne  délibère  jamais,  ne  discute  rien,  ne  reçoit  aucune  plainte 
et  n'en  exprime  aucune,  n'émet  enfin  aucune  volonté?  Que  fait-elle 
donc,  et  pour  quel  objet  cette  grande  multitude  a-t-elle  été  convo- 
quée? L'un  des  objets  les  plus  ordinaires  de  ces  réunions  et  l'un  de 
ceux  que  les  documens  constatent  avec  le  plus  de  clarté,  était  de 
porter  au  roi  ce  qu'on  appelait  les  dons  annuels.  Ce  mot  désignait 
une  sorte  d'impôt,  qui  apparemment  n'était  volontaire  que  de  nom 
et  qui  était  remis  directement  aux  mains  du  prince  par  chaque 
membre  de  l'assemblée.  Hincmar  atteste  formellement  cette  règle, 
et  les  annalistes  la  rappellent  souvent.  «  En  807,  dit  l'un  d'eux, 
Charles  convoqua  l'assemblée  générale;  on  lui  remit  les  dons -y 
puis,  sans  faire  autre  chose,  chacun  retourna  chez  soi.  »  —  «  L'em- 
pereur, dit  Eginhard,  tint  l'assemblée  et  il  y  reçut  les  dons  an- 
nuels. »  Ce  paiement  est  fréquemment  indiqué  dans  les  chroniques, 
depuis  le  règne  de  Pépin  le  Bref  jusques  et  y  compris  celui  de 
Charles  le  Chauve.  L'annaliste  de  Saint-Berlin  énumère  les  assem- 
blées et  ne  dit  guère  sur  chacune  d'elles  qu'une  chose,  c'est  que 
le  roi  «  y  reçut,  suivant  la  coutume,  les  dons  annuels.  » 

Mais  la  plus  grande  affaire  en  ce  temps-là  et  le  premier  devoir 
des  sujets  était  la  guerre;  c'était  donc  en  vue  de  la  guerre  le  plus 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  137 

souvent  qu'on  les  convoquait.  Aussi  Hincmar  fait-il  la  remarque 
que  les  champs  de  mai  avaient  lieu  à  l'époque  de  l'année  qui  est 
le  plus  propice  pour  entrer  en  campagne.  De  là  vient  encore  que 
le  rendez-vous  du  champ  de  mai  était  toujours  indiqué  du  côté  où 
la  guerre  devait  avoir  lieu,  sur  la  Loire,  s'il  s'agissait  d'une  expé- 
dition en  Aquitaine,  —  sur  le  Rhin,  s'il  fallait  combattre  en  Ger- 
manie. On  peut  suivre  dans  les  chroniqueurs  la  série  des  champs 
de  mai  de  Pépin  le  Bref;  ils  sont  tous  des  rendez-vous  d'armée. 
Ceux  de  Charlemagne  ont  le  même  caractère  à  l'exception  de  trois, 
au  sujet  desquels  les  chroniqueurs  signalent  comme  une  singularité 
qu'ils  ne  furent  pas  suivis  d'une  expédition  militaire.  Qu'on  ne  sup- 
pose*pas  d'ailleurs  que  cette  assemblée  fût  précisément  réunie  pour 
décider  de  la  guerre  ou  de  la  paix.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  que 
cette  question  lui  ait  été  posée  ni  qu'elle  en  ait  délibéré  (1).  Les 
chroniqueurs  ne  disent  jamais  :  L'assemblée  se  réunit  et  résolut  de 
faire  la  guerre;  ils  disent  toujours  :  Le  roi  réunit  l'assemblée  en  tel 
lieu  et  marcha  contre  tel  ennemi.  Nul  indice  de  vote  ni  de  volonté 
générale.  11  est  si  vrai  que  le  champ  de  mai  était  la  plupart  du 
temps  une  réunion  de  soldats,  que  tous  les  hommes  libres  qui  s'y 
rendaient  devaient  être  en  tenue  de  guerre.  Chacun  devait  porter 
non -seulement  une  armure  complète,  mais  encore  les  provisions 
de  bouche  pour  trois  mois  de  campagne.  Il  nous  a  été  conservé  une 
lettre  de  convocation  au  plaid  général;  elle  nous  fera  juger  du  vé- 
ritable caractère  de  ces  réunions.  «  Charles,  empereur  sérénissime 
et  roi  des  Francs,  à  l'abbé  Fulrad.  Nous  te  faisons  savoir  que  nous 
avons  décidé  que  notre  plaid  général  se  tiendrait  du  côté  de  la  Saxe, 
au  lieu  qu'on  nomme  Starasfurt.  En  conséquence  nous  t'ordonnons 
que  tu  viennes  avec  le  nombre  complet  d'hommes  que  tu  dois  ame- 
ner, ces  hommes  bien  armés  et  bien  équipés,  en  sorte  que",  de 
quelque  côté  que  nos  ordres  t'envoient,  tu  puisses  y  marcher  en 
tenue  de  guerre.  Tu  devras  avoir  dans  tes  chariots  une  provision  de 
haches,  pieux,  cognées  et  tous  autres  instrumens  nécessaires  à  la 
guerre,  des  vivres  pour  trois  mois,  des  armes  et  des  vêtemens  pour 
six.  »  Un  autre  abbé,  Loup  de  Ferrières,  avait  probablement  reçu 
une  lettre  semblable  qui  ne  nous  a  pas  été  conservée;  nous  avons 
du  moins  sa  réponse  :  il  s'excuse  de  ne  pas  se  rendre  au  plaid, 
parce  qu'il  est  malade,  et  il  ajoute  «  qu'il  envoie  ses  hommes  pour 
remplir  suivant  l'usage  tous  les  devoirs  de  l'expédition.  »  On  voit 
assez  clairement  par  de  tels  exemples  ce  que  c'était  en  général  que 
le  grand  plaid  royal  ou  le  champ  de  mai. 

Les  annales  les  plus  brèves  et  les  plus  sèches  tiennent  pourtant 

(l)  Le  seul  exemple  qui  se  rapproche  de  cela  est  du  règi.e  de  Pi-pin,  et  se  rapporte 
d'ailleurs  à  une  assemblée  d'optimales,  de  grands,  ce  qui  est  tout  à  fait  différent. 


:138  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

une  note  exacte  de  ces  convocations  :  elles  oublieraient  tous  les  évé- 
nemens  d'une  année  plutôt  que  celui-là.  Il  est  visible  que  les  as- 
semblées annuelles  intéressaient  vivement  les  hommes  et  tenaient 
une  grande  place  dans  leur  existence.  La  raison  de  cela  s'aperçoit 
bien;  ce  n'était  rien  moins  qu'une  expédition  militaire.  Le  chroni- 
queur d'un  couvent  ne  pouvait  pas  omettre  un  champ  de  mai  pour 
lequel  il  avait  vu  partir  son  abbé  suivi  de  tous  les  vassaux  et  servi- 
teurs du  couvent  armés  en  guerre  à  grands  frais.  Ce  champ  de  mai 
était  dans  l'histoire  de  chaque  année  ce  qu'il  y  avait  de  plus  impor- 
tant, de  plus  plein  de  péril  ôt  d'intérêt,  de  plus  ruineux  surtout. 
Comment  le  moine  aurait-il  oublié  ce  grand  événement  annuel  où 
la  vie  des  hommes  et  la  fortune  du  monastère  avaient  été  en  jeu? 
Aussi  ne  manque-t-il  jamais  de  nous  dire  en  quelle  contrée  de 
l'empire  et  contre  quel  ennemi  le  plaid  royal  a  été  convoqué. 

En  revanche,  il  est  bien  frappant  que,  parmi  tant  de  chroni- 
queurs qui  nous  parlent  des  champs  de  mai,  ii  n'y  en  ait  pas  un 
seul  qui  les  présente  comme  une  institution  de  liberté  ou  comme 
une  garantie  du  droit.  On  peut  même  observer  que  les  deux  idées 
de  liberté  et  d'assemblée  ne  se  trouvent  jamais  associées.  Aller  au 
champ  de  mai  n'est  pas  un  droit  pour  les  hommes,  c'est  une  obli- 
gation. On  s'y  rend  «  pour  obéir  à  l'ordre  du  roi.  »  Y  assister,  c'est 
faire  acte  de  soumission,  de  déférence,  de  fidélité.  Aussi  les  étran- 
gers et  môme  les  vaincus  y  doivent-ils  venir  aussi  bien  que  les 
Francs.  L'annaliste  remarque  par  exemple  qu'en  782  tous  les  Saxons 
se  rendirent  au  plaid,  à  l'exception  de  ceux  qui  étaient  rebelles.  En 
786,  les  Bretons,  ayant  été  vaincus  et  soumis,  se  rendirent  à  l'as- 
semblée de  Worms,  et  l'année  suivante  les  Saxons  figurèrent  à  celle 
de  Paderborn.  Croire  que  cette  grande  assemblée  ne  fût  que  la 
réunion  de  la  race  franque  serait  une  grande  illusion;  «  on  y  voyait, 
dit  un  chroniqueur,  des  Bavarois,  des  Lombards,  des  Saxons,  des 
hommes  de  toutes  les  provinces  de  l'empire  (1).  » 

Ces  hommes  étaient  réunis,  non  pour  exercer  des  droits,  mais 
pour  remplir  des  devoirs  envers  le  prince.  Il  s'agissait  pour  eux 
de  lai  apporter  la  contribution  annuelle,  de  se  mettre  à  sa  dispo- 
sition pour  la  guerre  qu'il  avait  résolue  ;  il  s'agissait  surtout  de 
lui  faire  hommage,  de  lui  donner  une  preuve  d'obéissance,  de  re- 
cevoir ses  ordres  et  de  prendre  connaissance  de  ses  décisions.  Ces 

(1)  Quant  aux  descendans  des  anciens  Gallo-Romains,  on  ne  peut  pas  douter,  après 
la  lecture  dus  textes,  qu'ils  ne  figurassent  dans  ces  assemblées  au  môme  titre  que  les 
hommes  de  race  gcrm&nique.  Il  n'y  a  nul  indice  qu'ils  en  fussent  exclus  ou  plutôt 
exemptés  ;  les  capitulaires  ne  font  aucune  exception  pour  eux.  La  vérité  qui  ressort 
frappante  de  tous  les  documens  carolingiens,  c'est  qu'on  ne  distinguait  pas  les  races. 
On  appjkiit  du  nom  de  Francs  toute  la  population  qui  habitait  entre  la  Loire  et  le 
Rhin,  comme  on  appelait  Aquitains,  Lombards,  Romains,  Bavarois,  Germains,  tous 
les  peuples  environnans. 


LE  GOUVERNEMENT  DE  C1IARLE.MAGNE.  139 

assemblées,  loin  d'être  mie  pratique  de  liberté,  étaient  un  moyen 
de  gouvernement.  Elles  étaient  un  procédé  commode  pour  faire 
parvenir  au  pouvoir  central  les  forces  et  l'argent  des  sujets,  et  pour 
faire  descendre  vers  les  sujets  les  volontés  et  les  inspirations  du 
pouvoir  central.  Elles  étaient  la  centralisation  même  sous  sa  forme 
la  plus  rigoureuse  et  la  plus  dure,  puisque  tous  les  hommes  libres 
de  l'empire  devaient  chaque  année  se  rendre  en  personne  auprès 
du  maître. 

11  est  bien  vrai  que  le  prince  pouvait,  dès  qu'il  le  voulait,  consul- 
ter l'assemblée.  Sur  un  jugement  difficile  ou  sur  une  loi  nouvelle, 
il  pouvait  lui  demander  son  avis.  S'agissait-il  d'une  guerre  à  entre- 
prendre, nous  ne  voyons  jamais  qu'il  la  consultât,  mais  nous  de- 
vons bien  penser  qu'il  n'eût  pas  été  facile  de  conduire  cette  réunion 
de  guerriers  à  une  expédition  qui  lui  aurait  formellement  déplu.  Il 
est  hors  de  doute  qu'un  peuple  ainsi  rassemblé  n'obéit  que  s'il  veut 
obéir.  Lorsqu'un  prince  est  en  contact  si  direct  avec  la  nation,  il 
peut  encore  être  un  monarque  très  absolu,  mais  il  faut  que  la  na- 
tion consente  à  ce  qu'il  le  soit.  Quand  Charlemagne  se  trouvait,  du- 
rant plusieurs  semaines,  au  milieu  de  ce  peuple  armé,  il  ne  se  pou- 
vait pas  qu'il  n'entendît  ses  vœux,  et  qu'il  n'eût  un  sentiment  très 
vif  de  ses  besoins.  S'il  lui  faisait  donner  lecture  de  ses  volontés,  il 
lui  demandait  implicitement  son  adhésion.  Une  sorte  de  vote  tacite 
et  inconscient  se  produisait  au  fond  de  cette  foule.  Le  mécontente- 
ment et  la  désaffection  auraient  eu  bien  des  moyens  de  se  ujanifes- 
ter.  Il  fallait  compter  avec  ces  hommes.  Hincmar  décrit  l'assemblée 
générale  du  mois  de  mai  :  il  ne  dit  pas  qu'elle  délibère  ni  qu'elle 
décide  sur  aucun  sujet  ;  mais  l'empereur,  pendant  plusieurs  jours, 
«  parcourt  les  rangs  de  la  multitude,  reçoit  les  dons  de  chacun, 
salue  les  principaux  personnages,  s'entretient  avec  les  plus  âgés, 
plaisante  gaîment  avec  les  plus  jeunes.  »  On  conçoit  qu'une  telle 
assemblée  eût  moraleuient  une  puissance  incalculable;  légalement 
elle  n'en  avait  aucune.  Elle  ne  possédait  ni  l'initiative  des  pro- 
positions, ni  la  discussion  et  l'examen,  ni  le  suffrage  régulier,  ni 
la  décision  définitive.  On  ne  voit  jamais  personne  y  prendre  la  pa- 
role, si  ce  n'est  le  roi;  nulle  trace  de  débat ,  rien  de  ce  qui  caiac- 
térise  une  assemblée  délibérante  ou  des  comices  populaires  ne  se 
rencontre  ici.  Cette  grande  réunion  ne  représente  que  l'obéissance  : 
qui  n'est  pas  un  fidèle  sujet  n'y  vient  pas.  Elle  pourrait  faire  op- 
position; mais,  suivant  les  idées  de  ces  hommes,  l'opposition  se 
marquerait  plutôt  par  l'absence.  Elle  n'est  pas  une  garantie  de 
liberté;  les  hommes  feraient  plutôt  consister  la  liberté  à  la  suppri- 
mer. Aussi  aperçoit-on  bien  dans  la  suite  des  faits  que  ce  n'est  pas 
cette  assemblée  qui  affaiblit  la  royauté  carolingienne;  c'est  au  con- 
traire la  faiblesse  de  la  royauté  qui  laissa  disparaître  l'assemblée. 


liiO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  champs  de  mai  cessèrent  d'être  aussitôt  que  les  rois  cessèrent 
d'être  forts. 

Du  sein  de  cette  vaste  assemblée  «  du  peuple  entier,  »  il  s'en  dé- 
gageait une  autre,  beaucoup  moins  nombreuse.  Tandis  que  la  foule 
était  campée  sous  les  tentes,  au  milieu  de  la  plaine,  quelques 
hommes  étaient  réunis,  loin  d'elle,  sans  nulle  communication  avec 
elle,  dans  des  salles  du  palais.  Ces  hommes  étaient  les  évêques, 
les  abbés  de  monastères,  les  ducs,  les  comtes,  les  vicaires  des 
comtes,  tous  ceux  enfin  que  la  langue  de  l'époque  appelait  les 
grands.  Or  au  temps  de  Charlemagne  les  évêques  et  les  abbés 
étaient  nommés  par  le  prince  et  soumis  à  sa  mainbour;  les  ducs  et 
les  comtes  étaient  ses  agens;  il  les  nommait  et  les  révoquait  à  son 
gré.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  ces  hommes  fussent  indépendans 
et  qu'ils  pussent  être  hostiles.  Une  assemblée  ainsi  composée  ne  res- 
semblait pas  à  une  assemblée  nationale;  elle  était  plutôt  une  réu- 
nion de  fonctionnaires,  une  sorte  de  conseil  d'état.  Voyons-la  à 
l'œuvre  :  chaque  comte  fait  un  rapport  au  roi  sur  l'état  de  sa  pro- 
vince, chaque  évêque  sur  l'état  de  son  diocèse  ;  les  commissaires 
impériaux,  missi  dominici,  qui  reviennent  de  leur  tournée  d'in- 
spection ^  rendent  compte  de  ce  qu'ils  ont  vu.  Chacun  d'eux  énu- 
mère  les  actes  qu'il  a  accomplis,  les  mesures  qu'il  a  prises  ;  chacun 
aussi  signale  les  désordres  qu'il  a  remarqués  et  indique  les  besoins 
et  les  vœux  de  la  province  qu'il  a  parcourue.  On  s'entretient  aussi 
de  ce  qui  se  passe  aux  frontières  et  à  l'étranger,  des  incursions  qui 
menacent,  des  alliances  sur  lesquelles  on  peut  compter.  Puis  le  roi 
consulte  ces  hommes  qui,  par  leur  dévoiÀment  à  sa  personne  autant 
que  par  leur  expérience  des  affaires,  sont  ses  conseillers  naturels. 
Il  leur  expose,  dans  les  réunions  du  printemps,  ses  projets  de  guerre, 
dans  celles  de  l'automne,  ses  projets  de  lois.  Il  exige  que  sur  chaque 
point  chacun  d'eux  lui  donne  son  avis.  Conseiller  n'est  pas  pour  eux 
un  droit,  c'est  un  devoir.  Ils  ne  conseillent  d'ailleurs  que  sur  les 
objets  que  le  roi  leur  propose.  Ils  délibèrent  la  plupart  du  temps 
en  sa  présence,  quelquefois  sans  lui,  toujours  avec  une  liberté  qui 
ne  peut  nuire.  Enfin  le  résultat  de  leurs  discussions  «  est  mis  sous 
les  yeux  du  prince,  qui  décide  suivant  sa  sagesse.  »  La  solution  dé- 
finitive appartient  donc  toujours  au  roi  ;  ces  conseillers  n'ont  fait 
que  l'éclairer  de  leurs  lumières. 

C'est  Hincmar  qui  dit  tout  cela.  Veut- on  avoir  un  véritable 
compte-rendu,  contemporain  et  authentique,  d'une  de  ces  réunions, 
en  voici  un  qui  nous  a  été  conservé.  C'est  un  récit  qui  est  fait  par 
l'archevêque  de  Lyon  Agobard  dans  une  lettre  à  un  ami.  «  Dans  ces 
jours  où  notre  maître  sacré  l'empereur,  ayant  convoqué  l'assemblée 
à  Attigny,  s'occupait  avec  zèle  de  tous  les  intérêts  des  peuples 
confiés  à  ses  soins,  il  conçut  un  admirable  projet,  qui  était  de 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  141 

faire  disparaître  les  fautes  contre  la  religion  et  de  prescrire  l'ob- 
servation des  bonnes  lois  aux  évêques  et  aux  comtes.  Il  rédigea 
donc,  par  l'inspiration  de  Dieu,  une  série  de  capitulaires.  Ces  ca- 
pitulaires  furent  apportés  à  notre  réunion  par  nos  maîtres.  »  Cette 
dernière  expression,  nostri  magistri^  désigne,  ainsi  que  toute  la 
suite  du  récit  le  montre  clairement,  les  ministres  de  l'empereur, 
auxquels  on  donnait  fréquemment  le  titre  de  maître;  les  princi- 
paux ministres  étaient  à  cette  époque  l'abbé  Adalhard,  le  chan- 
celier Hélisachar  et  le  comte  du  palais  Mantfred.  On  voit  déjà 
l'assemblée  des  grands  réunie  et  les  ministres  apportant  au  nom 
du  prince  un  projet  de  loi;  l'un  deux,  Adalhard,  prononça  une  ha- 
rangue, dont  le  fond  était  «  qu'il  n'avait  jamais  vu  une  plus  belle 
pensée  ni  un  projet  plus  glorieux  pour  le  bien  de  l'état  depuis  le 
temps  du  roi  Pépin  le  Bref,  —  Adalhard  était  vieux,  —  jusqu'à  ce 
jour.  »  Il  semblerait  qu'après  ce  discours  du  gouvernement  une 
discussion  aurait  dû  s'établir  dans  l'assemblée;  le  projet  présenté 
touchait  sans  nul  doute  à  une  foule  de  questions  où  les  intérêts  de 
l'église  et  ceux  des  laïques  se  trouvaient  engagés,  et  nous  sommes 
ici  devant  une  réunion  d'évêques,  de  comtes  et  de  grands  béné- 
ficiaires. Pourtant  Agobard  ne  mentionne  aucune  discussion,  aucun 
débat  contradictoire;  il  ne  signale  non  plus  aucun  vote.  Le  ministre 
a  parlé,  l'assemblée  reste  muette;  il  suffît  que  le  projet  impérial 
ait  été  notifié,  l'adhésion  est  acquise,  et  rien  de  plus  n'est  néces- 
saire. «  Seulement,  continue  Agobard,  pour  faire  honneur  à  notre 
adhésion,  les  ministres  ajoutèrent  en  s'adressant  à  l'assemblée: 
«  Tout  ce  que  votre  sagacité  pourra  trouver  d'utile,  dites-le  avec 
confiance  et  ne  doutez  pas  que  notre  maître  empereur  n'exécute 
tout  ce  que  vous  aurez  suggéré  pour  obéir  à  Dieu.  »  Telle  fut  la 
substance  d'un  second  discours  du  gouvernement  dont  Agobard  ne 
donne  qu'un  résumé,  mais  qu'il  qualifie  de  a  très  agréable.  »  Même 
après  cette  invitation,  personne  ne  se  montra  pressé  de  prendre  la 
parole.  Enfin  Agobard  se  décida,  «  quoique  le  plus  humble,  dit-il, 
et  le  dernier  de  tous  »  (il  était  pourtant  archevêque  de  Lyon),  à 
se  lever  de  sa  place  et  à  parler;  mais  voyez  avec  quelle  modestie 
et  quelle  crainte.  «  Je  commençai  discrètement,  —  non  pas  à  faire 
une  harangue,  —  encore  moins  un  discours  d'opposition,  mais  seu- 
lement à  soumettre  quelques  observations,  comme  il  convient  de 
faire  quand  on  s'adresse  à  si  grands  personnages,  à  des  minis- 
tres. »  Il  donne  ensuite  l'analyse  de  son  discours;  il  commençait 
par  remercier  Dieu  d'avoir  inspiré  au  maître  empereur  un  si  beau 
projet;  il  osait  toutefois  faire  quelques  réserves,  disant  que  le  bien 
absolu  n'est  pas  de  ce  monde  et  donnant  à  entendre  que  peut-être 
il  y  avait  quelque  excès  dans  les  désirs  du  prince.  Puis  il  signalait 
une  omission  :  l'empereur  avait  oublié,  parmi  tant  de  beaux  arti- 


l/i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des,  celui  qui  devait  assurer  à  l'église  la  restitution  de  toutes  ses 
terres.  Ces  derniers  mots,  lancés  à  la  fin  de  ce  petit  discours,  tou- 
chaient un  sujet  scabreux,  car  il  s'agissait  là  des  terres  ecclésias- 
tiques que  l'empereur  lui-même  détenait  et  qu'il  distribuait  en  bé- 
néfice à  des  laïques  pour  payer  les  services  rendus.  11  y  avait  une 
grande  hardiesse  de  la  part  du  prélat  à  rappeler  cette  vieille  et  in- 
terminable querelle  entre  l'épiscopat  et  tous  les  Carolingiens  sans 
exception,  cette  querelle  qui,  onze  ans  plus  tard,  devait  être  pour 
beaucoup  dans  la  déposition  de  Louis  le  Débonnaire.  Aussi  l'évêque 
n'effleure-t-il  ce  sujet  qu'avec  les  plus  grandes  précautions  ;  «  je 
supplie  votre  habileté  (c'est  le  terme  dont  on  se  servait  pour  parler 
aux  ministres)  de  suggérer  à  sa  magnanimité  (c'est  le  terme  qui 
désignait  l'empereur)  combien  l'église  souflre  au  sujet  de  ses 
biens.  »  On  ne  pouvait  s'exprimer  avec  plus  de  ménagement.  Je  ne 
sais  pourtant  si  ce  langage  ne  parut  pas  bien  téméraire;  ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'aucun  des  prélats  qui  étaient  présens  n'appuya  la 
proposition  de  l'archevêque.  Nulle  délibération  n'eut  lieu.  Les  mi- 
nistres «  firent  une  réponse  convenable  et  polie,  »  et  ce  fut  tout, 
l'assemblée  ayant  été  immédiatement  dissoute.  Agobard  termine 
en  disant  qu'il  ne  sait  même  pas  si  les  ministres  firent  un  rapport 
à  l'empereur  sur  cette  affaire.  —  Voilà  le  compte-rendu  d'une  de 
ces  fameuses  assemblées  des  grands  :  les  premiers  personnages  de 
l'empire,  prélats  et  laïques,  mandés  par  le  prince,  se  sont  réunis; 
les  ministres  leur  ont  lu  au  nom  de  l'empereur  un  projet  de  capi- 
tulaires;  ils  y  ont  donné  leur  adhésion,  sans  nulle  discussion,  sans 
aucune  espèce  de  vote,  en  silence;  on  les  a  invités  à  présenter  leurs 
observations;  l'un  d'eux,  timidement,  en  a  fait  une;  mais  il  n'en  a 
été  tenu  aucun  compte,  et  c'est  tout  au  plus  si  les  ministres  ont 
jugé  à  propos  d'en  parler  au  prince. 

Une  autre  année,  le  même  archevêque  de  Lyon  était  venu  au 
plaid,  l'esprit  préoccupé  d'une  autre  aifaire  :  il  souhaitait  d'obtenir 
une  loi  contre  les  Juifs.  Tant  que  dura  l'assemblée,  il  ne  lui  fut  pas 
permis  de  présenter  sa  proposition;  c'est  seulement  après  que  la 
clôture  eut  été  prononcée  que  les  ministres  lui  donnèrent  quelque 
petite  satisfaction  à  cet  égard., Voici  comment  il  raconte  les  faits 
dans  une  lettre  qu'il  écrivit  quelques  semaines  plus  tard  à  ces 
mêmes  ministres  :  «  Lorsque  la'  permission  de  retourner  chez  nous 
nous  avait  déjà  été  accordée  (c'est  la  formule  de  clôture,  formule 
que  nous  connaissons  exactement  par  plusieurs  capitulaires),  votre 
bonté  très  gracieuse,  suspendant  un  peu  le  départ  de  l'assemblée, 
daigna  m'entendre.  Ce  ne  fut  pas  un  discours  que  je  fis;  ce  ne 
furent  que  quelques  paroles  discrètes  et  comme  le  léger  murmure 
d'une  prière.  Quand  j'eus  fini,  vous  levâtes  la  séance;  vous  sortîtes, 
et  je  vous  suivis.  Vous  vous  rendîtes  dans  le  cabinet  de  l'empereur, 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  1A3 

moi,  je  restai  à  la  porte,  ego  steti  ante  ostium.  Un  peu  de  temps 
après,  vous  me  fîtes  signe  d'entrer;  mais  je  n'entendis  rien  de  la 
bouche  du  prince,  si  ce  n'est  la  pe''mission  de  me  retirer.  Quant  à 
ce  que  vous  avez  dit  à  l'empereur,  je  ne  l'ai  pas  entendu  ;  je  ne  sais 
pas  davaaiage  ce  qu'il  voas  a  répondu.  Ces  renseignemens,  je  n'ai 
pas  osé  vous  les  demander;  j'ai  craint,  en  m'approcliant  encore  de 
vous,  de  manquer  au  respect,  ad  vos  non  occessi,  prœpedienle  pu- 
dore.  »  Ainsi  le  respect  a  empêohé  l'archevêque  de  Lyon  d'impor- 
tuner plus  longtemps  les  ministres,  et  il  est  retourné  dans  son  dio- 
cèse «  le  cœur  bien  triste,  »  sans  avoir  rien  obtenu,  pas  même  un 
examen  de  sa  proposition. 

Telle  était  la  pratique  de  ces  grands  plaids  royaux;  on  voit  as- 
sez combien  ils  étaient  subordonnés  à  l'empereur;  et  par  le  peu 
qu'était  un  archevêque  vis-à-vis  des  ministres  on  peut  juger  du  peu 
qu'étaient  ces  assemblées  vis-à-vis  du  prince.  —  Il  est  clair  que 
des  réunions  de  cette  nature  pouvaient  devenir  hostiles  à  la  royauté 
le  jour  où  les  évoques  et  les  comtes  seraient  devenus  indépcndans 
d'elle;  mais  aussi  longtemps  que  ces  mêmes  hommes  seraient  dans 
sa  main  par  leurs  fonctions  et  leurs  bénéfices,  aussi  longtemps 
qu'ils  seraient  ses  premiers  serviteurs  et  ses  fonctionnaires,  elles  ne 
pouvaient  être  qu'un  moyen  de  gouvernement.  Ainsi  que  le  montre 
bien  Hincmar,  ces  réunions  travaillaient  avec  le  prince,  elles  ne 
pouvaient  pas  penser  à  le  combattre. 

IV.    —    L' ADMINISTRATIOU. 

L'empire  de  Gharlemagne  était  divisé  administrativement  en  do- 
ciles, les  duchés  en  comtés,  les  comtés  en  centaines.  Dans  chacune 
de  ces  circonscriptions  on  trouvait  un  représentant  du  prince.  Les 
ducs  et  les  comtes  étaient  des  administrateurs.  Le  roi  les  nommait, 
les  déplaçait,  les  révoquait.  Il  recevait  des  rapports  sur  leur  ges- 
tion, les  punissait  ou  les  récompensait.  Il  leur  envoyait  ses  instruc- 
tions, qu'ils  devaient  suivre  scrupuleusement.  Ces  hommes  n'a- 
vaient par  eux-mêmes  aucune  puissance;  ils  étaient  seulement  les 
intermédiaires  par  lesquels  la  puissance  royale  s'exerçait. 

Chaque  comte  avait  sous  ses  ordres  un  ou  plusieurs  vicaires  ou 
vicomtes  et  plusieurs  centeniers.  Aucun  de  ces  chefs  locaux  n'était 
élu  par  les  populations;  ils  étaient  choisis,  soit  par  le  comte,  soit 
par  les  w/5.</ dans  leur  tournée  d'inspection.  Un  centenier  était  un 
fonctionnaire  de  rang  inférieur.  Si  le  roi  ne  prenait  pas  la  peine  de 
le  nommer  directement,  du  moins  il  se  faisait  rendre  compte  de  sa 
conduite  et  le  révoquait  à  sa  volonté.  Tout  ce  qui  administrait,  tout 
ce  qui  avait  quelque  autorité  dépendait  du  prince. 

On  voudrait  savoir  s'il  existait  à  côté  des  comtes  et  des  centeniers 


1/i/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

quelques  assemblées  provinciales  ou  cantonales.  Les  chroniques 
n'en  mentionnent  jamais,  et  elles  ne  racontent  aucun  de  ces  faits 
qui  en  feraient  supposer  l'existence.  Les  textes  législatifs  signalent 
fréquemment  le  mail,  qu'ils  appellent  aussi  un  plaid  du  comte,  mais 
ce  qu'ils  en  disent  ne  donne  pas  l'idée  d'une  assemblée  qui  serait 
indépendante  du  comte  et  qui  aurait  pour  mission  de  contrôler  ou 
de  surveiller  sa  conduite.  Le  mail  n'a.  aucun  pouvoir  bien  défini;  on 
ne  le  voit  jamais  agir  par  lui-même  ni  prendre  une  décision.  Il 
n'administre  même  pas  les  intérêts  locaux;  on  n'aperçoit  jamais 
nul  indice  d'opposition  ni  même  de  liberté  (1).  Les  documens  mon- 
trent même  que  les  populations  étaient  loin  d'être  attachées  à  cette 
institution  et  qu'elles  la  regardaient  comme  une  charge.  On  y  voit 
que  le  comte  ne  réunissait  guère  le  mail  que  pour  avoir  un  motif 
de  frapper  d'amende  les  absens,  et  que  les  hommes  aimaient  en- 
core mieux  payer  quelque  argent  que  de  s'y  rendre.  Charlemagne 
les  dispensa  d'y  assister.  Ainsi  le  prince  et  le  peuple  furent  d'ac- 
cord pour  faire  disparaître  un  usage  dont  les  esprits  ne  compre- 
naient plus  l'importance. 

.Au-dessus  des  comtes  et  des  ducs,  il  y  avait  des  fonctionnaires 
que  l'on  appelait  les  envoyés  du  maître,  missi  domùiici.  Ils  étaient 
choisis  avec  soin  par  le  prince  et  n'avaient  qu'une  mission  de  courte 
durée.  Chacun  d'eux,  dans  la  région  qu'il  avait  à  parcourir,  devait 
surveiller  la  conduite  des  comtes  et  des  autres  agens  royaux,  exa- 
miner leur  gestion,  recevoir  les  plaintes  et  les  appels  portés  contre 
eux.  Ils  partaient  chaque  année  du  palais  de  l'empereur  avec  des 
instructions  rédigées  par  lui;  ils  y  revenaient  avec  un  rapport  qu'ils 
mettaient  sous  ses  yeux.  Leur  principal  devoir  était  de  s'assurer 
que  ses  volontés  étaient  exécutées  pleinement.  Comme  ils  le  repré- 
sentaient, ils  étaient  armés  de  tous  les  pouvoirs.  Finances,  justice, 
service  militaire,  discipline  ecclésiastique,  ils  avaient  la  main  sur 
tout.  Eux  aussi,  ils  convoquaient  des  plaids;  mais  ces  plaids  ne  se 
composaient  pas  de  la  population  libre  et  ne  ressemblaient  pas  à 
des  assemblées  provinciales,  ils  étaient  formés  des  fonctionnaires 
de  la  province,  des  comtes,  des  vicaires,  des  centeniers,  des  vas- 
saux. Le  commissaire  impérial  réunissait  autour  de  lui  tous  ces  per- 
sonnages pour  les  interroger,  pour  leur  faire  rendre  leurs  comptes, 
et  aussi  pour  leur  faire  connaître  les  instructions  du  prince.  Il  devait 
enfin  mettre  à  profit  ces  réunions  pour  s'informer  de  l'état  du  pays, 
des  désordres  qui  étaient  à  réprimer,  des  améliorations  qu'on  pouvait 
introduire. 

(1)  n  y  a  dans  lo  recueil  des  capitulaires  (Baluze,  t.  II,  p.  114)  une  lettre  des 
évêques  qui  décrit  le  pouvoir  des  comtes  et  montre  jusqu'où  allait  leur  autorité.  Il 
ressort  de  cette  lettre  avec  une  pleine  évidence  qu'il  n'y  avait  auprès  du  comte  aucune 
assemblée  qui  pût  poser  des  bornes  à  son  pouvoir. 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  145 

En  même  temps  que  les  comtes,  les  ducs,  les  missi,  rendaient 
la  royauté  partout  présente,  Chariemagne  avait  autour  de  lui  une 
administration  centrale.  Ce  n'était  pas  lui  qui  l'avait  créée;  il  la  te- 
nait de  Pépin,  qui  lui-même  en  avait  reçu  les  élémens  des  rois  an- 
térieurs. Cette  administration  était  constituée  sur  le  modèle  de  l'an- 
cien ^mlatnim  des  empereurs  romains,  et  continuait  à  s'appeler  le 
palais  sacré.  C'était  un  ensemble  de  ce  que  nous  appellerions  au- 
jourd'hui des  bureaux  et  des  ministères;  nous  en  connaissons  l'or- 
ganisme par  la  description  qu'un  personnage  éminent  de  la  cour 
de  Chariemagne  nous  en  a  laissée. 

Les  deux  ministres  principaux  étaient  V (qjocrîsiaîre  et  le  comte 
du  palais.  L'apocrisiaire,  dont  le  nom  et  la  dignité  remontaient  à 
l'empereur  Constantin  le  Grand  et  s'étaient  continués  dans  toute 
l'époque  mérovingienne,  était  chargé  des  affaires  ecclésiastiques. 
Tout  ce  qui  concernait  la  conduite  ou  les  intérêts  du  clergé  était 
dans  ses  attributions.  Le  comte  du  palais  était  le  chef  de  l'adminis- 
tration civile;  ses  pouvoirs  étaient  très  étendus  et  fort  divers.  Il  te- 
nait les  sceaux,  signait  les  diplômes  de  nomination,  recevait  les 
rapports  des  fonctionnaires.  C'était  lui  aussi  qui  représentait  le  roi 
comme  juge  suprême.  Au-dessous  de  ces  deux  grands  dignitaires, 
on  trouvait  des  chanceliers,  des  secrétaires,  des  notaires,  des  ré- 
dacteurs et  des  gardiens  des  diplômes  royaux.  A  côté  d'eux  étaient 
un  sénéchal,  un  bouteiller,  un  comte  de  l'écurie,  un  maréchal  des 
logis,  un  camérier.  Leurs  fonctions  se  rattachaient  surtout  à  la  per- 
sonne du  prince;  mais  elles  touchaient  aussi  par  quelques  points 
aux  affaires  de  l'état,  car  la  distinction  n'était  pas  aussi  marquée 
entre  la  personne  du  prince  et  l'état  qu'elle  l'est  dans  les  sociétés 
modernes. 

Ces  personnages  étaient  qualifiés  du  titre  de  ministre^  terme  qui 
signifiait  serviteur  du  prince,  et  auquel  s'attachait  par  cela  même 
l'idée  d'une  grande  autorité  sur  les  sujets  (1).  Chacun  d'eux  avait 
sous  ses  ordres  une  série  d'agens.  Le  personnel  de  ce  qu'on  appe- 
lait le  palais  était  fort  nombreux.  11  n'existait  pas,  à  proprement 
parler,  de  capitale;  le  vrai  centre  de  cette  administration  n'était  pas 
une  ville,  c'était  la  personne  même  du  souverain. 

On  a  dit  quelquefois  que  l'empire  de  Chariemagne  était  gouverné 
par  les  hommes  de  race  franque  qui  régnaient  durement  sur  les 
Gallo-Romains  d'une  part,  sur  les  Germains  de  l'autre.  Cette  hypo- 
thèse toute  moderne  ne  s'appuie  sur  aucune  preuve,  et  Ilincmar 
écrit  formellement  le  contraire.  «  Comme  ce  royaume,  dit-il,  se 

(1)  L'application  du  mot  ministri  était  d'ailleurs  plus  étendue  que  celle  de  notre 
mot  ministre;  il  désignait  môme  les  comtes,  môme  les  centcniers,  en  un  mot  tous  les 
fonctionnaires  royaux. 

TOME  XIII.  —  1876.  10 


146  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

compose  de  plusieurs  régions,  l'empereur  avait  soin  que  les  dif- 
férens  ministres  fussent  choisis  également  dans  toutes;  il  voulait 
que  chacun  de  ses  sujets,  à  quelque  contrée  qu'il  appartînt,  eût 
un  accès  plus  libre  au  palais,  sachant  qu'il  trouverait  dans  les  hauts 
emplois  des  hommes  de  sa  race  et  de  son  pays.  »  L'empire  de  Char- 
lemagne  n'était  pas  la  domination  d'une  race  sur  les  autres;  il  était 
la  domination  d'un  monarque  sur  toutes  les  races  indistinctement. 
Si  l'on  fait  attention  à  cette  hiérarchie  d'administrateurs  qui  s'éten- 
dait comme  un  réseau  sur  tout  l'empire,  à  ces  commissaires  royaux 
qui  le  parcouraient  chaque  année,  à  ces  ministres  vers  lesquels 
toutes  les  affaires  convergeaient,  à  ces  instructions  qui  partaient 
incessamment  du  prince,  à  ces  rapports  qui  revenaient  incessam- 
ment vers  lui,  on  reconnaîtra  qu'un  tel  régime  était  la  centralisa- 
tion la  plus  complète. 

La  justice  était  un  des  attributs  de  cette  royauté  omnipotente. 
Les  capitulaires  sont  pleins  d'articles  qui  montrent  les  fonction- 
naires royaux,  c'est-à-dire  les  missi,  les  comtes,  les  centeniers, 
chargés  du  soin  de  punir  les  crimes  ou  de  vider  les  procès.  Par- 
tout les  juges  sont  des  hommes  qui  dépendent  du  prince,  qui  re- 
çoivent ses  instructions,  qu'il  nomme  et  destitue.  Gharlemagne  ne 
cesse  de  prescrire  à  ses  agens  dans  les  provinces  de  faire  bonne 
justice  :  «  nous  voulons,  dit-il,  qu'aucune  faute  ne  soit  laissée  im- 
punie par  nos  Juges.  »  —  «  Qu'aucun  juge,  écrit-il  ailleurs,  ne  per- 
mette à  un  malfaiteur  de  se  racheter,  sous  peine  d'être  révoqué  de 
sa  charge.  »  Il  leur  recommande  particulièrement  les  pauvres  et  les 
faibles,  ce  qui  serait  sans  doute  inutile,  si  la  justice  était  rendue  par 
la  population.  Il  veut  que  ses  comtes  sachent  les  lois,  ce  qui  im- 
plique assurément  qu'ils  ne  sont  pas  seulement  .des  chefs  militaires 
et  des  administrateurs;  il  leur  enjoint  de  ne  choisir  pour  vicomtes 
et  centeniers  que  des  hommes  qui  les  sachent  aussi.  Il  se  fait 
rendre  compte  de  la  manière  dont  ils  jugent.  Louis  le  Débonnaire 
écrit  :  «  Que  nos  missi  et  nos  comtes  jugent  bien ,  afin  que  les 
plaintes  des  pauvres  ne  s'élèvent  pas  contre  eux.  »  11  ajoute  :  «  Que 
le  peuple  sache  qu'il  ne  doit  porter  ses  procès  devant  nous  que  si 
nos  ?nissi  ou  nos  comtes  ont  refusé  de  faire  justice.  »  De  telles  in- 
structions ne  sont-elles  pas  incompatibles  avec  l'existence  de  jurys 
populaires  ? 

Le  tribunal  au  milieu  duquel  le  comte  rendait  ses  jugemens  s'ap- 
pelait le  inall  ou  le  plaid  du  comte.  Ce  serait  se  tromper  beaucoup 
que  de  se  représenter  ce  tmdl  comme  une  grande  assemblée  des 
hommes  libres  du  canton  ;  il  se  tenait  non  pas  en  plein  air,  mais  dans 
une  salle,  et  nous  avons  plusieurs  capitulaires  qui  prescrivent  au 
comte  de  veiller  à  ce  que  cette  salle  soit  toujours  en  bon  état.  Le 


LE  GOUYERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  147 

comte  tenait  son  plaid,  c'est-à-dire  ses  séances,  où  et  quand  il  vou- 
lait. Il  n'y  était  pas  un  simple  président,  il  y  était  un  maître.  «  Nous 
voulons,  est-il  dit  dans  un  capitulaire,  que  le  comte  ait  toute-puis- 
sance dans  son  plaid,  sans  que  nul  le  contredise;  s'il  fait  qiïelque 
chose  qui  soit  contre  la  justice,  c'est  à  nous  que  la  plainte  doit  être 
adressée.  » 

Il  est  vrai  que  le  comte  devait  être  entouré  de  quelques  hommes 
et  qu'il  ne  pouvait  guère  juger  seul.  Dans  les  document  carolin- 
giens, on  voit  deux  sortes  d'hommes  qui  prennent  part  au  plaid; 
les  uns  sont  les  serviteurs  du  comte,  vassi  cojnitis ,  les  autres  sont 
les  scabins,  scabini.  11  n'y  a  aucun  indice  que  ces  scabins  on  éche- 
vins  du  temps  de  Charlemagne  fussent  élus  par  les  populations.  Les 
textes  législatifs  montrent  au  contraire  qu'ils  étaient  choisis  par  les 
missi  dominici  ;  ils  étaient  subordonnés  au  comte,  qui  avait  sur 
eux  un  droit  de  surveillance,  pouvait  les  révoquer  et  répondait  de 
leur  conduite.  Il  ne  semble  pas  qu'ils  fussent  désignés  pour  un 
temps  limité;  ils  étaient  revêtus  d'un  caractère  officiel  et  perma- 
nent; leur  charge  s'appelait  une  fonction,  ministerium,  et  l'on  voit 
par  plusieurs  diplômes  qu'ils  étaient  classés  parmi  les  fonctionnaires 
publics.  Ces  hommes  avaient  une  grande  part  au  travail  de  la  jus- 
tice :  comme  il  était  rare  que  le  comte  fût  un  légiste,  c'était  à  eux 
qu'il  appartenait  d'interroger  les  parties,  de  faire  la  recherche  des 
faits,  de  dire  la  loi  qu'il  fallait  appliquer;  ils  dictaient  la  plupart  du 
temps  au  comte  la  sentence  que  celui-ci  n'avait  qu'à  prononcer. 
Ils  étaient  en  un  mot  des  juges  de  rang  inférieur  qui  aidaient  le 
comte.  Les  arrêts  de  ce  tribunal  pouvaient  être  révisés  par  le  missus 
dominicus  pendant  sa  tournée  d'inspection.  De  la  sentence  du  mis- 
sus,  l'appel  était  porté  au  prince,  qui  se  trouvait  ainsi  le  juge  su- 
prême de  tout  l'empire. 

Le  plaid  du  roi  se  tenait  dans  le  palais.  Plusieurs  arrêts  de  Char- 
lemagne nous  ont  été  conservés;  l'énoncé  commençait  ordinaire- 
ment par  cette  formule  :  «  Charles,  empereur,  auguste...  Tandis 
que  dans  notre  palais  nous  siégions  pour  entendre  les  causes  de 
tous  et  les  terminer  par  un  juste  jugement,  telles  personnes  se  sont 
présentées  devant  nous,...  et  nous,  au  milieu  de  nos  fidèles,  et 
ayant  pris  leur  conseil,  nous  avons  décidé.  »  Ces  fidèles  que  l'em- 
pereur consultait  ne  ressemblaient  en  rien  à  un  grand  jury  natio- 
nal :  les  uns  étaient  des  évêques  et  des  abbés  que  le  prince  avait 
choisis,  les  autres  étaient  des  courtisans  portant  le  titre  de  do7nrs- 
ticii  d'autres  enfin  étaient  des  ducs  et  des  comtes,  c'est-à-dire  des 
agens  du  pouvoir  impérial.  La  description  que  fait  Hincmar  de  ces 
réunions  prouve  bien  que  nul  n'y  pouvait  entrer  qui  ne  fût  à  la 
convenance  du  prince.  Ce  plaid  était  ordinairement  présidé  par  le 


IZiS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comte  du  palais,  l'empereur  en  prenait  la  présidence  dans  les  causes 
importantes.  La  procédure  était  la  même  que  dans  les  tribunaux 
des  comtes;  le  prince  ne  prononçait  son  arrêt  qu'après  avoir  pris 
l'avis  de  chacun  des  membres  du  conseil;  il  y  a  d'ailleurs  des 
exemples  qui  prouvent  qu'il  n'était  pas  tenu  de  suivre  l'opinion  de 
la  majorité;  Eginhard  assure  même  qu'il  pouvait  juger  sans  son 
conseil.  Les  capitulaires  proclament  en  effet  plus  d'une  fois  que  le 
roi  a  le  droit  de  prononcer  suivant  sa  seule  conscience  et  ses  lu- 
mières, et  qu'il  peut  punir  suivant  sa  volonté. 

Il  n'existait  donc  à  aucun  degré  de  l'administration  judiciaire  ni 
un  véritable  jury,  ni  une  magistrature  indépendante.  Toute  justice 
émanait  du  prince  et  était  rendue  ou  par  lui-même  ou  par  ses  dé- 
légués. Elle  faisait  partie  de  l'autorité  publique  et  se  confondait 
avec  l'administration.  Juger  était  encore  une  fonction  éminemment 
royale  (1).  La  pénalité  était  la  même  qu'aux  époques  précédentes. 
La  mort,  la  mutilation  des  membres,  l'emprisonnement,  étaient  des 
peines  ordinaires.  On  voit  des  hommes  du  plus  haut  rang  qui  sont 
condamnés  à  périr  par  le  glaive  ou  par  le  gibet.  Il  était  enjoint  aux 
comtes,  aux  vicomtes  et  à  tous  juges  royaux  d'avoir  une  prison  et 
une  fourche  patibulaire.  Les  tribunaux  des  comtes  prononçaient 
fréquemment  la  peine  de  mort;  toutefois  il  n'était  pas  rare  qu'on 
permît  au  condamné  de  racheter  sa  vie  par  le  sacrifice  d'une  forte 
somme  d'argent. 

V.    —    RAPPORTS    DE    L'ÉTAT    AVEC    L'ÉGLISE. 

On  s'est  demandé  si  cette  royauté  carolingienne,  d'allure  si  fière 
et  si  hautaine  à  l'égard  des  populations,  n'avait  pas  par  une  sorte 
de  compensation  obéi  à  l'église.  De  ce  que  Gharlemagne  et  Louis  le 
Pieux  manifestaient  un  grand  respect  pour  la  croyance  chrétienne 
et  pour  l'épiscopat,  on  a  parfois  conclu  que  leur  politique  avait  été 
inspirée  et  conduite  par  le  clergé;  on  a  même  appelé  leur  gouver- 
nement le  règne  des  prêtres.  Ces  généralités  sont  toujours  pleines 
de  péril  ;  il  faut  observer  le  détail  des  faits. 

Au  temps  de  Gharlemagne  et  de  Louis  le  Pieux,  comme  au  temps 
des  empereurs  romains,  les  conciles  ecclésiastiques  ne  pouvaient  se 
réunir  qu'avec  l'autorisation  spéciale  du  prince  ou  sur  son  ordre. 
Le  prince  avait  le  droit  de  siéger  au  milieu  d'eux.  Il  n'était  pas  rare 
qu'il  les  présidât  et  qu'il  dirigeât  leurs  discussions,  même  quand 
ils  traitaient  de  questions  de  doctrine.  Pépin  le  Bref,  en  7ô7,  tint 
un  synode  d'évêques  au  sujet  de  la  Trinité  et  des  images  des  saints. 

(1)  Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  de  la  juridiction  ecclésiastique;  elle  était  déjà  très 
fortement  constituée  au  temps  de  Gharlemagne. 


LE    GOUVERNEMENT    DE    CHARLEMAGNE.  l/jO 

Gharlemagne  en  présida  un  en  794  pour  la  condamnation  de  l'hé- 
résie de  Félix  d'Urgel,  et  un  autre  en  809  où  l'on  traita  de  la  pro- 
cession du  Saint-Esprit.  Ce  droit  des  rois  à  la  présidence  et  à  la 
direction  des  conciles  était  encore  reconnu  au  temps  de  Charles  le 
Chauve,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans  le  préambule  des  actes  du 
concile  de  Soissons  en  853. 

Les  décisions  des  évêques  étaient  toujours  soumises  au  pouvoir 
temporel;  elles  ne  recevaient  de  valeur  légale  et  ne  devenaient  exé- 
cutoires que  lorsqu'elles  avaient  été  acceptées  et  promulguées  par 
le  prince.  Non-seulement  il  avait  le  droit  de  les  rejeter,  il  pouvait 
même  les  modifier.  Ce  principe  était  reconnu  formellement  par  les 
évêques  eux-mêmes.  On  lit  ordinairement  à  la  suite  des  actes  de 
chaque  concile  une  formule  telle  que  celle-ci  :  «  voilà  les  articles 
que  nous  avons  rédigés,  nous  évêques  et  abbés;  nous  décidons  qu'ils 
seront  présentés  au  seigneur  empereur,  afin  que  sa  sagesse  y  ajoute 
ce  qui  y  manque,  y  corrige  ce  qui  est  contre  la  raison,  et  que  ce 
qu'elle  y  reconnaîtra  bon,  elle  le  promulgue  et  le  rende  exécu- 
toire (1).  »  Ainsi  les  conciles  n'avaient  qu'un  droit  de  proposition; 
même  en  matière  de  discipline  et  de  foi,  l'autorité  législative  ap- 
partenait uniquement  à  l'empereur. 

Le  pouvoir  civil  avait  un  droit  de  surveillance  sur  l'église.  Les 
commissaires  royaux  visitaient  les  évêchés,  pénétraient  dans  les 
monastères,  faisaient  un  rapport  au  prince  sur  la  conduite  des  évê- 
ques, des  prêtres,  des  moines  et  des  religieuses.  Il  est  vrai  que 
l'église  avait  sa  juridiction  particulière  :  les  Carolingiens  confirmè- 
rent maintes  fois  le  privilège  que  ses  membres  avaient  de  n'être 
pas  justiciables  des  tribunaux  des  comtes;  mais  les  appels  des  sen- 
tences des  évêques  étaient  portés  au  roi,  qui  était  ainsi  le  juge  su- 
prême des  ecclésiastiques  comme  des  laïques. 

Les  évêques  étaient  indépendans  des  comtes  et  des  ducs;  mais 
ils  éiaient  subordonnés  aux  commissaires  royaux.  Ceux-ci  les  man- 
daient devant  eux,  leur  faisaient  rendre  leurs  comptes,  les  obli- 
geaient à  assister  à  leurs  plaids,  enfin  faisaient  savoir  au  prince  si 
chacun  d'eux  exécutait  fidèlement  dans  son  diocèse  les  volontés 
royales.  Les  membres  du  clergé  ne  pouvaient  sortir  du  royaume, 
même  pour  aller  à  Rome,  qu'avec  une  permission  spéciale  du  sou- 
verain. Ils  n'étaient  pas  affranchis  des  charges  publiques;  s'ils 
étaient  exempts  d'une  grande  partie  des  impôts  par  des  concessions 
d'immunités  que  Charlemagne  prodigua,  ils  ne  l'étaient  pas  du 
service  militaire.  Ils  devaient  faire  la  guerre,  sinon  en  personne, 

(1)  Conciles  d'Arles,  ann.  813,  —  de  Tours,  de  Mayence,  môme  année,  dans  Labbc, 
t.  vu,  p.  1239,  1241,  1261. 


150  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

\ 

du  moins  par  tous  les  hommes  qui  dépendaient  d'eux  ;  ils  armaient 
leurs  sujets,  faisaient  tous  les  frais  de  leur  équipement  et  de  leur 
entretien,  et  les  envoyaient  ou  les  conduisaient  eux-mêmes  aux 
rendez- vous  d'armée. 

Pépin  le  Bref,  Gharlemagne  et  Louis  le  Pieux  aimaient  à  se  don- 
ner le  titre  de  défenseurs  des  églises.  Nous  ne  devons  pas  nous 
tromper  sur  cette  expression  :  elle  avait  alors  une  signification  fort 
différente  de  celle  qu'elle  aurait  de  nos  jours.  Avoir  les  églises  dans 
sa  défense  ou  dans  sa  mainboury  c'était,  suivant  le  langage  et  les 
idées  du  temps,  exercer  sur  elles  à  la  fois  la  protection  et  l'autorité. 
La  défense  ou  mainbour  était  un  véritable  contrat  qui  entraînait 
inévitablement  la  dépendance  du  protégé.  Un  évêque  ou  un  abbé 
en  mainbour  ressemblait  fort  à  un  laïque  en  vasselage.  Il  était  sou- 
mis aux  obligations  de  toute  sorte  que  la  langue  du  temps  réunis- 
sait sous  le  seul  mot  de  fidélité.  Aussi  devait-il  prêter  serment  au 
prince.  Il  lui  disait,  en  mettant  les  mains  dans  ses  mains  :  u  Je  vous 
serai  fidèle  et  obéissant  comme  l'homme  doit  l'être  envers  son  sei- 
gneur et  l'évêque  envers  son  roi.  » 

Pour  la  nomination  des  évoques  et  des  chefs  de  monastères,  les 
règles  anciennes  n'avaient  jamais  été  formellement  abrogées;  il 
était  encore  admis  en  principe  que  l'évêque  fût  élu  par  le  clergé 
avec  l'accord  de  la  population,  l'abbé  par  les  moines;  mais  il  fal- 
lait au  préalable  que  le  roi  donnât  la  permission  de  procéder  à 
l'élection.  Il  fallait  ensuite  que  le  choix  des  prêtres  ou  des  moines 
lui  fût  soumis,  et  il  pouvait  l'annuler.  11  était  donc  impossible  qu'un 
homme  fût  évêque  ou  abbé  sans  l'aveu  du  roi.  Le  plus  souvent,  ce 
simulacre  même  d'élection  libre  disparaissait,  et  le  roi  nommait  di- 
rectement et  sans  nul  détour  l'évêque  ou  l'abbé.  On  peut  voir  dans 
les  récits  du  moine  de  Saint-Gall  de  quelles  sollicitations  il  était  as- 
siégé dès  qu'un  évêché  devenait  vacant.  Gharlemagne  avait  cou- 
tume de  dire,  au  rapport  du  même  chroniqueur  :  a  Avec  cette  église 
ou  cette  abbaye,  je  puis  me  faire  un  fidèle.  »  Il  distribuait  en  effet 
les  églises  et  les  monastères,  à  peu  près  comme  il  distribuait  les 
comtés  et  les  domaines  du  fisc.  Les  hommes  qui  aspiraient  aux  di- 
gnités ecclésiastiques  n'avaient  pas  de  plus  sûr  moyen  pour  y  ar- 
river que  de  servir  la  personne  du  prince.  Ils  entraient  donc,  dès 
leur  jeunesse,  dans  le  palais;  ils  faisaient  partie  de  ce  qu'on  appe- 
lait la  milice  palatine.  Après  avoir  été  durant  plusieurs  années  les 
clercs  du  roi,  ils  obtenaient  un  évêché  ou  une  riche  abbaye.  Il  n'é- 
tait pas  rare  que  des  laïques  même  reçussent  du  prince  la  direction 
d'un  monastère  et  la  jouissance  des  terres  qui  en  dépendaient. 

Il  nous  est  parvenu  un  grand  nombre  de  lettres  d'évêques  ou 
d'abbés  qui  vivaient  sous  Gharlemagne  et  sous  ses  deux  succès- 


LE  GOUVERNEMENT  DE  CHARLEMAGNE.  151 

seurs,  lettres  qui  sont  écrites  non  au  souverain  lui-même,  mais  à 
ses  ministres.  On  est  surpris  du  ton  modeste  et  obséquieux  que  ces 
chefs  du  clergé  emploient  vis-à-vis  des  hommes  au  pouvoir.  Un 
prélat  se  fait  humble  vis-à-vis  d'un  comte  du  palais,  un  archevêque 
s'incline  devant  un  simple  prêtre  que  le  prince  honore  de  sa  faveur. 
L'un  des  principaux  personnages  de  l'administration  centrale  était 
celui  qu'on  appelait  Vapocrisiaire  ou  le  chapelain  du  roi;  il  était  or- 
dinairement dans  la  hiérarchie  ecclésiastique  un  des  derniers,  mais 
sa  dignité  de  ministre  du  prince  l'élevait  fort  au-dessus  de  tout  son 
ordre  et  le  mettait  hors  de  pair.  Tous  les  prélats  de  l'empire  lui 
adressaient  leurs  sollicitations  et  leurs  suppliques  :  ils  avaient  à 
lui  écrire  pour  les  moindres  affaires  de  leur  diocèse  ;  s'agissait-il 
d'impôt  ou  de  service  militaire,  de  discipline  ecclésiastique  ou  de 
procès,  il  fallait  avoir  recours  à  lui.  Sa  faveur  pouvait  tout,  sa  vo- 
lonté décidait  tout,  il  semble  que  tous  les  intérêts  des  prélats  fus- 
sent dans  ses  mains.  On  est  frappé  de  voir  dans  le  recueil  des  capi- 
tulaires  combien  les  évêques  étaient  assujettis.  Sans  cesse  le  prince 
les  mande  auprès  de  lui,  sans  cesse  il  leur  envoie  ses  instructions. 
Sous  des  formes  de  respect,  il  leur  commande.  Il  leur  parle  comme 
à  des  sujets,  plus  que  cela,  comme  à  des  fonctionnaires.  Il  les 
charge  d'exécuter  ses  ordres,  il  les  emploie  à  faire  pénétrer  et  pré- 
valoir partout  sa  volonté.  Pour  l'obéissance,  ils  sont  placés  sur  le 
même  pied  que  les  comtes;  comme  eux,  ils  sont  des  instrumens  de 
la  pensée  du  prince.  Il  se  sert  d'eux  pour  gouverner;  il  administre 
par  eux;  il  choisit  parmi  eux  une  partie  de  ses  missi  dominici,  il  fait 
d'eux  ses  premiers  serviteurs  et  ses  agens. 

Tous  ces  faits  ne  donnent  pas  l'idée  d'une  royauté  soumise  à 
l'église.  Charlemagne  gouverne  aussi  bien  la  société  ecclésiastique 
que  la  société  laïque.  Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  de  ses  rapports 
avec  le  siège  de  Rome.  Quant  à  l'épiscopat  de  la  Gaule,  il  ne  paraît 
pas  avoir  eu  même  la  pensée  de  faire  la  loi  au  pouvoir  civil.  Il  eût 
été  peut-être  assez  fort  pour  s'affranchir  de  l'action  de  l'état,  si  cette 
action  avait  été  contraire  à  ses  intérêts;  mais,  comme  l'obéissance 
ne  lui  coûtait  pas,  il  obéissait.  Il  vivait  avec  le  pouvoir  dans  un 
parfait  accord  et  était  satisfait  de  le  servir.  Tel  était  d'ailleurs  l'état 
moral  de  ces  générations,  que  les  esprits  ne  distinguaient  pas  nette- 
ment ce  qui  était  de  l'église  et  ce  qui  était  de  l'état.  Nul  ne  sentait 
encore  qu'il  y  eût  là  deux  autorités  différentes  qui  dussent  s'exercer 
sur  un  domaine  séparé  et  qui  pussent  être  en  conflit. 

Charlemagne  ne  songeait  même  pas  à  empêcher  l'église  d'em- 
piéter sur  le  terrain  de  l'état;  c'est  au  contraiie  lui  qui  interve- 
nait à  tout  moment  dans  la  vie  iiuime  de  l'église,  s'occupant,  en 
souverain,  de  sa  discipline,  de  sa  moralité,  de  son  instruction,  de 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  dogme  même.  De  graves  désordres  s'étaient  introduits  dans 
l'église  au  siècle  précédent,  et  la  même  anarchie  qui  avait  désorga- 
nisé la  société  civile  avait  jeté  un  trouble  profond  dans  le  clergé. 
Les  rois  carolingiens  s'arrogèrent  le  droit ,  que  personne  ne  leur 
contesta,  d'y  rétablir  l'ordre.  Le  recueil  de  leurs  capitulaires  s'ap- 
plique autant  au  clergé  qu'aux  laïques  et  ne  touche  pas  moins  au 
droit  canonique  qu'au  droit  civil.  Ils  voulurent  obliger  tous  les  ec- 
clésiastiques à  une  vie  régulière  et  sévère.  Non-seulement  ils  dé- 
fendirent aux  évêques  de  combattre,  de  verser  le  sang,  de  chasser; 
ils  surveillèrent  même  leur  doctrine;  ils  leur  rappelèrent  fréquem- 
ment qu'ils  devaient  se  conformer  à  la  croyance  catholique,  ils  leur 
enjoignirent  d'observer  les  canons,  de  visiter  leurs  diocèses,  de 
prêcher  et  d'instruire;  de  même  ils  prescrivirent  aux  laïques  la 
dévotion,  le  jeûne,  le  repos  da  dimanche,  l'assistance  aux  sermons. 
C'est  à  ces  princes  qu'il  faut  attribuer  l'institution  de  la  règle 
des  chanoines.  Cette  réforme  du  clergé  séculier,  commencée  par 
Chrodegand,  neveu  de  Pépin  le  Bref,  fut  reprise  par  Gharlemagne 
et  achevée  par  Louis  le  Pieux,  qui  l'établit  par  décret  en  826.  La 
réforme  monastique  à  laquelle  s'attache  le  nom  de  Benoît  d'Aniane 
ne  triompha  que  par  la  volonté  de  Louis  le  Pieux,  après  que  Ghar- 
lemagne en  avait  déjà  préparé  le  succès  par  plusieurs  capitulaires. 
Il  est  visible  que  dans  l'un  et  l'autre  cas  ces  princes  n'ont  pas  été 
l'instrument  du  clergé,  mais  qu'ils  ont  au  contraire  plié  le  clergé, 
et  non  sans  résistance,  à  leur  pensée  et  à  leur  volonté.  Eginhard 
et  le  moine  de  Saint-Gall  montrent  combien  Gharlemagne  était  oc- 
cupé de  la  liturgie,  du  culte,  des  chants  d'église,  de  l'instruction 
professionnelle  du  clergé;  en  toutes  ces  choses,  auxquelles  aujour- 
d'hui le  pouvoir  civil  n'oserait  pas  mettre  la  main,  son  autorité  se 
faisait  sentir  et  l'impulsion  partait  de  lui.  Ce  gouvernement  se  don- 
nait pour  mission,  non  pas  seulement  d'accorder  les  intérêts  hu- 
mains et  de  mettre  l'ordre  matériel  dans  la  société,  mais  encore 
d'améliorer  les  âmes  et  de  faire  prévaloir  la  vertu.  11  se  présentait 
comme  établi  de  Dieu  pour  empêcher  «  que  le  péché  ne  grandît 
sur  la  terre,  »  pour  avertir  les  hommes  «  de  ne  pas  tomber  dans 
les  pièges  de  Satan,  »  pour  a  faire  fructifier  la  bonne  doctrine  et 
supprimer  les  fautes.  »  Il  prenait  la  charge  de  la  morale  publique, 
de  la  religion,  des  intérêts  de  Dieu.  11  entendait  que  ses  droits  et 
même  ses  devoirs  allassent  jusqu'à  régir  la  pensée  et  la  conscience. 
Tout  cela,  dans  les  mains  d'un  homme  qui  n'était  ni  un  petit  esprit 
ni  un  caractère  faible,  marque  une  singulière  extension  de  l'auto- 
rité royale.  On  ne  saurait  guère  imaginer  une  royauté  plus  absolue. 

FUSTEL    DE    GOULANGES. 


LE  PREMIER  AMOUR 

D'EUGÈNE    PICKERING 


UNE   FEMME    PHILOSOPHE. 


I. 

C'était  à  Hombourg  il  y  a  quelques  années.  Je  venais  d'entrer 
dans  le  Kursaal,  et  je  rôdai  d'abord  en  curieux  autour  de  la  table 
où  l'on  jouait  à  la  roulette.  Peu  à  peu  je  parvins  à  me  glisser  à  tra- 
vers le  cercle  extérieur.  A  peine  l'eus-je  franchi  que  j'aperçus  un 
jeune  homme  dont  le  visage  me  frappa.  Où  donc  avais-je  vu  ce  front 
large,  ces  yeux  bleus,  ce  long  cou,  cette  chevelure  bouclée?  Évi- 
demment je  connaissais  un  visage  frère  de  celui-là;  mais  ma  mé- 
moire ne  me  rappelait  aucun  souvenir  plus  précis.  L'inconnu,  dont 
les  traits  respiraient  la  franchise  et  la  bonté,  suivait  les  péripéties 
du  jeu  avec  un  intérêt  qu'il  ne  cherchait  pas  à  cacher,  et  son  éton- 
nement  naïf  formait  un  agréable  contraste  avec  le  masque  dur  et 
impassible  des  gens  qui  l'entouraient.  On  devinait  qu'il  subissait 
pour  la  première  fois  une  tentation  à  laquelle  la  timidité  l'empê- 
chait de  céder.  Tout  en  se  laissant  fasciner  par  le  feu  croisé  des 
gains  et  des  pertes,  il  remuait  des  pièces  d'or  dans  une  de  ses 
poches,  puis  retirait  sa  main  pour  la  passer  sur  son  front  avec  un 
geste  nerveux. 

La  plupart  des  spectateurs  s'occupaient  trop  du  jeu  pour  prêter 
beaucoup  d'attention  à  leurs  voisins.  Je  remarquai  néanmoins,  as- 
sise entre  mon  inconnu  et  moi,  une  dame  qui  paraissait  moins 


Ibà  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

absorbée.  Bien  qu'à  Hombourg,  au  dire  des  habitués,  il  ne  faille 
jamais  se  fier  aux  apparences,  je  demeurai  persuadé  que  cette 
dame  n'était  pas  du  nombre  de  celles  qui  ont  pour  vocation  spé- 
ciale d'attirer  les  regards  des  favoris  de  la  fortune.  On  lui  aurait 
donné  une  trentaine  d'années;  n)ais  il  lui  était  encore  permis  de  ne 
pas  avouer  le  nombre  exact  de  ses  printemps.  Elle  avait  de  beaux 
yeux  gris,  une  profusion  de  cheveux  blonds  et  un  sourire  fort  sé- 
duisant. Quoique  son  teint  n'eût  plus  la  fraîcheur  de  la  première 
jeunesse,  elle  charmait  par  une  certaine  grâce  sentimentale.  Sa 
robe  de  mousseline  blanche,  garnie  d'une  multitude  de  bouillons 
et  relevée  par  des  rubans  bleus,  lui  seyait  à  merveille.  Je  me  (latte 
de  deviner  de  prime  abord  la  nationalité  des  gens,  et  il  est  rare 
que  je  me  trompe.  Cette  beauté  un  peu  fanée,  un  peu  cliiflbnnée, 
un  peu  vaporeuse,  était  une  Allemande,  —  une  Allemande  telle 
qu'on  en  rencontre  dans  le  monde  lettré.  N'avais-je  pas  devant  moi 
l'amie  des  poètes,  la  conseillère  des  philosophes,  une  muse,  une 
prêtresse  de  l'esthétique,  quelque  chose  comme  une  Bettina  ou  une 
Rahel?,.  Je  coupai  court  à  mes  hypothèses. 

Ma  Bettina  venait  de  lever  une  main  non  gantée,  aux  doigts  cou- 
verts de  bagues  à  gemmes  bleues,  —  turquoises,  saphirs  ou  lapis- 
lazuli,  —  et  elle  appelait  à  elle  le  spectateur  dont  l'attitude  indé- 
cise l'avait  frappée.  Ce  geste,  —  celui  d'une  princesse  habituée  à 
donner  des  ordres,  — fut  accompagné  d'un  sourire  irrésistible.  Le 
jeune  homme  ouvrit  de  grands  yeux,  comme  s'il  doutait  que  cet  ap- 
pel s'adressât  à  lui.  Le  voyant  répéter  avec  plus  d'insistance,  il 
rougit  jusqu'à  la  racine  des  cheveux,  et,  après  avoir  hésité  un  mo- 
ment, se  dirigea  vers  la  dame.  Lorsqu'il  arriva  derrière  elle,  il  s'es- 
suyait le  front.  La  joueuse  se  retourna,  posa  deux  doigts  sur  la 
manche  de  son  habit  et  lui  adressa  une  question  à  laquelle  il  ré- 
pondit en  secouant  la  tête.  Elle  lui  demandait  s'il  avait  jamais  joué, 
et  il  avouait  son  inexpérience.  Les  personnes  qui  cultivent  la  rou- 
lette s'imaginent  volontiers  que,  lorsque  la  fortune  ne  leur  sourit 
pas,  elles  peuvent  se  la  rendre  favorable  en  confiant  leur  enjeu  à 
une  main  novice.  La  dame,  qui  perdait,  voulut  tenter  l'épreuve. 
Elle  n'avait  pas  devant  elle,  ainsi  que  la  plupart  de  ses  voisins, 
une  petite  pile  d'or;  mais  elle  tira  de  sa  poche  un  double  napoléon 
qu'elle  remit  au  nouveau-venu  en  le  priant  de  l'aventurer  pour  elle, 
La  requête,  on  le  voyait,  cau-ait  au  brave  garçon  un  trouble  déli- 
cieux; il  semblait  reculer  devant  la  responsabilité  qu'on  lui  impo- 
sait. Le  visage  de  la  dame  trahissait  une  émotion  contenue,  et 
peut-être  se  disait-il  que  l'enjeu  représentait  une  dernière  mise  de 
fonds.  Au  moment  où  il  se  penchait  en  avant  pour  poser  la  pièce 
sur  la  table,  je  dus  me  déranger  afin  de  livrer  passage  à  une  douai- 
rière qui  cédait  sa  place  à  une  amie.  Lorsque  je  dirigeai  de  nou- 


LE    PREMIER   AMOUR    d' EUGENE   PICRERING.  155 

veau  les  yeux  vers  la  joueuse  en  robe  de  mousseline  blanche,  ses 
petites  gaffes  ornées  de  pierres  bleues  attiraient  à  elle  un  beau  tas 
d'or.  A  Ilombourg,  la  joie  et  le  désespoir  conservent  la  mêtne  im- 
passibilité. La  gagnante  se  contenta  de  se  retourner  gracieusement 
et  de  remercier  par  un  rapide  sourire  celui  qui  vei.iait  de  sacrifier 
pour  elle  son  inaocence.  La  victime  toutefois  garda  assez  de  can- 
deur pour  se  borner,  de  son  côté,  à  regarder  autour  de  la  salle  d'un 
air  satisTait.  Ses  yenx  rencontrèrent  alors  les  miens,  et  dans  ce  vi- 
sage épani  :iije  reii'ouvai  subitement  celui  d'un  ami  d'enfance,  ci- 
toyen comme  moi  de  la  grande  république  américaine.  Comment 
n'avais-je  pas  reconnu  plus  tôt  Eugène  Pickering? 

Ma  physionomie  avait  aussi  dû  s'épanouir,  car  cette  rencontre 
me  causait  un  vif  plaisir;  mais  Pickering  ne  me  reconnut  pas.  Mon 
sourire  à  moi  n'avaU  sans  doute  plus  rien  qui  rappelât  l'époque  où 
noue  feuilletions  le  Grachis  ad  Parnassum. 

Considérant  que  la  chance  avait  tourné,  mon  Allemande  se  mit  à 
jouer  elle-même,  puis,  après  avoir  gagné  coup  sur  coup,  elle  jugea 
bon  de  s'arrêter  et  enfouit  ses  gains  dans  les  plis  de  sa  mousseline. 
Pickering  n'avait  rien  risqué  pour  son  propre  compte.  Lorsqu'il  vit 
sa  voisine  sur  le  point  de  se  retirer,  il  lui  présenta  un  double  napo- 
léon. Elle  secoua  la  tête  d'un  air  très  décidé  et  parut  l'engager  à 
remettre  l'argent  dans  sa  poche.  Gomme  il  s'obstinait,  elle  prit  la 
pièce  et  la  plaça  sur  un  numéro.  Un  instant  après,  le  râteau  du 
croupier  raflait  la  mise.  La  dame  se  leva,  haussa  les  épaules  d'une 
façon  qui  signifiait  clairement  :  «  je  vous  l'avais  bien  dit!  »  et  le 
joueur  malencontreux  la  précéda  pour  l'aider  à  traverser  la  foule. 
Avant  de  regagner  mon  logis,  je  fis  un  tour  sur  la  terrasse.  La 
lueur  des  étoiles  éclairait  vaguement,  à  l'extrémité  de  l'esplanade, 
trois  ou  quatre  couples  attardés  parmi  lesquels  il  me  sembla  distin- 
guer une  dame  en  robe  blanche. 

PijCkering  avait  toujours  été  un  drôle  de  garçon,  et  je  tenais  à 
savoir  ce  qu'était  devenue  sa  drôlerie.  Le  lendemain,  j'allai  aux  in- 
formations, et  je  ne  tardai  pas  à  découvrir  son  hôtel.  11  venait  de 
sortir.  Je  m'éloignai  sans  trop  de  dépit,  convaincu  que  je  le  ren- 
contrerais bientôt.  Les  visiteurs  de  Hombourg  ont  l'hahitude  de 
passer  leurs  soirées  au  Kursaal,  et,  si  je  ne  me  trompais,  Pickering 
avait  une  bonne  raison  pour  ne  pas  faire  exception  à  la  règle.  Je 
me  dirigeai  vers  le  Hardtwald.  Tout  à  coup,  au  bord  d'un  sentier, 
j'aperçus  un  jeune  homme  couché  sur  l'herbe;  à  côté  de  son  cha- 
peau gisait  une  lettre  non  décachetée.  Il  se  redressa  en  me  voyant 
m'arrêter  en  face  de  lui,  ajusta  son  lorgnon  et  me  contempla  sans 
me  reconnaître.  Je  me  nommai.  11  se  leva  d'un  bond,  me  serra  la 
main,  m'adressa  une  douzaine  de  questions  auxquelles  il  ne  me 


156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laissa  pas  le  temps  de  répondre,  et  finit  par  me  demander  commsnt 
je  l'avais  reconnu. 

—  Tu  n'es  pas  changé  au  point  d'être  méconnaissable,  luidis-je. 
Après  tout,  il  ne  s'est  écoulé  que  quinze  ans  depuis  que  tu  me  fai- 
sais mes  devoirs  latins. 

—  Pas  changé?  répéta-t-il  d'un  ton  de  regret. 

Je  me  souvins  alors  qu'à  l'époque  que  je  venais  de  lui  rappeler, 
Pickering  servait  de  cible  à  nos  railleries  juvéniles.  Il  apportait 
chaque  jour  à  la  pension  une  fiole  remplie  d'une  médecine  mysté- 
rieuse dont  il  avalait  une  dose  avant  de  goûter,  et  chaque  après- 
midi  une  gouvernante  aux  sourcils  menaçans  venait  le  prendre  en 
voiture.  La  blancheur  de  son  teint,  la  fiole  qui  nous  rappelait  le 
poison  tragique,  et  la  vieille  gouvernante,  que  nous  comparions  à 
la  nourrice  de  la  fille  des  Gapulet,  avaient  valu  à  l'infortuné  Eu- 
gène le  sobriquet  de  «  Juliette.  »  Tout  cela  me  revint  à  l'esprit,  et 
je  m'empressai  de  déclarer  à  Pickering  que  je  voyais  toujours  en 
lui  le  bon  enfant  qui  me  bâclait  mes  thèmes. 

—  Nous  étions  de  fameux  amis,  tu  sais,  ajoutai-je. 

—  Oui,  et  c'est  pour  cela  que  j'aurais  dû  te  reconnaître  tout  de 
suite.  Gomme  écolier,  je  n'ai  jamais  eu  qu'un  petit  nombre  d'amis, 
et  je  n'en  ai  pas  eu  beaucoup  depuis.  Yois-tu,  je  me  trouve  seul 
pour  la  première  fois  de  ma  vie  et  je  me  sens  tout  désorienté,  — 
et  il  rejeta  sa  tête  en  arrière  avec  un  mouvement  nerveux,  comme 
pour  se  mieux  fixer  dans  une  position  si  nouvelle. 

Je  me  demandai  si  la  vieille  gouvernante  restait  attachée  à  sa 
personne,  et  je  découvris  bientôt  que  virtuellement  il  ne  s'était  pas 
encore  débarrassé  d'elle.  Nous  nous  assîmes  côte  à  côte  sur  le  gazon 
pour  évoquer  nos  souvenirs.  Nous  ressemblions  à  des  gens  qui,  ou- 
vrant par  hasard  les  tiroirs  d'un  meuble  oublié,  retrouvent  un  tas 
de  jouets,  —  soldats  de  plomb,  casse-tête  chinois,  contes  de  fées  en 
lambeaux.  Voici  ce  que  nous  nous  rappelâmes  à  nous  deux. 

Pickering  n'était  demeuré  que  peu  de  temps  à  l'école,  —  son 
père  craignit  qu'il  ne  contractât  des  habitudes  vulgaires.  Eugène 
m'avait  révélé  dans  le  temps  le  motif  de  son  départ,  et  cette  confi- 
dence avait  augmenté  la  terreur  que  m'inspirait  M.  Pickering,  qui 
m'apparaissait  alors  comme  une  sorte  de  grand-prêtre  des  conve- 
nances. M.  Pickering  pleurait  depuis  longtemps  sa  femme,  et  son 
veuvage  donnait  un  surcroît  excessif  à  sa  dignité  paternelle.  C'était 
un  homme  à  la  démarche  majestueuse,  avec  un  nez  crochu,  des 
yeux  noirs  et  perçans,  de  très  larges  favoris  et  des  opinions  origi- 
nales sur  la  façon  dont  un  enfant,  —  ou  du  moins  dont  son  enfant 
à  lui,  —  devait  être  élevé.  D'abord  il  fallait  que  son  héritier  acquît 
dès  le  berceau  les  idées  d'un  parfait  gentleman.  L'expérience  ayant 


^A 


LE   PREMIER    AMOUR    d' EUGÈNE    PICKERING.  157 

démontré  que  la  vie  de  pension  s'opposait  à  la  stricte  observation  des 
règles  qui  devaient  produire  le  résultat  désiré,  M.  Pickering  résolut 
de  donner  à  son  fds  un  précepteur  et  un  seul  compagnon  d'études. 
Son  choix,  j'ignore  pourquoi,  tomba  sur  ma  personne.  A  défaut  de 
science,  le  précepteur  ne  manquait  pas  de  savoir-faire,  car  Eugène 
fut  traité  en  prince ,  tandis  que  les  pensums  et  les  coups  de  férule 
pleuvaient  sur  moi.  Pourtant  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  jamais 
été  jaloux  de  mon  camarade.  Il  possédait  une  montre,  un  poney 
et  toute  une  bibliothèque  de  livres  illustrés;  mais  l'envie  que  m'in- 
spiraient ces  trésors  était  tempérée  par  un  vague  sentiment  de 
compassion.  Personne  ne  m'empêchait  de  sortir  pour  aller  jouer 
tout  seul  ;  on  me  reconnaissait  le  droit  de  boutonner  moi-même  ma 
jaquette,  et  je  pouvais  veiller  jusqu'à  ce  que  je  fusse  disposé  à 
dormir.  Le  pauvre  Pickering,  lui,  ne  se  serait  jamais  permis  de 
franchir  le  seuil  de  sa  demeure  sans  un  exeat  en  règle.  Comme 
mes  parens  ne  se  souciaient  pas  de  me  laisser  inoculer  des  vertus 
importunes,  ils  me  renvoyèrent  à  l'école  au  bout  de  six  mois.  A 
dater  de  ce  moment,  je  n'avais  pas  revu  Eugène,  et  cette  victime 
d'une  éducation  de  serre  chaude  cessa  bientôt  d'occuper  une  grande 
place  dans  mes  souvenirs. 

Je  l'examinai  avec  un  vif  intérêt,  car  c'était  un  phénomène,  — 
le  produit  d'un  système  suivi  avec  une  persistance  inexorable.  Il 
me  rappela  certains  jeunes  moines  que  j'avais  rencontrés  en  Italie  : 
même  physionomie  candide  et  craintive  ;  en  effet,  n'avait- il  pas  reçu 
une  éducation  presque  monacale?  Il  eût  été  difficile,  à  vrai  dire,  de 
rencontrer  un  sujet  plus  docile;  sa  nature  douce  et  affectueuse 
n'était  pas  de  celles  qui  ont  besoin  d'être  soumises  au  joug  du 
cloître.  Cette  éducation,  aujourd'hui  que  l'univers  lui  ouvrait  ses 
mille  portes,  lui  laissait  une  fraîcheur  et  une  vivacité  de  sentiment 
peu  communes,  et  j'avoue  qu'en  rencontrant  le  regard  toujours  naïf 
de  ses  yeux  bleus  je  tremblai  pour  l'innocence  non  aguerrie  d'une 
pareille  âme.  Le  contact  du  monde  agissait  déjà  sur  lui,  troublant 
sa  longue  quiétude.  Tout  ce  qui  l'entourait  lui  parlait  d'une  expé- 
rience qu'on  lui  avait  interdite.  Il  s'effrayait  à  la  seule  idée  de  pas- 
sions dont  jusqu'alors  il  n'avait  pas  soupçonné  l'existence.  Son  al- 
lure, jointe  à  la  scène  dont  j'avais  été  témoin  la  veille,  me  fit  deviner 
tout  cela.  Il  passait  la  main  dans  ses  cheveux,  essuyait  son  front 
moite,  brûlant  de  me  parler  de  ce  qui  le  préoccupait  et  parlant 
d'autre  chose.  Notre  rencontre  inattendue  l'avait  agité,  et  je  vis 
que  je  ne  tarderais  pas  à  recevoir  quelque  confidence  sentimentale. 

—  Oui,  dit-il,  il  s'est  écoulé  quinze  ans  depuis  que  nous  tradui- 
sions "Virgile,  et  pourtant  ces  années  ont  été  si  stériles  pourquoi 
que  je  pourrais  en  résumer  l'histoire  en  dix  mots.  Toi,  tu  as  sans 
doute  eu  toute  sorte  d'aventures  et  visité  une  moitié  de  notre  globe. 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Je  me  souviens  que  ton  audace  m'étonnait,  et  que  je  te  regardais 
comme  un  capitaine  Cook  parce  que  tu  sautais  par-dessus  les  haies 
du  jardin  pour  aller  chercher  les  balles  que  je  lançais  si  maladroi- 
tement. Je  n'osais  pas  sauter  les  haies  alors,  et  je  n'ai  pas  appris  à 
les  sauter  depuis.  Tu  te  rappelles  mon  père?  Je  l'ai  perdu  il  y  a 
cinq  mois.  Jusqu'à  sa  mort,  nous  n'avons  pas  cessé  de  vivre  en- 
semble. Je  ne  crois  pas  qu'en  quinze  ans  nous  ayons  passé  douze 
heures  sans  nous  voir.  Depuis  mon  départ  de  l'école,  nous  habitions 
la  campagne,  été  comme  hiver,  ne  recevant  que  trois  ou  quatre  per- 
sonnes. C'était  une  triste  existence  pour  un  garçon  qui  grandissait 
et  une  existence  plus  triste  encore  pour  un  garçon  qui  avait  fmi  de 
grandir;  mais  j'ignorais  que  l'on  vécût  autrement,  et  je  me  trouvais 
heureux. 

Il  me  parla  longuement  de  son  père  et  avec  un  respect  que  je  ne 
partageais  pas.  M.  Pickering,  selon  moi,  avait  agi  en  égoïste. 

, —  Je  sais  maintenant,  continua  mon  ami,  que  j'ai  été  élevé  d'une 
façon  singulière  et  que  le  résultat  est  un  produit  assez  grotesque; 
mais  mon  éducation  était  devenue  l'idée  fixe  de  mon  père.  Il  trou- 
vait qu'on  a  grand  tort  de  laisser  pousser  les  enfans  comme  un  ar- 
brisseau exposé  à  la  poussière  et  aux  vents,  de  sorte  que  je  suis 
une  vraie  plante  de  serre.  J'ai  été  surveillé,  arrosé,  émonclé  comme 
une  fleur  rare,  et  je  devrais  remporter  la  médaille  d'honneur  à  une 
exposition  d'horticulture.  Il  y  a  deux  ans,  la  santé  de  mon  père 
commença  à  décliner.  Bien  qu'arrivé  à  l'âge  d'homme,  je  n'étais  pas 
plus  libre  qu'un  écolier.  Le  jour  de  sa  mort,  je  venais  d'atteindre 
ma  vingt-septième  année,  et  pourtant,  en  me  trouvant  seul,  je  me 
sentis  aussi  embarrassé  qu'un  aveugle  qui  aurait  perdu  son  guide. 
La  vie  semblait  s'offrir  à  moi  pour  la  première  fois,  et  je  ne  savais 
comment  la  saisir. 

Il  me  raconta  tout  cela  avec  une  franche  vivacité  qui  augmentait 
à  mesure  qu'il  parlait.  Le  manque  d'expérience  qu'il  avouait  et 
l'esprit  qui  rayonnait  dans  son  regard  formaient  un  bizarre  contraste. 
C'était  évidemment  un  garçon  fort  intelligent  et  doué  de  facultés 
peu  ordinaires.  Je  m'imagine  que  ses  nombreuses  lectures  lui 
avaient  permis  de  compenser  jusqu'à  un  certain  point  par  d'inquiètes 
hypothèses  l'absence  de  toute  liberté  pratique. 

—  Non,  je  n'ai  pas  fait  le  tour  du  monde,  ainsi  que  tu  semblés 
croire,  lui  dis-je  à  mon  tour;  mais  j'avoue  que  je  t'envie  la  nou- 
veauté des  impressions  que  le  monde  te  réserve.  En  venant  à  Hom- 
bourg,  tu  t'es  lancé  du  premier  coup  in  médias  res. 

Il  me  regarda  comme  pour  s'assurer  s'il  n'y  avait  pas  là  une  al- 
lusion à  notre  rencontre  (le  la  veille,  et  il  reprit  après  un  moment 
d'hésitation  :  —  Oui,  je  le  sais.  A  bord  du  steamer  qui  m'a  mené  à 
Brème,  j'ai  rencontré  un  Allemand  très  amical  qui  m'a  décidé  à 


LE   PREMIER   AMOUR   d' EUGÈNE   PICKERIXG.  159 

commencer  par  visiter  son  pays  et  à  débuter  par  Ilombourg.  Il  y  a 
quinze  jours  à  peine  que  j'ai  débarqué,  et  me  voici. 

Il  hésita  de  nouveau,  comme  s'il  allait  ajouter  quelque  chose; 
mais  il  se  contenta  de  ramasser  avec  un  geste  nerveux  la  lettre  qui 
gisait  près  de  lui,  examina  le  timbre  en  fronçant  les  sourcils,  puis 
la  rejeta  sur  le  gazon  avec  un  soupir. 

—  Combien  de  temps  comptes-tu  rester  en  Europe?  lui  deman- 
dai-je. 

—  Six  mois...  ou  du  moins  je  n'avais  pas  l'intention  de  m'absen- 
ter  davantage  lors  de  mon  départ...  Maintenant...  —  Il  contempla 
encore  la  lettre  d'un  air  rêveur. 

—  Et  où  iras-tu  ?  que  feras-tu  ? 

—  N'importe  oîi,  n'importe  quoi,  t'aurais-je  répondu  hier.  Au- 
jourd'hui tout  est  changé. 

Je  jetai  un  coup  d'oeil  interrogateur  du  côté  de  la  lettre;  il  la 
ramassa  aussitôt  et  la  mit  dans  sa  poche.  Nous  causâmes  encore  du 
passé,  et  je  vis  à  son  air  préoccupé  qu'il  s'efforçait  de  trouver  as- 
sez de  courage  pour  franchir  d'un  bond  une  de  ces  haies  intimes 
que  lui  opposait  sa  réserve  habituelle.  Soudain  il  posa  la  main  sur 
mon  bras  et  s'écria  :  —  Ma  parole,  je  voudrais  te  dire  tout. 

—  Pourquoi  pas?  répondis-je  en  riant. 

—  Oui,  mais  me  comprendras-tu?  Enfin  n'importe  ! 

11  se  leva,  se  promena  un  moment,  puis  revint  se  jeter  sur  l'herbe 
à  côté  de  moi  et  reprit  :  —  Je  t'ai  dit  que  jusqu'à  la  mort  de  mon 
père  je  me  suis  cru  heureux,  et  cela  est  vrai;  maintenant  je  sais  que 
je  ne  vivais  pas.  Vivre,  c'est  apprendre  à  se  connaître,  et  à  ce  point 
de  vue  j'ai  plus  vécu  pendant  les  six  dernières  semaines  que  du- 
rant toutes  les  années  qui  les  ont  précédées.  Le  sentiment  de  la 
liberté  me  grise  comme  un  vin  capiteux.  J'ai  découvert  que  je  suis 
un  être  capable  de  sentir,  de  comprendre,  capable  d'avoir  des  dé- 
sirs, des  convictions,  des  passions  et  même,  —  ce  qu'  je  ne  soup- 
çonnais pas,  —  une  volonté  !  Je  m'aperçois  qu'il  existe  un  monde 
qu'il  faut  étudier,  une  expérience  à  acquérir,  une  société  avec  la- 
quelle il  s'agit  de  former  mille  relations.  Ce  monde  se  présente  à 
moi  pareil  à  une  mer  agitée  où  l'on  doit  plonger,  ne  fût-ce  que 
pour  le  plaisir  de  lutter  contre  les  vagues.  Je  reste  à  trembler  sur 
la  rive,  ouvrant  de  grands  yeux,  tenté  de  me  jeter  à  l'eau,  surpris, 
charmé  par  l'odeur  saline,  et  pourtant  intimidé  par  l'immensité  de 
l'horizon.  Le  monde  me  sourit  et  m'appelle;  mais  une  influence 
mystérieuse,  l'influence  de  mon  passé,  à  laquelle  je  ne  puis  ni  obéir 
ni  résister  complètement,  me  retient.  Je  me  demande  pourquoi  j'i- 
rais me  mesurer  contre  des  forces  impitoyables  quand  j'ai  si  bien 
appris  à  me  tenir  à  l'écart.  Pourquoi  n'éviterais-je  pas  les  écueils 
en  retournant  chez  moi  pour  reprendre,  au  milieu  de  mes  livres, 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  vie  monotone  qui  m'attend  un  jour  où  l'autre?  Ah!  on  a  beau 
être  faible,  on  n'aime  pas  à  reconnaître  sa  faiblesse  sans  l'avoir 
soumise  à  la  moindre  épreuve.  Voilà  pourquoi  l'envie  me  vient  sans 
cesse  de  faire  le  plongeon,  de  m'abandonner  au  courant  et  de  me 
laisser  aller  là  où  me  conduira  la  liberté. 

11  se  tut,  fixant  sur  moi  ses  grands  yeux  bleus,  et,  s'apercevant 
que  je  souriais  de  la  vivacité  inattendue  de  ses  aveux  :  —  Je  de- 
vine ce  que  tu  vas  dire,  continua-t-il.  Abandonne-toi  au  courant, 
et  bonne  chance  !  Je  ne  sais  si  tu  ris  de  mes  craintes  ou  de  ce  que 
tu  appelles,  peut-être  à  tort,  ma  dépravation.  Pour  moi,  le  plaisir 
et  la  peine  sont  encore  des  mots  vides  de  sens;  ce  que  je  désire, 
c'est  un  autre  savoir  que  celui  que  l'on  inculque  dans  des  pré- 
ceptes routiniers.  Tu  me  comprendrais  mieux,  si  tu  pouvais  res- 
pirer pendant  une  heure  l'atmosphère  renfermée  où  j'ai  toujours 
vécu. 

—  Et  tu  auras  raison  d'agir,  répliquai -je.  Seulement  prends 
garde  de  te  montrer  trop  exigeant.  Je  crains  que  le  monde  réel  ne 
vaille  pas  le  monde  que  tu  as  rêvé  durant  ta  longue  réclusion.  Un 
honjme  doué,  comme  toi,  d'une  bonne  tête  et  d'un  bon  cœur  pos- 
sède en  lui-même  un  monde  assez  vaste,  et  je  ne  crois  pas  plus  à 
Vart  pour  l'art  qu'aux  théories  malsaines  de  messieurs  les  viveurs. 
Néanmoins,  je  t'engage  à  faire  le  plongeon;  tu  me  diras  ensuite  si 
tu  as  trouvé  la  perle  de  la  sagesse  humaine. 

Il  fronça  de  nouveau  les  sourcils  comme  pour  me  reprocher  mon 
manque  de  sympathie.  Je  lui  serrai  la  main. 

—  La  perle  de  la  sagesse,  repris-je,  c'est  l'amour  honnête.  De- 
puis que  l'univers  existe,  l'expérience  n'a  rien  trouvé  de  meilleur. 
Je  te  conseille  de  devenir  amoureux. 

Au  lieu  de  répondre,  il  tira  de  sa  poche  la  lettre  dont  j'ai  parlé, 
la  leva  en  l'air  et  la  secoua  d'un  air  solennel. 

—  Que  me  montres-tu  là?  demandai-je. 

—  Ma  sentence! 

—  Pas  ton  arrêt  de  mort,  j'espère? 

—  Mon  arrêt  de  mariage. 

—  Avec  qui? 

—  Avec  une  personne  que  je  n'aime  pas. 

Cela  devenait  sérieux;  je  le  priai  de  s'expliquer. 

—  C'est  la  partie  la  plus  singulière  de  mon  histoire,  répliqua-t-il, 
et  elle  te  rappellera  les  vieux  romans  démodés.  Il  m'appartient  bien 
de  parler  de  liberté  et  de  lancer  des  invitations  au  destin!  Tel  que 
tu  me  vois,  mon  sort  est  décidé.  J'ai  été  donné  en  mariage!  C'est 
un  legs  du  passé,  —  de  ce  passé  auquel  je  n'ai  jamais  osé  dire  non. 
L'union  fut  arrangée  à  mon  insu,  il  y  a  bien  longtemps  déjà.  Le 
père  de  ma  future,  un  des  rares  amis  intimes  du  mien,  était  aussi 


LE    PREMIER   AMOUR    d'eUGÈNE    PICKERING.  161 

un  veuf  qui  élevait  sa  fille  dans  la  réclusion  à  laquelle  j'ai  été  voué 
moi-même.  J'ignore  au  juste  l'origine  du  contrat.  M.  Vernor  se 
trouvait  à  la  tête  d'une  grande  maison  de  banque,  et  j'ai  lieu  de 
croire  que  mon  père  lui  vint  en  aide  dans  un  moment  critique.  Tou- 
jours est-il  que  M.  Vernor  s'engagea  à  donner  à  sa  fille  une  éduca- 
tion qui  la  rendît  digne  d'épouser  l'héritier  de  son  bienfaiteur,  et 
nous  avons  été  élevés  l'un  pour  l'autre.  Je  n'ai  pas  vu  ma  fiancée 
depuis  l'époque  où  elle  témoignait  un  faible  pour  les  confitures  et 
pour  un  polichinelle  manchot.  M.  Vernor  dirige  aujourd'hui  une  des 
premières  maisons  de  banque  de  Smyrne,  où  il  s'est  établi  il  y  a 
une  dizaine  d'années.  Isabelle  a  grandi  là  dans  un  jardin  entouré  de 
murs  blancs,  au  milieu  de  bosquets  d'orangers,  entre  son  père  et  sa 
gouvernante.  Elle  a  dix-sept  ans  et  demi,  et  nous  devons  nous  ma- 
rier quand  elle  en  aura  dix-huit. 

—  Ton  histoire  ressemble  en  effet  à  un  roman,  et  je  t'en  félicite, 
répondis-je.  Je  n'ai  pas  eu  la  chance,  à  l'âge  où  l'on  doit  se  marier, 
de  rencontrer  une  femme  élevée  exprès  pour  moi.  Je  parierais  que 
M"^  Vernor  est  charmante,  et  je  m'étonne  que  tu  ne  sois  pas  en 
route  pour  Smyrne. 

—  Tu  plaisantes,  répliqua-t-il  d'un  ton  fâché,  et  la  chose  est  ter- 
riblement sérieuse.  Il  y  a  tout  au  plus  un  an  que  j'ai  appris  ce  com- 
plot matrimonial.  Mon  père,  sentant  sa  fin  proche,  jugea  bon  de 
me  prévenir.  Cette  annonce  me  causa  à  peu^près  autant  d'émotion 
que  m'en  aurait  causé  la  nouvelle  qu'il  venait  de  commander  pour 
moi  une  douzaine  de  chemises;  je  supposais  que  tous  les  jeunes  gens 
se  mariaient  ainsi.  Un  soir  que  je  me  tenais  assis  dans  la  chambre 
du  malade,  il  me  fit  signe  d'approcher.  —  Je  n'ai  plus  longtemps  à 
vivre,  me  dit-il,  et  je  regrette  moins  de  mourir  lorsque  je  songe 
que  j'ai  garanti  ton  avenir.  Je  crois  à  ta  docilité;  cependant  tu  vas 
rester  seul,  exposé  à  mille  tentations,  et  cette  pensée  trouble  mes 
derniers  momens.  Jure-moi  donc  que  tu  suivras  le  sentier  que  je 
t'ai  tracé  et  que  tu  épouseras  Isabelle  Vernor.  —  Je  ne  répondis 
pas,  car  un  pareil  serment  m'effrayait.  Mon  père  se  redressa  dans 
son  lit  et  me  lança  un  regard  désespéré  auquel  je  n'eus  pas  le  cou- 
rage de  résister.  Je  promis!  Je  ne  le  regrette  pas.  Je  compte  tenir 
ma  promesse,  mais  je  veux  vivre  d'abord. 

—  Mon  cher  Eugène,  tu  vis  déjà.  C'est  une  vie  très  ardente  que 
ce  sentiment  passionné  de  ta  situation. 

—  Je  veux  oublier  ma  situation.  Je  veux  pour  le  moment  ne  son- 
ger ni  au  passé  ni  à  l'avenir,  et  ne  me  soucier  que  de  ce  que  m'of- 
frira le  présent.  Ce  matin  encore,  je  me  serais  cru  libre  de  le  faire, 
si  je  n'avais  reçu  ce  mémento,  —  et  il  froissa  la  lettre  dans  sa 
main. 

TOME  XIII.  —  4876.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Cette  lettre? 

—  Oui,  une  lettre  de  Smyrne. 

—  Je  vois  que  tu  ne  l'as  pas  ouverte. 

—  Et  je  n'ai  pas  l'intention  de  l'ouvrir  de  sitôt.  Elle  m'apporte  de 
mauvaises  nouvelles. 

—  Qu'entends-tu  par  là? 

—  C'est  ma  feuille  de  route.  Elle  m'annonce  que  M.  Vernor 
compte  me  voir  à  Smyrne  dans  trois  semaines,  —  qu'il  blâme  mon 
séjour  à  Hombourg,  et  que  sa  fille  m'attend  au  pied  des  autels. 

—  Pures  hypothèses  ! 

—  Oui,  mais  très  probables. 

Et  il  rejeta  la  lettre  sur  l'herbe. 

—  Tu  ferais  mieux  de  la  décacheter,  lui  dis-je. 

—  Si  c'est  ma  feuille  de  route,  répondit  Eugène,  sais-tu  ce  qui 
arriverait?  Je  retournerais  à  l'hôtel,  je  demanderais  à  Voberkellner 
comment  on  va  à  Smyrne,  et  je  prendrais  mon  billet  pour  ne 
m' arrêter  qu'au  but  de  mon  voyage.  Je  succomberais  devant  la 
force  de  l'habitude.  Donc  le  seul  moyen  de  m'assurer  un  peu  de 
liberté,  c'est  de  ne  pas  rompre  le  cachet. 

—  A  ta  place,  je  céderais  à  la  curiosité. 

—  Je  n'éprouve  aucune  curiosité.  L'idée  de  mon  mariage  a  cessé 
d'être  une  nouveauté  pour  moi,  et  de  ce  côté  je  ne  crains  rien.  Ce 
que  je  redoute,  c'est  ma  conscience.  Je  désire  avoir  les  mains  liées. 
Veux-tu  m'obliger?  Ramasse  cette  lettre,  et  fourre-la  dans  ta  poche. 
Quand  je  te  la  redemanderai,  je  serai  au  bout  de  ma  corde. 

Je  pris  la  lettre  en  riant. 

—  Et  quelle  longueur  aura  ta  corde?  La  saison  de  Hombourg  ne 
dure  pas  éternellement,  lui  dis-je. 

—  Elle  dure  bien  un  mois,  n'est-ce  pas?  Eh  bien  !  tu  me  rendras 
ma  lettre  dans  un  mois. 

—  Demain,  si  tu  veux.  En  attendant,  qu'elle  dorme  en  paix. 

Il  me  regarda  serrer  la  lettre  dans  mon  portefeuille,  et,  lors- 
qu'elle eut  disparu,  il  poussa  un  petit  soupir  de  satisfaction.  Rien 
de  plus  naturel  que  ce  soupir,  qui  me  donna  pourtant  à  penser.  Je 
n'osais  pas  reprocher  à  Pickering  de  reculer  devant  une  responsa- 
bilité immédiate  imposée  par  autrui;  mais,  s'il  existait  un  ancien 
grief,  je  craignais  qu'il  n'y  eût  aussi  une  illusion  nouvelle  à  com- 
battre. 11  aurait  été  peu  amical  de  m'abstenir  d'une  remarque  qui 
pouvait  servir  d'avertissement;  je  le  prévins  donc  que  la  veille 
j'avais  été  témoin  de  ses  exploits  à  la  roulette. 

Il  rougit  beaucoup,  et  soutint  mon  regard  avec  une  franchise  ra- 
dieuse. 

—  Alors  tu  as  vu  cette  dame  merveilleuse?  me  demanda-t-il. 

—  Merveilleuse  en  effet.  Je  l'ai  ensuite  revue  au  clair  de  la  lune 


LE    PREMIER   AMOUR    d'eDGÈNE   PICKERING.  163 

assise  non  loin  de  la  terrasse,  et  je  m'imagine  qu'elle  n'était  pas 
seule. 

—  Non,  puisque  nous  sommes  restés  là  pendant  plus  d'une  heure 
et  que  je  l'ai  ramenée  chez  elle. 

—  En  vérité?  Et  tu  es  entré  avec  elle? 

—  Non,  elle  a  trouvé  qu'il  était  trop  tard,  quoiqu'elle  m'ait  avoué 
qu'en  général  elle  ne  fait  pas  de  cérémonies. 

—  Elle  ne  se  rend  pas  justice.  Quand  il  s'est  agi  de  perdre  ton 
argent,  tu  as  dû  insister. 

—  Tu  as  vu  cela?  s'écria  Plckering.  Je  me  figurais  bien  que  tout 
le  monde  tenait  les  yeux  fixés  sur  moi;  mais  ses  façons  d'agir  sont 
si  gracieuses  que  j'ai  conclu  qu'elles  n'ont  rien  d'insolite.  Cepen- 
dant elle  reconnaît  qu'elle  est  excentrique.  On  a  commencé  par 
l'appeler  originale  avant  qu'elle  songeât  à  se  moquer  des  usages 
établis,  si  bien  qu'elle  a  fini  par  vouloir  profiter  des  privilèges  que 
lui  donne  sa  réputation  pour  agir  à  sa  guise. 

—  En  d'autres  mots,  c'est  une  dame  qui  n'a  pas  de  réputation  à 
perdre? 

Pickering  me  regarda  d'un  air  intrigué.  —  N'est-ce  pas  ce  qu'on 
dit  des  mauvaises  femmes?  demanda-t-il. 

—  De  quelques-unes,  de  celles  que  l'on  découvre. 

—  Eh  bien  !  je  n'ai  rien  découvert  au  détriment  de  M'"*  Bluraen- 
thal. 

—  Si  c'est  là  son  nom,  je  présume  qu'elle  est  Allemande. 

—  Oui.  Gela  ne  l'empêche  pas  de  parler  anglais  sans  plus  d'ac- 
cent étranger  que  toi  ou  moi.  Elle  a  beaucoup  d'esprit,  et  son  mari 
est  mort. 

Le  rapprochement  de  ces  deux  mérites  me  fit  rire,  et  le  regard 
naïf  de  Pickering  parut  m'interroger  sur  le  motif  de  mon  hilarité. 

—  Tu  as  été  trop  franc,  lui  dis-je,  pour  que  je  ne  suive  pas  ton 
exemple.  Je  t'avouerai  donc  que  je  soupçonne  cette  M"'^  Blumenthal, 
qui  a  tant  d'esprit  et  dont  le  mari  est  mort,  d'être  pour  quelque 
chose  dans  ton  envie  de  couper  les  communications  avec  Smyrne. 

Il  parut  réfléchir.  —  Je  ne  le  crois  pas,  répliqua-t-il  enfin.  Il  y 
a  trois  mois  que  j'éprouve  cette  envie-là,  et  je  ne  connais  M'""  Blu- 
menthal  que  depuis  hier. 

—  C'est  juste;  mais  ce  matin,  quand  tu  as  trouvé  cette  lettre 
sur  ton  assiette,  ne  t'a-t-il  pas  semblé  voir  M'"^  Clumenthal  en  face 
de  toi? 

—  En  face?  répéta- t-il. 

—  En  face,  mon  cher,  ou  quelque  part  dans  ton  voisinage  ?  Bref, 
tu  t'intéresses  à  elle  ? 

—  Beaucoup  !  s'écria- t-il. 

—  Amen!  répondis-je  en  me  levant.  Sur  ce,  puisque  nous  n'a- 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vons  qu'un  mois  devant  nous  pour  voir  le  monde,  il  n'y  a  pas  de 
temps  à  perdre.  Commençons  par  le  HardtAvald. 

Pickering  se  leva  à  son  tour  et  nous  flânâmes  à  travers  la  forêt, 
ne  causant  plus  que  du  passé.  Arrivés  sur  la  lisière  du  bois,  nous 
nous  assîmes  sur  un  tronc  d'arbre  abattu  pour  nous  reposer  en 
contemplant  les  hauteurs  du  Taunus.  Je  ne  sais  à  quoi  rêvait  mon 
ami;  quant  à  moi,  ma  pensée  voyageait  vers  Smyrne.  Je  demandai  à 
Eugène  s'il  ne  possédait  pas  le  portrait  de  celle  qui  l'attendait  là- 
bas  dans  un  jardin  entouré  de  murs  blancs.  Sans  me  répondre,  il 
tira  gravement  son  portefeuille  où  il  prit  une  carte  photographique 
qu'il  me  tendit  sans  daigner  la  regarder.  Elle  représentait  une  gra- 
cieuse enfant,  ou,  pour  me  servir  du  langage  des  poètes,  une  fleur 
à  peine  éclose.  La  pauvre  petite  avait  l'air  timide  et  gêné  des  gens 
qui  posent.  Yêtue  d'une  robe  à  taille  courte,  les  mains  jointes,  le 
regard  fixe,  elle  se  tenait  la  tête  un  peu  baissée,  sa  gaucherie  était 
aussi  charmante  que  celle  des  vierges  des  sculpteurs  du  moyen  âge, 
et  son  regard,  où  rayonnait  la  calme  sécurité  de  l'enfance,  semblait 
demander  :  Pourquoi  suis-je  ici? 

—  Quelle  admirable  image  de  l'innocence!  m'écriai-je. 

—  Ce  portrait  date  d'un  an,  dit  Pickering  du  ton  d'un  homme 
qui  tient  à  se  montrer  juste;  aujourd'hui  miss  Yernor  doit  avoir  l'air 
moins  naïf. 

—  Pas  beaucoup  moins,  je  l'espère,  répliquai-je  en  lui  rendant  la 
carte.  Elle  est  ravissante. 

—  Sans  doute,  elle  est  ravissante,  répéta  Pickering,  qui  remit  le 
portrait  dans  sa  poche. 

Nous  gardâmes  le  silence  pendant  quelques  minutes.  Enfin  je  lui 
dis  brusquement  : 

—  Mon  cher  ami,  je  serais  enchanté  de  te  voir  quitter  Hombourg 
sur  l'heure. 

Il  me  regarda  d'un  air  surpris  et  rougit.  —  Il  y  a  quelque  chose 
qui  me  retient,  dit-il,  quelque  chose  dont  ta  remarque  à  propos  de 
la  réputation  de  M'"^  Blumenthal  m'a  empêché  de  te  parler. 

—  Bon,  je  devine.  Elle  t'a  prié  de  jouer  encore  pour  elle  à  la 
roulette. 

—  Pas  du  tout!  s'écria  Pickering  d'un  ton  triomphant.  Elle  ne 
veut  plus  jouer  pour  le  moment.  Elle  m'a  invité  à  prendre  le  thé 
chez  elle  ce  soir. 

—  Oh  !  alors  tu  ne  peux  pas  quitter  Hombourg,  c'est  clair,  répli- 
quai-je avec  le  plus  grand  sérieux. 

—  Gronde-moi,  dit-il  après  un  moment  de  silence  :  rappelle-moi 
que  j'ai  un  devoir  à  remplir;  ordonne-moi  de  partir. 

Je  ne  le  comprenais  pas  trop;  cependant,  pour  l'obliger,  je  lui 
déclarai,  avec  un  gros  juron,  que,  s'il  ne  se  mettait  pas  en  route. 


LE   PREMIER   AMOUR    d'eUGÈNE   PICKERING.  l65 

je  ne  lui  parlerais  de  ma  vie.  Il  se  leva  aussitôt,  se  campa  droit  de- 
vant moi,  et  frappant  le  sol  avec  sa  canne,  il  répliqua  : 

—  A  la  bonne  heure  !  Je  cherchais  une  occasion  pour  résister, 
pour  franchir  un  obstacle.  L'occasion  se  présente,  —  je  reste! 

Je  lui  adressai  un  salut  railleur  pour  le  féliciter  de  son  énergie. 

—  Voilà  qui  est  décidé,  dis-je,  et  maintenant,  pour  te  mettre  en 
humeur  de  déguster  le  thé  de  M'"^  Blumenthal ,  allons  entendre 
jouer  du  Schubert  sous  les  tilleuls. 

Le  lendemain,  je  rendis  visite  à  Eugène,  et  en  frappant  à  sa  porte 
je  fus  surpris  d'entendre  parler  très  haut  dans  sa  chambre,  car  je 
le  croyais  seul.  Après  avoir  frappé  de  nouveau,  je  me  décidai  à  en- 
trer. Je  trouvai  mon  ami,  un  livre  à  la  main,  se  promenant  à  grands 
pas  et  déclamant  des  vers.  Il  me  fit  un  accueil  cordial,  jeta  le  vo- 
lume sur  la  table  et  m'annonça  qu'il  prenait  une  leçon  d'allemand. 

—  Et  quel  est  ton  professeur?  demandai-je. 

Il  évita  mon  regard  et  répondit  en  hésitant  un  peu  :  —  M""^  Blu- 
menthal. 

—  Vraiment  !  aurait-elle  rédigé  une  grammaire? 

—  Ce  n'est  pas  une  grammaire;  c'est  une  tragédie,  —  et  il  me 
tendit  le  livre. 

Je  l'ouvris  et  je  vis  qu'il  contenait,  imprimé  en  caractères  très 
fins,  avec  de  grandes  marges,  un  trauerspiel  en  cinq  actes  intitulé 
Cléopatre.  Il  y  avait  beaucoup  d'additions  et  de  corrections  manu- 
scrites. Les  tirades  étaient  fort  longues,  et  l'héroïne  surtout  avait  à 
débiter  une  quantité  formidable  de  monologues. 

—  Cela  me  semble  assez  passionné,  dis-je.  Ce  drame  a-t-il  été 
représenté? 

—  M'"^  Blumenthal  l'a  fait  jouer  chez  elle  à  Berlin,  —  elle  rem- 
plissait elle-même  le  rôle  de  Cléopatre. 

L'expérience  n'avait  pas  encore  développé  chez  Pickering  le  sen- 
timent du  ridicule  ;  mais  le  sérieux  avec  lequel  il  me  donna  ce  ren- 
seignement suffit  pour  me  prouver  qu'il  était  sous  le  charme.  Il 
paraissait  préoccupé  et  répondit  d'un  air  distrait  à  mes  remarques 
sur  la  chaleur,  la  cherté  des  hôtels,  l'arrivée  de  la  Patti,  etc.  Enfin 
il  dévoila  le  fond  de  sa  pensée  en  me  déclarant  que  M"'^  Blumenthal 
était  une  femme  extraordinairement  intéressante.  Il  se  rappela  que 
j'avais  parlé  d'elle  en  termes  assez  peu  respectueux  et  m'annonça 
qu'il  tenait  à  me  faire  changer  d'opinion.  En  voyant  combien  les 
échos  du  passé  se  perdaient  pour  lui  dans  la  musique  intérieure 
qu'il  entendait  pour  la  première  fois,  je  me  dis  qu'il  avait  fallu  une 
main  ferme  pour  tenir  en  ordre  un  mécanisme  aussi  délicat  que 
l'organisation  impressionnable  d'Eugène  Pickering. 

Les  Hombourgeois  ont  l'excellente  coutume  de  passer  l'heure  qui 
précède  le  dîner  à  écouter  l'orchestre  installé  dans  le  Kurgarten; 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  musique  de  Mozart  et  de  Beethoven  est  un  stimulant  infaillible 
pour  la  race  teutonne,  où  le  spirituel  et  le  matériel  se  confondent 
d'une  façon  mystérieuse.  Pickering  et  moi,  nous  nous  conformâmes 
à  la  mode,  et  dès  que  nous  fûmes  assis  sous  les  arbres,  il  recom- 
mença à  me  parler  de  la  dame  de  ses  pensées. 

—  Je  ne  sais  pas  si  elle  est  excentrique  ou  non,  dit-il,  car  je 
trouve  tout  le  monde  excentrique,  et  la  vie  retirée  que  j'ai  menée 
ne  m'autorise  pas  à  juger  les  gens.  Avant  d'avoir  vu  une  salle  de 
jeu,  je  me  figurais  que  tous  les  joueurs  avaient  des  mines  patibu- 
laires. En  Allemagne,  à  ce  que  j'ai  appris  de  M'"*"  Blumenthal,  on 
joue  à  la  roulette  comme  nous  jouons  au  billard,  et  pour  beau- 
coup de  personnes  sans  fortune  la  roulette  est  une  ressource  qui 
n'a  rien  de  déshonorant;  mais  j'avoue  que  M"'"  Blumenthal  pourrait 
faire  pire  que  jouer  à  la  roulette  sans  me  donner  mauvaise  opinion 
d'elle.  Je  n'ai  jamais  regardé  la  beauté  positive  comme  la  qualité 
essentielle  chez  une  femme.  Je  me  suis  toujours  dit  que,  si  mon 
cœur  devait  se  laisser  réduire,  ce  serait  par  une  sorte  de  grâce  har- 
monieuse, qui  produit  la  même  impression  calmante  qu'un  instru- 
ment bien  accordé.  M'"^  Blumenthal  possède  cette  grâce  harmo- 
nieuse... Enfin  tu  la  connaîtras  et  tu  seras  à  même  de  juger  si  elle 
n'a  pas  toutes  les  qualités  que  je  lui  prête. 

—  Si  M'"^  Blumenthal  était  la  plus  belle  femme  du  monde,  dis-je 
en  souriant,  et  si  tu  étais  l'objet  de  ses  préférences,  je  ne  t'envierais 
pas  ses  faveurs,  mais  bien  ton  imagination. 

—  Voilà  une  manière  polie  d'affirmer  que  je  suis  un  sot,  répli- 
qua-t-il.  Tu  es  un  sceptique,  un  cynique,  un  pessimiste!  J'espère 
attendre  encore  longtemps  avant  d'en  arriver  là  ! 

—  Tu  feras  le  voyage  assez  vite.  As-tu  eu  le  courage  d'avouer  à 
M"^^  Blumenthal  ce  que  tu  penses  d'elle? 

—  Je  ne  sais  trop  ce  que  j'ai  pu  lui  dire.  Elle  écoute  encore 
mieux  qu'elle  ne  parle,  et  il  est  possible  que  je  lui  aie  débité  hier 
au  soir  un  tas  de  niaiseries,  car,  après  avoir  échangé  quelques  pa- 
roles avec  elle,  j'ai  senti  ma  timidité  s'évaporer.  J'avais  sans  doute 
en  moi  un  fonds  d'éloquence  inédite  dont  je  ne  demandais  pas 
mieux  que  de  me  débarrasser,  et  toute  ma  poésie  renfermée  se  sera 
envolée  comme  un  essaim  d'abeilles...  ou  de  frelons.  Je  me  rap- 
pelle m' être  perdu  dans  un  brouillard  de  phrases  et  avoir  vu  deux 
yeux  briller  à  travers  la  brume  (ici  Pickering  ouvrit  une  parenthèse 
pour  m'assurer  que  l'on  n'avait  jamais  vu  ou  qu'on  ne  verra  jamais 
des  yeux  pareils  à  ceux-là).  En  somme,  j'ai  pataugé  dans  une  mare 
d'absurdités.  J'aurais  pu  chercher  longtemps  sans  rencontrer  une 
autre  femme  assez  bonne  pour  m'écouter  sans  rire  ! 

—  Et  je  présume  que,  loin  de  se  moquer  de  toi.  M'"®  Blumenthal 
t'a  encouragé? 


LE    PREMIER    AMOUR   D'eUGÈNE   PICKERING.  167 

—  Oui  certes!  Elle  a  senti,  elle  a  souffert,  et  maintenant  elle 
comprend. 

—  Elle  t'a  sans  doute  proposé  d'être  ta  conseillère  et  ton  amie? 

—  Elle  m'a  parlé  comme  on  ne  m'a  jamais  parlé,  et  m'a  formelle- 
ment offert  de  me  rendre  tous  les  services  que  peut  rendre  l'amitié 
d'une  femme. 

—  Et  tu  as  formellement  accepté. 

—  Gela  te  paraît  absurde?  Permets-moi  de  te  dire  que  je  m'en 
moque!  s'écria  Pickering  d'un  ton  agressif  qui  ne  me  blessa  pas 
le  moins  du  monde.  J'ai  été  très  ému.  J'ai  essayé  de  la  remercier; 
mais  je  n'ai  pas  pu,  et,  pour  cacher  mon  trouble,  je  me  suis  retiré 
assez  brusquement. 

—  C'est  alors  qu'elle  a  profité  de  l'occasion  pour  glisser  sa  tragé- 
gie  dans  ta  poche. 

—  Nullement.  J'avais  vu  le  livre  sur  la  table  pendant  que  j'atten- 
dais dans  le  salon  ;  plus  tard  elle  voulut  bien  offrir  de  lire  de  l'alle- 
mand avec  moi  deux  ou  trois  fois  par  semaine.  —  Par  quoi  com- 
mencerons-nous? demanda-t-elle.  —  Par  ce  drame,  répliquai-je 
en  prenant  le  volume. 

Je  ne  suis  ni  un  pessimiste,  ni  un  cynique;  mais,  quand  même 
j'aurais  mérité  le  reproche  d'Eugène ,  mes  griffes  eussent  été  ro- 
gnées par  l'assurance  que  M'"*  Blumenthal  désirait  me  connaître  et 
avait  prié  mon  ami  de  me  présenter.  Parmi  les  niaiseries  qu'il  s'ac- 
cusait d'avoir  débitées,  il  avait  fait  de  moi  un  éloge  chaleureux, 
auquel  elle  avait  répondu  fort  poliment.  J'avoue  que  j'étais  curieux 
de  la  voir,  mais  je  demandai  que  la  présentation  n'eût  pas  lieu  im- 
médiatement. Je  désirais  d'abord  que  Pickering  pût  accomplir  sa 
destinée  sans  que  je  fusse  tenté  de  jouer  le  rôle  de  la  Providence, 
et  d'ailleurs  j'avais  à  Hombourg  des  amis  avec  lesquels  je  m'étais 
engagé  à  passer  mes  heures  de  loisir.  Pendant  quelques  jours,  je  ne 
fréquentai  guère  Pickering,  tout  en  le  rencontrant  parfois  au  Kur- 
saal.  Malgré  mon  désir  de  l'abandonner  à  lui-même,  je  cherchai  à 
deviner  quelle  influence  le  contact  du  monde  et  surtout  le  contact 
de  M'"^  Blumenthal  exerçait  sur  lui.  Il  semblait  très  heureux,  et  je 
reconnus  à  divers  symptômes  que  sa  confiance  en  lui-même  s'était 
accrue;  son  esprit  travaillait  sans  cesse,  et  je  ne  pouvais  causer  une 
demi-heure  avec  lui  sans  me  demander  si  un  autre  genre  d'éduca- 
tion aurait  contribué  à  mieux  développer  son  intelligence.  A  cha- 
cune de  nos  rencontres,  il  me  parlait  un  peu  moins  de  M""=  Blumen- 
thal, tout  en  avouant  qu'il  la  voyait  souvent  et  qu'il  l'admirait 
énormément.  Je  fus  obligé ,  malgré  mes  idées  préconçues ,  de  re- 
connaître que,  pour  fasciner  une  nature  aussi  pure  et  aussi  sereine, 
il  fallait  qu'elle  fût  douée  de  qualités  peu  communes.  Pickering  me 
faisait  l'effet  d'un  philosophe  ingénu  assis  aux  pieds  d'une  muse 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

austère,  et  non  d'un  désœuvré  sentimental  qui  cède  aux  charmes  de 
quelque  beauté  légère. 

II. 

jyjme  Blumenthal,  pour  le  moment,  semblait  avoir  renoncé  au 
Kursaal.  Son  jeune  ami  lui  fournissait  sans  doute  le  sujet  d'une 
étude  intéressante,  et  elle  tenait  à  s'y  livrer  sans  distraction. 

Cependant  je  l'aperçus  enfin  un  soir  à  l'opéra,  et  dans  sa  loge  elle 
me  parut  plus  belle  que  lors  de  ma  première  rencontre.  Adelina 
Patti  chantait,  et,  le  rideau  levé,  je  ne  m'occupai  que  de  ce  qui  se 
passait  sur  la  scène.  A  la  fin  du  premier  acte,  je  vis  que  l'auteur  de 
Cléopâtre  avait  pour  cavalier  son  jeune  admirateur.  II  se  tenait  der- 
rière elle,  regardant  par-dessus  son  épaule  et  l'écoutant  d'un  air 
charmé,  tandis  que  la  dame  agitait  son  éventail  avec  lenteur.  Elle 
parcourait  des  yeux  la  salle,  et  je  me  figure  que  ceux  des  specta- 
teurs dont  elle  parlait  n'auraient  pas  été  ravis  de  l'entendre.  La 
lorgnette  de  Pickering  suivait  les  indications  qu'on  lui  donnait;  ses 
lèvres  demeuraient  entr'ouvertes,  comme  cela  lui  arrivait  chaque 
fois  qu'une  conversation  l'intéressait.  Je  crus  que  le  moment  serait 
opportun  pour  aller  présenter  mes  hommages;  mais  l'arrivée  d'une 
vieille  connaissance  qui  vint  occuper  une  stalle  à  côté  de  la  mienne 
m'obligea  à  retarder  ma  visite.  Je  ne  le  regrettai  pas,  car  personne 
ne  devait  être  plus  à  même  que  mon  voisin  de  réduire  en  prose  rai- 
sonnable les  rhapsodies  lyriques  d'Eugène.  Niedermeyer,  quoique 
diplomate  et  Autrichien,  était  assez  bavard;  il  connaissait  un  peu 
tout  le  monde. 

—  Savez-vous,  lui  demandai -je  après  avoir  échangé  avec  lui 
quelques  paroles,  qui  est  et  ce  qu'est  cette  dame  en  robe  bleue 
que  vous  lorgnez  en  ce  moment  ? 

—  Qui  elle  est?  répliqua  Niedermeyer  en  abaissant  sa  lorgnette. 
Elle  se  nomme  M'"^  Blumenthal.  Ce  qu'elle  est?  Il  faudrait  du  temps 
pour  le  raconter.  Faites-vous  présenter,  —  rien  de  plus  facile. 
Vous  la  trouverez  charmante ,  et  au  bout  d'une  huitaine  de  jours 
vous  me  direz  ce  qu'elle  est. 

—  Je  n'en  répondrais  pas.  Mon  ami,  qui  l'accompagne  ce  soir,  la 
connaît  depuis  plus  d'une  semaine,  et  je  ne  le  crois  pas  encore  à 
même  de  la  bien  juger. 

—  Je  crains  que  votre  ami  ne  soit  un  peu  épris.  Pauvre  garçon, 
il  n'est  pas  le  seul  \  Elle  paraît  vraiment  fort  jolie  d'ici;  c'est  éton- 
nant comme  ces  femmes-là  se  conservent. 

—  Ces  femmes-là!  Vous  ne  voulez  pas  donner  à  entendre  que 
M'"®  Blumenthal  n'est  pas  une  dame  très  respectable? 

— Oui  et  non.  C'est  elle-même  qui  a  formé  l'espèce  d'atmosphère 


LE   PREMIER   AMOUR   D  EUGENE    PICKERING.  169 

qui  l'entoure.  Il  n'y  a  cependant  aucun  raotif  pour  baisser  la  voix 
en  prononçant  son  nom;  mais  certaines  femmes  ne  sont  satisfaites 
que  lorsqu'elles  se  sont  mises  dans  une  position  équivoque.  A  leurs 
yeux,  l'attitude  de  la  vertu  a  une  raideur  disgracieuse.  Ne  me  de- 
mandez pas  une  opinion,  —  contentez-vous  de  quelques  faits. 
M'"®  Blumenihal  est  Prussienne  et  bien  née.  J'ai  connu  sa  mère, 
lière  comtesse  westphalienne;  par  malheur  elle  était  pauvre,  et 
Flora  s'est  résignée  à  épouser  un  Juif  deux  fois  plus  âgé  qu'elle  et 
qui  n'a  laissé  qu'une  fortune  très  modeste.  Elle  doit  avoir  de  trente 
à  trente-cinq  ans.  L'hiver,  elle  fait  parler  d'elle  à  Berlin,  où  elle 
donne  de  petits  soupers  à  la  bohème  du  cru;  l'été,  on  la  voit  assez 
souvent  autour  des  tapis  verts  d'Ems  ou  de  Wiesbaden.  Elle  a  beau- 
coup d'esprit,  et  son  esprit  l'a  gâtée.  Un  an  après  son  mariage,  elle 
a  publié  un  roman  où  elle  développe  ses  idées  matrimoniales.  Depuis 
elle  a  composé  un  tas  d'ouvrages,  —  romans,  poèmes,  brochures 
sur  tous  les  sujets  imaginables,  depuis  la  conversion  de  Lola  Mon- 
tez jusqu'à  la  philosophie  hégélienne.  Ses  théories  ont  froissé  le 
monde.  Un  beau  jour,  voyant  que  la  société  lui  tournait  le  dos,  elle 
a  déclaré  qu'elle  voulait  désormais  vivre  d'une  vie  intellectuelle  et 
respirer  l'air  de  la  liberté.  Tout  cela  ne  l'empêche  pas  d'avoir  tourné 
la  tête  à  plus  d'un  homme  distingué.  Dieu  vous  garde  des  femmes 
dont  l'imagination  a  envahi  la  place  où  devrait  se  trouver  le  cœur;... 
mais  le  rideau  se  lève. 

Adelina  Patti  chanta  admirablement;  néanmoins  ma  curiosité 
était  si  bien  éveillée  que  sa  voix  ne  diminua  pas  le  désir  que  j'éprou- 
vais de  voir  M'"*  Blumenthal  face  à  face.  Dès  que  le  second  acte  fut 
terminé,  je  me  dirigeai  vers  sa  loge,  où  Pickering  s'empressa  de 
m'introduire.  Rien  de  plus  gracieux  que  l'accueil  de  la  dame,  et 
je  reconnus,  non  sans  un  peu  de  surprise,  qu'elle  ne  perdait  pas  h  être 
admirée  de  près.  Je  n'ai  jamais  vu  un  regard  plus  doux,  plus  pro- 
fond ,  plus  caressant.  En  dépit  d'une  certaine  lassitude  que  trahis- 
sait sa  physionomie,  ses  mouvemens  et  le  ton  de  sa  voix,  surtout 
lorsqu'elle  riait,  avaient  une  franchise  et  une  spontanéité  presque  en- 
fantines. Ses  yeux  gris  vous  fascinaient,  mais  sa  manière  de  souli- 
gner ses  paroles  par  un  geste  me  sembla  légèrement  déclamatoire, 
et  je  me  demandai  si  sa  conversation  ne  devait  pas  bientôt  fatiguer 
un  auditeur  impartial.  Lorsque  je  rencontrai  son  regard,  je  me  dis 
qu'il  faudrait  l'écouter  longtemps  avant  d'être  disposé  à  rompre 
l'entretien.  Je  lui  répétai  en  m'asseyant  auprès  d'elle  les  choses 
élogieuses  que  mon  ami  prodiguait  sur  son  compte.  Les  yeux  fixés 
sur  moi,  elle  me  laissa  dérouler  mon  écheveau  et  exagérer  un  peu. 
—  Quoi,  vraiment!  s'écria-t-elle  en  se  retournant  tout  à  coup  vers 
Pickering,  qui  se  tenait  debout  derrière  nous,  c'est  ainsi  que  vous 
parlez  de  moi? 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  rougit  jusqu'au  front,  et  j'éprouvai  un  remords  tardif.  Nous 
parlâmes  ensuite  de  choses  et  d'autres.  Je  lui  adressai  des  compli- 
mens  sur  la  pureté  de  son  accent  anglais,  et  je  lui  demandai  si  elle 
avait  visité  l'Angleterre. 

—  Le  ciel  m'en  préserve!  s'écria-t-elle,  je  déteste  l'aristocratie. 
Je  suis  démocrate,  et  je  ne  m'en  cache  pas.  Quoique  fille  des  croi- 
sés et  née  au  sein  de  la  féodalité,  je  suis  une  révolutionnaire.  J'ai 
une  passion  pour  la  liberté,  —  la  liberté  illimitée.  C'est  dans  votre 
république  que  je  voudrais  me  réfugier.  Quel  merveilleux  spectacle 
qu'un  grand  peuple  libre  de  faire  ce  qui  lui  plaît  et  ne  faisant  rien 
de  mal  ! 

Je  répondis  modestement  qu'après  tout  les  libertés,  pas  plus  que 
les  vertus  d'un  Américain,  ne  sont  illimitées. 

—  N'importe,  n'importe  !  répliqua- 1- elle  en  désignant  Pickering 
avec  son  éventail,  j'aimerais  à  voir  le  pays  qui  a  produit  ce  mer- 
veilleux jeune  homme.  Ce  doit  être  une  sorte  d'Arcadie,  une  repro- 
duction de  l'âge  d'or.  M.  Pickering  dit  les  choses  les  plus  naïves  du 
monde,  et,  après  avoir  souri  de  leur  simplicité,  je  m'aperçois  tout 
à  coup  qu'elles  sont  très  sensées,  et  j'y  pense  sans  cesse.  C'est 
vrai!  ajouta-t-elle  en  s'adressant  à  Eugène,  j'appelle  vos  naïvetés 
des  solécismes  inspirés,  et  j'en  fais  mon  profit.  Souvenez-vous  de 
cela  la  prochaine  fois  que  je  rirai  de  vous  ! 

Pickering  se  trouvait  dans  cet  état  de  béatitude  où  les  sourires  et 
les  froncemens  de  sourcils  de  la  bien-aimée  pèsent  du  mêaie  poids 
dans  la  balance.  Il  me  regarda  d'un  air  qui  semblait  dire  :  «  Cite- 
moi  une  femme  qui  ait  autant  d'esprit,  autant  de  grâce!  »  Je  me 
figure  qu'il  ne  saisissait  que  vaguement  le  sens  des  paroles  de 
M""^  Blumenthal,  dont  les  gestes,  la  voix  et  les  coups  d'oeil  se  con- 
fondaient pour  lui  dans  une  harmonie  irrésistible.  Le  spectacle  d'une 
pareille  infatuation  a  quelque  chose  de  pénible.  Je  me  dispensai 
donc  de  répondre  au  défi  de  Pickering,  et  je  me  mis  à  rendre  hom- 
mage au  talent  de  M™^  Adelina  Patti.  M'"^  Blumenthal,  comme  il 
convenait  à  une  vraie  révolutionnaire ,  fut  obligée  d'avouer  qu'elle 
n'admirait  pas  trop  le  chant  de  la  diva. 

—  Cela  manque  d'âme,  dit-elle.  Pour  faire  une  grande  artiste,  il 
faut  une  grande  passion. 

Avant  que  j'eusse  eu  le  temps  de  réfuter  ou  d'approuver  l'axiome, 
la  voix  de  la  Patti  s'éleva,  et  fit  pleuvoir  sur  la  salle  ses  notes  ar- 
gentines. 

—  Ah!  donnez-moi  cet  art,  murmurai-je  en  me  levant,  et  je  vous 
laisserai  la  passion. 

Après  avoir  regagné  ma  stalle,  je  me  demandai  si  mes  paroles 
n'avaient  pas  froissé  mon  interlocutrice.  Le  signe  de  tête  amical 
qu'elle  m'adressa  à  la  sortie  me  rassura.  Elle  était  au  bras  de  Picke- 


?i.\ 


LE   PREiUER   AMOUR   d'eUGÈNE  PICKERING.  171 

ring,  attendant  sa  voiture.  A  Hombourg,  les  distances  à  parcourir  ne 
sont  pas  longues;  mais  il  pleuvait,  et  M'""  Blumenthal  montra  un 
joli  pied  chaussé  de  satin  pour  expliquer  qu'elle  ne  pouvait  rentrer 
à  pied.  Pickering  nous  laissa  un  instant  pour  aller  à  la  recherche 
du  véhicule,  et  ma  compagne  profita  de  l'occasion  pour  me  prier  de 
venir  la  voir;  elle  avait  des  raisons  pour  désirer  causer  avec  moi.  Je 
répondis  naturellement  que  son  désir  seul  était  une  raison  suffi- 
sante pour  moi.  Elle  me  remercia  par  un  de  ses  regards  profonds, 
si  audacieux  dans  leur  candeur,  et  déclara  que  je  faisais  plus  de. 
complimens  que  mon  ami,  bien  qu'elle  doutât  que  je  fusse  aussi 
sincère.  —  C'est  de  lui  que  je  tiens  à  causer  avec  vous,  ajoutâ- 
t-elle. J'ai  beaucoup  de  choses  à  vous  demander.  Il  faudra  que  vous 
m'appreniez  tout  ce  que  vous  savez  sur  son  compte,  car  il  m'inté- 
resse, et  j'ai  des  sympathies  si  intenses,  une  imagination  si  vive, 
que  je  ne  me  fie  pas  à  mes  propres  impressions;  elles  m'ont  trompée 
plus  d'une  fois. 

Je  promis  de  lui  rendre  visite,  et  nous  la  quittâmes  après  l'avoir 
installée  dans  sa  voiture.  Pickering  me  proposa  une  promenade  sous 
la  longue  galerie  vitrée  du  Kursaal,  et  je  ne  tardai  pas  à  reconnaître 
que  je  me  promenais  avec  un  homme  éperdument  amoureux.  Il 
m'annonça  entre  autres  choses  que  M'"^  Blumenthal  avait  été  pour 
lui  «  une  révélation.  » 

—  Tu  n'as  pas  pu  la  juger  ce  soir,  me  dit-il.  Si  tu  pouvais  seule- 
ment l'entendre  raconter  ses  aventures  ! 

—  Elle  en  a  donc  à  raconter? 

—  Les  aventures  les  plus  étranges  !  s'écria  Pickering  avec  en- 
thousiasme. Elle  n'a  pas  végété  comme  moi;  elle  a  vécu  dans  le 
tumulte  de  la  vie.  Lorsque  j'écoute  ses  souvenirs,  il  me  semble 
entendre  l'ouverture  d'une  symphonie  de  Beethoven  ! 

Je  ne  pus  que  m'incliner;  mais,  comme  je  tenais  à  savoir  ce 
qu'était  devenue  la  conscience  qui  le  troublait  naguère,  je  lui  dis  : 
—  Mon  cher,  tu  es  tout  simplement  amoureux. 

Il  parut  aussi  ravi  d'apprendre  la  nouvelle  que  s'il  ne  la  connais- 
sait pas. 

—  C'est  ce  que  M'»«  Blumenthal  m'a  dit  pas  plus  tard  que  ce 
matin,  répliqua-t-il.  Nous  sommes  partis  ensemble  pour  visiter  les 
ruines  du  château  de  Kônigstein;  nous  avons  grimpé  jusqu'au  som- 
met de  la  tourelle  la  plus  élevée,  où  nous  sommes  restés  pendant 
une  heure.  Le  silence  solennel  de  l'endroit  délia  ma  langue,  et  tan- 
dis qu'elle  se  tenait  assise  sur  un  pan  de  mur  couvert  de  lierre,  j'ai 
fait  une  sorte  de  discours.  Elle  m'a  écouté,  les  yeux  fixés  sur  moi, 
arrachant  de  temps  à  autre  un  fragment  de  pierre  qu'elle  laissait 
tomber  dans  la  vallée.  Enfin  elle  se  leva  et  me  contempla  en  ho- 
chant la  tête  à  deux  ou  trois  reprises.  —  Vous  êtes  amoureux,  dit- 


-172  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

elle,  la  chose  est  certaine  ;  —  puis  elle  se  remit  à  lancer  des  cailloux 
dans  l'espace  sans  ajouter  un  mot.  Toutefois,  avant  de  descendre, 
elle  ajouta  que  mon  discours  méritait  une  réponse.  Elle  me  remer- 
ciait cordialement;  mais  elle  ne  voulait  pas  profiter  de  mon  inexpé- 
rience pour  me  prendre  au  mot.  Je  ne  connaissais  pas  le  monde,  je 
me  laissais  séduire  trop  aisément,  et  je  la  croyais  meilleure  qu'elle 
ne  l'était;  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de  découvrir  ses  dé- 
fauts. Si,  après  avoir  eu  l'occasion  de  la  comparer  à  d'autres  femmes, 

plus  jeunes,  plus  simples,  —  mes  sentimens  ne  changeaient  pas, 

elle  ne  refuserait  pas  de  m'écouter  de  nouveau.  Je  lui  ai  juré  que  je 
ne  craignais  pas  de  lui  préférer  une  autre  femme,  et  alors  elle  a  ré- 
pété :  —  Heureux  mortel,  vous  êtes  amoureux,  bien  amoureux! 

Deux  jours  plus  tard,  je  me  présentai  chez  M'"*  Blumenthal,  ne 
sachant  trop  que  penser  d'elle.  Il  est  prouvé  qu'il  existe  çà  et  là 
certaines  gens  que  l'on  peut  qualifier  de  comédiens  sincères,  cer- 
tains esprits  qui  cultivent  de  bonne  foi  les  émotions  factices.  C'était 
le  cas  de  celle  que  mon  ami  le  diplomate  nommait  si  cavalièrement 
Flora,  ou  du  moins  je  le  craignais.  Cependant  l'offre  qu'elle  avait 
faite  de  soumettre  l'adoration  de  Pickering  à  une  épreuve  hasar- 
deuse me  rassurait  un  peu.  Elle  me  reçut  dans  un  salon  encombré 
de  livres  et  de  journaux.  Un  des  côtés  de  la  chambre  était  occupé 
par  un  piano  orné  d'un  vase  oii  s'épanouissait  un  immense  bouquet 
de  roses  blanches.  Je  trouvai  mon  hôtesse  plongée  dans  une  ber- 
gère. Le  but  de  ma  visite  n'était  pas  d'admirer  M'"*  Blumenthal 
pour  mon  propre  compte,  mais  de  m'assurer  jusqu'à  quel  point  il 
convenait  de  la  laisser  agir.  Elle  avait  exprimé  des  doutes  sur  ma 
sincérité  le  soir  de  notre  première  rencontre  :  aussi  eus-je  soin 
cette  fois  de  m' abstenir  de  tout  compliment  et  de  ne  point  la  mettre 
en  garde  contre  ma  pénétration.  Je  voulais  déchiffrer  une  énigme, 
et  j'avoue  que  je  fus  puni  de  ma  prétention  par  une  éclipse  de  ma 
perspicacité  habituelle.  Elle  prenait  des  poses  si  gracieuses,  elle 
écoutait  mes  réponses  avec  un  intérêt  si  naïf,  qu'au  bout  d'une 
demi-heure  je  n'aurais  pas  hésité  à  reconnaître  avec  Pickering  que 
c'était  «  une  femme  merveilleuse.  »  Cette  demi -heure,  je  n'aime 
pas  à  me  la  rappeler.  Le  résultat  fut  de  me  démontrer  plus  tard 
que  l'on  peut  être  charmé  par  une  personne  qui  remplace  le  cœur 
par  l'imagination.  Elle  m'avait  franchement  avoué  qu'elle  désirait 
apprendre  de  moi  tout  ce  que  je  savais  sur  le  compte  de  mon  ami; 
elle  me  questionna  donc  sur  sa  famille,  ses  antécédens  et  son  ca- 
ractère. Rien  de  plus  naturel  de  la  part  d'une  veuve  qui  avait  reçu 
une  déclaration  d'amour.  Elle  m'interrogeait  avec  une  sollicitude 
si  contenue,  si  flatteuse  pour  Pickering,  que  j'aurais  été  presque 
tenté  de  mentir  plutôt  que  de  ne  pas  faire  son  éloge. 

—  Après  tout,  lui  dis-je,  vous  le  connaissez  mieux  que  moi,  car 


LE   PREMIER   AMOUR   d'eUGÈNE   PICKERING,  173 

avant  de  le  retrouver  à  Hombourg  je  ne  l'avais  pas  revu  depuis 
son  enfance. 

—  Oui,  mais  je  sais  aussi  que  vous  êtes  son  confident,  répliqua- 
t-elle.  II  se  montre  très  franc  avec  moi,  et  je  sens  pourtant  qu'il  me 
cache  quelque  chose.  J'ai  contracté  plus  d'une  amitié  dans  ma  vie, 
grâce  au  ciel,  et  aucune  ne  m'a  jamais  été  plus  chère  que  celle-ci; 
néanmoins  je  me  désole  de  voir  que  mon  ami  ne  m'accorde  pas 
toute  sa  confiance.  Je  devine  qu'il  souffre  d'un  chagrin  secret. 
Pauvre  moi  !  s'il  savait  seulement  combien  je  lui  suis  attachée  et 
combien  je  désire  son  bonheur  ! 

Cet  aveu,  qui  semblait  si  désintéressé,  puisqu'il  s'adressait  à  un 
tiers,  m'inspira  l'espoir  de  faire  jouer  à  M"*  Blumenthal  le  rôle  de  la 
Providence.  Le  secret  que  l'on  n'avait  pas  eu  le  courage  de  lui  révé- 
ler, c'était  le  projet  de  mariage  avec  M^'^  Yernor.  Le  visage  ingénu 
de  la  jeune  fille  m'avait  frappé,  et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de 
penser  que  Pickering  risquait  de  tomber  plus  mal.  Les  paroles  de 
M'"''  Blumenthal  m'autorisaient  à  croire  qu'elle  serait  de  mon  avis. 
Après  un  moment  d'hésitation,  je  lui  confiai  que  mon  ami  avait  en 
effet  un  secret.  Je  lui  racontai  alors  quelle  promesse  il  avait  faite  à 
son  père  mourant,  promesse  à  laquelle  il  ne  pouvait  manquer  sans 
s'exposer  à  des  remords  qui  troubleraient  son  repos.  Elle  m'écouta 
avec  beaucoup  d'attention  et  sans  paraître  irritée  le  moins  du  monde. 

—  Quel  joli  conte!  s'écria-t-elle,  lorsque  j'eus  achevé  mon  récit; 
quelle  situation  romanesque!  Il  n'est  pas  étonnant  que  ce  pauvre 
M.  Pickering  ait  eu  des  velléités  de  révolte  et  qu'il  désire  retarder 
l'heure  de  la  soumission.  Et  cette  petite  fille  de  Smyrne  qui  attend 
le  jeune  prince  américain  comme  une  héroïne  des  Mille  et  une 
Nuits  1  Je  donnerais  beaucoup  pour  voir  sa  photographie.  Croyez- 
vous  qu'il  me  la  montrerait?  Ne  craignez  rien,  je  serai  discrète... 
Oui,  c'est  un  joli  roman;  si  je  l'avais  inventé,  on  le  trouverait  ab- 
surdement  improbable  ! 

Elle  se  leva  ensuite  et  fit  deux  ou  trois  tours  dans  le  salon,  se 
souriant  à  elle-même.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta  devant  le  piano 
avec  un  petit  éclat  de  rire;  l'instant  après,  elle  se  cacha  le  visage 
dans  l'énorme  bouquet  de  roses.  Il  était  temps  de  prendre  congé, 
et  je  ne  voulais  pas  m'éloigner  sans  savoir  si,  tout  en  plaignant  le 
jeune  homme  de  Hombourg,  elle  n'éprouvait  pas  aussi  un  peu  de 
pitié  pour  la  petite  fille  qui  attendait  à  Smyrne. 

—  Vous  devinez  naturellement  dans  quel  espoir  je  vous  ai  ra- 
conté tout  cela,  dis-je  en  me  levant. 

Elle  avait  pris  une  des  roses  et  l'attachait  à  son  corsage.  Elle 
leva  vivement  la  tête  et  s'écria  :  —  Laissez-moi  faire  ;  il  m'inté- 
resse ! 

Je  dus  me  contenter  de  cette  réponse.  Le  jour  suivant,  je  me  re- 


17Ù  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

pentis  plus  d'une  fois  de  mon  zèle,  et  je  me  demandai  si  la  provi- 
dence, qui  mettait  une  rose  blanche  à  son  corsage,  n'agirait  pas 
d'une  façon  par  trop  humaine.  Le  soir,  au  Kursaal,  je  cherchai  en 
vain  Pickering,  et  je  vis  que  ma  confidence  n'avait  pas  encore  dé- 
cidé M'""  Blumenthal  à  abréger  les  visites  de  son  soupirant.  Je  ne 
le  rencontrai  que  fort  tard,  à  mon  grand  dépit,  car  j'avais  hâte  de 
lui  annoncer  quel  genre  de  service  je  venais  de  lui  rendre.  11  me 
prit  le  bras  et  m'entraîna  vers  le  jardin;  il  était  trop  agité  pour  me 
permettre  de  parler  le  premier. 

—  J'ai  brûlé  mes  vaisseaux  !  s'écria-t-il  dès  que  nous  nous  trou- 
vâmes seuls.  Je  lui  ai  tout  avoué.  J'ai  dit  que  c'était  un  supplice 
pour  moi  d'attendre  sous  le  vain  prétexte  que  je  pourrais  jamais 
l'aimer  moins,  que  jusqu'à  présent  ma  vie  n'a  été  qu'un  rêve  hi- 
deux et  qu'il  suffit  d'un  mot  d'elle  pour  me... 

—  Lui  as-tu  parlé  de  miss  Vernor?  lui  demandai-je  gravement. 

—  Je  lui  ai  tout  avoué,  te  dis-je.  Le  passé  n'existe  plus  pour 
moi.  Le  passé  peut  sortir  de  sa  tombe  et  me  maudire,  il  ne  m'é- 
pouvante plus  !  J'ai  le  droit  d'être  heureux  ;  j'ai  le  droit  d'être  libre. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  promis.  Je  n'existais  pas  alors ^  je  n'existe 
que  depuis  un  mois.  Ah!  je  ne  suis  plus  le  même  homme.  Hier  en- 
core j'avais  peur  d'elle;  — aujourd'hui  je  crains  seulement  de  mou- 
rir de  joie. 

Je  m'étais  tu  pour  lui  laisser  le  temps  d'exhaler  toute  son  élo- 
quence; en  ce  moment,  il  s'interrompit  pour  ôter  son  chapeau,  dont 
il  se  servit  en  guise  d'éventail. 

—  Explique-toi,  lui  dis-je  enfin.  As-tu  demandé  à  M'"^  Blumen- 
thal d'être  ta  femme? 

—  Que  veux-tu  donc  que  je  lui  demande? 

—  Et  elle  consent? 

—  Elle  demande  trois  jours  pour  se  décider. 

—  Mettons-en  quatre!  Elle  connaît  ton  secret  depuis  ce  matin. 
Je  me  crois  obligé  de  te  déclarer  que  je  le  lui  ai  révélé. 

—  Tant  mieux  !  s'écria  Pickering.  Ce  n'est  pas  une  offre  brillante 
que  la  mienne  pour  une  femme  comme  elle,  et  si  cruelle  que  soit 
l'attente,  je  sens  qu'il  serait  brutal  de  me  montrer  trop  pressant. 

—  Qae  pense-t-elle  de  la  rupture  de  ta  promesse? 
Pickering  était  trop  amoureux  pour  feindre  le  remords. 

—  Elle  pense,  répondit-il  bravement,  qu'elle  m'aime  trop  pour 
avoir  le  courage  de  me  condamner.  Elle  convient  que  j'ai  le  droit 
d'être  heureux. 

Je  me  sentais  intrigué.  Ce  n'était  pas  là  l'elTet  que  j'attendais  de 
mon  indiscrétion  calculée;  mais  maintenant  je  ne  pouvais  plus  in- 
tervenir. Tout  ce  que  je  pus  faire  fut  de  conseiller  à  mon  ami  de 
ne  pas  se  donner  la  fièvre. 


LE   PREMIER   AMOUR   d'eUGÈNE   PICKERING.  175 

Le  lendemain  matin,  je  reçus  ce  billet  : 

«  Mon  cher  ami,  j'ai  tout  espoir  d'être  heureux.  Je  pars  pour 
Wiesbaden,  où  j'apprendrai  mon  sort.  M""^  Blumenthal  compte  pas- 
ser quelques  jours  dans  cette  ville,  et  elle  me  permet  de  l'accom- 
pagner. Je  crois  que  tu  peux  me  féliciter  d'avance.  Tu  seras  le  pre- 
mier à  apprendre  l'heureuse  nouvelle.  »  «  E.  P.  » 

Deux  jours  plus  tard,  en  m'asseyant  à  la  table  de  l'hôtel,  je  trou- 
vai sur  mon  assiette  une  lettre  portant  le  timbre  de  Wiesbaden;  elle 
ne  contenait  que  ces  mots  : 

«  Je  suis  heureux;  mon  offre  est  acceptée  depuis  une  heure.  Juge 
de  ma  joie!  Je  puis  à  peine  croire  que  je  suis  ton  vieux    E.  P.  » 

Pendant  huit  jours,  je  demeurai  sans  nouvelles  de  Pickering, 
dont  le  silence  finit  par  m'inquiéter.  Je  lui  écrivis.  La  réponse  n'ar- 
rivant pas,  je  me  rendis  à  son  hôtel,  où  j'appris  qu'on  venait  de  lui 
envoyer  ses  bagages  à  Cologne.  Un  télégramme  que  j'adressai  à 
mon  ami  m'en  valut  un  autre,  où  il  me  priait  simplement  de  le  re- 
joindre. Quelques  heures  après,  j'étais  à  Cologne.  Je  trouvai  Picke- 
ring installé  dans  l'hôtel  le  plus  triste  de  la  ville,  dans  un  grand 
salon  à  tentures  grises  qui  semblait  avoir  absorbé  l'ennui  exhalé 
par  dix  générations  de  voyageurs.  Il  était  pâle  et  défait;  son  visage 
avait  vieilli  de  cinq  ans:  mais  au  moins  il  pouvait  se  vanter  d'avoir 
trempé  ses  lèvres  dans  la  coupe  de  la  vie,  et  j'étais  désireux  d'ap- 
prendre ce  qui  la  lui  rendait  si  amère;  cependant  je  lui  épargnai 
toute  curiosité  importune,  me  bornant  à  lui  témoigner  ma  sympa- 
thie par  une  chaleureuse  poignée  de  main.  Nous  essayâmes  en  vain 
de  parler  de  Cologne,  dont  la  pluie  gâtait  pour  le  moment  l'aspect 
pittoresque.  Eugène  ne  tarda  pas  à  se  lever  pour  se  promener  de 
long  en  large. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  j'ai  voulu  savoir,  et  me  voilà  certes  plus 
avancé  que  je  ne  l'étais  il  y  a  un  mois. 

Alors  il  me  raconta  avec  assez  de  calme,  comme  s'il  souffrait  déjà 
moins  de  sa  blessure,  l'histoire  des  jours  précédons,  que  je  me  con- 
tente de  résumer. 

Après  s'être  vu  accepter  un  soir  aussi  clairement  qu'il  pouvait  le 
souhaiter,  il  passa  le  reste  de  la  nuit  à  confier  le  secret  de  son  bon- 
heur aux  étoiles.  Le  lendemain  matin,  il  se  présenta  chez  M'"^  Blu- 
menthal, qui  refusa  tout  simplement  de  le  recevoir.  Il  se  promena 
pendant  une  heure  ou  deux  et  revint.  Le  domestique  lui  remit  alors 
un  billet  qui  ne  contenait  que  ces  mots  :  «  Laissez-moi  seule 
aujourd'hui.  Je  vous  donnerai  dix  minutes  demain  soir.  »  Les 
trente-six  heures  d'attente  parurent  autant  de  siècles  à  Pickering, 


176  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

cela  va  sans  dire;  enfin  M'"*  Blumenthal  le  reçut.  Avant  qu'elle  eût 
ouvert  la  bouche,  il  se  reprocha  d'avoir  été  assez  sot  pour  s'imagi- 
ner qu'il  la  connaissait.  On  parle  tous  les  jours  de  gens  qui  jet- 
tent le  masque,  c'est  un  lieu-commun  de  romancier.  Cette  fois  ce- 
pendant la  métaphore  se  trouvait  justifiée;  la  dame  se  présenta  à 
lui  sans  masque. 

—  Regardez  la  pendule,  dit-elle.  Je  vous  accorde  dix  minutes. 
Jouez-moi  votre  scène,  arrachez-vous  les  cheveux,  brandissez  votre 
poignard!  Vous  êtes  congédié. 

Ne  sachant  que  penser,  Pickering  demanda  une  explication. 

—  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous,  répondit  M"'"  Blumenthal  en  s' as- 
seyant, voilà  mon  explication.  Tout  cela  a  été  charmant,  mais  vous 
n'avez  plus  rien  à  m'apprendre;  je  vous  sais  par  cœur. 

—  Vous  avez  donc  joué  un  rôle?  Vous  ne  m'avez  jamais  aimé? 
s'écria  Pickering. 

—  Non  certes,  cher  monsieur.  Je  me  suis  contentée  de  vous  étu- 
dier. Il  manquait  à  mon  grand  ouvrage  sur  le  Non-Moi  immatériel 
un  chapitre  dont  vous  m'avez  fourni  le  fond.  Mon  livre  est  terminé; 
bonsoir  et  merci. 

—  Et  c'est  pour  en  arriver  là  que  vous  m'avez  encouragé? 

—  Je  n'ai  pas  eu  à  vous  encourager.  En  tout  cas,  osez  vous 
plaindre!  Vous  me  devrez  l'immortalité,  car  vous  serez  imprimé 
tout  vif.  N'ai-je  pas  en  somme  été  très  bonne  pour  vous?  J'ai  reçu 
vos  visites  à  des  heures  raisonnables  et  déraisonnables  ;  parfois  elles 
m'ont  amusée,  parfois  elles  m'ont  terriblement  ennuyée.  Mais  vous 
étiez  un  cas  si  curieux,  —  comment  dirai-je?  —  d'enthousiasme, 
que  je  me  suis  résignée.  N'ai-je  pas  caressé  vos  rêves?  Si  je  me 
montre  un  peu  brusque  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  ma  faute,  —  vous 
auriez  dû  comprendre  plus  tôt  que  nous  ne  sommes  pas  faits  l'un 
pour  l'autre...  Voyons,  n'avez-vous  rien,  rien  à  dire?  Accusez-moi, 
maudissez-moi,  accablez-moi  d'invectives.  Je  saurai  me  montrer 
indulgente. 

Pickering  écouta  cette  sortie  avec  une  espèce  de  torpeur;  il 
croyait  sentir  le  sol  céder  sous  ses  pieds.  Il  s'imagina  que  M'"""  Blu- 
menthal désirait  le  voir  éclater  en  injures,  et  cette  idée  contribua  à 
le  calmer.  Il  éprouva  le  besoin  de  respirer  le  grand  air. 

—  Quoi!  pas  un  mot?  reprit  la  veuve,  tandis  que,  la  main  sui:  le 
bouton  de  la  porte,  il  cessait  de  la  regarder.  Ne  vous  ai-je  pas  assez 
parlé,  moi?..  Alors  vous  m'écrirez? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  répliqua  Eugène. 

—  Bah  !  dans  six  semaines  vous  reviendrez  me  voir. 

—  Jamais! 

—  Jamais?  C'est  là  un  aveu  de  sottise,  dit-elle.  Cela  signifie  que. 


LE   PREMIER   AMOUR   d'eUGÈNE   PICKERING.  177 

même  après  avoir  réfléchi,  vous  serez  incapable  de  comprendre  la 
philosophie  de  ma  conduite. 

Le  mot  philosophie  parut  si  étrange  à  Pickering  qu'il  ne  trouva 
rien  à  répondre. 

—  Votre  passion,  après  tout,  n'était  qu'une  affaire  de  tête,  con- 
tinua la  dame. 

—  Peut-être  avez-vous  raison,  répliqua  Pickering,  et  il  s'é- 
loigna. 

Le  lendemain,  il  quitta  Wiesbaden  sur  un  vapeur  qui  descen- 
dait le  Rhin.  Il  passa  la  journée  à  bord,  ne  sachant  où  il  allait 
ni  où  il  débarquerait.  Il  avait  la  fièvre  ;  il  lui  semblait  qu'il  venait 
de  voir  quelque  chose  d'infernal.  Enfin  il  aperçut  les  tours  de  la 
cathédrale  de  Cologne,  et  lorsque  le  vapeur  s'arrêta,  il  mit  pied  à 
terre. 

—  Il  y  a  huit  jours  que  je  suis  ici,  dit-il  en  terminant  son  récit; 
je  n'ai  guère  dormi  depuis  mon  départ,  et  pourtant  c'a  été  pour 
moi  une  semaine  de  repos!..  Toutes  les  femmes,  ajouta-t-il,  sont 
perfides,  menteuses,  coquettes! 

—  Pas  toutes,  lui  dis-je;  il  existe  à  Smyrne,  dans  un  jardin  aux 
murs  blancs,  une  jeune  fille  dont  la  philosophie  se  borne... 

Pickering  s'éloigna  sans  attendre  la  fin  de  ma  phrase. 

Quelques  jours  plus  tard  il  me  parut  en  bonne  voie  de  guérison, 
et  je  restai  convaincu  que  le  temps  suffirait  pour  achever  la  cure. 
Je  ne  fis  qu'une  seule  fois  allusion  à  ses  griefs,  un  soir  que  nous  al- 
lions nous  retirer  pour  la  nuit. 

—  Permets-moi  de  t'avouer,  lui  dis-je,  que  je  trouve  qu'il  y  a  du 
vrai  dans  les  assertions  de  M'"«  Blumenthal.  Tu  te  servais  d'elle  in- 
tellectuellement, et  elle  te  rendait  la  pareille. 

Il  fronça  les  sourcils  sans  oser  me  démentir.  J'attendis  un  peu 
dans  l'espoir  qu'il  se  rappellerait  qu'il  avait  quelque  chose  à  me  ré- 
clamer. Il  n'y  songea  pas. 

Le  lendemain  nous  parcourûmes  la  vieille  cité  et  nous  visitâmes 
la  cathédrale.  Pickering  se  montrait  taciturne;  je  l'abandonnai  à  ses 
réflexions,  le  laissant  assis  en  face  d'un  vitrail  resplendissant.  A 
mon  retour,  je  devinai  ce  qu'il  allait  me  demander.  Avant  qu'il  eût 
ouvert  la  bouche,  je  tirai  de  ma  poche  la  lettre  qu'il  m'avait  confiée 
un  mois  auparavant,  je  la  posai  sur  ses  genoux,  et  je  m'éloignai  de 
nouveau. 

Une  demi-heure  après,  je  revins  sur  mes  pas.  Il  avait  disparu,  je 
regagnai  l'hôtel,  et  je  le  trouvai  se  promenant  d'un  air  sombre  dans 
sa  chambre.  Sans  doute  j'aurais  été  fort  embarrassé,  si  l'on  m'eût 
demandé  quel  effet  la  lettre  devait  produire  ;  mais  je  m'étonnai  de 
voir  qu'elle  l'avait  irrité. 

TOME  XIII.  —  1876.  12 


178  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Tu  as  lu?  lui  demandai-je. 

—  Oui,  et  je  suis  obligé  de  faire  amende  honorable.  J'ai  été  in- 
juste envers  M.  Vernor. 

—  Tu  pensais  qu'il  t'adressait  ta  feuille  de  route,  si  j'ai  bonne 
mémoire? 

—  J'étais  un  sot.  Il  me  donne  mon  congé.  Il  croit  devoir  m'an- 
noncer  sans  retard  que  sa  fille,  informée  de  l'union  projetée,  refuse 
de  se  regarder  comme  liée  par  un  pareil  contrat  et  n'admet  pas  que 
de  mon  côté  je  sois  tenu  de  m'y  conformer.  On  lui  a  donné  une 
semaine  pour  réfléchir.  Elle  s'obstine  à  trouver  horrible  l'arran- 
gement en  question.  Après  s'être  montrée  si  longtemps  soumise,  elle 
ose  enfm  avoir  une  opinion  à  elle ,  à  ce  que  m'apprend  M.  Vernor. 
J'avoue  que  cela  me  surprend.  On  m'a  toujours  représenté  Isabelle 
comme  l'incarnation  de  l'obéissance  passive.  Et  c'est  elle  qui  se  ré- 
volte et  insiste  pour  que  l'on  me  dégage  de  ma  promesse  !  Son  père 
m'annonce  même  qu'elle  menace  d'avoir  une  fièvre  cérébrale  dans 
le  cas  où  l'on  voudrait  user  de  contrainte.  M.  Vernor  ajoute  qu'il 
ne  veut  pas  augmenter  les  regrets  que  je  puis  lui  faire  l'honneur 
d'éprouver  par  la  moindre  allusion  aux  qualités  morales  et  phy- 
siques de  sa  fille.  Il  espère,  pour  le  repos  de  tous  les  intéressés, 
que  j'ai  «  d'autres  vues.  »  Il  termine  en  disant  que,  malgré  ce  con- 
tre-temps, le  fils  de  son  meilleur  ami  sera  toujours  le  bienvenu  chez 
lui.  Je  suis  libre,  dit-il,  et  il  m'engage  à  compléter  mon  excellente 
éducation  par  une  série  de  voyages.  Si  je  suis  tenté  de  me  diriger 
du  côté  de  l'Orient,  il  compte  que  je  n'oublierai  pas  que  je  suis  sûr 
de  trouver  à  Smyrne  un  accueil  amical.  En  somme,  c'est  une  lettre 
fort  polie. 

Si  polie  qu'elle  fût,  Pickering  ne  paraissait  nullement  satisfait 
du  poids  dont  elle  débarrassait  sa  conscience.  Il  se  montra  très 
abattu.  Pauvre  garçon,  l'expérience  avait  cruellement  rogné  les 
ailes  de  son  imagination  !  Je  le  plaignais  trop  pour  lui  rappeler  que 
si,  un  mois  auparavant,  il  eût  consenti  à  briser  le  cachet  de  la 
lettre,  il  aurait  échappé  au  purgatoire  où  trônait  M'"''  Blumenthal. 
Je  me  bornai  donc  à  le  prier  de  me  montrer  la  photographie  de 
M'"*  Vernor. 

—  Je  n'ai  plus  le  droit  de  la  garder,  me  dit-il,  —  et  avant  que 
j'eusse  eu  le  temps  d'empêcher  ce  sacrifice,  il  tira  la  carte  de  son 
portefeuille  et  la  jeta  dans  le  feu. 

—  Il  est  fâcheux  pour  toi  que  M"«  Vernor  ait  montré  tant  de  ré- 
solution, lui  dis-je,  car  je  parierais  qu'elle  est  devenue  une  jeune 
fille  charmante. 

—  Va  t'en  assurer!  répliqua-t-il  d'un  ton  de  mauvaise  humeur. 
Le  champ  est  libre.  Il  m'est  défendu  désormais  de  songer  à  elle. 


LE   PÏIE5ITER   AMOUR   d'eUGÈNE   PICKERING.  l79 

Voyons,  me  demanda-t-il  en  se  tournant  tout  à  coup  vers  moi, 
n'est-ce  pas  une  rude  déception  pour  un  pauvre  diable  qui  ne 
demande  au  sort  que  de  vivre  paisiblement  dans  son  petit  coin? 

Je  déclarai  que  c'était  dur  en  effet  et  qu'il  avait  le  droit  d'exiger 
que  le  destin  lui  fournît  une  nouvelle  occasion  de  s'installer  dans 
son  coin.  J'ajoutai  que  le  conseil  de  M.  Vernor  était  bon,  qu'il  avait 
tort  de  ne  pas  le  suivre,  et  j'offris  d'être  son  compagnon ,  s'il  vou- 
lait se  distraire  en  voyageant.  Pickering  accepta  sans  grand  en- 
thousiasme; mais  après  une  quinzaine  de  jours  passés  à  visiter  des 
galeries  de  tableaux  et  à  admirer  des  monumens  je  m'aperçus 
qu'il  commençait  à  redevenir  lui-même.  Il  retrouva  jusqu'à  un  cer- 
tain point  la  généreuse  éloquence  dont  il  avait  fait  preuve  à  Hom- 
bourg,  et  cette  fraîcheur  d'impression  que  je  lui  enviais.  Un  jour 
que  j'étais  retenu  à  l'hôtel  par  une  blessure  au  pied,  il  me  régala 
à  son  retour,  à  propos  de  certaine  vierge  ingénue  de  Hans  Mem- 
ling,  d'une  rhapsodie  qui  me  parut  plus  sensée  que  ses  éloges  de 
M'"^  Blumenthal.  Il  avait  ses  heures  de  tristesse,  ses  retours  vers  le 
passé;  mais  je  m'abstins  de  lui  reprocher  ces  accès  de  mélancolie, 
car  je  m'imaginai  qu'il  en  sortait  un  peu  plus  dispos  et  plus  résolu. 
Cependant  un  jour  il  se  montra  si  sombre  que  je  saisis  le  taureau 
par  les  cornes  et  lui  dis  qu'il  se  devait  à  lui-même  de  chasser  de  sa 
pensée  tout  souvenir  de  cette  femme. 

Il  me  regarda  d'un  air  étonné,  puis  me  répondit  en  rougissant 
beaucoup  :  —  Cette  femme?  Je  ne  songeais  pas  à  M""^  Blumenthal. 

A  dater  de  ce  jour,  je  m'expliquai  sa  tristesse  d'une  autre  façon. 
Nous  poussâmes  jusqu'en  Italie,  et  nous  fîmes  un  assez  long  séjour 
à  Venise.  Ce  fut  là  qu'arriva  le  dénoûment  auquel  je  m'attendais 
depuis  quelque  temps  déjà.  Nous  avions  passé  la  matinée  à  Tor- 
cello,  et  nous  revenions,  doucement  bercés  par  les  flots  et  par  le 
chant  des  canotiers,  lorsque  Pickering  s'écria  :  —  Me  voilà  à  moi- 
tié chemin,  je  crois  que  j'irai  ! 

Depuis  une  demi-heure,  nous  n'avions  pas  échangé  une  parole,  et 
je  lui  demandai  naturellement  :  —  Où  donc  veux-tu  aller? — Gomme 
nous  arrivions  à  la  Piazetta,  il  ne  put  me  répondre  immédiatement. 
Je  sautai  à  terre  le  premier,  et,  lorsque  je  me  retournai  pour  lui 
donner  la  main,  il  me  répondit  : 

—  A  Smyrne. 

Il  partit  le  soir  même.  J'avais  soutenu  que  M"^  Vernor  devait  être 
une  charmante  jeune  fille,  et  six  mois  plus  tard  Eugène  m'écrivit 
que  M'"«  Pickering  était  une  charmante  jeune  femme. 

Henry  James. 


LES 


CENTRES  DE  CRÉATION 


ET 


L'APPARITION  SUCCESSIVE  DES  VÉGÉTAUX 


I.  Die  Végétation  der  Erde  nach  Virer  Mimatischen  Anordnung,  par  M.  A.  Grisebach, 
Leipzig  1872.-11.  La  Végétation  du  globe  d'après  sa  disposition  suivant  les  climats,  esquisse 
d'une  géographie  comparée  des  plantes,  par  M.  A.  Grisebach,  ouvrage  traduit  de  l'alle- 
mand par  M.  P.  de  Tchihatcbef,  Paris  1875;  Guérin. 


Les  problèmes  longtemps  indéchiffrables  de  l'origine  des  ani- 
maux et  des  végétaux  n'ont  été  abordés  d'une  manière  sérieuse  que 
depuis  le  commencement  des  recherches  paléontologiques,  et,  on 
peut  le  dire,  depuis  la  grande  époque  de  Cuvier.  Les  zoologistes 
ont  été  pendant  bien  des  années  seuls  à  étudier  les  êtres  que  l'on 
nommait  alors  en  bloc  antédiluviens-,  les  botanistes  ne  sont  venus 
qu'après,  et,  bien  qu'ils  aient  fait  dans  ces  vingt  dernières  années 
des  pas  de  géant,  les  découvertes  de  la  paléontologie  végétale 
n'ont  pas  encore  obtenu  l'attention  qu'elles  méritent.  On  jugera 
de  l'importance  de  ces  découvertes  par  les  résultats  que  peut  en 
tirer  dès  aujourd'hui  une  induction  légitime  lorsqu'il  s'agit  de  se 
rendre  compte  de  l'origine  des  végétaux  innombrables  qui  nous 
entourent  et  des  causes  qui  les  ont  répartis  entre  les  régions  où  ils 
sont  cantonnés  à  la  surface  de  la  terre.  On  verra  notamment  quelle 
lumière  elles  jettent  sur  l'hypothèse  des  centres  de  création  mul- 
tiples, qui  a  encore  tant  de  partisans,  mais  qui  ne  saurait  supporter 


LES    CENTRES    DE    CREATION.  '  181 

une  critique  sérieuse  fondée  sur  les  faits;  on  verra  aussi,  nous  l'es- 
pérons, combien  les  découvertes  récentes  sont  favorables  au  con- 
traire à  la  doctrine  des  époques  de  création,  établie  sur  l'apparition 
successive  des  végétaux. 

I. 

Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  général  sur  l'ensemble  des  végétaux, 
on  reconnaît  bientôt  qu'ils  se  groupent  par  types  d'aspect  sem- 
blable dans  certaines  aires  qu'ils  caractérisent,  et  auxquelles  on  a 
donné  le  nom  de  régions  naturelles.  L'un  des  vétérans  de  la  science 
allemande,  M.  Grisebach ,  professeur  à  l'université  de  Gôttingue, 
dans  un  ouvrage  récent  qui  appelle  l'éloge  aussi  bien  que  la  cri- 
tique, admet  un  peu  arbitrairement  vingt-quatre  de  ces  régions 
pour  la  totalité  du  globe.  Avant  d'examiner  la  valeur  de  ces  subdi- 
visions, nous  commencerons,  pour  fixer  les  idées,  par  en  citer  trois  : 
la  région  méditerranéenne,  la  région  saharienne  et  la  région  de 
V  Amazone. 

La  région  méditerranéenne,  la  seule  connue  de  l'antiquité  clas- 
sique, enceinte  au  nord  par  les  Pyrénées,  les  Alpes  et  les  Bal- 
kans, au  sud  par  l'Atlas  africain,  limitée  à  l'est  par  les  hauts  pla- 
teaux de  la  Syrie,  à  l'ouest  par  ceux  de  l'Espagne,  voit  naître  sur 
les  rives  de  son  grand  lac  intérieur  les  arbrisseaux  les  plus  divers, 
caractérisés  par  la  persistance  de  leur  feuillage  :  les  chênes  verts, 
le  myrte,  le  grenadier,  les  orangers,  le  laurier-rose,  les  cistes,  les 
acanthes,  l'olivier  et  plusieurs  arbres  de  la  même  famille.  Un  ciel 
toujours  pur,  des  plages  que  les  montagnes  abritent  contre  les  vents 
âpres  du  nord  ou  contre  les  vents  chauds  du  désert,  une  mer  dont 
l'humidité  bienfaisante  tempère  les  ardeurs  du  soleil,  et  que  l'é- 
troite fracture  de  Gibraltar  protège  même  contre  les  marées,  tels 
sont  les  élémens  du  climat  méditerranéen,  qui  se  révèle  subitement 
au  voyageur  surpris  quand  il  descend  le  Rhône  entre  Montélimart 
et  Orange,  et  qui  cesse  aussi  subitement  sur  les  derniers  contre- 
forts méridionaux  de  l'Atlas,  au  contact  desséchant  du  Sahara. 
Toutefois  le  caractère  botanique  de  la  région  ne  reste  constant 
qu'au-dessous  d'une  certaine  élévation,  et,  bien  que  l'on  retrouve 
quelques-unes  des  mêmes  plantes  communes,  soit  entre  la  Sierra- 
Nevada  d'Espagne  et  les  cimes  d»  Maroc,  soit  entre  les  sommets  de 
l'Algérie  du  sud  et  ceux  du  Liban  ou  du  Taurus,  cependant  l'Apen- 
nin, dès  qu'on  dépasse  AOO  mètres,  offre  des  essences  forestières 
identiques  ou  analogues  à  celles  de  l'Europe  septentrionale,  et  les 
montagnes  de  la  Grèce  ont  une  végétation  spéciale  :  en  fait  de 
lauriers,  le  sol  du  Parnasse  ne  produit  que  ceux  des  poètes. 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rien  n'est  plus  différent  de  la  flore  méditerranéenne  que  celle  qui 
la  suit  immédiatement,  celle  du  Sahara.  Dans  la  première,  le  feuil- 
lage est  vert  et  luisant,  parfois  développé  jusqu'à  l'exubérance;  dans 
la  seconde,  il  se  contracte,  se  réduit  au  strict  nécessaire,  voire  à 
quelques  épines,  se  revêt  de  poils  pour  se  garantir  contre  l'évapo- 
ration,  se  couvre  d'une  couche  cireuse  qui  le  défend  contre  l'ardeur 
du  soleil  et  lui  communique  une  teinte  glauque,  poussiéreuse,  com- 
mune à  tous  les  bas  buissons  du  désert.  C'est  cette  teinte  neutre  qui, 
ne  se  détachant  pas  sur  le  sol,  fait  croire  à  première  vue  que  le  dé- 
sert est  dépourvu  de  végétation.  En  général  il  n'en  est  rien  ;  mais 
sur  le  sable,  au  lieu  de  plantes  annuelles,  que  le  manque  d'eau 
tuerait  avant  leur  développement,  —  ce  qui  domine,  ce  sont  des 
légumineuses  sans  feuilles,  des  rutacées  épineuses,  des  tamarix, 
des  genévriers  à  port  de  jonc,  des  crucifères  et  des  chénopodiacées 
buissonnantes;  lorsqu'une  source,  un  puits  permet  l'établissement 
d'une  oasis,  alors  seulement  à  l'ombre  du  dattier,  —  l'olivier  du  dé- 
sert, —  ou  du  palmier  doum,  se  développent  les  plantes  herbacées 
propres  au  pays  et  les  céréales. 

La  région  désertique  n'est  pas  limitée  à  l'Afrique;  elle  se  propage 
par  l'Arabie  à  travers  les  steppes  de  la  Perse  et  de  l'Afghanistan 
jusqu'à  l'Indus,  au-delà  duquel  quelques-uns  de  ses  végétaux 
se  retrouvent  encore,  atteignant  le  pied  de  l'Himalaya.  Si  la  région 
méditerranéenne  est  la  région  de  l'antiquité  classique,  celle  du 
désert  appartient  à  l'antiquité  biblique,  aux  nomades,  aux  pasteurs 
et  aux  caravanes;  parfois  encore  de  nos  jours  nos  colonnes  de 
zouaves  y  ont  cru  voir  tomber  du  ciel  la  manne  des  Hébreux,  sous 
forme  d'un  lichen  comestible  que  le  vent  détache  et  emporte  à  de 
grandes  distances.  M.  Berthelot,  l'ayant  analysé  chimiquement,  y  a 
constaté  la  présence  de  la  mannite.  Nos  soldats  s'en  sont  nourris, 
mais  en  passant  et  non  pendant  quarante  jours;  il  est  vrai  que  l'état 
de  leurs  approvisionnemens  ne  nécessitait  aucune  intervention  mi- 
raculeuse. 

En  continuant  toujours  vers  le  sud,  nous  verrions  le  Sahara  faire 
place  à  une  région  toute  différente,  peu  explorée  encore,  la  région 
équatoriale  de  l'Afrique  avec  ses  mimosées  et  ses  graminées,  le 
baobab,  les  arbres  à  encens,  le  dragonnier,  région  à  grands  fleuves 
et  à  pluies  périodiques,  dont  nous  retrouvons  l'analogue  en  Amérique 
dans  le  bassin  beaucoup  mieux  connu  de  l'Amazone.  L'Amazone,  ce 
fleuve  au  cours  si  long,  si  paisible  et  si  large,  une  petite  Méditer- 
ranée, ouverte  à  l'est,  celle-là,  par  les  bouches  du  Para,  étendue  à 
perte  de  vue  pendant  la  saison  des  pluies,  recevant  du  sud  les 
grands  fleuves  du  Brésil,  du  nord  uns  partie  des  eaux  de  l'Orénoque, 
de  l'ouest  les  torrens  qui  tombent  du  faîte  de  la  Cordillère,  l'Ama- 


LES    CENTRES    DE   CREATION.  18S 

zone  est  l'artère  d'une  forêt  presque  encore  vierge.  Sur  les  rives 
du  fleuve  s'élèvent  des  roseaux  énormes,  derrière  eux  des  balisiers 
gigantesques,  puis  des  palmiers  hauts  de  50  pieds  et  si  variés  d'u- 
sages et  de  foraies  qu'ils  ont  fourni  à  M.  de  Martius  la  matière  d'un 
livre  entier,  enfin  des  forêts  où  croissent  spontanément  le  noyer  du 
Para  [Berthollelia  excelsa)  et  le  cacaoyer,  des  légumineuses  à  cœur 
dur  comme  du  fer,  et  cette  myriade  d'arbres  que  chargent  non-seu- 
lement leurs  propres  fleurs,  mais  des  parasites  de  toute  espèce  : 
des  broméliacées  en  crinières  dressées  ou  pendantes,  qui  ne  leur 
demandent  qu'un  support,  —  des  loranthacées,  guis  géans  à  grands 
panaches  rouges,  qui  s'y  implantent  pour  s'en  nourrir,  —  des  lianes 
qui  les  étreignent  d'étroites  cordelettes  d'où  retombent  en  cascades 
odorantes  des  grappes  de  fleurs  orangées.  Ici  régnent  une  chaleur, 
une  humidité  constantes  sous  l'abri  de  dômes  immenses  de  verdure 
où  la  lumière  pénètre  à  peine;  c'est  une  serre  chaude  entretenue  par 
la  nature  et,  abstraction  faite  du  Para,  le  séjour  le  plus  délicieux  du 
globe. 

En  considérant  ces  régions  naturelles,  les  mieux  délimitées  de 
toutes,  les  botanistes  se  sont  peu  à  peu  habitués  à  croire  que  les  vé- 
gétaux appropriés  à  ces  régions  avaient  été  créés  pour  elles,  et  que 
tout  domaine  de  végétation,  pour  parler  la  langue  un  peu  barbare 
de  M.  Grisebach,  était  en  même  temps  un  centre  de  végétation,  ou 
plus  exactement  un  centre  de  création. 

La  conception  d'un  centre  de  création  d'où  aurait  rayonné  chaque 
espèce  végétale  remonte  un  peu  haut  dans  la  science.  Selon  Linné, 
tous  les  types  de  végétaux  et  d'animaux  seraient  sortis  d'un  seul 
point  de  la  terre,  berceau  en  même  temps  du  genre  humain.  En 
laissant  de  côté  l'origine  et  les  migrations  de  l'homme,  dont  l'étude 
réclamerait  des  considérations  de  nature  fort  diverse,  et  en  nous  res- 
treignant à  la  partie  botanique  du  sujet,  il  faut  reconnaître  que  l'opi- 
nion de  Linné  ne  pouvait  se  soutenir,  même  avant  les  découvertes  de 
la  géologie,  que  par  de  grands  efforts  d'imagination.  On  l'a  réfutée 
mainte  et  mainte  fois.  Après  Linné,  Gmelin  et  d'autres  ont  proposé 
non  plus  un  seul,  mais  plusieurs  centres  de  création.  Willdenow  pré- 
tendit rattacher  les  différentes  flores  aux  chaînes  de  montagnes  dites 
primitives  :  ainsi  les  Alpes  auraient  été  un  centre  de  végétation,  le 
Caucase  un  autre,  etc.  Malheureusement  les  détails  de  pareilles 
hypothèses  ne  supportent  pas  la  discussion.  Peu  à  peu  les  natura- 
listes européens  se  sont  comme  accordés  à  rapporter  les  végétaux 
si  variés  qui  couvrent  la  terre  à  un  certain  nombre  de  points  pri- 
mordiaux, sur  le  chiffre  et  la  situation  desquels  on  n'a  pas  d'ail- 
leurs pu  s'entendre.  Cette  doctrine  a  été  établie  de  la  manière  la 
plus  formelle  par  Adrien  de  Jussieu,  et  M.  Grisebach  l'adopte  sans 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réserve.  «  La  coexistence  de  flores  diverses  à  côté  l'une  de  l'autre, 
nous  dit-il,  prouve  déjà  qu'elles  proviennent  de  certaines  localités 
créatrices  déterminées  que  l'on  peut  considérer  comme  leurs  centres 
de  végétation,  dont  le  nombre  est  incertain  et  dépend  de  la  quan- 
tité des  espèces  indigènes...  Ce  n'est  que  dans  les  localités  spé- 
ciales que  la  nature  a  répandu  ses  premiers  germes,  mais  ces  lo- 
calités furent  innombrables  et  disposées  sans  symétrie,  comme  les 
étoiles  du  firmament,  et  chaque  localité  eut  la  propriété  de  pro- 
duire une  forme  organique  déterminée.  »  L'autorité  légitime  dont 
M.  Grisebach  jouit  dans  la  science ,  et  qui  doit  recommander  la  lec- 
ture de  son  livre,  est  précisément  la  raison  qui  nous  oblige  à  formu- 
ler aussi  courtoisement  que  possible  les  preuves  qui  militent  contre 
la  théorie  adoptée  par  lui. 

Ces  preuves  sont  de  plusieurs  sortes.  La  première  nous  sera  four- 
nie par  la  difficulté  même  de  définir  le  nombre  des  régions  dites 
naturelles,  et  encore  plus  des  prétendus  centres  de  création.  Si 
chaque  région  naturelle  était  aussi  bien  caractérisée  que  les  trois 
dont  nous  avons  parlé,  et  si  chacune  offrait  une  végétation  spéciale 
plus  abondante  et  pressée  au  centre  de  la  région,  d'où  elle  aurait 
visiblement  rayonné  pour  s'arrêter  au  contact  des  régions  voisines, 
la  théorie  des  centres  de  création  réunirait  en  sa  faveur  de  grandes 
probabilités;  mais  il  est  loin  d'en  être  ainsi.  Les  régions  s'entremê- 
lent sur  les  bords,  se  pénètrent  en  tout  sens,  comme  l'a  fait  remar- 
quer M.  Alphonse  de  Candolle  (1),  et,  ce  qui  est  plus  défavorable 
encore  à  la  théorie  en  question,  la  région  la  mieux  définie  varie 
dans  son  intérieur,  et,  loin  d'être  toujours  identique  à  elle-même, 
offre  en  différens  points  de  petits  centres  secondaires.  L'histoire  de 
la  science  a  enregistré  les  contradictions  de  ceux  qui  ont  essayé 
d'énumérer  les  centres  de  création;  aussi,  quel  que  dût  être  le  ré- 
sultat de  la  tentative  de  M.  Grisebach,  elle  était  assurément  des 
plus  délicates. 

M.  Grisebach  est  certainement  l'auteur  qui  jusqu'à  présent  a  tracé 
de  la  manière  la  plus  précise,  je  dirai  même  la  plus  méthodique, 
|a  subdivision  du  globe  en  régions  naturelles;  mais  le  meil- 
leur esprit  ne  peut  résoudre  d'une  manière  complètement  satis- 
faisante un  problème  mal  posé.  Sans  doute  M.  Grisebach  doit  se 
flatter  d'avoir  démontré  la  possibilité  de  reconnaître  dans  la  végéta- 
tion du  globe  des  régions  naturelles;  cependant  quelques-unes  de 
celles  qu'il  a  circonscrites  sont  de  nature  à  provoquer  de  sérieuses 
objections.  Sa  première  région,  dite  par  lui  domaine  arctiquCy  com- 

(1)  Voyez  sa  Géographie  botanique  raisonnée,  et  son  récent  mémoire  sur  les  Groupes 
physiologiques  des  végétaux. 


ûM 


LES    CENTRES    DE    CREATION.  185 

prend  les  types  des  Alpes  et  des  hautes  montagnes  de  toute  l'Eu- 
rope; en  la  localisant  dans  l'extrême  nord,  il  nous  donne  une  fausse 
idée  de  la  distribution  géographique  des  végétaux  qu'elle  renferme. 
Il  est  vrai  que  la  région  «  arctico-alpine  »  ne  serait  même  pas,  à^ 
proprement  parler,  une  division  géographique  du  globe  terrestre. 
Presque  aucune  de  ses  régions  n'est  à  l'abri  d'une  critique  sem- 
blable. La  région  méditerranéenne,  assez  homogène  sur  les  côtes 
et  dans  les  îles ,  peut-elle  comprendre ,  comme  le  veut  M.  Grise- 
bach,  et  les  hauts  plateaux  de  l'Espagne,  et  la  chaîne  de  l'Apennin, 
et  les  massifs  élevés  de  l'Asie-Mineure?  De  même  la  dépression  de 
la  mer  Caspienne  et  les  montagnes  du  Thibet  peuvent-elles  être 
classées  dans  une  même  unité  régionale  sans  violer  à  la  fois  les 
rapports  entre  les  flores  et  le  sentiment  instinctif  des  vérités  natu- 
relles? Il  y  a  bien  des  végétaux  de  l'Himalaya  qui  ne  sauraient  s'ac- 
commoder du  climat  chaud  et  humide  de  la  mer  Caspienne.  Nous 
n'ignorons  pas  que  M.  Grisebach  n'a  fait,  dans  cette  partie  de  ses 
conceptions,  que  se  rallier  à  une  théorie  généralement  admise 
avant  lui,  et  c'est  justement  en  la  développant  avec  un  talent  in- 
contestable, appuyé  sur  une  masse  imposante  d'observations  person- 
nelles, qu'il  en  a  le  mieux  montré  les  faiblesses.  Ces  faiblesses  n'ap- 
paraissent nulle  part  plus  prononcées  que  dans  la  constitution  de 
sa  quatorzième  région ,  composée  des  îles  de  l'Océan  où  l'auteur  a 
cru  reconnaître  des  centres  de  création,  c'est-à-dire  des  pays  les 
plus  éloignés  et  les  plus  difîérens,  tels  que  les  Açores,  Madère  et 
les  Canaries,  qui  forment  un  ensemble,  Madagascar  et  les  îles  voi- 
sines, qui  en  constituent  un  autre,  les  Sandwich ,  qui  ont  une  flore 
spéciale,  etc.  Il  n'y  a  là  qu'un  cadre  artificiel,  et  l'auteur  le  sait 
aussi  bien  que  personne;  mais  pourquoi  n'a-t-il  pas  rattaché  les 
îles  du  Cap-Vert  à  la  région  du  Sénégal,  les  Gallapagos  et  Juan- 
Fernandez  au  continent  américain?  En  séparant  les  îles  des  terres 
fermes  voisines  pour  les  réunir  entre  elles,  il  rompt  des  afiînités 
naturelles  et  rapproche  des  flores  qui  «  hurlent  de  se  trouver  en- 
semble. » 

On  voit  déjà  par  où  péchera  toujours  l'application  qu'on  voudra 
faire  de  cette  théorie.  Il  y  a  nécessité  de  diviser  le  globe  en  aires 
bien  plus  nombreuses  pour  les  faire  coïncider  avec  des  centres  de 
création  locaux.  M.  Grisebach  en  a  omis  beaucoup,  et  nous  sommes 
d'autant  mieux  en  droit  de  le  constater  que  ces  omissions  sont  vo- 
lontaires et  ne  procèdent  point,  tant  s'en  faut,  de  l'ignorance.  Pour 
ne  citer  que  deux  des  grandes  régions  qu'il  a  en  apparence  mé- 
connues, la  région  atlantique  et  la  région  antarctique  ne  font  point 
partie  de  ses  subdivisions. 

La  région  occidentale  de  l'Europe  ou  région  atlantique,  que  l'on 


186  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pourrait  nommer  aussi  a  la  région  des  bruyères  et  des  ajoncs ,  » 
commence  aux  Canaries,  renferme  le  nord  du  Portugal,  la  côte  can- 
tabrique  de  l'Espagne,  le  littoral  de  la  France  jusqu'aux  contre- 
forts du  plateau  central  et  à  la  Sologne,  fait  une  pointe  à  l'ouest 
de  Paris  en  comprenant  la  forêt  de  Rambouillet,  puis  se  retire  en 
un  point  à  déterminer  sur  la  Manche,  embrasse  les  îles  normandes 
et  va  toucher  le  sud  de  l'Irlande,  oii  vivent  en  sentinelles  avancées 
une  douzaine  d'espèces  méridionales,  principalement  d'éricinées  et 
de  saxifrages,  et  où  le  myrte  croît  en  pleine  terre,  sous  la  douce 
influence  du  climat  maritime.  Le  gulf-stream,  dont  une  branche 
pénètre  dans  la  partie  supérieure  de  la  région,  y  réchauffe  à  la 
fois  la  mer  et  l'atmosphère  en  portant  jusque  dans  les  polders  de 
la  Belgique  et  de  la  Hollande  quelques-unes  des  plantes  atlanti- 
ques, notamment  un  groupe  de  monocotylédones  et  des  campanu- 
lacées  rares.  C'est  une  région  que  M.  Grisebach  ne  voudrait  consi- 
dérer que  comme  une  émanation  de  la  région  méditerranéenne, 
bien  que  les  conditions  climatériques  y  diffèrent  considérablement 
de  celles  de  la  Méditerranée.  Elle  est  remarquable  par  l'étendue 
de  l'aire  qu'y  occupent  quelques-unes  de  ses  plantes  caractéristi- 
ques :  le  pavot  à  fleurs  jaunes,  qui  s'étend  du  Portugal  et  des  Astu- 
ries  à  l'Auvergne,  à  la  Bretagne  et  à  l'Ecosse,  —  la  bruyère  cendrée, 
qui  peuple  nos  guérets  et  qui,  devenue  rare  en  Belgique,  parvient 
cependant  jusqu'en  Norvège,  etc.  Des  considérations  de  cette  na- 
ture ont  inspiré  l'ingénieuse  hypothèse  d'Edouard  Forbes,  selon  la- 
quelle ces  analogies  entre  terres  aussi  éloignées  résultent  de  l'exis- 
tence ancienne  d'un  continent  intermédiaire,  l'Atlantide,  dont  la 
tradition ,  révélée  jadis  aux  prêtres  d'Egypte ,  avait  été  portée 
jusqu'à  Platon.  Si  l'Irlande  a  été  jadis  contiguë  ou  rattachée  aux 
Asturies  et  aux  Açores,  et  ces  dernières  aux  Canaries,  il  ne  serait 
pas  surprenant  en  effet  que  l'Irlande  eût  conservé  quelques  es- 
pèces de  cet  ancien  continent,  de  même  que  les  autres  points  de  la 
région  atlantique  ont  gardé  des  types  qui  leur  sont  communs  entre 
eux  ou  avec  quelques  pays  du  bassin  méditerranéen. 

Une  autre  région,  la  région  australe  ou  antarctique,  a  été  indi- 
quée par  l'illustre  directeur  du  Jardin  de  Kew,  M.  J.  Hooker,  qui, 
dans  la  préface  de  sa  Flore  de  la  Nouvelle-Zélande,  s'est  vu  con- 
duit, pour  expliquer  des  affinités  de  végétation  et  même  des  iden- 
tités, à  supposer  l'affaissement  d'un  continent  ou  d'îles  considérables 
dans  la  direction  du  Chili  à  la  Nouvelle-Hollande  et  même  du  Chili  à 
Tristan  da  Gunha.  Supposer  des  terres  disparues  entre  Madagascar 
et  l'Australie,  c'est  une  hypothèse  hardie  qui  pourra  s'imposer  un 
jour  à  la  science  et  qui  reçoit  une  grande  force  des  argumens  que 
M.  Alphonse  Milne  Edwards  a  tirés  de  l'étude  des  faunes. 


LES    CENTRES    DE    CREATION.  187 

L'une  des  expéditions  envoyées  l'an  dernier  pour  l'observation 
du  passage  de  Vénus,  celle  de  Saint-Paul,  qu'a  si  brillamment  diri- 
gée M.  le  commandant  Mouchez,  a  rapporté  de  nouveaux  documens 
qui  fortifient  la  conception  d'une  région  botanique  australe.  Un  cer- 
tain nombre  de  végétaux  n'étaient  encore  connus,  dans  le  monde 
entier,  que  sur  le  petit  îlot  de  Tristan  da  Gunha,  où  l'on  pouvait  les 
croire  dans  leur  centre  de  création^  entre  autres  une  graminée  co- 
riace et  piquante,  semblable  à  l'alfa  de  l'Algérie,  qui  remplit  des 
espaces  entiers  pour  le  plus  grand  malheur  du  naturaliste  (le  sjjar- 
tina  arundinacea  de  Garmichaël),  un  arbre  à  port  singulier,  formant 
à  lui  seul  une  forêt,  le  phylîca  arborea,  de  la  famille  des  rham- 
nées,  un  lycopode,  des  fougères,  etc.  Or  toutes  ces  plantes,  propres 
à  Tristan,  ont  été  rapportées  de  l'île  Saint-Paul  ou  de  l'îlot  voisin 
d'Amsterdam ,  que  plus  de  100  degrés  de  longitude  séparent  de 
Tristan,  par  M.  George  de  l'Isle,  botaniste  attaché  à  la  dernière  ex- 
pédition. 

Les  régions  naturelles,  pour  satisfaire  à  l'hypothèse  des  centres 
de  création,  doivent  donc  se  multiplier,  se  morceler  bien  plus  en- 
core que  nous  ne  l'avons  laissé  entrevoir.  La  théorie,  pour  être  con- 
séquente avec  elle-même,  doit  par  exemple  placer  dans  la  région 
qTie  nous  connaissons  le  mieux,  la  région  méditerranéenne,  un 
centre  aux  Baléares,  un  en  Gorse  et  plusieurs  en  Espagne,  où  la 
végétation  se  diversifie  considérablement  selon  la  disposition  fort 
tourmentée  de  la  Péninsule  et  ses  altitudes  diverses.  Il  y  a  plus 
encore  :  toutes  les  fois  qu'une  espèce,  fût-elle  unique,  est  spéciale 
à  un  pays,  il  faut  logiquement  attribuer  à  ce  pays  un  centre  de 
création.  G'est  ce  que  M.  Grisebach  est  forcé  d'accorder  à  l'Oural, 
qui  possède  un  petit  œillet,  le  gypsophila  iiralensis,  aux  Gévennes, 
qui  ont  en  propre  deux  herbes  minuscules,  Yarenaria  ligericina  et 
le  kœnigia  macrocarpa.  Get  émiettement  de  l'action  créatrice,  que 
l'on  suppose  s'être  employée  à  semer  çà  et  là  une  graine  presque 
sur  chaque  point  du  globe,  est-il  en  harmonie  avec  les  procédés  si 
simples  et  si  grandioses  à  la  fois  que  nous  admirons  dans  l'œuvre 
cosmogonique  ? 

II. 

Les  régions  botaniques  naturelles,  où  l'on  veut  voir  le  résultat 
d'une  création  locale,  sont  dues  avant  tout  à  des  causes  climaté- 
riques.  Pour  soutenir  cette  thèse,  nous  n'avons  qu'à  puiser  à  pleines 
mains  dans  le  livre  de  M.  Grisebach  et  dans  les  notes  intéressantes 
dont  M.  de  Tchihatchef  a  enrichi  la  traduction  de  cet  ouvrage.  Le 
mérite  dominant  du  livre,  à  la  préparation  duquel  le  professeur  de 


188  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Gôttingue  a  consacré  quarante  années,  est  en  effet  l'étude  approfon- 
die de  cette  harmonie  constante  qui  se  révèle  à  l'observateur  entre 
la  plante  et  les  conditions  où  elle  doit  vivre,  entre  le  caractère  bo- 
tanique et  le  caractère  climatérique  de  la  région  ;  c'est  même  là 
le  côté  spécial  de  son  œuvre,  dont  la  meilleure  partie  est  celle  qui 
lui  appartient  le  plus,  et  c'est  à  cause  de  ce  mérite  original  que 
l'on  ne  saurait  trop  remercier  le  naturaliste  éminent,  le  voyageur 
célèbre,  qui  a  distrait  d'une  vie  si  fructueuse  le  temps  employé  au 
labeur  d'une  telle  traduction. 

Examinons  donc,  le  livre  de  M.  Grisebach  à  la  main,  quelles  sont 
les  conditions  climatériques  qui  déterminent  la  végétation  d'une 
contrée  ou  même  d'un  coin  de  terre.  Parmi  ces  conditions,  il  faut 
considérer  d'abord  la  latitude,  facteur  des  plus  importans,  dont  la 
valeur  n'est  pourtant  pas  aussi  absolue  qu'on  le  croit  communé- 
ment, —  ensuite  l'altitude,  qui  a  pour  effet  général  d'abaisser  la 
température,  —  puis  la  position  du  lieu  par  rapport  aux  grandes 
étendues  d'eau ,  qui  tempèrent  l'ardeur  de  l'été  aussi  bien  que  la 
rigueur  de  l'hiver,  —  la  direction  des  vents  régnans,  qui  rendent 
l'atmosphère  humide  s'ils  ont  passé  sur  un  océan ,  sèche  s'ils  souf- 
flent de  l'intérieur,  chaude  s'ils  viennent  du  midi,  froide  s'ils  des- 
cendent du  nord,  —  enfin  l'abri  que  des  remparts  naturels  créent 
pour  certaines  localités  privilégiées.  Telles  sont  les  stations  recher- 
chées chaque  hiver  par  les  malades,  par  exemple  les  environs  de 
Nice  ou  le  littoral  génois,  ou  même  les  rives  embaumées  des  grands 
lacs  de  l'Italie  septentrionale,  où  l'on  jouit  en  hiver,  protégé  par 
les  hautes  cimes  des  Alpes  contre  l'âpreté  du  mistral,  d'une  tem- 
pérature plus  douce  qu'on  ne  la  trouverait  à  Pise  ou  même  à  Rome. 

Chaque  pays  a  ainsi  son  climat  particulier,  déterminé  par  des 
conditions  locales,  et  déterminant  à  son  tour  la  végétation.  Aussi 
chaque  coin  de  terre,  chaque  versant  de  montagne,  pour  ainsi  dire, 
choisit-il  dans  la  flore  générale  de  la  contrée  à  laquelle  il  appar- 
tient les  végétaux  le  mieux  adaptés  à  sa  nature,  de  même  que  la 
contrée  entière  semble  les  avoir  choisis  dans  la  flore  générale  du 
monde.  Or  ces  conditions,  locales  ou  générales,  ne  sont  que  l'ex- 
pression de  l'état  actuel  des  parties  du  globe,  de  ce  globe  qui  a  tant 
varié  depuis  qu'il  s'est  tant  refroidi,  et  dont  les  continens  visibles  à 
nos  yeux  sont  tous  sortis  du  sein  des  eaux  ou  du  cratère  des  vol- 
cans. Si  cet  état  se  modifiait,  ne  fût-ce  que  sur  un  point,  la  consti- 
tution des  autres  pays  varierait  proportionnellement,  car  les  cou- 
rans  marins  et  atmosphériques  les  rendent  tous  solidaires.  Si  le 
Sahara  par  exemple,  dont  certains  chotts  sont  au-dessous  du  niveau 
de  la  mer,  était  envahi  par  les  eaux,  on  ne  verrait  plus  le  simoun, 
le  vent  brûlant  du  désert,  échauffer  la  région  méditerranéenne,  qui, 


LES   CENTRES   DE   CREATION.  189 

rendue  à  des  conditions  antérieures,  admettrait  sur  ses  rives  des 
végétaux  chassés  jadis  sur  les  montagnes  par  la  chaleur  de  ses  étés. 
Une  création  locale  doit  être  une  dans  son  essence,  et  surtout 
dans  une  île  isolée  par  sa  position  géographique.  Si  les  partisans 
des  centres  de  création  avaient  connu  la  flore  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie, une  des  dernières  conquêtes  de  nos  naturalistes,  ils  eussent 
hésité  non-seulement  devant  le  caractère  évidemment  ancien  de  cette 
flore,  mais  surtout  devant  les  affinités  multiples  qu'en  révèle  l'exa- 
men. Un  centre  de  création  suppose  des  végétaux  disséminés  autour 
d'un  point  de  départ  dans  une  aire  homogène.  Dans  notre  colonie  po- 
lynésienne, rien  de  pareil  :  à  côté  d'un  grand  nombre  de  types  spé- 
ciaux à  cette  île,  ou  du  moins  non  encore  observés  ailleurs,  on  en 
trouve  beaucoup  d'autres  dont  les  affinités  s'échelonnent  sur  une 
double  direction,  relient  la  Nouvelle-Calédonie  d'une  part  aux 
Moluques,  à  Java  et  aux  îles  intermédiaires,  d'autre  part  à  l'Aus- 
tralie et  même  à  la  Nouvelle-Zélande;  sur  les  plus  hauts  pics  de 
l'île  habitent  enfin  des  végétaux  qui  rappellent  ceux  de  la  flore  an- 
tarctique, comme  ceux  des  Alpes  et  des  Pyrénées  dans  l'hémisphère 
boréal  se  retrouvent  au  Spitzberg  et  au  Groenland.  Comment  trou- 
ver dans  un  assemblage  aussi  bigarré  les  caractères  d'un  centre  de 
création  ? 

On  peut  en  dire  autant  de  l'Australie,  bien  que  cet  immense  con- 
tinent soit  encore,  dans  son  ensemble,  moins  connu  que  la  petite 
région  néo-calédonienne.  Il  y  a  peu  d'années,  on  se  plaisait  à  citer 
toujours  l'Australie  comme  un  monde  à  part  dont  les  productions 
difi'éraient  toutes  de  celles  du  reste  du  globe.  Les  découvertes  ré- 
centes, dues  au  zèle  persévérant  de  l'honorable  directeur  du  jardin 
des  plantes  de  Melbourne,  le  baron  F.  de  Millier,  ont  dû  modifier 
quelque  peu  cette  opinion.  Sans  doute  les  types  étranges,  à  faciès 
australien,  les  eucalyptus  à  feuilles  verticales,  les  goodéniacées 
à  larges  cloches  ailées,  les  épacridées,  sortes  de  bruyères  spé- 
ciales à  la  Nouvelle-Hollande,  les  protéacées  aux  appareils  floraux 
étranges,  n'ont  pas  diminué,  mais  nous  en  connaissons  mieux  la 
distribution  géographique.  C'est  la  partie  orientale,  sous  le  paral- 
lèle de  Sidney  et  au-dessous,  que  les  types  australiens  rendent  si 
remarquable;  la  côte  occidentale,  surtout  si  l'on  s'élève  au-dessus 
de  la  rivière  des  Cygnes  et  de  la  baie  Champion,  ne  possède  plus 
que  peu  d'espèces  de  celles  qui  croissent  sous  le  même  parallèle 
dans  les  districts  orientaux.  Il  y  a  plus,  les  déserts  de  l'intérieur, 
bien  que  peuplés  par  une  végétation  particulière  (des  casuarinées, 
sortes  de  prêles  arborescentes,  des  acacias  à  feuilles  entières),  n'ont 
pas  la  même  flore  que  le  littoral  de  l'est,  et  les  types  spéciaux  à  la 
Nouvelle-Hollande  n'atteignent  guère  la  partie  septentrionale  de  ce 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

continent,  sur  laquelle  dominent  les  genres  franchement  tropicaux 
de  la  terre  des  Papous,  tandis  que  sur  les  montagnes  et  sur  la 
côte,  dans  le  sud-est  du  pays,  croissent  des  espèces  de  la  zone  an- 
tarctique, espèces  qui  se  retrouvent  à  la  terre  de  Van-Diémen  et  à 
la  Nouvelle-Zélande,  où  les  glaciers  descendent  à  500  mètres  du 
rivage.  D'ailleurs  les  plantes  le  plus  franchement  australiennes 
(protéacées  et  cycadées)  ne  sont  pas  sans  analogues  dans  le  sud 
de  l'Afrique,  et  il  n'y  a  pas  longtemps  que  M.  le  comte  de  Sa- 
porta,  assurait  avoir  retrouvé  des  protéacées  dans  les  couches  an- 
ciennes des  terrains  de  la  Provence.  Voilà,  on  en  conviendra,  un 
centre  de  création  bien  éloigné  de  l'unité,  et  cependant  il  s'agit 
d'une  partie  du  monde  fort  isolée  aujourd'hui,  où  les  conditions 
actuelles  de  transport  n'ont  pu  agir  que  d'une  manière  presque 
insensible  pour  en  modifier  la  végétation. 

Nous  venons  d'invoquer  contre  les  partisans  des  centres  de  créa- 
tion les  affinités  multiples.  Passons  maintenant  aux  faits  que  nous 
offrent  les  espcces  disjointes,  espèces  qui  coexistent  aujourd'hui 
simultanément  sur  plusieurs  points  du  globe  très  éloignés  les  uns 
des  autres.  Ainsi  une  sorte  de  jonc  fleuri,  Veriocaulon  septangu- 
lare  d'Ecosse  et  d'Irlande,  croît  aussi  au  Canada  sans  que  les  cou- 
rans  marins  actuels  aient  pu  en  transporter  les  graines  de  l'une  à 
l'autre  de  ces  régions.  Quel  sera  donc  le  centre  de  création  de  cette 
espèce,  la  seule  de  sa  famille  qui  existe  en  Europe?  Un  pois  sau- 
vage, le  pisum  ?7iariiimum,  se  trouve  simultanément  à  Arkhangel, 
puis  en  France  sur  la  côte  voisine  de  Saint-Valery  (Somme),  à  New- 
York  et  sur  le  cap  Très- Montes,  entre  le  Chili  et  la  Terre  de  Feu, 
dans  un  endroit  qui  n'a  jamais  été  colonisé.  Des  remarques  analo- 
gues s'appliquent  à  de  grands  arbres  qui  ne  peuvent  passer  inaperçus 
du  naturaliste,  ni  même  de  simples  voyageurs.  Le  cèdre  du  Liban, 
Ferez  du  roi  Salomon,  que  tout  le  monde  connaît  et  qui  n'a  plus  au- 
jourd'hui dans  les  montagnes  de  la  Syrie  sa  station  la  plus  étendue, 
a  été  retrouvé  en  Asie-Mineure  dans  le  Taurus,  en  Algérie  dans 
FAtlas  de  la  province  de  Constantine,  et,  comparaison  faite,  il  ne 
diffère  pas  du  cèdre  de  l'Himalaya,  le  dêva-claru  (arbre  sacré)  des 
épopées  de  l'Inde  antique  (1).  Or,  si  cet  arbre  grandiose  existait 
dans  une  contrée  intermédiaire  à  ces  stations  éloignées,  on  l'y  eût 
certainement  découvert.  Il  y  a  plus,  il  ne  saurait  croître  entre  elles, 
c'est-à-dire  entre  des  massifs  montagneux  sur  lesquels  il  s'élève  à 
de  grandes  hauteurs,  car  les  contrées  intermédiaires  ne  lui  offrent 
que  des  altitudes  trop  faibles  ou  des  déserts.  Les  montagnes  pour 

(1)  Les  dififcrences  légères  qu'une  analyse  minutieuse  a  constatées  entre  les  arbres 
de  ces  différentes  provenances  ne  sont  pas  suffisantes  pour  en  affecter  l'identité  spé- 
cifique. 


i 


LES    CENTRES    DE    CREATION.  191 

leurs  végétaux  sont  des  îles  que  la  terre  basse  enferme  comme  une 
mer  infranchissable.  Le  cèdre  est  donc  confiné  dans  quatre  ou  tout 
au  moins  dans  trois  centres  séparés  par  des  centaines  de  lieues 
les  uns  des  autres.  Dans  lequel  des  trois  placera-t-on  l'origine  de 
cet  arbre,  et  pourquoi  dans  l'un  des  trois  plutôt  que  dans  chacun 
des  deux  autres? 

Plusieurs  végétaux  d'Orient  nous  offriront  des  cas  encore  plus  in- 
téressans.  Il  existe  deux  espèces  de  platanes,  l'une,  le  platane  d'O- 
rient, que  le  village  de  Bujuk-Déré  a  rendu  célèbre,  l'autre,  le  pla- 
tane d'Occident,  répandu  dans  l'Amériqu  3  du  Nord.  Les  deux  arbres, 
bien  que  d'espèce  différente,  appartiennent  à  un  même  genre.  Il  y 
aurait  là  un  fait  bien  peu  explicable,  si  l'on  ne  savait  qu'à  l'époque 
dite  mioccne  par  les  géologues  le  genre  ^^tort/ii^j?  s'étendait  du 
Spitzberg  à  la  Méditerranée.  Or  au  xvi^  siècle  le  platane  était  tel- 
lement inconnu  chez  nous  que  le  voyageur  Pierre  Belon,  l'ayant 
rencontré  près  d'Antioche,  le  signala  comme  une  de  ses  singulari- 
tez.  De  son  temps,  on  aurait  donc  assigné  certainement  au  genre 
platanus  deux  centres  de  création  fort  éloignés  l'un  de  l'autre, 
si  l'on  s'était  préoccupé  de  cette  théorie.  Beaucoup  d'exemples  ana- 
logues pourraient  être  empruntés  à  des  types  différens,  notam- 
ment aux  liqiddambar  et  à  la  famille  des  ormes. 


III. 


Les  faits  géologiques  que  nous  ont  offerts  les  types  du  platane 
nous  conduisent  naturellement  à  un  dernier  ordre  de  preuves  em- 
pruntées à  la  paléontologie.  Nous  allons  juger  de  quelle  importance 
sont  les  progrès  de  cette  science  appliquée  à  la  botanique,  par  les 
inductions  dont  elle  fait  profiter  toutes  nos  recherches  sur  l'ori- 
gine des  végétaux. 

Pour  peu  que  l'on  fouille  l'écorce  de  notre  terre,  on  constate  dans 
certaines  de  ses  couches  les  plus  récentes,  puis  de  ses  couches  plus 
anciennes ,  des  débris  de  végétaux  passés  à  l'état  de  fossiles.  En 
descendant  ainsi  progressivement,  nous  les  rencontrons  d'abord  dans 
la  période  à  laquelle  les  géologues  donnent  le  nom  de  quaternaire, 
période  que  peut-être  l'homme  a  pu  connaître  quand  il  a  paru  sur 
la  terre,  puis  dans  l'immense  période  tertiaire,  subdivisée  de  haut 
en  bas  en  pliocène,  miocène,  éocène.  On  en  trouverait  encore  au- 
dessous  dans  la  craie,  au-dessous  encore  dans  le  terrain  jurassique, 
bien  au-dessous  enfin  dans  les  terrains  de  houille,  foyers  heu- 
reusement inépuisables  de  nos  usines,  qu'alimente  la  végétation  des 
siècles  écoulés. 


192  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Si  nous  commençons  par  le  littoral  de  l'Angleterre ,  le  premier 
fossile  important  à  citer  ici  sera  le  sapin,  si  abondant  sur  divers 
points  de  l'Europe,  et  qui  cependant  ne  croît  plus  spontanément  sur 
le  même  littoral,  bien  que  de  la  Tamise  à  la  Clyde  il  se  développe, 
quand  on  le  plante,  dans  les  meilleures  conditions.  Il  existait  indu- 
bitablement sur  le  sol  aujourd'hui  anglais,  il  y  a  un  grand  nombre 
de  siècles,  sous  l'influence  d'un  climat  différent.  Ce  n'est  donc  pas 
à  un  centre  de  création  actuel  quelconque,  situé  sur  une  montagne 
quelconque,  que  l'on  peut  rapporter  l'origine  de  cet  arbre;  mais 
changeons  de  région,  et  interrogeons  le  sol  de  la  Provence,  par 
exemple  la  vallée  de  l'Huveaune,  aux  environs  de  Marseille.  Nous  y 
recueillerons  à  l'état  fossile  le  laurier  des  Canaries,  qu'a  chassé  de 
ces  parages  une  aggravation  moderne  des  conditions  hivernales,  puis 
des  pins  tels  que  le  pin  des  Pyrénées  et  d'autres  essences,  le  tilleul, 
l'érable  à  feuilles  de  viorne,  le  framboisier,  que  l'augmentation  de 
la  chaleur  estivale  a  depuis  forcés  de  se  réfugier  sur  les  montagnes. 
Que  deviennent,  en  présence  de  ces  faits,  le  centre  de  végétation 
des  Canaries  et  celui  des  Pyrénées? 

En  Amérique ,  la  flore  du  terrain  pliocène  offre  les  mêmes  faits 
sur  une  échelle  plus  grande.  Dans  les  couches  anciennes  de  l'île 
Vancouver  ont  été  constatés  des  végétaux  ligneux,  palmiers,  lauri- 
nées,  figuiers,  qui  n'habitent  plus  maintenant  les  côtes  occidentales 
de  l'Amérique  du  Nord  à  un.e  latitude  aussi  élevée;  cependant  une 
de  ces  laurinées  ne  saurait  se  distinguer  du  persea  actuel  de  la 
Caroline,  et  des  types  analogues  ou  identiques  à  ceux  de  Vancou- 
ver se  retrouvent  dans  les  couches  pliocènes  du  centre  de  l'Eu- 
rope, à  OEningen,  en  Souabe,  localité  célèbre  pour  la  bonne  con- 
servation de  ses  fossiles.  Un  cyprès  pétrifié  de  Vancouver  existe 
aussi  dans  les  couches  de  notre  continent,  où  il  a  été  recueilli  de- 
puis le  milieu  de  l'Italie  jusque  dans  le  nord  de  l'Europe.  Qu'on 
vienne  donc  nous  parler  d'un  centre  de  création  spécial  à  l'Amé- 
rique du  Nord  ! 

Si  l'on  descend  encore  d'une  assise  dans  les  profondeurs  du  globe, 
on  pénètre  dans  la  flore  miocène,  laquelle,  d'après  les  beaux  tra- 
vaux de  M.  Oswald  Heer,  de  Zurich,  et  les  découvertes  de  M.  le 
professeur  Nordenskiôld,  offrait  déjà  sous  les  latitudes  alors  tem- 
pérées du  Spitzberg  quarante-six  espèces  qui  vivaient  aussi  pres- 
qu'à  la  même  époque  dans  la  région  devenue  aujourd'hui  la  Pro- 
vence, et  parmi  lesquelles  on  peut  citer  des  cyprès,  des  peupliers, 
des  chênes,  des  tilleuls,  des  sorbiers,  des  noyers,  des  houx,  des 
lierres,  plus  ou  moins  analogues  aux  espèces  de  ces  genres  qui  ha- 
bitent maintenant  l'Europe  tempérée. 

En  descendant  toujours,  on  rencontre  l'étage  éocène,  différem- 


LES    CENTRES    DE    CRÉATION.  193 

ment  exprimé  dans  les  tufs  des  environs  de  Paris  et  dans  ceux 
de  la  Provence.  Aux  environs  de  Paris,  ce  dernier  étage  est  parti- 
culièrement représenté  en  Champagne,  près  de  Rilly,  par  les  tra- 
vertins de  Sézanne.  Ces  travertins  constituent  un  calcaire  poreux, 
qui  a  si  bien  conservé  les  empreintes  végétales  qu'en  coulant  de  la 
cire  dans  ses  intervalles,  et  en  dissolvant  ensuite  le  calcaire  par  un 
acide,  on  obtient,  comme  vient  de  le  faire  avec  succès  un  habile 
préparateur  du  Muséum,  M.  B.  Renauld,  la  forme  exacte  de  fleurs 
et  de  fruits  qui  n'existaient  déjà  plus  sur  la  terre  quand  l'homme 
est  venu  l'habiter  pour  la  première  fois.  Eh  bien!  s'ils  n'existent  plus 
aujourd'hui  comme  espèces,  ils  appartiennent  à  des  genres  que 
nous  voyons  encore  autour  de  nous.  C'est  ainsi  que  dans  les  cou- 
ches de  Sézanne  on  trouve  des  types  analogues  à  ceux  qui  croissent 
dans  l'Europe  tempérée  :  aulnes,  bouleaux,  ormes,  peupliers, 
saules,  etc.;  mais  le  fait  le  plus  étrange  au  premier  abord,  c'est 
qu'avec  eux  se  rencontrent  pêle-mêle  des  genres  qui  habitent  à 
présent  l'Amérique  du  Nord  (1)  et  d'autres  qui  vivent  maintenant 
dans  les  régions  chaudes  du  globe  (2).  Cette  promiscuité  ancienne 
ne  confirme  guère  l'idée  de  centres  de  création  récens. 

La  série  inférieure  des  couches  ne  ferait  que  confirmer  ces 
exemples  par  de  nouveaux  faits.  Bornons-nous  à  constater  la  pré- 
sence, à  certains  étages  de  la  craie,  d'une  végétation  analogue  à 
celle  de  l'Amérique  septentrionale.  C'est  ainsi  que  le  genre  magno- 
lia se  retrouve  non-seulement  aux  États-Unis  même,  mais  encore 
à  Moletein  en  Moravie,  avec  des  séquoia,  des  aralia,  etc.  A  ce  point 
de  vue,  le  Nouveau-Monde  est,  par  une  partie  de  sa  végétation,  plus 
ancien  que  notre  continent.  Une  autre  subdivision  de  la  flore  cré- 
tacée nous  montrerait  des  protéacées  ou  des  cycadées,  c'est-à-dire 
les  végétaux  propres  aux  déserts  de  la  Nouvelle -Hollande  inté- 
rieure ou  de  l'Afrique  méridionale.  Les  sables  néocomiens,  qui  ap- 
partiennent à  un  autre  étage  de  la  craie,  nous  offrent  en  Belgique 
des  araucaria  d'un  genre  aujourd'hui  spécial  aux  forêts  qui  sépa- 
rent le  Chili  du  Brésil.  Certains  lits  fossilifères  du  terrain  jurassique 
contiennent  des  fougères  à  nervures  réticulées,  comme  celles  de 
nos  régions  les  plus  chaudes,  enfin,  presque  aussi  haut  que  nous 
puissions  remonter  dans  cette  étude  de  notre  globe,  les  tourbes  de 
l'époque  houillère,  savamment  analysées  par  M.  le  comte  Castra- 
cane,  laissent  filtrer  sous  l'eau  qui  les  traverse  des  corpuscules  ex- 
cessivement petits  qui  sont  des  carapaces  siliceuses  ayant  renfermé 
des  algues-diatomées,  et  ces  microscopiques  végétaux  du  terrain 

(1)  Sassafras,  cissus,  aralia.  magnolia,  sterculia,  juglans. 

(2)  Cinnamomum,  zizyphus,  alsoplùla. 

TOME  XIII.  —  4876.  13 


194  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

carbonifère  seraient  identiques  avec  des  diatomées  qui  vivent  en- 
core aujourd'hui  dans  les  eaux. 

Aussi  profondément  que  l'on  pénètre  dans  l'écorce  terrestre  et 
dans  l'étude  des  âges  écoulés,  la  nature  met  sous  nos  yeux  une  dis- 
tribution de  plus  en  plus  différente  des  êtres,  régis  par  d'autres 
climats.  Aux  temps  anciens  du  globe,  les  associations  de  végétaux 
croissant  ensemble  dans  la  même  contrée  n'étaient  point  ce  qu'elles 
sont  aujourd'hui.  Les  changemens  nombreux  qui  se  sont  succédé 
dans  le  cours  des  diverses  périodes  géologiques  ont  rompu  les  asso- 
ciations primitives  en  diversifiant  les  climats,  que  tout  indique  avoir 
été  d'abord  d'une  égalité  et  d'une  humidité  extrêmes  en  même 
temps  que  très  chauds.  La  température  a  diminué  généralement 
pour  se  conserver  plus  chaude  sur  certains  points,  les  mers  et  les 
continens  ont  changé  plus  d'une  fois  de  rapports,  et  les  chaînes 
montagneuses  nouvellement  soulevées,  en  arrêtant  les  nuages  et  en 
modifiant  les  vents,  ont  singulièrement  modifié  les  climats.  Le  globe 
a  passé  toujours  d'une  variation  à  une  autre  variation.  Les  végétaux 
anciens  qui  ont  persisté  à  travers  ces  mutations  d'âge  en  âge  (et  qui 
sont  certes  beaucoup  plus  nombreux  qu'on  ne  le  croit)  se  sont  peu  à 
peu  accommodés  forcément  aux  climats  qu'ils  subissaient,  de  même 
que  ceux  qui  ont  successivement  apparu  sur  le  globe;  ils  se  sont 
casés  là  où  ils  trouvaient  les  conditions  de  leur  existence,  diminuant 
de  nombre  à  chaque  époque  nouvelle  qui  rendait  plus  difficile  la 
situation  des  survivans,  et  qui  favorisait  quelquefois  beaucoup  p^s 
l'établissement  des  nouveau -venus.  Refoulés  de  leurs  anciennes 
stations,  ces  survivans  s'éparpillaient  de  plus  en  plus,  et  l'on  pour- 
rait presque  affirmer  aujourd'hui  qu'un  type  rare  de  la  flore  actuelle 
est  un  type  ancien  en  voie  de  décroissance,  comme  M.  Martins  l'a 
fait  toucher  du  doigt  pour  une  légumineuse  du  midi  de  la  France, 
Yanaffyris  fœtîda.  Si  une  espèce  est  cantonnée  dans  une  chaîne  de 
nos  montagnes,  limitée  aux  Carpathes  ou  à  l'Atlas  marocain,  cela 
n'indique  pas  le  moins  du  monde  qu'il  y  ait  un  centre  de  création 
spécial  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  massifs  ;  cela  signifie  simplement 
que  cette  espèce  ne  trouve  plus  aujourd'hui  que  dans  cette  station 
restreinte  les  conditions  nécessaires  à  son  existence  (1).  Les  plantes 
placées  dans  des  conditions  exceptionnelles  sont  des  restes,  des  té- 

{\)  Une  fougère  se  trouve  sur  les  côtes  d'Italie  dans  la  petite  Ue  d'Ischia,  fougère 
très  connue  des  amateurs  et  fréquemment  cultivée  dans  les  serres,  le  woodwardia 
radicans.  Elle  n'existe  pas  ailleurs  en  Italie,  ni  même  en  Afrique.  On  admettrait  donc 
«n  centre  de  création  dans  l'île  d'Ischia,  si  l'espèce  n'était  commune  dans  I'Adkî- 
rique  centrale,  sous  des  latitudes  inférieures.  Elle  a  persisté  à  Ischia  parce  qu'elle 
y  naît  auprès  de  sources  chaudes.  De  môme  à  l'île  Saint-Paul  on  trouve  un  lycopode 
de  la  région  tropicale  vivant  sur  des  terrains  où  le  thermomètre  accuse  80  degrés  à 
quelques  centimètres  et  200  degrés  à  1  mètre  1/2  ou  2  mètres  de  profondeur. 


LES   CENTRES   DE   CREATION.  195 

moins  d'une  époque  ancienne,  comme  les  ruines  des  palais  égyp- 
tiens attestent  une  civilisation  enfouie  sous  les  décombres  du  passé. 

L'hypothèse  des  centres  de  création  modernes  est  donc  en  con- 
tradiction directe  avec  les  faits.  On  nous  répondra  peut-être  qu'il 
faudrait  admettre  des  centres  de  création  antérieurs  à  l'époque  ac- 
tuelle; mais  il  est  visible  que  les  mêmes  objections  se  reprodui- 
raient en  remontant  d'âge  en  âge.  Il  est  clair  que  la  flore  des  tra- 
vertins de  Sézanne  par  exemple,  tout  ancienne  qu'elle  est,  ne 
présente  point  les  caractères  d'un  centre  de  création.  Mais,  nous 
dira-t-on  encore,  si  vous  ne  reconnaissez  point  de  centres  de  créa- 
tion, comment  comprenez- vous  l'apparition  incontestable  de  formes 
nouvelles  qui  a  marqué  le  début  et  les  phases  de  chaque  grande 
époque?  Nous  répondrons  que,  si  les  progrès  de  la  science  nous 
forcent  aujourd'hui  à  répudier  comme  fausse  la  conception  des  cen- 
tres de  création,  ils  nous  engagent  à  lui  substituer  celle  des  épo- 
ques de  création.  L'importance  et  l'étendue  des  époques  de  création 
résultent  de  tout  ce  qui  précède.  Pour  en  faire  apprécier  le  carac- 
tère, il  suffira  d'insister  sur  deux  d'entre  elles ,  l'époque  éocène, 
dont  nous  avons  déjà  cité  quelques  types,  et  l'époque  glaciaire, 
antérieure  immédiatement  à  la  nôtre. 

Vers  la  fin  de  l'éocène,  il  existait  sur  les  pourtours  d'une  large 
mer  une  région  végétale  des  mieux  caractérisées.  Cette  mer  partait 
des  contre-forts  des  Alpes-Maritimes,  et,  sauf  une  île  allongée  cor- 
respondant à  l'Italie  centrale,  s'étendait  sans  obstacle  vers  la  Libye 
et  l'Egypte,  qu'elle  recouvrait  en  grande  partie,  entrant  ainsi  en 
communication  directe  avec  l'Océan  indien,  et  la  première  terre 
qu'elle  rencontrait  dans  cette  direction  était  l'Abyssinie,  qui  avec  le 
Haut -Soudan  formait  alors  une  région  continentale  à  laquelle  les 
grès  de  Nubie,  récemment  émergés,  servaient  de  ceinture.  Il  en 
résultait  une  méditerranée  du  double  plus  large  que  la  nôtre,  dont 
le  climat,  sensiblement  égal  sur  ses  deux  rives  à  cette  époque  de 
l'histoire  de  la  terre,  facilitait,  sur  la  rive  septentrionale,  la  pré- 
sence des  types  de  l'Abyssinie  ou  du  Cap  que  l'on  remarque  dans 
la  flore  fossile  des  gypses  d'Aix,  notamment  des  bananiers  et  le 
curieux  genre  ividdringioiua,  aujourd'hui  confiné  dans  un  étroit 
espace  comprenant  le  Cap,  la  terre  de  Natal  et  l'île  de  Madagascar, 
dont  les  rives  étaient  baignées  par  la  mer  éocène.  Cette  même  mer 
bordait  aussi  la  partie  septentrionale  de  l'Hindoustan,  car  les  dépôts 
qu'elle  a  laissés  peuvent  être  suivis  sur  une  immense  étendue,  de  la 
Syrie  et  de  Bagdad  au  Golfe-Persique  et  jusqu'au-delà  de  l'embou- 
chure de  rindus,  dans  la  vallée  de  Kashmir  et  dans  le  Bengale 
oriental.  Aussi  la  flore  des  gypses  d'Aix  présente-t-elle  des  affinités 
avec  celle  de  l'Inde  par  des  types  qui  se  rencontrent  également 


196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tantôt  au  Japon  et  en  Chine,  tantôt  aux  îles  de  la  Sonde  et  même 
aux  Philippines  (1). 

L'époque  glaciaire  est  plus  intéressante  encore.  Elle  appartient, 
avons-nous  dit,  à  l'époque  qui  a  précédé  la  nôtre,  et  qui  a  vu  sans 
doute,  au  moins  dans  la  dernière  partie  de  son  ère,  commencer 
les  développemens  de  l'homme.  Nos  premiers  ancêtres,  à  l'occident 
de  l'Europe,  ont  vécu  dans  des  cavernes  ou  dans  des  habitations 
rudimentaires  construites  sur  pilotis  au  milieu  de  lacs  à  demi  gla- 
cés. La  nature  au  dehors  était  inclémente  pour  eux.  Par  suite  d'un 
refroidissement  momentané  encore  inexpliqué,  la  plus  grande  par- 
tie de  notre  hémisphère  fut  ensevelie  sous  les  neiges,  et  les  som- 
mets se  chargèrent  d'immenses  glaciers  dont  les  moraines  ont  strié 
ou  poli  les  roches  sous-jacentes  et  creusé  nos  vallées.  De  ces  mo- 
raines se  détachaient  des  blocs  qui  emportaient  des  graviers  et  de 
la  terre,  et  qui  ont  été  les  agens  les  plus  certains  du  transport  des 
espèces  végétales.  A  cette  époque  se  rattachent  toutes  les  espèces 
qui  côtoient  encore  aujourd'hui  les  neiges  perpétuelles  au  cœur  des 
grandes  Alpes  ou  dans  la  région  polaire,  au  Groenland,  au  Spitz- 
berg  et  dans  la  Sibérie  orientale,  et  celles  qui,  souvent  identiques, 
ont  franchi  des  espaces  immenses  pour  atteindre  non -seulement 
les  Pyrénées,  mais  encore  les  sommets  des  monts  Cameroons  dans 
l'Afrique  occidentale,  ou  ceux  d'Abyssinie  dans  l'Afrique  orientale. 
Il  y  a  là  une  époque  des  mieux  caractérisées,  et  une  époque  de 
création  par  excellence,  car  les  plantes  qui  vivaient  près  des  gla- 
ciers n'ont  pu  exister  aux  époques  antérieures  (2).  C'est  une  époque 
de  création,  mais  où  lui  assigner  un  centre?  La  flore  qui  la  carac- 
térise est  née  d'une  manière  large,  simultanée,  générale,  sur  la 
moitié  septentrionale  de  notre  hémisphère,  sauf  la  région  arctique, 
alors  trop  froide  (3),  et  peut-être  aussi  sur  l'Himalaya;  mais  elle  est 
variée,  quoique  toujours  alpine,  et  diffère  aussi  bien  dans  l'Amérique 
boréale  qu'au  sommet  de  nos  Alpes  et  sur  le  plateau  élevé  du  Thi- 
bet.  Cette  variété  même  empêche  d'adopter  l'hypothèse  d'une  ori- 
gine commune,  d'un  point  de  départ  central. 

Ainsi,  pour  nous  résumer,  la  diversité  étonnante  des  espèces  qui 
peuplent  la  surface  du  globe  dépend  non  de  centres  de  création 

(1)  Voyez  les  Études  sur  la  végétation  du  sud-est  de  la  France,  de  M.  de  Saporta. 

(2)  Aussi  ces  espèces  ne  paraissent-elles  aucunement  se  relier  aux  types  qui  les  ont 
précédées.  C'est  là,  pour  le  dire  en  passant,  un  argument  à  joindre  à  ceux  que  M.  de 
Quatrefages  a  développés  dans  la  Revue  contre  le  darwinisme.  Voyez  la  Revue  des 
1"  et  15  mars  1869. 

(3)  La  période  glaciaire  n'a  pu  qu'éteindre  toute  végétation  dans  la  zone  arctique, 
que  repeupla  plus  tard  un  courant  marin  venant  de  la  Sibérie  orientale,  où  flottaient 
des  bois,  des  blocs  de  glace  et  de  pierre,  comme  il  s'en  trouve  encore  au  dégel  dans 
les  mers  polaires  au  moment  des  débâcles. 


LES  CENTRES  DE  CRÉATION,  197 

répartis  sur  cette  surface,  autour  desquels  auraient  rayonné  ces 
espèces,  mais  d'époques  successives,  dont  les  descendans  se  par- 
tagent encore  le  globe.  Les  climats  de  ces  ères  anciennes  persistent 
aujourd'hui.  Pour  n'en  citer  que  quelques-uns,  celui  des  premières, 
des  plus  chaudes,  s'est  conservé  dans  les  sources  thermales  au  mi- 
lieu desquelles  vivent  certaines  plantes,  celui  de  l'époque  éocène 
sous  les  tropiques,  celui  de  la  période  miocène  du  Groenland  dans 
l'Europe  tempérée,  celui  de  l'époque  glaciaire  dans  la  zone  arc- 
tico- alpine.  Les  intermédiaires  sont  nombreux.  Ce  qui  fait  la  ri- 
chesse de  la  terre,  c'est  précisément  cette  étonnante  variété,  variété 
qui  s'est  prononcée  davantage  à  mesure  que  le  globe  vieillissait 
dans  la  série  des  âges  géologiques  :  l'homme  est  apparu  pour  en 
jouir  précisément  quand  cette  variété,  essentiellement  accommodée 
aux  besoins  multiples  de  son  organisation,  devait  faciliter  la  vie 
pastorale  autant  que  la  chasse,  puis  permettre  l'échange  entre 
les  productions  des  différens  climats,  et  fournir  au  commerce  les 
élémens  nécessaires.  L'homme  a  connu  sur  notre  planète  des  ani- 
maux disparus  aujourd'hui,  tels  que  le  mammouth  de  Sibérie  et  le 
grand  cerf  d'Irlande,  et  peut-être  a  pu  sauver  d'une  époque  anté- 
rieure des  végétaux  qui  ne  se  reproduisent  plus  sans  culture,  le 
blé  par  exemple,  dont  aucun  voyageur  n'a  constaté  la  spontanéité 
d'une  manière  certaine.  L'homme  est  plus  jeune  non-seulement 
que  le  sol  qu'il  foule,  mais  que  les  végétaux  dont  il  se  nourrit.  C'est 
là  une  vérité  générale,  acceptable  comme  démontrée  ainsi  que  les 
grands  faits  retracés  dans  cette  esquisse;  elle  prouve  que,  si  l'on 
ignore  bien  des  détails  dans  l'histoire  de  la  création,  on  est  par- 
venu déjà  à  une  somme  de  certitudes  imposante.  Une  tâche  plus 
importante  encore  incombe  à  nos  successeurs  :  dans  l'histoire  de  la 
terre  comme  dans  l'histoire  du  langage,  en  paléontologie  comme 
en  philologie,  et  dans  bien  d'autres  branches  de  nos  études,  la 
connaissance  du  passé,  c'est  le  secret  de  l'avenir. 

Eugène  Fournier. 


L'ANGLETERRE 

ET    LE    CANAL    DE    SUEZ 


Depuis  qu'il  se  fait  des  marchés,  aucun  n'a  autant  ému  l'Europe  que 
l'achat  récent  de  !176,602  actions  du  canal  de  Suez  par  l'Angleterre. 
Cette  opération  financière  et  politique,  préparée  dans  le  plus  profond 
secret,  exécutée  avec  autant  de  rapidité  que  de  bonheur,  a  frappé  les 
imaginations  comme  un  coup  de  théâtre.  La  nouvelle  en  a  été  reçue  à 
Londres  avec  enthousiasme,  tandis  qu'à  Paris  elle  causait  pendant  quel- 
ques jours  une  surprise  mêlée  d'inquiétude  et  de  déplaisir.  Peu  à  peu 
on  s'est  calmé,  on  a  réfléchi;  des  deux  côtés  du  détroit,  on  a  beaucoup 
argumenté  et  on  a  repris  son  assiette.  L'enthousiasme  britannique  de 
la  première  heure  a  fait  place  à  une  approbation  raisonnée  qui  n'a  pas 
encore  dit  son  dernier  mot  et  qui  se  réserve  le  bénéfice  d'inventaire.  A 
Paris,  on  a  recouvré  aussi  son  sang-froid;  on  a  examiné  l'événement 
avec  des  yeux  moins  prévenus  et  plus  attentifs,  on  en  a  fait  le  tour  pour 
tâcher  d'en  découvrir  les  bons  côtés.  La  France  a  éprouvé  dans  ces  der- 
nières années  tant  d'étonnemens  désagréables  qu'elle  est  disposée  à  ne 
plus  s'émouvoir  Dutre  mesure  des  contre-temps  qui  peuvent  lui  surve- 
nir. Au  surplus  elle  a  beaucoup  à  faire  chez  elle,  et  elle  trouve  dans  les 
soucis  que  lui  cause  son  ménage  un  puissant  dérivatif  aux  préoccupations 
de  la  politique  étrangère.  Les  élections  sénatoriales  l'ont  distraite  de  ce 
qui  pouvait  se  passer  sur  la  terre  des  pharaons.  Un  homme  d'esprit  di- 
sait à  ce  propos  que  depuis  1870  la  France  est  un  plaideur  malheureux, 
qui  a  par  surcroît  des  chagrins  domestiques,  et  qu'après  tout  ces  cha- 
grins domestiques  ont  du  bon,  parce  qu'ils  l'empêchent  de  trop  penser 
à  sa  partie  adverse.  Il  faut  ajouter  que,  si  elle  a  perdu  naguère  un  im- 
portant procès,  elle  a  imputé  son  malheur  aux  imprudences  qu'elle  avait 
commises.  Désormais  elle  se  défie  de  la  vivacité  de  ses  impressions  ; 
elle  s'est  fait  une  philosophie,  elle  ne  se  fâchera  plus  qu'à  bon  escient, 


L'ANGLETERRE  ET  LE  CANAL  DE  SUEZ.  109 

et  ce  qu'elle  demande  par-dessus  tout  à  son  gouvernement,  c'est  de  n'a- 
voir pas  de  nerfs.  Dans  la  question  du  canal,  le  gouvernement  a  fait 
son  devoir,  il  est  demeuré  calme,  et  personne  n'a  pu  le  soupçonner  d'a- 
voir des  nerfs. 

De  divers  côtés,  des  charges  fort  injustes  ont  été  portées  contre  lui. 
On  lui  a  reproché  d'avoir  manqué  de  vigilance  ou  de  savoir-faire  ;  les 
uns  l'ont  accusé  de  n'avoir  rien  su,  les  autres  d'avoir  tout  su  et  de  n'a- 
voir rien  empêché.  Les  documens  publiés  dans  le  livre  jaune  ont  fait 
justice  de  ces  accusations.  Le  gouvernement  français  savait  comme  tout 
le  monde  que  le  vice-roi  d'Egypte,  fort  embarrassé  dans  ses  affaires, 
fort  en  peine  de  faire  face  à  de  prochaines  échéances  et  obligé  de  se  pro- 
curer à  tout  prix  de  l'argent,  avait  imaginé  de  battre  monnaie  en  ven- 
dant toutes  ses  actions  de  Suez.  Il  ne  demandait  pas  mieux  que  de  les 
vendre  sur  le  marché  français  ;  mais  les  conditions  qu'on  prétendait  lui 
imposer  lui  ont  paru  trop  dures.  On  assure  aussi  que  les  gens  qui  les 
lui  imposaient  lui  revenaient  peu,  et  comme  l'écrivait  un  jour  un  illustre 
historien,  a  les  choses  n'ont  pas  de  visage,  les  personnes  au  contraire 
en  ont  un  qui  souvent  réveille  des  impressions  pénibles  ou  des  rancunes 
implacables.  »  L'Angleterre  s'est  présentée,  elle  a  offert  à  Ismaïl-Pacha 
ses  bons  offices  et  quatre  millions  de  livres  sterling,  et  sur  la  foi  de  sa 
bonne  mine  il  a  passé  contrat  avec  elle. 

Était-il  au  pouvoir  du  gouvernement  français  de  s'opposer  à  cette 
transaction?  Et  quand  il  l'aurait  pu,  devait-il  l'essayer?  Les  Anglais  font 
à  eux  seuls  les  quatre  cinquièmes  du  trafic  du  canal;  le  percement  de 
l'isthme  les  a  rapprochés  de  3,000  lieues  de  leurs  possessions  orientales, 
c'est  par  l'Egypte  qu'ils  communiquent  avec  les  200  millions  de  sujets 
qu'ils  ont  conquis  dans  les  Indes.  S'assurer  que  cette  route  restera  tou- 
jours libre,  qu'aucune  puissance  rivale  ne  s'établira  fortement  sur  un 
point  quelconque  du  parcours,  c'est  pour  l'Angleterre  plus  qu'une  ques- 
tion d'intérêt,  c'est  une  question  d'existence.  Le  20  novembre,  le  chargé 
d'affaires  français  à  Londres,  M.  Gavard,  ayant  touché  un  mot  à  lord 
Derby  du  projet  qu'on  attribuait  au  khédive  de  vendre  ses  actions  à  la 
Société  générale  :  «  Je  ne  vous  cache  pas,  lui  avait  répondu  le  ministre 
anglais,  que  j'y  verrais  de  sérieux  inconvéniens.  Vous  savez  quelle  est 
mon  opinion  sur  la  compagnie  française.  Elle  a  couru  les  risques  de 
l'entreprise,  tout  l'honneur  lui  en  revient,  et  je  ne  désire  contester  au- 
cun de  ses  titres  à  la  reconnaissance  de  tous;  mais  reconnaissez  que 
nous  sommes  les  plus  intéressés  dans  le  canal,  puisque  nous  en  usons 
plus  que  tous  les  autres  pavillons  réunis.  Le  maintien  de  ce  passage  est 
devenu  pour  nous  une  question  capitale...  En  tout  cas,  nous  ferons  notre 
possible  pour  ne  pas  laisser  monopoliser  dans  des  mains  étrangères  une 
affaire  dont  dépendent  nos  premiers  intérêts.  »  Quelques  jours  plus 
tard,  M.  d'Harcourt  l'ayant  interrogé  sur  les  motifs  qui  avaient  déter- 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

miné  l'Angleterre  à  acheter  elle-même  les  actions  du  khédive  :  «  Il  fal- 
lait laisser  passer  ces  valeurs  en  d'autres  mains,  répliqua-t-il,  ou  les 
acheter  nous-mêmes.  Je  puis  vous  assurer  que  nous  avons  agi  avec 
l'intention  uniquement  d'empêcher  une  plus  grande  prépondérance 
^d'influence  étrangère  dans  une  affaire  si  importante  pour  nous.  »  Après 
cela  qui  osora  reprocher  à  M.  le  duc  Decazes  de  n'avoir  rien  su  ou  de 
n'avoir  rien  voulu  faire?  Qui  osera  lui  faire  un  crime  de  n'avoir  pas 
compromis  par  une  opposition  ouverte  ou  par  de  sourds  manèges  cette 
bonne  entente  avec  l'Angleterre,  qui  est  aujourd'hui  pour  la  France  un 
intérêt  de  premier  ordre?  Qui  pourrait  lui  en  vouloir  de  s'être  souvenu 
au  mois  de  novembre  de  ce  qui  s'est  passé  le  printemps  dernier?  Ses 
ennemis  l'ont  sommé  de  donner  sa  démission,  et  peu  s'en  est  fallu  qu'ils 
n'aient  demandé  sa  tête  ;  il  a  eu  raison  de  ne  donner  ni  sa  tête,  ni  sa 
démission.  Il  a  eu  raison  aussi  de  garder  toutes  les  apparences  de  la 
bonne  humeur;  c'est  de  tous  les  talens  celui  qui  ressemble  le  plus  à 
une  vertu. 

Quel  sera  le  jugement  définitif  des  Anglais  sur  le  marché  conclu  par 
leur  gouvernement?  On  ne  le  sait  pas  encore.  C'est  la  chambre  des 
communes  qui  prononcera ,  et  le  cabinet  tory  ne  semble  pas  pressé 
d'entrer  en  propos  avec  elle.  Il  veut  laisser  à  la  situation  le  temps 
de  se  dessiner;  la  nature  des  explications  qu'il  sera  appelé  à  donner 
dépendra  du  tour  qu'auront  pris  les  événemens.  En  attendant  que  la 
chambre  lui  décerne  un  satisfecit,  il  est  en  butte  aux  critiques  des  es- 
prits frondeurs.  On  lui  représente  que  les  actions  qu'il  a  achetées  du 
khédive  sont  des  actions  différées,  qui  ne  produiront  rien  pendant  dix- 
neuf  ans,  que,  n'ayant  pendant  ces  dix-neuf  années  rien  à  prétendre 
dans  les  dividendes,  il  ne  pourra  prendre  une  part  active  à  l'adminis- 
tration de  la  compagnie.  On  lui  objecte  également  qu'aux  termes  des 
statuts  nul  actionnaire  n'ayant  droit  à  plus  de  dix  votes,  à  partir  de 
1894  l'Angleterre  en  aura  dix  et  pas  davantage  dans  des  assemblées 
générales  où  sont  représentées  plusieurs  milliers  de  voix.  On  ajoute 
qu'en  fût-il  autrement  et  le  gouvernement  anglais  parvînt-il  à  s'assurer 
dès  ce  jour  dans  les  conseils  de  la  compagnie  une  influence  proportion- 
née au  nombre  de  ses  actions,  il  se  mettra  sur  les  bras  de  graves  diffi- 
cultés, parce  qu'il  se  trouvera  aux  prises  avec  des  intérêts  contraires  aux 
siens,  qui  seront  de  force  à  lui  résister.  L'Angleterre,  a-t-on  dit,  n'aura 
en  vue  que  ses  possessions  de  l'Inde  et  tout  ce  qui  peut  profiter  au 
commerce  britannique;  elle  réservera  toute  sa  sollicitude  pour  l'amé- 
lioration de  la  propriété  commune,  pour  l'entretien  et  l'élargissement 
du  canal,  tandis  que  ses  associés  ne  songeront  qu'à  leurs  revenus,  de 
telle  sorte  que  le  gouvernement  anglais  encourra  tout  à  la  fois  les  re- 
proches des  marchands  anglais,  qui  le  blâmeront  d'avoir  trop  peu  d'in- 
fluence, et  des  actionnaires  français,  qui  l'accuseront  d'intriguer  pour 


l'angleterre  et  le  canal  de  suez.  201 

en  obtenir  et  pour  s'en  servir  contre  eux.  Une  autre  conséquence  fâ- 
cheuse de  l'acquisition  que  vient  de  faire  la  Grande-Bretagne  est,  au 
dire  des  mêmes  censeurs,  la  nécessité  où  elle  sera  de  s'occuper  sans 
cesse  de  l'état  financier  de  TÉgypte,  qui  jusqu'en  iS9k  doit  lui  servir 
un  intérêt  annuel  de  5  pour  100.  Elle  se  trouve  avoir  acheté  une  an- 
nuité égyptienne,  laquelle  procurera  des  soucis  considérables  au  chan- 
celier de  l'échiquier  et  l'obligera  d'exercer  un  contrôle  épineux,  minu- 
tieux, embarrassant  sur  le  budget  de  l'Egypte  et  sur  les  fantaisies 
coûteuses  de  ceux  qui  la  gouvernent,  car  les  fantaisies  coûtent  cher 
dans  le  pays  des  pyramides,  et  on  s'y  entend  mieux  à  faire  des  dettes 
qu'à  en  payer  les  intérêts. 

Ces  critiques  ont  médiocrement  ému  le  gros  du  public  anglais,  qui 
avait  approuvé  le  cabinet  et  qui  l'approuve  encore.  Si  la  France  de- 
mande aujourd'hui  à  son  gouvernement  de  n'avoir  pas  de  nerfs  et 
de  marcher  la  sonde  à  la  main,  l'Angleterre,  un  peu  fatiguée  des  ho- 
mélies et  des  redites  de  l'école  de  Manchester,  un  peu  confuse  du  rôle 
par  trop  effacé  que  les  whigs  lui  ont  fait  jouer  dans  les  affaires  eu- 
ropéennes, inquiète  d'entendre  dire  partout  qu'elle  a  fait  abdication, 
l'Angleterre  est  revenue  aux  tories  pour  avoir  un  gouvernement  qui  sût 
oser  et  parler  haut,  et  elle  a  vu  dans  l'achat  des  actions  un  coup  de  po- 
litique très  habile  et  très  hardi.  Elle  a  cru  deviner  qu'avant  peu  tous 
les  intérêts  du  canal  seraient  concentrés  dans  ses  mains,  que  l'Egypte 
suivrait  le  sort  du  canal,  que  partant  elle  serait  en  mesure  d'assurer  à 
jamais  l'indépendance  du  khédive  ou,  pour  mieux  dire,  qu'elle  l'aurait 
à  sa  discrétion.  L'étonnement  de  l'Europe  lui  a  inspiré  un  sentiment 
de  joyeux  orgueil.  Le  léopard  a  regardé  ses  griffes,  il  lui  a  paru  qu'elles 
avaient  subitement  repoussé,  et,  les  tirant  de  leur  étui,  du  haut  de  ses 
falaises  crayeuses  il  les  a  montrées  à  l'Europe,  qui  n'y  croyait  plus. 

A  la  vérité,  en  prononçant  à  ShefTield  un  discours  plein  de  réserves 
et  d'insinuations,  le  leader  du  parti  libéral,  lord  Hartington,  semble 
s'être  proposé  de  jeter  un  verre  d'eau  sur  les  imaginations  trop  échauf- 
fées. Il  s'est  demandé  si  le  cabinet  tory  avait  eu  réellement  les  vues  ou 
les  arrière-pensées  audacieuses  qu'on  lui  attribue,  et  il  a  posé  ce  di- 
lemme :  «  ou  le  gouvernement  vient  de  s'engager  dans  une  nouvelle 
et  vaste  politique,  et  il  serait  convenable  qu'il  donnât  au  parlement  la 
plus  prompte  occasion  d'approuver  ou  de  désappprouver  cette  p  olitique 
ou  bien  ses  vues  véritables  sont  beaucoup  moins  hardies  qu'on  ne  le 
suppose  généralement,  et  il  ferait  bien  de  couper  court  à  toutes  les  ru- 
meurs exagérées  ou  mensongères  qui  ont  couru  à  ce  sujet.  »  C'était  une 
façon  de  dire  à  M.  Disraeli  et  à  lord  Derby  :  Avez-vous,  oui  ou  non, 
l'intention  de  monter  au  Capitole?  ayez  l'obligeance  de  vous  en  expli- 
quer, afin  que  nous  puissions  préparer  à  loisir  notre  plan  de  campagne. 
Lord  Derby  a  fait  au  chef  de  l'opposition  une  réponse  indirecte  et  fort 


202  REVUE   DES    DEUX   MONDES» 

modeste.  S'adress&nt  à  la  Société  des  travailleurs  conservateurs  d'Edim- 
bourg :  «  Dans  notre  diplomatie,  leur  a-t-il  dit,  il  n'y  aura  ni  mystères 
ni  réserves.  Vous  pouvez  avoir  lu  dans  les  journaux  que  l'achat  de  quel- 
ques actions  du  canal  de  Suez  a  fait  grand  bruit  au  dehors  comme  au 
dedans.  J'estime  que  nous  avons  pris  là  une  sage  mesure  ;  mais  elle  ne 
serait  ni  sage  ni  honnête,  si  elle  avait  autorisé  quelqu'une  des  explica- 
tions qu'on  en  a  données.  Il  est  à  peine  nécessaire  de  répudier  toutes  les 
idées  du  genre  de  celles  qu'on  nous  a  attribuées,  à  savoir  un  désir  de 
protectorat  sur  l'Egypte,  un  changement  intéressé  de  la  politique  an- 
glaise dans  la  question  d'Orient,  ni  une  idée  quelconque  de  prendre 
part  à  une  curée  générale  en  nous  adjugeant  ce  qui  ne  nous  appartient 
pas.  Nous  avons  jugé  essentiel  qu'une  voie  de  trafic  sur  laquelle  les  in- 
térêts engagés  sont  nôtres  pour  plus  des  trois  quarts  ne  restât  pas  en- 
tièrement entre  les  mains  d'actionnaires  étrangers  ou  d'une  compagnie 
étrangère...  Il  n'y  a  aucun  plan  profondément  médité  dans  cette  af- 
faire. »  En  vain  lord  Derby  semblait  s'écrier  avec  Mithridate  :  «  Brûlons 
ce  Gapitole  où  je  suis  attendu  !  »  L'Angleterre  n'a  pas  pris  au  sérieux  sa 
modestie;  elle  a  pensé  que,  parmi  les  5,000  auditeurs  rassemblés  dans 
le  Gorn-Exchange,  il  y  avait  l'Europe  qui  écoutait  d'une  oreille  attentive, 
que  c'était  à  l'Europe  qu'avait  parlé  lord  Derby,  qu'il  avait  voulu  à  la  fois 
la  rassurer  et  l'avertir,  en  lui  disant  :  Nous  ne  donnons  pas  le  signal  de 
la  curée;  mais  si  d'autres  le  donnent,  nous  aurons  notre  part,  et  nous 
l'avons  déjà  choisie.  Cette  politique  expectante,  mais  résolue  et  commi- 
natoire, est  tout  ce  que  demande  l'Angleterre.  L'audace  est  souvent 
utile,  la  précipitation  est  toujours  nuisible,  et,  comme  l'a  dit  un  jour  le 
plus  grand  des  audacieux,  a  c'est  un  défaut  en  politique  que  de  vouloir 
arriver  plus  vite  que  les  événemens.  » 

Il  est  permis  de  croire  avec  les  Anglais  que  le  marché  conclu  par  le 
cabinet  tory  a  une  grande  portée  politique  et  qu'il  en  a  prévu  et  ac- 
cepté toutes  les  conséquences.  Si  elles  sont  fâcheuses  pour  quelqu'un, 
ce  ne  sera  pas  pour  l'Egypte.  A  ne  tenir  compte  que  de  ses  intérêts  et 
de  sa  prospérité,  elle  a  trouvé  dans  le  gouvernement  anglais  un  bail- 
leur de  fonds  moins  dangereux  que  les  banquiers.  Ils  ont  prouvé  à 
Constantinople  quel  mal  ils  peuvent  faire  à  un  pays  où  l'on  ignore 
beaucoup  de  choses,  mais  surtout  cette  science  élémentaire  à  la  fois  et 
compliquée  qu'on  appelle  l'art  de  compter.  L'empire  turc  est  un  grand 
seigneur  ruiné,  qui  vit  depuis  de  longues  années  d'emprunts  usuraires. 
Si  d'obligeans  courtiers  d'argent  ne  lui  avaient  prodigué  à  l'envi  leurs 
offres  de  services  et  s'il  était  possible  qu'au  xix"  siècle  la  tête  d'un  sul- 
tan fût  encore  capable  de  réfléchir,  peut-être  la  Turquie  eût-elle  ou- 
vert les  yeux  sur  sa  vraie  situation ,  peut-être  se  fût-elle  résignée  en 
temps  utile  à  des  réformes  qui  l'auraient  sauvée;  mais  de  pernicieux 
bienfaiteurs  ont  incessamment  rempli  son  tonneau  des  Danaïdes.  Rien 


l' ANGLETERRE   ET   LE   CANAL   DE    SUEZ.  203 

ne  lui  manquant,  elle  a  pris  en  goût  son  indigence  dorée,  elle  a  vécu 
au  jour  le  jour  ;  elle  n'a  été  réveillée  de  son  languissant  et  voluptueux 
sommeil  que  par  le  bruit  que  faisaient  les  huissiers,  qui  venaient  ver- 
baliser chez  elle.  Le  fondateur  légendaire  de  l'empire  osmanli  avait  vu 
en  songe  un  arbre  qui  sortait  de  son  nombril  et  ombrageait  toute  la 
terre;  il  ne  se  doutait  pas  que  la  sève  tarirait  par  degrés  dans  cet  arbre 
et  qu'un  jour  la  cognée  qui  lui  porterait  le  coup  décisif  serait  tenue 
par  la  main  d'un  recors.  Qui  osera  prétendre  à  l'avenir  que  plaie  d'ar- 
gent n'est  pas  mortelle? 

L'Egypte  a  sujet  d'espérer  que,  grâce  à  l'Angleterre,  elle  pourra 
s'exempter  du  sort  réservé  à  tous  les  pays  qui  se  livrent  en  proie  aux 
empiriques  et  aux  prêteurs  sur  gages.  Le  gouvernement  britannique  ne 
lui  permettra  pas  d'en  user  comme  ce  mendiant  espagnol  à  qui  on 
conseillait  de  travailler  et  qui,  se  drapant  dans  son  haillon  et  dans  sa 
fierté  castillane,  répondit  :  Je  demande  de  l'argent,  non  des  conseils. 
Les  Anglais  donneront  de  l'argent  à  l'Egypte,  mais  ils  lui  donneront 
aussi  des  conseils,  et  il  faudra  qu'elle  les  accepte.  Il  est  vrai  que  jadis 
ils  paraissaient  peu  disposés  à  travailler  à  sa  régénération.  Ils  ont  pro- 
tégé les  mamelouks,  qui  condamnaient  à  la  stérilité  la  fertile  vallée  du 
Nil  ;  ils  ont  ligué  toute  l'Europe  contre  le  progressif  Méhémet-Ali  et  ils 
ont  accordé  leur  appui  au  fanatique  Abbas-Pacha,  «  Il  y  avait  alors  en 
Angleterre  un  parti  qui  aurait  voulu  réduire  le  vice-roi  à  la  condition 
de  ces  rajahs  de  l'Inde,  dont  on  favorise  les  désordres  jusqu'au  moment 
où  le  prince  abruti  n'a  plus  d'autre  ressource  que  de  se  faire  protéger 
ou  de  vendre  ses  états  (1).  »  En  1840,  l'ambassadeur  anglais  à  Constan- 
tinople,  lord  Ponsonby,  écrivait  au  grand-vizir  que  le  but  de  la  poli- 
tique de  l'Angleterre  comme  de  la  Porte  devaitêtre  «  de  renvoyer  nus 
dans  le  désert  Méhémet-Ali  et  toute  sa  descendance.  » 

Ces  temps  ne  sont  plus.  L'école  de  Manchester,  qu'il  est  permis  de 
juger,  mais  qu'il  ne  faut  pas  calomnier,  a  modifié  les  sentimens  des 
Anglais  sur  plus  d'un  point;  elle  leur  a  démontré  qu'on  peut  quelque- 
fois fonder  son  bonheur  sur  celui  d'autrui.  Il  est  probable  qu'ils  don- 
neront au  vice-roi  de  très  utiles  conseils.  Ils  ont  conscience  de  la  res- 
ponsabilité qu'ils  assument  en  le  prenant  sous  leur  patronage  financier; 
ils  savent  que  ce  patronage,  ou  ce  qu'on  a  appelé  «  leur  endossement 
tacite,  »  procurera  à  Ismaïl-Pacha  tout  l'argent  dont  il  aura  ou  dont  il 
n'aura  pas  besoin.  «  Le  monde  des  finances,  lisait-on  dans  un  journal, 
est  très  ému;  il  ne  saurait  y  avoir,  se  dit-on  ,  de  meilleure  spéculation 
que  celle  de  prêter  à  l'Egypte,  si  l'Angleterre,  bien  qu'elle  n'en  prenne 
pas  l'engagement  formel,  est  là  pour  payer.  Le  taux  de  l'intérêt  est 

(1)  Lettres,  Journal  et  Documens  pour  servir  à  l'histoire  du  canal  de  Suez,  t.  I'', 
p.  m. 


204  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevé  et  la  garantie  est  la  meilleure  qu'il  y  ait  au  monde.  »  L'Angle- 
terre sera  sur  ses  gardes  pour  épargner  aux  préteurs  anglais  de  cruelles 
déceptions.  Elle  prêchera  la  sagesse  au  khédive,  et,  s'il  le  faut,  elle  la 
lui  imposera.  Elle  tâchera  de  lui  apprendre  à  voir  clair  dans  les  confu- 
sions volontaires  ou  involontaires  de  son  budget,  elle  lui  enseignera 
l'équilibre  des  recettes  et  des  dépenses,  elle  l'empêchera  de  faire  des 
folies,  et  déjà  elle  lui  a  donné  un  premier  avertissement,  qui  a  été  en- 
tendu. Quoique  ses  caisses  fussent  vides,  il  s'était  mis  en  tête  de  con- 
quérir l'Abyssinie,  où  il  vient  d'éprouver  un  échec.  Sur  la  demande  du 
gouvernement  britannique,  les  vaisseaux  égyptiens  ont  été  rappelés  de 
Zanzibar,  et  l'expédition  d'Abyssinie  ne  sera  qu'une  démonstration  mi- 
litaire. Le  préceptorat  dont  viennent  de  se  charger  M.  Disraeli  et  lord 
Derby  ne  sera  point  une  sinécure;  ils  ont  affaire  à  un  prince  qui  a  l'ima- 
gination orientale,  l'esprit  aventureux,  l'amour  de  la  gloire,  et  qui  mé- 
prise l'arithmétique.  Le  tuteur  ou  le  gouverneur  qui  habite  sur  les 
bords  de  la  Tamise  aura  beaucoup  de  peine  à  convaincre  son  pupille 
des  bords  du  Nil  que  deux  plus  deux  ne  font  jamais  cinq,  et  que  l'éco- 
nomie est  le  seul  moyen  sérieux  d'acquitter  ses  dettes.  M.  de  Lesseps  a 
raconté  qu'un  jour,  comme  il  chevauchait  dans  le  désert  à  côté  du  pré- 
cédent vice-roi,  le  prince  vit  se  détacher  de  sa  giberne  un  gland  de  dia- 
mans,  et  qu'il  continua  sa  route  en  défendant  qu'on  le  ramassât.  Non- 
seulement  Ismaïl-Pacha  ne  pourra  plus  s'amuser  à  conquérir  l'Abyssinie, 
mais  son  gouverneur  l'obligera  de  ramasser  ses  glands  de  diamans.  11 
s'est  mis  volontairement  sous  une  sévère  discipline;  puisse-t-il  à  ce  prix 
échapper  à  la  banqueroute. 

Si  l'on  en  juge  par  la  circulaire  qu'a  adressée  à  ses  correspondans  la 
compagnie  du  canal,  les  actionnaires  doivent  se  féliciter  comme  l'Egypte 
de  l'acquisition  faite  par  le  gouvernement  britannique.  Dans  cette  cir- 
culaire, le  président-directeur  a  tenu  à  rappeler  que  jadis  le  public  fran- 
çais et  l'Egypte  couvrirent  entièrement  la  souscription,  que  le  gouver- 
nement anglais  opposa  de  nombreuses  difficultés  à  l'achèvement  du 
travail,  et  que  jusque  dans  ces  dernières  années  l'intervention  de  ses 
agens  fut  nuisible  à  l'intérêt  des  actionnaires.  11  se  présente  dans  les 
destinées  des  états  et  des  canaux  des  incidens  étranges  qui  ressem- 
blent à  des  ironies  du  sort.  Qui  ne  se  souvient  de  l'énergique  opi- 
niâtreté avec  laquelle  lord  Stratford,  qu'on  appelait  dans  le  public  le 
sultan  Stratford  ou  Abd-ul-Canning,  pesa  sur  le  divan  pour  l'empêcher 
de  ratifier  le  firman  de  concession  délivré  par  le  vice-roi  ou  pour  lui 
escamoter  quelque  déclaration  fatale  au  percement  de  l'isthme?  Qui  ne 
se  souvient  des  virulentes  tirades  de  lord  Palmerston,  soutenant  en  toute 
rencontre  que  l'exécution  du  canal  était  matériellement  impossible  et  que 
l'opinion  de  tous  les  ingénieurs  du  monde  n'ébranlerait  pas  la  sienne? 
Qui  n'a  présent  à  la  mémoire  le  terrible  mot  qu'il  prononça  dans  la 


l' ANGLETERRE    ET   LE    CANAL   DE    SUEZ,.  205 

séance  de  la  chambre  des  communes  du  l^""  juin  1858?  «  La  plus  chari- 
table manière  d'envisager  le  projet,  s'écria-t-il,  le  point  de  vue  le  plus 
innocent  qu'on  puisse  adopter  à  cet  égard,  c'est,  à  mon  avis,  que  ce 
projet  est  la  plus  grande  duperie  qui  ait  jamais  été  proposée  à  la  crédu- 
lité et  à  la  simplicité  des  gens  de  notre  pays.  »  Après  avoir  mis  tout  en 
œuvre  pour  ameuter  l'Europe  contre  cette  grande  duperie,  l'Angleterre 
est  soupçonnée  aujourd'hui  de  vouloir  accaparer  le  canal  à  son  profit. 
La  compagnie  semble  n'éprouver  aucune  crainte  à  cet  endroit;  non- 
seulement  elle  se  repose  sur  l'efficacité  des  statuts  qui  la  protègent, 
mais  elle  se  plaît  à  croire  que  désormais  le  gouvernement  britannique, 
devenu  son  associé,  renoncera  à  nuire  aux  intérêts  des  actionnaires- 
fondateurs;  elle  considère  comme  un  fait  heureux  «  cette  solidarité 
puissante  qui  va  s'établir  entre  les  capitaux  français  et  anglais  pour 
l'exploitation  purement  industrielle  et  nécessairement  pacifique  du  ca- 
nal maritime  universel.  » 

Cette  solidarité  puissante  est-elle  aussi  certaine  qu'on  le  prétend? 
François  P""  disait  de  l'empereur  Charles-Quint  :  «  Nous  nous  entendons 
à  merveille,  mon  frère  Charles  et  moi,  car  nous  voulons  la  même  chose, 
qui  est  Milan.  »  Le  tout  est  de  savoir  ce  qu'on  veut  faire  de  Milan.  On 
peut  craindre  que  la  bonne  intelligence  et  l'accord  du  nouvel  action- 
naire du  canal,  qui  se  trouve  être  le  possesseur  des  Indes,  avec  ses  as- 
sociés, lesquels  ne  sont  pas  tenus  de  s'intéresser  aux  Indes  autant  qu'à 
leurs  dividendes,  ne  ressemble  un  peu  à  l'entente  cordiale  de  Charles- 
Quint  et  de  François  I".  En  théorie  tout  le  monde  voudra  le  bien  du 
canal;  mais  dans  l'application  chacun  tirera  la  couverture  à  soi.  Cepen- 
dant puisqu'il  était  écrit  au  livre  des  destins  que  tôt  ou  tard  l'Angleterre 
prendrait  pied  à  Port-Saïd,  il  est  heureux  qu'elle  y  soit  entrée  non  à 
coups  de  canon,  mais  des  billets  de  banque  à  la  main.  Le  canon  dépos- 
sède, les  billets  de  banque  parlementent,  négocient,  transigent,  et, 
dans  l'entretien  qu'il  a  eu  le  27  novembre  avec  l'ambassadeur  de  France 
à  Londres,  lord  Derby  s'est  défendu  en  son  nom  et  au  nom  de  ses  col- 
lègues de  vouloir  imposer  sa  prépotence  à  la  compagnie  et  d'aspirer  à 
violenter  ses  décisions.  En  ce  qui  concerne  d'autres  intérêts  plus  sacrés 
encore  que  ceux  des  actionnaires,  à  savoir  les  intérêts  commerciaux  qui 
sont  communs  à  toute  l'Europe,  on  peut  croire  aussi  que  le  peuple  qui 
s'est  fait  dans  le  monde  le  missionnaire  de  la  liberté  commerciale  et  du 
libre  échange  ne  réglera  pas  sa  conduite  sur  les  inspirations  d'une  po- 
litique léonine.  «  Si  une  nation,  écrivait  M.  de  Lesseps  le  22  mars  1855, 
quelque  puissante  qu'elle  soit,  voulait  interdire  une  grande  comrauni- 
ctioti,  qui  sera  de  droit  la  propriété  indivise  de  tous  les  peuples,  elle 
serait  mise  au  ban  de  l'opinion  publique  et  finirait  par  succomber  dans 
ses  prétentions.  »  Lord  Derby  a  déclaré  qu'il  ne  s'opposerait  point  à  ce 
que  l'administration  du  canal  fût  dirigée  par  un  syndicat  international. 


206  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ce  syndicat  serait  difficile  à  organiser;  mais  lord  Derby  a  voulu  dire  à 
sa  manière  que  si  jamais  l'Europe,  inquiète  de  la  prépondérance  de  la 
Grande-Bretagne  au  Caire,  lui  demandait  des  garanties,  la  Grande-Bre- 
tagne ne  les  refuserait  pas,  —  et  comment  pourrait-elle  les  refuser 
quand  l'Europe  serait  unanime  à  les  demander? 

La  nouvelle  campagne  que  vient  d'entreprendre  l'Angleterre  a  porté, 
dit-on,  le  dernier  coup  à  l'influence  française  en  Orient.  Faut-il  accep- 
ter sans  réserve  et  comme  parole  d'Évangile  cette  assertion  chagrine? 
La  France  aura  toujours  des  intérêts  très  importans  à   protéger  en 
Egypte,  comme  en  Syrie,  comme  dans  l' Asie-Mineure;  elle  les  protégera 
d'autant  mieux  qu'elle  se  relèvera  plus  vite  de  l'ébranlement  que  lui 
ont  causé  ses  malheurs.  Pour  être  honoré  des  Orientaux,  il  faut  leur 
persuader  qu'on  est  fort,  car  il  est  dans  leur  nature  de  ne  respecter 
que  ce  qui  leur  fait  peur.  Ce  sont  eux  qui  ont  inventé  l'adage  que, 
dans  les  affaires  humaines,  une  once  de  crainte  pèse  plus  qu'un  quintal 
d'amitié;  mais,  quand  on  déplore  l'affaiblissement  de  l'influence  ou  du 
prestige  français  en  Orient,  est-on  bien  sûr  que  ce  qu'on  regrette  fût 
toujours  regrettable?  A  quoi  se  dépensait  trop  souvent  celte  influence? 
Non  à  résoudre  utilement  des  questions  sérieuses,  mais  à  créer  à  tout 
propos  et  hors  de  propos  des  questions  inutiles,  à  déployer  son  adresse 
et  son  audace  dans  des  joutes  d'amour-propre.  Désireux  de  se  donner 
une  importance  qu'il  n'eût  point  acquise  en  se  contentant  de  protéger 
ses  nationaux  et  leur  commerce,  tel  consul  français  entrait  en  lice 
contre  tel  pacha  à  deux  ou  trois  queues,  qu'il  accusait  de  lui  témoi- 
gner moins  d'égards  qu'à  ses  collègues  le  consul  d'Angleterre  ou  le 
consul  de  Russie.  Il  saisissait  de  ses  griefs  réels  ou  imaginaires  l'am- 
bassade de  France,  et  proportionnait  l'estime  qu'il  avait  pour  lui-même 
au  nombre  de  gouverneurs  de  province  dont  il  avait  poursuivi  et  ob- 
tenu la  révocation.  Ajoutez  à  cela  les  clientèles  onéreuses  ou  compro- 
mettantes, les  compétitions  puériles,  les  litiges  oiseux,  la  fureur  de 
s'ingérer  dans  les   controverses  théologiques  et  même   de    les  faire 
naître,  afin  de  démontrer  une  fois  de  plus  que  la  mission  de  la  France 
est  de  protéger  en  tout  lieu  la  propagande  et  le  zélotisme  latins.  Que 
de  forces  et  de  temps  consacrés  à  ces  imposantes  bagatelles,  sans  autre 
profit  que  de  procurer  à  sa  fierté  de  stériles  jouissances  et  de  lui  atti- 
rer parfois  de  cruelles  mortifications!  Quand  dernièrement  l'ambassade 
française  à  Constantinople  s'est  avisée  de  favoriser  les  prétentions  des 
Arméniens  catholiques,  qu'en  est-il  revenu  à  la  France  sinon  de  recom- 
mander les  Arméniens  dissidens  aux  sympathies  de  l'Allemagne,  qui 
n'a  pas  négligé  une  si  belle  occasion  de  lui  infliger  un  échec  ?  Où  est 
l'avantage  d'entreprendre  un  procès  qu'il  est  humiliant  de  perdre  et 
qu'il  est   inutile   de  gagner  ?  La  France  ne  doit  plus  avoir  pour  règle 
de  sa  politique  étrangère  les  préjugés  d'un  autre  âge  ;  elle  ne  saurait 


L'ANGLETERRE   ET   LE   CANAL   DE   SUEZ.  207 

trop  se  défier  des  aphorismes  creux,  des  vieilles  phrases ,  des  vieux  cli- 
chés et  des  vieux  galons.  Un  publiciste  anglais  a  fait  le  compte  de  tous 
les  inconvéniens  auxquels  est  sujette  la  vaine  recherche  du  prestige.  Il 
a  comparé  les  élémens  décoratifs  d'un  système  politique  à  ces  rouages 
qu'on  introduisait  dans  les  horloges  du  temps  passé  pour  indiquer  les 
phases  de  la  lune  ou  le  nom  d'une  constellation,  pour  faire  entrer  et 
sortir  des  bonshommes  ou  de  petits  oiseaux ,  comme  sur  une  scène  de 
théâtre.  L'horloge  n'en  marche  pas  mieux  ;  au  contraire  ces  roues  ac- 
cessoires produisent  des  frottemens  et  détraquent  la  machine.  La  poli- 
tique française  au  Levant  n'a-t-elle  pas  abusé  des  petits  oiseaux  et  des 
bonshommes?  Non  moins  inutiles  qu'une  horloge  détraquée  sont  les 
moulins  à  vent  qui  tournent  majestueusement  dans  l'air  leurs  longs 
bras,  et  que  le  meunier,  faute  d'avoir  du  blé  à  moudre,  emploie  à 
broyer  du  sable  ou  condamne  à  mâcher  à  vide.  N'a-t-on  jamais  vu 
tourner  à  Gonstantinople  des  moulins  à  vent  qui  ne  servaient  à  rien?  Il 
faut  souhaiter  que  la  France  devienne  résolument  utilitaire,  qu'elle 
fasse  ce  qu'on  appelle  à  Berlin  de  la  politique  réaUste,  qu'elle  emploie 
son  moulin  à  moudre  de  pur  froment,  qui  lui  donnera  de  bonne  farine 
et  de  bon  pain.  Désormais  elle  n'a  plus  de  temps  ni  d'argent  à  dépen- 
ser pour  faire  ou  défaire  des  pachas ,  pour  diriger  les  consciences  ou 
pour  épouser  des  querelles  de  moines. 

L'achat  des  176,000  actions  a  été  communément  regardé  comme  un 
signe  des  temps;  on  y  a  vu  l'indice  manifeste  des  inquiétudes  et  des 
prévisions  du  gouvernement  britannique.  Il  tenait  la  Turquie  pour  con- 
damnée, il  croyait  à  la  prochaine  liquidation  de  l'empire  ottoman,  et  il 
prenait  ses  mesures  en  conséquence.  Quand  les  murs  menacent  ruine, 
les  rats  s'en  vont.  Faut-il  admettre  que  l'Angleterre  sort  de  la  question 
d'Orient  comme  on  quitte  une  maison  en  démolition?  Un  grand  bruit 
s'est  fait  entendre  à  l'extrémité  de  l'Europe;  c'était  la  politique  anglaise 
qui  déménageait.  Elle  avait  senti  la  terre  trembler  à  Gonstantinople,  et 
elle  transportait  au  Caire  son  établissement  principal.  Que  sont  deve- 
nues les  neiges  d'antan ,  et  quel  Anglais  répéterait  aujourd'hui  la  hau- 
taine et  célèbre  déclaration  de  lord  Palmerston  :  «  Je  refuse  de  discuter 
avec  quiconque  ne  reconnaît  pas  comme  un  principe  l'intégrité  de  l'em- 
pire turc?  »  Cette  évolution  de  l'Angleterre  n'a  pas  été  aussi  brusque 
qu'on  pourrait  le  croire.  Depuis  bien  des  années,  il  lui  était  venu  des 
doutes,  des  incertitudes,  des  perplexités.  En  1870,  la  dénonciation  du 
traité  de  Paris  par  la  Russie  acheva  de  lui  ouvrir  les  yeux;  un  trait  de 
plume  venait  d'anéantir  les  résultats  de  la  guerre  de  Crimée.  A  nou- 
velles circonstances,  nouveaux  conseils.  Les  vieilles  politiques  tradition- 
nelles en  Orient  n'étaient  plus  de  mise,  et,  comme  si  la  nation  avait 
été  initiée  aux  entretiens  intimes  et  aux  résipiscences  de  ses  gouver- 
nans,  on  la  vit  écouler  peu  à  peu  sur  la  France  et  sur  l'Italie  une  no- 
table partie  de  ses  fonds  turcs. 


208  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Est-il  certain  cependant  que  le  gouvernement  britannique  ait  agi  dans 
la  prévision  d'une  prochaine  catastrophe?  A-t-il  vraiment  acquis  la  con- 
viction que  l'heure  du  destin  est  venue  et  que  la  Turquie  a  vécu?  Si 
le  langage  qu'a  tenu  lord  Derby  à  Edimbourg  est  l'expression  fidèle  et 
complète  de  sa  pensée,  il  nous  serait  permis  de  nous  rassurer.  Lord 
Derby  paraît  croire  que  l'année  1876  ne  verra  point  l'omineux  événe- 
ment annoncé  par  les  prophètes,    que  les  problèmes  qui  s'agitent  à  ' 
Constantinople  ne  trouveront  pas  de  longtemps  leur  solution  définitive, 
et  que  la  politique  d'atermoiemens  s'impose  aux  puissances  comme  une 
nécessité.   Un  diplomate  français  disait  qu'il  y  a  trois  sortes  de  ques- 
tions, les  questions  latentes,  les  questions  pendantes  et  les  questions 
ouvertes.  La  question  d'Orient  n'est  plus  latente,  elle  est  pendante; 
mais  on  paraît  s'entendre  en  Europe  pour  ne  pas  l'ouvrir  encore.  C'est 
un  axiome  de  la  diplomatie  qu'il  est  moins  difficile  de  détruire  l'empire 
turc  que  de  le  partager,  car,  si  bonnes  que  soient  les  intentions,  si  ha- 
biles et  si  équitables  que  soient  les  mesures  proposées,  on  ne  saurait 
distribuer  les  parts  du  gâteau  de  manière  à  ne  léser  personne  et  à  sa- 
tisfaire tous  les  appétits.  Il  n'est  pas  impossible  que  récemment  on  ait 
caressé  dans  certaines  capitales  de  l'Europe  des  espoirs  aventureux  et 
des  combinaisons  ingénieuses,  qui  semblaient  répondre  à  toutes  les  ob- 
jections; mais  on  a  dû  reconnaître  qu'on  ne  pouvait  rien  essayer  sans 
risquer  de  déchaîner  sur  l'Europe  le  fléau  d'une  guerre  générale,  et  on 
a  sagement  renoncé  à  la  politique  d'entreprise  pour  s'en  tenir  à  ces 
sages  atermoiemens  que  recommande  lord  Derby.  Quand  le  pêcheur  des 
contes  arabes  eut  l'imprudence  d'ouvrir  le  coffret  mystérieux  qu'il  avait 
trouvé  sur  la  grève,  il  en  vit  sortir  une  colonne  de  fumée  qui  se  trans- 
forma en  un   géant  formidable  et  malintentionné.  Consterné  de  son 
aventure,  le  pêcheur  recourut  à  la  ruse  et  obtint  du  génie  qu'avant  de 
le  tuer,  il  consentirait  à  rentrer  un  instant  dans  la  boîte;  à  peine  y  eut- 
il  réintégré  son  prisonnier,  il  s'empressa  de  la  refermer  à  double  tour. 
Les  gouvernemens  de  l'Europe  ont  fait  rentrer  le  géant  dans  sa  boîte, 
et  il  esta  présumer  qu'on  ne  la  rouvrira  pas  de  sitôt;  on  sait  aujour- 
d'hui ce  qu'il  y  a  dedans. 

Lorsqu'on  dit  qu'une  entente  parfaite  règne  entre  les  trois  empe- 
reurs au  sujet  de  la  question  d'Orient,  cela  signifie  qu'ils  s'entendent 
pour  ne  pas  l'ouvrir,  parce  qu'il  est  impossible  d'en  trouver  une  solu- 
tion qui  satisfasse  également  l'Autriche  et  la  Russie.  Ainsi,  tant  que 
subsistera  l'accord  qui  s'est  établi  entre  Vienne  et  Saint-Pétersbourg,  ce 
sera  pour  la  paix  la  plus  sûre,  la  plus  précieuse  des  garanties.  Cet 
accord  prouve  qu'on  se  contente  d'améliorer  le  statu  quo  en  imposant 
à  la  Turquie  des  réformes  dont  elle  sent  elle-même  l'urgente  nécessité. 
Elle  ne  peut  plus  s'abuser  sur  sa  situation;  elle  sait  que  les  temps  sont 
changés,  que  les  puissances  occidentales  ne  feront  plus  de  guerre  ne 
Crimée  pour  assurer  son  intégrité,  qu'elle  n'a  plus  de  chances  de  durer 


L'ANGLETERRE  ET  LE  CANAL  DE  SUEZ.  209 

qu'en  démontrant  par  sa  docilité  aux  conseils  qu'on  lui  donne  qu'il  lui 
est  encore  possible  de  vivre.  Dans  son  empressement  de  guérir,  elle  n'a 
pas  attendu  de  connaître  le  résultat  des  consultations  de  ses  médecins 
pour  faire  des  remèdes  et  pour  pratiquer  sur  elle-même  la  plus  doulou- 
reuse des  opérations.  A  l'époque  de  l'insurrection  grecque,  l'internonce 
d'Autriche  écrivait  dans  l'une  de  ses  dépêches  «  qu'on  avait  souvent  vu 
qu'un  homme  se  laissât  couper  une  jambe  malade,  mais  que  jamais  on 
n'avait  exigé  de  personne  de  se  la  couper  lui-même.  »  Tout  est  changé, 
la  Turquie  demande  à  s'opérer  de  ses  propres  mains,  tandis  que  ses 
chirurgiens  l'engagent  à  les  laisser  faire,  parce  qu'ils  savent  mieux 
qu'elle  ce  qui  lui  convient.  Assurément  entre  la  faculté  et  le  patient  il  y 
aura  des  négociations  laborieuses,  et  on  ne  sait  pas  encore  comment 
sera  coupée  la  jambe  malade.  Lord  Derby  remarquait  l'autre  jour  avec 
raison  «  qu'il  n'est  pas  commode  de  se  mêler  des  affaires  intérieures 
d'une  puissance  étrangère,  que  si  vous  vous  bornez  à  donner  des  con- 
seils généraux,  il  n'en  résulte  rien,  que  si  vous  entrez  dans  les  détails, 
il  y  a  toute  chance  de  ne  pas  vous  entendre  entre  une  douzaine  de  con- 
seilleurs, et  que  l'entente  fût-elle  possible,  une  commission  d'étrangers 
distingués  n'est  pas  précisément  un  corps  propre  à  diriger  l'administra- 
tion d'un  état.  )>  Quoi  qu'il  en  soit,  on  -peut  croire  avec  lui  que  les  cabi- 
nets de  Vienne  et  de  Saint-Pétersbourg  veulent  sincèrement  la  paix,  et 
que  la  paix  peut  être  maintenue,  quand  il  y  a  un  désir  sincère  de  la 
maintenir. 

A  cela  les  pessimistes  répondent  qu'il  faut  compter  avec  le  chapitre 
des  accidens.  Ils  allèguent  que  s'il  y  a  en  Europe  trois  empereurs  ani- 
més dés  meilleurs  sentimens,  il  y  en  a  un  quatrième  dont  les  intentions 
sont  moins  claires.  Ils  allèguent  aussi  que  le  fanatisme  et  l'orgueil  turcs 
n'ont  pas  dit  leur  dernier  mot,  que  la  mise  en  application  des  réformes 
projetées  peut  provoquer  une  insurrection  ou  des  troubles,  qui  auraient 
pour  inévitable  conséquence  l'intervention  armée  de  l'Autriche  et  de  la 
Russie.  Les  pessimistes  ajoutent  que  l'Angleterre  a  prévu  cette  éven- 
tualité, qu'elle  a  voulu  se  garantir  d'avance,  qu'elle  s'est  hâtée  de  se 
garnir  les  mains  pour  pouvoir  se  désintéresser  du  conflit  et  se  mettre 
en  état  de  contempler  les  événemens  d'un  œil  sec  et  impassible.  Sans 
contredit,  c'est  un  terrible  chapitre  que  celui  des  accidens,  et  ils  sont 
plus  redoutables  à  Constantinople  que  partout  ailleurs.  C'est  aux  affaires 
de  l'Orient  qu'il  faut  appliquer  ce  mot  de  la  proclamation  de  Cannes  : 
«  Il  est  des  événemens  d'une  telle  nature  qu'ils  sont  au-dessus  de  l'or- 
ganisation humaine.  »  Toutefois  n'est-ce  pas  calomnier  le  bon  sens  du 
cabinet  tory  que  de  lui  prêter  des  vues  aussi  chimériques  qu'étroite- 
ment  personnelles?  Serait-il  assez  aveugle  pour  s'imaginer  qu'en  deve- 
nant le  plus  gros  actionnaire  du  canal  de  Suez ,  il  s'est  mis  en  situation 
de  se  désintéresser  de  tout  et  de  tirer  son  épingle  de  la  funeste  partie 
TOMB  XIII.  —  1876.  14 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qui  pourrait  se  jouer  dans  la  péninsule  des  Balkans  ?  Sa  clairvoyance 
est  au  moins  égale  à  celle  des  journalistes  qui  lui  ont  représenté  dès  la 
première  heure  que  ses  actions  lui  seraient  inutiles  en  cas  de  guerre, 
que  176,000  morceaux  de  papier  ne  constituent  ni  une  flotte  ni  une  ar- 
mée, et  ne  lui  rendraient  aucun  service  essentiel  dans  ces  luttes  san- 
glantes où  se  décide  le  sort  des  nations,  que  pour  prendre  l'Egypte  il 
s'agit  d'être  le  plus  fort,  et,  qu'après  l'avoir  prise,  il  faut  la  garder. 

L'Angleterre  est  de  tous  les  pays  le  plus  intéressé  au  maintien  de  la 
paix  et  au  rétablissement  d'une  bonne  police  sur  le  continent.  S'il  venait 
à  se  faire  une  nouvelle  rupture  de  l'équilibre  européen,  elle  ne  pourrait 
trouver  aucune  compensation  sufTisante  à  un  si  grand  malheur.  De  quoi 
sert  d'augmenter  ses  forces,  quand  on  n'en  conserve  pas  la  libre  dispo- 
sition, quand  on  se  meta  la  merci  d'alliances  de  rencontre,  nécessaire- 
ment onéreuses  et  instables?  Ceux  qui  reprochaient  à  l'Angleterre  l'ef- 
facement de  sa  politique,  ceux  qui  l'accusaient  de  se  résigner  à  tout  et 
de  pratiquer  dans  ses  relations  extérieures  le  principe  du  laisser-faire, 
du  laisser-passer  et  du  laisser-prendre,  ont  mauvaise  grâce  aujourd'hui 
à  la  blâmer  d'avoir  changé  de  méthode.  Tout  ce  qu'on  a  le  droit  de  de- 
mander à  ses  hommes  d'état,  c'est  d'avoir  un  égoïsme  courageux  et  in- 
telligent, et  de  régler  leur  conduite  sur  les  intérêts  généraux  et  perma- 
nens  de  leur  pays,  lesquels  sont  conformes  aux  véritables  intérêts  de 
l'Europe.  Ils  ne  jouiraient  pas  longtemps  des  bonnes  grâces  de  l'Angle- 
terre, si  leur  politique  consistait  à  dire  à  l'Europe  :  Sauve  qui  peut,  et 
que  chacun  prenne  ce  qui  lui  convient!  Lord  Derby  désire  que  nous 
voyions  dans  l'achat  des  actions  du  canal  une  simple  précaution  poli- 
tique. L'Angleterre  a  voulu  prouver  qu'elle  savait  prévoir;  elle  a  rappelé 
à  des  puissances  qui  peut-être  l'oubliaient  trop  que  si  elle  comptait 
avec  les  accidens,  les  accidens  auraient  à  compter  avec  elle,  et  on  peut 
espérer  que  cet  énergique  avertissement  aura  contribué  à  faire  préva- 
loir dans  les  conseils  de  l'Europe  les  idées  raisonnables  et  pacifiques. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  1875. 

Le  temps  passe  vite  même  pour  les  nations  engagées  dans  les  plus 
laborieuses  épreuves.  Tout  bien  compté,  voilà  la  cinquième  année  qui 
s'achève  depuis  que  la  France,  accablée  sous  les  désastres,  s'est  vue  ré- 
duite à  se  ressaisir  pour  ainsi  dire  elle-même  jour  par  jour,  à  se  déga- 
ger de  toutes  les  funestes  étreintes.  De  toute  façon,  c'est  une  heure 
sérieuse,  presque  émouvante,  puisqu'avec  cette  année  qui  expire  l'as- 
semblée qui  a  si  longtemps  représenté  la  puissance  nationale  achève, 
elle  aussi,  de  vivre.  Elle  prend  son  dernier  congé,  et  ne  se  retrouvera 
plus  à  Versailles  qu'un  instant  au  mois  de  mars  pour  disparaître  aussitôt 
devant  les  chambres  qui  vont  être  élues  d'ici  là.  Dès  ce  moment,  elle  a 
rempli  sa  mission,  elle  a  terminé  sa  carrière. 

Qui  aurait  dit  à  cette  assemblée,  lorsqu'elle  se  réunissait  pour  la  pre- 
mière fois  à  Bordeaux,  le  12  février  1871,  qu'elle  avait  devant  elle  une 
si  longue  existence?  Elle  le  croyait  si  peu  elle-même  que  deux  ans  lui 
semblaient  un  terme  presque  démesuré.  Qui  lui  aurait  dit  surtout  que 
le  jour  viendrait  oi!i  malgré  elle,  de  guerre  lasse,  sous  l'influence  d'une 
nécessité  impérieuse,  elle  serait  conduite  à  laisser  comme  testament 
poUtique  à  la  France  la  république  organisée  et  constituée?  C'est  pour- 
tant l'histoire  de  ce  long  parlement  français,  dont  la  destinée  singulière 
a  été  de  vivre  au-delà  de  toutes  les  prévisions,  et  de  ne  pas  savoir  tou- 
jours ce  qu'il  voulait  ou  ce  qu'il  pouvait  faire.  Assurément,  si  exorbi- 
tante qu'ait  pu  paraître  quelquefois  la  durée  de  cette  omnipotence  ex- 
ceptionnelle dans  un  provisoire  trop  prolongé,  ces  cinq  années  n'ont 
point  été  stériles;  elles  ne  sont  point  perdues  pour  le  raffermissement 
de  notre  pays.  La  paix  reconquise  au  prix  de  sacrifices  aussi  douloureux 
qu'inévitables,  l'insurrection  la  plus  criminelle  vaincue  et  dispersée,  le 
territoire  délivré  de  l'occupation  étrangère,  le  crédit  retrouvé  par  le 
travail  et  par  la  bonne  foi,  les  finances  relevées,  la  réorganisation  de 


212  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nos  forces  commençant  par  les  lois  militaires  et  par  les  libéralités  du 
budget,  c'est  là  l'œuvre  du  patriotisme  préparée  ou  accomplie  par  le 
dévoùment  de  l'assemblée,  hardiment  inaugurée  par  M.  Thiers,  dont  le 
nom  reste  attaché  à  cette  renaissance  nationale.  Le  malheur  des  frac- 
tions monarchiques  de  l'assemblée  a  été  de  ne  point  s'en  tenir  là,  de 
ne  pas  comprendre  que,  facilement  unies  dans  tout  ce  qui  intéressait 
le  patriotisme,  elles  étaient  trop  divisées  pour  tenter  cette  entreprise 
d'une  restauration  royale.  Leur  erreur  a  été  de  ne  point  savoir  prendre 
leur  parti  à  propos,  de  se  perdre  dans  les  irritations  et  les  vaines  stra- 
tégies, au  risque  de  ne  plus  former  qu'une  majorité  incohérente  de  ré- 
sistance inutile.  Elles  n'ont  pas  pu  rétablir  la  monarchie  comme  elles  le 
voulaient,  elles  ont  été  obligées  de  souffrir  l'organisation  de  la  répu- 
blique qu'elles  ne  voulaient  pas,  et,  en  fin  de  compte,  cette  dernière 
année  qui  s'achève  aujourd'hui  n'a  été  pour  elles  qu'une  série  de  décep- 
tions depuis  le  vote  de  la  constitution  du  25  février  jusqu'à  la  récente 
élection  des  sénateurs.  Là  oij  elles  pouvaient  garder  une  position  pres- 
que prépondérante  en  échange  d'un  concours  dont  le  prix  n'était  pas 
méconnu,  qui  pouvait  être  décisif,  elles  sont  restées  vaincues,  évincées 
du  sénat,  trahies  même  par  quelques-uns  de  leurs  anciens  alliés  de 
l'extrême  droite  et  de  l'appel  au  peuple  qui  jusqu'au  bout  ont  aidé  au 
succès  des  listes  de  la  gauche  comme  pour  offrir  un  suprême  exemple 
de  la  confusion  des  partis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  élection  sénatoriale  qui  couronne  l'œuvre  po- 
litique de  l'année,  qui  est  le  dernier  acte  constitutionnel  de  l'assemblée, 
est  définitivement  accomplie.  Elle  assure  dès  ce  moment  au  centre  gauche 
et  à  la  gauche  une  majorité  considérable  parmi  les  inamovibles  du  sénat. 
Que  les  vaincus  de  la  droite  et  du  centre  droit  aient  ressenti  quelque 
irritation,  qu'ils  n'aient  point  considéré  comme  une  satisfaction  absolu- 
ment suffisante  pour  leur  amour -propre  l'élection  exceptionnelle  de 
M.  le  ministre  de  la  guerre  ou  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique et  qu'ils  aient  laissé  éclater  leur  amertume,  ce  n'est  pas  surpre- 
nant; c'est  l'épilogue  de  l'élection  sénatoriale.  A  la  première  circonstance 
qui  s'est  offerte,  M.  le  vice-président  du  conseil  lui-même  n'a  point  dé- 
daigné d'ouvrir  le  feu  en  lançant  des  traits  ironiques  contre  la  gauche, 
qui  s'est  résignée  à  triompher  avec  l'aide  des  bonapartistes,  et  contre  la 
complaisance  toute  gratuite  des  bonapartistes,  qui  ont  tout  donné  sans 
rien  recevoir.  M.  le  duc  de  Broglie,  provoqué  par  M.  Raoul  Duval,  a  parlé 
à  son  tour  de  la  coalition  des  ressentimens  et  de  la  haine.  Malgré  tout, 
on  aurait  pu  se  dispenser  peut-être  de  ces  représailles  pour  plusieurs 
raisons.  D'abord,  s'il  y  a  toujours  vingt-quatre  heures  pour  maudire  les 
jugemens  parlementaires  comme  les  jugemens  de  toute  sorte,  les  vingt- 
quatre  heures  étaient  passées,  et  c'était  montrer  un  peu  trop  la  profon- 
deur de  la  blessure  qu'on  avait  reçue.  En  outre,  les  chefs  de  la  droite 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  213 

et  du  centre  droit  auraient  pu  s'avouer  à  eux-mêmes  que,  par  leurs 
combinaisons  trop  habiles  ou  trop  exclusives,  ils  avaient  contribué  à  la 
défaite  qu'ils  venaient  d'essuyer,  et  enfin  ils  n'ont  pas  vu  que  par  leurs 
récriminations  ils  provoquaient  une  réflexion  toute  naturelle  :  si  la 
gauche  a  eu  tort  d'accepter  sans  conditions  le  concours  des  voix  bona- 
partistes, le  24  mai  a  eu  tort  aussi  sans  doute  d'accepter  ce  concours  en 
le  payant  libéralement,  en  rouvrant  aux  partisans  de  l'empire  la  porte 
des  conseils,  de  l'administration  tout  entière,  A  vrai  dire,  c'est  M.  le 
garde  des  sceaux  qui  seul,  en  parlant  de  ces  malheureux  sénateurs,  a 
prononcé  le  mot  juste  :  «  Pour  moi,  nommés  régulièrement  en  vertu  des 
lois  constitutionnelles,  ils  sont  la  seconde  partie  de  ce  personnel  gou- 
vernemental que  j'appelle  de  mes  vœux  :  la  première  est  M,  le  maréchal 
de  Mac-Mahon  nommé  par  vous,  la  seconde  ce  sont  les  soixante-quinze 
sénateurs  que  vous  avez  élus.  A  ce  titre,  je  ne  distingue  pas  entre  eux, 
je  leur  voue  tout  mon  respect.  Je  les  reconnais  comme  des  membres  du 
gouvernement  définitif  de  mon  pays.  »  Voilà  qui  est  parler  simplement, 
pratiquement,  avec  une  entière  correction  constitutionnelle! 

C'est  à  l'occasion  de  la  loi  sur  la  presse  et  sur  la  levée  de  l'état  de 
siège  que  se  sont  produits  tous  ces  commentaires  contradictoires,  par- 
fois irritans  ou  puérils  des  élections  sénatoriales.  Évidemment  la  loi  de 
la  presse  n'a  été  que  le  prétexte  d'une  dernière  mêlée  de  partis,  d'une 
dernière  intervention  de  M.  le  vice-président  du  conseil  à  la  veille  des 
élections.  Par  elle-même,  il  faut  l'avouer,  la  question  était  assez  mal 
engagée,  elle  venait  tardivement,  et  elle  n'a  pu  prendre  une  certaine 
importance  que  par  la  manière  dont  elle  s'est  posée,  par  le  caractère 
politique  de  la  situation  tout  entière.  De  quoi  s'agissait-il  donc?  une  loi 
sur  la  presse  était-elle  bien  nécessaire,  même  comme  condition  de  la 
levée  de  l'état  de  siège?  Ce  n'est  point  assurément  que  les  dispositions 
présentées  et  soutenues  avec  fermeté  dans  leur  partie  juridique  par 
M.  le  garde  des  sceaux  soient  bien  dures  ou  bien  menaçantes.  Elles 
n'innovent  guère,  elles  ne  créent  ni  des  délits  nouveaux  ni  des  peines 
nouvelles;  elles  rendent  tout  au  plus  à  la  police  correciionnelle  des  dé- 
lits qui  en  1871  avaient  été  soumis  au  jury  sur  un  rapport  remarquable 
de  M.  le  duc  de  Broglie.  Ce  n'est  en  aucune  façon  une  atteinte  sérieuse 
à  la  liberté  de  la  presse,  mais  c'est  une  chose  curieuse  à  observer  :  toutes 
les  fois  que  les  gouvernemens  éprouvent  des  embarras  qu'ils  se  créent 
le  plus  souvent,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  savent  plus  que  faire,  ils  se 
tournent  vers  la  presse  comme  vers  l'unique  auteur  de  tout  le  mal  qui 
désole  le  monde,  comme  si  les  journaux  avaient  seuls  le  monopole  de 
la  violence  de  langage. 

Des  lois  nouvelles  sur  la  presse,  en  vérité  à  quel  propos?  en  quoi  peu- 
vent-elles donner  au  gouvernement  des  armes  plus  eflicaces  que  celles 
dont  il  dispose?  Ce  ne  sont  point  à  coup  sûr  les  lois  qui  manquent,  il  y  en 


214  REVUE  DES   DEUX   MONDES, 

a  de  toute  sorte,  de  tous  les  régimes;  elles  forment  une  tradition  enrichie 
périodiquement  d'inventions  nouvelles  ;  elles  se  succèdent  depuis  ces 
belles  lois  de  1819  qui  restent  un  modèle  de  législation,  vers  lesquelles 
on  revient  sans  cesse,  et,  si  l'on  voulait  agir  sérieusement,  il  n'y  au- 
rait qu'une  chose  à  faire,  ce  serait  d'instituer  une  commission  supé- 
rieure indépendante  chargée  de  revoir,  d'épurer,  de  coordonner  toutes 
ces  dispositions  et  de  former  une  loi  unique,  une  sorte  de  code  fon- 
damental fait  autant  que  possible  pour  rester  invariable  au  milieu  de 
toutes  les  oscillations  de  la  politique.  On  éviterait  du  moins  ainsi  de  se 
perdre  dans  toute  sorte  de  combinaisons  qui  déroutent  la  magistrature. 
Ce  n'est  point  aujourd'hui,  nous  en  convenons,  qu'on  peut  songer  à  un 
travail  de  ce  genre,  et  une  loi  partielle  de  plus,  une  loi  de  circon- 
stance de  plus  n'était  point  certainement  nécessaire,  si  ce  n'est  pour 
ajouter  à  la  confusion.  D'un  autre  côté,  il  n'est  point  impossible  que 
cette  question  même  de  l'état  de  siège,  qu'on  s'est  efforcé  de  lier  à  la 
loi  sur  la  presse,  n'eût  perdu  de  sa  gravité  ou  de  son  opportunité,  si  elle 
eût  été  replacée  sur  son  vrai  terrain,  si  on  avait  voulu  y  voir  une  ga- 
rantie de  vigilance  extérieure,  non  une  affaire  de  répression  intérieure, 
si  on  s'était  préoccupé  un  peu  plus  des  frontières,  un  peu  moins  de 
Paris,  de  Lyon  ou  de  Marseille.  Il  est  bien  clair  que  l'état  de  siège  n'est 
point  un  régime  régulier  ni  salutaire,  même  pour  ceux  qui  l'exercent 
et  qui  sont  souvent  les  premiers  à  être  trompés.  11  n'y  a  qu'un  intérêt 
supérieur  de  sécurité  nationale  qui  aurait  pu  faire  admettre  que,  par 
une  sorte  de  consentement  silencieux,  le  gouvernement  restât  armé, 
sous  sa  responsabilité,  pour  des  circonstances  imprévues  et  uniquement 
pour  ces  circonstances;  mais  ceci  évidemment  suppose  la  garantie  vi- 
vante d'un  ministère  subordonnant  tout  à  une  direction  générale ,  ga- 
gnant la  confiance  par  un  esprit  de  franche  et  libre  conciliation,  évitant 
de  s'alarmer  outre  mesure,  d'alarmer  le  pays  sur  des  dangers  intérieurs 
qu'il  se  sent  de  force  à  dominer,  et  donnant  à  tous  l'exemple  de  la  net- 
teté dans  l'aflirmation,  dans  la  défense  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
politique  de  la  situation,  la  seule  politique  possible  de  la  France  au  mo- 
ment présent. 

Cette  politique,  qu'on  a  certes  intérêt  à  connaître  aujourd'hui  plus 
que  jamais  à  la  veille  des  élections,  est-elle  donc  si  difficile  à  définir? 
Elle  est  partout,  elle  apparaît  sous  toutes  les  formes,  elle  se  présente 
d'elle-même  dans  ses  traits  essentiels.  Il  y  a  des  choses  qui  ne  sont  pas 
même  en  question.  Ainsi  l'autorité  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon 
n'est  l'objet  d'aucune  contestation,  elle  reste  au-dessus  de  tous  les  con- 
flits d'opinions,  de  toutes  les  polémiques.  M.  Laboulaye  traçait  l'autre 
jour  tout  un  programme  dans  ces  simples  mots,  qu'il  prononçait  devant 
l'assemblée  :  «  le  maréchal  et  la  république!  »  Et  de  fait,  dans  les  ré- 
volutions sans  nombre  dont  la  France  a  fait  la  triste  et  meurtrière  ex- 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  215 

périence,  il  n'y  a  point  eu  un  pouvoir  plus  sincèrement,  plus  universel- 
lement accepté.  Que  la  politique  qui  met  sur  son  programme  le  nom  et 
l'autorité  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Malion  doive  être  en  même  temps 
conservatrice,  qu'elle  soit  tenue  de  garantir  fermement  la  paix  inté- 
rieure, sans  laquelle  il  n'y  a  ni  vie  régulière,  ni  travail,  ni  prospérité, 
aucun  esprit  réfléchi  ne  le  met  en  doute.  Les  républicains  sensés  eux- 
mêmes  ne  méconnaissent  pas  le  danger  des  agitations,  la  nécessité  de 
désintéresser  le  sentiment  conservateur  du  pays,  et  c'est  là  encore  un 
point  qui  n'est  contesté  que  par  le  radicalisme  révolutionnaire;  mais  en 
même  temps  cette  politique,  qui  se  dégage  de  toute  une  situation,  de 
tous  les  instincts,  de  tous  les  besoins  du  pays,  cette  politique  prend 
nécessairement  aujourd'hui  une  forme  et  un  nom  plus  précis  :  c'est  la 
politique  constitutionnelle. 

On  peut  en  dire  ce  qu'on  voudra,  cette  constitution  du  25  février 
a  du  moins  le  mérite  d'être  née  de  la  force  impérieuse  des  choses,  de 
l'impuissance  des  partis,  qui  ont  essayé  tour  à  tour  et  inutilement 
d'imposer  leurs  prétentions.  Elle  a  l'avantage  de  réunir  les  garanties 
conservatrices  les  plus  essentielles,  sans  enchaîner  la  souveraineté 
nationale  comme  aussi  sans  la  condamner  fatalement  à  une  révision 
que  les  partis  ennemis  se  promettent  de  transformer  en  révolution. 
OEuvre  de  transaction,  de  prévoyance  et  de  raison,  elle  est  comme 
un  traité  de  paix  entre  les  esprits  modérés,  et  en  définitive  c'est  l'in- 
terprétation universellement  acceptée.  C'est  le  langage  que  tient  le 
centre  gauche  dans  un  manifeste  où  il  raconte  ce  qu'il  a  fait,  ce  qu'il 
a  voulu  faire,  où  il  caractérise  justement  les  institutions  nouvelles, 
en  répudiant  les  «  traditions  trop  fameuses  »  de  la  république  de 
1793.  C'est  le  résumé  du  programme  parfaitement  net  que  M.  le  mi- 
nistre des  finances  vient  de  signer  avec  M.  Feray  et  M.  Gilbert-Boucher 
en  se  présentant  pour  le  sénat  aux  élections  de  Seine-et-Oise.  Rien 
de  plus  simple  :  «  adhérer  sans  réserve  à  la  constitution  et  respecter 
scrupuleusement  les  pouvoirs  conférés  à  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon, 
—  regarder  la  clause  de  révision  comme  une  porte  ouverte  aux  amélio- 
rations du  gouvernement  républicain  et  non  comme  un  moyen  de  le 
renverser.  —  Faire  tous  nos  efforts  pour  préserver  notre  pays  d'une  ré- 
volution, quelle  qu'elle  soit.  »  Que  disent  de  leur  côté  M.  Waddington, 
M.  Henri  Martin,  M.  de  Saint-Vallier,  dans  la  circulaire  qu'ils  adressent 
en  commun  au  département  de  l'Aisne  ?  «  Nous  soutiendrons  l'auto- 
rité légale  du  maréchal-président  de  la  république;  nous  défendrons 
fermement  la  constitution  contre  les  attaques  des  partis,  dont  le  succès 
amènerait  une  nouvelle  guerre  et  peut-être  une  nouvelle  invasion  de 
notre  patrie.  »  Sous  des  formes  diverses,  c'est  toujours  la  même  pen- 
sée :  respect  du  pouvoir  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon ,  politique 
libéralement  conservatrice,  union  de  tous  les  esprits  modérés  dans  la 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fidélité  à  la  constitution.  C'est  un  programme  qui  n'a  certes  rien  de 
menaçant  et  qui  de  plus  est  assez  net,  qui  se  présente  sous  des  traits 
précis  et  saisissables.  Est-ce  la  politique  que  M.  le  vice-président  du 
conseil  a  développée  plusieurs  fois  depuis  quelques  jours,  sur  laquelle 
il  est  revenu  jusqu'au  bout  avec  une  énergique  obstination  en  lui  don- 
nant le  nom  d'union  conservatrice  et  en  ayant  toujours  l'air  de  dire, 
comme  l'ancien  duc  de  Broglie  :  «  Est-ce  clair  ?  » 

Non,  malgré  tous  les  efforts  et  peut-être  à  cause  de  ces  efforts,  ce 
n'est  pas  trop  clair.  M.  le  vice-président  du  conseil  est  évidemment 
persuadé  que  sa  politique  est  d'une  complète  netteté,  et  en  effet  elle 
en  a  tout  au  moins  l'apparence.  La  parole  de  M.  le  ministre  de  l'in- 
térieur est  volontiers  tranchante  et  impérieuse,  elle  ne  redoute  pas  les 
affirmations  hautaines,  et,  par  une  sorte  d'entraînement,  elle  devient 
aisément  provocatrice.  Au  fond,  ce  qu'il  appelle  sa  politique  n'est  qu'un 
ensemble  d'instincts  tout  négatifs,  un  appel  impatient  et  désespéré  aux 
anciens  partis  qu'il  s'efforce  de  rallier  aux  approches  du  scrutin. 
M.  Buffet,  nous  en  convenons,  n'a  depuis  quelque  temps  aucune  rai- 
son de  ménager  les  bonapartistes,  qui  lui  créent  des  difficultés,  et  il  a 
même  déclaré  lestement  l'autre  jour  qu'il  n'était  pas  leur  obligé;  il  ne 
met  pas  moins  un  calcul  visible  dans  son  langage  à  leur  égard,  et  ce 
n'est  pas  de  ce  côté  que  vont  ses  paroles  les  plus  acerbes.  M,  le  vice- 
président  du  conseil  se  flatte  qu'en  écartant  quelques-uns  des  chefs  les 
plus  compromis,  ceux  qu'on  décore  du  nom  de  militans,  qui  élèvent 
trop  haut  le  drapeau  de  l'empire,  il  pourra  rallier  le  gros  de  l'armée, 
ceux  qu'il  appelle  des  conservateurs  disposés  à  se  rattacher  à  tous  les 
gouvernemens  qui  les  protègent  ;  mais  c'est  là  son  erreur,  c'est  là  que 
commence  la  désastreuse  équivoque  de  sa  politique.  A  quoi  veut-il  donc 
rallier  ces  honnêtes  conservateurs  de  tous  les  partis  sur  lesquels  il  pa- 
raît tant  compter  ?  Il  leur  présente  un  gouvernement  auquel  il  semble 
ne  pas  croire  lui-même,  dont  il  s'efforce  de  dissimuler  le  nom  et  de  voi- 
ler le  caractère.  La  république,  il  n'en  faut  pas  parler,  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  ne  la  connaît  que  parce  que  le  chef  de  l'état  porte  le  nom 
de  président  de  la  république.  Quant  à  la  constitution,  oui  sans  doute 
il  faut  la  respecter,  puisqu'elle  est  faite,  puisqu'elle  est  la  loi  du  pays  ; 
après  tout  cependant,  on  ne  doit  pas  s'en  exagérer  l'importance.  Ceux 
qui  l'ont  le  plus  étudiée  seraient  fort  embarrassés  de  dire  que  «  c'est  le 
dernier  mot  de  la  sagesse  politique.  »  Peu  de  publicistes,  peu  d'hommes 
d'état,  pourraient  prévoir  «  quel  sera  l'effet  dernier  de  certaines  com- 
binaisons de  cette  constitution.  »  Attendons  l'expérience,  bien  témé- 
raire serait  celui  qui  oserait  affirmer  que  cette  expérience  sera  favorable 
à  la  constitution  !  Ce  serait  «  émettre  une  assertion  qu'il  serait  impos- 
sible de  justifier.  » 

Soit,  la  constitution  du  25  février  n'est  pas  flattée  :  M.  le  vice-prési- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  217 

dent  du  conseil  est  assez  clair  quand  il  le  veut.  C'est  là  cependant,  on 
en  conviendra,  une  étrange  manière  d'attirer  d'honnêtes  conservateurs 
pleins  de  perplexités  que  de  leur  présenter  un  régime  politique  sous 
cette  figure.  M.  le  ministre  de  Fintérieur  le  fait  à  bonne  intention,  il  ne 
veut  pas  les  décourager  dans  leurs  espérances,  pas  plus  qu'il  ne  veut, 
comme  il  l'assure,  les  blesser  dans  leurs  souvenirs,  dans  leurs  regrets  et 
dans  leurs  affections.  Seulement  il  s'expose  à  ce  que  ces  alliés,  auxquels 
il  adresse  un  si  touchant  appel,  lui  répondent  qu'ils  aiment  autant  gar- 
der leurs  anciennes  opinions,  qui  triompheront  infailliblement  à  la  pro- 
chaine révision,  puisque  le  régime  actuel  est  si  médiocre  et  si  précaire. 
Avouons-le,  c'est  probablement  la  première  fois  dans  l'histoire  qu'un 
ministre  se  charge  de  traiter  ainsi  une  constitution  dont  il  est  le  gar- 
dien et  l'exécuteur,  c'est  la  première  fois  qu'un  chef  de  cabinet  donne 
l'exemple  de  cette  défiance  ironique  à  l'égard  de  la  loi  qu'il  a  la  mission 
de  faire  respecter.  Non,  cela  ne  s'est  jamais  vu;  on  a  bien  vu  quelque- 
fois des  hommes  d'état  promettre  à  leurs  créations  politiques  la  perpé- 
tuité, M.  Buffet  est  le  premier  qui  commence  par  mettre  de  la  cendre 
au  front  de  la  constitution  qu'il  a  contribué  à  faire  en  lui  rappelant  sa 
fragilité  et  la  brièveté  probable  de  ses  jours.  Et  si  M.  le  vice-président  du 
conseil  croit  si  peu  lui-même  aux  institutions  qu'il  sert,  qui  sont  la  force 
légale  du  gouvernement  auquel  il  appartient,  comment  peut-il  avoir  l'au- 
torité morale  de  la  persuasion  sur  le  pays,  qui  n'est  d'aucun  parti,  qui 
ne  comprend  rien  à  toute  cette  casuistique,  qui  ne  demande  qu'à  en- 
tendre des  paroles  nettes  et  à  voir  clair? 

Que  peut  penser  le  pays?  11  est  nécessairement  porté  à  être  d'autant 
plus  perplexe  qu'il  voit  la  contradition  partout,  même  dans  le  gouver- 
nement. M.  le  garde  des  sceaux  s'incline,  comme  il  le  doit,  devant  le 
vote  qui  a  fait  les  sénateurs,  de  même  qu'il  s'est  incliné  devant  le  vote 
qui  a  fait  la  présidence  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon  ;  M.  le  vice- 
président  du  conseil  déclare  presque  la  guerre,  une  guerre  d'épigrammes 
si  l'on  veut,  à  la  partie  inamovible  du  nouveau  sénat,  et  il  fouille  le 
scrutin  pour  atteindre  l'élection  dans  son  origine.  M.  Dufaure,  en  dé- 
fendant la  loi  sur  la  presse,  dit  simplement  sans  détour  :  «  Nous  vou- 
lons protéger  la  république  constitutionnelle!  »  M.  Buffet  met  une  affec- 
tation évidente  à  éviter  de  prononcer  ce  mot,  et  il  ne  se  sert  du  nom 
de  M.  le  président  de  la  république  que  pour  en  faire  une  menace. 
M.  le  ministre  de  la  justice  dit  avec  un  loyal  bon  sens  que,  si  un  can- 
didat, dans  les  élections  prochaines,  lui  assurait  dès  ce  moment  que 
la  constitution  est  mauvaise,  il  lui  refuserait  sa  voix  parce  que  ce  can- 
didat, devenu  député,  ne  ferait  pas  une  expérience  sincère  du  nouveau 
régime;  M.  le  ministre  de  l'intérieur  ne  dit  pas  précisément  que  la  con- 
stitution est  détestable,  et  il  se  garde  encore  plus  de  dire  qu'elle  est 
bonne,  il  reste  dans  le  doute,  faisant  par  son  attitude,  par  son  lan- 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gage,  la  propagande  de  la  désillusion  et  de  b  défiance  au  profit  de 
l'union  conservatrice  opposée  à  l'union  constitutionnelle.  Sérieusement 
à  quoi  peut  s'arrêter  le  pays  au  milieu  de  toutes  ces  contradictions 
dont  les  préfets  sont  chargés  de  dire  le  dernier  mot  dans  le  choix  des 
candidatures  privilégiées  ou  recommandées? 

Que  M.  le  vice-président  du  conseil  soit  un  conservateur,  même  un 
conservateur  ardent,  qu'il  se  préoccupe  avant  tout  des  nécessités  de  dé- 
fense sociale,  du  danger  des  agitations  révolutionnaires,  des  propa- 
gandes radicales,  et  qu'il  se  fasse  un  devoir  de  combattre  la  sédition 
sous  toutes  ses  formes,  soit,  on  ne  peut  pas  s'en  étonner.  Là  n'est  pas 
la  question,  ou  du  moins  on  ne  fei-a  pas  à  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
un  crime  de  sa  vigilance;  mais  le  meilleur  moyen  de  servir  les  intérêts 
conservateurs  à  l'heure  où  nous  sommes,  ce  n'est  point  évidemment 
d'exagérer  le  péril,  d'assombrir  passionnément,  systématiquement  la 
situation  et  d'appauvrir  l'armée  conservatrice  de  toutes  les  forces  que 
peuvent  lui  offrir  les  partisans  du  nouveau  régime.  C'est  le  double  piège 
où  tombe  à  chaque  instant  M.  le  ministre  de  l'intérieur.  Oui,  sans 
doute,  le  radicalisme  est  un  péril;  qu'on  le  combatte  sans  faiblesse,  ce 
n'est  pas  seulement  un  intérêt  conservateur,  c'est  aussi  un  intérêt  libé- 
ral. Après  cela,  il  est  bien  clair  qu'un  peu  de  sang-froid  ne  gâterait  rien, 
et  c'est  peut-être  une  étrange  manière  d'accréditer  notre  pays  devant 
l'Europe  que  de  le  représenter  comme  un  volcan  toujours  prêt  aux  érup- 
tions. A  entendre  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  la  guerre  civile  serait 
partout  prête  à  éclater,  les  bandes  insurrectionnelles  seraient  mena- 
çantes et  n'attendraient  qu'une  défaillance  des  pouvoirs  publics  pour 
se  précipiter  sur  nous.  Le  radicalisme  révolutionnaire  est  à  l'œuvre 
dans  l'ombre  des  sociétés  secrètes.  Nous  serions  toujours,  comme  aux 
plus  mauvais  temps,  entre  l'anarchie  et  la  dictature!  Pour  un  peu  d'a- 
gitation électorale  qui  se  prépare ,  le  pays  risquerait  d'être  pris  de 
vertige,  «  affolé  de  terreur!  n  C'est  une  triste  tactique  ou  une  dan- 
gereuse méprise  de  parler  ainsi.  La  France  est  plus  calme,  et  les  ré- 
volutions ne  la  tentent  pas.  Il  peut  y  avoir  des  foyers  incandescens,  des 
régions  plus  faciles  à  enflammer,  plus  accessibles  aux  propagandes  ra- 
dicales; la  masse  du  pays  est  essentiellement  modérée,  attachée  à  ses 
intérêts,  avide  de  paix  et  de  travail.  Il  suffit  pour  la  diriger,  pour  la 
rassurer,  d'avoir  un  peu  de  fermeté  et  surtout  une  bonne  politique.  La 
France  n'est  révolutionnaire  que  par  accès,  elle  est  conservatrice  par 
essence,  bien  entendu  dans  la  limite  de  la  société  moderne  et  de  tout  ce 
que  représente  ce  mot  de  société  moderne. 

D'un  autre  côté,  si  tant  est  qu'il  y  ait  péril,  est-il  bien  prudent  de 
procéder  sans  cesse  par  ce  système  de  défiance  et  d'ombrage  que  M.  le 
vice- président  du  conseil  érige  presqu'en  dogme  dans  tous  ses  dis- 
cours, de  déclarer  presque  la  guerre  même  aux  partisans  les  plus  mo- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  219 

dérés  de  cette  constitution  que  M.  le  ministre  de  l'intérieur  est  ceYisé 
représenter  au  pouvoir?  M.  Buffet,  dans  une  conversation  rapportée  par 
un  journal  anglais,  aurait  dit,  assurc-t-on,  qu'il  doutait  sérieusement 
qu'on  pût  être  du  centre  gauche  et  conservateur,  que  cela  lui  semblait 
incompatible.  Authentique  ou  non,  le  mot  résume  ce  système  d'exclu- 
sion et  d'élimination  passionnée.  Aux  yeux  de  M.  le  ministre  de  l'inté- 
rieur, il  n'y  a  de  vrais  conservateurs  que  ceux  qui  pensent  comme  lui: 
tout  le  reste  est  radical,  plus  ou  moins  révolutionnaire,  et  voilà  un  cer- 
tain nombre  d'Iionnêtes  gens  en  France  qui  sont  en  train  de  passer 
radicaux  sans  y  songer.  Des  hommes  comme  M.  Casimir  Perier,  M,  La- 
boulaye,  M.  Léon  de  Maleville,  M.  Léonce  de  Lavergne,  M.  l'amiral  Po- 
thuau,  le  général  Ghanzy,  qui  ont  été  nommés  sénateurs,  sont  évidem- 
ment des  radicaux!  M.  le  ministre  de  l'intérieur  prétend  former  son 
armée  à  sa  manière,  avec  ceux  qui  s'inquiètent  fort  peu  de  la  constitu- 
tion, qui  gardent  «  les  affections  et  les  regrets  »  des  anciens  partis,  bo- 
napartistes ou  légitimistes.  A  ceux-là  et  à  ceux-là  seuls,  M.  Buffet  ré- 
serve le  nom  de  conservateurs,  sans  se  demander  à  quoi  il  s'engage. 

Eh  bien!  avant  d'aller  plus  loin,  M.  le  vice-président  du  conseil  pour- 
rait relire  avec  fruit  les  pages  que  M.  le  comte  de  Montalivet  consa- 
crait ici  même,  il  y  a  deux  ans,  à  l'illustre  Casimir  Perier  et  à  son 
ministère  en  1831.  Il  verrait  là  ce  que  c'est  qu'un  vrai  ministre  con- 
servateur vivant  dans  les  circonstances  les  plus  difficiles,  luttant  sans 
trêve,  sans  faiblesse  et  sans  peur,  mais  sans  recourir  jamais  à  des  me- 
sures extraordinaires  et  à  des  lois  d'exception,  ayant  à  se  défendre 
non-seulement  contre  les  excès  révolutionnaires,  mais  contre  les  empor- 
temens  de  réaction,  non-seulement  contre  ses  adversaires,  mais  en- 
core contre  ses  amis,  et  livrant  à  la  discussion  de  tous  les  jours  ces 
fortes  maximes,  qui  restent  des  règles  :  a  A  force  de  s'épurer,  on  s'isole. 

—  Il  faut  respecter  les  lois,  puiser  dans  l'ordre  légal  et  dans  la  force  mo- 
rale qui  eu  découle  les  moyens  d'action  et  d'influence.  —  Il  n'y  a  que 
les  gouvernemens  faibles  qui  recourent  aux  moyens  exceptionnels.  Toutes 
les  fois  que  vous  nous  confierez  l'arbitraire,  nous  refuserons  d'en  profiter. 

—  Ce  qui  perdrait  aujourd'hui  la  France,  ce  serait  cette  incrédulité  qu'on 
chercherait  à  lui  inspirer  par  de  sinistres  présages  qui  jetteraient  le 
découragement  dans  les  esprits,  la  défiance  dans  les  intérêts,  la  lâcheté 
dans  les  cœurs.  —  Le  gouvernement  se  fait  un  devoir  d'être  impartial 
envers  tout  le  monde  et  de  n'épouser  les  passions  d'aucun  parti.  «  Et 
avec  ces  pensées  viriles  Casimir  Perier  contribuait  plus  que  tout  autre 
à  fonder  un  régime  qui  a  donné  dix-huit  années  de  paix  à  la  France. 
Si  M.  le  vice-président  du  conseil  s'inspirait  de  cette  hardie  et  libérale 
politique,  il  renoncerait  à  son  union  conservatrice  restreinte,  qui  n'est 
fondée  que  sur  des  antipathies  et  des  malveillances  communes;  il  con- 
tribuerait lui-même  à  créer  cette  union  constitutionnelle  plus  large  où 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  rencontreraient  tous  les  modérés,  où  auraient  trouvé  naturelle- 
ment leur  place  au  premier  rang  ces  princes  d'Orléans  qui  se  retirent 
aujourd'hui  de  la  vie  publique,  qui  déclinent  au  moins  toute  candidature 
dans  les  élections  prochaines.  M.  le  duc  d'Aumale  et  M.  le  prince  de 
Joinville,  en  écrivant  aux  électeurs  de  l'Oise  et  de  la  Haute-Marne  qu'ils 
vont  cesser  volontairement  de  représenter,  ont-ils  obéi  à  des  scrupules 
honorables,  à  un  sentiment  délicat  d'une  position  exceptionnelle?  Tou- 
jours est-il  qu'en  se  retirant  des  assemblées,  où  ils  auraient  sûrement 
retrouvé  leur  place,  ils  restent  les  serviteurs  du  pays,  et  aujourd'hui 
comme  hier  ils  ne  refuseraient  pas  leur  appui  à  cette  modération  libé- 
rale qu'on  rend  parfois  difficile  dans  le  conflit  des  passions,  des  pré- 
tentions contraires. 

M.  le  vice-président  du  conseil  peut  être  tranquille,  si  celte  politique 
de  modération  et  de  libéralisme  qui  doit  être  la  politique  de  la  France 
était  menacée,  il  ne  serait  pas  seul  à  la  défendre,  il  trouverait  des  auxi- 
liaires dans  tous  les  partis  sérieux.  Il  a  pu  le  voir  récemment  lorsqu'au 
milieu  d'une  de  ces  séances  confuses,  tumultueuses,  qui  ont  marqué  la 
fin  de  l'assemblée,  M.  Naquet  a  eu  l'étrange  idée  de  proposer  une  am- 
nistie en  faveur  des  condamnés  de  l'insurrection  de  1871.  Des  membres 
de  la  gauche  eux-mêmes  se  sont  empressés  de  réclamer  la  question  préa- 
lable en  accusant  le  protecteur  des  insurgés  de  se  livrer  tout  simplement 
à  une  manœuvre  électorale,  et  M.  le  ministre  de  la  marine  n'a  rencontré 
que  de  la  sympathie  en  prouvant  que,  si  les  déportés  de  la  Nouvelle-Ca- 
lédonie ne  sont  pas  satisfaits  de  leur  sort  comme  on  l'a  dit  assez  naïve- 
ment, ils  n'ont  à  essuyer  d'autres  rigueurs  que  celles  que  comporte  leur 
position.  Le  député  radical  a  été  un  peu  impatient,  il  aurait  dû  attendre 
quelques  jours  de  plus  :  sa  proposition  d'amnistie,  par  une  douloureuse 
coïncidence,  eût  trouvé  une  justification  complète  dans  cette  cérémonie 
funèbre  qui  vient  d'avoir  lieu  aux  Invalides  pour  honorer  la  mémoire  du 
général  Lecomte  et  du  général  Clément  Thomas,  assassinés  à  Montmartre 
le  18  mars  1871.  Voilà  qui  pouvait  figurer  dans  l'exposé  des  motifs  de 
l'amnistie  ! 

A  vrai  dire,  la  réponse  décisive  à  M.  Naquet  est  dans  les  travaux  de 
la  commission  des  grâces  pour  ceux  des  condamnés  qui  ont  mérité 
l'indulgence;  pour  les  autres,  pour  ceux  qui  subissent  encore  l'expia- 
tion, elle  est  dans  les  ruines  qui  encombrent  encore  Paris,  dans  les 
souvenirs  lugubres,  sanglans,  de  ce  grand  crime  national  accompli 
en  présence  et  au  profit  de  l'étranger.  La  réponse ,  elle  est  aussi 
dans  le  rapport  que  M.  le  général  Appert  vient  d'adresser  à  l'assem- 
blée sur  les  opérations  judiciaires  qui  ont  suivi  l'insurrection  de  1871. 
Là  point  de  déclamations,  point  d'esprit  de  parti  :  c'est  la  simple  série 
des  faits,  c'est  la  tragédie  complète  en  chiffres,  en  statistiques.  C'est 
le  résumé  d'une  longue  et  patiente  instruction,  et  le  rapport  de  M.  le 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  221 

général  Appert,  qui  a  présidé  lui-même  à  cet  immense  travail,  ce  rap- 
port a  un  double  mérite  :  il  prouve  tout  à  la  fois  la  libérale  attention 
que  mettait  le  gouvernement  à  maintenir  toutes  les  règles  protectrices 
et  le  soin  scrupuleux,  impartial,  avec  lequel  ces  opérations  si  compli- 
quées ont  été  poursuivies  jusqu'au  bout  par  la  justice  militaire.  Oui 
certes,  ce  fut  le  plus  grand,  le  plus  criminel  des  attentats,  qu'aucune 
amnistie  générale  ne  peut  couvrir,  qu'on  ne  peut  oublier,  et  qu'il  faut 
expliquer  aussi  par  un  de  ces  concours  de  circonstances  qui  ne  se  pro- 
duisent pas  deux  fois  au  courant  de  plusieurs  siècles.  C'est  à  une  po- 
litique de  fermeté  patriotique,  d'équité  supérieure,  de  réparer  ce  qu'il 
y  a  de  réparable,  et  le  meilleur  souhait  dont  on  puisse  saluer,  pour  nos 
affaires  intérieures,  cette  année  qui  va  s'ouvrir,  est  tout  entier  dans  ces 
mots  du  dernier  manifeste  du  centre  :  auche  :  «  notre  programme,  c'est 
la  formation  d'une  majorité  nouvelle  fondée  sur  le  respect  de  la  loi, 
c'est  la  consolidation  de  la  république  que  nous  avons  décrétée,  c'est 
Tavénement  d'un  grand  parti  constitutionnel  et  national  qui  emporte 
enfin  toutes  nos  divisions  intestines  dans  un  large  courant  d'opinion.  » 
La  paix,  la  paix  intérieure  et  extérieure,  c'est  le  premier  des  biens, 
le  premier  des  besoins  dans  notre  pays  et  dans  tous  les  pays.  Elle  triom- 
phera sans  doute  parmi  nous  dans  les  élections  qui  vont  s'accomplir, 
qui  organiseront  les  pouvoirs  réguliers  et  définitifs  du  régime  constitu- 
tionnel de  la  France.  Elle  sera  aussi,  il  faut  le  croire,  maintenue  en 
Europe;  elle  sortira  encore  une  fois  victorieuse  de  toutes  ces  complica- 
tions dont  la  plus  grave  est  celle  qui  est  née  des  affaires  orientales.  As- 
surément tout  n'est  point  fini;  l'Herzégovine  n'est  point  pacifiée,  les 
bulletins  racontent  chaque  jour  des  combats  dont  l'issue  varie  naturel- 
lement selon  que  la  dépêche  vient  de  Constantinople  ou  du  camp  in- 
surgé. Les  populations  slaves,  spectatrices  de  cette  lutte,  sont  toujours 
agitées  et  inquiètes  comme  si  leur  sort  allait  se  décider.  La  Turquie 
n'est  pas  sortie  des  inextricables  embarras  au  milieu  desquels  elle  s'est 
fait  depuis  longtemps  une  habitude  de  vivre.  Le  dernier  mot  de  tous 
ces  incidens  qui  se  sont  succédé  dans  ces  derniers  mois,  de  toutes  ces 
négociations  énigmatiques  qui  se  sont  nouées  entre  les  grandes  puis- 
sances n'est  point  dit  encore.  A  la  rigueur,  c'est  une  crise  intime  qui 
continue,  qui  se  développe  lentement,  mystérieusement.  Après  tout  ce- 
pendant une  chose  est  bien  certaine,  cette  crise  ne  s'aggrave  pas,  elle  est 
jusqu'à  un  certain  point  atténuée  d'avance  par  les  intentions  ostensible- 
ment pacifiques  de  tous  les  cabinets.  Elle  s'est  tout  au  plus  compliquée 
récemment  d'un  incident  diplomatique  qui,  à  la  vérité,  peut  paraître 
assez  embarrassant  au  premier  abord,  mais  qui  en  réalité  ne  peut  avoir 
une  influence  décisive  sur  le  dénoùment  de  ces  étranges  affaires. 
C'est  le  comte  Ândrassy,  on  le  sait,  qui  s'est  chargé  de  préparer 
le  programme  de  réformes  que  les  trois  empires  du  nord,  après  s'être 
entendus  avec  les  autres  puissances,  devaient   proposer   au  sultan. 


222  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

Or  pendant  que  le  premier  ministre  autrichien  était  à  ce  travail,  qu'il 
paraît  avoir  déjà  communiqué  à  Saint-Pétersbourg,  le  cabinet  turc  de  son 
côté  publiait  spontanément  un  firman  par  lequel  il  promet  une  fois  de 
plus  toutes  les  réformes  possibles.  Qu'en  sera-t-il  de  ces  réformes  spon- 
tanées ou  des  réformes  qui  allaient  être  proposées?  Gomment  conci- 
liera-t-on  l'acte  souverain  de  la  Porte  et  le  programme  sur  lequel  les  ca- 
binets du  nord  sont  occupés  à  délibérer?  C'est  là  aujourd'hui  la  difficulté. 
De  toute  manière,  entre  la  proposition  ou  la  promulgation  des  réformes 
et  l'exécution  il  y  aura  toujours  loin  en  Turquie. 

A  vrai  dire,  la  seule  question  sérieuse  est  celle  des  garanties,  et  sur 
ce  point  les  gouvernemens  du  nord  s'entendront  sans  doute  avec  les  ca- 
binets de  l'Occident,  comme  ils  n'ont  cessé  d'en  témoigner  l'intention. 
En  un  mot,  la  question  rentrerait  dans  le  domaine  des  affaires  euro- 
péennes soumises  à  une  délibération  commune.  Ce  serait  ce  qu'il  y  au- 
rait de  mieux.  Là  évidemment  la  paix  inspirerait  toutes  les  résolutions. 
Elle  aurait  pour  garantie  non-seulement  les  sentimens  des  puissances 
du  nord,  qui  se  sont  réservé  jusqu'ici  un  rôle  distinct,  mais  les  efforts 
combinés  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de  l'Italie ,  qui  n'hésiteraient 
point  à  concerter  leur  action.  Est-ce  qu'en  effet  tout  ce  qui  se  passe 
dans  le  monde,  tout  ce  qui  peut  menacer  la  sécurité  universelle,  n'est 
pas  de  nature  à  renouer,  à  resserrer  l'alliance  des  nations  occidentales? 
est-ce  que  tout  n'indique  pas  la  nécessité,  l'utilité  de  cette  alliance 
pour  l'honneur  et  le  bien  de  tous?  On  a  pu  s'émouvoir  un  instant  en 
France  de  l'affaire  de  Suez;  aujourd'hui  cet  incident  est  éclairci;  il  était 
ramené  récemment  encore  par  lord  Derby  à  ses  vraies  proportions,  et 
la  France  n'a  point  à  s'alarmer  d'un  acte  de  prévoyance  de  la  nation 
anglaise.  D'un  autre  côté,  on  disait  récemment  en  Angleterre  :  a  Le 
temps  viendra  où  les  circonstances  exigeront  que  la  France  reprenne  sa 
situation  en  Europe...  »  Ces  sentimens  communs  aux  deux  pays  sont 
une  des  meilleures  garanties  de  la  paix,  qui  est  dans  le  désir  et  sans 
doute  dans  la  volonté  de  tous,  qu'il  faut  souhaiter  à  l'Orient  et  à  l'Occi- 
dent, à  nos  amis  et  à  nos  ennemis,  aux  Slaves,  qui  cherchent  à  con- 
quérir une  condition  meilleure,  comme  à  l'Espagne,  qui  se  prépare  à 
porter  le  dernier  coup  à  la  guerre  civile.  Puisse  donc  cette  année  qui 
s'ouvre  dans  la  paix  se  clore  dans  la  paix  !  ch.  de  mazade. 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  questions  scientifiques  qui  pendant  quel- 
que temps  agitent  l'opinion,  puis  le  silence  se  fait;  comme  les  savans 
ont  été  impuissans  à  donner  la  solution  du  problème,  il  semble  que 
tout  est  fini,  et  qu'on  n'en  doit  plus  rien  entendre,  lorsque  tout  à  coup 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  223 

cette  même  question,  dormant  obscurément  dans  la  poussière  des  vieux 
livres,  est  reprise,  discutée,  et  provoque  à  l'improviste  une  ardente  po- 
lémique. C'est  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  pour  la  question  de  la  loca- 
lisation des  facultés  intellectuelles.  Le  système  de  Gall  paraissait  oublié 
et  relégué  au  rang  des  curiosités  historiques;  mais  à  présent  les  expé- 
riences toutes  récentes  de  MM,  Hitzig,  Ferrier  et  Dupuy,  discutées 
presqu'à  chaque  séance  de  la  société  de  biologie  (1),  semblent  vérifier 
certaines  parties  de  la  doctrine  phrénologique. 

Certes  il  est  intéressant  de  comparer  la  méthode  moderne  à  la  mé- 
thode de  nos  pères.  L'erreur  de  nos  devanciers  nous  a  rendus  prudens. 
Tant  d'hypothèses  ont  été  détruites  par  un  fait,  que  nous  préférons  un 
seul  fait  à  toutes  les  plus  brillantes  hypothèses.  On  procède  plus  lente- 
ment, mais  plus  sûrement,  et  au  lieu  d'édifier  des  systèmes  on  cherche 
à  établir  sur  des  bases  solides  les  faits  qui  aideront  nos  successeurs  à 
en  édifier  un.  Que  Ton  compare  le  beau  livre  de  Gall  aux  mémoires 
des  physiologistes  contemporains,  et  on  ne  trouvera  aucun  point  de 
ressemblance;  d'ailleurs  la  forme  même  du  travail  s'est  modifiée  com- 
plètement. Autrefois  un  savant  travaillait  seul,  et  après  de  longues 
méditations  produisait  dans  un  gros  livre  le  système  qu'il  avait  con- 
struit de  toutes  pièces.  De  nos  jours  au  contraire,  la  multiplicité  des  la- 
toires  ,  des  sociétés  savantes,  des  recueils  scientifiques  ,  a,  pour 
ainsi  dire,  rendu  cette  individualité  impossible.  On  travaille,  on  discute, 
on  pubUe  en  commun,  et  il  est  bien  rare  que  la  solution  d'un  pro- 
blème soit  réservée  en  entier  à  une  seule  personne;  presque  tous  les 
contemporains  y  ont  pris  part,  et  ont  apporté  le  concours  de  leur  expé- 
rience et  de  leur  érudition. 

Le  système  de  Gall,  qui  fit  tant  d'adeptes  et  qui  souleva  tant  d'en- 
thousiasme aussi  bien  que  de  colère,  est  oublié  aujourd'hui,  et  il  mé- 
rite de  l'être.  Gall  était  cependant  un  grand  anatomiste.  Le  livre  qu'il  a 
publié  avec  Spurzheim  fait  époque  dans  l'histoire  de  l'anatomie  compa- 
rée du  système  nerveux;  mais  la  phrénologie  et  la  cràniologie,  qui  en 
est  la  conséquence,  sont  deux  absurdités  qui  ne  méritent  pas  d'être  lon- 
guement réfutées;  elles  reposent  sur  trois  hypothèses  :  la  première, 
c'est  que  toutes  les  facultés  intellectuelles  siègent  dans  une  portion 
limitée  et  définie  de  l'encéphale,  —  la  seconde,  c'est  que,  plus  cette  fa- 
culté est  développée,  plus  la  région  du  cerveau  où  elle  siège  est  volumi- 
mineuse,  que,  plus  elle  est  amoindrie,  plus  sa  région  cérébrale  est 
petite, —  la  troisième,  c'est  qu'à  cette  région  cérébrale  répond  une  bosse 
ou  une  dépression  indiquant  l'état  du  cerveau,  et  par  conséquent  la 
prédominance  ou  l'affaiblissement  de  telle  ou  telle  faculté  de  l'intelli- 
gence. 

Les  deux  dernières  hypothèses  sont  manifestement  fausses,  et  nous 

(1)  Voyez  les  Comptes-rendus  de  la  Sociélé  de  biologie,  années  1873-74-75,  passîm. 


22â  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'entreprendrons  pas  la  tâche  inutile  et  ingrate  de  les  renverser.  Reste 
donc  la  première,  qui  paraît,  dans  une  certaine  mesure  au  moins,  adop- 
tée par  quelques  physiologistes  de  notre  époque  ;  il  faut  toutefois  faire 
une  réserve.  La  classification  psychologique  de  Gall  est  absolument  ar- 
bitraire. Napoléon,  dans  ses  entretiens  à  Sainte-Hélène,  l'a  jugée  avec 
justice  et  sévérité.  «  Gall,  disait-il,  attribue  à  certaines  saillies  des 
penchans  et  des  crimes  qui  ne  sont  point  dans  la  nature,  qui  n'existent 
dans  la  société  que  par  l'effet  de  la  convention.  Que  deviendrait  l'or- 
gane du  vol,  s'il  n'y  avait  pas  de  propriété,  l'organe  de  l'ivrognerie,  s'il 
n'y  avait  pas  de  boissons  spiritueuses,  l'organe  de  l'ambition,  s'il  n'y 
avait  pas  de  société  ?  »  En  un  mot,  Gall  a  imaginé  des  facultés  qui 
n'existent  pas,  la  combativité,  la  douceur,  la  tendance  au  suicide,  et 
bien  d'autres  billevesées  de  pareil  ordre.  Est-ce  à  dire  que  nous  ayons 
une  meilleure  classification  à  lui  opposer?  Non,  sans  doute,  et  personne 
n'oserait  appliquer  à  une  science  aussi  positive  que  la  physiologie  les 
données  d'un  classement  analytique  des  facultés  de  l'intelligence,  qui 
est  nécessairement  arbitraire.  Aussi  les  physiologistes  contemporains  ne 
prétendent  pas  trouver  dans  le  cerveau  la  localisation  des  facultés  et 
des  tendances  morales.  Leurs  vues  sont  plus  modestes,  ils  cherchent  à 
déterminer  les  points  qui  sont  le  centre  des  mouvemens  associés  ;  mais 
pour  faire  comprendre  ces  recherches ,  il  nous  faut  entrer  dans  quel- 
ques détails  sur  l'anatomie  et  la  physiologie  du  cerveau. 

Le  système  nerveux  central  se  compose  de  deux  parties,  la  moelle 
épinière  et  l'encéphale.  L'encéphale,  renfermé  tout  entier  dans  la  cavité 
crânienne,  comprend  lui-même  le  cerveau,  le  cervelet  et  la  moelle 
allongée,  par  laquelle  il  se  relie  à  la  moelle  épinière.  Tous  ces  organes 
sont  constitués  par  un  tissu  spécial  qu'on  appelle  tissu  nerveux,  lequel 
est  lui-même  formé  par  des  cellules  et  des  fibres.  Les  cellules  sont  l'é- 
lément actif  de  la  substance  nerveuse,  tandis  que  les  fibres  paraissent 
être  seulement  des  agens  de  transmission.  On  peut ,  même  sans  le  se- 
cours du  microscope,  reconnaître  où  sont  les  cellules  et  où  sont  les 
fibres.  En  effet,  les  cellules  forment  la  plus  grande  partie  de  la  sub- 
stance grise,  et  la  substance  blanche  est  constituée  tout  entière  par  une 
infinité  de  ces  petites  fibres  entourées  d'une  gaîne  épaisse  de  matière 
grasse. 

La  substance  grise  forme  deux  systèmes  distincts  reUés  entre  eux  par 
la  substance  blanche.  Le  premier  système  et  sans  contredit  le  plus  im- 
portant est  l'axe  encéphalo-médullaire,  qui  commence  au  cerveau  et  ne 
se  termine  qu'à  l'extrémité  de  la  moelle  épinière.  C'est  lui  qui  élabore 
la  plupart  des  actes  musculaires,  c'est  par  lui  que  les  perceptions  sont 
transmises  à  la  conscience.  Seulement  cette  substance  grise  n'est  pas  par 
elle  -  même  capable  d'entreprendre  des  mouvemens  spontanés.  Lors- 
qu'elle est  séparée  du  cerveau,  elle  peut  encore  exciter  par  l'entremise 
des  nferfs  les  muscles  à  se  contracter;  mais  cette  excitation  ne  saurait 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  225 

partir  de  cette  substance  même,  il  faut  qu'elle  la  reçoive  par  les  nerfs 
sensitifs ,  en  sorte  que  l'excitation  d'un  nerf  sensitif  se  transmet  à  la 
substance  grise  centrale,  qui  élabore  un  mouvement,  et,  l'ayant  élaboré, 
le  transmet  par  les  nerfs  moteurs  aux  muscles  de  la  vie  animale  :  c'est 
ce  qu'on  appelle  un  mouvement  réflexe.  Rien  n'est  plus  instructif  que  les 
expériences  de  Flourens  à  cet  égard.  Il  enlevait  par  le  fer  rouge  la  partie 
supérieure  du  cerveau  à  des  pigeons,  et  dans  cet  état  les  animaux  muti- 
lés continuaient  à  vivre  plongés  dans  un  sommeil  sans  rêves,  incapables 
de  vouloir  et  d'agir  eux-mêmes.  Si  on  les  poussait,  ils  marchaient;  si  on 
les  jetait  en  l'air,  ils  volaient  :  ils  étaient  devenus  des  machines  vivantes, 
des  automates;  leur  existence  personnelle  avait  disparu. 

Ces  mouvemens  musculaires  auxquels  commande  l'axe  cérébro-spinal 
de  substance  grise  sont  innombrables;  mais  il  est  facile  de  les  classer 
d'après  leurs  fonctions.  On  a  de  la  sorte  plusieurs  groupes  de  mouve- 
mens d'ensemble  :  chacun  est  accompli  par  un  grand  nombre  de  muscles 
et  sert  à  une  seule  fonction  bien  nettement  déterminée.  Ainsi  il  y  a  les 
mouvemens  de  l'œil,  les  mouvemens  de  la  pupille,  de|la  respiration,  de 
la  voix,  de  la  déglutition,  de  l'extension  ou  de  la  flexion  des  membres. 
Chacun  de  ces  mouvemens  d'ensemble  est  provoqué  par  l'excitation 
d'une  région  bien  limitée  de  la  substance  grise  qu'on  appelle  un  noyau. 
Pour  en  prendre  un  exemple  connu  de  tout  le  monde,  je  citerai  le  fa- 
meux centre  respiratoire  de  Flourens,  qui  est  placé  dans  le  bulbe,  et 
préside  à  tous  les  mouvemens  d'inspiration  et  d'expiration.  C'est  le 
nœud  vital,  et  dès  qu'on  le  détruit,  l'animal  meurt  asphyxié  ,  il  ne  peut 
plus  faire  les  mouvemens  respiratoires  nécessaires  pour  oxygéner  son 
sang. 

Outre  ces  noyaux  moteurs,  il  y  a  aussi  des  noyaux  sensitifs;  ainsi  les 
nerfs  de  l'odorat,  de  la  vue,  de  l'ouïe,  du  goût,  sont  en  rapport  avec  de 
petits  noyaux  de  substance  grise,  disposés  sur  la  longueur  de  l'axe  cé- 
rébro-spinal. Tous  ces  centres  sont  reliés  entre  eux  par  une  infinité  de 
fibres  et  de  cellules,  en  sorte  que  la  délimitation  précise  des  autres 
est  loin  d'être  absolument  connue.  Dans  le  cerveau  proprement  dit,  il 
n'y  a  que  deux  noyaux;  mais  ils  sont  très  volumineux  et  d'une  impor- 
tance extrême.  On  leur  a  donné  des  noms  spéciaux,  et  on  appelle  le  pre- 
mier corps  sti'iè,  le  second  couche  optique;  leurs  fonctions  sont  encore 
assez  obscures.  Nous  nous  contenterons  de  dire  qu'ils  forment  la  partie 
supérieure  de  l'axe  cérébro-spinal,  et  qu'ils  sont  en  connexion  intime 
avec  la  substance  grise  périphérique,  c'est-à-dire  les  circonvolutions  cé- 
rébrales. 

C'est  qu'en  effet,  outre  l'axe  central  de  substance  grise  dont  nous 
venons  de  parler,  il  existe  à  la  périphérie  du  cerveau  une  grande 
quantité  de  cette  môme  substance  disposée  sous  la  forme  d'une  lame 
continue  peu  épaisse,  mais  repliée  sur  elle-même,  et  faisant  des  cir- 

TOME  XIII.  —  1876.  15 


226  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cuits  compliqués  de  manière  à  tripler  et  à  quadrupler  son  étendue. 
Cette  substance  grise  est  naturellement  constituée  par  des  cellules  ner- 
veuses, et  c'est  dans  ces  cellules  que  paraît  siéger  le  principe  excitateur 
volontaire.  —  C'est  là  aussi  que  semble  résider  l'intelligence  et  Yidéa- 
lion.  Le  problème  est  de  savoir  si  les  différentes  facultés  ont  un  siège 
déterminé  dans  telle  ou  telle  circonvolution  de  l'encéphale  ou  si  elles  se 
trouvent  disséminées  dans  la  totalité  de  la  substance  grise  périphé- 
rique. C'est  ce  problème  qui  partage  aujourd'hui  les  physiologistes  et 
les  médecins.  Il  y  a  deux  manières  de  le  résoudre  :  la  méthode  phy- 
siologique, qui  est  l'expérimentation,  —  la  méthode  pathologique,  qui 
est  l'observation.  Rien  ne  serait  plus  fastidieux  que  d'établir  un  paral- 
lèle entre  ces  deux  méthodes  :  elles  sont  également  bonnes,  et  se  con- 
trôlent l'une  par  l'autre. 

Pour  tout  ce  qui  touche  à  l'étude  de  l'encéphale,  l'expérimentation 
est  d'une  extrême  difTiculté.  Il  s'agit  en  effet  de  scier  le  crâne,  d'enle- 
ver les  méninges,  et  de  mettre  à  nu  la  pulpe  cérébrale  sur  une  éten- 
due sufTisante;  mais  cette  opération  préliminaire  fait  perdre  beaucoup 
de  sang  et  épuise  l'animal,  en  sorte  que  souvent  il  est  mort  avant  qu'on 
n'ait  commencé  l'expérience.  MM.  Hitzig  et  Ferrier  ont  pu  néanmoins, 
à  force  de  précautions  et  de  patience,  expérimenter  avec  succès  sur  des 
chiens  et  même  une  fois  sur  un  singe.  Ils  ont  fait  passer  des  courans 
électriques  à  travers  les  circonvolutions;  en  opérant  ainsi,  ils  ont  con- 
staté que  l'excitation  de  certaines  régions  périphériques  produisait  con- 
stamment le  même  effet  :  tantôt  la  contraction  des  muscles  extenseurs, 
tantôt  celle  des  muscles  de  la  face,  tantôt  celle  de  la  pupille,  en  sorte 
que  pour  eux  chaque  circonvolution  est  un  centre  distinct  et  séparé  : 
le  cervelet,  dont  les  fonctions  étaient  jusqu'ici  absolument  ignorées, 
serait  un  centre  coordinateur  pour  les  muscles  moteurs  du  globe  de 
l'œil.  De  l'intégrité  de  tous  ces  centres  dépendrait  le  maintien  de  l'é- 
quilibre du  corps.  Enfin  ils  ont  vérifié  une  fois  de  plus  ce  fait  déjà 
bien  connu,  que  le  cerveau  gauche  préside  aux  mouvemens  du  côté 
droit,  et  réciproquement. 

Malheureusement  d'autres  savans  sont  venus,  MM.  Dupuy,  Carville, 
Duret,  Brown  -  Séquard ,  qui  ont  contesté  non  pas  l'expérience  elle- 
même,  mais  l'interprétation  qu'en  ont  donnée  MM.  Hitzig  et  Ferrier. 
Sans  doute  l'électrisation  de  la  surface  cérébrale  produit  des  contrac- 
tions musculaires,  mais  c'est  que  le  courant  électrique  porte  son  action 
bien  au-delà  des  parties  qu'on  électrise.  On  croit  n'exciter  que  la  pé- 
riphérie, tandis  qu'en  réalité  on  excite  les  noyaux  sous-jacens,  c'est- 
à-dire  les  couches  optiques  et  les  corps  striés,  et  ils  ont  démontré 
qu'il  en  était  ainsi  en  enlevant  les  circonvolutions  et  en  électrisant 
directement  la  substance  blanche  qui  les  séparait  des  corps  striés.  Dans 
ces  conditions,  rien  n'était  changé,  et,  comme  précédemment,  on  ob- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

tenait  des  contractions  musculaires  produisant  des  mouvemens  d'en- 
semble. Ils  en  ont  conclu  que  les  circonvolutions  cérébrales  ne  sont 
pas  excitables,  et  qu'il  n'existe  pas  de  centres  moteurs  spéciaux. 

Puisque  la  même  expérience  était  diversement  interprétée,  il  fallait 
recourir  à  d'autres  procédés  opératoires.  C'est  ce  qu'ont  fait  MM.  Noth- 
nagel,  Heidenhain  et  surtout  M.  Beaunis.  M.  Beaunis  a  imaginé  de  faire 
au  crâne  une  ouverture  au  moyen  d'un  petit  perforateur  et  d'introduire 
par  là  quelques  gouttes  d'un  liquide  caustique,  le  chlorure  de  zinc  ou 
Tacide  chromique  par  exemple.  On  peut  ainsi  détruire  des  régions  bien 
localisées  de  substance  cérébrale  et  pendant  longtemps  en  observer  à 
loisir  les  effets.  Cependant  cette  méthode  ingénieuse  n'a  pas  encore 
donné  de  résultats  positifs,  et  nous  voilà  forcés  de  reconnaître  l'insuffi- 
sance de  la  méthode  expérimentale  sur  cette  question  de  la  localisation 
cérébrale.  Tout  au  plus  peut-on  dire  que,  si  elle  est  probable,  elle  n'est 
pas  encore  démontrée. 

Les  observations  pathologiques  ne  peuvent  pas  être  provoquées  :  le 
médecin  doit  s'efforcer  de  guérir  un  malade;  il  ne  peut  pas  expérimen- 
ter sur  lui,  et  il  faut  qu'il  se  garde  bien  d'imiter  la  conduite  criminelle 
de  ce  médecin  américain  nommé  Bartholow,  qui,  il  y  a  un  an  à  peine, 
désireux  d'étudier  cette  question  controversée,  a  osé  enfoncer  des  ai- 
guilles électriques  dans  le  cerveau  d'une  femme  dont  le  crâne  avait  été 
détruit  par  une  tumeur  envahissante.  Ce  sont  des  hardiesses  auxquelles 
les  médecins  du  vieux  monde  ne  sont  pas  encore  accoutumés.  Ici  on  se 
contente  d'observer  les  malades  pendant  la  vie  et  d'examiner  les  or- 
ganes après  la  mort  pour  essayer  d'établir  une  relation  de  cause  à  effet 
entre  la  perte  d'une  fonction  et  la  lésion  cérébrale  concomitante.  Pour 
ce  qui  concerne  la  moelle  épinière,  on  peut  dire  que  la  science  est  très 
avancée  :  quand  le  diagnostic  de  telle  ou  telle  maladie  est  dûment  éta- 
bli, on  peut  annoncer  hardiment  quel  en  est  le  siège  et  la  cause  anato- 
mique  immédiate;  mais  pour  le  cerveau,  il  est  loin  d'en  être  ainsi,  et 
il  règne  dans  la  pathologie  de  l'encéphale  une  incertitude  fâcheuse  qui 
ne  permet  un  diagnostic  anatomique  que  dans  des  cas  assez  rares. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  exagérer  notre  ignorance.  Il  y  a  des  faits  bien 
précis,  bien  positifs,  que  tout  récemment  M.  Charcot  a  exposés  devant 
la  société  de  biologie  en  réponse  à  M.  Brown-Séquard  ;  je  n'en  citerai 
que  quelques  exemples.  D'abord  il  est  certain  que  les  lésions  des  cir- 
convolutions du  côté  gauche  paralysent  les  mouvemens  du  côté  droit, 
et  réciproquement;  mais  la  sensibilité  reste  intacte.  A  vrai  dire,  on  ne 
sait  pas  quel  est,  dans  les  circonvolutions  cérébrales,  le  siège  de  la 
sensibilité;  cependant  on  est  sur  que  les  troubles  de  la  sensibilité  sont 
dus  aux  lésions  des  couches  optiques,  et  que  les  troubles  du  mouve- 
ment sont  la  conséquence  des  lésions  qui  siègent  dans  les  corps  striés. 
Pour  citer  un  exemple  classique,  et  dont  j'ai  eu  l'occasion  de  parler  dans 
la  Revue,  je  rappellerai  que  l'aphasie  ou  perte  du  langage  articulé  ré- 


228  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

suite  presque  toujours  de  la  destruction  d'une  circonvolution  (la  troi- 
sième) du  lobe  cérébral  antérieur  gauche.  On  oppose  à  la  localisation 
de  cette  fonction  des  faits  qui  semblent  la  contredire,  et  on  en  cite  en- 
viron une  soixantaine;  mais  les  faits  qui  justifient  la  théorie  de  la  lo- 
calisation du  langage  sont  bien  plus  nombreux.  La  physiologie  du  cer- 
veau n'est  pas  assez  avancée  pour  que  nous  osions  dire  que  dans  une 
pareille  question  un  fait  négatif  renverse  une  grande  quantité  de  faits 
affirmatifs.  Enfin  nous  connaissons  la  lésion  de  la  paralysie  générale. 
Dans  la  paralysie  générale,  il  y  a  une  excitation  iniellectuelle  perma- 
nente, au  moins  au  début.  Le  délire  des  grandeurs,  la  folie  ambitieuse, 
sont  les  phénomènes  psychiques  prédominans;  la  lésion  anatomique 
est  constante.  C'est  une  congestion  de  la  substance  grise  qui  s'est  éten- 
due, et  dont  les  vaisseaux  se  sont  extrêmement  développés.  Ainsi  les  lé- 
sions des  circonvolutions  répondent  manifestement  à  des  troubles  de  la 
pensée. 

Certes  les  savans  d'aujourd'hui  sont  moins  affirmatifs  que  Gall;  au 
lieu  d'avoir  édifié  de  toutes  pièces  une  théorie  embrassant  tous  les  faits, 
ils  se  sont  contentés  d'établir  certaines  vérités  incontestables  qui  seront 
le  point  de  départ  et  le  germe  de  découvertes  futures  :  nous  pouvons 
donc  dire  en  résumant  que  la  substance  grise  est  seule  active,  et  que  la 
substance  blanche  est  simplement  conductrice,  que  les  couches  optiques 
et  les  corps  striés  sont  les  centres  du  mouvement  et  de  la  sensibilité; 
mais  que  ces  deux  noyaux,  pour  entrer  en  jeu,  ont  besoin  d'être  excités 
par  les  circonvolutions,  enfin  que  c'est  dans  les  circonvolutions  que  s'é- 
laborent la  pensée  et  l'intelligence.  Il  est  probable  que  la  pensée  est 
disséminée  dans  les  circonvolutions,  et  lorsqu'elle  doit  provoquer  tel  ou 
tel  mouvement,  elle  se  localise;  c'est  cela  seulement  qu'on  doit  appeler 
la  localisation  des  facultés  intellectuelles.  On  voit  quelles  modifications 
fondamentales  a  subies  l'hypothèse  de  Gall;  cependant  il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  que,  si  on  a  fait  beaucoup,  il  reste  encore  beaucoup  à  faire. 

CHARLES  RICHET. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 

UNE   EXCURSION   AUX   CHUTES   DU   ZAMBÉSE. 
Nach  den  Vicloriafàllen  des  Zambesi,  von  Eduard  Mohr,  2  vol.,  Leipzig  1875;  F.  Hirt. 

Le  moment  approche  décidément  où  l'Afrique  centrale  dépouillera  ce 
voile  d'Isis  qu'il  n'était  donné  de  soulever  qu'à  quelques  explorateurs 
privilégiés  qui  avaient  «  le  cœur  ceint  d'un  triple  airain.  »  Bien  qu'il 
soit  assez  sûr  que  les  collections  de  guides  ne  s'augmenteront  pas  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  229 

sitôt  d'un  volume  consacré  à  l'Afrique  équatoriale,  de  simples  touristes 
commencent  pourtant  à  s'aventurer  dans  ces  régions  jadis  si  mysté- 
rieuses, et  reviennent  tout  étonnés  de  la  sécurité  relative  avec  laquelle 
ils  ont  fait  leur  route  à  travers  les  domaines  des  rois  noirs.  Ne  dirait-on 
pas  qu'avec  la  facilité  des  transports,  qui  a  répandu  le  goût  des  longs 
voyages,  l'initiative  et  l'audace  des  hommes  se  soient  développées,  et 
qu'une  promenade  en  pays  sauvage  ne  soit  plus  considérée  comme  une 
entreprise  plus  extraordinaire  ni  plus  dangereuse  qu'une  partie  de 
chasse  à  l'ours  ou  de  pêche  à  la  baleine?  Un  reporter  du  iXeiu-York- 
Herald  n'hésite  pas  à  se  lancer  sur  les  traces  de  Livingstone  perdu  quel- 
que part  dans  la  région  des  grands  lacs;  il  le  retrouve,  rapporte  des 
lettres  et  d'autres  papiers  précieux  adressés  à  la  famille  de  l'illustre 
explorateur,  puis,  après  la  mort  de  ce  dernier,  retourne  en  Afrique 
et  reprend  pour  son  compte  l'œuvre  inachevée  de  l'émule  des  Mungo 
Park.  Voici  aujourd'hui  un  chasseur  brèmois  qui  s'en  va  pousser  une 
poinie  dans  l'intérieur  du  vieux  continent  en  partant  du  Gap,  et  pour- 
suivre l'hippopotame,  l'antilope  et  le  buffle  jusqu'aux  chutes  du  Zam- 
bèse,  par  18  degrés  de  latitude  australe.  Son  voyage  n'est  pourtant  pas 
resté  une  simple  partie  de  plaisir  :  ancien  élève  de  l'école  navale  de 
Brème,  il  sait  faire  le  point,  mesurer  sa  latitude  et  sa  longitude  et  dé- 
terminer la  variation  du  compas.  Ce  n'est  pas  tout;  il  a  pris  avec  lui 
un  ami  expert  dans  l'art  d'interroger  le  sol  et  d'analyser  les  roches.  La 
relation  de  son  voyage  s'est  ainsi  enrichie  de  quelques  données  qui  ne 
sont  pas  sans  utilité.  Résumer  cette  relation,  qui  vient  de  paraître  en 
deux  forts  volumes,  nous  conduirait  trop  loin  :  du  moins  tâcherons- 
nous  d'y  cueillir  quelques  détails  intéressans. 

Quand  M.  Edouard  Mohr  s'embarqua,  au  mois  de  décembre  1868,  à 
bord  d'un  steamer  anglais  en  partance  pour  le  Gap,  il  n'allait  pas  tout 
à  fait  affronter  l'inconnu.  Déjà,  trois  ans  auparavant,  il  avait  parcouru 
en  tout  sens,  la  carabine  sur  l'épaule,  le  pays  des  Zoulous,  et  aux 
bords  du  Weser  le  souvenir  des  plaines  giboyeuses  de  la  baie  de  Lu- 
cia  et  du  Transvaal  était  venu  hanter  ses  nuits.  L'Afrique  australe  est 
le  paradis  du  chasseur.  Si,  à  latitude  égale,  la  flore  de  ce  continent  pa- 
raît pauvre,  comparée  à  celle  de  l'Amérique  méridionale,  sous  le  rap- 
port de  la  faune  l'avantage  reste  au  continent  africain.  Sans  parler  des 
formes  monstrueuses  qu'il  héberge  encore,  derniers  restes  d'un  autre 
âge,  —  l'éléphant,  l'hippopotame,  le  rhinocéros,  —  un  des  genres  les 
plus  splendides,  l'antilope,  y  est  représenté  par  huit  fois  plus  d'espèces 
que  n'en  renferment  les  autres  continens  réunis.  Des  plaines  herbeuses 
où  paissent  d'innombrables  troupeaux  de  gnous,  des  plateaux  où  les 
bouquetins,  les  kolates  et  les  koudous  prennent  leurs  ébats,  des  forêts 
remplies  de  buffles,  d'éléphans  et  d'oiseaux  de  toute  sorte,  offrent  au 
chasseur  un  butin  pour  ainsi  dire  illimité. 

C'est  le  28  janvier  1869  que  le  bateau  à  vapeur  qui  portait  M.  Mohr 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  son  ami  Adolphe  Hiibner,  ingénieur  des  mines  de  Freyberg  en  Saxe, 
jeta  l'ancre  dans  la  baie  de  la  Table,  en  vue  de  Gape-Town.  Le  8  février, 
un  autre  steamer  les  débarquait  à  Durban,  port  de  l'état  de  Natal,  où 
ils  firent  iniinédiatement  leurs  préparatifs  pour  l'excursion  qui  devait 
les  conduire  au  cœur  du  vieux  continent.  Le  mode  de  locomotion  adopté 
dans  ces  contrées  pour  les  longues  traites,  —  le  seul  praticable  d'ailleurs 
à  cause  des  inégalités  du  sol,  —  est  le  lourd  chariot  de  bois  des  boers 
hollandais,  surmonté  de  cerceaux  qui  soutiennent  une  vaste  bâche  de 
toile  goudronnée,  et  attelé  de  H  ou  20  bœufs  que  dirige  un  Hottentot 
du  haut  de  son  siège.  Vraie  maison  roulante,  que  tout  le  monde  critique 
sans  pouvoir  trouver  mieux,  cette  voiture  est  garnie  de  poches  et  de 
caissons  sans  nombre  où  l'on  réunit  un  capharnaùm  d'ustensiles  variés, 
de  provisions  de  toute  sorte,  de  médicamens,  d'armes,  de  munitions, 
d'étoffes  et  de  verroteries  destinées  aux  indigènes,  etc.  Un  matelas 
porté  sur  un  cadre  de  bois  suspendu  sous  la  bâche  sert  de  lit  de  repos, 
et  l'on  finit  par  s'habituer  au  balancement  perpétuel  de  cette  couchette, 
aussi  mobile  que  le  hamac  du  matelot,  et  le  voyageur  qui  s'est  confié 
à  ce  vaisseau  du  désert  se  guide  dans  sa  marche  par  les  astres  du  ciel 
et  par  le  compas  de  route  comme  un  navigateur  en  haute  mer. 

A  Durban,  M.  Mohr  trouva  deux  chariots  tout  neufs  pour  la  somme 
de  5,200  francs;  attelés  chacun  de  quatorze  bœufs  à  longues  cornes,  ils 
•ont  fait  sans  accident  un  trajet  de  plus  de  3,000  kilomètres  dans  un 
pays  sans  routes,  au  milieu  des  montagnes  et  des  rocs  ou  dans  des  lits 
de  rivièies  aux  sables  mouvans.  C'est  le  8  mars  qu'il  partit  de  Durban 
en  compagnie  de  M.  Hùbner,  avec  un  domestique  anglais  et  onze  Cafres, 
dans  la  direction  de  Maritzbourg,  capitale  de  l'état  de  Natal,  d'où  il 
voulait  gagner  Potchefstrom.  Arrivé  à  Sand-Spruit,  au  pied  des  Monts- 
Draken,  une  enflure  rhumatismale  du  genou  droit  le  força  de  faire  une 
halte  de  quelques  jours  pendant  que  la  caravane  poursuivait  sa  route, 
halte  qui  faillit  lui  coûter  cher.  «  Ne  sachant  comment  traiter  mon  ge- 
nou, dit  M.  Mohr,  je  l'enveloppai  dans  de  la  flanelle  bien  chaude,  puis 
j'expédiai  une  lettre  au  médecin  anglais  de  Ladysmith  pour  le  prier  de 
me  faire  une  visite.  A  peine  le  messager  était-il  parti  que  l'hôte  vint  me 
prévenir  qu'un  guérisseur  ambulant,  le  «  docteur  Martin,  »  était  à  la 
porte  de  l'hôtel  et  que  je  pouvais  le  consulter.  J'acceptai  la  proposition, 
et  bientôt  des  pas  mesurés  et  sonores  annoncèrent  les  approches  d'un 
personnage  de  poids;  la  porte  s'ouvrit,  et  je  vis  devant  moi  l'Esculape 
africain.  Malgré  mon  abattement,  j'eus  beaucoup  de  peine  à  retenir  un 
éclat  de  rire.  Qu'on  se  figure  un  individu  dont  Textérieur  inculte  et  le 
parler  grossier  trahissent  à  n'en  pas  douter  qu'il  a  dû  faire  ses  études  à 
l'école  de  Newcastle-sur-Tyne,  où  l'on  apprend  à  porter  des  sacs  de  char- 
bon, ou  bien  à  Millwood,  où  l'on  fend  du  bois,  et.  l'on  aura  une  idée  de 
l'impression  avenante  que  me  fit  le  docteur  Martin.  Le  chef  cou  vert  d'un 
feutre  à  larges  bords^  orné  d'une  douzaine  d'immenses  plumes  d'au- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

triiche  grises,  blanches  et  noires,  il  était  vêtu  d'une  blouse  bleue,  re- 
tenue par  une  ceinture  de  cuir  où  brillait  un  revolver  à  six  coups,  et 
d'un  pantalon  de  moleskine  emprisonné  dans  des  bottes  à  l'écuyère. 
«  Vous  êtes  Allemand,  commença-t-il  ;  vous  trouvez  en  moi  un  country- 
man.  »  Grâce  à  un  long  séjour  dans  le  pays,  son  langage  était  devenu 
un  mélange  inextricable  d'allemand,  d'anglais  et  de  hollandais,  idiomes 
qu'il  n'avait  plus  la  faculté  de  distinguer.  Il  inspecta  le  genou  malade, 
poussa  trois  soupirs  semblable^;  au  reniflement  d'un  jeune  hippopotame 
blessé  par  une  balle,  branla  son  chef  surmonté  du  panache  de  plumes, 
et  déclara  que  l'affaire  était  mauvaise,  très  mauvaise.  —  L'homme  ayant 
excité  ma  défiance,  je  le  questionnai  sur  ses  études  :  il  me  répondit 
sans  hésiter  qu'il  les  avait  faites  à  Saint-Pétersbourg.  Il  se  vanta  d'avoir 
assisté  longtemps  les  chirurgiens  dans  leurs  opérations  et  d'avoir  ainsi 
surpris  tous  leurs  secrets.  —  Au  reste,  ajouta-t-il  avec  un  aplomb  par- 
fait, je  me  fais  fort  de  guérir  votre  genou  en  trois  jours  :  cela  dépend 
seulement  du  prix  que  vous  y  mettrez,  je  suis  connu  dans  Natal  et  chez 
tous  les  hoers  de  l'état  d'Orange  et  du  Transvaal;  je  fais  toutes  les  cures 
qui  se  présentent. 

«  Je  me  décidai  à  faire  marché  avec  le  docteur  Martin,  qui  se  chargea 
de  cette  cure  moyennant  une  somme  de  45  francs  stipulée  d'avance.  A 
l'extérieur,  on  appliqua  des  cataplasmes  de  fleurs  de  camomille,  à  l'in- 
térieur le  docteur  Martin  me  recommanda  avec  beaucoup  d'insistance 
de  prendre  un  verre  de  grog  toutes  les  demi-heures,  aussi  chaud  que  je 
pourrais  le  supporter,  et  il  promit  de  surveiller  en  personne  la  stricte 
exécution  de  cette  dernière  partie  de  son  ordonnance.  Voulant  sans 
doute  m'appliquer  la  méthode  sympathique,  il  résolut  de  se  soumettre 
lui-même  à  ce  traitement  interne  par  les  spiritueux,  mais  en  triplant  la 
dose,  et  quand  je  fus  venu  à  bout  de  mon  quatrième  verre,  le  docteur 
Martin  avait  déjà  proprement  expédié  sa  première  douzaine.  Peu  après, 
le  sommeil  me  prit,  tandis  que  mon  médecin  se  faisait  servir  un  co- 
pieux repas  dans  la  pièce  voisine  tout  en  continuant  le  traitement  in- 
terne, à  mes  frais,  bien  entendu. 

«  Il  pouvait  être  huit  heures  du  soir  quand  je  fus  réveillé  par  un  grand 
bruit  qui  se  faisait  derrière  ma  porte.  Au  même  instant,  je  vis  le  doc- 
teur Martin  entrer  en  vacillant  dans  ma  chambre,  la  face  tonte  rouge, 
le  regard  incertain,  tenant  h  la  main  un  grand  couteau  .qu'il  avait  tiré 
de  sa  trousse;  il  m'exposa  qu'il  s'agissait  seulement  d'une  petite  opéra- 
tion, de  quelques  incisions  à  faire  dans  mon  genou.  Je  me  retournai 
pour  prendre  le  revolver  sous  mon  oreiller,  car  il  s'apprêtait  à  donner 
l'assaut  à  mon  lit,  quand  fort  heureusement  l'hôte  entra  avec  mon  do- 
mestique; ils  saisirent  l'I']sculape  par  les  épaules  et  le  poussèrent  dehors 
en  lui  défendant  de  remettre  le  pied  dans  ma  chambre.  Après  avoir  un 
peu  grogné,  il  se  coucha;  le  lendemain  au  point  du  jour  il  sella  son 
cheval,  se  chargea  de  deux  sacoches  remplies  de  pilules,  d'onguens,  et 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  remèdes  à  l'usage  des  boers,  et  gagna  prestement  la  frontière  voi- 
sine, car  il  avait  su  qu'on  attendait  le  médecin  anglais  de  Ladysmith, 
qui  n'eût  pas  manqué  de  le  dénoncer  pour  exercice  illégal  de  la  méde- 
cine. —  Ce  dernier,  un  gentleman  aimable  et  instruit,  arriva  dans  la 
journée  et  se  contenta  d'ordonner  le  repos  et  une  chaleur  douce.  Au 
bout  d'une  semaine,  je  fus  debout,  et  je  pus  profiter  d'une  occasion  pour 
reprendre  mon  voyage.  » 

On  arriva  ensemble  à  Potchefstrom  le  27  avril,  après  avoir  rencontré 
en  route  des  troupeaux  d'antilopes,  de  bouquetins,  de  zèlires,  de  gnous, 
qui  couvraient  la  plaine  à  perte  de  vue.  Le  gnou ,  cet  être  bizarre  qui 
tient  à  la  fois  du  bœuf  et  du  cheval,  a  le  sabot  fendu,  une  queue  comme 
le  cheval,  une  crinière  coupée  en  brosse  comme  le  zèbre,  et  une  houppe 
de  poils  sur  le  nez  qui  lui  donne  un  aspect  passablement  sauvage;  aussi 
les  Hollandais  l'appellent-ils  loilde  beest,  quoique  ce  soit  un  des  animaux 
les  plus  inoffensifs.  Très  curieux  de  leur  nature,  les  gnous,  lorsqu'on 
les  surprend  au  pâturage,  se  retournent  tous  comme  au  commande- 
ment, grognent,  vous  regardent  d'un  œil  étonné,  se  cabrent  tout  droits, 
ruent  furieusement,  et  s'enfuient  au  galop,  non  sans  s'arrêter  de  temps 
à  autre  pour  regarder  encore  celui  qui  les  poursuit.  C'est  un  spectacle 
des  plus  drôles  de  voir  galoper  un  troupeau  de  quelques  centaines  de 
ces  animaux  avec  des  gambades  et  des  bonds  audacieux.  Leur  nourri- 
ture est  une  graminée  particulière  que  dédaigne  le  bétail.  On  en  ren- 
contre parfois  des  troupeaux  innombrables  que  l'on  voit  paître  aussi  loin 
que  s'étend  le  regard.  Pour  donner  une  idée  de  leur  fréquence,  il  suf- 
fira de  dire  que  M.  Mohr  rencontra  un  jour  entre  Potchefstrom  et  les 
Monts-Draken  dix-huit  voitures  chargées  de  peaux  sèches  de  ces  ani- 
maux; or,  chaque  voiture  portant  facilement  3,000  kilogrammes  et  une 
peau  bien  sèche  ne  pesant  pas  plus  de  6  kilos,  il  est  aisé  de  calculer 
qu'il  y  avait  là  les  dépouilles  de  9,000  gnous  pour  le  moins.  Malgré  ces 
massacres,  le  nombre  des  gnous  n'a  pas  encore  diminué  d'une  manière 
sensible,  et  il  en  est  de  même  des  antilopes. 

Potchefstrom  est  une  bourgade  de  /lOO  ou  500  âmes,  qui  ressemble  à 
toutes  les  colonies  fondées  par  les  boers  :  de  larges  rues,  qui  se  coupent 
à  angles  droits,  dans  chacune  un  ruisseau  d'eau  vive,  et  derrière  chaque 
maison  un  verger  et  un  potager.  On  y  trouve  une  église,  une  station  de 
poste,  un  hôtel,  des  boutiques  de  toute  sorte;  tous  les  six  mois  arrive 
la  diligence  de  Port-Élisabeth,  qui  met  environ  quinze  jours  à  franchir 
la  distance  d'environ  900  kilomètres.  Sous  le  rapport  du  climat  et  de 
la  qualité  du  sol,  le  Transvaal  est  l'une  des  contrées  les  plus  favorisées 
du  globe.  Les  médecins  anglais  commencent  à  y  envoyer  les  poitri- 
naires. Avec  un  système  d'irrigation  rationnel,  on  pourrait  convertir  en 
champs  fertiles  d'immenses  étendues  de  ces  plaines,  arrosées  par  des 
pluies  abondantes  qui  s'écoulent  trop  vite  pour  féconder  le  sol.  L'ab- 
sence de  forêts  ne  doit  pas  faire  croire  que  les  arbres  ne  puissent  pro- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

spérer  dans  cette  contrée  :  ils  viennent  très  bien  partout  où  l'on  a  es- 
sayé de  les  acclimater  par  des  soins  intelligens.  Une  population  plus 
dense  ne  tarderait  pas  à  transformer  ce  pays,  et  pourrait  en  faire  un 
grenier  d'abondance;  n'est-ce  pas  ce  qui  est  arrivé  pour  la  Californie, 
en  dépit  de  toutes  les  prédictions  contraires?  Aujourd'hui  les  habitans 
du  Transvaal  trouvent  dans  la  culture  de  leurs  champs  la  satisfaction 
de  leurs  besoins,  mais  le  manque  de  routes  et  de  cours  d'eau  naviga- 
bles serait  un  obstacle  à  l'écoulement  des  produits  qui  ne  peuvent  être 
consommés  sur  place  ;  il  en  résulte  que  rien  ne  vient  stimuler  l'initia- 
tive individuelle,  qui  sommeille  en  attendant  que  la  population  se  soit 
assez  multipliée  pour  qu'il  soit  possible  de  songer  à  une  exploitation 
plus  productive  des  richesses  du  sol.  Il  est  vrai  qu'il  faudrait  aussi 
trouver  un  remède  efficace  contre  le  fléau  terrible  qui  est  toujours  sus- 
pendu sur  les  cultures,  les  essaims  de  sauterelles  qui  en  quelques 
heures  détruisent  les  récoltes  et  dévorent  l'herbe,  le  feuillage  des  ar- 
bres, tout  ce  qui  pousse  et  tout  ce  qui  verdoie. 

De  Potchefstrom ,  on  remonta  dans  la  direction  du  nord  jusqu'au 
camp  des  mineurs  établis  sur  les  rives  du  Tati,  qui  exploitent  les 
maigres  gisemens  d'or  signalés  par  le  voyageur  Mauch.  Un  gentleman 
anglais,  sir  John  Swinburne,  y  avait  amené  à  grands  frais  une  ma- 
chine à  vapeur  pour  broyer  la  roche  et  une  locomobile,  qu'il  venait  de 
promener,  par  les  fondrières  africaines,  sur  une  distance  de  900  kilo- 
mètres, avec  un  attelage  de  trente-deux  bœufs  ;  il  avait  voulu  l'instal- 
ler près  d'une  autre  mine,  située  plus  au  nord,  mais  les  indigènes  y 
voyaient  une  sorcellerie  inventée  pour  s'emparer  de  leur  pays,  et  l'a- 
vaient repoussée  avec  indignation.  C'est  à  ce  gentleman  qu'arriva  une 
aventure  de  serpent  qui  mérite  d'être  notée. 

Les  serpens  existent  en  si  grand  nombre  qu'on  peut  s'étonner  de  la 
rareté  relative  des  accidens.  Le  plus  dangereux  est  le  mhamba,  espèce 
de  cobra  qui  atteint  une  longueur  de  2  mètres  1/2  ;  il  est  arrivé  qu'un 
de  ces  reptiles  ait  poursuivi  des  cavaliers  lancés  au  galop  pendant  plu- 
sieurs kilomètres.  Les  pythons  au  contraire,  qui  ne  sont  pas  venimeux, 
remplissent  dans  les  plantations  de  sucre  l'office  des  chats  en  les  dé- 
barrassant des  rats  et  des  souris  ;  on  les  trouve  tranquillement  couchés 
dans  les  sillons,  nullement  effrayés  par  la  présence  de  Thomme.  Ils  at- 
teignent parfois  une  longueur  de  6  mètres.  Un  des  serpens  les  plus  cu- 
rieux de  cette  contrée  est  le  serpent  cracheur,  qui  lance  son  venin  à 
une  distance  de  cinq  ou  six  pas.  Un  jour,  M.  Mohr  était  resté  jusqu'à 
onze  heures  du  soir  à  causer  avec  sir  John  Swinburne  à  la  porte  de  sa 
cabane,  et  il  avait  repris  le  chemin  de  son  campement,  accompagné  de 
M.  Swinburne,  lorsque  tout  à  coup,  à  une  distance  de  3  mètres,  un 
serpent  se  dressa  devant  eux  à  hauteur  d'homme,  et  en  sifflant  lança 
une  salive  venimeuse  dans  la  direction  de  sir  John  avec  tant  d'adresse 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  lui  entra  dans  l'œil.  Les  Cafres  témoins  de  l'accident  réussirent 
à  tuer  le  reptile  avec  leurs  javelots  malgré  l'obscurité  de  la  nuit.  L'œil 
de  M.  Swinburne  enfla  d'une  manière  effrayante,  et  il  en  perdit  l'usage 
pendant  plusieurs  jours;  mais,  grâce  à  une  médication  appropriée, 
l'accident  n'eut  pas  d'autres  suites.  M.  Molir  cite  encore  un  cas  tout  à 
fait  analogue,  arrivé  à  un  colon  anglais  dans  les  environs  du  port  de 
Durban.  Ce  dernier  déclare  que  la  salive  du  serpent  lui  a  causé  une 
douleur  intolérable,  «  comme  s'il  avait  eu  dans  l'œil  une  goutte  de 
plomb  fondu,  »  et  qu'il  a  gardé  longtemps  un  affaiblissement  de  la  vue. 

Après  avoir  essayé  d'abord  une  route  dans  la  direction  du  nord-est, 
M.  Mohr,  ayant  rencontré  un  obstacle  insurmontable  dans  les  troubles 
qui  avaient  éclaté  parmi  les  tribus  indigènes  des  Matébélé,  dut  revenir 
sur  ses  pas  jusqu'au  Tati,  et  de  là  remonter  droit  au  nord.  La  vaste  so- 
litude qui  s'étend  d'ici  jusqu'au  Zambèse  est  sans  cesse  parcourue  par 
des  milliers  d'éléphans,  dont  les  terribles  vestiges  sont  partout  marqués 
dans  la  forêt  :  on  y  voit  souvent  sur  une  étendue  de  plusieurs  lieues  le 
sol  fouillé,  les  branches  cassées,  parfois  des  arbres  entiers  abattus  et  dé- 
pouillés de  leur  écorce.  Le  bruit  sauvage  que  font  les  troupeaux  d'élé- 
phans éloigne  la  plupart  des  animaux,  excepté  toutefois  les  buffles,  que 
l'on  renconi.re  ici  en  troupes  nombreuses,  et  le  petit  rhinocéros  noir, 
le  méchant  pedjami,  qui  en  dépit  de  sa  lourde  apparence  traverse  d'un 
pied  léger  les  plus  hautes  montagnes.  Le  pedjami,  lorsqu'il  a  été  frappé 
à  mort  par  une  balle  à  pointe  d'acier  reçue  au  défaut  de  l'épaule,  fait 
demi-tour  et  s'enfuit  au  grand  trot;  on  le  voit  ainsi  franchir  encore  une 
distance  de  1,000  à  1,500  mètres,  puis  tomber  subitement  comme  fou- 
droyé. Il  a  l'odorat  très  fin,  mais  la  vue  assez  basse  :  aussi ,  lorsqu'on 
se  trouve  sans  armes  sur  le  chemin  d'un  pedjami,  il  faut  chercher  à  ga- 
gner vite  un  abri  sous  le  vent  de  la  bête. 

On  peut  dire  que  ce  pays  est  encore  le  domaine  incontesté  des  ani- 
maux sauvages.  Rien  ne  donne  une  idée  de  l'abondance  incroyable  du 
gibier  de  l'Afrique  australe  comme  une  promenade  autour  d'un  des 
nombreux  étangs  parsemés  dans  cette  région.  A  chaque  pas,  on  aperçoit 
des  traces  d'éléphans,  de  buffles,  de  rhinocéros.  L'éléphant,  lorsqu'il 
sort  de  son  bain  de  fange,  frotte  toujours  son  énorme  corps  conire  le 
tronc  d'un  arbre  voisin;  aussi  trouve-t-on  près  des  mares  d'eau  des 
arbres  tout  lisses  et  polis,  où  la  boue  sèche  qu'on  remarque  à  une 
grande  hauteur  sert  encore  à  toiser  la  taille  des  colosses  qui  sont  venus 
s'y  frotter.  L'éléphant  d'Afrique  ne  se  contente  pas  d'ailleurs  de  se  plon- 
ger dans  une  mare,  il  se  creuse  sur  les  bords  de  l'eau  une  sorte  de  bai- 
gnoire, assez  large  et  profonde  pour  qu'il  puisse  y  entrer  tout  entier,  et 
terminée  par  un  mur  vertical;  il  on  asperge  les  parois  d'eau  puisée  à  la 
mare,  puis  se  frotte  la  peau  sur  l'argile  humide,  qui,  sécliée  à  l'air,  lui 
fait  une  sorte  de  cuirasse  contre  les  morsures  des  innombrables  insectes 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

dont  son  épais  cuir  ne  suffit  pas  à  le  garantir.  Ces  trous  d'éléphans  sont 
tellement  nombreux  qu'ils  arrêtent  à  chaque  instant  la  marche  des  voi- 
tures. Pendant  un  trajet  de  200  kilomètres,  M.  Mohr  affirme  qu'il  n'est 
pas  sorti  des  vestiges  de  ces  animaux.  L'hippopotame,  chassé  vers  l'in- 
térieur par  les  colons  de  la  côte,  se  rencontre  encore  en  grand  nombre 
dans  certaines  régions,  comme  par  exemple  les  environs  des  lacs  Mousi- 
ngasi  et  Inchiabani.  En  1870,  John  Dun  en  tua  encore  cent  quatre,  dont 
les  peaux  et  les  dents  furent  envoyées  en  Angleterre  ;  la  chair  d'hippopo- 
tame a  un  goût  agréable  qui  tient  le  milieu  entre  le  bœuf  et  le  porc  frais. 

C'est  dans  ce  pays  giboyeux  que  se  donnent  rendez-vous  les  vieux 
Nemrods  du  Cap,  de  l'état  de  Natal  et  du  Transvaal;  c'est  là  que 
M.  Mohr  eut  presque  chaque  jour  l'occasion  d'exercer  son  adresse  dans 
des  aventures  de  sport  plus  ou  moins  dramatiques.  Il  s'y  rencontra  avec 
des  chasseurs  célèbres,  comme  le  vieux  tueur  d'éléphans  Hartley,  qui 
était  accompagné  du  peintre  Thomas  Baines,  curieux  type  d'artiste- 
voyageur  qui  a  promené  son  chevalet  et  sa  boîte  à  couleurs  à  peu  près 
chez  toutes  les  peuplades  sauvages,  —  ou  comme  les  deux  boej^s  Osthuis 
et  Ziesraann,  vrais  Bas-de-Cuir  à  cheval  dont  l'existence  se  passe  dans 
les  bois.  Hartley  était  alors  un  vieillard  de  soixante-douze  ans,  à  barbe 
blanche;  depuis  l'âge  de  vingt-six  ans,  il  chassait  l'éléphant,  et  il  pou- 
vait se  vanter  d'avoir  tué  plus  de  mille  de  ces  pachydermes.  11  était 
connu  dans  toute  la  contrée  comme  le  doyen  des  Nemrols  de  l'Afrique 
australe,  a  De  taille  moyenne,  trapu  et  carré  d'épaules,  il  monte  à  che- 
val avec  l'adresse  d'un  jeune  homme;  la  vie  en  plein  air  et  le  soleil 
africain  ont  donné  à  son  visage,  à  ses  bras  et  ses  mains  la  couleur  du 
vieux  bronze.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'il  a  des  pieds-bots  qui 
l'empêchent  de  marcher  vite  et  l'obligent  de  faire  toutes  ses  chasses  à 
cheval.  Le  goût  de  la  vie  aventureuse  est  d'ailleurs  dans  la  famille,  car 
le  vieillard  est  toujours  accompagné  dans  ses  expéditions  par  quelques- 
uns  de  ses  fils,  et  il  en  résulte  que  les  belles  fermes  qu'ils  possèdent 
dans  les  Monts-Magalis  restent  souvent  abandonnées  pendant  des  mois 
et  pendant  des  années  entières.  »  Jusqu'alors  il  n'était  encore  arrivé  à 
Hartley  aucun  accident  de  quelque  gravité;  mais  quinze  jours  après  cette 
rencontré  il  paya  cher  une  imprudence  qu'il  commit  malgré  sa  vieille 
expérience.  Ayant  tiré  un  rhinocéros  blanc  et  l'ayant  vu  tomber,  il  était 
descendu  de  cheval,  et,  contrairement  à  la  règle  que  suivent  les  chas- 
seurs du  pays,  s'était  approché  de  l'animal  sans  avoir  rechargé  sa  cara- 
bine; avant  qu'il  eût  pu  éviter  le  coup,  le  rhinocéros  s'était  relevé,  l'a- 
vait saisi  et  lancé  en  l'air,  et  en  retombant  sur  le  dos  de  la  bête  il  avait 
eu  plusieurs  côtes  enfoncées.  Heureusement  un  médecin  écossais  se 
trouvait  dans  le  voisinage,  et  le  vieux  chasseur  en  fut  quitte  pour  six 
semaines  de  repos  forcé. 

Qui  n'aurait  vu  le  boer  hollandais  que  chez  lui  ne  se  douterait  pas  que 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  lourd  personnage  barricadé  derrière  la  marmite  à  café  et  le  hardi 
cavalier  qui  s'élance  sur  la  trace  du  gibier  fussent  un  seul  et  même 
homme.  Chasseur,  il  déploie  l'adresse,  la  ténacité  et  la  résistance  à  la 
fatigue  d'un  bédouin.  La  vie  dans  ces  déserts  a  fait  de  ces  gens  des 
Peaux-Rouges,  moins  la  couleur.  Un  jour,  M.  Mohr,  ayant  tiré  un  buffle, 
voit  sortir  du  bois,  comme  appelé  par  la  détonation  de  sa  carabine,  une 
troupe  de  boers  à  cheval,  parmi  lesquels  mynheer  Osthuis,  qu'il  n'avait 
pas  revu  depuis  près  d'un  mois.  Ce  dernier  lui  raconta  qu'il  y  avait 
quelques  jours  qu'en  poursuivant  une  girafe  il  s'était  rompu  deux  côtes, 
et  lui  demanda  un  onguent  pour  se  guérir  le  plus  vite  possible;  il  était 
prêt  à  payer  ce  service  d'une  couple  de  dents  d'éléphant.  Un  boer  dans 
ces  circonstances  s'attend  à  être  réparé  séance  tenante  comme  on  re- 
colle un  meuble  cassé.  Mynheer  Osthuis  ajouta  qu'après  son  accident  il 
était  d'abord  resté  assis  sous  sa  tente  deux  jours  entiers;  mais  qu'en 
entendant  les  coups  de  feu  de  ses  compagnons  il  n'y  tenait  plus,  et  qu'il 
remontait  à  cheval  malgré  les  souffrances  que  lui  causait  le  moindre 
mouvement.  M.  Mohr  lui  ayant  déclaré  que  le  repos  absolu  était  le  seul 
moyen  de  guérir  ses  fractures,  le  vieux  boer  le  regarda  d'un  air  étonné, 
et  se  mit  à  le  questionner  sur  les  conséquences  pénibles  de  son  acci- 
dent, quand  tout  à  coup  les  Cafres  annoncèrent  que  les  autres  chasseurs 
venaient  de  tuer  quatre  buffles,  et  mynheer  Osthuis  tourna  bride  pour 
les  rejoindre.  —  Lorsqu'on  songe  à  la  quantité  de  trous  dangereux  qui 
se  rencontrent  à  chaque  pas,  on  s'étonne  que  pendant  ces  chasses  les  ac- 
cidens  sérieux  ne  soient  pas  plus  fréquens.  L'insouciance  des  chasseurs 
dépasse  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Pour  perdre  moins  de  temps  à 
charger  leurs  carabines,  au  calibre  énorme,  ils  portent  la  poudre  dans 
les  poches  garnies  de  cuir  de  leurs  habits  de  chasse,  ils  y  puisent  une 
poignée  et  la  versent  dans  le  canon,  le  plus  souvent  sans  quitter  leur 
pipe  allumée.  Plus  d'une  fois  l'os  humerai  est  fracturé  par  le  recul  de 
ces  formidables  carabines,  mais  ces  braves  gens  ne  renoncent  pas  pour 
si  peu  à  ces  armes  qui  tuent  si  vite  et  si  bien. 

Un  jour,  Ziesmann  à  son  tour  avait  fait  une  chute  dangereuse  avec 
son  cheval,  et  il  était  resté  quelque  temps  sans  connaissance.  Une  fois 
remis  et  de  retour  au  camp,  il  ne  songea  plus  à  son  accident  que  pour 
s'épancher  en  invectives  contre  un  pauvre  noir  dont  il  accusait  le  mau- 
vais œil;  s'il  le  tenait,  vociférait-il,  son  affaire  serait  bientôt  faite,  dtit-il 
payer  au  chef  des  Matébélé  cinq  bœufs  pour  prix  du  sang!  C'était  grâce 
à  ce  sorcier,  disait-il ,  que  dans  sa  dernière  chasse  il  avait  perdu  vingt 
éléphans  qu'il  était  sûr  d'avoir  mortellement  frappés!  Quand  on  lui  re- 
présenta que  de  pareilles  superstitions  étaient  indignes  d'un  bon  chré- 
tien, le  brave  homme  parut  comprendre  que  sa  colère  était  ridicule,  et 
remercia  son  compagnon  en  lui  broyant  les  doigts  dans  sa  patte  d'ours. 
Cela  ne  l'empêcha  pas,  quelques  jours  plus  tard,  de  se  livrer  à  une  sor- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

tie  tout  aussi  plaisante.  C'était  une  belle  nuit  claire,  la  lune  et  Jupiter 
brillaient  à  l'horizon  dans  des  positions  favorables  à  la  mesure  des  dis- 
tances, et  M.  Mohr  profitait  de  l'occasion  pour  déterminer  avec  M.  Hùb- 
ner  la  longitude  de  leur  campement.  Ziesmann,  qui  était  assis  sous  la 
tente,  suivait  leurs  manipulations  d'un  œil  attentif,  tout  en  causant  à 
voix  basse  avec  un  autre  chasseur.  A  un  moment  donné,  les  images  des 
deux  astres  étant  rapprochées  par  les  miroirs  du  sextant  de  manière 
que  la  planète  touchait  le  bord  du  disque  lunaire,  È..  Mohr  appela  le 
vieux  routier  et  lui  fit  mettre  l'œil  à  l'oculaire  de  la  lunette,  ^^'e  -^rave 
homme  devint  muet  de  surprise,  lorsqu'il  vit  qu'en  faisant  jouer  la  vi^ 
tangente  M.  Mohr  faisait  aller  et  venir  la  planète  à  son  gré.  Il  retourna 
tout  pensif  sous  la  tente,  puis  bientôt  après  quitta  la  société.  On  sut 
alors  qu'il  avait  été  scandalisé  de  ce  qu'on  se  permettait  ainsi  de  «fouiller 
le  ciel  »  d'un  regard  indiscret;  à  de  bons  chrétiens  il  convenait,  selon 
lui,  d'attendre  pour  cela  qu'ils  fussent  morts,  car  alors  le  bon  Dieu  leur 
ferait  voir  toutes  ses  merveilles  lui-même.  —  C'est  un  fait  bien  connu 
qu'après  un  long  séjour  en  pays  sauvage,  la  superstition  des  indigènes 
finit  par  déteindre  sur  les  Européens. 

Le  20  juin  1870,  à  raidi,  la  caravane  atteignit  les  chutes  du  Zambèse, 
et  le  camp  fut  établi  pour  deux  jours  à  huit  cents  pas  au  sud  de  la  ca- 
taracte, l'humidité  du  sol  ne  permettant  pas  d'en  approcher  davantage. 
Cette  humidité ,  entretenue  par  la  poussière  d'eau  toujours  suspendue 
dans  l'air,  a  fait  lever  tout  autour  des  chutes  une  splendide  végétation 
tropicale,  la  «  forêt  de  la  pluie,  »  où  l'on  rencontre  à  chaque  pas  la  trace 
des  fréquentes  visites  des  éléphans.  Le  fleuve  a  ici  une  largeur  d'environ 
2  kilomètres;  les  eaux  se  précipitent  en  mugissant  d'une  hauteur  de 
120  mètres,  dans  une  gorge  d'une  largeur  moyenne  de  90  mètres  seu- 
lement, qui  ouvre  un  abîme  béant  au  milieu  du  lit,  et  dans  laquelle  le 
flot  bouillonnant  poursuit  sa  route,  encaissé  entre  deux  murs  à  pic  que 
les  singes  seuls  parviennent  à  escalader.  Au-dessus  du  gouffre,  que  le 
regard  peut  sonder  du  haut  d'une  pointe  de  rocher  qui  surplombe  du 
côté  de  l'ouest,  flotte  un  voile  de  nuages  argentés  que  le  vent  déchire 
par  places,  et  sur  lequel  se  projette  un  double  arc-en-ciel  parfaitement 
circulaire.  M.  Charles  Livingstone  (le  frère  du  grand  voyageur),  qui  avait 
vu  à  la  fois  la  chute  du  Niagara  et  celle  du  Zambèse,  attribuait  à  celle-ci 
la  palme  de  la  beauté,  et  son  jugement  s'accorde  avec  celui  d'un  tou- 
riste qui  a  eu  la  même  bonne  fortune,  le  docteur  Coverly,  de  Londres. 
Les  observations  astronomiques  de  M.  Mohr  ont  donné  pour  la  latitude 
de  ce  point  17"  55'  ;  c'est  à  peu  près  le  nombre  trouvé  par  Livingstone  ; 
mais  la  longitude  observée  par  M.  Mohr  (20"  29'  à  l'est  de  Greenwich) 
diffère  beaucoup  de  celle  de  Livingstone;  elle  place  les  chutes  de  hh' 
plus  vers  l'est.  «  Ceux  qui  aiment  à  observer  les  astres,  dit  à  cette  occa- 
sion le  voyageur  brêmois,  ne  tarderont  pas  à  s'apercevoir  que  sous  le 


238  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ciel  transparent  du  plateau  africain  on  obtient  généralement  des  résul- 
tats très  concordans.  Certes  je  n'ai  jamais  regretté  le  temps  passé  sur 
les  bancs  de  l'école  navale  de  Brème,  où  j'ai  appris  à  reconnaître  chaque 
jour  ma  position.  Si  je  n'avais  pas  su  m'orienter,  si  j'étais  resté  dans 
l'incertitude  sur  ma  route,  plus  d'une  fois  j'aurais  peut-être  cédé  aux  in- 
stances de  mes  hommes,  et  nous  serions  revenus  sur  nos  pas;  mais  la 
confiance  que  j'avais  dans  les  résultats  de  mes  observations  astronomi- 
ques me  rendait  inaccessible  à  leurs  sollicitations  et  à  leurs  conseils.  » 

«  D'après  tout  ce  que  j'ai  vu  ou  entendu  dire,  ajoute  M.  Mohr,  je  crois 
qu'un  voyageur  entreprenant,  suffisamment  instruit  et  pourvu  des  res- 
sources nécessaires,  pourrait  facilement,  en  partant  des  chutes  du  Zam- 
bèse  ou  bien  de  Wanki,  atteindre  en  deux  mois  la  région  à  peu  près 
inconnue  du  plateau  qui  s'étend  entre  les  empires  du  Mouataïanvos  et 
du  Kazembé.  En  outre,  autant  qu'il  est  possible  d'en  juger  par  la  direc- 
tion des  cours  d'eau  et  par  l'orographie  de  la  contrée,  il  restera  con- 
stamment dans  le  climat  salubre  des  hauts  plateaux.  Plus  d'une  fois  ce 
projet  s'est  présenté  à  mon  esprit  sous  les  couleurs  les  plus  séduisantes  ; 
malheureusement  j'étais  à  bout  de  ressources.  » 

La  route  qui  conduit  au  Zambèse  traverse  d'abord  un  pays  monta- 
gneux; de  temps  à  autre,  de  quelque  cime  qu'il  fallut  gravir,  on  domi- 
nait un  panorama  grandiose  de  collines  boisées,  entrecoupées  par  des 
entassemens  de  rochers  dénudés.  Dans  ces  solitudes ,  nulle  trace  d'ha- 
bitans;  tout  semble  sommeiller  dans  une  paix  profonde,  que  trouble 
seul  le  roucoulement  d'innombrables  tourterelles.  Les  chemins  où  mar- 
chait la  petite  troupe  étaient  de  larges  routes,  ouvertes,  aplanies  et 
battues  par  les  pionniers  de  l'Afrique  centrale,  les  éléphans  et  les  rhino- 
céros; parfois  ces  routes  montaient  et  descendaient  par  les  sommets  les 
plus  élevés.  Si,  dans  un  temps  qui  est  encore  éloigné,  ce  continent  doit 
être  peuplé  par  une  race  intelligente  et  civilisée,  peut-être  ces  sentiers 
de  pachydermes  deviendront-ils  les  grandes  routes  du  commerce  des 
Africains  de  l'avenir.  De  nos  jours,  la  route  qui  de  la  ville  de  Durban 
mène  à  la  rivière  Oumgueni  n'est  autre  chose  qu'un  ancien  sentier  d'é- 
léphans. 

Le  retour  à  Durban  s'effectua  en  moins  de  six  mois  ;  on  y  arriva  au 
mois  de  décembre,  et  le  15  février  1871  M.  Mohr  s'embarquait  à  Cape- 
Town  pour  l'Europe.  Pendant  cette  excursion  de  vingt-six  mois,  dont 
les  dépenses  n'avaient  point  dépassé  une  somme  de  40,000  francs,  il 
n'avait  pas  seulement  goûté  les  plaisirs  et  les  émotions  que  procure  la 
chasse  dans  un  pays  où  le  lion,  le  léopard,  le  chacal  et  l'hyène,  1  élé- 
phant, le  rhinocéros,  le  buffle,  les  diverses  espèces  d'antilopes,  l'autruche 
enfin,  se  promènent  encore  comme  chez  eux;  il  avait  pu  déterminer 
un  certain  nombre  de  latitudes,  de  longitudes  et  d'altitudes  absolues 
par  des  observations  dont  le  détail  forme  un  appendice  à  l'ouvrage.  On 


REVUE.    CHRONIQUE.  239 

y  trouve  aussi  annexé  un  mémoire  de  M.  Hùbner  sur  les  mines  de  dia- 
mans  du  Cap ,  qui  venaient  d'être  découvertes  à  l'époque  où  se  fit  ce 
voyage.  En  outre,  les  scènes  de  mœurs  curieuses  abondent  dans  le  récit 
du  chasseur  brêmois,  qui  serait  réellement  attachant,  si  on  n'y  rencon- 
trait pas  parfois  des  réflexions  peu  faites  pour  lui  gagner  les  sympathies 
du  lecteur  français.  Il  n'y  aurait  rien  d'étonnant  à  ce  que  son  livre 
donnât  à  d'autres  chasseurs  l'envie  de  visiter  le  bassin  du  Zambèse,  car 
il  soutient  et  il  prouve  que,  pour  voyager  impunément  dans  celte  partie 
mystérieuse  du  monde,  il  ne  faut  eu  somme  qu'une  robuste  santé  et 
beaucoup  de  patience. 


OEuvres  poétiques  de  Lamartine  (édition  elzévirienne),  Paris  1875; 
Jouvel,  —  Pagnerre,  —  Hachette. 

11  y  a  plus  de  cinquante  ans  aujourd'hui  que  les  premiers  vers  de 
Lamartine  ont  été  donnés  au  public.  Depuis  cette  époque,  ils  se  sont  ré- 
pandus partout,  et  l'on  en  a  fait  des  éditions  innombrables.  Aussi,  quand 
les  héritiers  et  les  éditeurs  du  grand  poète  ont  songé  à  les  publier  de 
nouveau,  d'une  façon  plus  somptueuse  et  plus  soignée,  ils  n'ont  paru 
le  faire  qu'avec  toute  sorte  d'hésitations.  Leur  préface  demande  presque 
pardon  au  public  de  cette  édition  nouvelle  qu'ils  lui  offrent  après  tant 
d'autres;  ils  déclarent  qu'ils  ne  s'adressent  qu'aux  amateurs  de  beaux 
livres,  qu'ils  ne  veulent  satisfaire  «  que  les  esprits  d'élite,  »  et,  comme 
ils  savent  bien  qu'il  ne  s'en  trouve  pas  beaucoup,  ils  n'ont  tiré  qu'un 
nombre  assez  restreint  d'exemplaires.  Le  succès  a  montré  que  leurs 
craintes  n'étaient  pas  fondées  :  l'édition  entière  était  placée  avant  d'être 
mise  en  vente. 

Cet  empressement,  sur  lequel  on  ne  comptait  pas,  nous  prouve  que 
le  public  n'est  pas  fatigué  de  Lamartine.  Certes,  depuis  1820,  il  s'est 
accompli  plus  d'une  révolution  dans  le  goût  des  lecteurs;  de  grands 
poètes,  appartenant  à  des  écoles  différentes,  ont  attiré  l'attention  sur 
eux,  et  la  jeunesse,  à  qui  les  changëmens  ne  déplaisent  pas,  a  lu  leurs 
vers  avec  transport  ;  mais  ces  admirations  nouvelles  n'ont  pas  fait  beau- 
coup de  tort  à  Lamartine,  nous  voyons  qu'on  a  gardé  l'habitude  de 
l'acheter  et  de  le  lire.  Après  avoir  ébloui  les  pères,  il  est  en  train  de 
charmer  les  fils,  et  tout  nous  prouve  que  sa  réputation  n'a  rien  à  craindre 
des  générations  nouvelles.  C'est  toujours  une  épreuve  redoutable  pour 
un  écrivain  que  d'entrer  dans  la  postérité.  Il  tient  d'ordinaire  à  son 
temps  par  tant  de  liens  qu'on  peut  toujours  craindre  qu'il  ne  soit  un 
peu  dépaysé  quand  il  en  sort.  Plus  il  a  fait  d'efforts  et  de  sacrifices  pour 
plaire  à  ses  contemporains,  plus  il  doit  redouter  de  n'être  plus  goûté  de 
leurs  successeurs.  Ce  qui  lui  donne  les  succès  les  plus  vifs  auprès  des 


240  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gens  de  son  époque  est  précisément  ce  qui  risque  le  plus  de  compro- 
mettre sa  réputation  plus  tard.  Quel  jugement  portera- t-on  sur  lui  quand 
tous  ces  agrémens  par  où  il  séduisait  ceux  qui  l'ont  lu  pour  la  première 
fois  se  seront  fanés?  Assurément  Lamartine  est  de  son  temps,  et  il  a 
beaucoup  fait  pour  lui  plaire.  Il  en  flattait  les  goûts  par  certains  excès 
de  rêverie  sentimentale  et  de  mysticité  religieuse  qui  sont  passés  de 
mode.  Aussi  peut-on  relever  dans  son  œuvre  des  passages  qui  portent 
leur  date  et  qui  ont  vieilli;  mais  il  y  en  a  bien  plus  encore  qui  ne  vieil- 
liront jamais.  La  postérité  a  décidément  commencé  pour  lui,  et  son  ju- 
gement ne  diffère  pas  trop  de  celui  des  contemporains.  Le  succès  ra- 
pide de  l'édition  que  nous  annonçons  en  est  une  preuve. 

11  est  vrai  de  dire  que  les  éditeurs  n'ont  rien  négligé  pour  se  montrer 
dignes  de  ce  succès.  Cette  nouvelle  publication  des  œuvres  poétiques 
de  Lamartine  est  faite  avec  un  luxe  de  bon  goût  qui  doit  tout  à  fait  sa- 
tisfaire les  connaisseurs.  Le  livre  sort  des  presses  de  M.  Pion,  qui  a 
fourni  ses  caractères  les  plus  nets  et  les  plus  élégans  ;  l'exécution  typo- 
graphique et  le  choix  des  ornemens  sont  irréprochables.  De  plus,  les 
éditeurs  ont  eu  l'heureuse  idée  de  reproduire  les  Mklitations  comme 
elles  parurent  pour  la  première  fois  en  1820.  On  y  retrouve  en  tête  de 
l'ouvrage  cette  devise  tirée  de  Virgile  :  ah  Jove  principium,  qui  indiquait 
la  pensée  de  l'auteur  de  tout  rattacher  à  la  religion.  On  y  lit  ensuite  la 
préface  timide  du  premier  éditeur,  qui  ne  paraissait  pas  s'attendre  au 
succès  éclatant  du  livre  qu'il  donnait  au  public.  Il  y  rappelle  la  jeu- 
nesse de  l'auteur,  il  ne  se  dissimule  pas  «  ce  que  le  travail  et  le  temps 
pourront  ajouter  au  mérite  de  ses  ouvrages;  »  il  avoue  que,  u  si  quel- 
ques-unes de  ces  pièces  s'élèvent  à  des  sujets  d'une  grande  hauteur, 
d'autres  ne  sont,  pour  ainsi  dire ,  que  des  soupirs  de  l'âme.  »  Enfin  il 
termine  en  disant  :  «  Nous  n'en  présentons  qu'un  très  petit  nombre  à  la 
fois,  nous  réservant,  d'après  l'effet  qu'elles  auront  pu  produire,  d'en 
donner  incessamment  un  second  livre  ou  de  nous  borner  à  cette  épreuve.» 
L'intérêt  de  l'édition  nouvelle  consiste  donc  à  nous  remettre  le  livre  de- 
vant les  yeux  tel  qu'il  fut  publié  en  1820.  Nous  nous  retrouvons  tout  à 
fait  dans  la  situation  des  lecteurs  qui  pour  la  première  fois  ouvrirent 
les  Médiiaiions ,  et  nous  comprenons  mieux  l'effet  de  surprise  et  de  ra- 
vissement que  leur  causèrent  ces  vers  tout  à  la  fois  antiques  par  l'élé- 
gance de  la  forme  et  nouveaux  par  les  sêntimens.  g.  b. 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


LE    FIANCE 


DE  M  "^  SAINT-MAUR 


PREMIERE    PARTIE. 


I. 

L'intime  amitié  de  Séverin  Maubourg  et  de  Maurice,  vicomte 
d'Arolles,  datait  de  leur  première  jeunesse.  Ils  avaient  fait  connais- 
sance au  lycpp,  et  ils  ne  s'étaient  pas  vus  deux  fois  sans  qu'un  irré- 
sistible penc':  aiit  les  entraînât  l'un  vers  l'autre.  Ce  coup  de  sympa- 
thie fit  mentir  le  proverbe  :  Qui  se  ressemble  s'assemble.  L'homme 
est  un  être  incomplet  qui  cherche  à  se  compléter,  et  il  aime  à  mêler 
des  contrastes  à  ses  habitudes.  Maurice  d'Arolles  et  Séverin  Mau- 
bourg se  ressemblaient  fort  peu;  la  différence  de  leurs  situations  e: 
de  leurs  caractères  fut  pour  quelque  chose  dans  la  promptitude  de 
leur  liaison.  Il  y  a  des  esprits  naturellement  dressés  qui  s'appri- 
voisent bieniôt  avec  la  vie;  la  première  fois  qu'elle  les  appelle  en 
sifflant,  ils  tressaillent,  ils  ont  reconnu  leur  maître.  11  en  est  d'autres 
qui  sont  pleins  d'objections  et  la  chicanent  sur  tout  ce  qu'elle  leur 
propose;  ils  se  refusent  à  comprendre  qu'il  n'est  point  de  bonheur 
ici-bas  où  il  n'entre  une  part  d'obéissance.  Séverin  appartenait  à  la 
race  des  disciplinés;  Maurice  était  l'un  de  ces  conscrits  réfractaires 
qui  protestent  contre  la  loi  du  recrutement  et  se  cachent  pour  ne 
pas  servir  Bonaparte.  Vous  entendez  que  Bonaparte  était  le  métier 
auquel  on  le  destinait  dans  sa  famille,  laquelle  n'était  pas  une 
famille  d'oisifs.  De  père  en  fils,  de  génération  en  génération,  les 

TOME   XIII.    —    15    JANVIER   1876.  16 


242  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

d'Arolles  avaient  tous  fait  quelque  chose;  ils  avaient  de  l'étoffe  et 
de  l'ambition,  ils  s'étaient  distingués,  les  uns  dans  l'année,  d'autres 
dans  la  politique  ou  dans  les  ambassades,  quelques-uns  dans  les 
lettres.  Ils  avaient  de  plus  l'habitude  dérégler  les  avenirs  comme 
un  papier  de  musique.  A  peine  Maurice  eut-il  douze  ans,  il  fut 
décidé  qu'il  entrerait  à  l'École  polytechnique,  qu'il  en  sortirait  bril- 
lamment, et  que  cinq  ans  plus  tard  il  épouserait  sa  cousine  ger- 
maine, 1\P'*  Simone  Saint-Maur,  fille  d'un  bi-ave  colonel  retraité,  qui 
avait  une  jambs  de  bois  et  une  tête  de  fer.  Le  jour  où  Simone  avait 
été  baptisée,  on  s'était  amusé  à  la  fiancer  à  son  cousin,  et  cette  plai- 
santerie avait  été  prise  au  sérieux  par  le  colonel,  qui  ne  riait  pas 
toutes  les  semaines.  On  l'entendait  quelquefois  s'écrier  :  «  Qu'on 
donne  le  fouet  à  cette  vicomtesse  d'Arolles,  si  elle  ne  veut  pas  ap- 
prendre ses  lettres!  »  Il  n'importait  guère  à  Maurice;  ce  qui  le  cha- 
grinait davantage,  c'est  qu'on  prétendît  l'obliger  à  prendre  un  état, 
quand  il  n'avait  aucune  vocation  et  qu'il  était  assuré  d'avoir  assez 
de  rentes  pour  pouvoir  vivre  à  sa  fantaisie  sans  rien  faire.  Il  avait 
une  ouverture  d'esprit,  une  facilité  étonnante  pour  tout  genre  d'é- 
tude; malheureusement  il  n'avait  de  goût  prononcé  pour  rien.  La 
géométrie,  l'algèbre,  comme  les  langues,  il  apprenait  tout  en  se 
jouant;  mais  il  se  disait  :  A  quoi  bon?  Il  en  résulta  que,  lorsqu'il 
passa  ses  examens  pour  entrer  à  l'Ecole  polytechnique,  il  eut  soin 
de  les  manquer,  et  voilà  ce  qui  me  faisait  dire  qu'il  avait  pris  ses 
mesures  pour  ne  pas  servir  Bonaparte.  Cela  ne  l'empêchait  pas  de 
rechercher  avec  une  sorte  de  passion  la  société  du  studieux  Séverin 
Maubourg;  il  admirait  sa  discipline,  et  la  discipline  de  Séverin 
trouvait  un  charme  particulier  dans  le  nonchaloir  du  vicomte  d'A- 
rolles. Le  fort-en-thème  et  le  cancre  s'adoraient. 

La  différence  de  leurs  caractères  était  l'œuvre  des  circonstances 
autant  que  de  la  nature.  Séverin  Maubourg  avait  été  conduit,  sur- 
veillé, stimulé  par  son  père,  homme  de  cœur,  d'énergie  et  archi- 
tecte de  grand  talent,  dont  les  commencemens  avaient  été  rudes. 
Après  avoir  eu  de  la  peine  à  percer,  il  était  en  passe  de  faire  fortune. 
Il  répétait  volontiers  avec  un  poète  grec  «  qu'il  ne  faut  pas  se  fâ- 
cher contre  les  choses  parce  qu'elles  n'en  ont  cure,  »  et  il  citait 
aussi  le  mot  de  Virgile  :  Labor  improbus  omnia  vincit.  Il  s'était 
appliqué  à  faire  entrer  ce  grec  et  ce  latin  dans  la  tête  de  son  fils, 
dont  la  bonne  foi  égalait  la  bonne  volonté.  Séverin  écoutait  les  sen- 
tences paternelles  comme  des  oracles,  et  il  avait  acquis  de  bonne 
heure  la  conviction  que  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  en  ce  monde, 
c'est  d'y  bâtir  des  maisons  et  de  travailler  d'arrache-pied,  sans  se 
fâcher  contre  les  choses.  Au  reste,  il  n'avait  eu  dans  son  enfance 
aucun  sujet  de  se  fâcher;  choyé  par  sa  mère,  il  avait  à  discrétion 


LE    FIANCÉ   DE   m"'*    SAINT-MAUR.  243 

le  pain,  le  bonheur  et  les  conseils.  Elle  aurait  voulu  le  garder  tou- 
jours près  de  sa  jupe,  et  ce  n'était  pas  sans  regret  qu'elle  l'avait  vu 
entrer  au  collège  pour  s'y  dégorger  en  eau  courante.  Cette  eau  cou- 
rante n'était  pas  toujours  absolument  limpide;  elle  employait  les 
dimanches  et  les  jours  de  fête  à  la  fdirer. 

Beaucoup  moins  heureux  que  le  meilleur  de  ses  amis,  Maurice 
d'AfoUes  n'avait  pas  connu  sa  mère.  Elle  avait  eu  avant  lui  cinq 
enfans,  dont  aucun  ne  vécut,  hormis  l'aîné  qui  avait  de  la  sève 
pour  quatre;  le  dernier  venu,  qui  était  Maurice,  lui  avait  coûté  la 
vie  en  naissant.  Il  venait  d'entrer  à  Louis-le-Grand  quand  il  perdit 
son  père.  11  fut  mis  sous  la  tutelle  de  son  oncle,  le  colonel  Saint- 
Maur.  Le  père  de  M""  Simone  voulait  tout  le  bien  possible  à  son 
pupille, et  futur  gendre,  et  il  s'occupait  consciencieusement  de  la 
gestion  de  son  bien,  mais  il  l'aimait  à  distance.  Depuis  qu'il  avait 
perdu  la  jambe  droite  à  la  bataille  de  Solfèrino,il  boudait  le  monde, 
et  s'était  retiré  avec  ses  deux  filles  dans  une  terre  qu'il  possédait  au 
bord  de  la  Seine,  à  trois  kilomètres  de  Fontainebleau.  C'est  de  là 
qu'il  adressait  à  Maurice  de  courtes  épîtres,  écrites  en  style  de  hus- 
sard et  destinées  à  lui  démontrer  que  l'homme  qui  a  le  rare  bon- 
heur de  posséder  deux  jambes  doit  s'en  servir  pour  aller  à  la  gloire 
ou  au  diable.  Le  véritable  tuteur  de  Maurice  était  son  frère  Geof- 
froy, comte  d'Arolles,  qui  avait  quinze  ans  de  plus  que  lui.  Intel-, 
ligent,  adroit,  très  ambitieux,  plein  de  ressources  et  de  projets, 
sachant  d'instinct  quels  chemins  il  faut  prendre  pour  arriver, 
Geoffroy  d'Aiolles  était  par  excellence  un  de  ces  bons  lévriers  que 
la  vie  n'a  besoin  de  siffler  qu'une  fois,  et  qui  accourent  en  lui  disant  : 
Me  voilà.  Il  ressemblait  si  peu  à  son  frère  qu'avec  tout  son  esprit 
il  ne  parvenait  pas  à  le  comprendre.  11  prenait  ce  superbe  indiffé- 
rent pour  un  vulgaire  paresseux  et  il  le  chapitrait  d'importance  sur 
sa  mollesse  au  travail  ;  il  lui  représentait  que  sans  instruction,  sans 
industrie  et  sans  efforts  on  ne  réussit  à  rien,  pas  même  à  épouser 
sa  cousine  Simone,  et  il  terminait  d'habitude  son  sermon  en  lui  rap- 
pelant que  qui  veut  la  fin  veut  les  moyens;  mais  c'était  précisé- 
ment de  la  fin  que  Maurice  ne  se  souciait  pas.  —  Mon  frère,  pen- 
sait-il, est  vraiment  trop  bon.  11  se  donne  bien  de  la  peine  pour 
m'endoctriner,  pour  m'inoculer  sa  sagesse  d'homme  du  monde  qui 
sera  quelque  jour  un  personnage  politique;  mais  il  est  comme  ces 
gens  qui  vous  font  l'amitié  de  vous  prendre  sous  leur  parapluie  et 
qui  ne  le  penchent  pas  du  côté  d'où  vient  le  vent. 

Si  Maurice  était  un  indifférent,  il  ne  l'était  pas  toujours.  Il  y  avait 
en  lui  une  flamme  secrète,  qui  par  momens  lui  montait  aux  joues 
et  auf  yeux.  En  dépit  de  son  apparente  nonchalance,  il  avait  les 
passions  vives,  mais  ce  n'étaient  pas  celles  qui  aident  un  homme 
à  faire  son  chemin.  Une  injustice  commise  à  ses  dépens  le  laissait 


S/J4  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

froid;  était-elle  faite  à  un  autre  que  lui,  il  prenait  feu  et  se  dé- 
menait pour  en  obtenir  la  réparation.  Il  ne  pouvait  voir  un  faible 
maltraité  par  un  fort  sans  voler  à  sa  défense,  et  si  on  ne  l'eût  re- 
tenu, il  se  fût  porté  aux  dernières  extrémités,  après  quoi,  il  était 
le  premier  à  se  moquer  de  lui  et  de  ce  qu'il  appelait  son  ridicule 
don-quichotisme.  La  maladie  de  cette  âme  généreuse  était  un  scep- 
ticisme précoce,  lequel  avait  démêlé  trop  tôt  l'envers  de  toute  chose. 

—  Si  tu  pouvais  m' apprendre  à  quoi  je  suis  bon,  dit-il  un  jour  à 
Séverin,  je  t'en  serais  fort  obligé,  car,  ma  parole^d'honneur,  ce  n'est 
pas  mon  frère  Geoffroy  qui  me  le  dira. 

—  Tu  es  bon  à  te  faire  remarquer  des  jolies  femmes,  lui  répondit 
Séverin. 

C'était  jour  de  vacances,  et  ils  sortaient  d'un  petit  théâtre  où 
Maurice  avait  obtenu  d'une  beauté  extra -mondaine  des  marques 
répétées  d'attention,  qui  pouvaient  passer  pour  un  codimencement 
de  bonne  fortune.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Séverin  Mau- 
bourg  rendait  un  naïf  hommage  à   l'admirable  tournure  et  aux 
grâces  patriciennes  de  son  cher  copain.  Il  était,  quant  à  lui,  plutôt 
bien  que  mal.  Ayant  été  pétri  d'une  excellente  et  vigoureuse  argile, 
il  plaisait  par  son  air  de  santé,  par  la  franchise  de  son  sourire,  et 
quand  on  y  regardait  de  près,  on  n'était  pas  longtemjjs  à  découvrir 
que  ce  plébéien  n'avait  pas  l'âme  plébéienne.  Il  n'était  pas  besoin 
d'y  regarder  de  près  pour  s'assurer  que  le  vicomte  d'Arolles  avait 
de  la  race  et  que  la  nature  avait  planté  sur  ses  épaules  une  tête  de 
héros  de  roman.  Il  n'était  pas  seulement  un  superbe  garçon,  son 
visage  avait  quelque  chose  de  nouveau  et  d'étrange,  qui  irritait  la 
curiosité.   On  voit  accrochées  aux  murailles  du  salon  carré  cer- 
taines figures  qui  inspirent  une  admiration  mêlée  d'étonneinent; 
elles  ont  un  charme  plein  de  mystère,  ce  sont  des  rébus  de  génie 
que  la  critique  n'a  pas  encore  devinés.  A  deux  pas  de  cette  fameuse 
Mona  Lisa,  dontlesourire  estla  plus  agaçante  des  énigmes,  se  trouve 
le  portrait  d'un  inconnu,  vêtu  de  noir,  qu'on  attribue,  je  ne  sais  pour- 
quoi, à  Francia.  Il  est  debout,  la  tête  tournée  de  trois  quarts,  coiffé 
d'une  toque  à  oreilles.  lia  le  visage  amaigri,  les  traits  fins  et  déliés, 
la  bouche  mince  et  dédaigneuse,  le  nez  aquilin,  une  ai  deur  sombre 
dans  les  yeux.  Appuyé  sur  un  socle  de  pierre,  il  a  posé  sa  main 
droite  sur  le  poignet  de  sa  main  gauche.  On  dirait  que  son  cadre 
est  une  fenêtre,  et  en  effet  il  s'est  mis  à  la  fenêtre  du  monde  pour 
regarder  ce  qui  s'y  passe.  A  quoi  songe-t-il?  Peut-être  à  ce  qu'il 
ferait,  s'il  était  roi,  peut-être  à  la  vanité  de  toutes  les  ambitions, 
peut-être  aussi  à  la  vengeance  qu'il  veut  tirer  d'un  ennemi,  car  je 
ne  réponds  pas  de  la  bénignité  de  son  caractère.  Tâchez  de  sur- 
prendre son  secret,  il  ne  l'a  dit  à  âme  vivante;  mais  soyez  cer- 
tain qu'il  ne  pense  pas  à  sa  cousine  Simone.  Aux  oreillons  près,  le 


LE   FIANCÉ   DE   m"®   SAINT-MAUR.  245 

vicomte  d'ArolIes  ressemblait  beaucoup  à  cet  inconnu  vêtu  de  noir. 
Toutefois  Séverin  n'en  était  pas  réduit  à  deviner  ses  secrets;  Mau- 
rice n'attendait  pas  ses  questions,  il  lui  disait  tout,  se  plaignant 
seulement  que  son  inséparable  ne  lui  rendit  pas  confidence  pour 
confidence.  Hélas!  Séverin  n'avait  rien  à  raconter,  ni  aucune  scé- 
lératesse à  confesser.  Ils  eurent  bientôt  fait  de  se  distribuer  leurs 
rôles  dans  les  épanchemens  de  leur  amitié  naissante;  l'un  était  le 
récit,  l'autre  était  le  conseil. 

Le  jour  où  le  vicomte  d'Arolles  manqua  ses  examens,  son  frère 
lui  adressa  la  plus  vive  mercuriale  et  le  somma  de  lui  déclarer, 
séance  tenante,  ce  qu'il  comptait  faire.  Mis  au  pied  du  mur,  il  opta 
pour  le  droit.  On  croira  sans  peine  qu'il  fréquenta  peu  les  cours;  en 
revanche,  il  allait  quelquefois  au  Palais;  il  aimait  à  se  promener 
dans  la  salle  des  Pas-Perdus,  qu'il  considérait  comme  le  parfait 
emblème  de  la  vie.  On  le  voyait  plus  souvent  encore  sur  le  boule- 
vard. C'était,  selon  lui,  la  patrie  de  tous  ceux  qui  n'en  ont  point  et 
le  seul  endroit  de  notre  petit  globe  terraqué  où  l'on  trouve  le 
moyen  de  vivre  sans  avoir  besoin  de  s'en  mêler.  Séverin  était  entré 
à  l'École  des  Beaux-Arts,  il  y  travaillait  comme  un  enragé;  il  eut  le 
prix  de  Rome  à  vingt-trois  ans,  le  vicomte  d'Arolles  s'arrangea 
pour  être  le  premier  à  lui  en  apporter  la  nouvelle.  —  Si  pen- 
dant ton  absence,  lui  dit-il,  j'en  viens  à  commettre  un  crime  pour 
me  désennuyer,  ce  sera  ta  faute,  tu  ne  pourras  t'en  prendre  qu'à 
toi  et  à  ton  goût  malsain  pour  l'architecture. 

Heureusement  il  ne  commit  aucun  crime;  grâce  aux  femmes,  il 
réussit  à  se  désennuyer  autrement.  H  eut  dans  le  monde  et  hors  du 
monde  des  succès  d'une  étourdissante  rapidité.  Il  se  donna  beau- 
coup de  peine  pour  arriver  à  se  convaincre 

Que  le  bonheur  sur  terre 

Peut  n'avoir  qu'une  nuit,  comme  la  gloire  un  jour; 

mais  l'expérience  est  une  denrée  qu'on  ne  paie  jamais  trop  cher.  Il 
usa  et  abusa,  il  écorna  son  revenu,  le  baccarat  le  remit  à  flot;  il' 
avait  au  jeu  un  bonheur  insolent.  Il  était  en  correspondance  réglée 
avec  l'absent.  Il  lui  mandait  qu'il  avait  une  foule  de  choses  intéres- 
santes à  lui  conter,  qu'il  le  conjurait  de  hâter  son  retour.  — 
«  L'homme  qui  se  respecte,  lui  écrivait-il,  doit  changer  souvent  de 
maîtresse,  mais  il  ne  peut  sans  déshonneur  changer  de  confident.  Il 
n'y  a  dans  ce  monde,  ajoutait-il,  qu'un  objet  de  première  néces- 
sité, c'est  un  ami  à  qui  l'on  peut  tout  dire.  » 

De  cruelles  circonstances  abrégèrent  l'absence  de  Séverin  Mau- 
bourg.  Un  jour  du  mois  d'août  1870,  il  était  occupé  à  faire  un  des- 
sin du  temple  de  Vesta,  quand  il  apprit  d'un  passant  les  premiers 
désastres  de  l'armée  française.  Il  déchira  son  dessin  commencé,  et 


2Ù6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partit  le  soir  pour  aller  s'engager.  Il  était  certain  que  son  père 
l'approuverait,  mais  il  appr-éhendait  les  sarcasmes  de  Maurice.  Une 
heure  après  son  arrivée  à  Paris,  il  courut  chez  son  ami,  qui  lui 
sauta  au  cou  en  pleurant.  Séverin  eut  peine  à  le  reconnaître,  il 
avait  le  teint  défait,  les  joues  avalées,  le  visage  ravagé,  on  lisait 
dans  ses  yeux  une  poignante  douleur.  Le  canon  de  Reischoffen  et  de 
Forbach  s'était  chargé  d'apprendre  à  ce  cosmopolite  qu'il  y  avait 
une  France.  Les  vérités  éternelles  lui  étaient  apparues  dans  le  feu 
dévorant  d'un  éclair. 

Deux  semaines  plus  tard,  ils  étaient  soldats  dans  le  même  régi- 
ment et  dans  la  même  compagnie.  Leur  campagne  fut  courte,  ils 
firent  en  quelques  heures  leurs  premières  et  leurs  dernières  aroies. 
Le  matin,  dans  un  engagement  d'avant-postes,  Séverin  fut  blessé,* 
Maurice  lui  sauva  la  vie  en  brûlant  la  cervelle  au  uhlan  qui  s'apprê- 
tait à  l'achever.  Le  soir,  ils  étaient  prisonniers  l'un  et  l'autre.  Ils 
furent  envoyés  à  Kœnigsberg.  La  captivité,  la  haine  de  tout  ce  qui 
l'entourait,  la  pesanteur  d'un  ciel  éternellement  gris  qui  semblait 
parler  allemand,  l'amère  douleur  d'être  réduit  à  l'inaction,  de  ne 
pouvoir  plus  rien  faire  pour  son  pays,  cette  épreuve  était  trop  forte 
pour  le  vicomte  d'Arolles;  il  avait  tous  les  courages,  hormis  celui 
de  la  patience  qui  attend  et  se  résigne.  Un  farouche  ennui  le  ron- 
geait. Quand  il  apprit  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Metz,  il  eut 
un  accès  de  rage  et  de  désespoir.  Peu  après,  il  tomba  si  gravement 
malade  que  le  médecin  qui  le  soignait  le  condamna.  Séverin  appela 
de  la  sentence.  Quatre  semaines  durant,  il  ne  quitta  son  malade  ni 
jour  ni  nuit,  et  il  eut  la  joie  de  le  sauver. 

—  Nous  sommes  manche  à  manche,  lui  dit  Maurice  quand  il  fut 
guéri;  nous  verrons  qui  gagnera  la  belle. 

Le  vicomte  d'Arolles  dut  se  féliciter  de  ne  s'être  pas  trouvé  à 
Paris  dans  les  premiers  jours  de  la  commune;  on  ne  peut  savoir 
quel  parti  il  eût  pris.  Il  rapportait  en  France  une  sombre  exaspéra- 
tion, qui  le  rendait  capable  de  tout;  il  extravaguait,  il  voyait 
rouge.  Le  souvenir  de  ce  qui  s'était  passé  depuis  dix  mois  l'obsé- 
dait comme  un  cauchemar.  Il  lui  semblait  que  le  gouvernement  de 
l'univers  avait  doj^né  sa  démission,  que  l'histoire  était  en  démence 
et  qu'il  n'y  avait  plus  de  raisonnable  que  des  coups  de  désespoir. 
Dans  l'état  d'exaltation  où  il  se  trouvait,  il  absolvait  les  incen- 
diaires; il  estimait  qu'après  Sedan  il  n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire 
que  d'anéantir  le  passé  en  mettant  le  feu  aux  quatre  coins  du 
monde.  Son  frère  Geoffroy  ne  partageait  point  son  opinion.  Il  s'é- 
tait conduit  en  bon  Français  dans  les  douloureuses  épreuves  que 
venait  de  traverser  son  pays;  il  avait  noblement  payé  de  sa  per- 
sonne et  de  sa  fortune.  Son  patriotisme  avait  obtenu  sa  récom- 
pense, car  il  y  a  des  gens  qui  ont  ce  singulier  bonheur  que  toutes 


LE    FIANCÉ   DE   m"*    SAINT-MAUR.  2^7 

leurs  bonnes  actions  sont  récompensées.  Le  comte  d'AroUes  venait 
d'être  nommé  député;  après  avoir  vainement  frappé  sous  l'empire  à 
la  porte  du  corps  législatif,  il  voyait  s'ouvrir  devan*  lui  la  carrière 
après  laquelle  il  soupirait.  Le  navire  était  solide,  bien  gréé,  bien 
calfaté;  le  pilote  n'était  pas  un  lourdaud,  et  le  vent  gonflait  sa 
voile.  Tout  cela  dispose  à  la  philosophie;  le  patriote  se  laissait  con- 
soler par  le  député,  qui  lui  promettait  qu'avant  peu  il  serait 
ministre  ou  ambassadeur.  Il  en  usa  débonnairement  avec  son 
frère,  dont  les  virulentes  sorties  le  chagrinaient.  Après  lui  avoir 
remontré  qu'on  ne  brûle  pas  un  livre  parce  qu'il  renferme  une 
mauvaise  page,  qu'au  surplus  les  énergumènes  sont  des  esprits 
courts  quand  ils  ne  sont  pas  des  scélérats,  il  jugea  que  Maurice 
était  malade,  qu'on  ne  le  guérirait  pas  par  des  raison nemens.  Il 
l'exhorta  à  voyager  pour  se  distraire,  pour  se  calmer  et,  comme  il  le 
disait,  pour  se  refaire  un  bon  sens.  Maurice  mit  pour  condition  que 
Séverin  l'accompagnerait,  à  quoi  M.  Maubourg  le  père  eut  peine  à 
consentir.  Le  comte  d'Arolles  se  chargea  de  vaincre  sa  résistance, 
et  les  deux  bons  compagnons  s'embarquèrent  pour  les  Etats-Unis. 
Le  comte  d'Arolles  avait  su  choisir  le  traitement  qui  convenait 
à  son  frère.  Au  bout  de  six  semaines  de  voyage,  sa  tête  reprit  son 
assiette  et  son  aplomb;  il  recouvra  les  trois  quarts  de  son  indiffé- 
rence, ses  torches  s'éteignirent,  son  idéalisme  incendiaire  fit  place 
à  un  républicanisme  du  genre  tempéré  qui  ne  l'empêchait  pas  de 
dormir.  Après  avoir  visné  les  lacs,  il  décida  son  ami  à  pousser  jus- 
qu'à San-Francisco,  où  il  eut  la  satisfaction  de  lui  sauver  une  se- 
conde fois  la  vie.  Ils  se  baignaient  dans  la  baie.  Séverin  fut  pris 
d'une  crampe,  le  courant  l'entraîna,  et  bientôt  il  alla  au  fond.  Mau- 
rice dut  plonger  à  deux  reprises  avant  de  pouvoir  le  ramener  au 
rivage.  Il  le  croyait  perdu;  mais  Séverin  avait  l'âme  solidement 
chevillée  dans  le  corps,  et  il  revint  tout  doucement  à  l'existence. 
Quand  il  eut  repris  ses  sens,  il  entendit  Maurice  qui  lui  disait  : 
—  J'ai  gagné  la  belle. 

—  Je  demande  ma  revanche,  répondit-il;  le  jeu  reste  ouvert. 

—  Je  nage  comme  un  poisson,  répliqua  le  vicomte  d'Arolles;  je 
ne  te  ferai  jamais  le  plaisir  de  me  noyer. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  repartit  Séverin;  il  y  a  tant  de  ma- 
nières de  se  noyer. 

Trois  mois  après  avoir  quitté  l'Europe,  Maurice  avait  reçu  des 
nouvelles  de  son  frère,  qui  venait  de  faire  un  vrai  coup  de  partie. 
Depuis  un  demi-siècle,  l'étoile  qui  présidait  aux  destinées  de  la 
maison  d'Arolles  avait  subi  une  éclipse.  Soit  imprudence,  soit  ma- 
lignité du  sort,  elle  avait  aliéné  une  partie  de  ses  biens,  et  sa  for- 
tune n'était  plus  à  la  hauteur  de  ses  souvenirs,  de  son  mérite  et  de 
son  ambition.   L'heureux  Geoffroy   avait  conjuré  cette  fatale  in- 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fluence.  Il  annonçait  à  son  frère  qu'il  venait  d'épouser  une  char- 
mante héritière  de  vingt-trois  ans,  fille  unique  de  la  duchesse  douai- 
rière de  Riaucourt,  et  qu'elle  lui  apportait  en  dot  deux  millions 
qu'elle  avait  hérités  de  son  père.  Les  gens  sont-ils  réputés  habiles 
parce  qu'ils  réussissent  dans  tout  ce  qu'ils  entreprennent?  ou  faut-il 
croire  qu'ils  réussissent  parce  qu'ils  sont  habiles?  Qui  fera  dans  nos 
succès  la  part  de  notre  industrie  et  celle  de  notre  bonheur? 

—  Je  ne  connais  pas  ma  belle-sœur,  mais  il  me  semble  que  je 
la  vois  d'ic',  pensa  Maurice.  Mon  frère  a  fait  un  mariage  d'argent, 
elle  a  fait  un  mariage  d'ambition;  il  épouse  des  écus,  elle  épouse 
l'espérance  d'un  portefeuille.  Dieu  la  bénisse  !  elle  doit  être  laide 
comme  une  chenille. 

La  lettre  de  Geoffroy  se  terminait  ainsi  : 

«  Mon  cher  petit  Maurice,  tu  as  eu  jusqu'aujourd'hui  l'esprit  va- 
gabond et  le  cœur  nomade;  dès  que  tu  retomberas  sous  ma  coupe, 
nous  nous  occuperons  de  te  caser,  de  fixer  tes  pensées  et  tes  affec- 
tions. Il  m'est  revenu  que  le  colonel  Saint-Maur  n'était  pas  content 
de  toi.  Il  se  plaint  que  tu  n'aies  pas  daigné  l'aller  voir  avant  ton  dé- 
part. Il  a  dit  à  quelqu'un,  qui  me  l'a  redit,  qu'avant  deux  ans  et 
demi  Simone  en  aura  vingt,  et  qu'il  ne  sera  pas  embarrassé  de 
lui  trouver  un  parti  sérieux.  J'ai  profité  d'un  instant  de  loisir  pour 
relancer  l'ours  dans  sa  caverne,  qu'il  ne  quitte  plus.  Je  lui  ai  re- 
présenté que  tu  étais  en  voie  de  devenir  un  homme  très  sérieux  et 
que  tu  n'avais  jamais  cessé  de  penser  sérieusement  à  Simone.  Il 
m'a  répondu  un  peu  sèchement  que  les  maris  qui  ne  font  rien  font 
le  malheur  de  leur  femme,  qu'il  entendait  que  sa  fille  fût  heureuse, 
qu'il  n'agréerait  jamais  pour  gendre  un  oisif.  Je  lui  ai  répliqué  que 
ceci  me  regardait,  et  que  je  n'attendais  que  ton  retour  pour  te 
mettre  le  pied  à  l'étrier.  Il  a  fini  par  se  radoucir,  et  j'imagine  qu'il 
avait  voulu  simplement  nous  inquiéter.  Dans  le  fond  il  t'aime  beau- 
coup et  renoncerait  difficilement  à  toi;  n'est-ce  pas  le  sort  des  mau- 
vais sujets  d'être  adorés?  Simone  est  un  parti  que  nous  aurions  grand 
tort  de  laisser  échapper.  Elle  a  hérité  de  sa  mère  quatre  cent  mille 
francs,  son  père  lui  en  laissera  autant,  avec  cela  très  blonde,  un 
minois  chiffonné  qui  travaille  à  s'arranger,  bonne  musicienne,  ti- 
mide, mais  point  sotte,  très  bien  élevée  par  son  père,  qui,  au  tra- 
vers de  ses  quintes,  est  un  homme  de  sens,  et  par  une  institutrice 
anglaise  qui  a  des  principes  et  des  moustaches.  Monstre,  que  te 
faut-il  de  plus?  Sois  sage  et  remercie-moi.  Je  t'embrasse,  comment 
dirai-je?..  paternellement.  » 

—  Que  dis-tu  de  cette  tuile?  s'écria  Maurice  en  montrant  à  Séve- 
rin  la  lettre  de  son  frère. 

—  Te  voilà  bien  à  plaindre  !  Tu  m'as  dit  dans  le  temps  que 
M"^  Saint-Maur  promettait,  qu'un  jour  elle  serait  charmante. 


LE   FIANCÉ    DE    m"°    SAINT-MAUR.  249 

—  C'est  possible;  mais  la  dernière  fois  que  je  l'ai  vue  elle  jouait 
encore  à  la  poupée.  Il  faut  savoir  ce  qu'elle  a  su  faire  de  sa  per- 
sonne pendant  ces  deux  ans.  Je  me  défie  beaucoup  de  l'esthétique 
de  Geoffroy;  sois  sûr  qu'il  a  été  littéralement  ébloui  par  la  beauté 
de  M"^  de  Riaucourt,  qui,  selon  toute  vraisemblance,  est  laide  à 
faire  peur...  D'ailleurs  ce  n'est  pas  Simone  qui  m'inquiète,  c'est  le 
mariage...  Ah  çà,  quand  te  maries-tu,  beau  sire,  qui  te  résignes 
si  facilement  au  malheur  des  autres? 

—  Pas  de  sitôt.  J'entends  au  préalable  avoir  une  maison  à  moi, 
une  maison  que  je  me  bâtirai  moi-même,  selon  mon  idée,  aux  bords 
de  la  Seine,  dans  un  endroit  qui  me  plaît,  en  face  d'ur)e  petite  île 
plantée  de  trembles  et  d'osiers.  Tu  m'en  diras  des  nouvelles;  mais 
bâtissons  d'abord,  nous  meublerons  ensuite. 

—  Heureux  homme  et  grand  architecte!  s'écria  Maurice,  et  il 
ajouta  :  —  Que  diable  ai -je  donc  fait  à  mon  illustre  frère  pour 
qu'il  s'obstine  à  me  placer  et  à  me  marier?  IN'est-ce  pas  assez  qu'il 
y  ait  un  mari  et  un  homme  sérieux  dans  une  famille? 

Quelques  mois  plus  tard,  Séverin  reçut  une  lettre  de  son  père, 
qui  le  pressait  d'abréger  son  voyage  :  «  Je  suis  surchargé  de  tra- 
vail, lui  écrivait-il,  et  il  me  tarde  que  tu  en  prennes  la  part.  Fai- 
néant, n'aimes-tu  donc  plus  la  truelle?»  Séverin  aimait  [)assionné- 
ment  la  truelle.  Son  père  ignorait  qu'il  avait  trouvé  à  San-Francisco 
de  quoi  s'occuper.  Une  riche  congrégation  l'avait  chargé  de  lui  con- 
struire une  chapelle.  Il  y  mettait  tous  ses  soins;  il  avait  couvé  cet 
œuf  avec  tendresse,  il  n'était  pas  homme  à  abandonner  son  enfant 
avant  d'avoir  assuré  son  sort.  Il  en  résulta  que,  lorsque  les  deux 
voyageurs  débarquèrent  au  Havre,  leur  absence  avait  duré  près  de 
deux  ans.  Séverin  était  ravi  de  respirer  de  nouveau  l'air  natal,  le 
vicomte  d'Arolles  l'était  moins.  Il  avait  une  réelle  afftciioi)  pour  son 
frère  et  infiniment  d'estime  pour  le  colonel  Saint-Maur  ;  il  eût  été 
plus  désireux  de  les  revoir,  s'ils  n'avaient  pas  eu  l'un  et  l'autre  des 
intentions  sur  lui. 

L'assemblée  nationale  était  dans  ses  vacances  d'automne.  Après 
avoir  pris  part  aux  travaux  de  son  conseil-général,  le  comte 
d'Arolles  était  allé  chercher  un  peu  de  repos  dans  une  lerre  appar- 
tenant à  sa  femme  et  située  à  trois  ou  quatre  lieues  de  Hayonne. 
C'est  là  qu'il  attendait  la  visite  de  son  frère;  il  avait  eu  soin  de  l'en 
informer  en  l'engageant  à  lui  amener  son  compagnon  de  voyage. 
Il  lui  avait  recommandé  aussi  de  faire  au  préalable  une  pointe  sur 
Fontainebleau  pour  y  rendre  ses  devoirs  au  colonel  Saint-Maur.  Il 
se  trouva  que  dans  le  chef-lieu  de  l'un  des  départeniens  du  midi 


250  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  concours  venait  d'être  ouvert  pour  la  construction  d'un  théâtre. 
Le  progiamme  plut  à  Séverin,  et,  son  père  l'encourageant  à  tenter 
l'épreuve,  il  résolut  d'aller  sur  les  lieux  pour  y  chercher  une  inspi- 
ration. Un  matin  Maurice  se  rendit  à  Fontainebleau,  en  revint  dans 
l'après-midi,  et  le  soir  trouva  Séverin  qui  l'attendait  à  la  gare  du 
cheniin  de  fer  d'Orléans,  prêt  à  partir  avec  lui  pour  Bayonne;  il 
avait  promis  qu'avant  d'aller  à  ses  affaires  il  toucherait  barres  à  la 
Tour  :  ainsi  se  nommait  le  château  de  la  comtesse  d'Arolles. 

Quand  ils  furent  seuls  dans  un  wagon  :  —  Eh  bien!  demanda 
Séverin,  l'affaire  est-elle  dans  le  sac?  Notre  beau -père  a-t-il  été 
accueillant?  La  future  est-elle  engageante?  Avons-nous  pris  jour 
pour  le  contrat?..  Parle  donc.  Tu  as  l'air  d'un  chat  qui  vient  de 
tremper  son  museau  dans  une  crème  et  qui  se  consulte  pour  savoir 
si  elle  lui  revient. 

—  Que  te  dirai-je,  mon  cher?  répondit  enfin  le  vicomte  d'Arolles. 
Tout  s'est  passé  convenablement.  Le  colonel  n'a  point  parlé  ma- 
riage ;  il  est  probable  que  c'est  pour  lui  une  affaire  réglée,  sur 
laquelle  il  n'y  a  pas  à  revenir.  11  s'est  contenté  de  m'apprendre 
que  Geoffroy  tient  une  place  à  ma  disposition.  Quelle  est  cette 
place?  11  n'en  sait  rien,  ni  moi  non  plus;  mais  il  est  convaincu 
d'avance  qu'elle  m'ira  comme  un  gant,  et  il  ne  lui  entre  pas  dans 
l'esprit  que  je  puisse  être  capable  de  la  refuser.  Ce  vaillant  colonel 
n'a  pas  manqué  une  occasion  de  dauber  sur  les  oisifs.  Que  lui 
ont-ils  fait,  ces  pauvres  diables,  puisqu'ils  ne  font  rien? 

—  Et  que  lui  as-tu  répondu? 

—  Que  les  oisifs  ont  du  bon,  que  Dieu,  qui  est  juste,  leur  tiendra 
compte  du  mal  qu'ils  n'ont  pas  fait.  Il  s'est  emporté,  et  j'ai  baissé 
pavillon.  La  partie  n'était  pas  égale  entre  nous;  il  tenait  à  la  main 
sa  béquille,  et  je  n'en  ai  pas. 

—  Et  Simone,  que  disait-elle  pendant  cet  orageux  débat? 

—  Rien,  absolument  rien.  La  discussion  lui  passait  à  dix-huit 
pieds  par-dessus  la  tête. 

—  Est-elle  bien? 

—  Pas  trop  mal. 

—  Jolie. 

—  A  peu  près,  ce  me  semble. 

—  Blonde? 

—  Oh  !  pour  cela,  j'en  suis  presque  sûr. 

—  Mais  tu  l'as  à  peine  regardée,  malheureux  ! 

—  En  conscience,  je  la  connais  moins  qu'avant  de  l'avoir  revue, 

—  Elle  est  donc  bien  mystérieuse? 

—  Ou  fort  insignifiante.  Rien  n'est  plus  profond  que  les  choses 
qui  n'ont  pas  de  sens...  Ah!  par  exemple,  elle  a  un  timbre  de  voix 
fort  agréable,  argenté  comme  le  blond  de  ses  cheveux.  Quand  on 


LE    FIANCÉ    DE    m"*"    SAINT-MAUR.  251 

lui  dit  :  Vous  allez  bien,  ma  cousine?  et  qu'elle  répond:  Merci, 
mon  cousin,  et  vous?..  —  ces  cinq  mots  sonnent  gentiment  à 
l'oreille,  et  voilà  ce  que  je  lui  ai  entendu  dire  de  plus  saillant.  Que 
veux-tu?  c'est  une  bonne  petite  fille,  qui  connaît  de  la  vie  tout  ce 
qu'on  en  peut  voir  par  le  trou  d'une  aiguille  à  broder. 

—  En  un  mot,  épouses-tu?  n'épouses-tu  pas? 

—  Je  n'en  sais  rien;  je  n'ai  pas  de  raisons  pour  dire  oui,  j'en  ai 
encore  moins  pour  dire  non...  J'envie  du  fond  de  mon  âme  les  gens 
qui  possèdent  la  précieuse  faculté  d'avoir  des  préférences...  Pré- 
fères-ta  décidément  que  je  me  marie? 

—  Dieu  me  garde  de  me  prononcer!  Si  cela  tournait  mal,  tu  me 
dirais  tous  les  jours  de  ta  vie  :  C'est  toi  qui  l'as  voulu. 

—  Il  faudra  pourtant  que  tu  te  prononces.  Bon  gré,  mal  gré,  tu 
verras  M"^  Saint-Maur,  tu  m'en  diras  ton  avis;  mais  l'essentiel  est 
de  savoir  d'abord  ce  que  me  veut  mon  frère  et  quelle  place  il  me 
tient  en  réserve.  Je  le  crois  capable  de  tout  dans  ce  genre...  Pour  le 
moment,  parlons  d'autre  chose!  pour  Dieu,  parlons  d'autre  chose! 

Ils  parlèrent  en  effet  d'autre  chose.  Les  sujets  de  conversation 
ne  leur  manquaient  pas;  ils  n'étaient  jamais  demeurés  court  dans 
le  tête-à-tête.  Leur  entretien  et  les  nombreux  cigares  qu'ils  fumè- 
rent les  tinrent  éveillés  toute  la  nuit.  Au  matin ,  ils  arrivaient  à 
Bordeaux,  où  le  train  stationne.  Après  avoir  déjeuné,  ils  venaient 
de  remonter  en  wagon,  lorsque  Maurice,  qui  regardait  par  la  por- 
tière, s'écria  tout  à  coup  :  —  Oh!  l'adorable  créature!  —  Et  d'un 
signe  de  tête  il  montrait  à  Séverin  une  jeune  femme  qui  faisait  son 
apparition  sur  le  quai. 

C'était  une  brune  au  teint  clair,  à  la  taille  de  nymphe,  et  d'une 
exquise  élégance.  Elle  devait  être  quelque  chose  dans  le  monde,  le 
préfet  du  département  et  sa  famille  s'étaient  levés  de  bonne  heure 
pour  la  reconduire  jusqu'à  la  gare.  Un  employé  vint  à  elle  et  l'aver- 
tit que  le  train  allait  se  mettre  en  marche.  Elle  prit  gracieusement 
congé  des  personnes  qui  l'entouraient,  et,  suivie  de  sa  femme  de 
chambre,  elle  se  dirigea  vers  le  wagon  le  plus  proche.  L'instant 
d'après,  elle  se  trouvait  assise  en  face  du  vicomte  d'AroIles.  Sa  ca- 
mériste  avait  gagné  l'autre  extrémité  du  compartiment,  où,  après 
avoir  hoché  quelque  temps  le  menton,  elle  ne  tarda  pas  à  s'endor- 
mir. Séverin,  qui  avait  une  nuit  blanche  à  réparer,  suivit  bientôt 
son  exemple,  et  Maurice  demeura  tête  à  tête  avec  la  belle  inconnue. 
Il  l'examinait  autant  que  la  discrétion  le  lui  perniettait.  Après  avoir 
contemplé  l'ensemble,  il  détaillait  sa  beauté;  il  admirait  tour  à  tour 
son  abondante  chevelure  d'un  châtain  sombre,  ses  grands  yeux 
noirs,  son  regard  velouté,  la  fmesse  de  son  teint  et  les  grâces  d'un 
pied  cambré,  qui  soulevait  par  iustans  le  bord  d'une  robe  de  soie 
couleur  marron.  Il  lui  parut  que  de  son  côté  l'inconnue  l'observait 


252  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

avec  une  attention  soutenue  et  bienveillante.  A  plusieurs  reprises 
leurs  yeux  se  rencontrèrent. 

On  entra  bientôt  en  propos;  on  causa  d'abord  du  vent  et  du 
soleil,  et  à  peine  eut-on  épuisé  ces  préliminaires,  l'entretien  che- 
mina si  vite  qu'au  bout  d'une  demi-heure  Maurice  avait  appris  ou 
deviné  beaucoup  de  choses.  Il  savait  que  l'inconnue  s'appelait  la 
baronne  de  Yernange,  que  Vernange  était  un  château  situé  à  trois 
lieues  de  la  Tour,  que  la  charmante  baronne  connaissait,  pour 
les  avoir  vus  dans  le  monde,  le  comte  et  la  comtesse  d'Arolles, 
qu'elle  faisait  grand  cas  de  l'un  et  de  l'autre,  surtout  de  la 
comtesse,  à  qui  elle  ne  trouvait  à  reprocher  qu'une  gravité  ex- 
cessive qui  touchait  à  la  pruderie.  Il  était  naturel  que  ce  genre 
de  défaut  choquât  un  peu  la  baronne  de  Yernange;  elle  avait 
l'humeur  gracieuse  et  enjouée.  Maurice  s'étonnait  même  de  la 
facilité  avec  laquelle  elle  se  communiquait  à  un  inconnu.  Après 
vingt  minutes  de  conversation,  elle  le  traitait  presque  comme  une 
vieille  connaissance,  et  quoiqu'il  n'y  eût  rien  dans  ses  manières 
et  dans  son  langage  qui  passât  les  bornes  d'une  honnête  mo- 
destie, il  était  obligé  de  convenir  qu'il  n'avait  jamais  rencontré 
dans  ses  voyages  une  femme  du  monde  aussi  prompte  à  s'apprivoi- 
ser. Si  elle  ne  lui  fit  pas  du  premier  coup  toutes  ses  confidences,  il 
crut  pouvoir  inférer  de  ce  qu'elle  lui  disait  qu'elle  n'avait  pas  trouvé 
dans  le  mariage  tout  le  bonheur  qu'il  est  permis  à  une  femme  de 
rêver,  que  le  baron  de  Vernange  était  un  de  ces  maris  qu'on  peut 
tromper  sans  remords,  et  que  partant  la  baronne  était  non-seule- 
ment la  plus  désirable  des  conquêtes,  mais  une  de  celles  qu'on 
peut  entreprendre  avec  quelque  chance  de  succès.  Le  vicomte  sen- 
tait son  imagination  s'échauffer,  sa  tête  se  prendre.  M'"*"  de  Ver- 
nange le  regardait  par  intervalles  avec  un  demi-sourire  où  il  croyait 
reconnaître  ce  je  ne  sais  quoi  d'engageant  qui  dit  à  un  homme  : 
osez  !  Il  ne  demandait  pas  mieux  que  d'oser.  Par  malheur  les  mo- 
mens  étaient  comptés,  il  venait  d'apprendre  que  la  baronne  devait 
descendre  à  la  station  de  Morcenx,  et  le  train  avait  dépassé  Labou- 
heyre.  Le  vicomte  d'Arolles  n'avait  plus  que  vingt  minutes  pour 
jouir  d'un  entretien  auquel  il  prenait  toujours  plus  d'intérêt.  Sou- 
dain il  devint  pensif  et  taciturne. 

—  11  me  semble  que  nous  ne  causons  plus,  lui  dit  la  baronne 
d'un  air  à  la  fois  caressant  et  moqueur. 

—  Je  cause  avec  moi-même,  madame.  Hélas!  je  me  dis  que  dans 
un  quart  d'heure  la  place  où  vous  êtes  assise  sera  vide,  et  que  j'au- 
rai quelque  peine  à  m'en  consoler. 

—  J'avais  mieux  jugé  de  votre  esprit,  répondit-elle  d'un  ton  de 
reproche;  voilà  un  compliment  un  peu  fade  auquel  je  ne  m'atten- 
dais pas  et  qui  m'alllige. 


LE   FIANCÉ   DE   m""    SAINT-MAUR.  253 

—  Est-ce  bien  un  compliment?  répliqua-t-il,  et,  brûlant  tout  à 
coup  ses  vaisseaux,  il  ajouta  :  Si  c'était  une  déclaration  ! 

—  Déjà!  fit-elle  en  levant  les  mains  au  ciel.  J'aurais  plus  de 
raisons  que  vous  ne  pensez  de  m'en  fâcher. 

—  Ce  qui  me  rassure,  c'est  que  vous  reprochiez  tantôt  à  la  com- 
tesse d'Arulles,  ma  belle-sœur,  d'être  un  peu  collet  monté.  J'en 
conclus  que  vous  me  ferez  la  grâce  de  ne  pas  vous  fâcher. 

—  Encore  est-il  des  cas,...  mais  je  vous  ferai  cette  grâce.  Après 
tout,  une  femme  n'est  pas  tenue  de  s'indigner  parce  qu'on  la  trouve 
agréable. 

—  Ou  adorable,  dit-il  en  baissant  le  ton  et  avec  un  accent  pas- 
sionné. 

Elle  se  mit  à  rire,  et  tambourinant  du  doigt  contre  la  glace  de 
la  portière  :  —  Plus  un  mot,  répondit-elle,  ou  je  réveille  tout  le 
monde. 

—  Oh  !  madame,  je  vous  en  prie,  reprit-il  d'une  voix  suppliante 
en  se  tournant  vers  Séverin,  qui  dormait  à  poings  fermés,  ne  re- 
veillez pa«;  ma  raison,  qui  s'est  endormie  sur  ce  coussin,  et  permet- 
tez-moi d'être  fou  pendant  dix  minutes  encore. 

Elle  regarda  sa  montre  :  —  C'est  cinq  minutes  que  vous  voulez 
dire,  répliqua-t-elle;  avant  cinq  minutes  nous  serons  à  Morcenx, 
oii  vous  me  ferez  vos  adieux  avec  la  certitude  de  ne  jamais  me  re- 
voir. 

—  Voilà  ce  que  je  n'admets  pas.  Vous  avez  eu  la  bonté  de  m'ap- 
prendre  que  Vernange  n'est  qu'à  deux  lieues  de  la  Tour,  où  je 
vais. 

—  A  trois  bonnes  lieues,  qui  en  valent  quatre. 

—  Pour  un  homme  qui  revient  de  Californie,  ce  n'est  pas  préci- 
sément un  voyage. 

—  Et  vous  figurez-vous  par  hasard  qu'on  entre  à  Vernange  comme 
dans  un  moulin? 

—  Oh!  j'inventerai  quelque  chose...  La  chasse  est  ouverte,  c'est 
la  saison  des  accidens.  Supposez  qu'on  vous  apporte  un  jour  sur  un 
brancard  lin  jeune  homme  très  mal  en  point...  Il  courait  après  un 
lièvre,  il  a  eu  la  maladresse  de  se  laisser  tomber  dans  une  fondrière... 
Ce  jeune  homme  mourant,  ce  sera  moi. 

—  Ne  vous  faites  pas  d'illusion,  nous  vous  enverrons  à  l'auberge, 
mon  cher  monsieur,  vous  et  votre  brancard,  répondit-elle  avec  un 
peu  de  hauteur. 

—  C'en  est  donc  fait,  la  vision  va  s'évanouir!  s'écria-t-il  dans 
un  élan  de  désespoir  presque  sincère.  La  baronne  de  Vernange 
était  en  ce  moment  belle  comme  le  jour,  et  elle  le  regardait  en 
dessous  avec  une  coquetterie  diabolique  qui  le  mettait  hors  de  lui. 
—  Je  suis  comme  un  enfant,  poursuivit-il,  qui  a  vu  le  plus  beau 


254  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  papillons  voltiger  un  instant  devant  lui.  Il  s'était  flatté  de  le 
retenir  prisonnier  dans  ses  mains.  Il  pourrait  croire  qu'il  a  rêvé,  s'il 
ne  lui  restait  aux  doigts  une  poussière  d'or  et  d'argent.  Je  vais  de- 
meurer seul  avec  la  poussière  doiée  de  mes  souvenirs. 

—  Avec  vos  souvenirs  et  avec  vos  métaphores  de  l'autre  siècle, 
repartit  M'"^  de  Vernange;  voilà  le  pajiillon  qui  s'envole. 

Elle  se  leva  aussitôt,  et,  par  un  mouvement  brusque,  elle  abaissa 
la  glace.  On  venait  d'entendre  un  coup  de  sifflet,  déjà  le  train  ra- 
lentissait sa  marche. 

—  L'invention  que  je  cherchais ,  je  l'ai  trouvée,  s'écria  Maurice 
d'un  air  de  triomphe.  Et  en  même  temps  il  ramassait  en  hâte  une 
agrafe  que  M'"*  de  Vernange  avait  piquée  à  son  mantelet  de  velours 
et  qui  s'en  était  dfHachée  au  moment  où  elle  se  levait.  —  Vous  voyez 
cette  agrafe,  madame? 

—  J'espère  que  vous  allez  me  la  rendre. 

—  Vous  y  tenez?  C'est  un  bijou  de  prix? 

—  Veuillez  l'examiner,  il  me  semble  qu'elle  est  montée  en  dia- 
mans.  Auriez-vous  l'intention  de  la  garder? 

—  Ne  pourrait-on  pas  admettre  qu'elle  m'est  tombée  sous  la  main 
après  que  vous  étiez  descendue  de  wagon?  Comme  je  suis  un  fort 
galant  homme,  je  m'en  irai  au  premier  jour  à  Vernange  vous  res- 
tituer ce  trésor...  Ah!  ne  dites  pas  non,  madame,  je  vous  en  con- 
jure. 

Elle  haussa  les  épaules  et  secoua  la  tête  d'un  air  de  pitié  :  — Soit, 
dit-elle,  j'y  consens.  J'ai  toujours  aimé  les  fous. 

Il  demeura  aussi  étonné  que  ravi  de  sa  réponse.  Le  train  s'arrêta, 
la  baronne  appela  sa  femme  de  chambre,  et  descendit  du  wagon 
sans  saluer  le  vicomte.  Quand  elle  eut  atteint  le  trottoir  de  la  gare, 
elle  ne  put  s'empêcher  de  se  retourner  vers  lui  et  de  lui  faire  en 
riant  un  signe  de  la  main. 

Maurice  secoua  son  compagnon  de  voyage  et  se  donna  le  plaisir 
de  lui  conter  son  aventure,  qu'il  trouvait  charmante  et  que  Séverin 
trouva  singulière  et  même  suspecte.  —  Es-tu  bien  sûr  que  c'est 
une  vraie  baronne?  lui  demanda-t-il. 

—  Elle  est  aussi  vraie  que  le  préfet  de  la  Gironrle,  qui  l'avait  ac- 
compagnée à  la  gare  de  Bordeaux,  est  un  vrai  préfet,  et  que  les  dia- 
mans  que  voici  sont  de  vrais  diamans. 

—  Voilà  un  petit  bijou,  reprit  Séverin  en  examinant  l'agrafe,  qui 
doit  coûter  dix  mille  francs.  Tu  es  un  imprudent.  Que  ferais-tu  si 
tu  venais  à  le  perdre? 

—  Le  perdre!  dit  Maurice.  Perdre  ce  gage  de  la  plus  délicieuse 
bonne  fortune  qui  me  soit  échue  depuis  que  je  suis  au  monde!  Il  ne 
me  quittera  pas,  et  avant  trois  jours  j'aurai  le  bonheur  de  le  rap- 
porter contre  récompense  honnête. 


LE    FIANCÉ    DE   m"*    SAINT-MAUR.  255 

Là-dessus,  son  enthousiasme  fit  à  Séverin  un  portrait  chaud  de 
couleur,  savant  et  circonstancié  de  la  baronne  de  Vernange,  si  bien 
que  Séverin  finit  par  s'écrier  :  —  Le  bon  billet  qu'a  M"*  Saint- 
Maur!  et  n'a-t-elle  pas  sujet  de  se  plaindre  de  toi?  Tu  as  passé  une 
demi-journée  avec  elle,  et  tu  ne  sais  pas  même  me  dire  la  couleur 
de  ses  yeux;  tu  passes  une  heure  avec  M™*  de  Vernange,  et  tu  la 
connais  comme  si  tu  l'avais  faite. 

—  Que  veux-tu?  il  y  a  des  jours  où  je  regarde  sans  voir  et 
d'autres  où  j'y  vois  assez  bien  presque  sans  regarder. 

—  Et  tu  penses  sérieusement  à  aller  à  Vernange? 

—  Si  j'y  pense!  J'abhorre  ce  baron  de  Vernange,  il  s'est  appro- 
prié mon  bien;  en  l'obligeant  à  restitution,  je  remplirai  l'auguste 
office  du  ministère  public.  —  Et,  serrant  le  bras  de  Séverin,  il 
ajouta  :  —  Les  yeux  de  cette  femme  m'ont  ensorcelé. 

—  Te  voilà  bien,  repartit  Séverin.  De  glace  pour  tes  intérêts, 
tout  feu  pour  tes  fantaisies!  La  seule  chose  qui  t'agrée  dans  la  vie, 
ce  sont  les  hors-d'œuvre.  Tu  me  rappelles  certaine  petite  fille  qui 
me  voulait  du  bien  et  avec  qui  j'ai  dîné  plus  d'une  fois  quand  j'é- 
tais à  rÉ<-ole  des  Beaux-Arts.  Un  jour,  je  lui  permis  d'ordonner  le 
menu,  et  j'en  fus  pour  quinze  francs  d'huîtres,  de  crevettes  et  de 
melon.  Un  superbe  repas,  ma  foi!  Il  n'y  manquait  que  le  rôti.  Voilà 
votre  histoire,  vicomte  d'Arolles. 

—  Soit,  répliqua-t-il,  et  va  pour  les  hors-d'œuvre.  Que  mon 
grand  frère  mange  à  son  aise  le  rôti  de  la  vie!  M'est  avis  que  nous 
allons  le  trouver  engraissé,  le  cher  homme;  il  a  toujours  eu  les  opi- 
nions qui  engraissent.  C'est  égal,  il  a  du  bon,  ce  monstre  d'élo- 
quence; je  dirais  volontiers  de  lui  : 

Il  me  fait  trop  de  mal  pour  en  dire  du  bien, 
11  me  veut  trop  de  bien  pour  on  dire  du  mal. 

Vers  midi,  ils  arrivaient  à  Bayonne,  où  ils  prirent  une  voiture  qui 
les  conduisit  en  deux  heures  à  la  Tour.  Quand  ils  firent  leur  entrée 
au  château,  le  comte  d'Arolles  était  assis,  comme  saint  Louis,  au 
pied  d'un  chêne,  dépouillant  son  courrier  qu'on  venait  de  lui  re- 
mettre et  qui  était  fort  volumineux.  La  table  de  pierre  qu'il  avait 
devant  lui  était  couverte  de  plis  officiels,  de  lettres  d'alTaires,  d'en- 
veloppes à  dnmi  déchirées;  on  sentait  qu'elles  avaient  été  décache- 
tées par  uni!  main  à  la  Ibis  hâtive  et  dédaigneuse.  Sur  le  gravier  gi- 
sait pp.le-nièle  toute  une  collection  de  paperasses  et  de  journaux, 
les  ims  dépliés,  les  autres  dans  leurs  bandes.  En  apercevant  les 
deux  voyai^eiirs,  il  jeta  un  cri.  Pour  aller  jusqu'à  lui,  Maurice  dut 
enjanib  r  u\\  numéro  du  Journal  offiriel  et  son  supplément.  Ils 
s'embrassèrent  avec  tendresse;  après  s'être  embrassés,  ils  se  regar- 
dèrent. 


256  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur  Maubourg,  s'écria  Geoffroy;  vous 
me  l'avez  ramené  sain  et  sauf,  aussi  beau  garçon  que  jadis,  la 
moustache  frisée  et  portant  au  vent.  Je  l'aime  comme  il  est,  je  n'au- 
rais pas  voulu  qu'on  me  le  changeât.  Je  regrette,  Maurice,  de  ne 
pouvoir  te  présenter  dans  la  minute  à  ta  belle  -  sœur.  Gabrielle  est 
en  tournée  de  visites;  mais  je  l'attends  ce  soir. 

Maurice  trouvait  son  frère  non  pas  engraissé  comme  il  s'y  atten- 
dait, mais  un  peu  bouffi,  fatigué  et  vieilli.  Depuis  qu'ils  s'étaient 
quittés,  Geoffroy  n'avait  guère  connu  le  repos  ni  abusé  du  sommeil. 
Ses  débuts  à  la  tribune  avaient  été  fort  remarqués;  il  s'était  acquis 
en  peu  de  temps  la  réputation  de  l'un  des  premiers  orateurs  d'af- 
faires de  l'assemblée  nationale  et  d'un  debater  accompli.  Possédant 
l'esprit  de  conduite  au  même  degré  que  le  talent  de  la  parole,  il 
s'était  fait  une  grande  situation  dans  la  chambre.  II  était  un  véri- 
table maître  en  stratégie  parlementaire,  l'un  des  chefs  de  file  qui 
décident  de  la  tactique  à  suivre  dans  toutes  les  importantes  discus- 
sions, un  de  ces  politiques  qui  régnent  sur  la  coulisse,  dont  on 
prend  l'avis  sur  toute  chose  et  qu'on  ménage  beaucoup,  parce  qu'ils 
sont  en  mesure  sinon  de  tout  faire,  du  moins  de  tout  empêcher. 
Bref,  le  comte  d'Arolles  était  devenu  un  personnage,  un  homme 
considérable;  mais,  conune  il  était  homme  d'esprit,  il  n'avait  con- 
tracté aucun  travers  ridicule.  Il  n'était  ni  gourmé  ni  pédant,  et  ne 
pérorait  point  dans  l'intimité.  Il  ne  laissait  pas  d'avoir  le  ton  dogma- 
tique, de  l'autorité  dans  le  regard,  de  la  profondeur  dans  le  silence, 
car  c'est  surtout  à  sa  manière  de  se  taire  qu'on  reconnaît  un  ministre 
en  expectative.  Il  avait  aussi  dans  le  teint  ces  blancheurs  vagues  et 
au  coin  des  tempes  ces  terribles  pattes  de  loup  qui  sont  le  signale- 
ment des  ambitieux.  Il  lui  arrivait  parfois  de  prendre  des  attitudes 
songeuses,  et  on  aurait  pu  croire  qu'il  regardait  voler  les  mouches; 
ce  qu'il  apercevait  dans  l'air,  presqu'à  portée  de  sa  main,  c'était  le 
portefeuille  de  ses  rêves,  qu'il  voyait  tourner  autour  de  lui  comme 
une  hirondelle,  tantôt  rasant  la  terre,  tantôt  pointant  vers  le  ciel. 
Maurice  fut  quelques  instans  sans  pouvoir  définir  le  changement 
qui  s'était  fait  dans  son  frère  et  l'impression  qu'il  en  ressentait.  Son 
regard  s'étant  porté  sur  une  melonnière  qui  occupait  l'extrémité  du 
jardin  et  que  le  soleil  caressait  d'un  chaud  rayon  :  —  Parbleu  !  se 
dit-il,  je  viens  de  trouver  la  comparaison  que  je  cherchais,  mon 
frère  est  un  ministre  qui  mûrit  sous  sa  cloche. 

Après  que  les  deuJi  jeunes  gens  se  furent  rafraîchis,  Geoffroy  les 
emmena  faire  un  tour  dans  le  parc.  Il  les  interrogea  sur  leurs 
voyages,  et  par  intervalles  il  hochait  la  tête  d'un  air  encourageant; 
il  constatait  avec  plaisir  qu'ils  avaient  su  voir  et  bien  voir.  La  poli- 
tique ayant  été  mise  sur  le  tapis,  le  futur  ministre  prit  la  parole  à 
son  tour,  et  les  entretint  fort  éloquemment  de  l'union  conservatrice 


L£   FIANCÉ    DE    m"^    SAINT-MAUR.  257 

et  du  péril  social;  il  leur  démontra  qu'il  était  urgent  de  restaurer 
en  France  sous  tontes  ses  formes  le  principe  d'autorité.  Maurice  fai- 
sait àpart  soi  ses  réflexions.  Sous  l'empire,  le  comte  d'ArolIes  s'était 
signalé  par  la  véhémence  de  son  libéralisme;  dans  ce  temps,  il  ne 
voyait  pas  d'autre  péril  social  qu'un  pouvoir  absolu  sans  contrôle 
efficace,  et  il  professait  que  l'autorité  ne  doit  être  respectée  qu'au- 
tant qu'elle  est  respectable.  Maurice  eut  peine  à  ne  pas  sourire  en 
l'entendant  déclarer  que  toute  saine  politique  doit  s'appuyer  sur  le 
clergé.  Il  connaissait  son  frère  pour  un  mécréant  endurci,  pour  un 
libre-penseur  si  absolu,  si  affirmatif,  qu'il  l'avait  surnommé  jadis 
un  voltairien  de  sacristie.  Geoffroy,  qui  voyait  courir  le  vent,  de- 
vina l'impression  que  ses  palinodies  produisaient  sur  son  frère. 
—  Que  veux-tu,  jeune  homme?  lui  dit-il  en  lui  frappant  sur  l'é- 
paule, il  n'y  a  que  Dieu  et  les  imbéciles  qui  ne  changent  pas.  —  A 
la  fin  de  la  promenade,  il  accusa  les  deux  amis  d'êire  une  paire  de 
jacobins.  Dieu  sait  si  le  reproche  portait  à  faux;  l'un  était  un  répu- 
blicain de  fantaisie,  l'autre  l'était  par  raison,  et  tous  les  deux  trem- 
paient leur  vin;  —  Ce  qui  me  rassure,  leur  disait  le  comte,  c'est 
que  le  jacobinisme  est  une  maladie  de  jeunesse  dont  les  hommes 
d'esprit  sont  assurés  de  guérir.  —  Et  il  citait  en  grec  le  vers 
d'Homère,  qui  dit  :  «  Les  esprits  bien  faits  sont  guérissables, 
à/.eaTal  toi  ^pévs;  ècÔXwv.  j)  Il  admirait  beaucoup  les  hommes  d'état 
anglais,  et  c'était  pour  leur  ressembler  qu'il  avait  pris  l'habitude  de 
citer  les  poètes  grecs  en  grec.  A  cela  près,  il  pratiquait  peu  leurs 
leçons.  En  Angleterre,  on  naît  tory  et  on  devient  libéral;  en  France, 
on  suit  la  méthode  inverse,  et  le  comte  d'AroUes  la  jugeait  meil- 
leure. 

Quand  la  cloche  du  dîner  sonna,  la  comtesse  d'Arolles  n'était  pas 
encore  de  retour  ;  on  se  mit  à  table  sans  elle.  Ils  en  étaient  au  se- 
cond service  quand  Geoffroy  dit  à  son  frère  :  —  Vraiment  tu  n'es 
pas  curieux,  petit  Maurice,  tu  ne  m'as  pas  encore  demandé  ce  que 
je  compte  faire  de  toi.  J'ai  eu  l'autre  jour  avec  le  ministre  de  l'in- 
térieur un  entretien  dont  tu  as  fait  tous  les  frais,  il  y  aura  sous 
peu  un  remaniement  ministériel,  et  il  m'a  promis  de  te  réserver  une 
sous-préfecture. 

A  ce  mot,  Maurice  échangea  avec  Séverin  au  travers  de  la  table 
un  regard  qui  signifiait  :  Que  t'avais-je  dit?  Le  comte  happa  ce  re- 
gard au  passage. 

—  Oh!  là,  jeunes  gens,  ce  plat  ne  vous  revient  pas?  leur  dit-il. 
Aurais-tu  par  hasard  une  objection  à  faire,  Maurice? 

—  Non  pas  une,  mais  plusieurs. 

—  Dis-les,  mais  tâche  de  les  mettre  en  bon  français,  je  n'ai  ja- 
mais accepté  la  monnaie  de  singe. 

TOME  XIII.  —  1870.  n 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Avec  ta  permission,  je  te  représenterai  d'abord  que  le  devoir 
le  plus  essentiel  d'un  sous-préfet  est  de  se  prendre  au  sérieux,  et 
que  voilà  un  effort  dont  je  me  sens  incapable. 

—  Si  toutes  tes  objections  sont  de  celte  force!..  Se  prendre  au 
sérieux,  c'est  le  pont  aux  ânes.  Affaire  d'habitude,  mon  cher.  Je  ne 
te  donne  pas  huit  jours  pour  qu'un  matin,  en  faisant  ta  barbe,  tu 
aperçoives  dans  ton  miroir  la  figure  du  plus  gourmé  des  sous-pré- 
fets. 11  n'y  a  que  la  première  grimace  qui  coûte. 

—  En  second  lieu,  reprit  Maurice,  à  dire  d'expert,  je  suis  jacobin. 

—  Qu'est-ce  que  cela  te  fait?  et  de  quoi  vas-tu  t'embarrasser? 
Est-ce  que  tes  principes  t'ont  jamais  gêné?  En  prenant  l'habit  de  ton 
état,  tu  en  prendras  les  opinions.  Tu  m'as  compris? 

—  Ma  troisième  objection... 

—  Ah  çàl  combien  en  as-tu? 

—  C'est  la  dernière,  mais  la  plus  grave.  N'est-il  pas  certain  et 
constant  qu'on  ne  peut  se  mêler  de  gouverner  un  royaume  ou  une 
bicoque  sans  y  faire  un  peu  de  police? 

—  Parbleu!  Napoléon  I""  disait  qu'un  bon  gouvernement,  c'est 
un  ministre  de  la  police  qui  est  un  homme  d'esprit. 

—  Il  s'ensuit,  continua  Maurice,  que,  pour  être  sous- préfet 
comme  pour  être  président  du  conseil,  il  faut  accepter  ou  subir  les 
bons  offices  de  gens  un  peu  suspects,  qui  ne  sont  pas  précisément 
la  fleur  des  pois  en  matière  d'honneur  et  de  délicatesse,  et  ces  gens- 
là,  on  est  tenu  d'en  répondre  et  parfois  de  les  couvrir.  Eh  bien! 
franchement  c'est  une  condition  dont  j'aurais  peine  à  m' accom- 
moder; je  suis  très  soigneux  de  ma  personne,  je  suis  même  un  peu 
douillet. 

—  Quel  enfantillage!  repartit  le  comte.  Un  poète  de  l'antiquité, 
Aristophane,  que  j'adore  parce  qu'il  exécrait  les  sans-culottes,  a  dit 
qu'il  ne  faut  pas  gouverner  au  profit  des  coquins,  mais  qu'il  est 
impossible  de  gouverner  sans  eux.  Gela  signifie  que  tout  homme  de 
gouvernement  doit  être  un  incorruptible  corrupteur.  Eh!  bon  Dieu, 
mon  cher  garçon,  à  moins  de  se  faire  ermite,  le  moyen  de  vivre  et 
de  réussir  sans  courir  le  risque  d'être  un  jour  ou  l'autre  l'obligé 
d'un  drôle?  On  n'en  meurt  pas.  Et  je  te  prie,  à  quoi  reconnaît-on 
les  gens  bien  élevés?  A  ce  qu'ils  se  lavent  souvent  les  mains.  Gela 
prouve  qu'ils  en  ont  souvent  besoin.  On  a  une  cuvette,  et  on  s'en 
sert;  autrement  à  quoi  serviraient  les  cuvettes?..  Vous  ne  dites  rien, 
monsieur  Maubourg? 

—  A  la  vérité,  répondit  Séverin,  je  ne  vois  pas  très  bien  Maurice 
en  sous- préfet. 

—  En  quoi  le  voyez-vous?  en  curé  de  village?  en  administra- 
teur des  pompes  funèbres  ? 


LE   FIANCÉ    DE   m"^    SAINT-MAUR.  259 

—  Maurice  sous-préfet  !  répéta  Séverin  en  secouant  la  tête  d'un 
air  de  profond  scepticisme. 

—  Vous  aimez  mieux  être  son  ami  que  son  arrondissement;  vous 
auriez  peur  d'être  mal  administré? 

—  Ou  du  moins  avec  un  peu  de  distraction  ;  dès  qu'il  s'agit  de  ses 
intérêts,  Gaston  en  a  de  prodigieuses,  et,  s'il  ne  les  avait  pas,  je  crois 
que  je  l'en  aimerais  un  peu  moins. 

—  0  romantisme  de  l'amitié!  s'écria  Geoffroy.  Que  diable!  nous 
ne  sommes  pas  ici  pour  nous  faire  des  déclarations...  Enfin,  Mau- 
rice, si  tu  ne  veux  pas  de  ma  sous-préfecture,  tu  auras  la  bonté  de 
me  dire  ce  que  je  dois  te  proposer.  M"''  Saint-Maur  est  à  ce  prix... 
Vous  riez  encore,  monsieur  Maubourg? 

—  Je  crois,  monsieur  le  comte,  qu'à  la  rigueur  Maurice  consen- 
tirait à  s'embarquer  dans  une  sous-préfecture,  si  c'était  un  moyen 
assuré  de  ne  pas  épouser  sa  cousine. 

—  Mais  tu  ne  l'as  donc  pas  vue,  cette  blondine  aux  yeux  gris? 

—  Il  l'a  si  mal  vue  que  tantôt  il  me  soutenait  qu'elle  a  les  che- 
veux gris  et  les  yeux  blonds. 

—  Ne  plaisantons  pas  sur  les  choses  sérieuses,  répliqua  le  comte, 
ni  sur  les  choses  blondes,  qui  sont  quelquefois  les  plus  sérieuses  de 
toutes.  Mari  de  Simone  et  provisoirement  sous-préfet,  voilà  ton  lot, 
Maurice!..  Mais  le  jour  de  ton  arrivée,  je  ne  veux  pas  t'ennuyer; 
nous  reparlerons  plus  tard  de  tout  cela.  Pour  le  moment,  raconte- 
moi  un  peu  toutes  les  folies  que  tu  as  bien  pu  faire  à  San-Francisco. 

—  J'en  suis  arrivé  à  ce  degré  de  sagesse,  lui  répondit  son  frère, 
que,  si  je  fais  encore  des  folies,  je  n'en  parle  plus. 

L'entretien  continua  sur  ce  ton  jusqu'à  la  fin  du  repas.  Quand  on 
fut  sorti  de  table  et  qu'on  eut  passé  au  salon,  Maurice  s'avisa  tout  à 
coup  de  questionner  Geoffroy  sur  les  promenades  qu'on  pouvait 
faire  sur  ses  terres  et  dans  les  lieux  circonvoisins,  et  il  finit  par  lui 
demander  si  le  château  de  Vernange  était  situé  au  nord  ou  au  midi 
de  la  Tour. 

—  Je  ne  connais  aucun  château  de  ce  nom,  lui  répondit  Geoffroy. 

—  Tu  n'as  jamais  entendu  parler  d'un  baron  de  Vernange? 

—  Jamais.  Qu'en  veux-tu  faire? 

—  Pas  grand'chose.  C'est  un  bonhomme  assez  ridicule,  avec  qui 
j'ai  lié  connaissance  en  wagon.  Il  s'est  vanté  à  moi  d'avoir  la  plus 
belle  chasse  de  France,  et  il  l'avait  mise  fort  honnêtetnent  à  ma 
disposition.  J'avais  cru  comprendre  qu'il  perchait  dans  ton  voisi- 
nage. 

—  Nous  nous  informerons  de  lui  auprès  de  Gabrielle,  repartit 
le  comte;  elle  sait  son  département  sur  le  bout  du  doigt...  Si- 
lence! ajouta- 1- il  en  prêtant  l'oreille.  Je  crois  que  la  voilà  qui 
rentre. 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  cour  du  château  retentissait  d'aboiemens  de  dogues  auxquels 
se  joignit  le  roulement  d'une  voiture.  Bientôt  les  dogues  n'aboyè- 
rent plus.  Ils  jappèrent,  ils  poussèrent  ces  cris  mêlés  de  joie,  de 
colère  et  de  reproche  que  les  chiens  de  garde  font  entendre,  quand 
ils  reconnaissent  subitement  un  maître  ou  un  ami  dans  l'intrus 
qu'ils  s'apprêtaient  à  éconduire  à  coups  de  crocs. 

Geoffroy  sortit  pour  s'assurer  que  c'était  bien  la  comtesse  qui 
rentrait.  11  revint  au  bout  de  quelques  minutes,  la  tenant  par  la 
main.  Elle  portait  un  voile  de  dentelle  qui  lui  cachait  entièrement 
le  visage.  Le  comte,  l'ayant  amenée  au  milieu  du  salon,  souleva 
ce  voile,  et,  couvant  sa  femme  d'un  regard  où  on  lisait  le  joyeux  or- 
gueil d'un  propriétaire  qui  connaît  la  valeur  de  son  trésor  :  — 
Maurice,  s'écria-t-il,  comment  la  trouves-tu? 

Maurice  était  hors  d'état  de  lui  répondre.  Son  trouble  était  si 
grand  que,  sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait,  au  lieu  d'accourir  au- 
devant  de  sa  belle-sœur,  il  recula  jusqu'à  la  muraille,  où  il  se  fût 
enfoncé  de  grand  cœur,  si  elle  n'avait  résisté.  Ce  grand  trouble 
mêlé  de  confusion  n'est  pas  difficile  à  expliquer  :  Maurice  voyait 
devant  lui  sa  belle-sœur  et  il  revoyait  en  elle  la  prétendue  baronne 
de  Vernange. 

Son  frère  le  regardait  avec  étonnement.  —  Ma  chère,  l'admira- 
tion le  rend  muet,  dit-il  à  la  comtesse.  Voilà  un  trouble  bien  flatteur 
pour  vous,  Gabrielle  ;  on  ne  pouvait  mieux  vous  témoigner  qu'on  a 
couru  deux  ans  l'Amérique  sans  y  trouver  une  femme  aussi  char- 
mante que  vous. 

—  Charmante!  vous  voulez  dire  adorable,  lui  répondit-elle  en 
articulant  et  scandant  ce  dernier  mot  comme  l'avait  fait  quelques 
heures  plus  tôt  le  vicomte  d'Arolles,  qui  rougit  jusqu'à  la  racine 
des  cheveux. 

—  Assez  de  cérémonies,  dit  le  comte.  Avance  un  peu,  Maurice. 
Gabrielle,  je  vous  présente  notre  frère;  Maurice,  je  te  présente  ta 
sœur. 

La  comtesse  s'avança  vers  son  beau-frère  et  lui  prit  la  main  de 
l'air  le  plus  naturel  du  monde.  On  eût  juré  qu'elle  le  voyait  pour 
la  première  fois  ;  elle  le  regardait  avec  curiosité  comme  on  regarde 
quelqu'un  dont  on  a  beaucoup  entendu  parler. 

—  Votre  photographie,  que  vous  nous  avez  envoyée  de  New-York, 
est  excellente,  lui  dit-elle,  et  je  vous  aurais  reconnu  où  que  ce  fût  à 
première  vue. 

Elle  lui  adressa  toutes  les  questions  qui  étaient  de  circonstance. 
Il  y  répondit  de  son  mieux;  il  s'était  refait  un  maintien,  mais  il 
lui  arriva  plus  d'une  fois  de  dire  un  mot  pour  un  autre.  La  com- 
tesse cessa  bientôt  de  s'occuper  de  lui  et  réserva  toutes  ses  atten- 
tions pour  Séverin. 


LE   FIANCÉ    DE   m"*    SAINT-MAUR.  261 

Quand  la  pendule  eut  sonné  onze  heures  :  —  Tu  as  l'air  de  lut- 
ter contre  le  sommeil,  dit  le  comte  d'Arolles  à  son  frère.  Apparem- 
ment tu  n'as  pas  dormi  la  nuit  dernière.  Ne  te  gêne  pas ,  va  te 
reposer. 

—  M.  Maubourg  supporte  mieux  les  veilles,  dit  Gabrielle  en  se 
levant.  Peut-être  aussi  a-t-il  le  talent  de  dormir  en  chemin  de  fer; 
c'est  un  don  précieux  que  tout  le  monde  n'a  pas. 

Geoffroy  sonna.  Un  domestique  parut  et  reçut  l'ordre  de  con- 
duire Maurice  et  Séverin  dans  leurs  chambres.  Comme  ils  arri- 
vaient au  bout  d'un  long  corridor,  Maurice,  qui  marchait  le  der- 
nier, entendit  derrière  lui  le  frôlement  d'une  robe  de  soie.  Il 
retourna  la  tête. 

—  Mon  cher  vicomte,  lui  dit  rapidement  la  comtesse  d'Arolles  en 
passant  à  côté  de  lui,  j'espère  que  vous  ne  tarderez  pas  à  me  resti- 
tuer mon  agrafe. 

Elle  accompagna  ces  mots  d'un  petit  rire  mal  étouffé  et  gravit 
d'un  pas  léger  l'escalier  qui  menait  à  son  appartement. 

Aussitôt  que  les  deux  amis  furent  tête  à  tête,  Séverin  essaya  de 
plaisanter  Maurice  sur  sa  mésaventure;  Maurice  ne  se  dérida  pas, 
et  Séverin  changea  de  ton.  —  Beau  fils,  lui  dit-il,  tu  as  fait  une 
école  ce  matin;  qui  n'en  fait  pas?  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  avoir 
un  air  si  ténébreux.  Puis,  le  regardant  fixement  dans  les  yeux  :  — 
Or  çà,  est-ce  que  par  hasard... 

Le  vicomte  d'Arolles  réussit  à  rire.  —  Oh  !  n'achève  pas  ta  phrase, 
répondit-il.  Tu  as  peur  que  je  ne  persiste  à  être  amoureux  de  la 
baronne  de  Vernange?  Rassure-toi;  ce  que  je  crains  pour  ma  part, 
c'est  de  ne  pouvoir  lui  pardonner  Tassez  mauvais  tour  qu'elle  s'est 
amusée  à  me  jouer...  Je  l'ai  prise  en  grippe,  cette  baronne,  et  je 
serais  fâché  que  mon  frère  s'en  aperçût. 

—  Bah!  répliqua  Séverin.  Elle  a  l'humeur  enjouée,  toi-même  tu 
auras  recouvré  demain  ta  gaîté;  vous  vous  expliquerez  l'un  et  l'autre 
en  plaisantant.  Règle  générale,  il  ne  faut  jamais  laisser  à  son  péché 
le  temps  de  vieillir,  et,  autre  règle  non  moins  sûre,  la  gaîté  est  le 
meilleur  moyen  de  sortir  d'un  mauvais  pas. 

—  Ainsi  soit-il  !  Bonne  nuit,  lui  repartit  Maurice,  et  il  passa  dans 
sa  chambre. 

La  première  chose  qu'il  fit  en  y  entrant  fut  de  se  débarrasser  de 
l'agrafe,  qu'il  avait  précieusement  serrée  dans  l'une  de  ses  poches. 
Il  l'en  relira  si  brusquement  qu'il  se  fit  une  égratignuie  à  la  main. 

lU. 

Ni  le  lendemain,  ni  le  surlendemain,  le  vicomte  d'Arolles  ne  put 
avoir  avec  sa  belle-sœur  l'explication  enjouée  qui,  au  dire  de  Se- 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vérin,  eût  été  le  meilleur  remède  à  une  situation  embarrassante.  11 
ne  se  passa  pas  vingt-quatre  heures  avant  que  le  château  ne  fût  en- 
vahi par  une  fournée  d'invités  des  deux  sexes  et  de  tout  âge,  qui  ve- 
naient s'y  établir  pour  deux  ou  trois  semaines.  La  comtesse  d'Arolles 
fut  tout  occupée  de  recevoir  ses  hôtes,  de  leur  faire  fête,  de  les 
amuser,  de  les  tenir  en  haleine.  Elle  s'acquittait  de  ce  devoir  avec 
une  attention  soutenue,  avec  une  admirable  précision  de  coup  d'oeil 
et  de  volonté.  Promenades  en  voitures,  cavalcades,  parties  de  chasse, 
déjeuners  champêtres,  le  soir,  des  concerts  improvisés,  des  charades, 
un  peu  de  sauterie,  on  comprendra  qu'au  milieu  de  tout  ce  grand 
tracas  elle  eût  peu  de  temps  à  consacrer  à  son  beau-frère.  A  peine 
lui  adressait-elle  à  de  longs  intervalles  quelques  regards  indiffé- 
rens,  quelques  paroles  insignifiantes;  il  s'écoula  même  des  journées 
entières  pendant  lesquelles  elle  ne  parut  pas  s'apercevoir  de  son 
existence.  Maurice  renonça  bien  vite  à  courir  après  la  faveur  d'un 
tête-à-tête  qui  le  fuyait.  Il  jugea  qu'après  s'être  divertie  pendant 
un  demi-jour  à  ses  dépens,  sa  belle-sœur  s'était  décidée  à  lui  faire 
grâce,  à  laisser  pousser  l'herbe  de  l'oubli  sur  son  péché;  peut-être 
aussi  le  trouvait-elle  un  trop  mince  personnage  pour  se  souvenir 
longtemps  qu'il  se  fût  passé  quelque  chose  entre  eux.  Sans  paraître 
s'inquiéter  si  ses  oublis  étaient  une  marque  de  hauteur  ou  de  clé- 
mence, il  affecta  lui-même  d'avoir  oublié.  Quand  par  hasard,  à  la 
fin  d'un  repas  ou  d'une  promenade,  les  yeux  de  Gabrielle  s'arrê- 
taient sur  lui,  il  soutenait  ce  regard  d'un  air  de  nonchalance  à  la 
fois  gracieux  et  superbe,  qui  lui  était  particulier  et  qui  étonnait 
un  peu  la  comtesse.  Dans  le  wagon  où  ils  s'étaient  rencontrés,  elle 
ne  l'avait  pas  vu  sous  cet  aspect. 

S'il  n'eût  consulté  que  son  goût,  il  ne  serait  pas  demeuré  long- 
temps à  la  Tour.  11  avait  beaucoup  fréquenté  le  monde,  il  l'appré- 
ciait encore  à  ses  heures  et  ne  demandait  pas  mieux  que  de  l'aller 
chercher;  mais  il  avait  l'humeur  trop  libre  pour  aimer  à  vivre  avec 
lui  porte  à  porte.  Il  se  chargeait  de  choisir  lui-même  ses  phisirs, 
ceux  qu'on  lui  imposait  lui  plaisaient  peu.  Séverin,  pressé  d'aller  à 
ses  affaires,  partit  au  bout  de  deux  jours,  en  promettant  de  reve- 
nir. Maurice  resta;  son  frère  n'avait  garde  de  lui  rendre  sa  liberté. 
Après  tout  la  volière  était  assez  grande  pour  qu'il  n'y  fût  pas  à  la 
gêne;  il  tâcha  d'y  faire  bonne  figure,  de  chanter  de  temps  à  autre 
son  air  de  bravoure,  sans  que  personne  se  doutât  qu'il  lui  tardait  de 
prendre  sa  volée.  Le  pays  était  giboyeux,  et  Maurice  avait  la  pas- 
sion de  la  chasse,  même  quand  on  lui  défendait  de  chasser  sur  les 
terres  du  baron  de  Vernange. 

Une  autre  occupation  l'empêcha  de  s'ennuyer.  Il  avait  des  cu- 
riosités à  satisfaire;  il  était  désireux  de  savoir  exactement  quelle 
espèce  de  femme  était  sa  belle-sœur,  et  il  tenait  à  s'assurer  si  son 


LE   FUNCÉ   DE   m"*    SAINT-MAUR.  263 

frère  était  parfaitement  heureux.  Sur  ce  dernier  point,  il  fttt  bien 
vite  édifié.  Il  constata  que  Geoffroy  nageait  dans  le  bonheur,  qu'il 
était  à  l'aise  dans  sa  destinée  comme  dans  un  habit  qui  va  bien  et 
ne  fait  de  plis  nulle  part.  Ce  qui  frappa  Maurice,  c'est  que  cet 
homme  d'autorité,  qui  en  politique  ne  connaissait  que  son  idée  et 
s'entendait  à  l'imposer  aux  autres,  se  laissait  dans  l'habitude  de  la 
vie  presque  entièrement  gouverner  par  Gabrielle,  comtesse  d'A- 
rolles.  11  approuvait  ses  décisions,  sans  les  discuter;  il  avait  des 
égards  infinis  pour  ses  caprices,  même  pour  ceux  qui  lui  déplai- 
saient. Les  femmes  n'avaient  jamais  joué  un  grand  rôle  dans  la  vie 
de  cet  ambitieux,  absorbé  par  le  désir  d'arriver  et  sans  cesse  oc- 
cupé à  compter  les  as  qu'il  avait  en  main.  Son  premier  roman  sé- 
rieux avait  été  son  mariage.  Une  héritière  de  vingt-trois  ans,  belle 
et  charmante,  après  avoir  refusé  plusieurs  partis,  l'avait  distingué 
et  préféré  à  vingt  autres  soupirans,  quoiqu'il  ne  fût  pas  beau,  quoi- 
qu'il eût  seize  ans  de  plus  qu'elle,  et  qu'il  commençât  de  gri- 
sonner. 11  était  encore  sous  le  charme  de  cette  aventure,  et  bien 
qu'il  eût  épousé  son  roman,  le  roman  gardait  toute  sa  saveur. 
Maurice  n'avait  pas  tort  de  supposer  qu'en  choisissant  son  frère 
Gabiielle  avait  fait  un  mariage  de  haute  politique,  qu'elle  était  une 
de  ces  brunes  dont  l'esprit  mûrit  avant  la  saison,  et  que  sa  précoce 
clairvoyance  avait  su  lire  dans  les  étoiles  l'avenir  du  comte  d'A- 
rolles.  L'ambitieux  Geoffroy  avait  trouvé  dans  sa  femme  une  aide 
aussi  active  qu'intelligente.  Elle  avait  attelé  ses  grâces  au  char  qui 
portait  César  et  sa  fortune;  ses  petites  mains  blanches  poussaient 
vaillamment  à  la  roue.  Dans  plus  d'une  circonstance  importante 
elle  lui  avait  donné  d'excellens  conseils;  ne  ménageant  ni  ses  pas, 
ni  ses  paroles,  adroite,  insinuante,  sachant  pincer  le  vent,  elle  avait 
assuré  le  succès  de  plus  d'ime  négociation  délicate,  et,  quand  le 
comte  d'Arolles  passait  en  revue  ses  amitiés  utiles,  il  s'étonnait  de 
découvrir  parmi  les  hommes  dont  les  bons  offices  lui  étaient  acquis 
plus  d'un  ennemi  ou  d'un  jaloux  de  la  veille,  qui  s'était  laissé  sub- 
juguer par  le  sourire,  par  le  manège,  par  les  avances  llatieuses  de 
l'adorable  Gabrielle.  Toutefois,  quand  on  se  nomme  Gabrielle^  qu'on 
est  adorable  et  qu'on  a  vingt-cinq  ans  à  peine,  on  ne  peut  employer 
toute  sa  vie  à  faire  de  la  politique.  On  a  des  échappées  de  jeunesse, 
des  remontées  d'imagination;  on  a  besoin  par  intervalles  d'un  peu 
de  relâche,  on  prend  des  vacances,  on  fait  l'école  buisson nière,  et 
on  la  fait  sans  remords  parce  qu'on  est  sûre  de  soi  et  résolue  à  s'abs- 
tenir de  tout  ce  qui  pourrait  compromettre  une  ambition  qui  vous 
est  sacrée.  Un  jour  qu'à  Paris  elle  s'était  mis  en  tête  de  donner 
chez  elle  la  comédie  : 

—  Fort  bien,  lui  avait  dit  Geoffroy,  mais  à  la  condition  que  vous 
n'y  jouerez  pas. 


26^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Alors  où  sera  le  plaisir? 

—  Pensez-y  donc,  Gabrielle,  une  femme  telle  que  vous  fait  mon- 
ter les  autres  sur  les  tréteaux,  mais  elle  n'y  monte  pas  elle-même. 

—  Est-ce  bien  à  vous  de  mépriser  les  tréteaux?  Qu'est-ce  donc, 
je  vous  prie,  que  votre  chère  tribune? 

—  Ma  chère  tribune  est  un  tréteau  classique.  Est-elle  bien  clas- 
sique au  moins,  la  pièce  que  vous  voulez  jouer? 

—  Non,  mais  elle  est  si  convenable  qu'elle  en  devient  presque 
ennuyeuse.  Et  ne  craignez  pas  qu'on  y  prenne  avec  moi  aucune  fa- 
miliarité. J'y  joue  un  rôle  de  dragon  de  vertu,  de  porc-épic. 

—  On  ne  croira  pas  à  ce  porc-épic;  c'est  un  rôle  que  vous  joue- 
rez bien  mal. 

—  Ainsi  vous  consentez  ? 

—  Non,  ma  chère;  vous  jouerez  la  comédie  quand  nous  serons  à 
la  Tour,  entre  amis,  entre  voisins. 

—  Encore  une  fois  où  sera  le  plaisir?  — Et,  posant  ses  deux  mains 
sur  les  épaules  de  son  mari,  elle  ajouta  :  —  Convenez  que  j'aime 
beaucoup  mon  mari  et  que  je  ne  lui  suis  pas  inutile.  Eh  bien  ! 
voyez-vous,  pour  me  mettre  en  règle  avec  ma  jeunesse,  j'éprouve 
le  besoin  de  faire  chaque  année  deux  ou  trois  petites  folies,  très 
courtes  et  très  innocentes. 

—  Soit,  répondit-il  en  l'embrassant,  ma  raison  ouvre  à  vos  fan- 
taisies un  crédit  illimité. 

Il  savait  bien  qu'elle  n'abuserait  pas  de  ce  crédit;  en  effet  elle 
s'abstint  de  jouer  la  comédie,  il  lui  en  sut  un  gré  infini  et  la  dé- 
dommagea de  son  renoncement.  L'assemblée  nationale  et,  pour  se 
délasser,  un  roman  intitulé  Gabrielle,  dont  il  était  en  train  de  sa- 
vourer le  second  chapiti'e  après  avoir  dévoré  le  premier,  suffisaient 
à  son  propre  bonheur;  mais  il  était  trop  raisonnable  pour  ne  pas  se 
souvenir  qu'il  n'avait  pas  le  même  âge  que  sa  femme,  et  il  trouvait 
fort  naturel  qu'elle  eût  de  temps  en  temps  comme  une  fringale  de 
plaisirs.  11  ne  la  chicanait  point  sur  ses  amusemens  et  même  ne  la 
surveillait  pas.  Elle  lui  inspirait  une  confiance  absolue;  il  était  con- 
vaincu que  ses  folies  seraient  toujours  innocentes,  qu'après  s'être 
donné  campos,  au  premier  son  de  cloche  elle  rentrerait  sans  effort 
et  sans  regret  dans  le  sérieux  de  la  vie.  Bref,  il  avait  pour  elle  les 
attentions  qu'a  pour  sa  maîtresse  un  homme  bien  épris  et  l'indul- 
gence d'un  père  pour  sa  fille.  Gela  se  voyait  dans  sa  manière  de  la 
regarder,  laquelle  était  paternellement  amoureuse  ou  amoureuse- 
ment paternelle.  Voilà  du  moins  la  définition  que  trouva  Maurice 
dès  le  lendemain  de  son  arrivée  à  la  Tour. 

Gomme  on  a  du  temps  à  la  campagne,  il  employa  les  jours  qui 
suivirent  à  se  demander  si  Gabrielle  méritait  bien  la  grande  con- 
fiance que  lui  témoignait  son  mari,  s'il  avait  raison  de  lui  laisser  la 


LE   FIANCÉ   DE    M^'*    SAINT-MAUR.  265 

bride  sur  le  cou.  Parmi  les  hôtes  masculins  du  château,  qui  tous 
étaient  fort  attentifs  auprès  de  la  comtesse  d'Arolles  et  se  disputaient 
ses  regards,  se  trouvait  un  conseiller  d'état  en  service  ordinaire,  le 
marquis  de  Niollis.  Il  avait  quarante-six  ans  sonnés  et  ne  les  parais- 
sait pas.  C'était  un  fort  bel  homme,  non  sans  mérite,  disait-on,  et 
qui  savait  tout  ce  qu'il  valait.  11  avait  la  parole  en  main,  il  était 
brillant  dans  la  conversation,  riche  en  anecdotes  et  en  petits  pro- 
pos, qu'il  plaçait  avec  art  et  débitait  sur  un  ton  de  mystère  avec 
l'assurance  d'un  acteur  certain  de  ne  jamais  manquer  ses  eiïets. 

Maurice  avait  décidé  de  prime  abord  que  le  marquis  de  Niollis 
lui  déplaisait  souverainement,  que  ce  bel  homme  était  un  bellâtre, 
que  cet  homme  de  mérite  avait  l'esprit  commun,  que  son  éloquence 
était  du  caquet,  que  ses  anecdotes  étaient  tirées  d'un  recueil  d'a- 
nas,  et  que  ses  bons  mots  avaient  traîné  dans  tous  les  petits  jour- 
naux. Ce  qui  ajouta  bientôt  à  son  antipathie  naturelle  pour  le  mar- 
quis, c'est  qu'il  crut  s'apercevoir  que  ce  conseiller  d'état  était  pour 
le  moment  en  service  ordinaire  auprès  de  la  comtesse  d'Arolles, 
qu'il  s'occupait  d'elle  avec  excès,  qu'il  la  poursuivait  de  ses 
empressemens,  qu'il  lui  parlait  quelquefois  d'un  ton  un  peu  fami- 
lier, dont  elle  avait  le  tort  de  ne  pas  se  formaliser.  Ils  avaient 
ensemble  de  petits  a  parte^  des  entretiens  intimes,  et  en  lui  débi- 
tant ses  fadeurs,  M.  de  INiollis  avait  une  façon  particulière  de  se 
pencher  vers  elle,  de  s'emparer  de  son  éventail  ou  de  la  fleur 
qu'elle  tenait  à  la  main.  Le  vicomte  d'Arolles  s'avisa  tout  à  coup  de 
prendre  fort  à  cœur  les  intérêts  de  son  frère;  il  lui  en  voulait  de 
n'être  pas  assez  jaloux  de  son  bien,  de  ne  pas  imiter  ces  proprié- 
taires qui  enclosent  leur  domaine  et  qui  hérissent  leurs  murs  de 
tessons  de  bouteilles.  Il  va  sans  dire  qu'il  gardait  ses  réflexions 
pour  lui.  A  qui  en  eût-il  fait  part?  Sa  belle-sœur  semblait  peu  dis- 
posée à  lui  demander  son  avis  sur  quoi  que  ce  fût.  Une  semaine 
tout  entière  se  passa  sans  qu'elle  trouvât  plus  de  trois  paroles  à  lui 
dire.  Cependant  il  vint  un  jour  où  elle  fit  plus  d'attention  à  lui  que 
d'habitude.  Il  y  eut  une  grande  chasse  à  courre  dont  il  fut  le 
héros;  il  eut  l'honneur  de  forcer  la  bête.  On  lui  fit  une  ovation  à 
laquelle  il  se  prêta  en  bon  prince.  Gabrielle,  qui  avait  assisté  à  ses 
prouesses,  lui  adressa  quelques  mots  obligeans,  et  dans  la  soirée  il 
sentit  plus  d'une  fois  deux  grands  yeux  noirs  se  poser  sur  lui. 

Pendant  cette  partie  de  chasse,  Maurice  avait  adn)iré  la  beauté 
d'une  clairière,  au  milieu  de  laquelle  dormait  un  étang,  couché 
dans  un  lit  de  roseaux  et  de  nénufars.  Le  lendemain  à  son  réveil, 
la  fantaisie  lui  vint  de  dessiner  cette  clairière.  11  maniait  habile- 
ment le  crayon,  car  il  avait,  comme  le  disait  son  frère,  tous  les 
talens,  tous  les  goûts  et  tous  les  dégoûts.  Un  porii  feuille  sous  le 
bras,  il  se  mit  en  campagne,  et  parvenu  dans  l'endroit  qu'il  cher- 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chait,  s'asseyant  au  pied  d'un  grand  pin,  il  commença  son  croquis 
et  le  conduisit  avec  cette  foujjjue  qu'il  apportait  à  tous  les  commen- 
cemens.  A  peine  l'eut-il  débrouillé,  il  se  dit  que  le  charmant  paysage 
qu'il  avait  sous  les  yeux  était  un  théâtre  de  choix  pour  une  scène 
mythologique;  il  imagina  d'y  placer  une  Diane  et  ses  chiens.  Avant 
de  dessiner  sa  Diane,  il  en  voulut  faire  une  étude  de  grandeur 
demi-nature.  Il  chercha  quelque  temps  la  tête  de  la  déesse;  après 
quelques  tâtonnemens,  il  finit  par  la  trouver.  Il  lui  donna  un  visage 
du  plus  pur  ovale,  des  sourcils  fiers  et  ombrageux,  un  nez  légère- 
ment arqué,  une  bouche  aux  lèvres  minces,  tendues  comme  un 
arc  qui  va  décocher  la  flèche.  Puis,  la  complétant  par  l'imagination, 
il  lui  parut  qu'elle  avait  d'un  instant  à  l'autre  l'expression  sédui- 
sante ou  un  peu  dure,  comme  si  elle  ne  pouvait  chercher  à  plaire 
sans  s'en  repentir  aussitôt;  il  lui  parut  aussi  que  son  regard  don- 
nait tour  à  tour  froid  ou  chaud  et  qu'on  ne  pouvait  admirer  ses 
grâces  olympiennes  sans  éprouver  en  même  temps  une  sorte  d'in- 
quiétude, un  frisson.  Il  contempla  son  étude  avec  quelque  com- 
plaisance. Sa  Diane  était  bien  la  fière  chasseresse,  dure  à  ceux  qui 
l'aimeni,  implacable  aux  passions  qu'elle  se  plaît  à  provoquer,  la 
lèvre  souriante  et  des  yeux  cherchant  sa  meute  pour  la  lancer 
contre  Actéon.  Par  malheur  il  s'avisa  du  même  coup  qu'elle 
ressemblait  d'une  manière  étonnante  à  la  comtesse  d'Arolles.  A  son 
insu  laissant  aller  son  crayon  sur  sa  bonne  foi,  il  venait  de  faire  le 
portrait  parlant  de  sa  belle-sœur.  Il  fronça  le  sourcil,  regarda  une 
fois  encore  la  déesse,  la  barbouilla  et  referma  son  portefeuille. 

Il  se  disposait  à  retourner  au  château,  quand  il  entendit  du  bruit 
au  bout  de  l'avenue  qui  longeait  la  clairière  et  dont  il  n'était 
séparé  que  par  un  hallier.  Il  écarta  une  ronce  qui  gênait  sa  vue,  et 
aperçut  la  comtesse  d'Arolles  et  M.  de  Niollis  à  cheval.  On  avait 
fait  ce  jour-là  une  grande  cavalcade  matinale.  Gabrielle,  emportée 
par  son  ardeur,  avait  pris  les  devans;  le  marquis  l'avait  suivie,  et 
ils  avaient  bientôt  perdu  le  gros  de  la  troupe.  Ils  venaient  de  rendre 
la  bride  à  leurs  montures  et  s'acheminaient  au  pas  en  jasant,  ou 
plutôt  c'était  M.  de  Niollis  qui  jasait;  Gabrielle  l'écoutait  et  de 
temps  à  autre  chatouillait  de  sa  cravache  l'oreille  de  son  cheval  ou 
en  frappait  de  grands  coups  sur  les  branches  basses  des  pins,  dont 
elle  faisait  pleuvoir  les  aiguilles  sur  la  route.  Eiï'rayé  par  le  cri  per- 
çant d'un  oiseau,  qui  dans  le  silence  de  la  forêt  prit  subitement  la 
parole,  l'alezan  fit  un  écart  si  brusque  que  la  comtesse  tomba,  mais 
sur  ses  talons  et  sans  lâcher  la  bride.  Le  marquis  s'élança  à  terre; 
elle  se  hâta  de  le  rassurer.  Il  lui  prit  le  pied  pour  la  remetti-e  en 
selle.  Une  averse  était  tombée  pendant  la  nuit,  le  sable  était 
humide.  La  bottine  de  Gabrielle  laissa  son  empreinte  sur  le  gant 
de  M.  de  Niollis.  Moitié  rieur,  moitié  solennel,  il  ôta  ce  gant,  le 


LE    FIANCÉ    DE    m"*    SAINT-MAUR.  267 

porta  dévotement  à  ses  lèvres  et  le  serra  dans  sa  poche  comme  une 
relique.  M'""  d'ÂrolIes  le  regardait  faire  avec  une  indulgence 
moqueuse.  En  cet  instant,  elle  avisa  au  travers  du  hallier  la  tête  et 
les  yeux  de  son  beau-frère.  Elle  se  détourna,  sangla  un  coup  de 
houssine  à  son  cheval,  partit  à  bride  abattue. M.  de  NioUis,  qui  n'a- 
vait rien  vu,  enfourcha  sa  monture  et  fit  diligence  pour  rattraper  la 
belle  fugitive. 

—  Ce  fat  m'est  insupportable,  grommela  entre  ses  dents  Maurice 
en  se  remettant  en  chemin. 

Ce  fat  lui  était  si  insupportable  qu'à  déjeuner,  se  départant  de 
sa  réserve  et  de  son  indolence  de  grand  seigneur,  il  se  mêla  vive- 
ment de  la  conversation  pour  contredire  le  marquis  et  lui  déco- 
cher plus  d'im  brocard;  mais  il  n'était  pas  facile  de  troubler  le 
marquis  de  Niollis  dans  le  contentement  qu'il  avait  de  lui-même, 
il  avait  l'amour-propre  blindé  et  cuirassé.  Il  para  gaîment  les  bottes 
que  lui  portait  Maurice,  et  ne  parut  pas  se  douter  de  son  mauvais 
vouloir. 

En  sortant  de  table,  le  vicomte  fut  quelques  instans  tête  à  tête 
avec  son  frère.  Il  ne  put  se  tenir  de  lui  dire  d'un  ton  bourru:  — 
C'est  un  assommant  personnage  que  ton  Niollis. 

—  Quelle  mouche  te  pique?  lui  répondit  Geoffroy.  Que  t'a  donc 
fait  mon  Niollis? 

—  Rien  du  tout;  mais  je  n'ai  jamais  goûté  les  yVpolIons  sur  le  re- 
tour. 

—  Sur  le  retour?  il  ne  revient  pas,  le  marquis,  il  va,  il  ira  tou- 
jours. C'est  le  roi  des  verts  galans.  Au  demeurant,  c'est  un  homme 
complet;  il  unit  le  grave  au  léger. 

—  C'est  le  plus  léger  des  conseillers  d'état  et  le  plus  grave  de 
tous  les  diseurs  de  riens. 

—  Oh  !  çà,  ne  va  pas  me  brouiller  avec  lui,  fit  Geoffroy  en  riant; 
il  est  du  nombre  des  animaux  utiles. 

—  Ce  grand  politique  ne  voit  rien  ou  ne  veut  rien  voir,  mar- 
motta Maurice  en  gagnant  la  porte. 

Il  alla  promener  sa  mauvaise  humeur  dans  le  jardin.  Il  s'assit 
sur  un  banc  et  passa  vingt  minutes  à  fouiller  la  terre  avec  le  bout 
de  sa  canne.  Soudain ,  à  sa  vive  surprise,  il  entendit  une  voix  qui 
lui  disait  : 

—  Vous  avez  l'air  mélancolique,  mon  cher  vicomte.  A  quoi  pen- 
sez-vous dans  cette  solitude?  à  quoi  rêvez-vous?  Serait-ce  à  la  fuite 
du  temps,  à  l'ennui  de  la  vie  de  château,  ou  aux  Peaux-Rouges,  ou 
à  quelque  Atala  que  vous  avez  laissée  dans  le  Nouveau-Monde?  Elle 
est  peut-être  un  peu  jaune,  mais  il  se  pourrait  que  le  jaune  fût 
votre  couleur. 


.  268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ainsi  parlant,  la  comtesse  d'Arolles  lui  faisait  la  grâce  de  prendre 
place  à  côté  de  lui  et  de  le  regarder. 

—  Le  jaune  n'est  pas  ma  couleur,  répondit-il  sèchement,  et  je 
serais  fort  embarrassé  de  vous  dire  à  quoi  je  pense. 

Elle  se  mit  à  rire.  —  Serait-ce  par  hasard  à  la  baronne  de  Ver- 
nange? 

—  Oh!  point  du  tout,  répliqua-t-il  d'un  ton  dégagé;  je  dirais 
volontiers  d'elle  avec  la  chanson  : 

Elle  était  belle,  elle  était  sage, 
Et  pourtant  n'était  point  sauvage. 
Elle  mourut,  on  l'enterra, 
Onques  depuis  il  n'y  pensa. 

—  En  vérité?  dit-elle.  Vous  ne  l'avez  pas  regrettée  plus  que  cela, 
cette  pauvre  baronne? 

—  Plaignez-la  donc!  Je  lui  ai  procuré  deux  heures  de  divertisse- 
ment; que  puis- je  faire  de  plus  pour  son  service? 

—  Ah!  oui,  vous  l'avez  divertie.  Songez  un  peu  qu'on  vous  avait 
vanté  à  elle  comme  un  jeune  homme  de  l'esprit  le  plus  délié,  le 
plus  fin.  Elle  a  voulu  vous  mettre  à  l'épreuve,  elle  s'attendait  qu'au 
troisième  mot  vous  l'arrêteriez  en  lui  disant  :  —  Madame,  je  sais 
qui  vous  êtes;  vous  moquez-vous  de  moi?..  Point  du  tout,  ce  jeune 
homme  si  fin... 

—  Est  un  sot,  madame,  je  le  confesse. 

Elle  se  rapprocha  de  lui,  et  lui  administrant  sur  l'épaule  un  petit 
coup  de  son  éventail  :  —  Là,  soyez  de  bonne  foi.  Convenez  que  vous 
pleurez  à  chaudes  larmes  cette  adorable  baronne,  que  sa  fin  pré- 
maturée vous  a  laissé  un  vide  affreux,  qu'elle  vous  manque  infini- 
ment. Le  beau  rêve  qu'elle  vous  a  fait  faire!  Cet  accident  de  chasse, 
cette  fondrière  où  vous  deviez  tomber,  ce  brancard,  ce  jeune  homme 
mourant,  cette  femme  qui  s'attendrit,...  quel  tableau!  Et  dire  que 
tout  cela  s'en  est  allé  en  fumée!  Hélas!  le  dépai'tement  des 
Basses-Pyrénées  s'est  changé  en  un  triste  désert,  et  le  jeune  homme 
mourant  en  est  réduit  à  s'asseoir  tout  seul  sur  un  banc  pour  y  re- 
garder son  ombre. 

—  Vous  êtes  impitoyable,  madame,  vous  ne  respectez  pas  mon 
désespoir. 

—  Oh!  mon  Dieu,  il  y  a  du  remède,  reprit-elle.  Vous  avez  l'ima- 
gination si  vive ,  si  inflammable!  Quand  un  homme  comme  vous  a 
perdu  une  baronne  de  Vernange,  il  s'en  refait  bien  vite  une  autre. 

—  Eh!  justement  en  voilà  une,  lui  répondit-il  en  lui  montrant 
M'"*  de  Niollis,  qui  arpentait  une  allée  un  journal  à  la  main. 

La  marquise  était  une  femme  de  trente-cinq  ans,  célèbre  dans 


LE   FIANCÉ   DE   m"^   SAINT-MAUR.  269 

tout  son  monde  par  ses  petits  yeux  chinois ,  par  son  nez  de  furet, 
par  sa  laideur  chiffonnée,  spirituelle,  exquise  et  saugrenue. 

—  L'excellente  idée!  s'écria  Gabrielle.  Hé!  vite,  allez  faire  votre 
cour  à  la  marquise.  Je  veux  qu'avant  dix  minutes  vous  soyez  amou- 
reux d'elle  à  en  perdre  les  yeux. 

—  Ce  sera  une  bonne  œuvre,  dit-il,  M™^  de  Niollis  a  besoin  qu'on 
la  console. 

—  De  quoi  donc,  je  vous  prie? 

—  Oubliez-vous  que  depuis  ce  matin  son  mari  n'a  plus  qu'un 
gant,  ayant  jugé  à  propos  de  faire  de  l'autre  une  relique? 

Elle  le  regarda  d'un  air  provocant.  —  Pourquoi  n'aimez-vous  pas 
M.  de  Niollis?  lui  dit-elle.  Il  me  plaît  infiniment. 

—  Ne  le  lui  dites  pas,  madame,  il  ne  le  sait  que  trop. 

—  Croyez- vous?  Il  n'a  pas  l'air  de  le  savoir. 

—  Il  est  si  modeste,  une  vraie  violette  des  bois  ! 

—  Vous  ne  nierez  pas  du  moins  qu'il  n'ait  beaucoup  d'esprit, 

—  Il  y  a  des  hommes,  répliqua-t-il,  qui  n'ont  que  trois  cheveux, 
mais  qui  savent  la  manière  de  s'en  servir.  Ils  les  ramènent  sur  leur 
front  avec  tant  d'art  que  personne  ne  s'avise  de  les  compter.  M.  de 
Niollis  est  un  de  ces  chauves  qui  ramènent...  Mais  Dieu  me  garde 
de  vouloir  vous  contrarier  dans  vos  admirations. 

A  ces  mots,  il  se  leva.  Elle  lui  fit  signe  de  se  rasseoir.  —  Non, 
dit-il,  vous  m'avez  ordonné  d'aller  faire  ma  cour  à  M'"^  de  Niollis, 
j'y  vais  de  ce  pas.  Je  ne  connais  que  ma  consigne,  et  ce  sera  tou- 
jours pour  moi  une  joie  de  vous  obéir. 

Il  la  salua  profondément.  Elle  haussa  les  épaules  et  lui  montra 
le  bout  de  ses  dents-,  elle  avait  l'air  de  lui  dire  :  Pauvre  garçon!  si 
je  voulais!..  Puis  elle  lui  tourna  le  dos,  et  s'en  alla  en  fredonnant 
une  ariette. 

Le  vicomte  s'achemina  vers  l'allée  où  se  promenait  M'"^  de  Niollis, 
qui  en  le  voyant  venir  plia  son  journal  et  fit  quelques  pas  au-de- 
vant de  lui.  Il  ne  la  connaissait  que  pour  avoir  les  jours  précédens 
échangé  avec  elle  quelques  propos  oiseux,  et  il  arrivait  déterminé  k 
lui  faire  sa  cour.  Il  n'eut  pas  besoin  de  la  regarder  deux  fois  pour 
reconnaître  qu'il  lui  serait  impossible  de  jouer  son  rôle  au  naturel, 
et  dès  les  premiers  mots  qu'elle  lui  adressa  de  sa  voix  de  tête  un 
peu  sèche,  il  acquit  la  conviction  qu'il  ne  réussirait  pas  à  lui  en 
imposer.  La  marquise  n'était  pas  une  femme  à  qui  il  fût  commode 
de  se  jouer,  tout  le  monde  en  convenait;  sur  le  reste,  les  avis 
étaient  partagés.  Les  uns  disaient  qu'elle  était  méchante,  et  la 
tenaient  pour  une  fée  à  laquelle  il  ne  manquait  que  la  baguette, 
mais  ils  ne  pouvaient  citer  d'elle  aucun  trait  de  méchanceté  bien  avé- 
rée. D'autres  lui  reprochaient  ses  coups  de  langue  et  de  planter  au 


270  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nez  des  gens  tout  ce  qu'elle  avait  sur  le  cœur;  ils  ajoutaient  que 
c'était  une  étourdie,  une  indiscrète,  une  tête  de  papillon,  à  quoi  les 
premiers  répondaient  que  ses  indiscrétions  étaient  calculées  et  que 
ce  papillon  était  une  guêpe.  On  l'accusait  aussi  de  se  faire  passer 
pour  myope  et  d'avoir  la  vue  aussi  perçante  que  l'ouïe.  D'autres 
enfin  la  trouvaient  fort  amusante,  et  prétendaient  que  dans  le  fond 
elle  était  sûre,  bien  intentionnée,  incapable  d'un  mauvais  procédé. 
La  vérité  est  que  la  marquise  n'était  pas  heureuse  dans  son  inté- 
rieur. M.  de  Niollis,  qui  l'avait  épousée  pour  son  argent,  ne  se  pi- 
quait pas  de  fidélité  conjugale  et  ne  prenait  pas  la  peine  de  lui  rien 
cacher.  Si  elle  avait  été  jolie,  peut-être  se  fût-elle  vengée,  mais  elle 
avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  se  rendre  justice.  Elle  se  fâcha  deux  ou 
trois  fois,  puis  vers  trente  ans  elle  se  fit  une  philosophie,  se  résigna 
gaîment  à  ses  mésaventures  qui  jadis  l'avaient  désolée  et  qui  main- 
tenant amusaient  son  esprit.  Les  déconvenues  qu'essuyait  quelque- 
fois M.  de  Niollis  la  divertissaient  comme  une  histoire  drolatique  qu'on 
lui  aurait  contée;  elle  se  dédommageait  de  tout  par  la  malice  et  la 
curiosité.  Les  femmes  qui  ne  se  font  pas  d'illusions  sur  elles-mêmes 
ne  sont  pas  tenues  de  s'en  faire  sur  les  autres,  les  femmes  qui  ne  se 
plaignent  de  rien  ne  sont  pas  obligées  de  s'apitoyer  sur  les  mal- 
heurs d' autrui.  Il  n'y  avait  dans  le  cœur  de  la  marquise  ni  aigreurs 
ni  tendresses.  Le  nez  au  vent,  elle  assistait  à  la  vie  comme  à  un 
spectacle  et  nettoyait  avec  soin  les  verres  de  sa  lorgnette.  Elle  n'a- 
vait jamais  poussé  son  prochain  dans  un  trou,  mais  peut-être  n'était- 
elle  pas  trop  chagrine  de  l'y  voir  tomber,  quitte  à  venir  à  son  se- 
cours en  lui  tendant  la  main  ou  le  bout  du  doigt. 

Au  lieu  d'engager  avec  la  marquise  une  conversation  de  senti- 
ment qui  n'eût  pas  été  bien  loin,  le  vicomte  .d'Arolles  fut  curieux 
de  savoir  ce  qu'elle  pensait  de  sa  belle-sœur.  Il  la  mit  d'abord  sur 
le  tiers  et  le  quart;  ils  passèrent  en  revue  tous  les  hôtes  du  château 
de  la  Tour,  elle  donna  son  paquet  à  chacun;  puis  elle  dit  à  Maurice  : 
—  Votre  belle-sœur  est  pour  vous  une  découverte;  coiîiment  la  trou- 
vez-vous? 

—  Belle  demande  !  répondit-il;  comme  tout  le  monde,  je  la  trouve 
charmante. 

—  Elle  ne  vous  plaît  qu'à  moitié?  reprit-elle. 

—  Pourquoi  cela?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  qu'elle  est  charmante? 

—  Vous  le  dites,  mais  de  mauvaise  grâce.  Je  m'explique  très  bien 
qu'elle  vous  déplaise.  Ce  n'est  pas  une  femme  à  jeunes  gens.  Un 
homme  n'existe  pour  elle  que  passé  la  trentaine.  Je  suis  sûre  que 
tel  que  vous  voilà,  vicomte,  elle  croit  vous  voir  au  maillot,  avec  un 
toquet  sur  la  tête.  Quand  elle  était  aux  Oiseaux,  l'Amadis  de  ses 
rêves  avait  quarante  ans,  un  commencement  de  calvitie  et  un  por- 


LE    FIAKCÉ    DE    m"°    SAINT-MAUR.  271 

tefeuille  de  ministre  sous  le  bras.  Vous  voyez  qu'elle  a  trouvé  son 
compte,  car  votre  frère  ira  loin.  En  attendant,  il  me  fait  l'effet  d'un 
homme  parfaitement  heureux. 

—  Sans  contredit,  répondit- il. 

—  Quoi  !  vous  en  doutez? 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Comment  faut-il  vous  répondre,  ma- 
dame? 

—  A  votre  âge  n'avoir  pas  le  courage  de  son  opinion  !  Je  vous  dis, 
moi,  que  ce  grand  député  est  le  plus  heureux  des  maris. 

—  Je  voudrais  bien  voir  qu'il  ne  le  fût  pas,  dit  Maurice  en  s'é- 
chauffant. 

—  Ne  soyez  pas  plus  royaliste  que  le  roi  et  n'enfoncez  pas  votre 
bonnet  en  méchant  garçon.  Soyez  sûr  que  votre  frère  n'a  pas  b  soin 
de  garde  champêtre.  C'est  la  foi  qui  sauve,  et  il  l'a.  Gabrielle, 
mon  cher  monsieur,  est  une  de  ces  coquettes  froides  qui  font 
faire  aux  hommes  des  folies,  mais  qui  n'en  font  pas.  Oh!  ne  vous 
scandalisez  point,  je  le  lui  ai  dit  cent  fois  à  elle-même,  et  peu  s'en 
faut  qu'elle  n'en  soit  convenue...  Et  tenez,  je  connais  des  ma'heu- 
reux  qui  tournent  autour  d'elle  depuis  un  an,  et  qui  sont  aussi 
avancés  que  le  premier  jour.  Elle  regarde  le  poisson  frétiller  au 
bout  de  sa  ligne,  elle  finira  par  le  remettre  à  l'eau.  Ce  genre  de 
poissons  veut  qu'on  le  mange;  mais  elle  pêche  et  ne  mange  pas... 
Mon  Dieu!  que  Beaumarchais  avait  raison!  et  qu'il  y  a  de  bêtise 
dans  les  gens  d'esprit  ! 

Là-dessus,  rompant  les  chiens,  elle  lui  récita  point  par  point  son 
journal,  qui  était,  disait-elle,  d'un  intérêt  palpitant.  Il  ne  l'écoutait 
que  d'une  oreille;  il  se  disait  que  les  yeux  chinois  de  M"'^  de  Niol- 
lis  voyaient  très  loin  et  très  juste,  et  il  se  reprochait  de  ne  s'être  pas 
assez  observé  quelques  heures  auparavant,  puisqu'elle  avait  lu  dans 
son  jeu.  Cependant  elle  s'interrompit  au  milieu  de  son  discours  pour 
lui  faire  admirer  des  dahlias,  qu'elle  prenait  pour  des  roses.  Il  faut 
croire  qu'elle  était  affligée  d'une  myopie  intermittente. 

Quelques  instans  avant  le  dîner,  le  vicomte  se  trouvait  seul  au 
salon  quand  sa  belle-sœur  y  entra. 

—  Est-ce  fait?  lui  demanda-t-elle. 

—  Qu'est-ce  à  dire,  madame  ? 

—  Pourquoi  m'appelez-vous  madame?  Vous  savez  que  cela  impa- 
tiente votre  frère.  Pour  lui  faire  plaisir,  je  vous  autorise  à  m'appeler 
Gabrielle. 

—  C'est  une  liberté  que  je  prendrai,  madame,  quand  je  serai  cer- 
tain que  vous  n'avez  à  mon  égard  que  de  bonnes  internions. 

—  Qu'entendez-vous  par  de  bonnes  intentions?  M'est-il  défendu 
de  me  moquer  un  peu  de  vous? 

—  Vous  y  prenez  un  plaisir  extrême  ? 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Extrême,  je  ne  sais;  mais  cela  m'amuse. 

—  Autant  qii'une  chatte  s'amuse  d'une  souris? 

—  A  peu  près. 

—  Prenez-y  garde,  il  se  trouve  quelquefois  que  la  souris  est  un 
rat  qui  se  défend. 

—  Bah  !  dit-elle  d'un  air  de  défi  ;  mais  vous  n'avez  pas  répondu 
à  ma  question.  Étes-vous  amoureux  de  M'"''  de  Niollis? 

—  Éperdument.  Cinq  minutes  ont  suflTi,  et  j'en  tiens  pour  la  vie. 

—  A  la  bonne  heure.  Nous  n'aurons  plus  besoin  de  jouer  des 
charades,  la  petite  comédie  que  vous  nous  donnerez  les  remplacera 
avec  avantage;  je  suis  sûre  que  vous  y  serez  parfait. 

—  Je  ferai  de  mon  mieux,  et  si  vous  obteniez  de  M.  de  Niollis 
qu'il  consentît  à  me  donner  quelques  leçons... 

—  0  sainte  morale,  où  vas-tu  te  nicher  !  interrompit-elle  en  le 
regardant  d'un  air  de  pitié. 

Après  le  dîner,  on  dansa;  après  avoir  dansé,  on  soupa.  M"^  d'A- 
rolles  avait  l'air  fort  excité,  et  semblait  désirer  que  tout  le  monde 
se  mît  à  son  diapason.  Elle  fit  enlever  des  tables  toutes  les  carafes 
d'eau  et  n'y  laissa  que  les  bouteilles  de  moët.  Puis,  s'adressant  à 
M.  de  Niollis  comme  la  princesse  des  contes  arabes  à  sa  sœur  la 
sultane,  elle  le  pria  de  lui  raconter  une  de  ces  hisioires^qu'il  contait 
si  bien,  mais  elle  désirait  que  ce  fût  une  histoire  terrible,  qui  lui 
fît  dresser  les  cheveux  sur  la  tête.  M.  de  Niollis,  qu'on  ne  prenait 
jamais  sans  vert,  s'embarqua  aussitôt  dans  le  récit  d'une  tragique 
aventure  qui  lui  était  arrivée,  et  que  Maurice  se  souvint  d'avoir  lue 
quelque  part.  Il  y  avait  là  dedans  des  brigands ,  des  souterrains, 
des  situations  aussi  terrifiantes  que  les  Mystères  (TUdolphe.  Le 
marquis  contait  bien,  et  prouva  qu'il  s'entendait  à  broyer  le  noir 
comme  le  rose.  La  comtesse  paraissait  suspendue  à  ses  lèvres,  elle 
soulignait  des  yeux  avec  affectation  les  plus  beaux  endroits  de  son 
discours. 

Quand  il  eut  fini,  le  comte  d'Arolles,  à  qui  l'histoire  avait  paru 
longue  et  qui  craignait  qu'il  n'en  recommençât  une  autre,  s'em- 
pressa de  dire  à  sa  femme:  —  Oh!  bien,  la  lune  est  dans  son 
plein;  ma  chère,  si  vous  tenez  à  nous  procurer  des  émotions,  em- 
menez-nous en  caravane  à  l'extrémité  de  votre  parc,  vers  cette  fa- 
meuse ruine  où  l'on  prétend  qu'il  revient. 

—  De  quelle  ruine  parles-tu?  lui  demanda  son  frère. 

—  Je  te  l'ai  montrée  l'autre  jour.  Ce  sont  les  restes  d'une  vieille 
abbaye  de  filles,  qui  fut  saccagée  pendant  la  révolution  et  dont  la 
dernière  abbesse  mourut  sur  l'échafaud.  Tous  les  paysans  de  nos 
environs  jurent  leurs  grands  dieux  que  son  ombre  s'amuse  à  se 
promener  la  nuit  dans  le  cloître;  malheur  à  qui  l'y  rencontre  ! 

—  Cela  est  si  bien  prouvé,  dit  Gabrielle,  qu'il  y  a  peu  d'années 


LE    FIANCÉ    DE   m"''    SAINT-MAUR.  273 

un  gardeur  de  moutons  ayant  fait  la  gageure  d'aller  passer  une  nuit 
dans  la  ruine ,  on  le  retrouva  au  malin  évanoui  et  comme  mort. 
On  eut  grand'peine  à  le  rappeler  à  la  vie;  mais  on  eut  beau  le  ques- 
tionner, il  refusa  de  répondre,  et  quelques  jours  plus  tard  il  dispa- 
rut subitement -sans  qu'on  sache  ce  qu'il  est  devenu...  Mon  histoire 
vous  fait  sourire,  Maurice?  ajouta-t-elle  en  appelant  pour  la  pre- 
mière fois  son  beau-frère  par  son  petit  nom. 

—  Excusez-moi.  fii-il,  je  crois  comme  à  l'Évangile  aux  souter- 
rains et  aux  brigands  de  M.  de  JNiollis;  mais  les  revenans  sont  pas- 
sés de  mode. 

—  On  croit  ne  pas  croire,  dit-elle,  ce  qui  n'empêche  pas  que,  la 
nuit,  au  clair  de  lune,  dans  une  solitude...  En  bonne  foi,  seriez- 
vous  homme  à  renouveler  la  gageure  du  gardeur  de  moutons  ? 

—  A  qui  parlez-vous,  Gabrielle?  s'écria  le  comte.  Vous  ne  savez 
donc  pas  que  Maurice  est  le  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche  ? 

—  Sans  reproche,  je  ne  sais  ;  sans  peur,  je  le  souhaite.  C'est 
égal,  je  serais  bien  aise  de  le  mettre  à  l'épreuve.  ■ 

Elle  insista  tellement  sur  cette  plaisanterie  que  Maurice  finit  par 
perdre  patience.  On  raconte  sur  les  bords  du  lac  Léman  qu'un  jour 
M'"^  de  Staël  se  promenait  en  bateau  avec  lord  Byron,  et  que,  selon 
sa  coutume,  elle  le  harcelait  de  ses  épigrammes  et  de  ses  morales. 
Lorsqu'il  en  eut  assez  :  —  Madame,  lui  cria-t-il,  avez-vous  jamais 
vu  un  homme  nager?  —  Et,  piquant  une  tête,  il  regagna  la  rive  à 
grandes  brassées.  Le  vicomte  d'AroIles  se  tira  d'affaire  par  une 
fugue  du  même  genre.  Il  se  leva  de  table  et  dit  à  sa  belle-sœur  : 
—  Je  cours,  madame,  où  vous  m'envoyez.  Si  j'ai  le  bonheur  de 
survivre  à  cette  effroyable  aventure,  je  vous  raconterai  demain  ce 
qui  se  sera  passé  entre  l'abbesse  et  moi. 

En  traversant  l'antichambre,  il  s'empara  d'un  châle  écossais 
qu'il  trouva  pendu  à  une  cheville.  Il  arrivait  au  bout  de  la  cour 
lorsque  son  frère,  ouvrant  une  fenêtre,  lui  cria  :  —  Quel  vertigo 
te  prend?  Si  tu  allais  là-bas,  ce  n'est  pas  une  abbesse  que  tu  y 
trouverais,  c'est  un  rhume. 

—  La  nuit  est  presque  tiède,  lui  répondit-il,  et  j'ai  couru  l'Amé- 
rique sans  m'y  enrhumer. 

Il  poursuivit  sa  marche.  Ce  qu'il  ne  pouvait  dire  à  son  frère,  c'est 
qu'il  éprouvait  une  impression  de  soulagement,  de  bien-être  sin- 
gulier, de  délivrance,  en  songeant  qu'il  ne  passerait  pas  cette  nuit 
sous  le  même  toit  que  la  comtesse  d'Arolles. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  s'orientant  de  son  mieux,  il  avait 
traversé  le  parc,  et  il  arrivait  en  vue  de  la  ruine  que  la  lune  éclai- 
rait. Il  ne  restait  du  vieux  monastère  que  le  cloître  et  sa  double 
rangée  d'arcades.  Par  une  rampe  aux  marches  brisées,  le  vicomte 

TOME  XIII.  —  187C.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réussit,  non  sans  butter  plus  d'une  fois,  à  gagner  le  premier  étage, 
lequel  consistait  en  un  long  corridor  circulaire.  Des  cellules  dont  il 
était  jadis  bordé,  à  peine  en  subsistait-il  encore  deux  ou  trois.  11 
entra  dans  une  de  ces  cellules,  dont  la  grande  baie  défoncée  s'ou- 
vrait sur  la  campagne  comme  un  œil  béant.  Au  pied  de  la  muraille 
s'étendait  une  pelouse  en  pente,  oii  quelques  chênes  séculaires  des- 
sinaient leur  ombre  noire.  Maurice  demeura  près  d'un  quart  d'heure 
accoudé  sur  l'appui  de  la  fenêtre;  il  était  aussi  immobile  que  l'ombre 
des  chênes.  Il  ne  regardait  ni  la  lune,  ni  les  étoiles,  ni  la  pelouse, 
et,  s'il  pensait  à  quelque  chose,  ce  n'était  pas  à  l'abbesse  dont  on 
lui  avait  promis  la  visite.  Il  finit  par  se  redresser,  fronça  le  sourcil 
comme  s'il  avait  été  en  colère  contre  lui-même,  secoua  la  tête  pour 
en  faire  tomber  une  pensée  incommode  qui  lui  pesait,  et  il  dit  à 
demi- voix  :  —  Tâchons  de  dormir. 

Il  regagna  la  galerie,  où  il  avait  aperçu,  gisant  parmi  des  gra- 
vats, un  chapiteau  de  colonne  qui,  faute  de  mieux,  pouvait  lui  ser- 
vir d'oreiller.  En  ce  moment,  il  reconnut  que  le  châle  qu'il  avait 
apporté  à  son  bras  appartenait  à  sa  belle-sœur.  Il  le  jeta  brusque- 
ment de  côté;  puis,  s'étant  ravisé,  il  s'y  enveloppa  jusqu'aux  yeux, 
s'allongea  sur  la  dalle,  et,  à  force  d'invoquer  le  sommeil,  une  tor- 
peur s'empara  de  lui.  Il  venait  de  s'assoupir  quand  un  bruit  léger, 
une  sorte  de  grésillement  assez  bizarre  le  réveilla  en  sursaut.  Il 
leva  la  tête,  rouvrit  les  yeux,  les  promena  dans  l'espace.  Le  cloître 
était  plongé  dans  un  profond  repos;  il  n'était  hanté  que  par  l'astre 
du  silence,  qui  a  des  attentions  particulières  pour  les  décombres, 
pour  les  endroits  morts,  et  répand  ses  blancs  pavots  sur  leurs 
songes.  Après  s'être  tenu  aux  aguets  pendant  quelques  minutes, 
honteux  de  son  erreur,  Maurice  se  recoucha;  mais  il  n'eut  pas  le 
temps  de  se  rendormir.  Il  entendit  de  nouveau  le  grésillement  qui 
l'avait  réveillé,  et  cette  fois  il  en  découvrit  la  cause;  il  s'avisa  qu'une 
petite  pluie  de  sable  fin  venait  de  tomber  sur  lui  et  autour  de  lui. 
Il  se  secoua,  se  mit  sur  ses  pieds,  et  ayant  tourné  la  tête,  il  décou- 
vrit au  bout  de  la  galerie,  dans  une  sombre  encoignure,  quelque 
chose  de  blanc  appuyé  contre  la  muraille.  On  a  beau  ne  pas  croire 
aux  revenans,  quand  après  minuit  on  se  trouve  seul  dans  une 
ruine,  on  a  des  étonnemens  et  des  curiosités  qu'on  n'aurait  pas 
dans  son  cabinet  au  coup  de  midi.  Maurice  ressentit  une  légère 
émotion  en  contemplant  cette  blancheur  mystérieuse.  Il  lui  parut 
qu'elle  avait  forme  humaine.  Il  ne  put  en  douter  lorsqu'il  la  vit 
l'instant  d'après  se  détacher  de  la  muraille,  s'avancer  vers  lui  à 
pas  lents,  et  bientôt  émerger  de  l'ombre.  Morte  ou  vivante,  ce  ne 
pouvait  être  qu'une  femme.  Elle  était  enveloppée  dans  un  linceul 
ou  peut-être  dans  un  domino,  dont  elle  avait  rabattu  le  capuchon 


LE    FIANCÉ    DE   M^'^    SAINT-MAUR.  275 

sur  ses  yeux;  un  voile  noir  cachait  le  reste  de  son  visage.  Elle  mar- 
chait tout  d'une  pièce,  raide  comme  une  statue,  avec  une  sorte 
de  majesté  d'outre-tombe.  Somme  toute,  c'était  un  revenant  fort 
réussi. 

L'émotion  de  Maurice  s'était  bien  vite  dissipée.  L'idée  lui  était 
venue  que,  pour  mettre  Bayard  à  l'épreuve,  la  comtesse  lui  avait 
dépêché  l'une  de  ses  femmes  de  chambre,  déguisée  en  fantôme.  Il 
se  prit  à  rire  et  s'écria  :  —  Un  peu  de  patience,  madame  l'abbesse, 
je  suis  à  vous  dans  l'instant.  —  A  ces  mots,  il  plia  métliodiquement 
son  châle,  le  posa  sur  son  bras,  et  se  dirigea  vers  l'apparition.  Le 
voyant  venir,  elle  s'arrêta,  allongea  le  bras,  prit  une  attitude  tra- 
gique et  menaçante.  Comme  il  continuait  d'avancer,  elle  s'émut  à 
son  tour,  lui  montra  le  dos  et  les  talons  et  battit  en  retraite. 

—  Où  allez-vous  donc,  ma  chère?  lui  cria  le  vicomte.  Il  me  tarde 
de  causer  avec  vous  et  de  vous  faire  raconter  les  sensations  que 
vous  avez  éprouvées  quand  on  vous  coupa  la  tête.  Elle  me  paraît, 
ma  foi!  avoir  été  solidement  rajustée  sur  vos  épaules.  —  Ce  disant, 
il  hâta  le  pas.  L'apparition  s'enfuit,  légère,  agile,  laissant  voltiger 
derrière  elle  la  traîne  de  son  manteau.  Il  n'entendait  pas  qu'elle  Iri 
échappât,  il  se  mit  à  courir.  Elle  s'enfuyant,  lui  la  poursuivant,  ils 
firent  deux  fois  le  tour  de  la  galerie.  11  gagnait  du  terrain,  il  allait 
l'atteindre;  il  la  vit  chanceler,  et  peut-être  fût-elle  tombée,  s'il  ne 
s'était  trouvé  là  juste  à  point  pour  la  recevoir  dans  ses  bras.  Hors 
d'haleme,  n'en  pouvant  plus ,  elle  ne  tenta  point  de  se  dérober  à 
son  étreinte. 

—  Enfm,  dit-il,  je  vais  contempler  cet  effroyable  visage  qui  rend 
muets  les  gardeurs  de  moutons. 

Il  releva  le  capuchon  de  l'abbesse,  lui  ôta  son  voile,  et  il  devint 
muet  comme  le  pâtre  de  la  légende.  Il  venait  de  reconnaître  un  vi- 
sage dont  la  beauté  l'effrayait,  une  bouche  et  un  sourire  qui  le 
narguaient,  deux  yeux  noirs,  attachés  sur  lui ,  où  brillait  une 
flamme  étrange,  et  qui  semblaient  lui  dire  :  Eh  bien  !  oui ,  c'est 
moi;  qu'allez-vous  faire? 

La  situation  était  trop  forte  pour  les  nerfs  et  la  tête  du  vicomte 
d'Arolles.  Il  eut  une  minute  d'étourdissement,  pendant  laquelle  il 
oublia  qu'il  se  trouvait  dans  une  abbaye  en  ruine  qui  faisait  partie 
du  domaine  de  la  Tour.  Il  se  crut  transporté  dans  ce  château  de 
Yernange  qu'il  n'avait  jamais  vu  et  pour  cause.  Il  l'habitait  depuis 
quelques  jours,  il  y  faisait  une  cour  assidue  à  la  plus  belle  des 
baronnes  qui  n'ont  jamais  existé.  Il  avait  réussi  à  lui  faire  partager 
sa  passion,  il  avait  obtenu  un  rendez-vous,  elle  y  était  venue,  il  la 
tenait  dans  ses  bras,  elle  était  à  lui.  La  couvant  des  yeux,  il  baissa 
lentement  la  tête,  et  il  approchait  ses  lèvres  d'une  bouche  cnlr'ou- 
verte  qui  respirait  le  déli ,  quand  il  entendit  sortir  de  la  muraille 


276  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  de  sa  conscience  éperdue  une  voix  qui  lui  criait  :  —  Ce  n'est  pas 
elle,  c'est  une  autre  femme,  c'est  la  femme  de  ton  frère. 

Il  fut  saisi  d'un  frisson,  d'une  véritable  terreur.  Par  un  geste 
violent,  il  repoussa  la  comtesse,  recula  précipitamment  de  cinq  ou 
six  pas,  mettant  entre  sa  belle-sœur  et  lui  toute  la  largeur  de  la 
galerie.  Quelques  secondes  plus  tard  apparaissait  au  haut  de  la 
rampe  un  homme  un  peu  gros  et  très  réel,  qui  s'appelait  le  comte 
d'Arolles.  —  Eh  bien  !  qui  a  gagné?  cria-t-il  à  sa  femme. 

—  C'est  moi,  répondit-elle  en  riant. 

Elle  lui  montrait  Maurice  du  doigt.  —  Il  a  eu  peur,  reprit-elle. 
Oh  !  certes,  il  a  eu  peur;  regardez-le  plutôt. 

Geoffroy  s'approcha  de  son  frère,  qui  n'était  pas  encore  parvenu 
à  surmonter  son  trouble.  —  En  vérité,  lui  dit-il,  tu  as  l'air  de  reve- 
nir de  l'autre  monde.  Gabrielle  avait  parié  qu'elle  te  ferait  peur, 
j'ai  eu  le  tort  de  tenir  le  pari;  mais  ce  qu'une  femme  veut...  Après 
tout,  petit  Maurice,  il  ne  faut  pas  te  croire  déshonoré  pour  cela. 
Les  plus  grands  cœurs  ont  leurs  instans  de  faiblesse.  Turenne ,  le 
grand  Turenne  claqua  des  dents  à  la  vue  d'un  capucin  noir  qu'il 
avait  pris  pour  un  fantôme.  Tu  ne  claques  pas  des  dents,  mais  te 
voilà  pâle  comme  un  marbre.  Faut-il  te  faire  respirer  des  sels? 

—  Je  voudrais  t'y  voir,  lui  répondit  Maurice  en  tâchant  de  com- 
poser son  visage.  Quand  on  surprend  un  homme  dans  son  premier 
réveil,  il  n'est  pas  tenu  d'être  un  héros. 

En  ce  moment,  on  entendit  à  la  porte  du  cloître  un  murmure  de 
voix  et  de  gaités  confuses.  Tous  les  habitans  du  château  avaient 
accompagné  M'"^  d'Arolles  dans  son  expédition  et  attendaient  avec 
impatience  qu'on  leur  en  fît  connaître  le  résultat.  —  Gabrielle, 
s'écria  du  dehors  M""^  de  Niollis,  que  se  passe-t-il  donc  là  haut? 
Combien  de  temps  nous  ferez-vous  poser? 

—  J'ai  misérablement  perdu  ma  gageure,  répondit  Gabrielle.  Le 
chevalier  sans  peur  est  au-dessus  de  toutes  les  émotions.  C'est  un 
homme  de  pierre,  ma  chère  Hortense. 

En  parlant  ainsi,  elle  regardait  Maurice. 

—  Je  vous  remercie,  madame,  vous  êtes  généreuse,  lui  répon- 
dit-il d'un  ton  glacial. 

—  C'est  égal,  ma  chère,  dit  le  comte ,  défiez-vous  de  lui.  Vous 
lui  avez  joué  un  mauvais  tour  qu'il  vous  revaudra. 

Il  ne  faut  pas  calomnier  la  vie.  Elle  place  des  poteaux  indicateurs 
et  des  avertissemens  très  lisibles  à  l'entrée  de  tous  les  mauvais 
chemins;  tant  pis  pour  ceux  qui  ne  savent  pas  lire.  Peut-être  la 
comtesse  d'Arolles  fit-elle  un  soudain  retour  sur  elle-même,  peut- 
être  s'avisa-t-elle  tout  à  coup  que  le  jeu  auquel  elle  s'amusait  de- 
puis douze  heures  pouvait  avoir  de  dangereuses  conséquences.  Le 
fait  est  que  son  visage  changea  d'expression,  et  qu'elle  tendit  la 


LE   FIANCÉ    DE   m"^    SAINT-MAUR.  277 

main  à  son  beau-frère,  en  lui  disant  d'un  ton  presque  bon  enfant  : 
—  Sans  rancune,  n'est-ce  pas?  —  Il  ne  tenait  qu'à  lui  de  signer 
un  traité  de  paix  avec  elle;  mais  il  effleura  à  peine  du  bout  de  ses 
doigts  la  main  qu'elle  lui  présentait  et  qu'elle  se  hâta  de  retirer.  Elle 
reprit  son  châle,  le  jeta  sur  ses  épaules,  et  descendit  lestement  la 
rampe  pour  rejoindre  la  joyeuse  bande  qui  l'attendait. 

Une  heure  plus  tard,  tout  le  monde  dormait  au  château,  excepté 
Maurice.  A  la  pointe  du  jour,  il  était  sur  pied.  Séverin  lui  avait 
écrit  pour  lui  annoncer  son  arrivée.  A  l'heure  qu'il  lui  marquait, 
le  vicomte  fut  l'attendre  devant  la  grille  du  parc. 

—  Tu  es  doublement  le  bienvenu,  lui  dit-il,  tu  m'apportes  ma 
feuille  de  route.  Mon  frère  te  pressera  de  rester  ici  deux  ou  trois 
jours.  Refuse  et  tiens  bon. —  Et  il  ajouta  d'un  ton  presque  véhé- 
ment :  —  Je  veux  m'en  aller;  tu  m'entends,  je  veux  m'en  aller. 

—  Tu  t'ennuies  donc  bien  ici,  mon  pauvre  garçon?  lui  répondit 
Séverin  étonné. 

—  J'ai  pris  en  horreur  cette  baraque  et  les  comédies  qu'on  y  joue, 
répliqua-t-il. 

Séverin  résista  comme  un  roc  à  toutes  les  instances  que  lui  fît  le 
comte  d'Arolles  pour  le  retenir  jusqu'au  lendemain.  La  comtesse 
joignit  ses  prières  à  celles  de  son  mari,  elle  ne  fut  pas  plus  heu- 
reuse. Sa  clairvoyance  de  femme  s'en  prit  de  son  échec  à  Maurice, 
et  la  chatte,  qui  n'avait  plus  de  remords,  sut  mauvais  gré  à  la 
souris  de  ce  qu'il  lui  restait  assez  de  résolution  pour  tenter  de  lui 
échapper. 

Après  le  déjeuner,  Geoffroy  emmena  son  frère  et  Séverin  dans  son 
cabinet.  —  Ah  çà,  messieurs,  leur  dit-il,  convenons  de  nos  faits. 
As-tu  réfléchi,  Maurice?  Cette  sous-préfecture,  oui  ou  non,  l'ac- 
ceptes-tu? 

—  J'ai  réfléchi,  répondit-il,  et  dans  l'intérêt  de  l'administration 
je  la  refuse. 

—  Alors,  encore  un  coup,  propose-moi  autre  chose,  dit  le  comte 
en  frappant  du  plat  de  la  main  sur  la  table.  Je  ne  te  lâche  pas,  j'ai 
juré  que  tu  ne  grossirais  pas  de  ton  aimable  personne  la  triste  foule 
de  ces  inutiles  qui  sont,  avec  les  songe-creux,  la  perdition  de  notre 
cher  pays. 

—  Il  m'est  venu  une  idée,  reprit  le  vicomte. 

—  C'est  heureux.  Dis-la  bien  vite,  ton  idée. 

—  De  toutes  les  carrières  pour  lesquelles  je  n'ai  pas  de  vocation, 
celle  pour  qui  j'en  ai  le  plus  est  la  diplomatie.  Ne  peux-tu  pas  faire 
de  moi  un  attaché  d'ambassade,  un  troisième  secrétaire,  et  m'expé- 
dier  quelque  part,  à  Athènes,  à  Gonstantinople,  où  tu  voudras? 

—  Oh!  pour  cela  non;  quand  on  n'a  pas  d'ambition,  c'est  un 
métier  de  musard.  Il  n'y  a  que  les  responsabilités  qui  tiennent  un 


278  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

homme  en  haleine.  Puisque  tu  ne  veux  pas  être  sous-préfet,  je  te 
garde  h  Paris,  je  ne  te  quitte  pas  des  yeux.  Aussi  bien  il  pourrait  se 
présenter  telle  circonstance... 

Séverin  se  chargea  d'achever  pour  lui  sa  phrase,  en  disant  :  — 
Quand  vous  serez  ministre,  monsieur  le  comte,  il  sera  votre  secré- 
taire. 

Le  front  du  comte  d'Arolles  s'illumina.  —  Qui  songe  à  être  mi- 
nistre? s'écria-t-il.  Puei'i,  favete  Ungidsl 

—  En  attendant,  reprit  Séverin,  ne  pourriez-vous  faire  attacher 
Maurice  au  ministère  des  affaires  étrangères? 

—  Je  ne  dis  pas  non,  j'y  penserai. 

—  Fort  bien,  dit  à  son  tour  le  vicomte;  mais,  si  j'ai  voix  au  cha- 
pitre, je  fais  mes  conditions.  Je  crois  qu'il  est  fâcheux  dans  ce 
monde  de  demeurer  sur  un  échec  de  sa  volonté;  cela  porte  mal- 
heur. 

—  Est-ce  bien  lui  qui  parle?  fit  le  comte  en  poussant  le  coude  de 
Séverin.  Monsieur  Maubourg,  vous  êtes  ventriloque. 

—  Ah!  si  l'on  refuse  de  m'écouter..,,  reprit  Maurice. 

—  Je  t' écoute  de  mes  deux  oreilles, 

—  J'ai  fait  mes  études  de  droit  tant  bien  que  mal,  poursuivit-il 
d'un  ton  délibéré. 

—  Plutôt  mal  que  bien. 

—  Mieux  que  tu  ne  crois  ;  il  y  a  des  gens  à  qui  la  science  vient 
en  boulevardant.  Quand  la  gueiTe  a  éclaté,  j'allais  prendre  ma  li- 
cence. Je  la  prendrai. 

—  Bans  six  ans? 

—  Dans  six  mois,  après  quoi  tu  feras  de  moi  ce  qu'il  te  plaira. 

—  C'est  sérieux? 

—  Je  t'en  donne  ma  parole. 

—  Ta  parole  vaut  de  l'or,  lui  dit  Geoffroy  en  lui  serrant  la  main, 
tu  ne  la  prodigues  pas;  jusqu'à  ce  jour  je  n'avais  pu  obtenir  de  toi 
rien  qui  ressemblât  à  un  engagement. 

Convaincu  de  la  sincérité  de  son  frère,  il  approuva  chaleureuse- 
ment sa  résolution,  et  en  effet  Maurice  était  sincère.  Peut-être  sa 
pensée  de  derrière  la  tête  était-elle  de  gagner  du  temps,  peut-être 
avait-il  quelque  autre  intention. 

—  Ya,  mon  fils,  lui  dit  Geoffroy,  nourris  soigneusement  ce  beau 
feu,...  sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Simone  est  le  prix! 

On  annonça  que  la  voiture  qui  devait  emmener  à  Bayonne  le  vi- 
comte et  son  ami  était  avancée.  Ils  cherchèrent  M'"'  d'Arolles  pour 
lui  faire  leurs  adieux.  Elle  était  sortie. 

—  Ma  chère  marquise,  pourriez-vous  me  dire  où  est  ma  femme? 
demanda  le  comte  d'Arolles  à  M'"«  de  Niollis,  qui  à  son  ordinaire  se 
promenait  dans  le  jardin  avec  un  livre.. 


Mit 


LE   FIANCÉ    DE    m"^    SAINT-MAUR.  279 

—  Mon  cher  comte,  pourriez-vous  me  dire  où  est  mon  mari?  lui 
répondit-elle  en  souriant  du  bout  de  son  nez  pointu ,  comme  le  bû- 
cheron de  Rabelais. 

Maurice  et  Séverin  avaient  dépassé  la  grille  du  parc  et  roulaient 
sur  la  route  de  Bayonne,  quand  ils  virent  arriver  un  break  attelé 
de  quatre  chevaux  noirs,  qui  allaient  comme  le  vent.  M.  de  Niollis, 
qui  les  conduisait,  les  avait  lancés  à  toute  vitesse;  on  aurait  pu 
croire  qu'ils  avaient  pris  le  mors  aux  dents.  Le  break  contenait  six 
jeunes  femmes,  dont  cinq  craignaient  un  accident  et  poussaient  des 
cris  aigus,  tandis  que  la  sixième,  qui  était  la  comtesse  d'Arolles,  se 
moquait  sans  miséricorde  de  leur  effroi.  Lorsque  les  deux  voitures 
se  croisèrent,  elle  n'eut  que  le  temps  de  crier  à  son  beau-frère  :  — 
Bon  voyage  !  nous  nous  reverrons  à  Paris. 

Il  la  salua;  Séverin,  qui  avait  les  yeux  sur  lui,  le  vit  pâlir.  Mau- 
rice s'aperçut  que  son  ami  le  regardait,  et,  affectant  un  ton  de  froide 
indifférence  :  —  Je  plains  mon  frère,  lui  dit-il,  car  il  a  épousé  la 
perle  des  enfans  gâtés. 

Pendant  le  reste  du  jour,  il  fut  taciturne,  et  Séverin  respecta  son 
silence.  Il  réussit  à  dormir  dans  le  chemin  de  fer  ;  il  se  réveilla  près 
de  Bordeaux  et  poussa  un  grand  soupir  de  soulagement  en  suppu- 
tant le  nombre  de  kilomètres  qui  le  séparaient  du  château  de  la 
comtesse  d'Arolles,  M.  Maubourg  le  père  avait  une  affaire  en  sus- 
pens dans  les  environs  de  Gien,  il  avait  chargé  son  fils  de  la  régler 
à  son  retour.  Séverin  avertit  Maurice  qu'il  prendrait  congé  de  lui  à 
Orléans  et  le  laisserait  continuer  seul  sa  route  sur  Paris. 

—  Soit ,  lui  dit  Maurice,  mais  tu  te  rappelles  ce  que  tu  m'as 
promis. 

—  Qu'ai-je  bien  pu  te  promettre? 

—  De  t'en  aller  à  Fontainebleau  et  d'y  faire  la  connaissance  de 
M^'''  Saint-Maur. 

—  A  quel  titre  me  présenterai-je  ? 

—  A  titre  d'ambassadeur;  je  te  donnerai,  si  tu  veux,  des  lettres 
de  créance.  Par  la  même  occasion,  tu  expliqueras  au  colonel  que  je 
ne  suis  pas  encore  sous-préfet. 

—  Tu  lui  donneras  toi-même  tes  explications,  répondit  Séverin. 

—  Non,  tu  t'en  tireras  mieux  que  moi.  Je  n'ai  jamais  su  causer 
avec  ce  bouillant  colonel;  c'est  un  de  ces  esprits  qui,  comme  Guz- 
man,  ne  connaissent  point  d'obstacle,  qui  vont  droit  devant  eux 
comme  un  boulet  de  canon.  Je  me  jette  de  côté  pour  éviter  le  bou- 
let, et  il  en  résulte  qu'il  me  reproche  de  manquer  de  conversation. 
Vous  vous  entendrez  à  merveille.  Je  t'ai  vanté  à  lui  comme  un  phé- 
nix, il  sera  charmé  de  te  voir.  Tu  lui  diras  que,  si  je  ne  suis  pas 
sous-préfet,  j'ai  pris  l'héroïque  résolution  de  retourner  sur  les  bancs 
de  l'école,  que  dans  six  mois  je  serai  licencié  en  droit,  que  trois 


280  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mois  plus  tard,  jour  pour  jour,  je  ne  puis  manquer  d'être  nommé 
ambassadeur  à  Londres,  que  c'est  toi  qui  en  réponds,  et  qu'il  con- 
vient d'ajourner  jusqu'alors  la  cérémonie  de  mon  mariage.  Je  ne  me 
soucie  pas  d'avoir  une  femme  qui  se  demande  chaque  matin  avec 
une  inénarrable  anxiété  :  —  Aura-t-il  trois  boules  blanches,  ou 
deux  rouges  et  une  noire?  J'ai  connu  dans  le  temps  une  actrice  cé- 
lèbre qui  avait  des  bontés  pour  un  élève  en  rhétorique.  Elle  s'éva- 
nouit de  bonheur  en  recevant  au  milieu  d'une  répétition  une  dé- 
pêche ainsi  conçue  :  «  0  mon  ange,  je  suis  bachelier!  »  Évitons  le 
ridicule,  c'est  le  premier  article  de  ma  morale. 

—  Mon  cher  ami,  lui  répliqua  Séverin,  traitons  délicatement  les 
questions  délicates.  Si  tu  es  résolu,  comme  je  le  crois,  à  ne  jamais 
épouser  ta  cousine,  il  faut  le  lui  dire  franchement  et  lui  rendre  sa 
liberté. 

—  Yoilà  où  tu  te  trompa,  reprit  Maurice.  J'ai  jeté  la  plume  au 
vent,  le  vent  a  tourné  et  me  pousse  à  la  côte;  or  je  n'ai  pas  de  rai- 
sons de  préférer  à  M"^  Saint-Maur  tel  autre  parti  qu'on  pourrait  me 
proposer.  Il  se  peut  qu'en  l'épousant  je  fasse  une  sottise,  il  se  peut 
aussi  que  j'en  fasse  une  en  ne  l'épousant  pas.  Je  compte  sur  toi 
pour  me  tirer  de  cette  incertitude. 

—  Bien  obligé,  je  n'accepte  pas  le  paquet. 

—  Entends-moi  donc  jusqu'au  bout,  on  ne  rembarre  pas  ainsi 
les  gens.  Ma  seule  inquiétude  est  que  Simone  ne  soit  une  petite  fille 
parfaitement  nulle.  Je  suis  résolu  à  la  voir  par  tes  yeux  ;  tu  exami- 
neras, tu  apprécieras,  tu  décideras.  L'autre  jour,  dans  le  château 
que  tu  sais,  un  volume  de  Vauvenargues  m'est  tombé  dans  les 
mains,  et  j'ai  lu  ceci  :  «  Je  suis  faible,  inquiet,  farouche,  sans  goût 
pour  les  biens  communs,  opiniâtre,  singulier,  tout  ce  qu'il  vous 
plaira.  »  Me  voilà  bien,  me  dis-je,  et  Vauvenargues  m'avait  connu. 
Eh  bien  !  mon  cher,  quand  on  est  farouche  et  tout  ce  qu'il  vous 
plaira,  on  renonce  à  se  gouverner  soi-même,  et  quand  on  a  le  bon- 
heur d'avoir  sous  la  main  un  architecte  aussi  raisonnable  qu'obli- 
geant, on  l'emploie.  11  y  a  cela  de  bon  dans  la  raison,  que  lorsqu'il 
y  en  a  pour  un,  il  y  en  a  pour  deux. 

Séverin  se  défendit  énergiquement  d'accepter  la  singulière  mis- 
sion que  lui  imposait  le  vicomte.  Il  argumenta,  protesta;  mais 
Maurice  le  pressa  tant  qu'il  finit  par  céder.  En  le  quittant  à  la  gare 
d'Orléans,  il  lui  promit  que  dans  quelques  jours  il  se  rendrait  à 
Montargis  et  de  Montargis  à  Fontainebleau,  pour  s'assurer  si,  oui 
ou  non,  M"'  Simone  Saint-Maur  était  une  petite  fille  parfaitement 
nulle. 

Victor  Cherbuliez. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n°.) 


LE   MONT   ATHOS 


UN  VOYAGE  DANS  LE  PASSE. 


Quel  esprit  amoureux  des  études  historiques  n'a  passionnément 
rêvé  de  revivre  une  heure  dans  un  des  siècles  lointains  pour  en 
surprendre  la  physionomie,  les  mœurs,  l'état  de  pensée?  Voir  avec 
toute  la  clarté  de  la  vue  contemporaine  une  de  ces  époques  dont  le 
souvenir  nous  arrive  faussé  par  l'ignorance  ou  la  passion,  et  que 
tous  les  efforts  de  la  critique  ne  peuvent  restituer  avec  assez  d'au- 
torité pour  nous  convaincre,  ce  ne  serait  pas  seulement  un  plaisir 
délicat;  pour  telle  période  obscure,  ce  serait  la  fin  des  angoisses 
de  la  conscience  humaine.  Ce  rêve  est  moins  chimérique  qu'il  ne 
semble;  pour  le  réaliser  en  partie,  il  suffît  de  s'attacher  à  ce  prin- 
cipe tutélaire  d'où  sortira  le  redressement  de  bien  des  erreurs  : 
pour  l'ensemble  de  la  famille  humaine,  les  phases  de  l'histoire  sont 
non  pas  successives,  mais  bien  plutôt  synchroniques.  —  En  cher- 
chant judicieusement  autour  de  lui,  dans  ce  vaste  monde,  l'histo- 
rien peut  toujours  trouver  chez  les  races  attardées  les  types  vivans 
des  sociétés  passées,  de  même  que  l'astronome,  en  interrogeant  le 
système  céleste,  arrivera  à  reconnaître  dans  quelques-unes  des  pla- 
nètes les  types  actuels  des  métamorphoses  par  lesquelles  a  passé  la 
nôtre  à  ses  origines.  Dans  cette  voie,  le  grand  initiateur  sera  tou- 
jours l'immobile  Orient,  la  terre  féconde  en  surprises.  Le  secret 
de  l'histoire!  c'est  peut-être  celui  que  garde  son  sphinx  à  l'entrée 
de  ses  déserts. 

Nous  lui  avons  dû  la  solution  de  plus  d'un  problème  de  ce  genre; 
nous  voulons  demander  aujourd'hui  à  l'une  de  ses  plus  étonnantes 
reliques  la  révélation  d'une  époque  fort  peu  connue,  du  moyen  âge 
byzantin.  Ce  sont  les  moines  du  mont  Athos  qui  se  chargeront  de 
soulever  le  voile.  Depuis  longtemps,  notre  curiosité  était  éveillée  sur 
cette  république  théocratique ,  épave  intacte  laissée  par  les  sièclPg 


282  REVUE   DESr  DEUX  MONDES. 

sur  une  côte  perdue  de  la  mer  Egée.  Nous  savions  que  ses  monas- 
tères étaient  autant  de  musées  où  l'on  retrouvait  armé  de  toutes 
pièces  cet  art  byzantin  dont  les  documens  sont  si  rares  partout  ail- 
leurs; on  nous  promettait,  au  prix  de  quelques  jours  de  vie  ascé- 
tique, un  voyage  au  cœur  du  xii^  siècle.  L'occasion  attendue  se 
présenta  enfm,  et  au  mois  de  juillet  de  cette  année  nous  nous  em- 
barquions sur  un  bâtiment  turc  chargé  de  pèlerins,  qui  devait 
nous  conduire  directement  à  la  montagne  sainte,  naturellement  fort 
oubliée  par  les  itinéraires  des  paquebots. 

A  peine  installés  à  bord  du  bateau  qui  nous  emporte  hors  de  l'ac- 
tivité mercantile  de  la  Corne-d'or,  nous  nous  sentons  au  seuil  d'un 
autre  monde.  Avec  le  capitaine  génois  et  les  quelques  marins  turcs 
qui  dirigent  la  lourde  machine,  nous  sommes  les  seuls  profanes 
parmi  tant  de  saintes  gens.  Le  clergé  de  haut  rang  occupe  l'arrière, 
partagé  en  deux  camps  :  d'un  côté  le  métropolitain  de  Nicée  et  l'ar- 
chevêque de  Larisse,  se  rendant  en  mission  à  l'Athos,  entourés  de 
nombreux  acolytes,  de  l'autre  des  dignitaires  du  couvent  russe  de 
Saint-Pantéleimon.  Les  rapports  sont  froids  entre  ces  deux  groupes, 
et  nous  en  dirons  la  cause.  La  conversation  s'engage  pourtant  à 
table  :  le  petit  vin  dalmate  rapproche  les  cœurs,  et  sous  sa  bénigne 
influence  le  vieux  métropolitain  nous  porte  de  nombreuses  santés 
en  commentant  jovialement  le  texte  de  Fapôtre  :  «  nous  sommes 
tous  frères.  »  Remontés  snr  le  pont,  les  hiératiques  personnages 
reprennent  tous  leurs  avantages  extérieurs  de  gravité  plastique. 
Assis  côte  à  côte  sur  les  bancs,  leurs  chapelets  à  la  main,  éclairés 
d'en  bas  par  la  lumière  qui  filtre  des  claires -voies,  ils  profilent 
sur  le  ciel  leurs  bonnets  noirs  et  leurs  longues  barbes  blanches, 
raides  et  majestueux;  on  dirait  d'une  de  ces  fresques  aux  teintes 
sombres  où  se  déroulent  les  assemblées  conciliaires,  dans  la  nuit 
des  nefs  byzantines,  au-dessus  des  lampes  de  l'autel.  —  Sur  l'avant 
grouillent  les  pèlerins  de  bas  étage,  et  Dieu  sait  s'il  y  en  a,  gens 
de  toute  langue  et  de  toute  race.  Russes,  Grecs,  Albanais,  Bul- 
gares, popes,  caloyers,  tous  sordides  et  pittoresques,  parqués  sur 
les  planches  comme  un  troupeau  de  moutons  ;  ils  se  sont  endor- 
mis les  uns  sur  les  autres,  dans  un  indescriptible  fouillis  de  mem- 
bres humains;  à  la  clarté  vague  des  fanaux,  roulés  dans  des  cou- 
vertures blanches  aux  plis  de  suaire,  étendus  ou  recroquevillés 
pêle-mêle  parmi  leurs  fusils  et  leurs  sacs,  tous  ces  corps  immobiles 
donnent  au  pont  l'aspect  lugubre  d'un  champ  de  bataille  jonché 
des  proies  de  la  mort  un  soir  de  défaite.  —  Quelques-uns  se  sou- 
lèvent et  s'accroupissent  sur  leurs  genoux  pour  contempler  en  fre- 
donnant des  cantiques  les  splendeurs  nocturnes  :  le  croissant  qui 
surgit  à  l'horizon  et  laboure  les  vagues  comme  un  soc  de  charrue,, 
y  traçant  d,es  sillons  d'or.  Le  navire  fuit  devant  lui,  crachant  sa 


LE   MONT   ATHOS.  283 

fumée  noire  aux  étoiles,  d'où  tombent  les  rêves  coutumiers  de  la 
nuit  de  mer,  les  griseries  du  cerveau,  les  libres  élans  de  l'âme, 
les  ressouvenirs  mélancoliques  de  la  vie  errante. 

Le  matin  du  second  jour,  entre  les  îles  d'Imbros  et  de  Lemnos, 
nous  distinguons  la  haute  pyramide  de  l'Athos,  qui  grandit  devant 
nous  jusqu'au  soir.  Ce  sommet,  qui  commande  l'horizon  de  tous  les 
points  de  l'Archipel,  a  toujours  exercé  un  singulier  prestige  sur 
l'imagination  des  navigateurs.  Les  anciens  prétendaient  que  son 
ombre  couvrait  au  couchant  l'île  de  Lemnos,  distante  de  plus  de 
cent  milles;  le  sagace  Pline  répète  cette  fable  après  Hérodote;  le 
pèlerin  de  Nuremberg,  le  bon  frère  Faber,  l'em-egistre  avec  res- 
pect. Que  de  temps  il  a  fallu  à  l'esprit  humain  pour  tenter  cet  effort 
si  simple,  —  de  contrôler  le  témoignage  de  la  légende  par  celui  de 
ses  propres  yeux  ! 

Le  navire  contourne  de  nuit  les  parois  à  pic  de  la  montagne,  où 
la  lune  tire  de  l'ombre  de  nombreuses  taches  blanches  :  ce  sont  les 
monastères.  A  deux  heures  du  matin,  il  jette  l'ancre  devant  la  plus 
apparente  d'entre  elles  :  nous  sommes  arrivés  au  couvent  russe  de 
Saint-Pantéleimon.  Alors  commence  pour  nous  une  vision  dantesque 
et  la  lutte  de  la  raison  contre  une  réalité  plus  chimérique  que  tous 
les  rêves.  Des  barques  montées  par  de  maigres  ombres  aux  longs 
bonnets  noirs,  aux  cheveux  pendans,  accourent  dans  les  ténèbres 
et  s'attachent  aux  flancs  du  bateau  ;  ces  rameurs  fantastiques  nous 
enlèvent  silencieusement  et  nous  portent  au  rivage.  D'autres  ombres 
semblables  attendent  en  foule  sur  un  petit  môle,  promenant  des  lan- 
ternes dont  la  clarté  leur  prête  une  vie  factice.  Elles  nous  précèdent, 
nous  montons  quelques  minutes  les  lacets  d'un  chemin  de  ronde 
entre  de  hautes  murailles;  par  un  porche  voûté,  profond  comme  un 
portail  de  forteresse,  surchargé  d'icônes  qui  sourient  mystérieuse- 
ment à  travers  les  grillages  de  leurs  cadres,  où  brûlent  des  lampes, 
nous  pénétrons  dans  une  cour  spacieuse,  entourée  d'églises  et  de 
corps  de  logis  :  ces  derniers  s'étagent  à  perte  de  vue  sui'  nos  têtes 
dans  un  désordre  inextricable.  Sur  le  pavé  de  la  cour,  rayé  par  les 
caprices  de  la  lune,  un  peuple  de  moines,  spectres  noirs  et  muets, 
glissent  avec  des  allures  de  fantômes  :  autour  de  nous,  toute  réalité 
fuit  dans  la  nuit  et  le  silence.  Là -haut  seulement,  en  levant  les 
yeux,  nous  apercevons  au  dernier  de  ces  étages  accumulés  sur  la 
montagne  une  façade  d'église  illuminée  :  des  flots  de  lumière  et  des 
chants  lentement  psalmodiés  s'échappent  de  ses  fenêtres,  tombent 
du  ciel  dans  ces  profondeurs.  —  Nous  voici  en  plein  merveilleux 
et,  comme  on  nous  l'avait  promis,  en  plein  moyen  âge.  Essayons 
donc  de  reprendre  à  ses  origines  un  passé  qui  ne  se  distingue  guère 
du  présent  pour  mieux  comprendre  les  spectacles  qui  vont  se  dé- 
rouler sous  nos  yeux. 


28/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I. 


Entre  les  golfes  de  Salonique  et  de  Gontessa,  la  péninsule  chal- 
cique  projette  vers  l'Archipel  trois  promontoires  égaux ,  séparés 
par  les  baies  profondes  de  Gassandra  et  de  Monte-Santo.  La  plus 
orientale  de  ces  langues  de  terre,  celle  que  les  anciens  appelaient 
Acte,  est  une  étroite  arête  de  montagnes,  longue  d'environ  60  kilo- 
mètres, qui  s'élève  graduellement  depuis  l'isthme  étranglé  où  elle 
prend  naissance  jusqu'au  sommet  de  1  Athos,  haut  de  2,000  mètres. 
Ces  cimes  malaisées  et  les  forêts  impénétrables  qui  en  couvrent  les 
versans  devinrent  de  très  bonne  heure  pour  l'ascétisme  chrétien 
une  seconde  Thébaïde.  Aux  époques  troublées  du  moyen  âge  orien- 
tal, la  presqu'île  offrait  aux  populations  grecques  d'Europe  et  d'Asie, 
lasses  d'un  état  social  intolérable,  les  séductions  d'un  climat  heu- 
reux, d'une  nature  magnifique,  d'une  retraite  isolée,  forteresse  na- 
turelle à  l'abri  des  invasions  et  des  tyrannies  qui  désolaient  le 
bas-empire.  Dès  le  ix^  siècle,  les  solitaires  qui  y  affluaient  isolément 
se  groupent  en  communautés  monacales,  et  constituent  la  répu- 
blique quasi -autonome  qui  fonctionne  encore  aujourd'hui.  Non 
moins  que  la  ferveur  des  premiers  cénobites,  les  largesses  et  les 
privilèges  octroyés  au  petit  état  par  les  empereurs  byzantins,  dont 
plusieurs  y  vinrent  finir  leurs  jours,  assurèrent  à  la  montagne  sainte 
une  considération  et  une  opulence  croissantes  :  de  là  à  la  vénération 
religieuse,  la  transition  était  naturelle  pour  des  populations  orien- 
tales; cette  vénération  et  l'affluence  des  pèlerins  qu'elle  entraîne  le 
cèdent  à  peine,  même  de  nos  jours,  à  l'attraction  des  lieux  saints 
de  Palestine. 

Au  X*  siècle,  les  bulles  impériales  attestent  l'existence  des  plus 
anciens  monastères,  Lavra,  Vatopédi,  Iviron,  Xéropotamo.  Un  peu 
plus  tard,  les  princes  slaves  arrivent  à  l'Athos,  et  rivalisent  de  gé- 
nérosité avec  les  Gomnène.  Stéphan  Némania,  grand -joupan  de 
Serbie,  reconstruit  le  couvent  serbe  de  Ghilandari  en  1197.  Son  fils 
Saba,  l'une  des  figures  légendaires  de  la  vieille  montagne  byzan- 
tine, prend  l'habit  à  Roussicon,  et  devient  igoumène  de  Vatopédi. 
Les  donations  affluent  avec  ces  illustres  néophytes,  la  fortune  mo- 
nastique se  traduit  par  des  fondations  nouvelles  et  des  achats  de 
terres  au  dehors,  l'Athos  ceint  son  front  chenu  d'une  couronne  d'é- 
glises et  de  couvens.  La  conquête  latine  suspend  brusquement  le 
cours  de  ces  prospérités  pendant  la  première  moitié  du  xiii^  siècle  : 
les  compagnons  de  Baudouin  refluent  sur  la  Roumélie,  en  quête  de 
fiefs;  un  seigneur  franc  se  bâtit  un  château -fort  dans  la  montagne 
sainte,  sans  doute  un  de  ces  donjons  à  mine  insolente  qui  se  mirent 
encore  au  fil  de  l'eau  sur  les  promontoires  rocheux  du  versant  nord- 


LE   MONT   ATHOS.  285 

est.  Le  barbare  d'Occident,  dont  les  scrupules  se  sont  usés  de  longue 
date  à  piller  les  moines  lombards  ou  rhénans,  est  peu  sensible  aux 
dolentes  litanies  de  ces  schismatiques  et  les  rançonne  sans  pitié.  En 
même  temps,  à  l'instigation  d'Innocent  III,  une  tentative  est  faite 
pour  latiniser  le  principal  centre  monastique  de  l'orthodoxie.  Les 
Amalfitains ,  ces  infatigables  pionniers  qu'on  retrouve  à  l'avant- 
garde  de  toutes  les  entreprises  occidentales  en  Orient,  fondent  le 
couvent  catholique  d'Omorphonô ,  dont  les  ruines  abritent  aujour- 
d'hui des  chevriers  sous  un  toit  de  lierre,  dans  un  des  sites  les  plus 
pittoresques  de  la  presqu'île. 

Cet  orage  a  passé  pourtant  :  l'autocrator  orthodoxe  est  rendu  à 
ses  peuples;  le  Paléologue  sera  aussi  dévot,  aussi  généreux,  aussi 
paternel  pour  les  cénobites  que  l'avait  été  le  Comnène.  C'est,  du  xiii® 
au  xv«  siècle,  l'époque  de  la  pleine  floraison  monastique;  de  toutes 
les  couches  de  cette  société  byzantine  troublée ,  blasée,  surmenée, 
des  recrues  arrivent  dans  la  tranquille  retraite.  La  faveur  impériale 
et  les  largesses  qui  la  traduisent  permettent  d'édifier  de  nouveaux 
monastères  :  Simopétra,  Aghios-Dionysios ,  Castamoniti,  s'élèvent; 
un  art  appauvri  déjà,  mais  facile  et  fécond,  emplit  les  églises  et  les 
trésors  conventuels  de  ses  productions  diverses.  Comblés  par  les 
maîtres  de  Byzance,  les  moines  ne  le  sont  pas  moins  par  les  des- 
potes du  Danube;  ils  ménagent  prudemment  ces  barbares,  dont  la 
main  hardie  déchire  chaque  jour  l'empire  de  Constantin  tout  le  long 
du  Balkan  ;  dans  les  fresques  de  cette  époque,  Andronic  et  Alexis, 
ceints  du  globe  à  l'aigle  éployée  et  couverts  de  la  pourpre  romaine, 
se  mêlent  familièrement  aux  robes  de  fourrures,  aux  bonnets  à 
aigrettes  des  rois  bulgares,  des  krals  de  Servie,  des  voïvodes 
d'Hungro-Valachie;  au  bas  des  chrysobulles  qui  s'entassent  aux  ar- 
chives, apportant  des  fermes,  des  villages,  des  droits  régaliens,  les 
sceaux  de  l'empire  se  heurtent  aux  croix  slavonnes  ;  à  la  porte  de 
l'église,  la  charte  de  fondation  est  reproduite  avec  la  même  con- 
fiance, qu'elle  soit  en  lettres  grecques  au  nom  du  basilcus  ou  en 
caractères  cyrilliques  à  celui  du  tsar.  Les  témoins  matériels  laissés 
ici  par  le  temps  donnent  une  image  fidèle  de  cette  anarchie  du  bas- 
empire,  de  cette  confusion  de  pouvoirs  au  milieu  desquelles  la  pru- 
dence monastique  savait  naviguer  à  son  plus  grand  profit.  L'in- 
fluence des  solitaires  rayonnait  d'ailleurs  en  dehors  de  leur  retraite: 
dès  le  xiv^  siècle,  ils  deviennent  une  puissance  morale  dans  la 
monarchie,  les  médiateurs  écoutés  des  querelles  qui  la  déchirent, 
Nous  retrouvons  ici  les  fortunes  monacales  si  communes  dans  notre 
société  féodale  des  premiers  siècles;  un  religieux  part  pour  Byzance 
son  bâton  à  la  main;  son  renom  de  sainteté  retentit  dans  le  concile, 
sa  souplesse  à  l'intrigue  trouve  le  chemin  de  la  chambre  royale  : 
du  gouvernement  de  son  monastère,  il  passe  à  celui  de  l'église 


286  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

orientale  et  finit  sur  le  trône  patriarcal  de  Sainte-Sophie,  à  moins 
qu'abreuvé  de  dégoûts  il  ne  revienne  à  sa  montagne  bâtir  un  nou- 
veau couvent,  comme  le  fondateur  de  Stavronikita ,  le  patriarche 
Jérémie ,  et  mourir  une  seconde  fois  au  monde  sous  la  bure  brune 
du  caloyer. 

Tandis  que  la  république  athonite  grandissait  et  s'émancipait  de 
plus  en  plus  dans  le  chaos  byzantin,  qu'elle  attirait  à  elle  tout  ce 
qui  restait  de  sécurité,  d'aisance  et  de  lueurs  intellectuelles,  l'em- 
pire s'effondrait.  Un  jour  vint  où  les  guetteurs  de  la  tour  avancée 
qui  protège  le  couvent  de  Lavra  signalèrent  en  mer,  au  lieu  de  la 
trirème  à  la  proue  dorée  chargée  des  présens  royaux ,  une  lourde 
tartane,  portant  le  croissant  à  son  enseigne.  Ce  n'étaient  plus  ces 
pirates  barbaresques  qu'on  avait  tant  de  fois  repoussés  depuis  trois 
siècles,  c'était  un  amiral  de  Mahomet  qui  venait  imposer  la  loi  du 
vainqueur  de  Byzance.  Cette  fois  encore  la  diplomatie  des  moines 
ne  fut  pas  en  défaut  :  le  bon  accueil  fait  aux  nouveaux  maîtres  de 
l'Orient  leur  valut  la  confirmation  de  tous  leurs  privilèges.  En  paix 
avec  les  sultans,  favorisés  par  quelques-uns,  comme  Sélim  le  Ma- 
gnifique, qui  rebâtit  Xéropotamo,  ils  continuèrent  à  s'appuyer  sur 
les  princes  serbes  et  valaques,  et  de  plus  en  plus  sur  les  tsars  de 
Moscou.  Ils  se  maintinrent  ainsi  jusqu'au  commencement  de  ce 
siècle  :  à  ces  époques  prospères,  leur  nombre  se  serait  élevé  à  plus 
de  dix  mille.  C'est  à  la  fin  de  cette  courte  esquisse  de  leur  histoire 
qu'il  faut  chercher  les  ombres.  Les  ressentimens  de  la  Porte  à  la 
suite  de  la  guerre  de  l'indépendance  s'étendirent  aux  moines  atho- 
nites  :  la  diminution  de  la  ferveur  religieuse,  partant  des  néophytes 
et  des  donations,  imprima  un  temps  d'arrêt,  puis  une  rapide  déca- 
dence à  la  communauté;  la  sécularisation  des  biens  ecclésiastiques 
en  Moldo-Valachie,  d'où  elle  tirait  la  meilleure  part  de  ses  revenus 
sur  les  legs  des  anciens  voïvodes,  lui  porta  surtout  un  coup  mortel; 
enfin,  si  peu  qu'il  ait  soufflé  sur  l'Orient,  l'esprit  du  siècle  a  touché 
au  vénérable  édifice  :  c'est  dire  qu'il  menace  ruine.  Nous  aurons 
occasion  de  signaler  les  autres  causes  de  l'anémie  dont  se  meurt  la 
pieuse  nation  en  l'interrogeant  sur  sa  valeur  actuelle;  toujours  est- 
il  que  nous  l'avons  trouvée  réduite  à  5,000  âmes  environ,  suivant 
l'estimation  la  plus  favorable  à  6,000. 

Cette  population  est  exclusivement  composée  de  religieux  soumis 
à  la  règle  de  saint  Basile.  L'usage  de  la  viande,  du  tabac,  des  bains, 
leur  est  inconnu.  Ils  portent  uniformément  une  robe  de  laine  noire, 
toute  la  barbe,  et  toute  la  chevelure  ramenée  en  nattes  sous  un  haut 
cylindre  d'un  tissu  grossier.  L'église  orientale  a  conservé  l'antique 
croyance  nazaréenne  que  le  fer  ne  doit  pas  toucher  la  tête  de  ceux 
qui  se  vouent  au  Seigneur  :  non  tanget  capnl  novacula,  disaient  les 
parens  de  Samson.  Les  moines  n'ont  pourtant  pas  à  craindre  les 


LE   MOî*T   ATHOS.  287 

ciseaux  de  Dalila;  la  particularité  la  plus  curieuse  de  leur  règle  est 
la  prohibition  absolue  faite  à  toute  femme,  à  tout  enfant,  à  tout  ani- 
mal femelle,  de  pénétrer  sur  le  territoire  de  l'Athos.  Ces  défenses 
puériles,  pour  ne  pas  dire  révoltantes,  n'ont  jamais  été  enfreintes 
depuis  dix  siècles  :  elles  contribuent  plus  que  toute  chose  à  don- 
ner un  caractère  étrange  à  ce  coin  de  terre,  mis  hors  la  loi  de 
nature  aussi  loin  que  la  fureur  ascétique  peut  la  poursuivre. 

Il  nous  reste  à  exposer  l'organisation  toute  fédérale  et  représen- 
tative de  la  république  monacale.  Vingt  monastères  chefs  se  parta- 
gent le  territoire  de  la  presqu'île,  les  shjles  (1)  ou  petits  couvens 
suffragans,  et  les  nombreux  ermitages  qui  le  peuplent.  Ces  vingt 
monastères  envoient  chacun  un  député  à  l'assemblée  générale,  qui 
siège  dans  la  petite  ville  de  Karyès,  chef-lieu  de  la  province  :  cette 
assemblée  choisit  parmi  ses  membres  les  cinq  délégués  qui  compo- 
sent Vépistatie  ou  conseil  exécutif  chargé  de  l'administration  des 
affaires  communes;  elle  élit  tour  à  tour  dans  chaque  couvent  et  pour 
un  an  le  protathos:  c'est  le  magistrat  suprême  de  l'état  monastiquCf 
chargé  de  promulguer  et  d'appliquer  les  décisions  de  l'assemblée 
et  du  conseil.  Une  taxe  payée  par  les  couvens,  à  raison  d'une  livre 
turque  (23  francs)  pour  chacun  de  leurs  habitans,  constitue  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  budget  fédéral  mis  à  la  disposition  de  ce  gou- 
vernement. Ajoutons  qu'il  fonctionne  sous  la  haute  direction  du  pa- 
triarche œcuménique ,  juge  en  dernier  ressort  de  toute  modification 
apportée  aux  antiques  règlemens  et  de  tout  cas  litigieux.  Quant  aux 
relations  de  la  communauté  avec  la  Porte,  elles  se  bornent  à  l'envoi 
d'un  léger  tribut  annuel  (600  livres  turques,  13,800  francs);  le  cai- 
rnakam  chargé  de  le  prélever  réside  à  Karyès,  attestant  par  sa  pré- 
sence fort  inolïensive  un  lien  de  suzeraineté  tout  nominal  :  ce  fonc- 
tionnaire et  les  quelques  gendarmes  albanais  chrétiens  dont  il 
dispose  sont  les  seuls  habitans  laïques  du  territoire  :  ils  n'y  sont 
admis  qu'en  se  soumettant  aux  prohibitions  édictées  contre  le  sexe 
qui  fait  trembler  l'Athos,  depuis  la  femme  jusqu'à  la  poule. 

Les  vingt  couvens  et  leurs  skytes  se  distribuent  assez  inégale- 
ment dans  toute  la  presqu'île,  sur  les  deux  versans  de  la  chaîne, 
La  plupart  baignent  leurs  vieux  murs  dans  la  mer,  au  pied  des 
pentes  plus  douces  du  versant  oriental;  d'autres  la  commandent  du 
haut  de  quelque  saillie  de  rocher  sur  les  parois  abruptes  du  ver- 
sant occidental;  les  plus  sauvages  se  dérobent  dans  les  gorges  boi- 
sées du  centre.  Avant  d'entreprendre  le  tour  du  monde  monacal,  le 
voyageur  doit  se  rendre  à  Karyès  pour  échanger  les  lettres  patriar- 

(1)  On  donne  indiffcremment  ce  nom  (du  copte  schiet)  à  ces  couvens,  aux  ermitage» 
et  aux  solitaires  qui  les  habitent. 


288  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cales  qui  sont  le  «  Sésame,  ouvre-toi  »  de  la  sainte  montagne,  contre 
une  autorisation  circulaire  du  protathos. 

Saint-Pantéleimon  est  situé  à  l'ouest,  sur  le  golfe  d'Hagion-Oros; 
les  mulets  ne  mettent  que  trois  heures  pour  franchir  la  crête  au- 
dessus  du  couvent  russe  et  redescendre  sur  Karyès,  blottie  dans  les 
plis  de  l'autre  versant.  Nous  nous  élevons  subitement,  par  des 
rampes  en  lacets,  dans  un  paysage  d'un  vigoureux  caractère;  aux 
■maigres  vêtemens  des  collines  méridionales,  aux  fourrés  de  lauriers, 
de  chênes  nains  et  d'arbousiers,  succèdent  bientôt  les  robustes  es- 
sences de  nos  pays,  chênes,  érables,  châtaigniers  et  pins.  La  chan- 
son des  torrens  invisibles  monte  du  creux  des  ravins  sous  ces  fu- 
taies séculaires;  le  sentier  plonge  dans  les  piis  où  ils  se  dérobent, 
franchit  leurs  pierres  roulantes,  gravit  des  degrés  pratiqués  dans 
le  rocher  pour  les  pieds  des  mules,  se  perd  de  nouveau  sous  les  hal- 
liers.  En  nous  retournant,  nous  apercevons  au-dessous  de  nous,  à 
l'issue  des  gorges  qui  vont  en  s'évasant  vers  la  côte,  de  grands 
triangles  de  mer  endiamantés  de  soleil  qui  rient  à  l'ombre  épaisse 
de  ces  forêts. 

Nulle  autre  part,  dans  les  sobres  paysages  du  Levant,  la  nature 
ne  déploie  ce  luxe  alpestre  et  ne  se  produit  avec  cette  intensité  fé- 
conde. C'est  ce  qui  rend  si  bizarre  et  toujours  présent  le  contraste 
entre  cette  terre  palpitante  des  puissances  de  la  vie  et  le  cadavre 
social  qui  y  a  élu  son  tombeau.  Çà  et  là  des  maisons  grises,  des 
coins  de  champs  cultivés  apparaissent  sur  la  montagne  ;  des  robes 
noires  sortent  des  portes  et  des  sillons.  D'autres  croisent  notre 
route,  menant  les  bêtes  de  somme,  les  troupeaux,  ou  traînant  la 
besace  et  le  bâton  du  mendiant.  —  Sur  le  versant  occidental  sur- 
tout, dans  les  vallées  élargies  où  les  cultures  et  les  pâturages  trou- 
vent place,  ces  ombres  de  vie  se  multiplient.  Vu  de  haut,  l'amphi- 
théâtre qui  s'étend  à  nos  pieds  jusqu'à  la  mer  paraît  habité  et  riant. 
Le  front  chauve  de  l'Athos,  pyramide  de  pierre  nue,  toute  dorée  aux 
feux  du  midi,  le  domine  à  notre  droite;  au-dessous  de  lui,  les  sapins 
et  les  érables  se  disputent  seuls  les  régions  hautes  :  sur  les  nombreux 
contre-forts  qui  en  naissent  et  viennent  mourir  au  bord  de  l'eau, 
des  maisons  isolées,  des  hameaux,  des  couvens,  montrent  leurs 
têtes  blanches  dans  la  verdure;  sur  la  côte,  d'un  dessin  gracieux 
et  accidenté,  un  cordon  de  monastères  s'avance  avec  les  promon- 
toires, se  dérobe  avec  les  baies,  profile  ses  tours  féodales  sur  l'ho- 
•'zon  de  mer  que  ferment  au  loin,  noyés  dans  une  vapeur  lumineuse, 
les  sommets  de  Thasos,  de  Lemnos  et  de  Samothraki. 

Nous  descendons  à  travers  des  vignes  et  une  forêt  de  noisetiers, 
dont  les  fruits  convertis  en  eau-de-vie  représentent  un  des  princi- 
paux produits  du  pays,  sur  les  premières  maisons  de  Karyès.  C'est 


LE   MONT   ATHOS.  289 

un  gros  village  éparpillé  dans  la  verdure,  tout  pittoresque,  tout 
murmurant  de  chutes  d'eau;  les  moulins  chevauchent  en  équilibre 
sur  les  canaux,  les  galeries  de  bois  des  maisons  à  la  turque  se  dé- 
robent sous  des  tentures  de  vigne  folle  et  de  sureau  :  on  se  croirait 
dans  un  bourg  du  Tyrol.  Ce  serait  une  toute  souriante  et  charmante 
rencontre,  si  cette  bonne  physionomie  villageoise  était  animée  par 
quelques  jeunes  mères  filant  sur  leurs  portes,  par  quelques  cris 
d'enfans  au  sabot  du  cheval  broyant  le  pavé  humide,  par  le  caque- 
tage  des  poules  et  l'aboi  des  chiens;  mais  non  :  au  bruit  de  notre 
caravane,  les  bonnets  noirs  sortent  seuls  des  lucarnes,  suivis  par 
des  faces  émaciées,  des  yeux  errant  vaguement  aux  immenses  pays 
de  l'ennui.  A  mesure  que  nous  pénétrons  au  cœur  de  la  bourgade, 
dans  l'unique  rue  bordée  par  les  échoppes  du  bazar,  nous  sentons 
croître  l'impression  d'étrangeté  et  de  tristesse  produite  par  cette 
ville,  que  n'est  jamais  venu  bénir  un  berceau  ni  honorer  un  atelier. 
Accroupis  dans  les  boutiques,  les  caloyers  débitent  la  bimbeloterie 
orthodoxe,  chapelets,  croix  de  nacre,  bois^sculptés,  grossières  xylo- 
graphies où  se  déroule  la  légende  dorée  de  l'Athos;  des  étoffes,  des 
ustensiles  de  ménage  et  des  fruits  complètent  les  ressources  de  ce 
marché. 

Après  avoir  dépassé  la  vieille  église,  métropole  de  la  montagne, 
où  nous  reviendrons  à  loisir,  on  nous  introduit  dans  une  maison  à 
galeries  de  bois  extérieures,  d'assez  méchante  apparence;  c'est  le 
konaq,  l'hôtel  du  gouvernement.  Le  caimakam  nous  reçoit,  entouré 
d'une  demi- douzaine  d'Albanais  qui  nous  présentent  des  fusils  à 
silex  et  d'opulentes  fustanelles.  Ce  fonctionnaire  fantôme  est  un 
musulman  d'Épire  :  il  parle  le  grec  plus  volontiers  que  le  turc,  vit 
en  parfaite  intelligence  avec  ses  voisins  les  épislates  et  passe  ses 
journées  dans  son  divan  ou  dans  le  leur,  à  fumer  l'éternelle  ciga- 
rette qui  finit  par  symboliser  à  l'esprit  du  voyageur  l'autorité  otto- 
mane. —  Notre  caimakam  est  d'ailleurs  la  plus  débonnaire,  la 
plus  oisive  et  la  plus  déguenillée  des  autorités  de  l'empire.  Après 
avoir  épuisé  avec  lui  le  vocabulaire  obligé  des  conversations  offi- 
cielles en  Turquie,  les  complimens  sur  la  bonté  de  l'eau,  la  douceur 
du  climat,  la  beauté  des  forêts  et  la  qualité  du  tabac  dans  son  dis- 
trict, nous  lui  demandons  de  nous  conduire  au  conseil  de  la  mon- 
tagne sainte  qui  nous  attend  dans  une  salle  voisine. 

La  porte  s'ouvre;  on  nous  introduit  dans  le  vénérable  chapitre  : 
jamais  peut-être  nous  n'avons  éprouvé  à  un  degré  aussi  absolu  la 
sensation  de  la  chute  dans  le  passé,  même  en  descendant  dans  les 
hypogées  de  Saqqarah  et  de  Thèbes,  où  les  momies  vous  reçoivent 
dans  l'intimité  de  leurs  habitudes  quotidiennes  d'il  y  a  six  mille 
ans.  —  Les  épistates  sont  assis  le  long  du  mur  :  en  tête,  sur  la  ca- 

TOME  xin.  —  1876.  19 


290  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

thèclre  et  sous  l'image  de  la  Panagia,  \q  proiathos-,  à  côté  de  lui, 
un  greffier  penché  sur  son  calame.  Tout  est  noir  sur  les  mornes 
personnages,  sauf  les  longues  barbes  blanches  qui  ondoient  unifor- 
mément sur  la  poitrine  et  les  faces  de  cire  qu'aucune  inquiétude  de 
pensée  n'a  jamais  plissées.  Cette  expression  de  calme  indicible  et 
d'atonie  est  décuplée  par  le  vague  du  regard;  éteint  aux  passions 
du  corps  et  de  l'âme,  il  n'est  plus  ce  reflet  de  la  clarté  intérieure 
qui  a  fait  appeler  du  même  mot,  dans  la  vieille  poésie  grecque, 
l'homme  et  la  lumière.  Les  prélats  nous  parlent  lentement  dans 
cette  langue  morte,  faite  de  débris  hellènes  et  byzantins,  qui  achève 
l'illusion.  La  conversation  se  borne  aux  banalités  précédemment 
échangées  avec  le  caimakam  :  on  sent  qu'il  serait  difficile  de  de- 
mander un  autre  effort  de  pensée  à  nos  interlocuteurs,  et  pour- 
tant on  n'essaie  pas  de  lutter  avec  le  profond  respect  qui  se  dégage 
de  cette  majesté  extérieure,,  matérielle,  si  l'on  peut  dire.  En  cher- 
chant à  l'analyser,  nous  n'y  trouvons  toujours  qu'une  même  cause  : 
ces  vieillards  ont  huit  cents  ans,  le  double  peut-être. —  Ne  sommes- 
nous  pas  à  Ghalcédoine  ou  à  Éphèse,  dans  un  des  comités  de  l'as- 
semblée conciliaire?  Eutychès  et  Eusèbe,  Photius  et  Léon  peuvent 
entrer,  développer  leurs  subtiles  rêveries  :  leurs  costumes,  leur 
langue,  leurs  idées  ne  différeront  presqu'en  rien  de  ce  que  nous 
voyons  :  ils  parleront  à  leurs  auditeurs  sans  qu'une  dissonance 
de  pensée  trahisse  ce  travail  du  temps  qui  a  mis  un  abîme  entre 
eux  et  nous;  ils  seront  chez  eux  plus  que  nous  dans  ce  milieu  con- 
temporain, où  rien  ne  saurait  nous  étonner,  hormis  de  nous  y  voir. 

Le  greffier  échange  notre  lettre  patriarcale  contre  un  permis 
timbré  du  sceau  à  quatre  pièces  du  protathos  ;  un  diacre  apporte 
les  confitures  et  le  café.  Puis  le  «  premier  homme  d'Athos  »  se 
lève  :  on  lui  remet  un  bâton  à  pomme  d'argent  où  sont  gravés  les 
noms  des  vingt  couvens,  et  il  nous  mène  processionnellement  visi- 
ter l'église  de  la  Vierge  avant  de  nous  reconduire  au  skyte  russe 
de  Saint-André,  où  nous  logerons.  On  nous  donne  des  chevaux  so- 
lides, un  père  russe  pour  guide,  un  Albanais  pour  escorte.  Nous 
partons  en  cet  équipage,  à  travers  les  collines  profondément  dé- 
coupées qui  s'abaissent  vers  le  nord  sous  leur  opulent  manteau  de 
chênes  et  de  platanes,  pour  aller  frapper  à  la  porte  des  monastères 
perdus  dans  leurs  plis  et  revenir  par  ceux  de  la  côte.  Ainsi  chevau- 
chaient les  voyageurs  du  xii''  siècle,  en  compagnie  de  moines  et 
d'hommes  d'armes,  demandant  l'hospitalité  aux  abbayes  et  la  payant 
du  récit  des  faits  de  guerre  et  de  politique. 

Il  serait  oiseux  de  raconter  ici  chacune  de  ces  journées  sem- 
blables à  la  veille,  de  décrire  chacun  de  ces  couvens  identiques  à 
eux-mêmes;  nous  retrouvons  dans  tous,  avec  une  uniformité  mo- 


LE   MONT   ATHOS.  291 

nastique,  même  plan  général,  même  caractère,  même  accueil.  Mal- 
gré sa  monotonie,  notre  vie  a  un  attrait  puissant  :  la  fidélité  scru- 
puleuse avec  laquelle  elle  nous  rend  la  vie  d'autrefois;  pas  une 
habitude,  un  usage  actuellement  dans  nos  mœurs  auquel  nous 
puissions  nous  ressaisir,  pas  une  de  nos  minutes  qui  ne  soit  em- 
pruntée aux  siècles  passés.  —  Nous  avons  aperçu  à  travers  une 
clairière  de  forêt  ou  au  tournant  d'un  promontoire  l'enceinte  de 
hautes  murailles  et  les  dômes  trapus  d'un  monastère;  TrUbanais 
décharge  son  long  fusil  pour  annoncer  les  voyageurs;  nous  met- 
tons pied  à  terre  devant  une  porte  massive,  précédée  parfois  d'un 
pont-levis  jeté  sur  le  torrent;  un  corridor  voûté,  tortueusement 
pratiqu  é  dans  le  ventre  des  tours,  et  dont  les  ténèbres  ne  sont 
éclairées  que  par  des  lampes  brûlant  devant  les  icônes,  donne  accès 
dans  la  cour  intérieure.  L'igoumène,  majestueusement  entouré  de 
ses  moines,  nous  attend  à  l'entrée  de  sa  sainte  forteresse.  Après  les 
premiers  complimens,  tous  les  noirs  personnages,  la  tête  envelop- 
pée de  ce  long  voile  de  deuil  appelé  kalimafkon^  s'engagent  devant 
nous  dans  les  détours  du  porche,  se  déploient  dans  la  grande  cour, 
jonchée  de  feuilles  de  laurier  en  notre  honneur,  et  nous  précèdent 
à  l'église  en  psalmodiant  un  chant  grave,  appuyé  de  volées  de 
cloches  carillonnantes.  Rien  ne  peut  rendre  la  solennité  puissante, 
un  peu  lugubre,  de  cet  accueil.  En  suivant  ce  sombre  cortège,  qui 
chante  sur  nous  ses  litanies,  il  nous  semble  toujours  assister  à 
notre  propre  enterrement.  On  nous  introduit  dans  l'église  :  l'igou- 
mène revêt  ses  habits  sacerdotaux  et  dit  la  prière  consacrée  pour 
le  salut  des  hôtes,  reprise  sur  un  rhythme  dolent  par  le  chœur 
des  moines;  elle  est  suivie  d'une  invocation  dia  tîn  gallikin  dimo- 
cratian,  —  pour  la  république  française.  —  Ceux  qui  ont  long- 
temps et  isolément  vécu  dans  des  contrées  reculées,  portant  pour 
leur  petite  part  la  responsabilité  et  l'orgueil  jaloux  du  nom  natio- 
nal, ceux-là  seuls  comprendront  la  sensation  indicible  que  nous 
éprouvons  à  voir,  pour  la  première  fois  sans  doute  en  ce  désert, 
tomber  devant  nous  cette  prière  étrangère  sur  l'image  soudaine- 
ment évoquée  de  la  chère  absente. 

Au  sortir  de  l'église,  ou  monte  au  parloir,  ofundariko,  générale- 
ment juché  tout  au  haut  des  grands  bâtimens  conventuels,  dans 
une  de  ces  chambres  de  bois  en  saillie  qui  couronnent  le  mur  de 
pierre  et  d'où  la  vue  s'étend  librement  sur  la  mer.  On  s'accroupit 
sur  le  divan  circulaire,  les  frères-lais  apportent  le  café,  l'eau  de 
source  et  le  glyco^  l'éternelle  confiture  de  roses  qui  joue  avec  la 
cigarette  le  principal  rôle  dans  les  conversations  orientales.  On 
échange  avec  l'igoumène  les  banalités  obligées,  on  répond  aux 
questions  politiques,  parfois  assez  saugrenues,  qui  se  pressent 
naïvement  sur  les  lèvres  de  ces  grands  enfans,  on  tire  d'eux  non 


292  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sans  peine  quelques  indications  sur  les  trésors  de  leur  couvent. 
Nous  nous  arrachons  malaisément  à  la  curiosité  oisive  de  nos 
hôtes,  et  un  caloyer  nous  guide  dans  la  visite  de  la  maison.  Malgré 
nos  ruses  pour  nous  attarder  aux  fresques  des  chapelles  et  aux 
rayons  de  la  bibliothèque,  il  faut  le  suivre  avec  résignation  dans 
ce  dédale  de  pauvres  cellules  qu'il  nous  montre  avec  orgueil,  dans 
ces  interminables  galeries  de  bois  qui  tiennent  la  place  de  nos 
cloîtres,  à  la  trapéza^  réfectoire  où  les  moines  dînent  d'un  pain  noir 
et  d'une  sardine,  au  nosocome,  où  ils  en  meurent.  La  nuit  venue, 
l'igoumène  nous  réunit  à  sa  table,  frugale  sijamais  il  en  fut,  et 
bénit  la  chère  ascétique  qu'il  nous  offre  :  des  courges  ou  des  con- 
combres bouillis  à  l'eau,  des  poissons  salés,  du  fromage  de  chèvre, 
une  pastèque...  Ce  repas,  éminemment  hostile  à  des  estomacs  eu- 
ropéens, déride  pourtant  le  grave  hiérophante,  il  s'anime  et  cause; 
de  sa  bonhomie  communicative,  de  son  commérage  un  peu  puéril , 
nous  retenons  quelques  élémens  d'information.  Enfm  on  nous  mène 
reposer  dans  la  plus  belle  pièce,  préparée  pour  nous,  et  ce  n'est 
guère  :  pour  tout  meuble,  sur  le  plancher,  un  divan  de  grosse 
étoffe  bulgare  que  nous  disputent  des  myriades  d'habitans  anté- 
rieurs. —  Le  lendemain,  à  l'aube,  les  moines  nous  reconduisent  à 
la  porte  comme  ils  nous  y  ont  accueilli;  ils  nous  donnent  les  béné- 
dictions dues  aux  partans,  nous  souhaitent  la  route  heureuse  et 
nous  disent  à  revoir,  certains  qu'ils  sont,  si  nous  revenons,  de  nous 
attendre  au  même  seuil.  Moins  confiant  dans  notre  destinée  incon- 
nue, nous  leur  répondons  adieu;  si  jamais  elle  nous  ramène  dans 
ces  solitudes,  nous  retrouverons  ces  amis  d'un  jour,  sans  un  éton- 
nement  de  leur  part,  n'ayant  pas  mesuré  le  temps  dans  leur  calme 
quotidien,  à  moins  qu'ils  ne  soient  passés,  sans  transition  sensible, 
au  repos -éternel. 

Nous  faisons  ainsi  le  tour  de  la  presqu'île ,  visitant  d'abord  les 
couvens  slaves  situés  au  nord  et  dans  l'intérieur  :  Zographo,  où  des 
bâtimens  spacieux,  de  construction  récente,  abritent  200  moines 
bulgares,  où  un  certain  air  d'aisance  et  de  vie  inaccoutumée  atteste 
le  génie  laborieux  et  actif  de  cette  race;  Ghilandari,  vieille  fonda- 
tion serbe,  dont  l'aspect  nous  reporte  au  contraire  en  plein  xii''  siè- 
cle, au  temps  du  kral  Stéphan  Némania,  qui  reconnaîtrait  sans 
peine  son  œuvre.  Arrêtons-nous  quelques  instans  ici;  nulle  part  le 
pittoresque  des  lieux  et  l'intégrité  du  passé  ne  nous  ont  frappé  à 
ce  degré.  —  Au  creux  d'une  gorge  sombre,  étroite,  sous  l'ombre 
des  grands  bois  de  pins,  le  couvent-forteresse  est  blotti  dans  une 
enceinte  de  hautes  murailles,  flanquées  de  tours  crénelées.  D'im- 
menses bâtimens  à  plusieurs  étages  d'arcades  se  terminent  par  des 
appentis  de  planches  branlantes,  recouvertes  en  chaume.  Au  centre 
de  la  cour,  entre  des  cyprès  gigantesques,  la  vieille  église  de 


LE   MONT   ATHOS.  293 

pierres  et  de  briques  alternées  sort  avec  les  cinq  dômes  du  pavé 
herbu.  Il  n'est  pas  une  de  ces  pierres  et  de  ces  briques  qui  ait  été 
remplacée  depuis  de  longues  générations  de  moines.  Une  soixan- 
taine de  caloyers,  venus  des  montagnes  serbes,  misérables  et  che- 
nus comme  leur  demeure,  aussi  simples  de  mœurs  et  d'idées  que 
leurs  aïeux  les  plus  lointains,  errent  dans  cette  cité  monastique,  qui 
en  contiendrait  un  millier,  ou  hissent  au  moyen  de  longues  cordes 
et  de  poulies  le  bois  et  les  provisions  aux  balcons  des  étages  supé- 
rieurs. —  L'igoumène,  [centenaire  comme  les  cyprès  de  sa  cour, 
tout  blanc  et  tout  cassé,  nous  reçoit  dans  une  galerie  de  bois  à  jour, 
au  faîte  de  son  donjon;  il  est  assis  sur  un  banc  boiteux,  sous  ses 
icônes,  à  la  lueur  d'une  lampe  de  cuivre  à  trois  becs,  d'un  modèle 
archaïque,  et  caresse  un  chat  noir  qui  promène  tristement  son  cé- 
libat forcé.  Depuis  quarante-cinq  ans,  le  vieillard  voit  de  cette  même 
place  la  nuit  tomber  comme  à  cettOj heure  sur  la  masse  grise  et 
rouge  du  couvent,  avec  ses  tours,  ses  arcades,  ses  dômes  cannelés, 
ses  logettes  de  poutrelles  aériennes ,  silhouette  fantastique,  vigou- 
reusement encadrée  par  les  forêts  intenses,  poussées  au  noir,  qui 
couronnent  et  étranglent  l'horizon.  Le  vent  de  mer  gémit  furieuse- 
ment à  l'entrée  de  la  gorge,  apportant  un  orage  qui  réveille  et  illu- 
mine la  solitude  de  ses  tonnerres  et  de  ses  éclairs.  Là  haut,  dans 
le  petit  coin  du  ciel  encore  blanc  entre  les  crêtes,  de  lointaines 
étoiles  passent  dans  les  cimes  des  pins;  comme  elles,  le  temps,  la 
civilisation,  les  révolutions  ont  passé  d'un  vol  pressé  sur  la  maison 
byzantine,  sans  l'apercevoir  dans  son  repli  de  forêt,  sans  troubler 
cette  famille  de  moines,  aussi  intacte,  aussi  primitive  qu'au  temps 
des  knèzes  de  Serbie,  dont  les  exploits  sont  retracés  sur  les  gravures 
grossières  appendues  au  mur. —  Et  pourtant  un  témoin  de  la  science 
et  de  la  renommée  contemporaines  a  franchi  cette  barrière  de  siè- 
cles; c'est  un  cadre  de  bois  égaré  au  parloir  entre  la  bataille  de 
Kossovo  et  la  mort  de  Marco  Kraliévitch  ;  nous  y  trouvons  ces  por- 
traits photographiques  dont  nous  reproduisons  fidèlement  l'ordon- 
nance :  l'empereur  Guillaume,  le  sultan  Abd-ul-Aziz,  le  roi  serbe 
Ourosch,  le  prince  de  Bismarck,  M.  Gambetta. 

De  Chilandari  on  gagne  le  couvent  de  Sphigménon,  sur  les  bords 
du  golfe  de  Gontessa,îet  l'on  remonte  la  côte  orientale  ;  c'est  la  partie 
riante  et  accessible  de  la  presqu'île;  les  collines  meurent  doucement 
sur  la  grève,  les  monastères  s'y  succèdent  à  courts  intervalles  jus- 
qu'au pied  du  pic,  baignant  leurs  murailles  dans  l'eau  bleue  des  pe- 
tites darses  où  se  balancent  les  barques  des  moines  pêcheurs.  Sur  ce 
rivage,  où  abordèrent  tout  naturellement  les  premiers  solitaires,  s'é- 
lèvent les  plus  anciennes  et  les'plus  importantes  des  maisons  grec- 
ques, Vatopédi,  Iviron,  Lavra.  La  première  doit  son  nom  (Vatopédi, 
l'enfant  au  framboisier)  au  jeune  fils  de  Théodose,  Arcadius;  la 


29â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

légende  le  fait  naufrager  sur  ces  côtes  en  venant  d'Italie  et  retrou- 
ver sain  et  sauf  par  les  cénobites  sous  un  de  ces  arbustes  où  la 
vague  l'avait  porté.  Iviron  fut  fondé  au  x''  siècle  par  les  Ibères  ou 
Géorgiens  et  compte  encore  trois  cents  moines.  Aghia-Lavra  (la 
sainte  réunion)  est  la  doyenne  de  la  communauté,  la  première  mai- 
son de  l'Athos  :  Avramios  de  Trébizonde,  en  religion  saint  Atha- 
nase,  s'y  établit  en  96Zi;  c'est  le  couvent  le  plus  riche  en  biens-fonds 
et  en  merveilles  de  l'art.  Ses  vastes  bâtimens  s'étendent  sur  la 
croupe  accessible  de  la  montagne;  d'Iviron,  où  l'on  quitte  la  grève, 
on  arrive  en  six  heures  à  Lavra  par  un  sentier  féerique,  en  corniche 
sur  la  mer,  au  travers  de  véritables  forêts  vierges,  les  plus  luxu- 
riantes de  tout  ce  beau  pays.  Le  chemin,  naturellement  chaussé 
de  dalles  de  marbre,  s'égare  sous  un  dais  de  lianes  et  de  lierres, 
dont  le  rideau  flottant  aux  branches  des  chênes  s'écarte  à  la  coulée 
des  torrens,  nous  laissant  voir  sur  nos  têtes  les  crevasses  blanches 
de  neige  d'où  ils  descendent,  et,  plus  haut  encore,  le  front  chauve 
du  pic  qui  rosit  au  couchant  dans  la  nue. 

Force  nous  est  de  laisser  à  Lavra  nos  chevaux;  il  faut  nous  em- 
barquer dans  un  caïque  pour  contourner  les  parois  impraticables 
de  la  montagne  qui  termine  la  presqu'île  et  revenir  dans  le  golfe 
occidental  de  Monte-Santo.  Les  aspects  >ont  changé  soudain,  les 
forêts  ont  disparu  :  nous  glissons  dans  un  double  courant  de  sa- 
phirs et  de  turquoises,  à  l'ombre  des  roches,  sous  la  muraille  de 
marbre  haute  d'un  millier  de  pieds.  Cette  muraille  est  habitée 
pourtant,  et  nous  avons  peine  à  en  croire  nos  yeux.  Des  skytes 
sont  perchés  à  toutes  les  anfractuosités  du  roc,  dans  ce  site  in- 
vraisemblable que  seul  le  crayon  pourrait  rendre  :  les  misérables 
troglodytes  qui  hantent  ces  trous  de  pierre  à  mi -ciel  en  descen- 
dent par  des  puits  creusés  dans  la  paroi ,  par  des  échelles  et  des 
cordes,  jusqu'au  bord  de  l'eau,  où  les  barques  de  Lavra  leur 
apportent  leur  subsistance.  Plus  loin,  là  où  la  pente  s'adoucit  rela- 
tivement et  où  quelque  végétation  trouve  place,  les  skytes  s'éta- 
gent  par  centaines,  du  rivage  jusqu'aux  sapins  du  sommet;  les  pre- 
miers grillent  sur  le  sable  de  la  grève,  les  derniers  frissonnent  dans 
la  neige  des  hauteurs.  Ce  sont  ces  grappes  de  points  blancs  que 
nous  apercevions  à  la  clarté  de  la  lune  en  arrivant.  Cette  ville  d'er- 
mitages, qui  imprime  un  si  singulier  caractère  au  flanc  méridional 
de  l'Athos,  s'appelle  Kapsokaliva  et  dépend  du  monastère  de  Lavra. 
Tandis  que  notre  caïque  remonte  au  nord-ouest  après  avoir  doublé 
la  pointe,  les  aspects  changent  encore  :  le  versant  occidental  de  la 
montagne  s'infléchit,  des  gorges  se  creusent  sous  la  morsure  des 
cascades;  sur  les  pitons  de  roches  qu'elles  découpent  s'élèvent  les 
couvens  les  plus  fièrement  situés  que  nous  ayons  vus  :  Aghios-Dio- 
nysios,  Aghios-Paulos,  Simopétra,  Tous  trois  dominent  la  mer  à 


LE   MONT   ATHOS.  295 

800  OU  900  pieds  de  haut  ;  les  têtes  des  moines  apparaissent  mi- 
croscopiques sur  les  bdcons  de  bois  en  saillie  qui  couronnent  leurs 
donjons.  On  y  grimpe  par  un  sentier  en  lacets,  on  pénètre  par  der- 
rière en  franchissant  le  torrent  sur  le  pont-levis,  on  débouche  du 
porche  voûté  sur  un  étroit  plateau  où  les  constructions  ramassées 
s€  pressent  autour  de  l'église  comme  si  elles  tremblaient  de  tomber 
dans  l'abîme.  Ce  sont  les  burgs  du  Rhin  avec  un  bien  autre  mépris 
du  vertige,  un  cadre  bien  plus  saisissant,  adossés  à  un  pic  des 
Alpes,  plongeant  sur  l'infini  de  la  mer.  —  Simopétra  est  la  dernière 
station  avant  de  revenir  à  Saint-Pantéleimon,  notre  point  de  dé- 
part; nous  Y  dormons  notre  dernière  nuit  de  route,  dans  un  frêle 
appentis  de  solives  soudé  à  la  tour,  en  surplomb  de  1,000  pieds 
au-dessus  des  flots,  dont  la  plainte  profonde  nous  arrive  comme  un 
vagissement  d'enfant.  Est-ce  au  bercement  éternel  de  cette  voix 
que  la  pensée  assoupie  de  nos  hôtes  doit  son  immuable  sommeil? 

II. 

Avant  de  chercher  à  éveiller  cette  pensée  confuse  pour  en  déter- 
miner le  domaine  et  la  valeur,  il  nous  reste  à  compléter  le  cadre 
historique  où  elle  se  meut  et  qui  l'explique  en  partie;  nous  deman- 
derons ce  supplément  d'informations  à  l'art,  à  la  langue  jeune  et 
inconsciente  qui  trahit  mieux  que  toute  autre  les  qualités  et  les  dé- 
fauts d'une  race.  L'étude  du  vaste  musée  que  nous  venons  de  par- 
courir est  d'ailleurs  le  grand  attrait  du  voyage  à  la  montagne 
sainte.  —  Seul  entre  toutes  les  épaves  du  monde  byzantin,  l'Athos 
a  gardé  les  témoignages  d'un  art  vivace,  complet,  adéquat  à  lui- 
même  dans  toutes  ses  manifestations,  architecture,  peinture,  orfè- 
vrerie, bibliothèques  :  nous  venons  de  les  voir  se  dérouler  devant 
nous  à  chaque  pas,  nous  enseignant  ce  que  fut  le  passé  qui  les  a 
produits,  ce  qu'est  le  présent  quand  il  les  imite. 

L'ensemble  des  constructions  essentielles  se  reproduit  dans  tous 
les  monastères  sur  un  plan  uniforme.  C'est,  selon  les  exigences  du 
site,  un  carré  ou  un  trapèze,  compris  dans  une  enceinte  de  hautes 
murailles,  parfois  indépendantes  et  flanquées  de  tours,  le  plus  sou- 
vent faisant  corps  avec  les  bâtimens  d'habitation.  Ceux-ci  s'agglo- 
mèrent dans  un  désordre  insouciant  au  dedans  de  cette  enceinte, 
autour  de  la  cour  intérieure  où  s'élève  l'église  principale,  le  Catho- 
licon;  chaque  siècle  a  apporté  son  corps  de  logis,  son  oratoire,  sa 
pierre,  sans  respect  pour  l'harmonie  primitive  du  plan.  A  l'étage 
inférieur  et  parfois  à  ceux  qui  le  surmontent,  sur  une  partie  du 
pourtour,  régnent  des  galeries  en  forme  de  cloîtres  ;  elles  prennent 
jour  sur  la  cour  par  des  arcades  cintrées,  que  supportent  des  piliers 
à  chapiteaux  byzantins.  Au-dessus  de  ces  loggic,  les  étages  supé- 


296  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rieurs  sont  percés  de  baies  étroites  et  irrégulières;  ils  s'élèvent  à 
une  grande  hauteur  dans  certains  couvens,  à  Zographo,  à  Ghilan- 
dari,  à  Vatopédi,  à  Simopétra;  sur  leur  faîte,  un  deuxième  ordre  de 
constructions  commence;  ce  sont  ces  tribunes  de  bois  en  saillie  qui 
forment  le  trait  distinctif  des  maisons  turques  sous  le  nom  de  chac- 
nicims.  Elles  débordent  leur  assise  de  pierre  à  l'extérieur  et  à  l'in- 
térieur, se  penchent  sur  les  poutrelles  qui  les  arc-boutent,  courent 
sur  toute  la  crête  du  gros  œuvre;  des  galeries,  des  balcons,  les  réu- 
nissent, et  cette  architecture  parasite  monte,  dans  les  couvens  res- 
serrés de  la  côte  occidentale,  à  une  hauteur  égale  à  celle  des  murs 
qui  la  supportent;  généralement  peintes  en  rouge,  ces  cages  de 
planches  couronnent  gaîment  les  faîtages  et  dérident  la  mine  aus- 
tère de  ces  forteresses.  Des  coupoles,  des  croix,  rompent  çà  et  là  la 
ligne  inégale  des  toits.  —  Les  plus  vieilles  de  ces  bâtisses  sont  du 
xii^  ou  du  xi^  siècle;  d'autres  datent  d'hier  dans  la  même  enceinte  : 
l'appareil  de  pierres  et  de  briques  usité  par  les  maçons  primitifs  n'a 
pas  cessé  d'être  employé.  Parfois  on  trouve  encastrées  dans  le  mur 
quelques-unes  de  ces  briques  émaillées  d'origine  persane,  dont  l'is- 
lamisme a  fait  un  des  principaux  élémens  décoratifs  de  son  archi- 
tecture. La  grâce  des  dessins,  l'éclat  des  couleurs  de  ces  fragmens 
empruntés  à  quelque  mosquée  ruinée  ne  le  cèdent  en  rien  aux 
joyaux  de  ce  genre  qu'on  trouve  encore  à  Constantinople,  à  Brousse 
et  à  Jérusalem. 

Dans  la  cour,  généralement  assez  vaste,  laissée  libre  entre  les 
bâtimens ,  l'église  conventuelle  forme  le  noyau  de  cette  agglo- 
mération. Elle  est  petite,  basse  et  ramassée  sous  ses  coupoles  de 
briques.  Rien  ne  ressemble  moins  à  nos  majestueuses  cathédrales, 
avec  leurs  nefs  profondes  réunissant  tout  le  peuple,  leurs  piliers 
élancés,  leurs  clochers  ambitieux,  leurs  flèches  aiguës  :  tout  ce  sur- 
sum  corda  de  pierre  symbolise  une  autre  pensée  religieuse,  mé- 
lancolique, fuyant  la  terre,  interrogeant  le  ciel  ;  dans  l'aiguille  du 
maçon  rhénan  qui  monte,  perce  la  nue  et  cherche,  il  y  a  une  an- 
goisse :  la  réforme  en  descendra  quelque  jour.  L'architecte  grec 
ignore  cette  angoisse;  il  est  plus  tranquille,  plus  sûr  d'un  Dieu 
qu'il  a  rêvé  moins  grand  ;  sans  l'aller  soliciter  si  haut,  il  l'attend 
sur  la  terre  riante,  se  contentant  d'élargir  un  peu  pour  le  Panto- 
crator  la  basilique  où  ont  vécu  contens  les  césars  immortels,  le 
iéron  où  ses  pères  adoraient  Zeus.  Le  grand  souci  du  maçon  orien- 
tal est  de  cloisonner  méthodiquement  son  vaisseau  pour  ne  per- 
mettre l'entrée  des  derniers  sanctuaires  qu'à  une  initiation  pro- 
gressive. 

La  plus  ancienne  de  ces  églises  est  sans  contredit  la  métropole 
de  Karyès,  dédiée  à  la  Vierge  patronne  de  l'Athos  ;  on  peut  la  faire 
remonter  sans  crainte  aux  origines  de  la  communauté,  au  xi^  ou  au 


LE    MONT    ATHOS.  297 

X*  siècle.  Elle  reproduit  fidèlement,  en  très  petites  dimensions,  le 
plan  de  Sainte-Sophie.  Un  incendie  a  détruit  la  coupole,  remplacée 
par  une  toiture  en  bois.  Dans  les  autres  églises,  d'une  époque  moins 
primitive,  la  croix  n'est  plus  inscrite  dans  un  carré,  et  dessine  à 
l'extérieur  son  ossature  ;  des  absides  semi-circulaires  terminent  le 
chevet  et  les  transepts.  Dans  quelques  édifices,  comme  à  Iviron, 
des  absidioles  s'interposent  entre  les  branches;  mais  le  principe  gé- 
nérateur est  partout  identique  :  une  coupole  centrale,  suspendue 
sur  quatre  arcs  à  plein  cintre,  que  supportent  un  nombre  égal  de 
pilastres  isolés.  Des  coupoles  plus  petites  surmontent  le  narthex 
et  les  absides  :  des  dômes  ou  des  lanternons  cannelés  accusent  à 
l'extérieur  ces  dispositions.  A  l'intérieur,  les  trois  divisions  sont 
fidèlement  respectées  :  le  chœur,  le  narthex,  l'éso-narthex;  cette 
dernière  n'est  généralement  qu'un  cloître  à  arcades  :  pourtant,  dans 
quelques  cas,  à  Chilandari  entre  autres,  l'éso-narthex  est  fermé  et 
surmonté  d'une  sixième  coupole.  Cette  église  est  une  des  plus  an- 
ciennes après  Karyès;  certaines  de  ses  parties  peuvent  être  con- 
temporaines du  fondateur,  au  xii'  siècle.  Des  chapiteaux,  des  mo- 
dillons  sculptés  d'une  époque  bien  antérieure  ont  été  employés  par 
l'architecte.  Elle  mesure  à  peine  27  ou  28  mètres  de  longueur  et 
ib  d'élévation  à  la  coupole  :  la  longueur  et  la  hauteur  des  trois  di- 
visions sont  progressives  ;  nous  croirions  que^cette  progression  était 
réglée  autrefois  par  un  canon  spécial.  La  majeure  partie  des  au- 
tres monumens  que  nous  avons  visités  peut  être  reportée  du  xvi^ 
au  xiii^  siècle;  quelques-uns  sont  datés  par  leur  charte  de  fonda- 
tion, reproduite  sur  le  mur,  d'autres  par  les  portraits  des  fonda- 
teurs, qui  attendent  humblement  dans  le  narthex,  offrant  dans  leurs 
mains  le  modèle  de  l'église  bâtie  par  eux ,  comme  l'hospodar  mol- 
dave de  Saint-Denys  (xiii^  siècle),  le  voïvode  Mathaïès  Bassaraba  à 
Xénoph  (xvr  siècle).  Celles  d'Iviron  et  de  Lavra  ne  sont  probable- 
ment pas  antérieures  au  xv®  siècle. 

Le  seul  intérêt  de  tous  ces  édifices  est  de  fixer  des  dates  et  des 
points  de  repère.  On  y  trouverait  malaisément  quelque  chose  à 
louer.  Déprimée,  lourde  et  mesquine  à  la  fois,  cette  architecture  n'a 
pas  une  ligne  franche,  pas  une  proportion  heureuse;  rien  n'arrête 
l'œil  dans  les  profils  sinueux ,  fuyans,  de  l'extérieur,  rien  ne  le 
charme  dans  les  détails  intérieurs  :  les  colonnes  et  les  pilastres  sont 
trop  courts  pour  leur  diamètre,  comme  à  toutes  les  basses  époques; 
les  chapiteaux  qui  les  terminent,  renflés  du  bas  et  s'étrécissant 
avant  de  recevoir  le  tailloir,  sont  parfaitement  disgracieux;  des 
baies  trop  étroites,  percées  en  trèfle  dans  les  absides,  éclairent  mal 
le  chœur,  et  le  narthex  est  plongé  dans  une  obscurité  complète.  — 
Nous  ne  nous  étonnerons  pas  de  cette  impuissance  des  maçons  atho- 
nites.  L'architecture  est  l'art  synthétique  par  excellence  ;  ce  n'est 


298  REVUE   DES    DEUX   iMONDES. 

pas  le  domaine  des  esprits  analytiques  et  subtils.  Le  monument  est 
le  symbole  premier-né  qui  traduit  confusément  la  pensée  des  races 
neuves  :  plus  tard  les  arts  de  détail  leur  fournissent  un  alphabet 
plus  étendu  et  plus  précis.  C'est  dans  ces  arts  secondaires,  ce  détail 
d'ornementation  qu'il  faut  chercher  la  vraie  vocation  des  artistes 
précieux  que  nous  étudions.  Leur  triomphe,  c'est  ce  luxe  de  chaires, 
de  portes,  d'iconostases  curieusement  fouillés,  d'orfèvreries,  de 
vases  sacrés,  qui  fait  de  chaque  église  de  l'Athosun  musée  de  Cluiiy 
byzantin  ;  c'est  surtout  ce  monde  de  saints,  de  vierges,  de  docteurs 
et  de  princes  qui  couvrent  les  murs  et  les  voûtes  de  ces  églises,  ra- 
contant les  origines  glorieuses  et  la  lamentable  décadence  de  la 
peinture  religieuse  en  Orient. 

Partout  ailleurs,  dans  ce  qui  fut  l'empire  grec,  la  truelle  de 
Vimimî  a  enseveli  sous  un  linceul  de  chaux  les  œuvres  des  vieux 
maîtres  :  on  en  est  réduit  à  chercher  dans  Sainte-Sophie  les  vagues 
contours  qui  transparaissent  sous  le  crépi'délité.  Seul,  l'Athos  a  été 
épargné;  la  bienheureuse  procession  se  déroule  depuis  huit  siècles 
dans  ses  églises  et  ses  réfectoires,  occupant  des  centaines  de  mètres 
carrés.  Le  plus  grand  nombre  de  ces  compositions,  il  est  vrai, 
celles  d'aujourd'hui  et  celles  d'hier,  n'offrent  qu'une  triste  repro- 
duction des  enluminures  chères  aux  peintres  grecs  contemporains  ; 
mais  celles  de  leurs  ancêtres  qu'ils  ont  daigné  respecter  nous  mé- 
nagent de  bien  joyeuses  surprises.  Nous  sommes  arrivé  à  la  mon- 
tag-ne  sainte  avec  un  certain  scepticisme,  pensant  n'y  retrouver 
que  les  raides  et  hiératiques  squelettes  entrevus  dans  quelques 
vieux  monastères  de  Grèce  et  de  Palestine;  au  lieu  de  cela,  une 
écok  nous  est  apparue,  pour  le  moins  aussi  vigoureuse  que  sa  sœur 
cadette  d'Italie,  maîtresse  du  rayon  sacré  et  en  illuminant  des 
œuvres  savantes  et  vivantes.  Les  vices  inhérens  au  canon  byzantin, 
le  formalisme,  la  gaucherie,  les  incorrections  de  dessin,  la  déparent 
et  l'entravent;  mais  m.algré  tout  il  émane  de  ses  productions  une 
flamme  de  vie  réelle  et  intelligente  qu'on  dirait  survivant  aux  aïeux 
grecs  et  pieusement  entretenue  par  ces  ouvriers  de  la  dernière 
heure.  Ils  savent  que,  pour  porter  un  nimbe  et  se  mouvoir  dans  un 
fond  d'or,  un  saint  souffre  néanmoins  et  adore  comme  un  autre 
homme  :  ils  le  lui  font  dire.  Leurs  Christs,  leurs  Nicolas,  leurs  An- 
dré sont  mal  pris  parfois  :  qu'importe?  ils  ont  une  âme  sous  leur 
chair,  et  l'on  aura  beau  chercher,  le  dernier  secret  de  l'art  sera 
encore  et  toujours  de  mettre  son  âme  dans  son  œuvre. 

Les  sujets  de  ces  peintures  sont  distribués  dans  un  ordre  con- 
stant, suivant  les  prescriptions  liturgiques,  dans  toutes  les  églises. 
Au  centre  de  la  coupole,  la  figure  gigantesque  du  Pantocrator  ouvre 
sur  les  fidèles  ses  grands  yeux  immobiles  :  une  couronne  d'anges 
et  d'apôtres  l'entoure.  Sur  les  pendentifs,  les  quatre  évangélistes 


;All 


LE   yiOWI  ATHOS^  29© 

se  font  vis-à-vis  :  clans  le  tympan  de  la  porte  du  narthex  qui  re- 
garde le  chœur,  la  kîmîsis  ou  sépulture  de  la  Yierge  est  invariable- 
ment reproduite.  Sur  les  autres  parois,  sur  les  voussoirs  et  les  en- 
tre-colonnemens,  se  déroulent  dans  un  fond  d'outremer  des  scènes 
de  l'Écriture,  des  figures  de  saints  et  de  vierges.  Le  narthex  et  le 
vestibule  sont  réservés  aux  représentations  des  conciles,  de  la  vie 
ascétique,  aux  jugemens  derniers,  aux  apocalypses  et  aux  scènes 
allégoriques.  Les  empereurs  et  les  voïvodes,  bienfaiteurs  du  cou- 
vent, attendent  modestement  des  deux  côtés  de  la  porte  ou  se  dis- 
simulent au  bas  des  piliers.  —  C'est  dans  la  petite  et  sombre  église 
de  Karyès  que  ces  fresques  atteignent  le  plus  haut  degré  de  per- 
fection :   des  restaurations  bâtardes  ont  défiguré  le  plus  grand 
nombre,  mais  les  trois  ou  quatre  tableaux  qui  attestent  la  main  du 
maître  primitif  suffiraient  à  sa  gloire  :  il  y  a  là  un  Christ  enfant, 
douce  et  charmante  tête  qu'eût  enviée  fra  Angelico,  une  Visitation 
de  la  Yierge  qui  nous  montre  des  personnages  savamment  conçus 
et  groupés.  Après  Karyès,  c'est  à  Vatopédi,  à  Lavra,  à  Saint-Denys 
et  à  Dochareion  qu'il  faut  chercher  les  meilleures  productions  de 
l'art  athonite.  Déjà  le  sentiment  moins  primesautier,  l'agencement 
des  figures  moins  naturel,  l'emploi  des  couleurs  moins  judicieux 
dénotent  une  autre  génération  d'artistes  :  que  de  charme  et  de  vé- 
rité pourtant  dans  les  histoires  évangéliques  de  l'église  de  La\Ta, 
Jésus  prêchant  dans  le  temple,  pardonnant  à  la  femme  adultère, 
les  disciples  d'Emmaûs,  la  pendaison  de  Judas!  A  Vatopédi,  une 
femme  couchée,  en  robe  verte,  nous  donne  l'illusion  d'un  André 
del  Sarto.  Ces  trésors  dont  les  grands  couvens  sont  si  fiers  le  cè- 
dent néanmoins,  suivant  nous,  aux  peintures  moins  connues  du 
petit  monastère  de  Dochareion,  le  dernier  de  la  côte  occidentale. 
Quelle  entente  simple  et  vigoureuse  de  la  composition  dans  ces 
scènes,  les  noces  de  Cana,  la  guérison  du  paralytique,  le  Christ  dans 
la  barque  !  Trois  têtes  de  madones  nous  arrêtent  longtemps  par 
leur  indicible  expression  de  tristesse;  une  autre  Panagia  assise,  à 
demi  tournée  sur  elle-même,  s'enlève  avec  un  galbe  exquis  :  c'est 
comme  une  sibylle  de  la  Sixtine,  un  peu  paralysée  et  raidie.  Nous 
citons  au  hasard,  parmi  tant  de  souvenirs  charmans;  passons-en  des 
meilleurs  pour  chercher  à  coordonner  l'ensemble  et  à  faire  jaillir  un 
peu  de  lumière  sur  la  filiation  obscure  de  ces  œuvres  remarquables. 
Les  renseignemens  qu'on  obtient  des  moines  sont  d'un  vague 
désespérant  :  ils  s'accordent  à  attribuer  indistinctement  tous  leurs 
chefs-d'œuvre  au  fameux  Pansélinos,  le  Raphaël  de  l'Athos,  qui 
aurait  fleuri  aux  premiers  temps  delà  communauté.  Comme  le  cice- 
rone  italien  qui  met  les  plus  médiocres  copies  sur  le  compte  du 
peintre  d'Urbin,  le  caloyer  qui  nous  guide  s'écrie  avec  componction 
devant  chaque  figure  :  Pansélinos!  Pansélinos!  —  Seul,  l'igoumène 


300  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'Iviron,  vieillard  d'une  certaine  instruction  et  assez  sagace  pour  se 
rendre  compte  des  différences  de  style  qui  caractérisent  des  œuvres 
si  inégales,  nous  a  donné  une  réponse  plus  satisfaisante.  Selon  lui, 
les  fresques  de  Karyès  seraient  les  seules  productions  authentiques 
de  Pansélinos  :  il  faudrait  restituer  celles  de  Lavra,  de  Vatopédi, 
de  Dochareion,  à  ses  mathètes,  à  ses  disciples.  Notre  impression 
personnelle  nous  a  amené  à  accepter  cette  tradition  comme  la  plus 
plausible.  —  De  l'examen  attentif  de  toutes  ces  peintures,  il  résulte 
pour  nous  la  conviction  que  les  plus  parfaites,  celles  de  Karyès, 
s'imposent  avec  un  caractère  irrécusable  d'ancienneté  et  peuvent 
seules  être  restituées  au  maître  primitif,  quel  qu'il  soit,  qui  nous 
apparaît  de  prime  abord  en  pleine  possession  de  son  art  :  il  doit 
avoir  vécu  entre  le  xr  et  le  xiii**  siècle.  La  seconde  époque  de  la 
peinture  athonite,  celle  de  Lavra,  de  Vatopédi  et  autres  monas- 
tères, appartient  à  ses  disciples;  ils  la  prolongent  durant  le  xiv**  et 
le  xv^  siècle,  jusqu'à  la  fin  du  xvi^  peut-être,  et  gardent  heureu- 
sement sa  tradition,  avec  des  éclairs  d'individualité  çà  et  là,  bien 
qu'avec  un  style  moins  accusé  déjà,  un  sentiment  moins  sincère  de 
la  ligne  et  du  coloris.  La  troisième  époque,  du  xvi^  siècle  à  nos 
jours,  n'est  qu'une  décadence  rapide,  mal  déguisée  par  le  respect 
des  formules  traditionnelles  :  elle  nous  conduit  des  assises  conci- 
liaires d'Iviron  aux  ombres  chinoises  qui  ornent  l'église  neuve  de 
Zographo. 

Pour  justifier  ce  que  pourrait  avoir  d'étrange  cette  théorie  d'un 
art  naissant  du  premier  coup  à  la  perfection  et  s'en  éloignant  par 
une  dégénérescence  continue,  comparons-le  à  l'art  italien,  son  con- 
temporain; l'avènement  des  deux  jumeaux  se  produit  avec  un  ca- 
ractère frappant  de  ressemblance.  Aussi  bien  le  nom  de  Pansélinos 
appelle  naturellement  celui  de  Giotto  ;  nuls  maîtres  n'ont  des  points 
de  contact  plus  nombreux,  et  nous  ne  serions  pas  surpris  qu'il  eût 
existé  des  rapports  très  directs  entre  les  trécentistes  florentins  et 
ceux  de  l'Athos.  Telle  page  de  ces  derniers  pourrait  être  introduite 
dans  la  chapelle  del  Carminé  sans  qu'une  dissonance  dans  le  style 
vînt  dénoncer  l'emprunt  étranger.  —  En  Italie  comme  en  Orient,  la 
mosaïque  a  seule  gardé  les  procédés  de  l'art  durant  les  bas  siècles; 
celles  qu'on  voit  encore  en  petit  nombre  à  l'Athos  ne  diffèrent  en 
rien  des  œuvres  laissées  dans  la  péninsule  par  les  ouvriers  grecs. 
Un  jour  on  abandonne  cet  instrument  rebelle  ;  Gimabuë,  un  élève 
des  Grecs,  lui  aussi,  tâtonne  un  instant,  et  soudain  Giotto  paraît, 
montant  du  premier  essor  au  sommet  de  son  art.  Les  choses  durent 
se  passer  de  même  à  Karyès;  Pansélinos  aura  eu  sans  doute  son 
Gimabuë  :  l'absence  de  documens  antérieurs  au  maître  ne  nous 
permet  pas  de  fixer  la  durée  de  cette  période  d'incubation  ;  l'entier 
naufrage  de  la  civilisation  byzantine  nous  empêche  de  déterminer  la 


LE  MONT  ATHOS.  301 

part  de  l'école  de  Constantinople  dans  cette  éclosion.  Si  le  temps 
avait  détruit  les  informes  madones  du  premier  peintre  italien, 
Giotto  nous  apparaîtrait  comme  son  contemporain  oriental ,  en 
pleine  aurore,  sans  ancêtres.  Les  débuts  furent  donc  identiques  à 
Florence  et  à  Karyès  :  l'art  florentin  et  l'art  athonite  sortent  d'une 
même  source,  comme  deux  fleuves  égaux  :  la  suite  seule  est  diffé- 
rente, comme  le  tempérament  des  deux  races.  Tandis  que  l'esprit 
occidental,  surabondant  de  jeunesse  et  de  sève,  s'emparait  de  la 
tradition  de  l'initiateur  pour  la  perfectionner  sans  relâche  par  le  na- 
turalisme, d'Orcagna  à  Masaccio,  de  Masaccio  au  Vinci,  du  Vinci  au 
Sanzio,  l'esprit  byzantin,  usé  et  pétrifié,  immobilisait  la  sienne  par 
le  dogmatisme.  Éblouis,  mais  non  stimulés  par  l'œuvre  de  leur 
maître,  les  disciples  de  Pansélinos  cataloguent  les  couleurs,  mesu- 
rent les  proportions,  comptent  les  lignes  :  l'un  d'eux,  Denys  d'Agra- 
pha,  arrête  ce  formulaire  dans  un  codex  qui  fait  loi.  Grâce  à  cette 
étonnante  puissance  de  conservation  qui  est  le  trait  du  génie  orien- 
tal, ils  maintiennent  durant  trois  siècles  une  vie  factice  et  un  éclat 
incontestable  à  la  tradition  immobile;  mais  le  jour  vient  où  cet  art 
embaumé  subit  la  loi  de  tout  ce  qui  meurt  et  se  décompose;  sous  les 
mensonges  du  canon  hiératique,  il  n'en  arrive  jusqu'à  nous  que  des 
restes  dérisoires,  cendres  d'une  plante  qui  n'a  pu  grandir  dans  une 
terre  desséchée  et  qui  a  donné  ses  plus  belles  fleurs  au  début. 

Nous  nous  sommes  bien  attardé  à  ces  peintures  murales,  l'œuvre 
capitale  et  la  gloire  des  vieux  moines  athonites.  Les  réflexions 
qu'elles  nous  ont  suggérées  peuvent  s'appliquer  aux  autres  bran- 
ches de  leur  art.  Les  nombreux  tableaux,  peints  sur  bois  à  l'en- 
caustique ou  à  la  colle,  qui  emplissent  les  églises  et  les  panneaux 
des  iconostases,  datent  pour  la  plupart  des  deux  derniers  siècles  : 
il  n'y  faut  donc  chercher  d'autre  mérite  que  la  fidélité  scrupuleuse 
à  copier  les  types  anciens.  Quelques-uns  de  ces  derniers  subsistent 
dans  un  état  matériel  déplorable  :  ce  sont  généralement  des  Pana- 
gia.  On  sait  que  les  tableaux  byzantins  ne  laissent  libres  que  la  tête 
et  les  mains  des  personnages;  le  nimbe  et  le  vêtement,  d'argent  re- 
poussé ou  de  filigrane,  emprisonnent  le  reste  du  cadre.  Par  l'ac- 
tion du  temps  et  de  l'humidité,  la  cire  s'est  coagulée  en  grumeaux, 
la  litharge  a  poussé  au  noir  :  on  ne  distingue  sous  cette  patine 
terreuse  que  de  grands  yeux  caves  dans  des  faces  blêmes,  dont  le 
recul  est  exagéré  par  la  saillie  des  ornemens  de  métal.  Ceci  n'est 
pas  absolu  par  bonheur;  il  est  de  ces  Panagia  moins  anciennes  ou 
mieux  conservées  qui  nous  ont  arrêté  longtemps  par  le  charme  et  la 

érité  de  leur  expression.  Le  vernis  particulier,  sombre  et  glauque, 
que  les  siècles  donnent  à  l'encaustique,  prête  à  ces  ligures  une  cer- 
taine ressemblance  matérielle  avec  les  vierges  brunies  de  Léonard; 
leur  regard  doux  et  profond  ne  la  dément  pas.  Nous  signalerons 


302  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

dans  le  narthex  de  Vatopédi  deux  de  ces  Panagia  :  leur  vague  sou- 
rire éveille  le  souvenir  gravé  dans  l'âme  de  tous  ceux  qu'a  regardés 
une  fois  la  Joconde.  —  Ces  vieilles  reliques  ont  presque  toujours 
une  légende  spéciale;  elles  ont  été  sauvées  des  eaux  où  les  avaient 
jetées  les  pirates,  rapportées  de  Palestine  après  un  long  exil  chez 
les  Sarrasins;  elles  saignent  du  coup  de  lance  d'un  soldat  turc,  une 
larme  pend  à  leur  paupière  en  souvenir  de  quelque  sacrilège;  la 
vénération  des  caloyers  les  entoure;  elles  sont  suspendues  dans 
l'ombre  d'un  pilier,  éclairées  par  une  lampe  complaisante  au  jeu  de 
ces  mystérieuses  physionomies.  Nous  les  croyons  de  la  seconde 
époque  des  peintures  murales. 

Le  plus  grand  intérêt  de  ces  icônes  est  parfois  dans  l'orfèvrerie 
délicate  qui  les  recouvre,  dans  leur  manteau  d'argent  ou  de  ver- 
meil repoussé,  dans  le  précieux  travail  de  filigrane  de  leurs  nimbes. 
Souvent  leur  couronne  de  métal  est  incrustée  de  gemmes,  d'émaux 
cloisonnés  ou  champlevés.  On  peut  s'assurer  ici  que  les  Byzantins 
ont  pratiqué  fort  tard  ces  deux  procédés  :  sur  le  revêtement  d'un 
tableau  de  l'église  de  Lavra,  un  émail  champlevè  porte  le  millésime 
de  1608.  —  Les  arts  d'ornementation,  le  bibelot,  comme  on  dirait 
iiTévérencieusement  aujourd'hui,  voilà  le  véritable  domaine  de  ces 
ouvriers  appliqués  et  minutieux,  qui  ont  la  patience  de  l'esprit  chi- 
nois sans  en  avoir  les  imaginations  chimériques.  Bien  que  la  meil- 
leure part  des  richesses  de  l'Athos  ait  été  dispersée,  vendue  ou  dé- 
truite à  la  suite  de  l'orage  qui  passa  sur  la  montagne  pendant  la 
guerre  de  l'indépendance,  il  reste  encore  dans  quelques  couvons, 
surtout  à  Lavra  et  à  Vatopédi,  des  trésors  qui  feraient  pâlir  ceux  de 
nos  vieilles  abbayes.  On  nous  apporte  des  évangéliaires  aux  lourdes 
couvertures  de  vermeil,  des  cassettes,  des  reliquaires,  des  croix, 
des  vases  sacrés,  fouillés  d'un  burin  précieux,  constellés  de  dia- 
mans,  de  pierres  et  d'émaux.  Nous  retrouvons  dans  ces  objets  la 
même  progression  inverse; du  sentiment  de  l'art,  moins  large  et 
moins  franc  à  mesure  qu'il  s'éloigne  des  origines  et  se  rapproche  de 
nous.  —  Voici  un  crucifix,  renfermant  du  bois  de  la  croix,  et  une 
couverture  d'évangile,  dons  de  Phocas  et  de  Zimiscès  (x^  siècle);  la 
reliure  du  livre  d'heures  de  Théodora,  avec  le  Christ  et  la  Vierge 
en  émail;  ces  bijoux  sont  d'un  travail  analogue  à  celui  de  nos  orfè- 
vreries de  l'époque  carolingienne.  A  Vatopédi,  une  belle  coupe  en 
pierre  translucide,  aux  anses  formées  par  des  dragons  d'or  émaillé, 
accuse  une  imitation  de  la  renaissance  italienne;  à  Xéropotamo,  une 
pateritza  (c'est  la  crosse  orientale,  qui  a  la  ligure  d'une  houlette), 
en  ambre  et  émaux,  est  due  à  la  munificence  d'un  voïvode  valaque 
de  la  fin  du  xvi''  siècle.  Plus  tard  les  ouvriers  athonites  excellent  à 
fouiller  dans  le  bois  des  figurines  microscopiques,  à  représenter  des 
scènes  compliquées  sur  les  branches  étroites-  d'une  croix.  Sur  les  ico- 


LE   MONT    ATHOS.  303 

nostases  des  églises,  les  sculpteurs  ont  enfreint  les  prohibitions  en 
vigueur  depuis  l'Isaurien;  des  lions  supportent  les  panneaux,  des 
oiseaux  volètent  dans  les  feuillages  et  les  rinceaux  de  bois  doré 
qui  les  couronnent.  Signalons  encore  d'élégantes  marqueteries  d'é- 
caille  et  de  nacre,  ornementation  que  les  Turcs  ont  empruntée  aux 
Byzantins,  sur  les  chaires  adossées  aux  piliers,  sur  les  tablettes  qui 
remplacent  aux  deux  côtés  du  chœur  les  ambons  des  premiers  siè- 
cles; des  portes  de  bronze  repoussées  au  marteau,  des  lampadaires 
et  un  lustre  particulier  aux  églises  de  l'Athos;  c'est  une  immense 
couronne  de  cuivre  ciselé,  chargée  de  cierges,  suspendue  par  des 
chaînettes  à  la  voûte;  l'aigle  double  de  Byzance  y  figure  invaria- 
blement, reproduite  à  intervalles  égaux  et  reliant  un  cordon  d'ara- 
besques qui  change  dans  chaque  couvent  suivant  la  fantaisie  de 
l'artiste.  C'est  l'ornement  obligé  de  toutes  les  églises  :  il  est  d'un 
grand  effet,  et  rappelle  les  couronnes  de  lumière  d'Aix-la-Chapelle 
et  d'Hildesheim. 

Il  faudrait  le  catalogue  d'un  musée  pour  inyentorier  toutes  ces 
richesses;  cette  étude  rapide  n'y  saurait  prétendre  et  doit  se  borner 
à  dégager  les  caractères  généraux  de  l'art  athonite.  —  Nous  avons 
trouvé  son  apogée  à  son  origine  :  la  communauté  se  fonde  au  grand 
moment  de  la  splendeur  byzantine  et  apporte  à  la  décoration  de  ses 
monastères  toutes  les  élégances  de  la  cour  des  Coranène  ;  les  pein- 
tres surtout  puisent  dans  la  ferveur  des  premiers  jours  une  inspi- 
ration supérieure  peut-être  à  celle  de  toutes  les  écoles  archaïques; 
mais  l'esprit  oriental  est  comme  ces  sources  qui  pétrifient  les  objets 
qu'on  leur  présente  :  il  arrête  et  cristallise  tout  effort  passager  qui 
lui  échappe;  le  secret  de  sa  faiblesse  réelle  comme  de  sa  force  ap- 
parente est  dans  cette  invincible  immobilité.  Les  successeurs  immé- 
diats des  premiers  maîtres  continuent  l'impulsion  donnée  par  eux 
sans  l'accroître;  leurs  petits-neveux  la  maintiennent  par  des  arti- 
fices puérils,  leurs  représentans  actuels  la  laissent  échapper  sans 
retour.  En  entrant  dans  une  des  églises  restaurées  d'hier,  en  ne 
s' arrêtant  qu'à  la  similitude  scrupuleuse  des  formes,  on  peut  se 
croire  aux  jours  d'Andronic  ou  de  Phocas,  dont  la  munificence  vient 
de  faire  surgir  et  de  décorer  un  nouveau  temple;  mais  ces  appa- 
rences sont  à  la  réalité  des  vieilles  œuvres  ce  que  la  galvanoplastie 
est  à  l'or.  —  Nous  devons  aux  byzantins  une  leçon  qui  vaut  bien 
des  chefs-d'œuvre  :  c'est  que  l'art  vit  non  pas  de  traditions,  mais 
d'audaces  individuelles;  c'est  qu'un  art  qui  ne  marche  plus  est  un 
art  condamné.  —  Aujourd'hui  le  bilan  des  bons  caloyers  est  bientôt 
fait.  Les  Yalaques  ont  la  spécialité  de  couvrir  leurs  murs  de  figures 
mortes,  aux  tons  crus,  irréprochables  d'ailleurs  quant  aux  attitudes 
prescrites;  les  moines  de  Lavra  accomplissent  encore  le  tour  de 
force  de  découper  un  millier  de  figurines  dans  un  cadre  de  bois 


304  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  nos  expositions;  à  Karyès  et  à  Iviron,  on  tire  quelques  épreuves 
de  grossières  xylographies,  retraçant  les  légendes  des  couvons,  on 
enlumine  sur  papier  des  Panagia  qu'on  revêt  d'un  gaufrage  d'or. 
—  Là  se  borne  le  bagage  des  héritiers  du  très  doux  et  très  puis- 
sant Manuel  Pansélinos. 

Achevons  cette  revue  des  trésors  de  l'Athos  en  rappelant  que 
d'inestimables  bibliothèques  les  complètent.  Longtemps  inexplorées, 
elles  ont  vu  s'envoler  bien  des  feuilles  précieuses;  leurs  proprié- 
taires les  vendaient  au  poids  aux  Turcs  de  Salonique,  qui  en  fai- 
saient des  gargousses;  les  vieux  voyageurs  rapportent  que  les  moines 
pêcheurs  se  servaient  des  feuillets  de  garde  des  manuscrits  pour 
disposer  des  appâts  à  leurs  lignes.  Depuis  trente  ans,  ces  dépôts  se 
sont  ouverts  à  la  science  européenne,  qui  a  triomphé  de  la  défiance 
et  de  l'ignorance  de  leurs  gardiens.  Grâce  aux  recherches  de  MM.  My- 
noïde  Minas,  Langlois,  Sébastianof,  grâce  aux  excellons  catalogues  de 
M.  Miller,  les  bibliothèques  des  monastères,  comme  les  archives  où 
dorment  les  chrysobulles  des  empereurs,  ont  livré  leurs  secrets.  On 
a  compté  dans  les  vingt  couvons  de  8,000  à  10,000  manuscrits  datant 
du  x^  au  xvi^  siècle.  Les  plus  anciens  sont  sans  exception  des  copies 
des  Évangiles  et  des  psaumes  :  tous  les  caractères  orientaux  y  sont 
représentés,  grec,  russe,  cyrillique,  géorgien,  arménien,  arabe,  etc. 
Il  y  avait  à  Zographo  une  bible  en  caractères  glagolitiques ,  ac- 
tuellement à  Saint-Pétersbourg.  Les  manuscrits  du  x^  et  même  du 
IX®  siècle,  reconnaissables  à  leur  calligraphie  magistrale,  sont  assez 
fréquens.  Quelques-uns  sont  ornés  de  miniatures  intéressantes 
pour  l'étude  des  anciens  costumes,  et  dont  le  style  reproduit  les 
qualités  et  les  défauts  de  la  peinture  byzantine.  Le  plus  souvent 
les  quatre  évangélistes  figurent  seuls  aux  en-têtes,  flanqués  de  leurs 
attributs,  écrivant  à  la  lumière  d'une  lanterne  en  potence.  Les  ma- 
nuscrits moins  anciens  contiennent  les  œuvres  des  pères  grecs,  les 
chroniques  byzantines.  —  On  avait  espéré  longtemps  que  ces  bi- 
bliothèques nous  rendraient  des  fragmens  classiques  ;  sauf  la  géo- 
graphie de  Ptolémée,  à  Vatopédi,  publiée  par  M.  Langlois,  elles 
n'ont  livré  que  des  copies  relativement  récentes  des  auteurs  païens. 
On  retrouve  plutôt  ces  derniers  dans  des  impressions  vénitiennes  du 
XVI®  siècle  :  voyageurs  fatigués,  Homère  et  Sophocle  reviennent, 
sous  un  habit  emprunté  à  la  charité  étrangère,  dormir  au  sein  des 
leurs  d'un  sommeil  qui  ne  sera  pas  dérangé.  —  C'est  à  Xéropotamo 
que  nous  avons  rencontré  la  plus  précieuse  et  la  plus  piquante  col- 
lection de  ce  genre  :  très  certainement  un  des  doctes  fugitifs  que 
l'invasion  musulmane  chassa  en  Italie,  et  qui  apportèrent  à  sa  jeune 
renaissance  les  richesses  de  l'héritage  grec,  est  revenu  finir  ses 
jours  dans  ce  couvent,  lui  léguant  avec  sa  bibliothèque  la  grande 
conquête  de  l'Occident  :  il  avait  ramené  de  bien  autres  nouveautés 


LE   MONT    ATHOS.  305 

que  celles  des  Aides.  Dans  une  armoire  voisine,  pleine  de  curieux 
et  rares  ouvrages  du  xvi^  siècle  en  allemand  et  en  latin,  nous  dé- 
couvrons les  controverses  protestantes.  Agrippa,  Mélanchthon,  Lu- 
ther; le  premier  volume  qui  nous  tombe  sous  la  main  est  l'édition 
du  Nouveau-Testament  donnée  par  Érasme,  avec  l'exergue  menaçant 
au  frontispice  :  scriUamini  scripluras.  Témoin  bizarre  de  la  desti- 
née des  livres,  ce  petit  volume,  sonnant  le  cri  de  guerre  du  docteur 
saxon,  le  cri  d'éveil  de  la  réforme,  qui  a  mis  le  feu  à  l'Europe  et 
vient  mourir  sur  ce  rayon,  dans  la  poudre  byzantine,  dans  la  bien- 
heureuse quiétude  de  ces  esprits  qui  n'ont  jamais  rien  scruté  et 
dont  il  ne  troublera  pas  l'immuable  repos. 

III. 

Essayons  pourtant  de  secouer  leur  torpeur,  de  pénétrer  dans  leur 
conscience  et  dans  leur  vie.  Quel  que  soit  l'intérêt  du  cadre  ar- 
chaïque auquel  ils  ont  imprimé  leur  physionomie,  il  pâlit  devant 
celui  des  personnages.  Cette  famille,  constituée  en  dehors  de  toutes 
les  lois  humaines,  nous  doit  sa  raison  d'être  historique  et  sociale;  si 
ses  représentans  actuels  sont  impuissans  à  nous  la  donner,  ils  nous 
apprendront  du  moins  par  ce  qui  leur  reste  et  ce  qui  leur  manque 
quel  fut  le  principe  de  vie  de  ses  fondateurs  :  avec  les  linéamens  de 
ces  physionomies  effacées,  nous  pourrons  recomposer  les  figures 
plus  énergiques  du  passé.  Nous  n'oublierons  pas,  en  interrogeant 
les  bons  moines  sur  leur  valeur  morale  et  intellectuelle,  une  indul- 
gence que  tout  nous  commande,  —  le  souvenir  de  leur  hospitalité 
empressée,  la  séduction  personnelle  de  tous  ces  vieillards  affables  et 
sourians  dont  nous  avons  serré  la  main.  Cette  étude  sera  d'autant 
plus  à  l'aise  qu'elle  n'a  rien  à  démêler  avec  les  individus,  puisqu'il 
n'y  a  pas  aujourd'hui  une  seule  individualité  marquante  dans  l'état 
monastique  :  elle  porte  sur  l'ensemble  d'une  société  qui  relève, 
comme  toute  autre,  de  la  critique  historique;  elle  gardera  ainsi  toute 
sa  liberté,  certaine  d'ailleurs  que  ces  pages  ne  franchiront  jamais 
les  barrières  qui  séparent  la  pieuse  solitude  de  tout  commerce  eu- 
ropéen. 

Ce  n'est  pas  chose  aisée  que  de  «  faire  causer  »  les  moines.  Leur 
défiatice  innée  à  l'égard  des  voyageurs,  qu'ils  regardent  comme  des 
émissaires  politiques  ou  des  larrons  de  manuscrits,  leur  ignorance 
absolue  des  langues  européennes,  sont  de  sérieux  empêchemens;  le 
plus  réel  est  dans  l'extrême  pauvreté  de  leur  esprit.  Nous  avons  dit 
comment  la  conversation  s'engageait,  à  l'arrivée  au  parloir  et  en 
dégustant  le  café,  sur  un  thème  banal.  Quand,  après  avoir  épuisé 
la  curiosité  enfantine  de  nos  hôtes ,  nous  voulons  à  notre  tour  les 

TOME  XIII.  —  1876.  '20 


306  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

presser  de  questions  sur  leur  passé,  leur  art,  leurs  ressources,  ils  se 
dérobent  et  répondent  confusément  :  on  n'obtient  d'eux  le  plus  sou- 
vent que  ce  hochement  de  tête  oriental,  signe  de  dénégation  vague, 
qui  exprime  éloquemment  sans  une  parole  l'insouciance  de  l'esprit 
résigné  à  ignorer.  Ces  entretiens  ne  trahissent  que  la  puérilité 
d'imagination  des  interlocuteurs,  la  haute  fantaisie  de  leurs  no- 
tions géographiques,  et  ce  goût  persistant  pour  la  politique  natu- 
rel aux  Levantins.  Chez  quelques  igoumènes  des  grands  couvens, 
nous  avons  trouvé  une  intelligence  plus  ouverte;  ainsi  celui  d'Ivi- 
ron  nous  parlait  avec  sagacité  de  l'art  ancien  en  en  déplorant  la 
décadence;  celui  de  Lavra,  vieillard  aux  traits  fins  et  énergiques, 
nous  exposait  avec  clarté  des  considérations  fort  justes  sur  l'état  du 
pays.  On  verra  que  chez  les  moines  russes  ces  bonnes  fortunes  sont 
plus  fréquentes,  mais  ce  sont  là  de  rares  exceptions. 

L'existence  des  caloyers,  telle  qu'il  nous  a  été  donné  de  l'entre- 
voir, permet  de  les  juger  mieux  que  leur  conversation.  Aucun  tra- 
vail ne  l'occupe,  sauf  pour  le  petit  nombre  des  novices  qui  cultivent 
les  terres  du  couvent  ou  dirigent  ses  barques  de  pêche.  Ils  ne  lisent 
rien  en  dehors  de  la  liturgie;  nous  n'avons  jamais  aperçu  un  volume 
entre  les  mains  des  propriétaires  de  ces  splendides  bibliothèques; 
une  seule  fois,  dans  un  parloir,  nous  avons  vu  feuilleter  un  livre  : 
c'était  le  Tableau  de  Paris,  avec  les  lithographies  des  lionnes  de 
JSZiO,  par  Grandville.  Le  bibliothécaire  lui-même,  en  nous  introdui- 
sant dans  son  sanctuaire,  nous  montre  ses  manuscrits  avec  une 
gaucherie  qui  prouve  qu'ils  lui  sont  sacrés  dans  le  sens  où  les  vers 
de  Pompignan  l'étaient  pour  Voltaire.  Un  de  ces  gardiens  qui  s'in- 
titule pompeusement  le  scévophylax  nous  donne  bravement  pour 
du  turc  un  évangile  en  géorgien. 

La  méditation,  qui  tient  une  si  grande  place  dans  la  vie  monasti- 
que d'Occident,  leur  est  encore  plus  inconnue  que  la  lecture.  Cette 
forme  de  notre  pensée  religieuse  ne  serait  même  pas  comprise  par 
eux.  Le  Grec,  —  tout  ceci  ne  peut  s'appliquer  qu'avec  de  fortes  ré- 
serves aux  élémens  slaves,  —  le  Grec  n'est  pas  mystique  au  sens 
que  nous  donnons  à  ce  mot;  il  est,  ne  l'oublions  pas,  le  fils  de  ces 
Hellènes  qui  ignorèrent  toujours  le  sentiment  qu'il  rend,  qui  prê- 
taient à  leurs  dieux  un  sourire  éternel  pour  la  terre  bénie.  Le  chris- 
tianisme n'eut  jamais  pour  ces  heureuses  natures  ni  la  profondeur 
abstraite  et  mélancolique  de  nos  siècles  de  foi,  ni  la  latitude  inquié- 
tante de  nos  siècles  de  doute.  Aux  époques  de  sa  plus  grande  force 
religieuse,  l'esprit  oriental  se  dépense  en  subtiles  distinctions  de 
mots,  produit  des  apocalypses  et  des  gloses;  les  Confessions  de  saint 
Augustin,  V Imitation  de  Gerson,  seraient  lettres  mortes  pour  lui;  il 
rencontrerait  plus  d'idées  communes  dans  la  Théogonie  d'Hésiode 


M 


LE   MONT    ATBOS.  307 

que  dans  le  Génie  du  Christianisme.  Religieux  ou  laïque,  le  Grec 
trouve  la  vie  douce,  le  soleil  chaud;  l'élan  désespéré  qui  emporte 
au  ciel  le  mystique  lui  est  aussi  étranger  que  le  spleen,  le  suicide, 
les  noires  maladies  des  âmes  du  nord;  il  reste  sur  la  terre,  qu'il 
tient  pour  bonne.  Demandez-lui  de  s'abstraire  dans  une  cellule, 
vous  risquerez  de  n'obtenir  de  lui  qu'un  sommeil  profond;  il  lui 
faut  la  contemplation  sous  le  ciel  lumineux,  au  soin  de  la  nature, 
dont  il  ne  sépare  pas  le  Créateur.  Aussi  voit-on  les  caloyers  errer 
tout  le  jour  d'un  air  indolent  et  béat  dans  leurs  galeries  ou  dans 
leurs  cours,  sur  la  grève  et  sur  la  montagne,  ne  pensant  à  rien 
et  jouissant  de  tout.  La  règle  monastique  n'est  guère  pesante  :  à 
l'origine,  elle  comprenait  une  foule  de  prescriptions  minutieuses; 
avec  le  relâchement  général,  on  en  a  bien  rabattu;  sa.nfVûgripnia 
ou  veillée  à  l'église  dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche,  nous  ne 
sachons  pas  qu'elle  impose  de  pénibles  exercices  aux  moines,  et  la 
symandre  (1)  vient  bien  rarement  troubler  leur  douce  flânerie.  Ses 
seules  rigueurs  sont  les  jeûnes  et  les  privations  matérielles;  mais 
on  sait  combien  la  sobriété  orientale  est  indifférente  sur  ce  chapitre. 
Ainsi  tout  effort  d'esprit  ou  de  volonté  est  soigneusement  exclu  de 
cette  existence;  les  droits  de  l'intelligence  y  sont  méconnus  :  ceux 
de  la  moralité  sont-ils  mieux  respectés?  La  dignité  extérieure  de 
tous  ces  graves  personnages,  le"soin  jaloux  qu'ils  apportent  à  main- 
tenir les  prohibitions  singulières  dont  nous  avons  parlé ,  le  fe- 
raient croire  malgré  tous  les  bruits  malveillans  qui  courent  sur 
leur  compte.  Nous  raconterons  ici  une  rencontre  piquante  qui  nous 
permet  de  laisser  à  un  des  leurs  la  responsabilité  des  allégations 
contraires. 

Un  soir,  en  mettant  pied  à  terre  dans  un  des  couvens,  nous  fûmes 
salués  en  italien  par  un  vieillard  tout  cassé  sous  les  ans.  Bien  que 
son  costume  ne  différât  en  rien  de  celui  des  autres  cénobites ,  la 
vivacité  de  sa  physionomie  dans  un  âge  aussi  avancé,  l'aisance  de 
ses  manières  et  de  sa  parole,  le  livre  qu'il  tenait  à  la  main,  tout  l'en 
distinguait  au  premier  abord.  Il  disparut  aussitôt  et  revint,  quand 
nous  fûmes  seuls,  nous  trouver  dans  notre  cellule.  Courbé  en  deux 
sur  son  bâton,  que  rejoignait  sa  longue  barbe  blanche,  dardant 
un  regard  extatique  sous  son  haut  bonnet  noir,  il  rappelait  l'alchi- 
miste de  Rembrandt  :  on  l'eût  pris  au  temps  jadis  pour  l'astro- 
logue du  monastère.  Il  n'en  était  que  le  médecin.  Surpris  d'en- 
tendre pour  la  première  fois  parler  une  langue  européenne,  nous 
le  pressâmes  de  questions;  il  s'ouvrit  peu  à  peu  et  nous  raconta  sa 
curieuse  existence,  protestant  que  chez  lui  l'habit  ne  faisait  pas  le 

(1)  Disques  de  bois  qui  appelaient  les  fidèles  à  la  prière  dans  la  primitive  église  et 
qui  tiennent  encore  lieu  de  cloches  dans  certains  couvens. 


308  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

moine.  Cet  anachorète,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans,  avait 
passé  sa  vie  à  courir  le  monde  au  service  de  l'idée  libérale.  Né  dans 
les  provinces  grecques  de  la  Turquie,  philhellène  enthousiaste,  il 
avait  pris  part  à  la  révolte  des  hétaïres  dans  la  légion  d'Ypsilanti; 
chassé  de  son  pays  natal,  il  était  passé  en  Autriche:  expulsé  de 
l'empire  pour  ses  opinions  exaltées,  il  avait  gagné  l'Italie,  étudié 
la  médecine  à  Bologne  et  à  Rome:  compromis  de  nouveau  dans  les 
événemens  de  18/i8,  il  était  revenu  en  Turquie.  Le  manque  de  res- 
sources, autant  que  le  besoin  de  terminer  en  repos  une  carrière  aussi 
agitée,  l'avaient  décidé  à  accepter  la  place  de  médecin  qu'on  lui  of- 
frait dans  ce  couvent;  depuis  vingt  ans,  il  portait  la  robe  et  parta- 
geait les  habitudes  des  moines  dans  l'espoir,  disait-il,  de  leur  faire 
un  peu  de  bien.  C'était  peine  perdue  selon  lui  :  rien  ne  pouvait  éga- 
ler la  décrépitude,  l'ignorance,  l'immoralité  du  monde  où  il  vivait. 
Il  en  parlait  avec  un  âpre  ressentiment  et  se  lamentait  de  sa  soli- 
tude intellectuelle  en  termes  d'une  originalité  saisissante.  Rien  n'é- 
tait curieux  comme  d'entendre  ce  vieux  prophète,  élevé  dans  le  foyer 
incandescent  de  l'Italie  de  I8/18  et  retranché  de  la  vie  depuis  ce 
temps ,  disciple  de  Jacopo  Ortis,  humanitaire,  progressiste,  profes- 
sant le  déisme  vague  du  Vicaire  savoyard,  citant  Vico  et  Beccaria, 
prêt  à  partir  pour  Novare,  tout  bouillant  sous  ses  cheveux  blancs 
des  généreuses  illusions  de  ce  temps.  Ce  langage  illuminé,  qui  nous 
paraît  si  étrange  aujourd'hui ,  l'était  encore  mille  fois  plus  dans 
ce  milieu.  Quelle  rencontre  inattendue,  celle  de  ce  caloyer  révolu- 
tionnaire et  philosophe,  lisant  Voltaire,  discutant  Moïse,  prêchant  l'é- 
mancipation des  peuples  en  plein  Athos,  en  pleine  Byzance!  Quelle 
étude,  celle  de  cette  intelligence  ardente,  mais  élevée,  conservée 
toute  chaude  dans  ce  suaire  à  quatre-vingts  ans,  avec  les  illusions 
et  les  espérances  de  sa  génération,  avec  sa  foi  robuste,  malgré  les 
démentis  navrans  que  lui  inflige  son  entourage,  au  progrès,  à  la 
régénération,  à  la  perfectibilité  des  races  !  Quelle  différence  instruc- 
tive enfin  entre  cet  homme  fait  par  l'Europe  et  ses  compatriotes 
restés  Orientaux!  —  Nous  ne  nous  lassions  pas  d'interroger  le  faux 
ermite;  sa  voix  défaillante  lui  refusa  le  service,  tandis  qu'il  ache- 
vait le  tableau  de  la  misère  morale  de  ses  frères  asservis  au  passé, 
en  lui  opposant  ses  théories  sur  le  développement  de  l'humanité. 
Il  était  temps  d'ailleurs  :  encore  un  peu,  et  le  vénérable  moine  al- 
lait nous  confier  qu'il  n'était  pas  autrement  sûr  que  Dieu  existât. 

Il  convient  sans  doute  d'atténuer  l'amertume  des  critiques  inspi- 
rées à  ce  vieillard  par  son  isolement  dans  un  milieu  inférieur.  Il  ne 
pardonnait  pas  assez  aux  qualités  naturelles  de  ces  grands  enfans, 
à  leur  douce  simplicité,  à  la  quiétude  de  leur  horizon  restreint. 
Avouons  cependant  que,  de  tout  ce  que  nous  voyons,  il  se  dégage 


^à 


LE   MONT   ATIIOS.  309 

un  état  social  imparfait,  impuissant  à  produire  un  homme  ou  une 
œuvre,  sans  raison  d'être,  d'autres  diraient  sans  excuse  :  encore 
faut-il,  avant  de  se  prononcer,  chercher  d'où  est  partie  l'impulsion 
qui  l'a  créé  et  le  perpétue. 

On  se  tromperait  étrangement  en  voulant  expliquer  ces  agglo- 
mérations de  moines  orientaux  par  les  causes  qui  peuplent  nos 
cloîtres,  ces  asiles  qu'un  homme  d'esprit  a  justement  nommés  les 
((  ambulances  d'une  armée  en  campagne.  »  Les  physionomies  pla- 
cides et  souriantes  des  bons  caloyers  disent  assez  que  ce  ne  sont 
pas  des  drames  intimes  qui  ont  peuplé  ces  retraites.  L'immense  ma- 
jorité y  est  attirée  par  un  certain  idéal  de  sécurité,  d'oisiveté,  de 
bien-être  relatif,  que  l'état  social  de  l'Orient  lui  refuse.  Sans  doute, 
à  l'origine  de  la  communauté,  il  faut  chercher  un  mobile  plus  puis- 
sant dans  la  ferveur  religieuse,  qui  a  pris  de  bonne  heure  dans 
le  christianisme  oriental  la  forme  érémitique.  Aujourd'hui  encore 
la  petite  élite  qui  dirige  les  grands  couvens  y  est  amenée  par  une 
vocation  réelle,  souvent  aussi  par  l'ambition  des  dignités  ecclé- 
siastiques, par  l'espoir  de  l'igouménat;  mais  tous  ces  religieux 
de  condition  inférieure,  tous  ces  ermites  qui  hantent  les  skyies  de 
la  montagne  et  vivent  d'aumônes,  ont  surtout  obéi  à  l'atuaction 
d'un  centre  de  richesses  et  de  repos.  —  Pour  s'expliquer  cette  at- 
traction, il  faut  réfléchir  à  l'état  précaire  et  troublé  des  sociétés 
orientales  depuis  le  x*  siècle  jusqu'à  nos  jours,  il  faut  se  rappeler 
que  les  mêmes  causes  ont  déterminé  chez  nous  le  grand  c  urant 
monastique  de  l'époque  féodale.  Bon  nombre  des  premiers  qui  abor- 
dèrent à  l'Athos  étaient  des  victimes  de  la  prodigieuse  instabilité 
byzantine  :  fortunes  politiques  brisées,  débris  des  conspirations  de 
cour,  proscrits  du  tyran  de  la  veille,  rhéteurs  vaincus  à  l'académie, 
capitaines  battus  à  la  frontière,  cochers  dépassés  dans  le  cirque.  Il 
en  vient  du  palais  des  Blachernes  et  des  échoppes  du  Boucoléon; 
le  courtisan  ruiné  par  les  révolutions  y  coudoie  le  marin  de  la 
Corne-d'or  ruiné  par  la  tempête.  Autour  de  ces  hommes  jetés  dans 
la  dévotion  par  le  dégoût  des  vicissitudes  humaines,  la  vénération 
s'accroît  et  les  richesses  affluent;  leur  sort  tranquille  tente  chaque 
jour  un  plus  grand  nombre  d'âmes  lasses  de  la  lutte.  Des  recrues 
plus  humbles  les  rejoignent  des  provinces  lointaines,  de  ces  fron- 
tières où  la  guerre,  le  pillage,  la  ruine,  sont  le  seul  avenir  du  co- 
lon; le  paysan  qui  fuit  sa  cabane  détruite  par  les  hordes  bulgares, 
tartares  ou  persanes,  la  rebâtit  sur  la  riante  montagne,  heureux 
de  changer  un  travail  ingrat  contre  une  mendicité  fructueuse.  Les 
invasions  gagnent  le  cœur  de  l'empire,  chassant  devant  elles  de 
nouveaux  néophytes;  l'Athos  en  doit  aux  croisés  latins,  aux  Russes, 
aux  Arabes,  aux  Turcs,  jusqu'à  la  grande  catastrophe  de  la  con- 


âlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quête  musulmane.  Le  sort  des  chrétiens  depuis  lors  n'est  pas  fait 
pour  arrêter  les  vocations  forcées  :  la  guerre  de  l'indépendance  ap- 
porte à  la  communauté  son  dernier  contingent  sérieux.  Aujourd'hui 
encore  ce  n'est  mystère  pour  personne  que  la  condition  politique 
de  l'Orient  laisse  place  à  bien  des  misères  individuelles;  pourtant, 
depuis  que  des  garanties  moins  illusoires  y  assurent  à  chacun  le 
lendemain,  depuis  que  d'autre  part  les  monastères  ont  perdu  leur 
opulence,  un  arrêt  marqué  s'est  produit  dans  le  courant  qu'avaient 
créé  dix  siècles  de  désolation.  Reste  ceux  qui,  venus  ici  à  l'aven- 
ture, s'y  sont  fixés  au  hasard,  avec  celte  étonnante  facilité  de 
l'Oriental  à  changer  de  lieu,  de  demeure,  d'habitudes,  à  se  poser 
comme  l'oiseau  là  où  le  gîte  est  bon,  sans  motifs  raisonnes,  par 
pure  paresse  d'esprit,  par  indifférence  à  toutes  choses.  Arrivés  à 
î'Athos  pèlerins,  ils  y  demeurent  moines.  Combien  en  avons-nous 
interrogé  de  ces  besaciers  qu'on  rencontre  dans  les  sentiers  de  la 
montagne,  demandant  l'aumône  d'une  voix  dolente,  et  dont  on  ob- 
tient invariablement  les  mêmes  réponses.  —  Donnez  un  para,  ef- 
fendi!  —  Pourquoi  te  ferais-je  la  charité?  Tu  es  jeune,  tu  es  fort, 
pourquoi  ne  travailles-tu  pas?  —  Eh!  je  suis  skyte;  les  pères  me 
font  l'aumône.  —  D'où  viens-tu?  —  De  Smyrne,  de  Salonique,  de 
Stamboul,  de  Trébizonde.  —  Pourquoi  es-tu  resté?  —  Eh!  je  suis 
venu...  j'ai  vu  que  c'était  bien...  ça  plaît  à  Dieu.  —  Pourquoi  n'es- 
tu  pas  retourné  chez  toi?  Tu  as  une  famille,  une  maison,  un  métier? 
—  Ah!  il  fallait  travailler  beaucoup  pour  gagner  peu;  c'est  mieux 
ici.  Donnez  un  para,  effendi  !  —  Ainsi  ces  pauvres  êtres  nous  li- 
vraient naïvement  le  grand  secret  de  vie  de  l'institution  :  l'horreur 
invincible  de  l'Orient  pour  la  dure  loi  du  travail.  Tout  est  bon  à  ces 
faibles  races  pour  lui  échapper  :  vivre  sans  peine  est  toujours  bien 
vivre  pour  elles. 

Leur  incaraaiion  dernière,  le  type  suprême  du  monde  athonite, 
nous  est  apparue  un  jour  avec  un  relief  saisissant.  Nous  contour- 
nions en  caïque  les  âpres  pentes  du  sud  de  la  montagne.  Après 
Kapsokaliva,  au  pied  de  la  paroi  la  plus  désolée  et  la  plus  inacces- 
sible, nous  aperçûmes  de  loin,  dans  une  niche  du  rocher  chauffé  à 
blanc  par  le  soleil  d'août,  une  forme  noire  accroupie  sur  un  long 
roseau  qui  pendait  au  fil  de  l'eau.  Nous  la  prîmes  d'abord  pour  un 
pêcheur  à  la  ligne  et  nous  approchâmes,  curieux  de  savoir  conunent 
il  avait  pu  gagner  cette  terrasse  sans  issue.  Ce  n'était  qu'un  pê- 
cheur à  l'aarïiône,  un  skyte  dont  on  apercevait  le  trou  de  roche  à 
quelques  centaines  de  pieds  dans  la  montagne.  Des  échelles,  des 
cordes  lui  permettaient  de  se  laisser  glisser  jusqu'à  son  poste  sans 
se  rompre  le  cou  ;  immobile,  bravant  de  son  bonnet  noir  un  rayon- 
nement de  50  degrés,  il  surveillait  la  poche  de  toile  emmanchée  à 


LE    MONT    ATHOS.  311 

son  bâton  et  attendait  que  les  rares  barques  qui  viennent  de  Lavra 
à  la  côie  occidentale  y  jetassent  quelques  olives,  un  morceau  de 
pain.  C'était  sa  vie  tous  les  jours  depuis  l'aube.  Écartant  ses  longs 
cheveux,  il  nous  regarda  vaguement  du  haut  de  son  observatoire 
et  ne  répondit  pas  aux  plaisanteries  de  nos  rameurs.  Confondus  par 
cette  apparition  invraisemblable,  nous  nous  demandions  ce  qu'il 
restait  de  l'homme  à  ces  termites  de  la  monia;^ne,  et  si  l'anéantis- 
sement du  fakir  hindou,  accroupi  sa  vie  durant  au  soleil,  ne  con- 
tient pas  plus  d'activité  intérieure  que  le  leur. 

Nous  ne  savons  pas  de  défi  plus  irritant  pour  l'esprit  que  le  com- 
merce avec  ces  natures  incompréhensibles,  dont  on  s'efforce  vai- 
nement de  pénétrer  le  problème.  Sont-elles  donc  faites  de  notre 
chair  et  de  notre  cerveau?  Chez  nos  chartreux  ou  nos  trappistes, 
du  moins  nous  trouvons  des  aspirations  semblables  aux  nôtres,  nous 
savons  le  secret  de  leur  compression  :  c'est  le  sacrifice,  le  travail,  la 
mort  antérieure  dans  un  déchirement  suprême;  mais  ceux-ci  com- 
ment meurent-ils  à  vingt  ans?  Jamais  une  pensée  ardente  n'a  em- 
porté leur  âme,  jamais  un  effort  de  volonté  ne  l'a  secouée,  jamais 
une  heure  d'ivresse  ne  l'a  noyée;  ils  n'ont  jamais  soupçonné  qu'il 
est  bon  de  vivre,  sain  de  souffrir,  grand  de  lutter.  Que  de  fois,  ac- 
coudé durant  les  soirées  radieuses  aux  galeries  hautes  de  leurs  cloî- 
tres, dans  ces  sites  admirables  plongeant  sur  l'infini,  nous  nous 
sommes  demandé  comment,  à  ces  jeunes  hommes  qui  erraient  indo- 
lemment autour  de  nous,  la  brise  du  large  n'apportait  pas  un  regret, 
un  rêve,  un  trouble.  Q  land  passent  devant  eux  les  voiles  joyeuses 
sur  les  lointains  horizons  de  mer,  ils  n'ont  donc  pas  une  aile  dans 
l'âme  qui  se  déploie  pour  voler  à  elles?  —  Non,  c'est  l'Orient,  c'est 
son  sommeil  éternel.  11  faut  l'avoir  beaucoup  pratiqué  et  bien  com- 
pris pour  garder  à  son  endroit  l'indulgence  qu'on  doit  aux  enfans, 
le  respect  qu'on  doit  aux  vieillards.  Ceux  qui  le  connaissent  moins 
seront  sévères  pour  la  société  stérile  que  nous  avons  essayé  de  dé- 
peindre; ils  nous  accuseront  sans  doute  de  nous  attarder  à  un  tom- 
beau et  de  nous  complaire  dans  ces  limbes,  semblables  à  ceux  où 
Dante  rencontre  la  foule  a  des  tristes  âmes  qui  ont  vécu  sans  infa- 
mie et  sans  honneur,  qui  ont  fait  par  lâcheté  le  grand  refus;  »  ils 
trouveront  que  la  parole  amère  du  poète  eût  suffi  : 

Non  ragioniam  di  lor,  ma  guarda  e  passa. 

Pourtant  si  la  vie  et  l'intérêt  qu'elle  éveille  font  aujourd'hui  dé- 
faut à  cette  société,  elle  garde  le  secret  d'un  passé  qui  ne  fut  pas 
sans  grandeur,  et  mérite  à  ce  titre  de  retenir  notre  attention.  Les 
lieux,  les  n)œurs,  l'esprit  général,  nous  rendent  ce  passé  intact,  avec 
la  fidélité  scrupuleuse  qui  nous  a  donné  parfois  l'illusion  d'y  vivre; 
les  hommes  seuls  se  sont  modifiés.  C'est  comme  une  scène  où  la 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vérité  du  décor,  du  costume,  des  accessoires  et  du  jeu  est  irrépro- 
chable, mais  où  l'âme  des  acteurs  n'est  plus  susceptible,  —  au  même 
degré,  —  des  passions  qu'ils  représentent.  C'est  néanmoins  avec 
cette  âme  qu'il  faut  reconstruire  celle  des  anêtres,  pour  ne  pas  s'é- 
carter d'une  loi  historique  hors  de  laquelle  nous  ne  voyons  pas  de 
vérité.  Sans  cloute  les  monumens  que  nous  a  légués  l'Athos  du  moyen 
âge  supposent  une  force  créatrice  absente  aujourd'hui;  ceux  qui  ont 
réuni  ces  magnifiques  bibliothèques  lisaient  et  savaient;  ceux  qui  ont 
peint  le  christ  de  Karyès  et  les  vierges  de  Dochareion  avaient  senti 
et  souffert.  La  ferveur  des  premiers  solitaires,  le  recrutement  de 
ceux  qui  les  suivirent  dans  les  hautes  régions  de  la  société  byzan- 
tine, les  disgrâces  éclatantes  qui  trempaient  leurs  cœurs  avant  de 
les  mener  au  cloître,  telles  étaient  les  causes  principales  de  leur 
supériorité  intellectuelle  et  morale  sur  leurs  successeurs;  mais  dans 
le  tour  particulier  de  l'esprit,  dans  ses  procédés,  dans  son  idéal,  il 
n'y  a  qu'une  différence  du  plus  au  moins.  Nous  surprenons  dans  le 
berceau  de  l'institution  le  germe  du  mal  qui  la  minera,  nous  le 
voyons  suivre  lentement  son  développement  logique  jusqu'à  nos 
jours.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas  pour  les  hommes  ce  que  nous 
faisons  pour  leurs  portraits,  pour  cette  longue  série  de  figures  qui  se 
déroule  sur  les  murs  des  églises  athonites  et  remonte  sans  interrup- 
tion du  copiste  d'hier  au  grand  Pansélinos?  —  Les  plus  récentes 
comme  les  plus  vieilles,  à  huit  siècles  de  distance,  ont  même  forme, 
même  attitude,  mêmes  proportions,  mêmes  couleurs  :  on  les  con- 
fondrait au  premier  coup  d'œil;  mais,  en  reprenant  attentivement 
a  série,  on  retrouve  chaque  jour  la  vigueur  un  peu  plus  accusée 
sous  ces  traits  identiques;  c'est  comme  une  âme  éteinte  qui  se  ral- 
lume insensiblement  sans  changer  de  corps.  —  Ainsi  des  modèles 
de  ces  peintures  :  pour  voir  nous  apparaître  les  contemporains  de 
saint  Athanase  et  de  saint  Saba,  prenons  les  nôtres,  depuis  les  igou- 
mènes  des  grands  monastères  jusqu'au  pêcheur  d'olives  de  Kapso- 
kaliva  :  séparons  les  lignes  antiques  de  la  physionomie  des  rares 
retouches  modernes,  forçons  les  plans  effacés,  exagérons  les  reliefs 
en  atténuant  les  ombres,  soufflons  à  ces  revenans  l'idée  ou  la  pas- 
sion qui  les  fera  se  mouvoir  naturellement  dans  le  milieu  tout  pré- 
paré: c'est  le  travail  relativement  facile  qui  consiste  à  chercher  dans 
un  vieillard  ce  qu'était  l'homme  de  vingt  ans;  on  en  est  récom- 
pensé par  une  jouissance  inconnue  dans  la  mouvante  Europe,  celle 
de  vivre  une  heure  chez  les  aïeux  d'il  y  a  huit  siècles.  —  Signalons 
en  passant  l'emploi  qu'un  historien  sagace  pourrait  faire  de  cette 
précieuse  épave  pour  une  étude  d'un  bien  autre  intérêt;  l'étude  de 
ce  monachisme  oriental  des  premiers  siècles,  qui  a  joué  un  si  grand 
rôle  dans  le  développement  du  christianisme ,  de  ces  multitudes 
d'ascètes  qui  peuplèrent  alors  la  Thébaïde.  Certes  il  y  a  loin  en 


LE  MONT  ATHOS.  313 

apparence  de  nos  bons  caloyers  aux  fortes  générations  des  Antoine, 
des  Pacôrne,  des  Macaire,  des  Hilaiion;  le  génie  brûlant  du  début, 
la  différence  des  agens  historiques,  ne  permettent  pas  d'épuiser  des 
analogies  spécieuses,  et  néanmoins  l'Orient  ne  serait  plus  l'Orient, 
le  gardien  opiniâtre  de  tempéramens,  de  mœurs  et  de  pensées  hé- 
réditaires, si  bien  des  lacunes  n'étaient  pas  comblées,  bien  des  pro- 
blèmes résolus  dans  cette  étude  par  la  connaissance  préalable  du 
peiit  monde  athonite. 

Avant  de  le  quitter,  ce  monde  où  tout  nous  parle  du  passé,  en- 
core faudrait-il  lui  demander  le  secret  de  son  avenir.  Après  ce  que 
nous  avons  dit,  il  semble  facile  de  prédire  ce  dernier  :  une  disso- 
lution lente,  très  lente  sans  cloute,  car  elle  doit  triompher  du  double 
brevet  de  longévité  que  donnent  à  leurs  institutions  l'esprit  reli- 
gieux et  l'esprit  oriental,  mais  assurée.  —  Cet  arrêt  de  mort  serait 
sans  appel,  s'il  ne  fallait  tenir  compte  d'un  élément  nouveau  que 
nous  avons  négligé  à  dessein,  tant  il  se  dérobe  aux  observations  que 
nous  a  suggérées  l'ensemble  de  la  communauté  :  nous  voulons  parler 
de  l'élément  slave  et  surtout  du  groupe  russe  très  homogène  de 
sept  à  huit  cents  moines  qui  occupe  le  grand  couvent  de  Saint- 
Panléleimon  et  les  deux  skytes  de  Saint -André  et  du  prophète 
Élie.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  séuiliié  et  d'affaissement,  nous  avons 
affaire  à  une  race  vierge  et  neuve  qui  nous  reporte,  elle  aussi,  en 
plein  moyen  âge,  mais  au  moyen  âge  barbare  et  occidental.  C'est 
bien  une  foi  ardente  qui  a  amené  ces  néophytes  de  leurs  steppes, 
la  règle  est  observée  chez  eux  dans  toute  sa  sévérité,  certains  tra- 
vaux y  sont  en  honneur.  Ces  moines  russes  forment  une  phalange 
compacte,  soumise,  animée  d'un  patriotisme  jaloux;  cet  instrument 
docile  est  dans  la  main  de  quelques  supérieurs  doués  de  rares  qua- 
lités de  commandement  et  d'administration.  Ils  sont  aidés  dans 
leur  développement  par  toutes  les  facilités  matérielles.  Nous  avons 
déjà  dit  avec  quelle  générosité  sagace  la  Russie  soutient  ses 
œuvres  religieuses  en  Palestine,  de  quel  faste  et  de  quel  prestige 
elle  les  entoure;  cette  préoccupation  est  encore  plus  sensible  à 
l'Athos.  Grâce  aux  abondantes  aumônes  de  la  mère-patrie,  les  mai- 
sons moscovites  voient  leur  aisance  s'accroître  dans  la  proportion 
oii  les  maisons  grecques  s'appauvrissent;  elles  achètent  la  terre, 
augmentent  leurs  métochies,  font  sortir  du  sol  de  vastes  construc- 
tions, de  fières  églises,  somptueusement  ornées.  A  défaut  d'une 
école  de  peinture  constituée,  elles  reçoivent  de  Russie  les  produits 
de  cet  art  religieux  dont  nous  avons  signalé  l'originalité  et  le  mé- 
rite, elles  ont  du  moins  des  atel  ers  d'imprimerie,  de  gravure,  de 
photographie,  qui  répandent  leurs  idées  sous  toutes  les  formes  dans 
la  montagne  sainte. 

Nous  avons  à  peine  besoin  d'iabister  sur  les  conséquences  qui  dé- 


314  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

coulent  de  ce  fait  :  la  présence  d'un  noyau  d'hommes  unis,  actifs, 
riches,  maîtres  du  sol,  dans  cette  société  désagrégée  et  réduite  aux 
expédiens.  L'influence  et  le  prestige  qui  s'attachent  à  ces  hommes 
dans  un  milieu  aussi  oriental  que  celui  du  mont  Athos  dépassent 
tout  ce  que  nos  habitudes  sociales  nous  permettent  d'imaginer.  Cette 
influence  repose  sur  les  trois  conditions  d'autorité  qui  gagnent  le 
plus  sûrement  le  respect  dans  un  pays  d'où  elles  sont  générale- 
ment absentes  :  l'opulence,  l'indépendance  et  l'énergie;  on  devine 
l'antagonisme  profond  qui  a  dti  naître  entre  les  anciens  possesseurs 
de  la  montagne  et  les  nouveaux  convives  qui  apportent  à  la  table 
monastique  un  si  formidable  appétit.  Toute  la  vie  dont  l'Aihos  est 
susceptible  s'est  concentrée  aujourd'hui  dans  cette  lutte.  L'in- 
quiétude qu'inspire  à  ces  esprits  indolens  l'activité  des  chefs  de  la 
communauté  russe,  la  supériorité  hautaine  qu'affectent  ces  derniers, 
sont  un  des  curieux  spectacles  réservés  au  voyageur.  —  En  sur- 
prenant à  l'œuvre  ces  rudes  apôtres,  nous  avons  cru  voir  revivre 
les  figures  énergiques  des  moines  francs  ou  saxons  qui  ont  eniatné 
l'édifice  féodal  :  toujours  en  route,  sur  terre  et  sur  mer,  poui-  Stam- 
boul ou  pour  Karyès,  insensibles  à  la  fatigue  physique,  ignorans 
du  repos,  prêchant  du  haut  de  leur  selle,  écrivant  de  l'étape, 
n'ayant  gardé  des  passions  de  ce  monde  que  celle  de  l'ambition 
personnelle  au  service  d'une  cause  nationale,  ils  nous  ont  rappelé 
ce  qu'était  au  xii-  siècle  l'apostolat  politique  d'un  Bernard  ou  d'un 
Arnaud  de  Brescia. 

Dans  ces  derniers  temps,  le  champ  de  bataille  des  deux  partis 
était  ce  couvent  de  Saint-Pantéleimon,  dont  tous  deux  se  disputent 
la  possession  sur  la  foi  d'anciens  titres  fort  obscurs.  Toujours  est-il 
que,  sur  les  500  religieux  qui  l'habitent,  près  de  /iOO  sont  sujets  du 
tsar.  Grecs  et  Russes  y  vivent  pai  tagés  en  deux  camps,  officiant 
en  langue  différente  dans  leurs  églises  respectives.  Dernièrement, 
l'igoumène,  un  Grec  âgé  de  cent  quatre  ans,  vint  à  mourir  :  les 
Russes  élurent  un  des  leurs  pour  le  remplacer.  L'assemblée  de  Ka- 
ryès refusa  de  ratifier  ce  choix.  Pour  mettre  fin  à  un  désordre  qui 
passionnait  vivement  le  monde  orthodoxe,  le  patriarcat  de  Con- 
stantinople  céda  sagement  à  la  nécessité  et  prescrivit  une  nouvelle 
élection  dont  le  résultat  serait  indiscutable.  Notre  bonne  fortune 
nous  rarr)ena  à  Saint-Pantéleimon  le  jour  où  elle  devait  avoir  lieu  : 
jamais,  par  ce  temps  de  luttes  électorales,  nous  n'en  verrons  une 
marquée  d'un  cachet  plus  singulier.  G'cMait  un  dimanche  :  la  curio- 
sité nous  avait  retenu  toute  la  nuit  à  l'église,  séduit  par  la  pompe 
de  l'office  russe,  par  la  beauté  du  chant,  par  les  types  étranges  de 
cette  multitude  qui  montait  à  l'autel  en  priant  pour  le  tsar,  comme 
une  ar  née  marchant  à  des  conquêtes.  Toute  la  nuit,  «  le  pâle  trou- 
peau des  moines,  »  comme  dit  le  poète,  debout  sous  la  clarté  mou- 


LE   MONT    ATHOS.  3  j  5 

rante  des  cierges,  avait  psalmodié  les  vigiles  sans  qu'on  eût  pu  lire 
sur  ces  faces  mystiques  d'autres  soucis  que  ceux  du  ciel.  Nous  nous 
étions  couché  à  l'aube,  et  de  bonne  heure  nous  fûmes  réveillé  par 
le  son  des  cloches.  Nous  nous  préparions  à  assister  à  une  nouvelle 
cérémonie,  quand  on  nous  avertit  qu'elles  appelaient  les  cénobites 
«  dans  leurs  comices.  »  L'événement  attendu  depuis  si  longtemps, 
destiné  à  un  si  grand  retentissement  dans  toute  l'église  orientale,  et 
autour  duquel  gravitait  tout  ce  qui  restait  de  passions  humaines  aux 
religieux,  s'accomplissait  sous  nos  yeux  sans  qu'il  nous  fût  possible 
d'en  surprendre  un  indice.  Aucun  trouble  inusité  ne  transpirait  dans 
la  gravité  extérieure  de  la  vie  monacale,  aucun  bruit  ne  profanait 
le  silence  du  cloître  :  à  peine  si  quelques  physionomies  trahis- 
saient uce  préoccupation  nouvelle,  si  quelques  chuchoiemens  s'é- 
changeaient au  coin  des  longs  corridors,  si  quelque  frère  passait 
plus  affairé.  Un  étranger  non  prévenu  aurait  cru  que  les  moines 
se  rendaient  comme  d'habitude  à  leur  office.  Et  pourtant  sous  ce 
masque  rigide  on  sentait  plus  de  passion  contenue,  plus  d'anxiété, 
plus  d'espoir  et  de  colère  que  clans  toutes  les  agitations  bruyantes 
de  nos  places  publiques.  Les  Grecs  avaient  fermé  le  catholicon,  dont 
ils  sont  maîtres,  apposé  les  scellés  sur  la  porte  et  protesté  en  se 
retirant  dans  leurs  quartiers.  Les  Russes  montèrent  alors  voter  à 
leur  chapelle,  tout  au  haut  du  couvent  :  quelques  instans  après 
AOO  voix  avaient  de  nouveau  appelé  à  l'igouménat  l'archimandrite 
précédemment  choisi  dans  leur  sein.  Le  triomphe  était  aussi  silen- 
cieux,  aussi  dissimulé  que  la  lutte;  les  visages  se  contractaient 
pour  étouffer  sous  l'austérité  habituelle  la  joie  orgueilleuse  qui 
rayonnait  malgré  eux. 

Pour  nous,  spectateur  dés.intéressé  de  ce  drame  muet,  nous  ne 
pouvions  nous  empêcher  de  sourire  à  la  leçon  philosophique  qu'il 
nous  donnait.  Nous  nous  demandions  si  c'était  bien  la  peine  de  s'en- 
fermer dans  un  cloître  à  préparer  sa  tombe  pour  y  porter  les  luttes 
politiques  du  forum;  sous  la  livrée  du  renoncement,  sous  la  disci- 
pline de  l'ascète,  nous  retrouvions  l'homme  avec  les  vanités,  les  pas- 
sions, les  misères  inséparables  de  sa  nature.  —  Une  rencontre  for- 
tuite vint  donner  une  i)ortée  plus  haute  encore  à  cette  leçon.  — 
Tandis  qu'on  nous  racontait  les  résultats  du  vote,  à  un  des  balcons 
plongeant  sur  la  cour  inférieure,  un  mouvement  inusité  se  produisit 
dans  celle-ci;  les  cloches  s'ébranlèrent  à  lentes  volées;  une  proces- 
sion de  moines,  la  têie  couverte  du  voile  de  deuil  et  tenant  des 
cierges  à  la  main,  s'allongea  sur  le  parvis  en  psalmodiant  de  tristes 
litanies.  Toutes  les  pompes  ont  un  caractère  funèbre  à  l'Aihos  :  dans 
notre  ignorance  des  (  sages,  nous  crûmes  qu'on  célébrait  l'introni- 
sation du  nouvel  igoumène  et  nous  nous  préparions  à  le  voir  sortir 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  suite  de  son  troupeau.  —  Ce  ne  fut  pas  l'élu  du  siècle  qui  sor- 
tit :  ce  fut  l'élu  de  la  mort,  un  pauvre  diable  de  caloyer  que  nous 
avions  trouvé  quelques  jours  avant  agonisant  à  l'hôpital,  et  qui  s'en 
allait  au  petit  cimetière  devant  la  porte,  conduit  par  le  même  cor- 
tège, salué  par  le  même  glas  et  les  mêmes  chants  qui  devaient  me- 
ner son  camarade  au  trône  abbatial.  En  passant  cette  nuit  sur  le 
monastère,  le  destin  avait  fait  son  élection,  lui  aussi,  et  choisi  au 
hasard,  dans  les  rangs  voués  au  renoncement  commun,  deux  de  ces 
hommes  égaux  devant  la  vie  et  devant  la  mort  :  de  l'un  il  avait  fait 
le  puissant  abbé,  seigneur  du  couvent  et  de  la  terre,  de  l'autre  un 
cadavre.  Lequel  était  le  plus  près  de  sa  vocation?  N'éiait-ce  pas  ce 
dernier,  qui  venait  si  à  propos  pour  donner  à  son  frère,  en  plein  or- 
gueil de  la  victoire,  la  leçon  du  cloître,  la  leçon  des  grandeurs  hu- 
maines, en  lui  enseignant  le  terme  où  elles  aboutissent,  le  chemin 
qu'il  prendrait  demain?  —  L'imagination  macabre  du  vieil  Holbein 
n'eût  pas  trouvé  mieux  que  ce  rapprochement  ironique,  digne  de 
continuer  à  Bâle  ou  à  Lucerne  la  farce  lugubre  du  moyen  âge. 

A  nous  aussi,  au  moment  où  nous  allions  quitter  l'Athos,  le  pauvre 
caloyer  donnait  peut-être  la  leçon  suprême  et  le  dernier  mot  de  la 
vieille  montagne  byzantine.  S'il  lui  reste  une  chance  de  vie,  elle  est 
dans  le  développement  du  petit  groupe  qui  tient  lieu  de  ferment  à 
cette  masse  inerte;  mais  il  ne  réalisera  ses  destinées  qu'en  brisant 
le  moule  antique  où  sa  forte  jeunesse  étouffe;  nous  croyons  avec 
l'Evangile  qu'on  ne  met  pas  le  vin  nouveau  dans  les  vieilles  outres 
et  qu'il  faut  à  des  races  nouvelles  une  formule  neuve  appropriée  à 
leur  génie.  Le  jour  où  ces  consciences  naïves,  emprisonnées  dans 
la  vénérable  maison  orthodoxe,  l'auiont  reconstruite  à  leur  usage, 
elles  auront  conquis  l'avenir.  —  L'avenir!  ce  mot  sonne  faux  dans 
ce  monde  rétrospectif,  où  tout  ne  nous  a  enseigné  que  le  passé,  et 
nous  n'y  insisterons  pas  davantage.  —  Les  cénobites  nous  devaient 
leur  longue  histoire  jusqu'à  l'heure  présente  :  ils  nous  l'ont  contée 
et  ne  nous  doivent  plus  que  le  mot  d'Hamlet  mourant  après  avoir 
achevé  le  récit  de  ses  infortunes  :  «  le  reste,  c'est  le  silence!  » 

Le  passé  et  le  silence!  l'homme  ne  vit  pas  seulement  de  ces  deux 
négations;  on  s'en  aperçoit  vite  après  un  séjour  à  l'Athos,  Nous  dé- 
sespérons de  rendre  l'impression  d'étouffement  et  de  malaise,  le 
spleen  qui  se  dégage  de  cette  existence  factice,  la  torpeur  qui  gagne 
l'esprit  dans  cette  course  à  travers  les  sépulcres.  Sur  cette  nature 
si  riche  et  si  vigoureuse,  mais  frappée  de  stérilité,  un  voile  de  deuil 
s'étend  insensiblement,  l'œil  voit  noir,  la  nausée  vient  au  cœur  à 
respirer  les  fades  arômes  de  l'embaumement  :  ces  fantômes  de  cire 
au  regard  atone  hantent  le  sommeil  de  la  cellule.  Durant  les  der- 
niers jours,  nous  cherchions  vainement  quelque  rappel  gracieux  de 


LE    MONT   ATHOS.  317 

la  vie  absente  :  tout  nous  semblait  suinter  la  tristesse,  jusqu'au  lau- 
rier-rose amaigri,  ennuyé,  qui  détachait  ses  fleurs  soufTreteuses  sur 
le  mur  gris  du  couvent.  Nous  passions  nos  soirées  à  arpenter  les 
hautes  galeries  des  étages  supérieurs,  aspirant  à  cet  horizon  de  mer 
que  sillonnaient  allègrement  les  barques,  comme  un  défi  de  liberté 
jeté  aux  prisonniers.  Une  d'elles  vint  livrer  son  chargement  de  pois- 
sons au  nionastère  et  s'offrit  à  nous  porter  en  une  nuit  sur  la  côte 
opposée  du  golfe  de  Monte-Santo,  d'où  nous  gagnerions  Salonique 
par  teri  e.  —  Cette  fuite  nocturne  fut  le  digne  épilogue  des  visions 
inquiétantes  d'où  nous  sortions.  —  Couché  sur  l'arrière  étroit  de 
la  petite  tartane,  au  ras  de  la  vague  dont  chaque  lame  aflleurait  à 
nos  vêtemens,  nous  glissions  lentement  sur  l'eau  dormante,  où  pen- 
dait la  voile  immobile.  Quand,  las  de  compter  les  étoiles  passant 
une  à  une  sur  le  mât,  nous  nous  redressions  sur  notre  planche,  nos 
regards  rencontraient  les  trois  caloyers  noirs,  ombres  muettes  qui 
ramaient  d'un  mouvement  automatique,  sans  paraître  avancer.  Tous 
les  spectacles  funèbres  des  derniers  jours  repassaient  dans  notre 
insomnie:  il  ne  tenait  qu'à  nous  de  nous  croire  dans  la  barque  infer- 
nale, conduite  par  les  nochers  de  l'Érèbe,  qui  nous  ramenait  de  la 
terre  des  morts.  Pour  dissiper  le  cauchemar  de  cette  navigation  fan- 
tastique, il  fallut  le  premier  rayon  de  l'aube  nous  montrant  la  grève 
prochaine.  Une  embarcation  de  pêche  y  abordait,  abritant  sous  sa 
voile  tonte  rouge  du  premier  feu  des  enfans  et  des  femmes.  Les  voix 
jeunes  et  fraîches  chantaient  la  cantiiène  grecque  avec  laquelle  les 
pêcheurs  de  l'Archipel  trompent  les  longues  attentes  de  la  nuit  :  Ta 
matin  ta  grammcna... 

((  Ah!  réveille-toi  et  ouvre  —  tes  yeux,  le  doux  livre  —  que  le 
Créateur  n'a  pas  fait  —  pour  qu'il  reste  ainsi  clos;  —  ah!  réveille- 
toi  et  salue  —  ton  amie  l'aurore,  —  afin  que  se  réjouisse  le  ciel,  — 
afin  que  sourie  la  terre  !  » 

Ce  chant  d'amour  montant  dans  l'aurore,  c'était  le  printemps  de 
Dieu,  la  vie  ressuscitée  :  en  la  sentant  renaître,  nous  nous  deman- 
dions si  nous  n'avions  pas  rêvé  tout  ce  voyage  chimérique  dans  les 
siècles  lointains,  dans  la  vieille  Byzance,  dans  la  tombe  :  doutant  de 
la  réalité  évanouie,  nous  nous  retournâmes  encore  une  fois  pour 
chercher  la  montagne  sainte  :  la  masse  noire  de  l'Athos  descendait 
dans  les  profondeurs  de  la  mer,  comme  le  peuple  suranné  qui  l'ha- 
bite descend  dans  le  passé. 

EUGÈKE   MeLCUIOR    DE   VOGUÉ. 


LES    SALADEROS 


DE  L'AMÉRIQUE  DU  SUD 


I. 

Nous  avons  tenté  ici  même  (J)  d'étudier  sous  ses  divers  aspects 
le  caractère  de  l'habitant  des  pampas  et  de  retracer  celte  vie  oi- 
sive, indifférente  à  tout  bien-èire,  de  l'indigène  au  milieu  de  ses 
troupeaux  et  du  colon,  qui  s'endort,  lui  aussi,  dans  l'inaction  à 
l'ombre  d'une  prospérité  précaire.  Il  est  permis  de  chercher  l'expli- 
cation de  l'état  actuel  du  vaste  territoire  des  pampas  dans  cette 
étrange  législation  espagnole  qui  défendait  aux  colonies  le  travail  et 
la  production  en  leur  imposant  la  consommation  exclusive  des  pro- 
duits de  la  métropole  :  là  est  la  vraie  cause  de  l'état  d'infériorité 
relative  dans  lequel,  au  milieu  d'immenses  richesses  spontanées,  a 
végété  un  pays  plus  anciennement  colonisé  que  les  états  du  nord. 
Perdu  au  milieu  du  désert,  abandonné  par  la  mère-patrie,  le  co- 
lon, quel  qu'il  fût,  criminel  expulsé,  émigrant  laborieux  ou  pionnier 
avide  de  découvertes,  n'étnit  plus  considéré  comme  Espagnol  du 
jour  011  il  touchait  le  sol  de  l'Amérique  et  s'y  établissait;  il  deve- 
nait un  instrument  de  fortune  pour  les  chefs  de  compagnies  autori- 
sées à  exploiter  le  pays,  un  vassal  tailiable  et  corvéable  à  merci.  Il 
est  surprenant  qu'un  pareil  sort  ait  lenié  quelqms  coureurs  d'aven- 
tures et  que  les  chefs  d'expéditions  aient  pu  enrôler  des  volontaires; 
il  fallait  vraiment  que  l'Et^pagne  de  Philippe  II  et  de  ses  successeurs 
fût  un  triste  séjour  poir  que  les  états  de  la  Plata,  où  n'existait  pas 
l'attrait  des  mines  d'or,  aient  pu  se  peupler  en  deux  siècles  de 
56,000  Espagnols.  Le  système  général  appliqué  à  toutes  les  colo- 

(i)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet  1875. 


^Jit! 


LES    SALADEROS.  319 

nies  était  la  défense  absolue  d'expoi-ter  autre  chose  que  de  l'or.  Le 
revenu  des  mines  était  divisé  par  tiers  entre  le  roi  d'Espagne,  ses 
représentans  dans  le  pays  et  le  colon;  le  tiers  abandonné  à  celui-ci 
ne  pouvait  être  employé  par  lui  à  autre  chose  qu'à  payer  les  objets 
qu'il  tirait  de  la  métropole  pour  sa  consommation.  Créer  une  indus- 
trie quelconque  dans  la  colonie  lui  était  défendu,  améliorer  son  sort 
lui  était  impossible;  l'agriculture  elle-même  lui  était  interdite  par 
des  règlemens  rigoureux. 

11  semblerait  que  les  provinces  de  la  Plata  eussent  dû  être  exemp- 
tées de  l'application  de  lois  qui  n'étaient  pas  faites  pour  elles;  Bue- 
nos-Ayres  était  en  effet  à  1,000  lieues  des  mines  de  Potosi,  qui 
produisirent  h  milliards  de  francs  en  cinquante  ans,  et  ce  terrain 
d'alluvions  ne  (dénonçait  l'existence  d'aucune  mine  d'or  ou  d'argent, 
la  surface  seule  promettait  au  travail  humain  des  richesses  capa- 
bles de  faire  une  concurrence  victorieuse  aux  mines  les  plus  ri- 
ches. Les  rcjis  d'Espagne  n'en  accumulèrent  pas  moins  les  prohibi- 
tions, essayant  d'arrêter  l'élan  irrésistible  de  la  production  de  la 
pampa  ;  mais  ils  pouvaient  plus  facilement  condamner  l'homme  à 
l'oisiveté  que  la  nature  à  l'inaction,  et  les  colons  voyaient  leurs  ri- 
chesses se  développer  malgré  la  loi  et  pour  ainsi  dire  malgré  eux, 
sans  emploi  ni  profit,  ne  leur  apportant  que  le  dégoût  du  travail. 
Comme  si  ces  lois  eussent  été  insuffisantes,  l'Espagne  alla  jusqu'à 
créer  une  fiction  géographique  qui  doublait  la  distance  réelle  entre 
les  provinces  de  la  Plata  et  la  métropole.  Placées  en  effet  sur  un 
grand  fleuve,  clé  d'autres  voies  navigables  qui  descendaient  des 
pays  les  plus  riches  de  ce  continent,  situées  sur  l'Atlantique,  pres- 
qu'en  face  de  l'Espagne,  les  provinces  de  la  Plata  furent  soumises 
dès  l'origine  à  l'autorité  administrative  de  la  vice-royauté  du  Pé- 
rou,  dont  le  siège  était  sur  le  Pacifique,  et  toute  communication 
directe  avec  la  métropole  leur  fut  interdite;  privées  du  droit  d'ex- 
porter, elles  ne  pouvaient  rien  recevoir  que  par  cette  voie  détour- 
née, ce  qui  imposait  aux  objets  de  consommation  les  frais  d'un 
voyage  de  1,000  lieues  par  terre,  et  des  droits  de  50  pour  100  au 
profit  du  roi  et  du  vice-roi.  L'estuaire  de  la  Plata  se  trouvait,  par 
le  fait  de  cette  législation  illogique,  être  une  sorte  de  porte  fausse 
condamnée,  semblable  à  celles  que  les  architectes  simulent  sur  les 
édifices  pour  la  symétrie,  mais  qui  ne  servent  à  rien. 

Cette  législation,  à  peine  améliorée  de  tenjps  à  autre,  dura  de 
1580  à  1810;  elle  était  aggravée  par  l'existence  de  monopoles  de 
tout  genre.  Une  sorte  de  ferme  du  commerce  existait  en  eflét  à 
Séville  sous  le  nom  de  casa  de  contratacion^  réunissant  entre  ses 
mains  la  consommation  et  la  production  des  pays  d'outre-mer;  quel- 
ques maisons  opulentes  sous  la  surveillance  des  douanes  de  l'état, 


320  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  régissaient  l'embarquement  et  le  débarquement  des  cargaisons, 
formaient  en  Espagne,  aussi  bien  qu'en  Amérique,  une  aristocratie 
commerciale  où  les  nobles  entraient  sans  déroger.  Toutes  les  lois 
étaient  faites  en  faveur  de  ces  monopoliseurs  sans  aucun  souci  de 
l'intérêt  privé  du  colon  ni  de  l'intérêt  public  des  colonies. 

En  quelques  mots,  nous  en  ferons  connaître  l'esprit.  Une  ordon- 
nance de  1602,  qui  fut  considérée  comme  un  progrès  sur  les  pré- 
cédentes, permit  pour  la  première  fois  l'exportation  par  la  voie  de 
la  Plata  de  2,000  fanegas  (1)  de  blé,  de  1,000  quintaux  de  graisse 
et  de  viande  sèche  pour  la  côte  de  Guinée  pour  y  être  échangés 
contre  des  nègres.  On  se  demande  à  quoi  pouvait  servir  l'importa- 
tion des  nègres,  sinon  à  augmenter  le  nombre  des  consommateurs 
dans  un  pays  où,  la  production  étant  prohibée,  tout  travail  était 
superflu,  et  où,  en  permettant  l'entrée  de  nègres,  on  défendait  en 
même  temps  l'exportation  de  tout  ce  qu'ils  pourraient  produire.  En 
1718,  le  roi  accorda  enfin  à  un  Espagnol  le  droit  d'expédier  direc- 
tement deux  petits  navires  par  an  de  la  Péninsule  pour  la  Plata 
avec  autorisation  de  rapporter  en  retour  les  produits  de  cette  con- 
trée. Ce  mince  progrès  disparut  lui-même  dix  ans  plus  tard  devant 
les  réclamations  des  monopoliseurs,  et  les  exportations  de  la  Plata 
durent  reprendre  la  voie  du  Pacifique.  Une  pareille  législation  équi- 
valait à  une  prohibition  absolue  d'exportation,  étant  donnée  la  na- 
ture des  produits  de  la  pampa,  alors  exclusivement  composés  de 
cuirs  de  bœufs,  marchandise  lourde  et  encombrante.  Une  seule  voie 
de  salut  restait  ouverte  au  colon  :  c'était  la  contrebande.  Elle  prit 
un  développement  considérable  dans  les  ports  voisins  occupés  par 
les  Portugais,  et  sauva  les  provinces  espagnoles  d'une  ruine  com- 
plète en  procurant  à  la  production  spontanée  du  pays  les  moyens 
de  se  répandre  au  dehors.  Le  champ  à  exploiter  était  tellement 
vaste,  que  les  contrebandiers  pouvaient  former  des  compagnies 
puissantes,  disposaient  d'une  véritable  flotte,  de  ports  de  ravitaille- 
ment, et  avaient  à  leurs  ordres  des  armées  de  travailleurs  entrete- 
nus par  eux,  faisant  pour  leur  compte  l'exploitation  des  animaux 
inutiles  à  leurs  propriétaires.  En  raison  du  développement  excessif 
et  sans  profit  des  troupeaux,  les  hacendados  d'alors  les  avaient  lais- 
sés vivre  à  l'abandon,  se  contentant  d'en  tirer  leur  nourriture  quo- 
tidienne et  renonçant  à  marquer  les  nouveau-nés  ;  il  était  rare 
même  qu'ils  s'occupassent  d'abattre  une  quantité  quelconque  d'a- 
nimaux pour  en  vendre  le  cuir,  alors  de  peu  de  valeur  et  d'un  pla- 
cement difficile. 

L'exploitation  de  la  pampa  au  xviii^  siècle  était  donc,  à  propre- 

(l)  Une  fanega  équivaut  presque  exactement  à  un  hectolitre. 


LES    SALADEROS.  321 

ment  parler,  abandonnée  à  deux  ou  trois  mille  brigands,  gauchos 
malos^  que  les  contrebandiers  entretenaient  sur  les  limites  du  ter- 
ritoire des  estoncias,  sur  l'une  et  l'autre  rive  de  la  Plata,  et  aux- 
quels ils  faisaient  appel  lorsqu'ils  avaient  amené  les  navires  desti- 
nés à  la  contrebande.  On  organisait  alors  une  sorte  de  battue 
générale  du  bétail.  On  réunissait  une  troupe  de  ces  cavaliers  in- 
trépides, qui  se  jetaient  dans  la  pampa,  là  où  les  animaux  étaient 
le  plus  nombreux,  sans  se  préoccuper  des  propriétaires.  Lors- 
qu'on rencontrait  un  troupeau,  on  formait  le  cercle,  ceux  des  côtés 
îassemblaient  le  bétail,  et  ceux  du  centre,  armés  d'une  longue 
perche  de  bambou  terminée  par  une  demi-lune  de  fer  tranchant, 
coupaient  le  jarret  des  animaux  affolés,  sans  s'arrêter  dans  leur 
course  tant  qu'il  en  restait  debout,  laissant  le  sol  jonché  de 
ces  malheureuses  bêtes  bondissant  sur  place  au  milieu  de  beu- 
glemens  et  d'efforts  impuissans.  Quand  le  massacre  était  fini,  les 
mêmes  individus  mettaient  pied  à  terre,  enfonçaient  leur  long  cou- 
teau dans  le  cœur  de  la  bête  abattue,  d'autres  les  suivaient,  arra- 
chaient le  cuir  et  l'emportaient.  Les  entrepreneurs  de  ces  abatages 
payaient  un  7'eal  (1)  à  ceux  qui  coupaient  le  jarret,  et  un  real  à 
ceux  qui  écorchaient;  la  viande  était  abandonnée  aux  chiens  sau- 
vages et  aux  oiseaux  de  proie.  Les  lois  avaient  créé  cette  industrie 
au  grand  détriment  de  la  moralité  et  de  la  richesse  du  pays.  Les 
propriétaires  se  voyaient,  eux  aussi,  obligés  d'eniployer  le  même 
système,  qui,  en  se  généralisant,  conduisait  à  une  destruction  rapide 
du  bétail.  En  effet,  malgré  les  ordonnances  qui  défendaient  d'a- 
battre les  mères  et  les  génisses,  on  choisissait  de  préférence  pour 
ces  battues  le  printemps,  époque  de  la  mise  bas  ;  les  vaches  pleines 
étaient  les  plus  recherchées  en  raison  de  la  valeur  du  veau  mort-né, 
dont  le  cuir  se  payait  fort  cher  en  Espagne,  et  dont  la  chair  était  un 
régal  pour  le  gaucho.  C'était  ruiner  doublement  le  troupeau  en  dé- 
truisant les  reproiiuctrices  et  en  égarant  les  veaux  déjà  nés  qui  er- 
raient à  l'abandon  et  mouiaient  en  grand  nombre.  En  dehors  même 
des  contrebandiers,  les  Indiens  du  Chili  et  des  provinces  des  Andes, 
les  habitans  de  Montevideo,  les  Brésiliens,  tous,  chrétiens  et  autres, 
venaient  s'approvisionner  dans  cette  mine  inépuisable,  sans  autre 
but  que  de  se  fournir  de  cuirs  et  de  graisse  pour  leur  consommation. 
Les  hacendados  cependant,  ne  renonçant  pas  à  retirer  un  jour 
quelques  revenus  de  leurs  troupeaux,  ne  cessaient  de  lutter  contre 
les  erreurs  économiques  de  la  métropole;  pendant  tout  le  xviii^  siè- 
cle, ils  adressèrent  directement  au  roi  d'Espagne  des  mémoires 
aussi  curieux  par  l'élévation  des  idées  et  des  doctrines  que  par  le 

(1)  Le  real  argent  valait  55  centimes  de  notre  monnaie. 
TOMF.  xni.  —  IS'G.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contraste  avec  la  folie  de  ceux  qui  faisaient  les  lois.  Ces  mémoires 
constituent  de  vrais  cahiers  coloniaux,  rédigés  par  des  hommes 
nés  cependant  loin  du  centre  de  la  civilisation,  tenus  volontai- 
rement dans  l'ignorance,  et  qui,  guidés  seulement  par  l'intérêt 
privé,  donnaient  à  l'Espagne  des  leçons  d'administration  aussi  op- 
portunes qu'inutiles.  Tel  était  l'aveuglement  de  ceux  qui  avaient 
dans  leurs  mains  la  conduite  des  colonies,  que  le  roi  répondait 
aux  réclamations  des  colons  par  les  instructions  suivantes,  qu'il 
transmettait  au  vice-roi  de  la  Piata  vers  la  fin  du  xviii*  siècle.  «  A 
tous  les  vice-rois,  écrivait-il,  nous  avons  toujours  recommandé  de 
prendre  le  plus  grand  soin  d'empêcher  que  dans  les  provinces  on 
ne  travaille  les  diaps,  on  ne  plante  la  vigne  ou  l'olivier,  pour  beau- 
coup de  raisons  de  haute  considération  qui  nous  y  forcent,  et  dont 
la  première  est  de  ne  pas  diminuer  le  commerce  de  notre  royaume 
avec  ces  pays;  nous  avons  su  que,  malgré  notre  défense,  on  avait 
lâché  la  n)ain,  et  que  les  vignes  par  exemple  s'étaient  développées; 
nous  défendons  foimellement  que  dorénavant  il  en  soit  planté  au- 
cune, que  celles  qui  existent  soient  soignées  ou  replantées,  si  elles 
disparaissent,  qu'il  soit  fait  aucune  plantation  d'olivier  ni  travail 
de  laine.  » 

En  1790  sont  envoyées  les  premières  su[>pliques;  vingt  ans  suiïi- 
ront  pour  amener  les  esprits  à  la  pensée  d'une  guerre  ouverte,  et 
pendant  ce  temps  rEs|)agne  ne  fera  du  reste  aucune  concession  qui 
ne  lui  soit  arrachée  de  vive  force;  la  seule  qu'elle  ait  octroyée  est 
la  cédule  du  h  mars  1795,  qui  pour  la  premièie  fois  autorise  la 
vice-royauté  de  la  Plata  à  faire  directement  le  commerce  avec  la 
métropole  et  les  autres  colonies  espagnoles,  droit  qu'elle  ne  con- 
cède qu'empêchée  qu'elle  est  de  survt^iller  ces  transactions  par  suite 
de  la  guerre  avec  l'Angleterre.  Pour  la  première  fois,  une  appa- 
rence de  commerce  régulier  remplaça  la  contrebande,  et  profita 
aux  hacendados  au  lieu  de  faire  exclusivement  la  fortune  des  pil- 
lards. En  1795,  le  commerce  de  la  Plata  se  faisait  déjà  par  97  na- 
vires, et  l'on  exportait  d.-ins  celte  seule  année  875,000  cuirs  de 
bœufs,  Zi/i,000  de  chevaux,  et  250,000  kilos  de  suif. 

Cette  demi-liberLé  était,  due  aux  circonstances,  mais  était  loin 
encore  de  constituer  la  liberté  du  commerce,  et  si  les  commissaires 
royaux  ne  pouvaient  plus  dire  aux  colons  ce  qu'ils  leur  disaient  un 
sièc'e  au|)aravant,  «  vous  n'avez  d'autre  privilège  que  de  ne  pas 
être  vendus  comme  esclaves!  »  les  colonies  étaient  en  somme  main- 
tenues dans  un  état  de  dépendance  assez  complet  pour  n'avoir 
d'autre  sentiment  que  la  haine  contre  leurs  compatriotes  d'Es- 
pagne, devenus  leurs  maîtres.  C'est  là  qu'il  faut  chercher  le  vrai 
sens  de  la  révolution  de  1810,  qui  n'avait  au  début  rien  de  politi- 


LES    SALA.DEROS.  328 

que,  et  n'avait  d'autre  mobile  que  l'intérêt  commercial.  L'Espagne 
le  comprit  vite,  et  aux  premières  nouvelles  du  soulèvement  tenta 
de  l'arrêter  par  une  ordonnance  qui,  datée  du  17  mai  1810,  six 
jours  avant  la  proclamation  d^  l'indépendance,  concédait  la  liberté 
commerciale  sans  restrictions.  11  était  trop  tard  :  moins  d'une  se- 
maine après,  le  vice-roi  était  en  fuite. 

Mais  ces  trois  siècles  que  l'on  venait  de  traverser  ne  pouvaient 
par  le  fait  d'une  révolution  s'effacer  de  l'histoire;  le  mal  était  pro- 
fond, tout  était  à  créer.  11  fallait  changer  la  tradition,  réngir  contre 
cette  indolence  que  Ips  créoles  avaient  puisée  dans  les  loisirs  de  la 
vie  pastorale.  La  destruction  des  troupeaux  avait  été  si  rapide  que 
l'on  était  passé  en  quelques  années  de  l'extrême  abondance  à  la 
crainte  de  voir  disparaître  h  dernier  troupeau.  Si  nous  en  croyons 
les  chiffres  rapportés  par  Félix  de  Azarà  dans  un  mémoire  éciit  en 
1751  et  imprimé  à  Madrid  en  18&7,  il  faudrait  estimer  à  hS  millions 
le  nombre  des  bêtes  à  cornes  qui  peuplaient  la  pampa  du  Piio-N'gro 
de  Patagonie  au  Rio-Tebicuary  du  Paraguay.  Ces  chiffres  sont  peut- 
être  erron'^s  malgré  l'exactitude  ordinaire  des  observations  de  cet 
écrivain  méticuleux:  mais,  quel  qu'eût  été  le  nombre  du  bétail  à 
cette  époque,  il  était  assez  réduit  à  la  fin  dn  siècle  pour  qu'on  estimât 
à  peine  à  6  millions  les  animaux  qui  avaient  survécu  aux  battues. 
Aucun  motif  du  reste  n'engageait  les  habitans  à  être  ménagers  de 
leurs  richesses.  Au  milieu  des  prohibitions  de  la  loi  espagnole,  les 
créoles  n'avaient  jamais  appliqué  leur  esprit  à  la  recherche  des  pro- 
cédés propres  à  utiliser  les  produits  de  leurs  troupeaux.  Quand  était 
venu  en  1795  la  première  autorisation  d'exporter,  les  moyens  man- 
quaient pour  en  profiter;  les  cuirs  étaient  le  seul  produit  transpor- 
table à  Buenos-Ayres  pour  y  être  embarqué,  ei  encore  un  bon  tiers 
pnjur'ssait  sur  place  faute  de  préservatif  contre  les  insectes.  Comme 
ils  valaient  de  12  à  20  réaux,  soit  de  7  à  11  francs  la  pièce  livrés  à 
Buenos-Ayres,  ce  qui,  transport  déduit,  donnait  à  peine  5  réaux  au 
propriétaire,  celui-ci  se  souciait  peu  de  chercher  les  moyens  de 
préserver  de  la  corruption  une  marchandise  anssi  peu  estimée.  Ce 
fut  seulement  en  1816  que  pour  la  première  fois  on  eut  l'idée  de 
plonger  dans  un  bain  saturé  d'arsenic  les  cuirs  séchés  au  soif  il  pour 
les  protéger  des  mites,  et  aujourd'hui  encore  l'on  ne  procède  pas 
autrement.  Quanta  la  chair  des  animaux,  elle  était  absolument  sans 
emploi  en  dehors  de  la  consommation  journalière  de  la  population 
très  restreinte;  on  allait  jusqu'à  tuer  un  bœuf  pour  en   avoir  la 
langue  ou  tout  autre  morceau  désiré,  le  reste  était  abandonné.  Une 
petite  quantité  de  vinnde  était  séchée  au  soleil  et  expédiée  eu  fût 
dans  de  la  graisse  :  c'était  le  cecino,  produit  d'tnie  fabrication  coû- 
teuse, d'une  conservation  difficile,  auquel  on  a  depuis  un  siècle  tout 


324  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  fait  renoncé.  L'esprit  d'invention  et  l'activité  industrieuse  des  ha- 
bitans,  qui  au  nombre  de  100,000  végétaient  sur  cette  terre,  n'a- 
vaient aucune  raison  de  se  développer,  et,  faute  d'un  progrès  quel- 
conque, la  ruine  était  imminente.  Heureusement  la  révolution,  en 
proclamant  l'indépendance  commerciale,  éveilla  l'esprit  d'initia- 
tive, ouvrit  le  pays  à  l'activité  étrangère,  y  révéla  les  inventions 
de  l'industiie  moderne,  et,  quoique  dans  une  mesure  encore  res- 
treinte, inaugura  l'ère  de  l'exploitation  lucrative  et  raisonnée  de  la 
pampa. 

II. 

Les  seuls  établissemens  qui  aient  servi  à  développer  la  pro- 
duction du  bétail  sont  les  saladeros.  Le  nom  est  fort  ancien  et  se 
rencontre  dès  le  début  du  dernier  siècle  dans  les  documens  pu- 
blics; il  n'existait  cep':'ndant  alors  rien  qui  eût  quelque  analogie 
avec  ce  que  l'on  voit  aujouid'hui.  La  fondation  de  ces  usines,  qui 
ont  conservé  dans  leur  aspect  et  leur  mode  de  fabrication  un  cachet 
tout  à  fait  primitif,  a  constitué  vers  le  commencement  de  ce  siècle 
un  progrès  considérable  et  ouvert  aux  eslancieros  le  premier  dé- 
bouché important  pour  leurs  troupeaux.  L'origine  en  est  fort 
obscure;  voici  la  tradition  qui  a  cours  à  ce  sujet. 

En  179/i,  cinq  matelots  irlandais  venus  sur  la  côte  de  Patagonie 
pour  la  pêche  de  la  baleine,  se  trouvant  échoués  et  recueillis  à 
Buenos-Ayres,  eurent  l'idée  d'appliquer  à  la  conservation  de  la 
viande  les  procédés  de  salaison  et  de  séchage  employés  à  celle  du 
poisson;  c'était  fort  simple,  mais  l'ignorance  des  colons  était  telle, 
ils  avaient  eu  jusque-là  si  peu  d'intérêt  à  s'occuper  de  ces  ques- 
tions, que  la  révélation  de  ces  cinq  matelots  fut  accueillie  comme 
une  découverte  des  plus  merveilleuses.  On  fit  des  essais  qui  réussi- 
rent parfaitement  :  des  échantillons  expédiés  par  des  naviies  en 
partance  firent  le  tour  du  monde  sans  s'altérer,  en  un  mot  le  ré- 
sultat fut  du  premier  coup  si  satisfaisant  qu'après  quatre-vingts 
ans  aucune  modification  n'y  a  été  apportée,  et  le  problème  de  la 
conservation  de  la  viande,  dans  ce  siècle  de  la  chimie,  n'a  pas  fait 
un  pas. 

De  ce  jour,  l'industrie  si  importante  des  saladeros  était  créée.  Ce- 
pendant il  ne  fallait  pas  songer  à  fabriquer  du  jour  au  lendemain 
des  quantités  considérables  de  viau'le  salée.  Ce  qui  faisait  défaut, 
c'étaient  non-seulement  les  hommes  entendus  et  pratiques  dans  ce 
travail  nouveau,  mais  encore  le  sel,  les  tonneaux,  et,  ce  qui  était 
plus  grave,  les  capitaux.  11  fallut,  comme  toujours,  que  les  haren- 
dados  s'adressassent  au  roi,  lui  demandant  de  favoriser  la  création 


LES    SALADEROS.  325 

de  cette  industrie,  d'autoriser  la  venue  de  cent  ouvriers  irlandais 
catlioliques  qui  pussent  enseigner  aux  nègres  ce  travail  nouveau; 
on  demandait  aussi  la  fondation  d'une  compagnie  qui  pût  acheter 
et  centraliser  à  Buenos-Ayres  tous  les  produits  que  l'on  préparerait 
dans  les  estancias  et  les  exporter  pour  les  autres  colonies  et  le  con- 
tinent européen.  Ces  pétiuons  restèrent  sans  réponse,  et  les  colons 
durent  se  contenter  d'employer  le  nouveau  système  de  salaison, 
chacun  séparément  suivant  le  nombre  de  ses  troupeaux  et  des  es- 
claves dont  il  disposait,  mais  sans  que  l'on  pût  songer  à  établir 
des  saladeros.  Ce  ne  fut  que  de  longues  années  après  que  quel- 
ques-uns furent  créés  à  Buenos-Ayres,  assez  peu  imporlans  du 
reste  au  début  pour  qu'ils  n'aient  pas  laissé  trace  dans  les  docu- 
mens  publics;  en  1822  seulement  l'existence  en  est  constatée  par 
un  règlement  qui  les  atteint.  Ils  s'étaient  groupés  autour  de  Bue- 
nos-Ayres et  devenaient  assez  gênans  pour  la  ville,  qui  s'agrandis- 
sait et  les  englobait,  pour  qu'une  ordonnance  leur  enjoignît  de 
s'éloigner  à  une  demi-lieue  au  moins  du  palais  municipal,  le  Ga- 
bildo.  Enfin  le  traité  de  1825  avec  l'Angleterre,  en  autorisant 
celle-ci  à  faire  le  commerce,  leur  donna  une  impulsion  rapide,  dé- 
cida par  cela  même  la  fortune  des  hacendados,  quintupla  la  valeur 
des  troupeaux  et  contribua  à  la  création  d'une  aristocratie  de  pro- 
priétaires qui  vint  prendre  la  place  des  riches  négocians  espagnols 
expulsés  en  1810.  A  la  même  époque,  un  estanciero  platéen,  voya- 
geant en  Europe,  envoyait  à  Buenos-Ayres  pour  y  perfectionner  la 
fusion  des  graisses  un  chimiste  français,  M.  Antoine  Gami)acérès, 
neveu  du  [)rince  de  l'empire,  qui  devait  consacrer  sa  vie  au  progrès 
de  cette  industrie,  et  qui  créa  au  bout  de  quelques  années  de  séjour 
un  établissement  modèle. 

Il  serait  inutile  d'exposer  avec  minutie  les  débuts  de  cette  indus- 
trie, désormais  immuable,  qui ,  faute  de  progresser,  finira  par  s'é- 
teindre dans  un  temps  que  l'on  peut  déjà  déterminer,  et  qui  en 
Hmitera  l'existence  à  un  siècle  de  durée.  Nous  pouvons  dire  que 
nous  étudions  ici  une  industi-ie  qui  s'en  va,  mais  qui  néanmoins  re- 
présente encore  le  seul  débouché  ouvert  aux  produiis  de  la  pampa, 
d'un  commerce  de  250  jnillions  de  francs  pour  les  états  de  la  Plata 
et  la  province  brésilienne  de  Bio-Grande. 

On  appelle  saladeros  des  usines  où  l'on  tue  les  bêtes  à  cornes 
pour  en  saler  le  cuir  et  la  viande.  Le  capital  employé  et  mis  en  mou- 
vement dans  les  saladeros  est  considérable,  mais  l'ajiparence  exté- 
rieure des  bâlimens  n'en  donne  aucune  idée;  ici,  comme  dans  les 
estancias^  on  pousse  trop  loin  la  simplicité,  et,  si  le  grand  proprié- 
taire se  contente  pour  sa  demeure  d'un  rancho  de  boue  et  de  paille, 
le  propriétaire  du  saladero  se  contente  plus  facilement  encore  de 


326  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hangars  de  bois  de  l'allure  la  plus  primitive,  délabrés,  incom- 
modes, plantés  généralement  au  hasard,  sans  plan  préconçu,  sans 
que  l'on  ait  même  songé  à  se  préoccuper  de  l'économie  de  la  fa- 
brication. 

Le  chef  de  l'usine,  le  saladériste,  dirige  ses  affaires  de  loin,  paraît 
rarement  au  saladero  et  quitte  peu  Buenos- Ayres  ou  Montevideo,  les 
deux  seuls  uiarchés  des  cuirs  verts  et  de  la  viande  salée.  C'est  là  qu'il 
vend  ses  produits,  acte  prcuhiblc  de  la  fabrication. — Par  un  boulever- 
sement des  lois  industrielles,  le  saladériste  en  effet  vend  sa  marchan- 
dise, non-stulement  avant  de  l'avoir  fabriquée,  mais  avant  d'avoir 
songé  à  acheter  la  matière  première,  et,  qui  plus  est,  il  en  touche  le 
prix  en  signant  les  contrats  à  livrer  avec  les  maisons  d'exportation. 
Si  l'on  calcule  que  chaque  chargement  de  10,000  cuirs  vaut  de 
300,000  à  ZiQOjOOO  francs,  on  s'expliquera  l'importance  de  ces  dé- 
couverts, faits  sans  autre  garantie  qu'un  simple  reçu  et  une  pro- 
messe de  livrer  une  marchandise  dont  le  vendeur  ne  dispose  pas; 
ajoutons  que,  sauf  les  évéuemens  imprévus  du  commerce,  ces  con- 
trats sont  toujours  exécutés  à  la  lettre,  et  que,  pour  n'être  garantis 
que  par  la  bonne  foi,  les  avances  faites  ne  sont  en  rien  aventurées. 
Le  saladériste  a  du  reste  vite  employé  ces  capitaux;  aussitôt  les 
contrats  signés,  il  remet  les  espèces  nécessaires  à  des  agens  spé- 
ciaux, appelés  capatares,  qu'il  envoie  dans  la  campagne  faire  les 
achats,  former  les  troupes  et  amener  les  animaux  au  saladero  pour 
î'abatage,  après  les  avoir  payés,  suivant  l'usage,  à  la  sortie  même 
de  YesUmcia.  Le  capataz  est  la  cheville  ouvrière  de  cette  industrie, 
et  le  triple  rôle  qui  lui  est  confié  :  acheter,  choisir  et  payer,  dit 
assez  quelles  qualités  exceptionnelles  on  exige  de  lui;  de  son 
intelligence  dans  le  choix  des  animaux,  qui  est  l'acte  le  plus  im- 
portant de  la  fabrication,  dépend  la  fortune  du  saladériste.  Ces 
agens  sont  toujours  des  pampasieus  indigènes,  connaissant  par  le 
menu  la  valeur  des  animaux  de  chaque  propriété  et  sachant  dire, 
à  la  seule  inspection  d'une  troupe  de  mille  animaux  sur  pied,  ce 
qu'elle  rendra  eu  moyenne  en  poids  de  cuir,  de  graisse  ou  de  viande. 
Les  achats  se  font  d'octobre  à  mars,  dès  la  fin  du  printemps  jus- 
qu'à la  fin  de  l'été.  Le  capataz  enrôle  les  hommes  pour  l'aider  dans 
la  for/nation  et  la  conduite  de  la  troupe;  douze  ou  quinze  hommes 
sont  nécessaires  par  mille  animaux;  chaque  homme  mène  avec  lui 
six  ou  huit  chevaux  de  rechange. 

Les  animaux  de  Ve.stancia  réunis  à  la  demande  du  capataz,  le 
choix  est  fait  par  lui  personnellement,  et  les  bêtes  choisies  sont 
enfermées  à  part  dans  un  corral,  ou,  s'il  n'en  existe  pas,  dans  un 
cercle  d'hommes  à  cheval,  et  mises  à  sa  disposition;  elles  ne  sont 
point  contre-marquées,  étant  destinées  à  être  abattues  immédiate- 


LES    SALADEROS.  327 

ment  ;  le  changement  de  propriétaire  est  constaté  par  un  bulletin 
avec  désignation  détaillée  des  marques,  visé  par  le  juge  de  paix  du 
district.  Le  capataz  peut  dès  lors  songer  à  se  mettre  en  route. 

Le  départ  est  l'opération  la  plus  difficile,  surtout  si  Yestancia  est 
située  aux  confins  de  la  pampa,  où  les  animaux  sont  d'une  sauva- 
gerie indomptable.  Il  est  d'usage  que  Y estanciero  prête  tous  les 
hommes  dont  il  dispose  pour  accompagner  la  troupe  jusqu'à  deux 
ou  trois  lieues  des  pâturages  où  elle  s'est  élevée.  Le  départ  se  fait 
invariablement  une  heure  avant  le  lever  du  soleil,  afm  d'arriver 
avant  la  nuit  le  plus  loin  possible  de  la  querencïa  et  éviter  la  fuite 
de  la  troupe,  invinciblement  attirée  par  ses  habitudes.  Deux 
hommes  prennent  la  tête  et  servent  de  guides,  poussant  en  même 
temps  devant  eux  les  chevaux  de  relais  de  tous  les  autres  hommes, 
qui,  eux,  se  distribuent  sur  les  flancs  de  la  troupe  et  galopent 
comme  feraient  des  chiens  de  berger  :  le  capataz  ferme  la  marche, 
marche  pénible,  bruyante,  pleine  d'incidens,  de  fatigues  de  tout 
genre,  de  course  après  les  fuyards,  qui  font  pointe  de  tous  côtés,  et 
souvent  s'échappent  par  petites  bandes  fort  difficiles  à  réunir  et 
à  ramener  sans  que  pendant  ce  temps  d'autres  les  imitent.  Après 
quatre  ou  cinq  heures  de  ce  voyage  laborieux,  qui  n'a  mené  la 
troupe  qu'à  trois  ou  quatre  lieues  du  point  de  départ,  on  fait  halte 
pour  laisser  reposer  et  manger  hommes  et  bêtes  pendant  une  heure; 
l'on  repart  ensuite  et  l'on  continue  à  avancer  lentement  jusqu'à  ce 
que,  deux  ou  trois  heures  avant  le  coucher  du  soleil,  on  rencontre 
un  bon  pâturage  et  de  l'eau.  C'est  là  que  l'on  campera  pour  pas- 
ser la  nuit  sous  la  garde  de  deux  ou  trois  hommes  à  cheval.  On 
fait,  aussitôt  amvé,  les  préparatifs  de  la  nuit  et  du  souper  géné- 
ral. Pour  cela ,  on  tue  un  des  bœufs  du  troupeau ,  bien  entendu 
le  plus  gras  et  le  meilleur,  et  l'on  prépare  un  immense  rôti  que 
l'on  mangera  sans  pain  ni  sel. 

L'habitant  de  la  pampa  est  rompu  dès  longtemps  à  ce  genre  de 
vie  :  depuis  le  matin  de  cette  rude  journée  passée  à  cheval  au  so- 
leil d'été,  au  milieu  d'uue  poussière  noire,  il  n'a  pris  autre  chose 
que  de  fréquentes  gorgées  de  gin  ou  de  rano  du  Brésil,  et  sucé 
quelques  matés  :  cet  abus  d'alcool  le  maintient  dans  un  état  ner- 
veux, nécessaire  pour  résister  à  tant  de  fatigues.  La  journée  n'est 
pas  finie;  après  le  souper,  chacun  arrange  sa  tropilla  de  chevaux 
et  prend  un  cheval  frais  qui  lui  servira  quand  viendra  son  tour  de 
veille;  si  la  tropilla  est  bien  habituée  à  suivre  la  jument,  m«- 
drina,  on  entrave  simplement  les  pieds  de  devant  de  celle-ci  au 
moyen  d'une  lanière  de  cuir  en  forme  de  huit,  et  qui  prend  les 
deux  jambes  au-dessus  du  sabot;  les  chevaux  restent  à  paître  au- 
tour d'elle  et  ne  s'éloignent  pas  du  bruit  de  la  clochette  qu'elle 


328  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

porte  au  cou;  si  les  chevaux  sont  peu  habitués  cà  la  madrina,  on  les 
entrave  tous  de  la  même  manière.  Le  troupeau  pendant  ce  temps 
a  pâturé,  la  nuit  est  venue,  on  le  ramasse  alors,  et  des  hommes  de 
garde  à  tour  de  rôle  galopent  autour  sans  discontinuer.  La  pre- 
mière nuit  est  forcément  très  inquiète  :  hommes  et  chevaux  sont 
trop  disposés  à  dormir,  les  bœufs  au  contraire  ne  pensent  qu'à  se 
lever,  à  mugir  ou  à  s'échapper,  et  le  rapataz,  sur  qui  pèse  la 
responsabiliié,  n'a  pas  le  droit  de  se  reposer  un  seul  instant. 
Comment  dépeindre  les  nuits  d'orage  oîi  le  vent  soudle  soule- 
vant un  épais  nuage  de  poussière  suivi  bientôt  des  éclairs,  de  ce 
tonnerre  sans  fin  de  la  pampa  et  d'une  pluie  torrentielle?  Le  trou- 
peau fuit  alors  sous  le  vent,  comme  un  navire  qui  lâche  ses  voiles 
et  se  laisse  porter  hors  de  sa  route,  mais  loin  du  danger  ;  il  faut  le 
suivre  alors  jusqu'à  ce  que,  s' arrêtant  de  lui-même  et  groupé  en 
masse  compacte,  le  dos  au  vent,  il  prenne  le  parti  d'essuyer  la 
bourrasque,  immobile  et  la  tète  baissée. 

Au  matin,  on  reprend  la  marche,  qui  se  continuera  ainsi  pen- 
dant plusieurs  jours  à  raison  de  6  ou  8  lieues  par  jour.  Quelquefois 
le  saladero  est  éloigné  de  80  ou  100  lieues  du  point  de  départ. 
Avant  d'arriver  au  but  du  voyage,  il  faut  passer  à  la  tablada,  sorte 
de  bureau  d'octroi  spécial  où  les  animaux  destinés  àl'abatage  doi- 
vent être  révisés  par  l'autorité.  Ces  tabladas  sont  les  vrais  postes 
de  défense  de  la  propriété  pastorale.  Ceux  qui  gouvernent  sont  tous 
plus  ou  moins  intéressés  à  la  protéger,  il  en  résulte  une  minutie 
et  une  rigueur  peu  communes  dans  l'application  des  règlemens; 
mais  il  faut  bien  dire  que  la  loi,  malgré  ses  sévérités,  a  difficilement 
raison  des  mille  ennemis  de  la  propriété  rurale.  Le  vol  des  animaux 
sur  pied  et  des  cuirs  est  favorisé  par  l'étendue  des  juridictions  de 
campagne,  par  la  complaisance  des  autorités  subalternes  et  sur- 
tout par  Its  émigrations  d'animaux  qui,  chassés  par  la  sécheresse 
ou  des  ouragans,  s'éloignent  à  "20  ou  30  lieues  de  leurs  pâturages, 
et  restent  trois  ou  quatre  mois  sans  y  revenir  :  l'habitude  de  puiser 
dans  le  bien  du  voisin  est  si  enracinée  que  les  meilleures  lois  et 
la  vigilance  la  plus  active,  deux  choses  bien  inconnues  des  créoles, 
seront  malgré  tout  insuffisantes,  et  le  réseau  des  tabladas  laisse 
inévitablement  passer  au  travers  de  ses  mailles  très  lâches  des 
troupeaux  entiers  d'animaux  sur  pied  et  des  chargemens  de  cuirs 
secs. 

Une  histoire  restée  célèbre  donnera  une  idée  des  mœurs  de  la 
campagne  sur  ce  point.  Dans  un  petit  village  de  la  frontière,  un 
paysan  se  trouvait  un  jour  chez  un  commerçant  considéré  du  dis- 
trict. Tout  en  causant,  celui-ci  lui  demanda  ce  qu'il  gagnait;  c'était 
fort  peu  de  chose.  «  Si  tu  es  homme  à  travailler,  lui  dit-il,  je^vais 


LES   SALADEROS.  329 

faire  ta  fortune.  Combien  peux-tu  écorcher  de  bœufs  et  m'apporler 
de  cuirs  chaque  nuit?  —  Dix  ou  quinze,  répondit  le  paysan.  — Très 
bien,  je  te  les  paie  vingt  piastres  papier  (1)  chacun;  tu  peux  en 
gagner  deux  cents  toutes  les  nuits.  Va,  travaille,  et  en  peu  de  temps 
tu  seras  riche,  je  te  paierai  au  comptant  ;  mais  aie  bien  soin  de  ve- 
nir seulement  après  minuit.  Tu  jetteras  les  cuirs  par-dessus  le  mur 
dans  ma  cour,  tu  frapperas  doucement  à  la  porte,  tu  entreras,  nous 
compterons,  tu  recevras  ton  argent,  et  de  même  chaque  nuit.  »  Le 
paysan,  bien  instruit,  promit  ses  cuirs  pour  le  soir  même.  La  nuit 
venue,  il  apporta  vingt  cuirs,  de  même  pendant  deux  semaines 
sans  y  manquer;  il  touchait  sa  pale  et  revenait  la  nuit  suivante. 
Gomme  cela  se  passait  au  milieu  de  l'hiver,  les  cuirs  séchaient  len- 
tement, notre  commerçant  en  comptait  plus  de  300  réunis,  payés  à 
20  piastres;  il  savourait  d'avance  la  double  perspective  d'un  béné- 
fice considérable  et  de  la  gloire  qui  en  rejaillirait  sur  son  intelli- 
gence commerciale.  D'autres  aussi  faisaient  ce  commerce,  mais 
personne  n'avait  découvert  un  homme  aussi  travailleur,  aussi  con- 
stant et  aussi  discret.  Ln  matin  cependant,  le  contre-maître  chargé 
de  faire  sécher  les  cuirs  vint  aviser  le  négociant  qu'il  s'en  trouvait 
un  de  la  marque  de  son  e.stanria^  il  n'y  fit  pas  attention,  supposant 
que  c'était  le  cuir  d'un  bœuf  égaré.  Le  jour  suivant  vint  à  souffler 
un  vent  sec  du  sud,  et  les  cuirs  séchèrent  rapidement.  Le  contre- 
maître découvrit  alors  qu'il  y  en  avait  plusieurs;  il  en  avertit  le  négo- 
ciant. Celui-ci  effrayé  vint  lui-même  faire  une  inspection  minutieuse 
qui  se  termina  par  des  imprécations  :  tous  les  cuirs  sans  exception 
étaient  de  sa  marque.  Fou  de  colère,  il  attend  de  pied  ferme  la  venue 
nocturne  du  gaucho  trop  travailleur,  décidé  à  lui  faire  un  mauvais 
parti.  La  nuit  arrive,  et  avec  elle  le  gaucho  indolent,  demi-couché 
sur  son  cheval  plus  chargé  que  jamais  de  cuirs  frais  sanguinolens 
pendant  jusqu'à  terre  de  chaque  côté  de  la  monture.  Le  commer- 
çant lui  laisse  déposer  son  fardeau,  et,  contenant  mal  sa  fureur  : 
«  Qu'est-ce  que  je  t'ai  proposé  l'autre  jour,  canaille?  dit-il,  de 
m'apporter  des  cuirs  et  que  je  te  les  paierais  vingt  piastres  au 
comptant?  —  Eh  !  ce  ne  sont  pas  des  cuirs  que  je  vous  ai  apportés? 

—  Si,  brigand,  mais  ils  sont  de  ma  marque.  —  Eh  alors  !  patron- 
cito,  dans  quel  troupeau  devais-je  prendre?  —  Oui,  va,  fais  la  bête  ! 

—  Ma  foi,  patroncîlo,  j'y  suis  maintenant,  mais  j'étais  loin  de  pen- 
ser que  vous  m'envoyiez  tuer  les  bœufs  d'autrui.  Comme  je  n'ai 
jamais  volé  personne,  je  n'y  ai  pas  vu  malice;  j'ai  supposé  que  vous 
me  faisiez  travailler  de  nuit  pour  ne  pas  déranger  tout  le  troupeau; 
du  reste  je  n'ai  rien  à  voir  dans  tout  cela,  payez-moi  mon  travail, 

[l)  11  s'agit  ici  de  la  piastre  de  la  province  de  Buenos-Ayrcs,  qui  vaut  22  centimes. 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

car  il  n'est  pas  juste  que  je  perde  ma  peine  pas  plus  que  ceux  qui 
m'ont  aidé.  »  Il  n'eut  pas  à  menacer  longtemps,  le  négociant  paya  ; 
le  lendemain  le  fait  était  public,  et  l'on  en  faisait  des  gorges  chaudes 
sans  qualifier  le  négociant  autrement  que  de  maladroit  et  le  gaucho 
de  malin . 

Il  faut  ajouter  cependant  que  les  commerçans  qui  commanditent 
ce  genre  de  rapine  sont  de  petits  négocians  des  frontières,  n'ayant 
rien  de  commun  avec  les  saladéristes.  Ceux-ci  ne  cherchent  pas  à 
éviter  l'examen  des  tabladas;  le  capataz  y  conduit  donc  le  trou- 
peau, et,  muni  d'un  bon  à  tuer  en  due  forme,  fait  reprendre  la 
marche  vers  le  saladero,  où  déjà  les  dispositions  sont  prises  pour 
recevoir  cet  arrivage.  A  1  ou  2  kilomètres  de  l'établissement,  on 
rencontre  un  groupe  de  quelques  hommes  envoyés  à  cheval  au- 
devant  de  la  troupe  pour  présidera  l'entrée  au  corral;  ils  amè- 
nent avec  eux  deux  bœufs  qui  prendront  la  tête  du  troupeau,  et, 
dressés  de  longue  main  à  ce  triste  rôle  d'agens  provocateurs,  le 
conduiront  jusqu'au  dedans  du  corral.  Il  serait  impossible  de  rendre 
le  mouvement,  les  cris,  les  beuglemens  de  cet  ouragan  d'hommes, 
de  chevaux,  de  bêtes  à  cornes,  qui,  tous  invisibles  au  milieu  d'une 
trombe  de  poussière  noire,  se  précipitent  dans  le  corral.  Les  bœufs, 
aveuglés,  souffrant  de  la  faim,  de  la  soif,  de  la  longue  fatigue  de  ce 
dernier  voyage,  se  heurtent  en  masse  à  tous  les  pieux  qui  forment 
l'enceinte,  se  bousculent,  se  précipitent  furieux,  reculent  effrayés, 
se  foulent  aux  pieds  les  uns  les  autres,  cherchent  une  issue  de  droite 
et  de  gauche,  condamnés  à  attendre  la  mort  jusqu'au  lendemain  au 
milieu  de  ces  souffrances,  sans  une  goutte  d'eau  ni  un  brin  d'herbe. 
Les  précautions  sont  prises  pour  que  ces  mouvemens  de  houle 
n'aient  pas  de  suite  funeste.  Afin  que  jamais  un  trop  grand  nombre 
d'animaux  ne  puisse  à  la  fois  faire  force  sur  l'enceinte  et  ouvrir 
une  brèche,  le  parc  étroit  où  on  les  enferme  se  développe  en  dé- 
tours tortueux,  se  repliant  sur  lui-même  de  telle  façon  que  l'élan  soit 
impossible  et  que  tous  soient  réduits  à  se  débattre  dans  des  efforts 
individuels  sans  pouvoir  se  grouper  ni  faire  sur  les  parois  une  at- 
taque d'ensemble.  Néanmoins  on  ne  s'explique  pas  le  sang-froid 
des  hommes  entrés  dans  l'enceinte,  et  qui,  au  milieu  de  cette  co- 
hue, continuent  paisiblement  leur  besogne ,  faisant  sortir  les  deux 
bœufs  qui  ont  servi  d'appeau  et  jetant  le  lasso  pour  prendre  et  en- 
lever la  génisse  que  l'usage  leur  concède,  offerte  par  Yestanciero 
qui  a  vendu  la  troupe  ;  quelque  épuisée  de  fatigue  qu'elle  puisse 
être,  elle  est  traînée  au  bout  du  lasso  par  un  cheval,  arrachée  du 
corral,  et,  les  jarrets  coupés,  saignée  d'un  coup  de  couteau  au 
cœur.  Destinée  à  Vasado  con  ciiero  (rôti  dans  le  cuir),  vieil  usage 
de  la  pampa  et  seul  régal  du  gaucho,  la  bête  est  dépecée  toute  pal- 


LES    SALADEROS.  331 

pitante,  presque  vivante,  peut-être  sensible;  chacun  taille  son 
morceau  dans  le  cuir  et  la  chair  avec  une  dextérité  et  une  insou- 
ciance rares,  et  le  place  ainsi  sur  une  braise  d'os  rougis,  où  la 
viande  cuira  doucement  en  conservant  tout  son  jus  dans  son  en- 
veloppe naturelle;  c'est  là  un  mets  justement  apprécié,  la  partie 
de  l'animal  entre  cuir  et  chair  a  surtout  une  saveur  spéciale  (1). 
L'usage  en  était  autrefois  très  répandu  ;  tout  étranger  qui  se  pré- 
sentait dans  une  estaiicia  y  était  fêté  par  un  asado  ron  ciiero,  on 
sacrifiait  une  génisse  à  sou  intention  ;  mais  le  prix  élevé  des  cuirs 
fait  perdre  peu  à  peu  cet  usage  coûteux,  et  le  veau  gras  tend  à  de- 
venir dans  la  pampa,  comme  partout  ailleurs,  une  figure  de  rhéto- 
rique. 

Le  troupeau  a  passé  la  nuit  dans  le  corral  ;  au  point  du  jour, 
l'abatage  doit  commencer.  On  hisse  au  mât  un  drapeau  qui  indique 
au  voisinage  qu'il  y  a  du  travail.  Le  grand  corral  est  mis  en  com- 
munication avec  une  série  d'autres  plus  petits  où  ne  peuvent  péné- 
trer que  quelques  animaux  à  la  fois;  enfin  une  poterne  à  guillotine 
s'ouvre  et  donne  passage  à  dix  animaux  seulement;  c'est  l'anti- 
chambre de  la  mort.  Cette  enceinte  fort  petite,  fermée  comme  les 
parcs  voisins  de  pieux  de  bois  dur  serrés  les  uns  contre  les  autres, 
de  forme  ovale,  s'appelle  le  brette ;  une  porte  à  guillotine  y  donne 
enti'ée,  les  animaux  que  l'on  y  pousse  y  trouvent  un  sol  dallé,  rendu 
glissant  à  dessein  et  où  à  peine  ils  peuvent  se  tenir  debout.  A  l'en- 
tour  règne  une  sorte  de  plain-pied  circulaire  où,  le  lasso  à  la  main, 
se  tient  un  gaucho  généralement  vêtu  du  costume  traditionnel;  c'est 
le  desnucador,  dont  le  nom  imagé  indique  la  fonction.  Il  jette  le 
lasso  sur  la  victime  choisie  dans  ce  groupe  affolé;  à  peine  est-elle 
prise  que  le  lasso,  dont  la  courroie  prolongée  passe  dans  une  pou- 
lie et  vient  aboutir  à  la  selle  d'un  cheval  ou  à  un  joug  de  bœufs, 
se  tend  et  amène  pour  ainsi  dire  mécaniquement  le  bœuf,  la  nuque 
tendue,  sous  une  autre  poterne.  Le  desmicador  est  venu  pendant  ce 
temps  se  placer  au-dessus ,  et  d'un  seul  coup  de  couteau  frappé 
entre  deux  vertèbres,  immobilise  l'animal  et  le  fait  tomber  lour-^ 

(I)  Macaulay  raconte  qu'en  1689  en  Irlande,  lors  du  soulèvement  des  paysans  qui 
suivit  la  révolution,  la  campagne  ét;Lit  pillée  par  des  bandes  armées  d'insurgés  catho- 
liques qui  détruisaient  les  troupeaux,  comme  ou  le  fit  au  xvin'"  siècle  dans  la  pampa. 
«  Il  n'était  pas  rare,  dit-il,  de  voir  des  bandes  affamées  se  jeter  sur  les  troupeaux  pour 
en  dévorer,  sans  pain  ni  sel ,  la  viande,  que  ces  esclaves  affranchis  avaient  toujours 
considérée  comme  la  nourriture  du  riche.  Souvent,  manquant  de  marmites,  ils  fai- 
saient cuire  le  bœuf  dans  sa  propre  peau,  découpant  des  beefsteaks  sur  l'animal  en- 
core en  vie  et  suspendant  la  viande  saignante  sur  des  charbons.  »  Il  est  probable 
que  la  même  cause  a  dans  l'origine  donné  aux  habitans  de  la  pampa  l'idée  de  ce 
mets  spécial,  et  que  cet  usage,  devenu  depuis  un  luxe,  n'était  à  l'origine  qu'un  signa 
de  sauvagerie. 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dément  sur  un  petit  wagon;  la  porte  s'ouvre,  le  wagon  glisse,  et  le 
lasso,  dégagé,  va  enlever  une  autre  victime  ,  tout  cela  en  moins  de 
temps  qu'il  n'en  faut  pour  le  dire  :  i,000  ou  2,000  animaux,  en 
quelques  heures,  passeront  de  cette  manière  sous  le  couteau  du 
dcsnucador,  qui  recevra  pour  son  travail,  où  une  adresse  peu  com- 
mune est  nécessaire,  la  haute  paie  de  10  francs  par  100  tèies. 

Le  bœuf  étourdi,  mais  non  pas  mort,  est  porté  par  le  wagon  à 
quelques  pas  de  là  et  jeté  sur  une  esplanade  dallée  abritée  d'un 
toit  que  l'on  nomme  la  playa.  Cette  esplanade,  ou  littéralement 
plage,  est  de  tout  le  saladero  l'endroit  le  plus  caractéristique,  où 
la  curiosité  vous  attire,  d'où  l'horreur  vous  éloigne.  C'est  là  que  le 
boucher  fait  sa  besogne;  les  pieds  et  les  bras  dans  le  sang,  le  corps 
demi-nu,  le  couteau  à  la  main,  50  ou  100  individus,  suivant  l'im- 
portance du  travail  du  jour,  tous  en  mouvement,  absorbés  par  leur 
labeur,  saignent,  écorchent,  dépècent  chacun  un  bœuf  en  six  mi- 
nutes; non  sans  inquiétude,  on  se  demande,  au  milieu  de  tous  ces 
longs  couteaux,  agités  dans  tous  les  sens,  ce  qu'un  incident  quel- 
conque, une  colère,  un  mot  maladroit  pourrait  produire.  Ce  travail 
repoussant,  ce  sang  chaud  qui  jaillit  quelquefois  au  visage  et  qui 
toujours  inonde  le  corps,  font  de  ces  hommes  une  race  à  part  : 
élevés  dès  l'enfance  dans  ce  milieu,  employés  même  dès  l'âge 
de  quatorze  ans  à  cette  besogne,  ils  s'habituent  à  frapper,  à 
donner  la  mort,  à  sentir  la  chair  palpiter  et  le  sang  couler  sous 
leur  couteau.  Que  ne  doit-on  pas  craindre  le  jour  où  de  pareils 
hommes  deviennent  un  instrument  de  gouvernement  dans  la  main 
d'un  tyran  ou  d'un  parti?  Rosas,  il  y  a  trente  ans  à  peine,  n'hésita 
pas  à  recourir  à  eux  pour  terroriser  Buenos-Ayres,  et  recruta  sa 
redoutable  mazhorca  parmi  ces  bouchers  de  saladeros  et  d'abat- 
toirs. Les  mazhorqueros  ne  frappaient  qu'avec  le  couteau  et  à  la 
gorge.  Ils  n'attaquaient  que  des  adversaires  isolés,  et  le  faisaient 
seulement  quand  ils  étaient  en  nombre  suffisant  pour  ne  pas  craindre 
de  représailles,  —  sans  haine,  sans  passion  politique,  par  ordre, 
semblant  ne  rechercher  dans  leurs  crimes  quotidiens  que  l'assou- 
vissement d'un  instinct  de  sauvagerie.  Quelques  fanatiques  allaient 
bien  jusqu'à  manger,  dit-on,  du  maïs  frit  dans  la  graisse  de  la 
victime;  mais  c'étaient  là  des  bravades  isolées,  la  majorité  se  con- 
tentait de  la  joie  de  sentir  une  victime  humaine  palpiter  sous  le  cou- 
teau. Les  mazhorqueros  ont  disparu  avec  Rosas  de  la  scène  politique; 
cependant  la  race  n'en  est  pas  éteinte,  le  danger  est  toujours  pré- 
sent, aucune  raison  ne  s'oppose  à  ce  qu'ils  n'obéissent  demain  à  un 
nouveau  maître  comme  ils  le  faisaient  avant  1852. 

Aussitôt  l'animal  jeté  sur  la  phiya,  où  il  tombe  couché  sur  le 
côté  gauche,  il  est  saigné  d'un  coup  de  couteau,  et  avant  que  le 


LES    SALADEROS.  333 

sang  ait  fini  de  s'écouler,  le  iil  du  couteau  a  déjà  commencé  à  pra- 
tiquer une  ouverture  dans  toute  la  longueur  du  cou  et  du  ventre 
pour  détacher  le  cuir  par  en  haut;  la  chair  s'agite  encore  que  l'ani- 
mal est  ouvert,  les  intestins  extraits  et  jetés,  et  le  cadavre  retourné 
sur  le  côté  droit  pour  achever  l'écorchement;  le  boucher  laisse  le 
cuir  étendu  sur  le  sol,  partage  la  viande  par  de  grandes  entailles 
régulières  sans  la  détacher  du  squelette,  puis  il  passe  à  un  autre 
animal.  Celui  qu'il  quitte  est  repris  par  les  aiarteros,  qui  à  coups 
de  hache  séparent  les  membres,  et  ensuite  les  enlèvent,  pendant 
que  les  manteros  relèvent  la  viande  tailladée  et  la  portent  à  une 
table  où  les  charqiieadores  la  découpent  par  longues  tranches  de 
manière  que  chacune  ait  un  pouce  et  demi  d'épaisseur  à  l'état  frais, 
qui  se  réduira  à  un  pouce  après  dessiccation;  les  bas  morceaux,  les 
os  inutilisés  et  les  cuirs  seront  relevés  pour  être  portés  dans  d'au- 
tres hangars,  où  ils  seront  élaborés.  Tous  ces  travaux  se  font  au 
milieu  d'une  agitation  indesciiptible;  ce  n'est  pas  le  bruit  du  tra- 
vail plein  de  parole  humaine  dont  parle  le  poète ,  c'est  une  autre 
rumeur,  une  agitation  préoccupée  et  silencieuse,  attentive  à  la  be- 
sogne et  aussi  au  danger  que  peut  produire  un  moment  d'oubli. 

De  temps  à  autre  en  effet,  des  incidens  souvent  burlesques,  quel- 
quefois terribles,  viennent  interrompre  l'horrible  labeur  de  ces 
hommes.  La  porte  du  bretie  mal  fermée  peut  laisser  échapper  quel- 
que animal  furieux,  mal  frappé,  ayant  assez  de  forces  pour  se  dé- 
gager du  lasso,  et  dont  le  premier  mouvement  a  suffi  pour  mettre 
en  fuite  tous  ceux  qui  pourraient  lui  opposer  une  résistance.  Les 
uns  glissent  sur  les  caillots  et  se  culbutent,  un  autre  tombe  dans  le 
réservoir  au  sang  ou  dans  la  fosse  à  saumure,  celui-ci  s'étale  tout 
rouge  sur  un  monceau  de  viande  molle,  cet  autre  disparaît  dans  une 
montagne  de  sel,  l'épouvante  est  partout,  et  l'auteur  de  cette  dé- 
route en  prend  sa  grosse  part.  L'effet  de  son  premier  bond  est  à 
peine  produit  que  sa  position  devient  des  plus  difficiles  malgré  la 
disparition  de  ses  adversaires;  sur  ces  dalles  fangeuses  et  glis- 
santes, ce  sont  des  faux  pas  et  des  chutes  d'où  il  se  relève  plus 
épouvanté;  il  est  rare  qu'il  lui  reste  assez  de  forces  pour  prendre  du 
champ  et  se  jeter  dans  la  plaine.  Le  plus  souvent  il  ton)be  frappé 
d'un  coup  de  lance  avant  de  pouvoir  tenter  ce  suprême  effort;  s'il 
trouve  une  issue,  quelques  hommes  à  cheval  armés  du  lasso  s'é- 
lancent à  la  poursuite  du  fugitif,  et  ne  tardent  pas  à  s'en  emparer. 

Le  travail  continue.  Tout  ce  qui  louche  aux  soins  à  donner  à  la 
viande  est  le  plus  pressé;  au  milieu  des  chaleurs  excessives  de  l'été, 
seule  saison  de  ces  travaux,  quelques  heures  suffiraient  pour  perdre 
des  milliers  de  quintaux  de  viande  fraîche.  Découpée  par  les  rhar- 
qiieadores,  elle  est  fichée  à  des  crochets  en  plein  air  pour  y  refroi- 


ZZh  REVUS    DES   DEUX   MONDES. 

dlr;  cette  préparation,  qui  demande  une  heure  et  demie,  est  in- 
dispensable, la  viande  palpitante  serait  iebelle  au  sel.  Après  le 
rel'roidisseiueni,  elle  est  visitée  et  portée  dans  un  bassin  de  saumure 
où  les  saleurs  l'agitent  avec  des  galïes,  la  pèchent  et  la  déposent  sur 
le  sol,  où  elle  s'égoutte  et  dégorge  les  impuretés  que  le  sel  lui  fait 
rejeter  :  de  là  les  morceaux  sont  portés  dans  le  saloir  qui  fait  suite. 
Sur  une  couche  de  gros  sel  blanc,  on  étale  une  couche  de  viande,  et 
l'on  forme  une  pile  de  3  ou  4  mètres  de  côté;  à  chaque  coin  sont 
placés  des  honnnes,  la  peiie  à  la  main,  qui  avec  une  grande  dexté- 
rité répandent  sur  chaque  couche  de  viande  une  couche  de  sel 
blanc  scintillant  et  granuleux.  Cette  pile  s'élèvera  à  3  ou  Zi  mètres 
et  contiendra  environ  2,000  quintaux  de  viande;  vingi-quatre  heures 
après,  elle  sera  retournée  et  reformée  à  côté  de  façon  que  les  cou- 
ches du  bas  soient  reportées  en  haut.  Le  lendemain ,  la  viande 
est  mise  à  l'air  et  ensuite  reformée  sur  une  couche  de  cornes  de  30 
ou.  hO  centimètres  de  haut,  aiin  qu'elle  puisse  finir  de  s'égoutter; 
chaque  semaine  elle  est  remuée,  étendue  sur  des  châssis  et  sou- 
mise à  l'action  de  l'air  et  du  soleil;  cette  opération  se  renouvelle  sL\ 
fois.  Apiès  ces  travaux,  qui  ont  duré  environ  quarante  jours,  la 
viande  peut  être  livrée  au  commerce,  elle  ressemble  assez  par  son 
aspect  peu  agréable  à  de  la  morue  sèche.  Elle  est  alors  expédiée 
en  vrac  par  chargemens  entiers  pour  La  Havane  et  le  Brésil. 

Quelque  brutale  que  puisse  paraître  cette  manipulation  de  la 
viande,  elle  constitue  cependant  la  partie  la  plus  soignée  du  tra- 
vail du  saladeio.  Les  procédés  ne  se  sont  pas  améliorés  depuis 
bientôt  un  siècle  que  ce  produit  s'exporte.  Les  consommateurs  du 
tasajo  sont  toujours  les  nègres  esclaves  ;  pas  un  homme  libre 
n'ayani  encore  accepté  l'usage  de  cet  aliment,  on  se  demande  ce 
qu'il  en  sera  de  cette  industrie  à  l'époque  prochaine  de  la  sup- 
pression de  l'esclavage. 

Pendant  que  le  travail  de  la  viande  s'est  exécuté,  le  cuir  a  été 
enlevé  et  porté  aussi  dans  un  bassin  de  saumure,  composé  du  trop- 
plein  du  bassin  de  la  viande;  il  est  plongé  et  agité  à  plusieurs  re- 
prises et  de  là  porté  au  saloir,  où  les  cuirs,  étendus  par  couches 
entremêlées  de  sel,  noirci  pour  avoir  déjà  servi  à  saler  la  viande, 
dégorgeront  leurs  impuretés  pendant  six  ou  huit  jours,  après  les- 
quels ils  peuvent  être  livrés  à  l'exportation.  A  bord  du  navire,  la 
pile  sera  refaite  de  la  même  manière  et  entretenue  dans  un  état  de 
demi-humidité  jusqu'à  l'arrivée  dans  le  port  de  débarquement;  ces 
chargemens  se  font  par  petits  navires  qui  emportent  de  8,000  à 
10,000  cuirs  sans  autre  cargaison. 

Il  reste  à  traiter  tous  les  bas  morceaux  qui  ne  sont  pas  expor- 
tables et  la  graisse;  on  les  porte  à  la  cuve  où  se  fera  l'élaboration 


LES    SALADEROS.  335 

du  suif  par  l'ébullition.  Cette  cuve  généralement  en  bois,  rarement 
en  fer,  est  semblable  comme  aspect  et  grandeur  à  nos  cuves  à  vin  : 
une  porte  ouverte  en  bas  sert  à  charger  le  fond;  un  homme  nu, 
placé  à  l'intérieur,  reçoit  les  débris  et  les  quartiers  qu'on  lui  ap- 
porte de  l'esplanade  ;  il  les  empile  clans  la  cuve,  et,  lorsque  le  fond 
est  fait,  il  ferme  la  bouche  d'en  bas  et  le  chargement  continue  par 
le  haut.  La  cuve  pleine,  on  chauffe  un  générateur  indépendant  dont 
la  vapeur  pénètre  par  un  tid^e  en  serpentin  dans  la  cuve  au  mi- 
lieu des  viandes  amoncelées  et  met  en  ébullition  l'eau  qu'on  y 
a  versée;  le  bouillon  devra  durer  quarante-huit  heures,  temps  né- 
cessaire pour  séparer  complètement  la  graisse  des  fibres  muscu- 
laires. Il  reste  à  faire  écouler  le  suif  bouillant  et  liquide  par  des 
conduits'  jusque  dans  des  tonneaux  où  il  refroidira  en  quelques 
jours  :  il  sera  ensuite  livré  à  l'exportation.  Les  résidus  sont  retirés 
de  îa  cuve,  et,  après  avoir  passé  à  la  presse  pour  en  extraire  au- 
tant que  possible  tout  le  suif,  ils  sont  encore  employés  comme 
combustible  et  servent  à  chauffer  le  générateur  à  vapeur. 

Le  travail  est  ainsi  terminé,  l'animal  transformé  dans  toutes  ses 
parties  ;  à  son  entrée,  il  pesait  environ  220  kilogrammes  et  coûtait 
au  saladériste  en  moyenne  70  francs,  achat  et  frais  de  voyage 
compris;  il  produit  176  kilogrammes  de  substances  élaborées,  soit 
115  de  viande,  29  de  cuir,  ili  de  graisse,  19  d'os,  sabots  et  cen- 
dres; la  viande,  après  avoir  été  séchée,  périra  50  pour  100  de  son 
poids.  On  consomme  annuellement  pour  le  travail  des  salaisons 
dans  la  Plata  1  million  d'hectolitres  de  sel,  soit  une  valeur  de 
5  millions  de  francs  sur  le  lieu  de  consommation,  fournis  presque 
exclusivement  par  Cadix;  c'est  la  seule  matière  première  qui  entre 
dans  tout  le  travail  du  saladero;  il  est  inutile  de  dire  que  les  côtes 
marines  de  la  république,  qui  ont  plus  de  500  lieues  d'étendue, 
pourraient  le  fournir  en  abondance,  et  inutile  d'ajouter  qu'il  se 
passera  de  longues  années  avant  que  l'on  essaie  de  l'y  aller  cher- 
cher. Les  ouvriers  sont  divisés  par  équipes  spéciales  à  chaque  tra- 
vail, payés  à  tant  par  tête,  et  tous  associés  entre  eux;  le  prix  de  la 
main-d'œuvre  pour  tout  le  travail  est  de  2  fr.  50  cent,  par  tête  ;  les 
bouchers  sont  généralement  des  indigènes,  le  reste  des  travaux  est 
fait  par  des  Basques  français.  L'animal  produira  à  la  vente  90  ou 
95  francs  qui  se  répartiront  entre  Veslanriero,  l'ouvrier  et  le  sala- 
dériste, ce  dernier  obtenant  un  bénéfice  de  10  ou  15  francs  par  tête, 
dont  il  lui  faudra  déduire  le  loyer  du  saladero  et  les  risques  de 
toute  nature,  qui  sont  à  sa  charge. 

Les  prix  que  nous  donnons  sont  ceux  des  quatre  dernières  an- 
nées; mais  il  faut  observer  qu'il  s'est  opéré  depuis  1870  une  hausse 
considérable;  le  prix  des  cuirs  s'est  élevé  depuis  la  guerre  de 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

France  de  25  à  40  francs  les  60  livres,  poids  moyen  des  cuirs  de 
Buenos-Ayres;  celui  de  la  viande  salée,  sans  que  de  nouveaux  dé- 
bouchés se  soient  ouverts,  s'est  élevé  de  15  à  25  francs  le  quin- 
tal. Il  faut  attribuer  cette  plus-value  des  produits  de  la  pampa  à  la 
diminution  de  la  production ,  motivée  en  partie  par  l'épizootie  de 
1873 ,  mais  surtout  par  la  décadence  manifeste  de  cette  ancienne 
industrie.  L'élevage  des  bêtes  à  cornes  tend  à  disparaître  dans  la 
Plata,  et  bien  des  raisons  contribuent  à  ce  résultat.  La  guerre  ci- 
vile dans  l'Entre-Rios  a  depuis  quatre  ans  presque  supprimé  la  pro- 
duction de  cette  province,  la  plus  riche  autrefois  en  bétail,  et  com- 
promis l'avenir  par  la  destruction  des  troupeaux  ;  la  même  chose 
peut  se  dire  de  la  république  de  l'Uruguay,  dont  la  campagne  a 
été  pillée  tour  à  tour  par  chacun  des  partis  qui  divisent  et  ruinent 
ce  malheureux  pays.  Dans  la  province  de  Buenos-Ayres,  où  la  paix 
règne  depuis  quinze  ans  d'une  manière  presque  continue,  le  mal 
n'est  cependant  pas  moins  profond;  l'abandon  où  les  grands  pro- 
priétaires laissent  leurs  esUmrias,  confiées  à  des  majordomes,  com- 
mence à  porter  des  fruits  néfastes  :  pour  profiter  des  hauts  prix, 
ceux-ci  ne  se  sont  pas  contentés  de  vendre  les  bœufs,  ils  ont  sacrifié 
sans  souci  les  vaches  reproductrices  qui,  naturellement  plus  saines, 
engraissent  rapidement  et  se  vendent  avec  facilité  pendant  que  le 
rebut  du  troupeau,  composé  de  vaches  maigres ,  ne  trouve  pas 
d'acheteur  et  occupe  sans  profit  le  terrain.  Le  majordome,  intéressé 
à  tirer  de  Yestancia  des  revenus  abondans,  sacrifie  ainsi  l'avenir 
au  présent;  au  bout  de  peu  de  temps,  Vestancîa,  ruinée  par  ce  pro- 
cédé, ne  produit  plus  rien,  le  troupeau  disparaît,  et  V e.stanciero, 
entraîné  par  l'exemple,  remplace  l'élève  improductif  de  la  bête  à 
cornes  par  celui  du  mouton,  qui  lui  donne  des  résultats  immédiats, 
si  bien  que  chaque  jour  l'exportation  des  cuirs  et  de  la  viande  dimi- 
nue, et  que  c'est  à  peine  si  cette  année  il  a  été  exporté  500,000  cuirs 
de  saiaderos  au  lieu  de  2  millions,  chiffre  de  1869. 

Il  est  très  important  pour  les  états  de  la  Plata  de  surveiller  cette 
industrie,  qui  est,  on  peut  le  dire,  spéciale  au  pays  :  l'Australie  et 
le  Gap  de  Bonne-Espérance  produisent  autant  de  laine  que  les  états 
de  la  Plata,  mais  ne  sauraient  rivaliser  avec  eux  pour  l'élevage  des 
bêtes  à  cornes.  On  peut  malheureusement  prévoir  aujourd'hui  la 
ruine  prochaine  de  l'industrie  pastorale ,  qu'un  seul  événement 
pourra  sauver,  comme  le  fit  il  y  a  un  siècle  l'introduction  du  pro- 
cédé de  conservation  des  viandes  par  le  sel;  cet  événement,  depuis 
longtemps  attendu  et  préparé,  sera  la  découverte  d'un  moyen  pra- 
tique de  conservation  de  la  viande  à  l'état  frais  et  de  son  exporta- 
tion pour  les  pays  plus  habités  et  moins  favorisés  ;  mais  il  faudrait 
pour  un  péril  imminent  un  remède  prompt,  et  il  est  triste  de  dire 


LES    SALADEROS.  337 

que  les  efforts  tentés  sont  loin  d'être  concluans  :  un  examen  rapide 
en  donnera  une  idée. 

III. 

Depuis  1794,  époque  où  furent  expédiés  les  quelques  barils  de 
viande  séchée  et  salée  par  le  procédé  des  pêcheurs  de  morue,  la 
fabrication  du  tasajo  n'a  fait  aucun  progrès;  elle  a  été  plus  ou 
moins  grande  suivant  l'état  de  tranquillité  du  pays,  et  les  prix  ont 
varié  en  conséquence,  mais  les  consommateurs  sont  restés  les  mêmes, 
et  le  goût  de  cet  aliment  peu  agréable  ne  s'est  développé  sur  aucun 
marché  nouveau.  Le  prix  du  lamjo  a  varié  à  Buenos-Ayres  entre 
1  et  7  piastres  argent  le  quintal  ;  ce  n'est  que  tout  récemment  que 
ce  dernier  prix  a  été  atteint,  et  Ton  ne  saurait  l'attribuer  à  de  nou- 
velles demandes ,  la  hausse  résulte  uniquement  de  la  diminution 
de  l'offre.  Les  cstancieros  platéens  feraient  fausse  route,  s'ils  envi- 
sageaient cette  plus-value  de  la  viande  salée  comme  une  aug- 
mentation de  richesse  acquise  ;  elle  n'est  en  réalité  qu'un  signe  de 
décadence  et  l'avant- coureur  d'une  ruine  prochaine,  que  seule 
pourrait  éloigner  la  découverte  d'un  moyen  pratique  de  conserva- 
tion de  la  viande  fraîche  qui ,  en  rendant  la  production  lucrative, 
ramènerait  les  estancieros  à  l'élevage.  Ce  problème  a  une  impor- 
tance universelle  et  intéresse  au  même  degré  l'Europe  et  le  pays 
producteur  :  aussi  des  primes  ont  été  simultanément  offertes  par  la 
France,  l'Angleterre  et  la  république  argentine  pour  le  meilleur 
procédé  de  conservation  de  la  viande  à  l'état  frais.  Pour  le  mo- 
ment, après  des  essais  de  toute  nature,  les  plus  habiles  sont  arri- 
vés à  poser  le  problème.  Ceux  qui  se  sont  le  plus  approchés  du 
succès  ont  présenté  des  viandes  d'un  aspect  acceptable,  mais  d'une 
saveur  répugnante. 

Ce  qui  est  démontré,  c'est  que  l'air,  la  chaleur,  l'humidité,  sont 
les  agens  actifs  de  décomposition  qu'il  faut  combattre,  —  que  le 
froid  au  contraire  est  un  agent  de  conservation  que  l'on  peut  utili- 
ser :  la  question  est  d'éloigner  ces  ennemis  ou  d'employer  cet  auxi- 
liaire, mais  elle  est  plus  vite  posée  que  résolue.  C'est  qu'il  y  a  en- 
core d'autres  élémens  du  problème  dont  il  faut  tenir  compte,  par 
exemple  la  condition  de  fabriquer  par  grandes  quantités,  de  con- 
server à  la  viande  son  aspect  naturel,  de  lui  faire  traverser  les  cha- 
leurs des  tropiques  :  toutes  ces  difficultés  diverses  arrêtent  égale- 
ment les  inventeurs. 

L'agent  le  plus  actif  de  la  putréfaction  étant  l'air  atmosphérique, 
tous  les  systèmes  présentés  jusqu'à  ce  jour  tendent  à  en  écarter 
l'action.  On  a  essayé  de  toutes  les  substances,  de  l'huile  comme  les 

TOMB  xni.  —  187C.  22 


338  REVUE  iDES    DEUX   MONDES. 

l^omains,  du  miel  comme  les  Scythes,  de  la  graisse,  du  vinaigre, 
de  l'alcool  ;  aucun  de  ces  préservatifs  ne  saurait  être  employé  au- 
trement que  par  les  ménagères  pour  les  besoins  limités  d'une  fa- 
mille, aucun  ne  suffit  pour  la  conservation  de  millions  de  bœufs  et 
la  consommation  des  peuples.  On  a  essayé  aussi  du  système  Ap- 
pert, que  tout  le  monde  connaît,  et  qui  consiste  à  soumettre  les 

•  boîtes,  'avec  la  matière  que  l'on  se  propose  de  conserver,  à  l'action 

!  d'un  bain-marie  après  une  fermeture  henuétique.  Ce  système,  per- 
fectionné en  Ecosse  par  Fastier,  qui,  lui,  expulse  l'air  de  la  boîte 
par  une  petite  ouverture  en  la  soumettant  à  une  haute  pression, 
est  encore  le  meilleur  connu  pour  les  conserves  alimentaires,- mais 

lil  ne  saurait  être  appliqué  à  la  conservation  des  viandes  fraîches; 

^ trop  coûteux,  il  n'a  même  pas  l'avantage  de  laisser  à  la  viande 
son  aspect  naturel  relie  sort  de  la  boîte  revêtue  d'une  couche 
grise  peu  engageante,  et  il  faut  lui  restituer  sa  couleur  naturelle 
avant  de  lui  faire  subir  aucune  préparation  culinaire. 

En  1868,  lun  concours  fut  ouvert  à  Buenos-Ayres;  soixante-douze 
Systèmes,  dont  vingt-sept  avec  échantillon,  furent  présentés;  pas 

^mn  n'a  obtenu  ni  mérité  le  prix,  aucun  ne  donnait  les  .moyens  de 
préparer  une  quantité  considérable  de  viande  fraîche  à  bon  marché; 
nous  croyons" même  qu'aucun  échantillon  n'arrivait  à  satisfaire  l'œil, 

•le  goût  et  l'odorat  tout  ensemble.  Depuis  cette  époque,  le  découra- 
gement paraît  s'être>  emparé  des ■  chimistes,  et  ils  ont  à  peu  près 
renoncé  à  lutter  contre  l'inévitable  décomposition  des  matières  or- 
'ganiques.  Les  seules  tentatives  qu'on  poursuit  aujourd'hui  ont  pour 
objectif  la  conservation  par  le  froid  sans  emploi  direct  d'aucun 

•réactif  :  c'est  donc  une  question  intéressant  non  plus  les^  chimistes, 

'fmais  les  constructeurs;  on  essaie  de  disposer  dans  des  navires  ad 
hoc  de  grandes  glacières  dans  lesquelles  on  transportera  des  bœufs 
entiers  pour  les  livrer  à  la  boucherie  européenne  tels  qu'ils  sorti- 
raient le  jour  même  de  l'abattoir  local.  Des  essais  dans  ce  sens  ont 
été  faits  tout  récemment  à  Melbourne  et  à  Paris,  et  l'on  attend  à 
iBuenos-Ayres  un  chimiste  français  qui  doit  y  appliquer  ce  système. 
Pour  ne  parler  que  des  résultats  acquis  et  des  modes  de  fabrica- 
ifiion  essayés  jusqu'ici  par  l'industrie,  nous  devons  dire  que  les 

'viandes'  conservées,  pour  être  peu  répandues  sur  les  marchés,  n'y 
sont.cependant  pas  inconnues;  de  Melbourne  et.  de  Sydney,  aussi 
bien  que  de  Buenos-Ayres,  des  envois  ont  été  faits  sous  différentes 
formes  et  peu  à  peu  acceptés  par  la  consommation.  On  cite  entre 
autres  les  viandes  Oleden,  envoyées  de  la  Plata,  quinont  été  co- 
tées, il  y  a  trois  ou  quatre  ans  déjà,  à  Londres  et  à  Liverpool. 

'Préparées  en  saumure,  elles  ont  à  peu  près  l'aspect  du  ivet  beef 

-.'des.  Nord-Américains.  A  la  même  époque  apparurent  les  viandes 


LES    SALADEROS.  339 

Morgan,  un  peu  oubliées  aujourd'hui.  Le  système  du  docteur  Mor- 
gan était,  il  faut  le  dire,  plus  original  que  pratique.  Le  bœuf,  frappé 
à  la  nuque,  comme  dans  tous  les  saladeros,  est  couché  sur  le  dos, 
on  lui  plonge  le  couteau  dans  le  cœur  et  on  laisse  écouler  le  sang, 
que  l'on: remplace  immédiatement  par  un  courant  de  saumure  in- 
sufflé violemment.  La  chair,  ensuite  dépecée,  est  saturée  de  sel  ex- 
térieurement comme  elle  l'a  été  intérieurement.  Comme  produit,. le. 
docteur  Morgan  n;' obtient  ainsi  par  un  long,  détour  autre  chose  que 
le  tasajo,  ssins,\m  donner  auoune  qualité  qui  le  fasse  rechercher  par 
des  consommateurs  nouveaux.  Je  ne  connais  qu'une  seule  tentative, 
industrielle  faite  dans  la  Plata  pour  la  préparation  de  la  viande' 
fraîchie.  IM)©  usine  fuit! montée,  ILy.  a  quelques  années j  pour  appli- 
quer un  système,  inventé  par  un  cliimiste  français,  M.  .Gorges,  qui 
prétendait  exporter  la  viande  à  son  état  naturel,  en  vrac,  sans  em- 
ballage spécial,  après  l'avoir! simplement  trempée  dans  un 'antisep- 
tique préparé  secrètement;  mais  la  société  formée  a  été  dissoute 
avant  que  l'usine  ait  donné  aucun  résultat,  et,  cette  invention  est 
restée  ensevelie  dans  le  silence. 

En  dehors  de  ces  essais  infructueux  et  de>  la  vieille  industrie  du  > 
tasaj'o,  deux  procédés  d'utilisation  des.  viandes  de  la.  Plata  ont  été, 
admis  définitivement  dans  la  consommation,  qui  y  trouive  des  pro- 
duits d'une  fabrication  aussi  parfaite  que;  possible,  mais  ne  remplis- 
sant qu'incomplètement  le  but  que  l'on,  se  propose  :,  ce  sont  les 
conserves  de  viandes  cuites  et  l'extrait  de  viande  deLiebig. 

Les  viandes  cuites,  préparées  en  boîtes  par  le  procédé  Appert, 
ne  sont  fpas  spéciales  à  ;  la  Plata,  et ,  ne  sont  qiu'un  dérivé  des  con- 
serves depuis  longtemps  usitées  en  France  par  la  marine,  ou  une 
imitation  de  ce  qui  a  été  fait  en  Australie.  On  emploie  pour  cette, 
fabrication  des  morceaux  choisis;  après,  leur  avoir  fait  subir  une 
cuisson  très  modérée,  on  les  place  dans  des  boîtes  hermétiquement, 
fermées  qui  sont  ainsi  soumises,  à  l'ébullition  dans  un  bain-marie. . 
On  ai  remarqué  que  cettei  dernière  opération  faite  à  air  comprimé, 
n'est  pas  sans  inconvéniens  et  change  la  nature  de  la  viande,  caC; 
dans  cette  ébullition  les  jus  de  viande  sont  séparés' violemment  de. 
la  partie  fibreuse  et  n'y  rentrent  plus.  On  fait  donc  entrer  dans  la, 
consommation  un  produit  présentable, , mais' en  réalité  peu  profi-r 
table.  Toutefois  les  efforts  des  chimistes  seront  ici  plus  facilement 
couronnés  de  succès  :  il  ne  s'agit  que  de  perfectionner  .un, produit 
déjà  accepté. 

Pour  le  moment,  le  consommateur  européen  en  est  réduit  à  ces 
prépaiations  imparfaites  et  à  l'extrait  de  viande  inventé  par  Liebig, 
qui  a  indiqué  le  moyen  de  concentrer, sous  un  petit  volume  les  élér- 
mens  solubles  d'une. grande  quantité  de  viande,  mais, qui  n'a  point. 


3A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doté  l'humanité  d'un  produit  véritablement  nutritif.  Sans  doute,  à 
ne  considérer  que  l'importance  de  la  fabrication,  V e.itractiim  carnis 
de  Liebig  serait  un  produit  de  premier  ordre;  mais  la  vogue  qu'il  a 
obtenue  tient  à  diverses  causes  étrangères  aux  qualités  intrinsèques 
qu'il  peut  posséder  :  ces  causes  sont  le  besoin  d'un  produit  rem- 
plissant plus  ou  moins  bien  l'objet  qu'il  prétend  remplir  et  surtout 
l'importance  des  capitaux  engagés  dans  l'entreprise,  qui  l'ont  sauvé 
du  sort  commun  à  toutes  les  usines  du  même  genre  établies  dans 
la  Plata.  La  société  fondée  en  1863  pour  exploiter  le  procédé  du 
baron  Liebig  s'est  établie  sur  les  bords  du  fleuve  Uruguay,  dans  la 
république  de  ce  nom,  à  Fray-Bentos,  sur  un  terrain  de  neuf  lieues 
carrées  qu'elle  acheta.  Elle  disposait  d'un  capital  de  500,000  livres 
sterling  fourni  par  des  actionnaires  anglais  :  les  gouvernemens  eu- 
ropéens n'ont  cessé  de  lui  faire  des  demandes  considérables,  et 
son  succès,  complet  dès  le  premier  jour,  ne  s'est  pas  démenti.  Au- 
jourd'hui les  états  de  la  société  accusent  un  bénéfice  annuel  de 
150,000  livres  sterling  (3,750,000  francs).  L'établissement,  usine 
ou  saladero,  car  il  tient  des  deux  genres,  —  ne  diffère  pas  sensi- 
blement des  saladeros  que  nous  avons  décrits,  et  se  compose  d'une 
suite  de  hangars  sans  style  ni  luxe.  Les  animaux  abattus  sont  ex- 
clusivement des  bœufs,  et  le  système  d'abatage  est  le  même  que 
celui  qu'on  emploie  d'ordinaire  dans  les  saladeros.  Toutes  les  par- 
ties de  l'animal,  cuir,  basses  viandes,  os  et  graisses,  sont  utilisées 
comme  dans  les  saladeros,  les  parties  choisies  de  la  viande  subis- 
sent seules  une  élaboration  spéciale.  Détachée  de  tous  les  os  et  de  la 
graisse  qu'elle  contient ,  la  chair  est  introduite  dans  une  immense 
machine  à  hacher  et  réduite  à  l'état  de  chair  à  saucisse.  Sous  cette 
forme,  elle  est  placée  dans  des  marmites  dont  les  dimensions  varient, 
et  qui  doivent  avoir  l'",10  de  haut  sur  l'",30  de  large  et  l'^,50  de 
long  pour  3,000  livres  de  viande;  elles  sont  munies  d'un  double  fond 
séparé  du  premier  par  une  chambre  de  50  centimètres  de  haut  et 
destinée  à  recevoir  la  vapeur.  On  jette  dans  la  marmite  une  quan- 
tité d'eau  égale  à  trois  ou  quatre  fois  le  poids  de  la  viande;  on 
chauffe  jusqu'à  l'ébuUition,  mais  on  a  soin  de  ne  pas  la  laisser  se 
produire.  Lorsi:jue  la  cuisson  a  ainsi  duré  deux  heures  et  demie  et 
que  la  viande  commence  à  prendre  un  aspect  blanchâtre,  on  ouvre 
une  soupape  carrée  munie  d'un  filtre  en  toile  métallique,  destiné  à 
arrêter  les  matières  solides  en  laissant  écouler  le  liquide;  le  bouil- 
lon traverse  un  tamis  et  passe  dans  un  serpentin  de  distillateur  pour 
aller  s'écouler  en  deux  ou  trois  heures  dans  une  autre  chaudière 
plus  petite  que  la  première,  mais  garnie  comme  elle  d'un  double 
fond  :  là  elle  est  encore  soumise  à  une  dernière  cuisson  de  trois 
heures  environ;  il  reste  à  laisser  congeler  et  mettre  en  pots.  La 


LES    SALADEROS.  311 

viande  ainsi  travaillée  donne  en  extrait  2  J/2  pour  JOO  de  son  poids 
net  sans  os;  elle  pourrait  aisément  en  fournir  10  pour  100,  s'il  ne 
fallait  éviter  la  dissolution  de  la  gélatine  contenue  dans  les  tissus 
animaux,  ce  qui  empêche  d'épuiser  la  viande;  la  présence  de  la 
gélatine  en  quantité  notable  dans  l'extrait  îe  ferait  moisir  et  lui 
donnerait  un  goût  désagréable.  30  ou  hO  kilogrammes  de  viande 
en  produiront  1  d'extrait,  ce  qui  veut  bien  dire  que  ce  kilogramme 
d'extrait  contient  les  parties  solides  de  hO  kilogrammes  de  viande, 
mais  non  pas  qu'on  y  retrouve  les  élémens  nutritifs  de  cette  quan- 
tité de  matière.  Il  reste  donc  de  grands  progrès  à  faire,  dont  le 
moindre  ne  sera  pas  l'e  fixer  l'azote  que  contient  la  viande,  en  même 
temps  que  d'utiliser  la  gélatine  et  l'albumine,  ce  qui  donnerait  à 
l'extrait  des  qualités  nutritives  plus  sérieuses  en  même  temps  qu'un 
goût  plus  agréable.  La  chose  est  possible  :  un  produit  de  ce  genre 
a  mênîe  été  fabriqué,  il  y  a  quelques  années,  par  un  chimiste  fran- 
çais, M.  A.  Biraben,  qui  dirigeait  le  saladero  du  célèbre  baron  bré- 
silien Mana;  mais  cet  établissement,  malgré  la  grande  fortune  de 
son  propriétaire,  a  cessé,  il  y  a  plusieurs  années,  sa  fabrication. 

Vextractum  carm's,  tel  que  l'a  formulé  Liebig,  reste  donc  seul 
dans  le  commerce  avec  toutes  ses  imperfections;  néanmoins  l'usine 
créée  pour  l'exploitation  du  procédé,  tout  imparfait  qu'il  soit,  est 
loin  de  pouvoir  suffire  aux  demandes  de  l'Europe.  Les  abatages  de 
ce  saladero  sont  limités  à  mille  têtes  par  jour;  encore  n'est-ce  pas 
un  mince  problème  à  résoudre  dans  ce  pays,  où  les  troupeaux  sem- 
blent inépuisables,  que  d'arriver  à  abattre  chaque  jour  de  l'année 
dans  un  lieu  déterminé  cette  quantité  d'animaux.  En  effet,  dans  ces 
prairies  naturelles,  le  bétail  subit  tous  les  contre-temps  des  saisons  ; 
il  est  gras  ou  maigre  suivant  que  le  ciel  en  dispose,  il  faut  donc 
prendre  à  l'avance  des  mesures  pour  obtenir  dans  les  départemens 
environnans  des  quantités  suffisantes  d'animaux  sains  et  emmaga- 
siner cette  matière  première  dans  des  prairies  spéciales  où  il  faudra 
veiller  à  ce  qu'ils  ne  perdent  pas  leur  graisse;  les  neuf  lieues  appar- 
tenant à  la  compagnie,  enfermées  dans  une  enceinte  de  fil  de  fer 
qui  représente  à  elle  seule  une  dépense  de  500,000  francs,  n'ont 
pas  d'autre  destination.  L'usine  Liebig  diffère  en  cela  des  saladeros, 
qui  ne  peuvent  travailler  que  trois  ou  quatre  mois  de  l'année,  à  l'é- 
poque où  les  animaux  sont  gras,  qui  achètent  et  abattent  immédia- 
temeut  sans  faire  provision  de  bétail  sur  pied.  Une  autre  éventua- 
lité menace  la  prospérité  de  l'usine  Liebig,  c'est  l'épuisement  des 
troupeaux  dans  un  rayon  assez  rapproché  pour  être  exploitable,  car 
depuis  douze  ans  que  l'usine  existe,  elle  n'a  cessé  de  puiser  dans 
les  troupeaux  du  voisinage  et  d'y  choisir  la  fleur  des  animaux.  Si 
l'on  calcule  que  le  rayon  extrême  où  elle  puisse  s'approvisionner 


3^2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  dépasse  pas  60  ou.  80  lieues  au  ma^ximum,  déjà  exploitées  par 
d'autres  saladeros,  et  où  il  lui  faut  puiser  Z|00,000  bêtes  à  cornes 
par  an,  on  comprendra  aisément  qu'un  jour  doive  arriver  où  l'u- 
sine chômera  faute  de  matière  première.  Le  rayon  en  effet  ne  sau- 
rait s'étendre,  et  l'on  ne  voit  pas  comment  les  moyens  de  transport 
pourraient  être  créés;  il  n'y  a  pas  de  transport  possible  pour  ces 
quantités  et  ces  sortes  d'animaux,  et  le  voyage  à  pied  est  le  seul 
praticable  ;  on  peut  donc  prévoir  que  dans  un  avenir  prochain  l'é- 
tablissement Liebig  sera  réduit  à  l'état  nomade,  obligé  de  se  trans- 
porter ailleurs  en  attendant  que  le  pays  où  il  est  se  soit  repeuplé.. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cette  usine  est  la  seule  qui  dénote  dans  ce  vaste 
et  riche  pays  un  progrès  réel  sur  la  pratique  d'un  siècle  entAev 
d'immobilité  et  de  routine  qui  épuisait  les  troupeaux  sans  les 
utiliser. 

En  somme,  si  nous:  considérons  les  richesses  sans  nombre,  mul- 
tipliables  à  l'infini,  des  pampas  de  l'Amérique  du  Sud,  et  l'emploi 
misérable  qui  en  est  fait,  il  faut  convenir  qu'il  y  a  dans  le  système' 
d'exploitation  un  vice  profond,  et  que  là  plus  qu'en  aucun  lieu  du 
monde  l'homme  gaspille  sans  profit  les  trésors  que  la  nature  a  mis 
à  sa  portée.  Est-ce  seulement  apathie,  est-ce  indifférence,  impos- 
sibilité de  produire  ou  manque  de  besoin?  C'est  tout  cela  et  quel- 
que chose  de  plus.  Le  vrai  mal  qui  ronge  le  pays,  c'est  l'absence' 
d'un  système  économique  et  financier  adapté  à  sa  situation.  Depuis- 
le  jour  où  les  créoles  ont  pris  en  1810  l'administration  de  leurs  af- 
faires, ils  ont,  il  faut  bien  le  dire,  fait  le  plus  souvent  de  bien  mau- 
vaise politique  et  toujours  de  mauvaises  finances.  Ils  ne  se  sont 
jamais  préoccupés  de  la  nécessité  de  développer  l'industrie  ni  le 
tl'avail  sous  aucune  forme.  Dominés  par  des  nécessités  d'argent  tou- 
jours pressantes,  cherchant  non  pas  les  charges  les  moins  lourdes, 
mais  les  impôts  faciles  à  lever,  tous  les  gouvernemens  qui  se  sont 
succédé,  obligés  de  recourir  aux  douanes,  ont  eu  le  tort  de  ne  les 
considérer  que  comme  une  source  de  revenus  pure  et  simple,  au 
lieu  d'y  voir  un'  élément  protecteur  du  progrès  local.  Un  pareil  sys- 
tème ne  peut  aboutir  qu'à  l'anéantissement  de  l'agriculture  et  de 
l'industrie,  en  même  temps  qu'au  développement  excessif  du  com- 
merce étranger,  qui  Bit  t  sopire  forme  du  parasitisme,  absorbant 
à  son  profit  toutes  les  richesses  du  pays ,  éloignant  le  producteur 
indigène  de  son  marché  naturel,  et  endormant  le  peuple  entier 
dans  l'oisiveté  et  une  abondance  factice.  Tels  ont  été  l'aveuglement 
et  l'ignorance  qui  ont  présidé  à  la  répartition  des  charges  qu'il 
semble  que  ce  soit  un  parti -pris  de  frapper  au  hasard  tous  les  pro^ 
duits,  sans  autre  règle  que  d'infliger  des  droits  élevés  aux  objets 
qui  sont  d'un  besoin  plus  absolu  ou  d'un  emploi  plus  général.  Les 


LES    SALADEROS.  343 

produits,  quels  qu'ils  soient,  sont  frappés  à  l'entrée  de  30  pour 
100  de  droits  sans  distinction,  les  matières  premières  à  la  sortie  de 
8  pour  100.  Pour  qui  voit  les  choses  de  près,  nn  semblable  ré- 
gime ne  saurait  aboutir  qu'à  l'épuisement  et  à  la  ruine  du  pays. 

Gomme  nous  l'avons  exposé,  l'industrie  pastorale  semble  être 
parvenue  à  un  état  de  prospérité  inconnue  jusqu'à  ce  jour;  depuis 
dix  ans,  par  suite  de  l'augmentation  en  nombre  et  en  valeur  des 
troupeaux,  la  fortune  générale  de  la  province  de  Buenos-Ayres, 
qui  est  la  seule  importante  de  la  république  argentine,  s'est  aug- 
mentée de  plus  de  2  milliai'ds  de  francs  en  capital  mobilisé,  sans 
parler  de  la  plus-value  des  terres  et  des  immeubles  due  à  l'aug- 
mentation de  la  population.  Il  y  a  dix  ans,  le  nomlire  des  moutons 
était  de  30  millions  de  têtes  valant  3  francs  pièce,  il  est  aujour- 
d'hui de  plus  de  70  millions  valant  en  moyenne  8  francs,  soit  une 
valeur  de  90  raillions  remplacée  par  une  valeur  de  560  millions;  en 
ajoutant  à  ce  chiffre  la  plus-value  des  bêtes  à  cornes,  qui  est  au- 
jourd'hui un  fait  acquis,  et  équivaut  à  près  de  âOO  millions  de 
francs,  on  atteint  au  chiffre  de  870  millions,  qu'il  faut  encore  aug- 
menter du  produit  annuel  de  ces  troupeaux  pendant  ces  dix  an- 
nées et  de  la  valeur  des  récoltes  agricoles,  aujourd'hui  suffisantes 
pour  la  consommation  locale.  Tout  compte  fait,  on  peut  donc  esti- 
mer à  2  milliards  de  francs  le  capital  dont  le  pays  a  bénéficié.  Si.l'on 
songe  que  cette  somme  doit  se  répartir  entre  une  population  de 
500,000  individus,  on  croirait  qu'un  pays  qui  a  bénéficié  d'mi  tel 
accroissement  de  richesse  devrait  être  la  terre  promise  de  l'indus- 
trie. Il  n'en  est  rien.  Bien  au  contraire  cette  augmentation  de  ri- 
chesse est  accompagnée  d'une  ci'ise  financière  et  commerciale  telle 
que  le  déficit  du  budget  national  atteint  25  pour  100,  celui  du  bud- 
get provincial  de  Buenos-Ayres  20  pour  100  de  leur  chiffre  de  dé- 
penses, que  les  fortunes  privées  sont  toutes  profondément  atteintes, 
que  le  tiers  des  propriétaires  peut  être  considéré  comme  ruiné,  que 
la  propriété  immobilière  est  dépréciée  et  délaissée,  qu'en  un  mot  le 
pays  semble  n'avoii*  pris  son  élan  que  poui'  tomber  plus  lourdement 
dans  un  abîme.  Rien  de  plus. logique  que  ce  résultat  de  mœurs  éco- 
nomiques mauvaises  ;  toute  cette  richesse  acquise  a  été  gaspillée, 
immobilisée,  mais  surtout  exportée,  les  dépenses  de  toute  nature, 
publiques  ou  privées,  ont  augmenté, île  travail  et  l'épargne  ont  con- 
tinué à  rester  inconnus.  Le  commerce  étranger,  qui  semblerait  de- 
voir profiter  de  tout  ce  gaspillage,  en  est  arrivé  à  ne  plus  pouvoir 
vivre  lui-même  sur  ce  pays  ruiné  par  l'inaction,,  et  liquide  dans 
des  conditions  désasti'euses.  Quelques  chiffres  suffu'ont  à  mettre  en 
lumière  cette  situation. 

La  production  de  la  république  argentine  s!arrêtant]à  où.le  tra- 


Zhh  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vail  de  l'homme  devient  nécessaire,  c'est-à-dire  à  la  récolte  de  la 
matière  première,  il  faut  payer  par  une  soulte  tout  le  travail  étran- 
ger que  représente  chaque  objet  manufacturé.  Ainsi  le  cuir  sort 
de  la  république  à  l'état  brut,  paie  des  droits  de  sortie,  et  repré- 
sente environ  une  valeur  de  35  francs  par  pièce  de  liO  livres;  de 
cuirs  tannés  ou  travaillés,  il  n'en  est  pas  question,  et  il  faut  recou- 
rir aux  fabriques  européennes  pour  fournir  la  consommation  locale 
de  cuirs,  selles,  chaussures,  équipemens  militaires,  etc.  La  diffé- 
rence est  plus  sensible  encore  sur  la  laine,  qui  est  expé:!iée  à  l'état 
brut,  non  lavée,  chargée  de  70  à  72  pour  100  d'impuretés,  et  qui 
revient  après  avoir  été  lavée,  filée,  tissée,  teinte,  confectionnée, 
plus-value  considérable  que  lui  aura  donnée  le  travail  fait  à  l'é- 
tranger et  que  le  pays  consommateur  devra  payer.  C'est  à  ces 
causes  qu'il  faut  attribuer  la  stagnation  des  affaires  que  dénonce  la 
statistique  officielle.  L'exportation  annuelle  de  la  république  ar- 
gentine a  été  dans  ces  quatre  dernières  années  de  hi  millions  de 
piastres  fortes  en  1871,  de  !i6  en  1872,  de  hb  en  1873,  de  43  en 
1874,  soit  une  moyenne  annuelle  de  43  millions  1/2  de  piastres 
ou  226  millions  de  francs.  L'importation  par  contre  a  été  de  47  mil- 
lions en  1870,  de  44  en  1871,  de  59  en  1872,  de  71  en  1873,  de 
49  en  1874,  soit  une  moyenne  de  bl\  millions  de  piastres  ou  280  mil- 
lions de  fiancs  :  déficit  total,  54  millions  de  francs  chaque  année.  Ce 
déficit  explique  l'état  de  crise  que  traverse  le  pays  aujourd'hui  que, 
par  suite  de  l'élan  donné  inconsidérément  au  crédit,  l'état  et  les 
particuliers  ont  à  })ayer  en  outre  les  intérêts  des  capitaux  étran- 
gers employés  ou  immobilisés  dans  les  chemins  de  fer,  les  tram- 
ways, les  travaux  publics  de  toute  nature,  enfin  les  intérêts  des 
emprunts,  qui  s'élèvent  en  capital  à  354  millions  de  francs,  et  en 
intérêts  à  28  millions. 

Le  mal  serait  moindre,  si  les  emprunts,  qui  écrasent  le  contri- 
buable, avaient  du  moins  été  employés  à  organiser  l'outillage  du 
pays';  c'est  là  malheureusement  une  préoccupation  secondaire  dont 
on  a  eu  moins  de  souci  que  de  se  procurer  à  prix  élevés  toutes  les 
aises,  tous  les  luxes,  tout  le  superflu  de  la  civilisation  européenne. 
Pour  faire  face  à  ces  dépenses,  il  a  fallu  élever  l'impôt  jusqu'aux 
dernières  limites  du  possible,  et  il  a  atteint  cette  année  206  francs 
par  habitant  dans  la  province  de  Buenos-Ayres,  y  compris  95  francs 
environ  de  droits  de  douane  correspondant  à  231  francs  de  pro- 
duits d'importation  que  consomme  en  moyenne  chaque  habitant.  Ces 
charges  considérables  ne  produisent  ni  grandeur  extérieure,  ni  pro- 
grès intérieur,  et  se  gaspillent  en  dépenses  administratives  en  dis- 
proportion avec  l'exiguïté  de  la  population  et  des  ressources.  Les 
gros  budg  ts  attirent  les  nombreux  fonctionnaires  et  perpétuent 


LES    SALADERO?.  345 

le  mépris  du  travail  productif.  Ce  mépris  était  poussé  si  loin  dans  "^^^^^-^^ 

les  colonies,  que  non-seulement  les  métiers  manuels,  mais  des  pio- 
l'e.ssions  d'un  rang  élevé,  comme  celle  de  médecin,  étaient  considé- 
rées comme  serviles. 

De  pareilles  idées  sont  l'âme  du  régime  qui  consiste  à  coloniser 
sans  honorer  le  travail  ou  le  favoriser,  à  laisser  le  commerce  libre,         -  ' 

mais  l'industrie  sans  protection.  Où  est  l'explication  d'un  tel  état  '  \J 
de  choses?  Elle  est  certainement  dans  l'inditTérence  des  créoles, 
décidés  à  ne  vivre  que  de  professions  et  de  fonctions  bien  rétri-  V 
buées  et  se  souciant  peu  des  bienfaits  éloignés  d'une  industrie  lar- 
gement développée.  Ce  sont  eux  qui  font  les  lois,  et  de  ces  lois 
sortent  ces  théories  qui  ne  sont  ni  le  libre  échange  comme  en  Eu- 
rope, ni  la  protection  raisonnée  et  implacable  comme  aux  États- 
Unis,  où  cette  doctrine  vigoureusement  appliquée  a  produit  des 
uîaux  passagers  pour  un  profit  durable.  Dans  les  états  où  les  ma- 
tières premières  existent  en  abondance  et  se  produisent  sans  tra- 
vail, et  qui  veulent  consommer  des  produits  manufacturés  comme 
dans  les  pays  les  plus  civilisés  et  les  plus  industrieux,  une  seule 
doctrine  est  admissible,  c'est  celle  qui  produira  l'acclimatation  du 
travail  et  de  l'industrie,  et  le  moyen  qu'il  faudra  employer,  quoi 
qu'il  en  puisse  coûter  à  ceux  qui  veulent  se  payer  de  mots,  c'est  k 
protection  quand  même  poussée  jusqu'à  la  prohibition,  et  non  pas 
CH  système  bâtard  qui  frappe  purement  et  simplement  d'un  droit  de 
30  pour  100  tous  les  objets  de  première  nécessité,  sans  s'arrêter  à 
considérer  si  les  moins  frappés  sont  ceux  que  l'industrie  locale 
pourrait  produire  et  les  plus  chargés  ceux  qui  n'appartiennent  pas 
à  sa  production.  Ce  système  arrive  uniquement  à  développer  outre 
mesure  le  commerce  et  à  supprimer  le  travail  producteur,  à  détruire 
l'arbre  à  fruit  pour  nourrir  le  parasite.  L'Amérique  espagnole  n'a  , 

jamais  procédé  autrement;  il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs  la  rai-  '  ' 

son  de  l'infériorité  où  elle  vit  en  face  de  l'Amérique  saxonne,  infé- 
riorité qui  cessera  le  jour  où  les  lois  s'occuperont  de  corriger  ce  _^-^ 
vice  héréditaire,  où  l'on  reconnaîtra  que  l'ère  des  peuples  pasteurs 
et  contemplatifs  est  passée,  et  que  l'industrie  pastorale,  pratiquée  à 
l'exclusion  de  toute  autre,  replongerait  par  l'oisiveté  dans  la  barba- 
rie cette  société  platéenne,  qui  se  pique  avec  raison  d'être  la  plus 
laffînée  du  continent  américain. 

Emile  Daireaux. 


LES 


MAITRES  D'AUTREFOIS 


ir. 

RUBENS   ET  LȃCOLE    FLAMANDE. 


I. 

Anvers. 

Beaucoup  de  gens  disent  A?ivers;  mais  beaucoup  aussi  disent 
la  patrie  de  liubens,  et  cette  manière  de  dire  exprime  encore  plus 
exactement  toutes  les  choses  qui  font  la  magie  du  lieu  :  une  grande 
ville,  une  grande  destinée  personnelle,  une  école  fameuse,  des 
tableaux  ultra-célèbres.  Tout  cela  s'impose,  et  l'imagination  s'anime 
un  peu  plus  que  d'habitude  quand,  au  milieu  de  la  Place  verte,  on 
aperçoit  la  statue  de  Rubens  et  plus  loin  la  vieille  basilique  où 
sont  conservés  les  triptyques  qui,  humainement  parlant,  l'ont 
consacrée.  La  statue  n'est  pas  un  chef-d'œuvre;  mais  c'est  lui, 
chez  lui,  et  sous  la  figure  d'un  homme  qui  ne  fut  qu'un  peintre, 
avec  les  seuls  attributs  du  peintre,  en  toute  vérité  elle  personnifie 
l'unique  royauté  flamande  qui  n'ait  été  ni  contestée  ni  menacée, 
et  qui  certainement  ne  le  sera  jamais. 

A  l'extrémité  de  la  place,  on  voit  ISotre-Dame-,  elle  est  de  profil 
et  se  dessine  en  longueur  par  une  de  ses  faces  latérales,  la  plus 
sombre,  parce  qu'elle  est  du  côté  des  pluies.  Son  entourage  de 
maisons  claires  et  basses  la  rend  plus  noire  et  la  grandit.  Avec  ses 
architectures  ouvragées,  sa  couleur  de  rouille,  son  toit  bleu  et 
lustré,  sa  tour  colossale,  où  brillent  dans  la  pierre  enfumée  par 
les  vapeurs  de  l'Escaut  et  par  -les  hivers  le  disque  d'or  et  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier. 


LES  JMAÎTÇES  D  AUTREFOIS.  3/i7 

aiguilles  d'or  de  son  cadran,  elle  prend  des  proportions  démesu- 
rées. Lorsque  ie  ciel  est  tourmenté  comme  .aujoiu'd'hui,  le  ciel 
.ajoute  à  la  grandeur  des  lignes  toutes  les  bizarreries  de  ses  ca- 
prices. Alors  imaginez  l'iavenUon  d'un  Piranèse  gothique,  outrée 
par  la  fantaisie  du  nord,  follement  éclairée  par  un  jour  d'orage  et 
'se  découpant  en  taches  déréglées  sua*  le  grand  décor  d'un  ciel  tout 
noir  ou  tout  blanc,  chargé  de  tempêtes.  On  ne  combinerait  pas  de 
mise  en  scène  préliminaire  plus  originale  et  plus  frappante.  Aussi 
on  a  ibeau  venir  de  Malines  et  de  Bruxelles,  avoir  vu  les  Mages  et 
le  Calvaire  y  s'être  fait  de  Rubens  une  idée  exacte,  une  idée  mesu- 
rée, et  même  avoir  pris  avec  lui  des  familiarités  d'examen  qui  vous 
mettent  à  l'aise,  —  on  n'entre  pas  à  Notre-Dame  comme  on  entre- 
rait dans  u-n  musée. 

Il  est  trois  heures;  la  haute  horloge  vient  de  les  sonner.  L'éo-lise 
est  déserte.  A  peine  un  sôci^istain  fait-il  un  peu  de  bruit  dans  les 
mefs,  ti'anquilles,  nettes  et  claires,  telles  que  Peter- iNeefs  les  a 
reproduites,  avec  un  inimitable  sentiment  de  leur  solitude  et  de 
ileur  grandeur.  Il  pleut  et  le  jour  est  très  changeant.  Des  lueurs  et 
puis  des  ténèbres  se  ^UG.cèident  sur  îles  deux  triptyques  appliqués, 
sans  nul  apparat,  dans  leur  mince  encadrement  de  i»ois  brun 
contre  les  fi*oides  et  lisses  murailles  des  transepts ,  et  cette  fière 
peinture  ne  paraît  que  plus  résistante  au  n^ilieu  des  lumières 
criantes  et  des  obscurités  qui  se  la  disputent.  Des  copistes  alle- 
mands ont  établi  leurs  chevalets  devant  la  Descente  de  croix  •  il 
n'y  a  personne  devant  la  Mise  en  croix. 

Ce  simple  fait  exprime  assez  bien  quelle  est  l'opinion  du  monde 
sur  ces  deux  ouvrages.  Ils  sont  fort  admirés,  presque  sans  réserve, 
let  le  fait  est  rare  à  propos  de  Rubens;  mais  les  admirations  se 
partagent.  La  grande  renomnaée  a  fait  choix  de  la  Descente  de 
croix.  La  Mise  en  croix  a  le  don  de  toucher  davantage  les  amis 
passionnés  ou  plus  convaincus  de  Rubens.  Rien  en  effet  ne  se  nes- 
semble  moins  que  ces  deux  œuvres  conçues  au  .même  moment, 
inspirées  par  le  même  effort  de  l'esprit,  et  qui  cependant  portent 
si  clairement  la  marque  de  deux  tendances.  La  Descente  de  croix 
est  de  1612,  la  Mise  en  croix  de  1610.  J'insiste  sur  la  date,  car 
elle  importe  :  Rubens  rentrait  à  Anvers  et  c'est  pour  ainsi  dire  au 
débarquer  qu'il  les  peignit.  Son  éducation  était  finie.  A  ce  moment, 
il  avait  même  un  excès  d'études  un  peu  lourd  pour  lui,  dont  il  allait 
se  servir  ouvertement,  une  fois  par  hasard,  une  fois  pour  toutes, 
mais  dont  il  devait  se  débarrasser  presque  aussitôt.  De  tous  les 
maîtres  italiens  qu'il  avait  consultés,  chacun,  bien  .entendu,  le  con- 
seillait dans  un  sens  assez  exclusif.  Les  maîtres  agités  l'autorisaient 
à  beaucoup  oser;  les  maîtres  sévères  lui  recommandaient  de  se 
beaucoup  retenir. 


SAS  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nature,  caractère,  facultés  natives,  leçons  anciennes,  leçons  ré- 
centes, tout  se  prêtait  à  un  dédoublement.  La  tâche  elle-même  exi- 
geait qu'il  fît  deux  parts  de  ses  plus  beaux  dons.  Il  sentit  l' à-propos, 
le  saisit,  traita  chacun  des  sujets  conformément  à  leur  esprit,  et 
donna  de  lui-même  deux  idées  contraires  et  deux  idées  justes  :  ici, 
le  plus  magnifique  exemple  que  nous  ayons  de  sa  sagesse,  et  là  un 
des  plus  étonnans  aperçus  de  sa  verve  et  de  ses  ardeurs.  Ajoutez  à 
l'inspiration  personnelle  du  peintre  une  influence  italienne  très  mar- 
quée, et  vous  vous  expliquerez  mieux  encore  le  prix  extraordinaire 
que  la  postérité  attache  à  des  pages  qui  peuvent  être  considérées 
comme  ses  œuvres  de  maîtrise  et  qui  furent,  pour  ainsi  dire,  le  pre- 
mier acte  public  de  sa  vie  de  chef  d'école.  Je  vous  dirai  comment  se 
manifeste  cette  influence,  à  quels  caractères  on  la  reconnaît.  11  me 
suflit  tout  d'abord  de  remarquer  qu'elle  existe,  afm  que  la  physio- 
nomie dataient  de  Rubens  ne  perde  aucun  de  ses  traits,  au  moment 
précis  oiî  nous  l'examinons.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  positivement 
gêné  dans  des  formules  canoniques,  oii  d'autres  que  lui  se  trouvè- 
rent emprisonnés.  Dieu  sait  au  contraire  avec  quelle  aisance  il 
s'y  meut,  avec  quelle  liberté  il  en  use,  avec  quel  tact  il  les  déguise 
ou  les  avoue,  suivant  qu'il  lui  plaît  de  laisser  voir  ou  l'homme 
instruit,  ou  le  novateur.  Cependant,  quoi  qu'il  fasse,  on  sent  le 
romaniste  qui  vient  de  passer  des  années  en  terre  classique,  qui 
arrive  et  n'a  pas  encore  changé  d'atmosphère.  Il  lui  reste  je  ne 
sais  quoi  qui  rappelle  le  voyage,  comme  une  odeur  étrangère  dans 
ses  habits.  C'est  certainement  à  cette  bonne  odeur  italienne  que  la 
Descente  de  croix  doit  l'extrême  faveur  dont  elle  jouit.  Il  y  a  là  en 
effet,  pour  ceux  qui  voudraient  que  Rubens  fût  un  peu  comme  il 
est,  mais  beaucoup  aussi  comme  ils  le  rêvent,  il  y  a,  dis-je,  un 
sérieux  dans  la  jeunesse,  une  fleur  de  maturité  candide  et  studieuse 
qui  va  disparaître  et  qui  est  unique. 

La  composition  n'est  plus  à  décrire.  Vous  n'en  citeriez  pas  de 
plus  populaire  comme  œuvre  d'art  et  comme  page  de  style  religieux. 
11  n'est  personne  qui  n'ait  présens  à  l'esprit  l'ordonnance  et  l'elTet  du 
tableau,  sa  grande  lumière  centrale  plaquée  sur  des  fonds  obscurs, 
ses  taches  grandioses,  ses  compartimens  distincts  et  massifs.  On 
sait  que  Rubens  en  a  pris  l'idée  première  à  l'Italie,  et  qu'il  n'a  fait 
aucun  effort  pour  le  cacher.  La  scène  est  forte  et  grave.  Elle  agit 
de  loin,  marque  puissamment  sur  une  muraille  :  elle  est  sérieuse  et 
rend  sérieux.  Quand  on  se  souvient  des  tueries  dont  l'œuvre  de 
Rubens  est  ensanglanté,  des  massacres,  des  bourreaux  qui  mar- 
tyrisent, tenaillent  et  font  hurler,  on  s'aperçoit  qu'ici  c'est  un  noble 
supplice.  Tout  y  est  contenu,  concis,  laconique  comme  dans  une 
page  du  texte  sacré. 

Ni  gesticulations,  ni  cris,  ni  horreurs,  ni  trop  de  larmes.  C'est  à 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS,  349 

peine  si  la  Vierge  éclate  en  un  vrai  sanglot,  et  si  l'intense  douleur 
du  drame  est  exprimée  par  un  geste  de  mère  inconsolable,  par  un 
visage  en  pleurs  et  des  yeux  rougis.  Le  Christ  est  une  des  plus  élé- 
gantes figures  queRubens  ait  imaginées  pour  peindre  un  Dieu.  Il  a 
je  ne  sais  quelle  grâce  allongée,  pliante,  presque  effilée,  qui  lui 
donne  toutes  les  délicatesses  de  la  nature  et  toute  la  distinction 
d'une  belle  étude  académique.  La  mesure  est  subtile,  le  goût  par- 
fait; le  dessin  n'est  pas  loin  de  valoir  le  sentiment.  Vous  n'avez 
pas  oublié  l'effet  de  ce  grand  corps  un  peu  déhanché,  dont  la  petite 
tête  maigre  et  fine  est  tombée  de  côté,  si  livide  et  si  parfaitement 
limpide  en  sa  pâleur,  ni  crispé,  ni  grimaçant,  d'où  toute  douleur  a 
disparu  et  qui  descend  avec  tant  de  béatitude,  pour  s'y  reposer  un 
moment,  dans  les  étranges  beautés  de  la  mort  des  justes.  Rappelez- 
vous  comme  il  pèse  et  comme  il  est  précieux  à  soutenir,  dans 
quelle  attitude  exténuée  il  glisse  le  long  du  suaire,  avec  quelle 
affectueuse  angoisse  il  est  reçu  par  des  bras  tendus  et  des  mains 
de  femme.  Est-il  rien  de  plus  touchant?  Un  de  ses  pieds,  un  pied 
bleuâtre  et  stigmatisé,  rencontre  au  bas  de  la  croix  l'épaule  nue  de 
Madeleine.  Il  ne  s'y  appuie  pas,  il  l'effleure.  Le  contact  est  insaisis- 
sable; on  le  devine  plus  qu'on  ne  le  voit.  Il  eût  été  un  peu  profane 
d'y  insister;  il  eût  été  cruel  de  ne  pas  y  faire  croire.  Toute  la  sen- 
sibilité furtive  de  Rubens  est  dans  ce  contact  imperceptible  qui  dit 
tant  de  choses,  les  respecte  toutes  et  attendrit. 

La  pécheresse  est  admirable.  C'est  sans  contredit  le  meilleur 
morceau  de  facture  du  tableau,  le  plus  délicat,  le  plus  personnel, 
un  des  meilleurs  aussi  que  jamais  Rubens  ait  exécutés  dans  sa  car- 
rière si  fertile  en  inventions  féminines.  Cette  délicieuse  figure  a  sa 
légende;  comment  ne  l'aurait-elle  pas,  sa  perfection  même  étant 
devenue  légendaire?  Il  est  probable  que  cette  jolie  fille  aux  yeux 
noirs,  au  regard  ferme,  au  profil  net,  est  un  portrait,  et  ce  portrait 
celui  d'Isabelle  Brandt,  qu'il  avait  épousée  deux  ans  avant,  et  qui 
lui  servit  également,  peut-être  bien  pendant  une  grossesse,  à 
représenter  la  Vierge  dans  le  volet  de  la  Visitation.  Pourtant,  à 
voir  l'ampleur  de  sa  personne,  ses  cheveux  cendrés,  ses  formes 
grasses,  on  songe  à  ce  qui  devait  être  un  jour  le  charme  splendide 
et  si  particulier  de  cetti  belle  Hélène  Fourment,  qu'il  épousa  vingt 
ans  plus  tard.  Depuis  les  premières  années  jusqu'aux  dernières, 
un  type  tenace  semble  s'être  logé  dans  le  cœur  de  Rubens;  un 
idéal  fixe  a  hanté  son  amoureuse  et  si  constante  imagination.  Il  s'y 
complaît,  il  le  complète,  il  l'achève;  il  le  poursuit  en  quelque  sorte 
en  ses  deux  mariages,  comme  il  ne  cesse  de  le  répéter  à  travers 
ses  œuvres.  Toujours  il  y  eut  d'Isabelle  et  d'Hélène  dans  les  femmes 
que  Rubens  peignit  d'après  l'une  d'elles.  Dans  la  première,  il  mit 
comme  un  trait  préconçu  de  la  seconde;  dans  la  seconde,  il  glissa 


350  REVUE  DES  DEUX  iMONDES. 

comme  un  souvenir  ineffaçable  de  la  première.  A  la  date  où  nous 
sommes,  il  possède  l'une  et  s'en  inspire,  l'autre  n'est  pas  née,  :et 
cependant  il  la  devine.  Déjà  l'avenir  se  mêle. au  présent,  le  réel  à 
l'idéale  divination.  Dès  que  l'image  apparaît,  elle  a  sa  double 
forme.  Non-seulement  elle  est  exquise,  mais  pas  un  trait  ne  lui 
manque.  Ne  semble-t-il  pas  qu'en  la  fixant  ainsi  dès  le  premier 
jx>ur  Rubens  entendit  qu'on  ne  l'oubliât  plus,  ni  lui,  ni:  personne? 

Au  surplus,  c'est  la  seule,  grâce  mondaine  dont  il  ait  embelli  ce 
tal)leau  austère,  un  peu  rigide,  un  peu  monacal,  absolument  évan- 
gélique,  si  l'on  entend  par  là  la  gravité  du  sentiment  et  de  la  ma- 
nière, et  si  l'on  songOiaux  rigueurs  qu'un  pareil  esprit  dut^s'im- 
poser.  En  cette  circonstance,  vous  !e  devinez,  une  bonne  partie  de 
sa  réserve  lui  vint  de  son  éducation  italienne  autant  que  des  égards 
qu'il  accordait  à  son  suj€t. 

La  toile  est  sombre  malgré  ses  clartés  et  l'extraordinaireiblan- 
cheur  du  linceul.  Malgré  ses, reliefs,  la  peinture  ^-ài  plate.  C'est 
un  tableau  à  bases  noirâtres  sur  lequel  sont  disposées  de  larges  lu- 
mières fermes,  aucunement  nuancées..  Le  coloris  n'est  pas  très  riche; 
il  est  plein,  soutenu,  nettement  calculé  pour  agir  de  loin.  Il  construit 
le  tableau,  l'encadre,  en  exprime  les  faiblesses  et  les  forces,  et  ne  vise 
point  à  l'embellir.  Il  se  compose  d'un  vert  presque  noir,  d'un  noir 
absolu,  d'un  rouge  un  peu  sourd  et  d'un  blanc.  Ces  quatre  tons  sont 
posés  bord  à  bord  aussi  franchement  que  peuvent  l'être  quatre  notes 
de  cette  violence.  Le  contact  est  brusque  et  ne  les  fait  pas  souffrir. 
Dans  le  grand  blanc,  le  cadavre  du  Chris ti est  dessiné  par; un  li- 
néament mince  et  souple,  et  modelé  par  ses  propres  reliefs,  sans 
nul  effort  de  nuances ,  grâce  à  des  écarts  de  valeurs  impercep- 
tibles. ,Pas  de  luisans,  pas  une  seule  division  dans  les  lumières,  à 
peine  un  détail  dans  les  parties  sombres.  ;Tout  cela  est  d'une  am- 
pleur et  d'une  rigidité  singulières.  Les  bords  sont  étroits,  les  deûii- 
teintes  courtes,  excepté  dans  le  Christ,  où  les  dessous  d'outremer 
ont  repoussé  et  font  aujourd'hui  des  maculatures  inutiles.  La  ma- 
tière est  lisse,  compacte,  d'une  coulée  facile  et  prudente.  A  la  dis- 
tance où  nous  l'examinons,  le  travail  de  la  main  disparaît;  mais 
il  est  aisé  de  deviner  qu'il  est  excellent  et  dirigé  en  toute  assu- 
rance par  un  esprit  rompu  aux  belles  habitudes,  qui  s'y  conforme, 
s'applique  et  veut  bien  faire.  En  tout,  Rubens  se  souvient,  s'ob- 
serve, se  modère,  possède  toutes  ses  forces,  les  subordonne  et. ne 
s'en  sert  qu'à  demi.  En  dépit  de  toutes  ses  contraintes,  c'est  une 
.œuvre  singulièrement  originale,  attachante  et  forte.  Van-Dyck 
y  prendra  ses  meilleures  inspirations  religieuses.  Philippe  de  Cham- 
pagne en  sera  très  frappé,  mais  n'en  imitera,  j'en  ai  peur,  que 
les  parties  faibles,  et  en  composera  son  style  français.  Vœnius 
dut  certainement  applaudir.  Que  dut  en  penser  .Van-Noort?  Ce 


LES  .  MAÎTRES   d'aUTREFOIS,  361} 

qu'il  y  a  de  positif,  c'estique  J.ordaens:  attendit^  pour  le  suivre  fâi),; 
ces  voies  nouvelles,  que  s&n  camarade  ;  d'atelier  fût  devenu  plus; 
expressément  Rubens. 

Un  des  volets,  celui;de  la  Fm/rt^2on^est  de  tous 'Points  délicieux,. 
Rien  de  plus  sévère  et  de  plus  «charmant,  de  plus,  sobre  et  de  plus, 
riche,  de  plus  pittoresque  et  de  plus  noblement  familier.  Jamais  la, 
Flandre  ne  mit  autant  de  bonhomie,  de  grâce  et  de  naturel  à  sa 
revêtir  du  style  italien.  Titien  a  fourni  la  gamme,  un  peu  dicté  les;, 
tons,  il  a  coloré  l'architecture  en  brun  marron,  conseillé  le  beau, 
nuage  gris  qui  luit  à  la  hauteur  des   corniches,   peut-être  aussij 
Tazur  verdâtre  qui  fait  si  bien  entre  les  colonnes;  mais  c'est  Rubeiigi 
qui,  d'après  la  nature,  a  trouvé  la  Vierge  avec  son  gros  ventre„ , 
sa  taille  cambrée,  son  costume  ingénieusement  combiné  de  rouge, 
de  fauve  et  de  bleu  sombre,  son  vaste  chapeau  flamand.  C'est  lui,, 
lui  tout  seul,  qui  a  dessiné,  peint,  coloré, xaressé  de  l'œil  et  delà, 
brosse,  cette  jolie  main  lumineuse  et  tendre,  qui  s'appuie  commef 
une  fleur  rosâtre  sur  la  balustrade  en  fer  noir.. De  même  qu'il  a 
imaginé  la  servante,  l'a  coupée  dans  le  cadre  et  n'a  montré  de  cette 
blonde  personne  aux  yeux  bleus  que  son  corsage  échancré,  sa  tête; 
ronde,  aux  cheveux  soulevés,  ses  bras  en  l'air  soutenant  une  cor- 
beille  de  joncs.  Bref,  Rubens  est-il  déjà  lui-même,?  Oui.  Est-il  tout; 
lui-même  et  rien  que  lui-même?  Je  ne  le  crois  pas.  Enfin  a-t-il 
fait  mieux  que  cela?  Non,  d'après  les  méthodes  étrangères;  maisi 
certainement  oui  d'après  la. sienne. 

Entre  le  panneau  central  de  la  Descente  de  croixetAdn  Mise  en 
croix,  qui  décore  le  transept  du  nord,  tout  diffère  :  le  point  de  vue, 
les  tendances,  la  portée,  même  un  peu  les  méthodes; et  jusqu'aux, 
influences  dont  les  deux  œuvres  se  ressentent  div;ersement.   Unu 
coup  d'œil  suffit  pour  en  avertir.  Et  si  l'on  se  reporte  au  temps 
où  parurent,  à  deux  années  d'intervalle,  ces  pages  significatives, 
on  comprend  quei  si  l'une  satisfit  mieux,  convainquit  plus,  l'autre 
dut  étonner  bien  davantage  et  par  conséquent,  fit  apercevoir  quel- . 
que  chose  de  bien  plus  nouveau.  Moins  parfaite  en  ce  qu'elle  est 
plus  agitée  et  parce  qu'elle  ne  contient  aucune  figure  aussi  parfaite- 
ment aimable  à  voir  que  la  Madeleine,  la  Mise  en  croix  en  dit  beau- 
coup plus  sur  l'initiative  de  Rubens,  sur  sa  passion,  sur  ses  élans, 
sur  ses  audaces,  sur  ses  bonheurs,  en  un  mot  sur  la  fermentation  de 
cet  esprit  rempli  de  ferveur  pour  les  nouveautés  et  de  projets.  IJlle 
ouvre  une  carrière  plus  large.  11  est  possible  qu'elle  soit  moins  ma- 
gistralement accomplie;   elle  annonce  un  maître  bien  autrement 
original,  aventureux  et  fort.  Le  dessin  est  plus  tendu,  moins  tenu,  h. 
forme  plus  violente,  le  modelé  moins  simple  et  plus  ronflant;  mais 
le  coloris  a  déjà  les  chaleurs  profondes  et  la  résonnancc  qui  seront 
la  grande  ressource  de  Rubensi  quand  il  négligera  la  vivacité  des 


352  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tons  pour  leur  rayonnement.   Supposez  que  la  couleur  soit  plus 
flambante,  le  contour  moins  dur,  le  trait  qui  le  sertit  moins  âpre  ; 
ôtez-en  ce  grain  de  raideur  italienne  qui  n'est  qu'une  sorte  de  sa- 
voir-vivre et  de  maintien  grave,  contractés  pendant  des  voyages; 
ne  regardez  que  ce  qui  est  propre  à  Rubens,  la  jeunesse,  la  flamme, 
les  convictions  déjà  mûres,  et  il  s'en  faudra  de  bien  peu  que  vous 
n'ayez  sous  les  yeux  le  Rubens  des  grands  jours,  c'est-à-dire  le 
premier  et  le  dernier  mot  de  sa  manière  fougueuse  et  rapide.  Il 
eût  suffi  du  moindre  laisser- aller  pour  faire  de  ce  tableau,  rela- 
tivement sévère,  un  des  plus  turbulens  qu'il  ait  peints.  Tel  qu'il 
est,  avec  ses  ambres  sombres,  ses  ombres  fortes,  le  grondement  un 
peu  sourd  de  ses  harmonies  orageuses,  il  est  encore  un  de  ceux  où 
l'ardeur  éclate  avec  d'autant  plus  d'évidence  que  cette  ardeur  est 
soutenue  par  le  plus  mâle  effort  et  tendue  jusqu'au  bout  par  la  vo- 
lonté de  ne  pas  faiblir.  C'est  un  tableau  de  jet,  conçu  autour  d'une 
arabesque  fort  audacieuse,  et  qui  dans  sa  complication  de  formes 
ouvertes  et  fermées,  de  corps  voûtés,  de  bras  tendus ,  de  courbes 
répétées,  de  lignes  rigides,  a  conservé  jusqu'à  la  dernière  heure  du 
travail  le  caractère  instantané  d'un  croquis  taché  de  sentiment  en 
quelques  secondes.  Conception  première,  ordonnance,  effet,  gestes, 
physionomie,  caprice  des  taches ,  travail  de  la  main ,  tout  paraît 
être  sorti  à  la  fois  d'une  inspiration  irrésistible,  lucide  et  prompte. 
Jamais  Rubens  n'aura  mis  plus  d'insistance  à  traiter  une  page  d'ap- 
parence aussi  soudaine.  Aujourd'hui  comme  en  1610,  on  peut  diffé- 
rer d'opinions  sur  cette  œuvre  absolument  personnelle  par  l'esprit, 
sinon  par  la  manière.  La  question  qui  dut  s'agiter  du  vivant  du 
peintre  reste  pendante  :  elle  consisterait  à  décider  lequel  eût  été  le 
mieux  représenté  dans  son  pays  et  dans  l'histoire,  de  Rubens  avant 
qu'il  ne  fût  lui-même,  ou  de  Rubens  tel  qu'il  fut  toujours. 

La  Mise  en  croix  et  la  Descente  de  croix  sont  les  deux  momens 
du  drame  du  Calvaire  dont  nous  avons  vu  le  prologue  dans  le  triom- 
phal tableau  de  Bruxelles.  A  la  distance  où  les  deux  tableaux  sont 
placés  l'un  de  l'autre,  on  en  apei-çoit  les  taches  principales,  on  en 
saisit  la  tonaUté  dominante,  je  dirais  qu'on  en  entend  le  bruit; 
c'est  assez  pour  en  faire  comprendre  sommairement  l'expression 
pittoresque  et  deviner  le  sens.  Là-bas,  nous  assistons  au  dénoù- 
ment,  et  je  vous  ai  dit  avec  quelle  sobriété  solennelle  il  est  exposé. 
Tout  est  fini.  Il  fait  nuit,  du  moins  les  horizons  sont  d'un  noir  de 
plomb.  On  se  tait,  on  pleure,  on  recueille  une  dépouille  auguste,  on 
a  des  soins  attendrissans.  C'est  tout  au  plus  si  de  l'un  à  l'autre  on 
échange  ces  douces  paroles  qui  se  disent  des  lèvres  après  le  trépas 
des  êtres  chers.  La  mère  et  les  amis  sont  là,  et  d'abord  la  plus  ai- 
mante et  la  plus  faible  des  femmes,  celle  en  qui  se  sont  incarnés 
dans  la  fragilité,  la  grâce  et  le  repentir  tous  les  péchés  de  la  tP'*'-'^. 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  353 

pardonnes,  expiés  et  maintenant  rachetés.  Il  y  a  des  chairs  vivantes 
opposées  à  des  pâleurs  funèbres.  Il  y  a  même  un  charme  dans  la 
mort.  Le  Christ  a  l'air  d'une  belle  fleur  coupée.  Comme  il  n'entend 
plus  ceux  qui  le  maudissaient,  il  a  cessé  d'entendre  ceux  qui  le 
pleurent.  Il  n'appartient  plus  ni  aux  honmies,  ni  au  temps,  ni  à  la 
colère,  ni  à  la  pitié;  il  est  en  dehors  de  tout,  même  de  la  mort. 

Ici,  rien  de  tout  cela.  La  compassion,  la  tendresse,  la  mère  et  les 
amis  sont  loin.  C'est  dans  le  volet  de  gauche  que  le  peintre  a  ras- 
semblé toutes  les  cordialités  de  la  douleur,  en  un  groupe  violent, 
dans  des  attitudes  lamentables  ou  désespérées.  Dans  le  volet  de 
droite,  il  n'y  a  que  deux  gardes  à  cheval,  et  de  ce  côté-là  pas  de 
merci.  Au  centre,  on  crie,  on  blasphème,  on  injurie,  on  trépigne. 
Avec  des  efforts  de  brutes,  des 'bourreaux  à  mine  de  bouchers  plan- 
tent le  gibet  et  travaillent  à  le  dresser  droit  dans  la  toile.  Les  bras 
se  crispent,  les  cordes  se  tendent,  la  croix  oscille  et  n'est  encore 
qu'à  moitié  de  son  trajet.  La  mort  est  certaine.  Un  homme  cloué 
aux  quatre  membres  souffre,  agonise  et  pardonne.  De  tout  son  être, 
il  n'y  a  plus  rien  qui  soit  libre,  qui  soit  à  lui;  une  fatalité  sans  mi- 
séricorde a  saisi  le  corps.  L'âme  seule  y  échappe  :  on  le  sent  bien 
à  ce  regard  renversé  qui  se  détourne  de  la  terre,  cherche  ailleurs 
des  certitudes  et  va  droit  au  ciel.  Tout  ce  que  la  fureur  humaine 
peut  mettre  de  rage  à  tuer  et  de  promptitude  à  faire  son  œuvre,  le 
peintre  l'exprime  en  homme  qui  connaît  les  effets  de  la  colère  et 
sait  comment  agissent  les  passions  fauves.  Tout  ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  mansuétude,  de  délices  à  mourir  dans  un  martyr  qui  se 
sacrifie,  examinez  plus,  attentivement  encore  comment  il  l'exprime. 
Le  Christ  est  dans  la  lumière;  il  résume  à  peu  près  en  une  geibe 
étroite  toutes  les  lueurs  disséminées  dans  le  tableau.  Plastique- 
ment  il  vaut  moins  que  celui  de  la  Descente  de  croix.  Un  peintre 
Romain  en  aurait  certainement  corrigé  le  style.  Un  gothique  au- 
rait voulu  les  os  plus  saillans,  les  libres  plus  tendues,  les  attaches 
plus  précises,  toute  la  structure  plus  maigre  ou  seulement  plus 
fine.  Rubens  avait,  vous  le  savez,  pour  la  pleine  santé  des  formes 
une  préférence  qui  tenait  à  sa  manière  de  sentir,  plus  encore  à  sa 
manière  de  peindre,  et  sans  laquelle  il  aurait  fallu  qu'il  changeât 
la  plupart  de  ses  formules.  A  cela  près,  la  figure  est  sans  prix;  nul 
autre  que  Rubens  ne  l'aurait  imaginée  comme  elle  est,  à  la  place 
qu'elle  occupe,  dans  l'acception  si  hautement  pittoresque  qu'il  lui  a 
donnée.  Et  quant  à  cette  belle  tête  inspirée  et  souffrante,  virile  et 
tendre,  avec  ses  cheveux  collés  aux  tempes,  ses  sueurs,  ses  ar- 
deurs, sa  douleur,  ses  yeux  tout  miroitans  de  lueurs  célestes  et  son 
extase,  quel  est  le  maître  sincère  qui,  même  aux  beaux  temps  de 
l'Italie,  n'aurait  été  frappé  de  ce  que  peut  la  force  expressive  lors- 

TOMK  XIII.  —  1876.  23 


3S5  BEVUE    DE»  DEUX   MONDES. 

qu'elle  arrive  à  ce  degré,  et  qui  n'eût  recooou:  là  un  idéal  d'art  dra- 
matique absolument  nouveau  ?  Le  pur  sentiment  venait,  en  un  jour 
de  fièvre  et  de  vue  très  claire,  de  conduire  Rubens  aussi  loin  qu'il 
pouvait  aller.  Dans  la  suite,  il  se  dégagera  plus  encore,  il  se  déve- 
loppera. 11  y  aura,  grâce  à  sa  manière  ondoyante  et  tout  à  fait  libre, 
plus  de  conséquence  et  notamment  plus  de  jeu  en  toutes  les  par- 
ties de  son  travail  :  dessin  extérieur  ou  intérieur,  coloris,  facture. 
11  fixera  moins  impérieusement  les  contours  qui  doivent  disparaître; 
il  arrêtera  moins  court  les  ombres  qui  doivent  se  dissoudre;  il  aura 
des  souplesses  qui  ne  sont  pas  encore  ici;  il  lui  viendra,  des  locu- 
tions plus  agiles,  une  langue  d'un  tour  plus  pathétique  et  plus 
personnel.  Cornîevra-t-il  quelque  chose  de'  plus  énergique  et  de 
plus  net  que  la  diagonale  inspirée  qui  coupe  en  deux  la  composi- 
tion, d'abord  la  fait  hésiter  dans  ses  aplombs,  puis  la  i-edresse  et 
la  dirige  au  sommet  avec  ce  vol  actif  et  résolu  d'une  idée'  haute? 
Trouvera-t-il  mieux  que  ces  i-ochers  sombres,  ce  ciel  éteint,  cette 
grande  figure  blanche,  toute  en  éclat  sur  des  ténèbres,  immobile 
et  cependant  mouvante,  qu'une  impulsion  mécanique  pousse  en 
biais  dans  la  toile,  avec  ses  mains  trouées,  ses  bras  obliques,  avec 
ce  grand  geste  clénwnt  qui  les  fait  se  balancer  tout  grands. ouverts, 
sur  le  monde  aveugle,  noir  et  méchant?  Si  l'on  pouvait  douter  de 
la  puissance  d'une  ligne  heureuse,  de  la  valeur  dramatique  d'une 
arabesque  et  d'un  effet,  enfin  si  l'on  manquait  d'exemples  pour 
attester  la  beauté  morale  d'une  conception  pittoresque,  on  en  serait 
convaincu  d'après  celui-ci. 

C'est  par  cette  originale  et  mâle  peinture  que  ce  jeune  homme, 
absent  depuis  la  première  année  du  siècle,  signala  son  retour  d'Ita- 
lie. Ce  qu'il  avait  acquis  dans  ses  voyages,  la  nature  et  le  choix  de 
ses  études,  par-dessus  tout  la  façon  hautaine  dont  il  entendait  s'en 
servir,  on  le  sut,  et  personne  ne  douta  de  ses  destinées,  ni  ceux 
que  cette  peinture  étonna  comme  une  révélation,  ni  ceux  qu'elle  in- 
terdit comme  un  scandale,  dont  elle  renversa  tes  docti'ines  et  qui 
l'attaquèrent,  ni  ceux  qu'elle  convertit  et  entraîna.  Le  nom  de  Ru- 
bens fut  sacré  ce  jour-là.  Aujourd'hui  encore  il  s'en  faut  de  bien 
peu.,  je  vous,  l'ai  dit,  que  cette  œuviie  de  début  ne  paraisse  aussi  ac- 
complie qu  elle  parut  et  fut  décisive.  11  y  a  même  ici  je  ne  sais  quoi 
de  particulier,  comme  un  grand  souffle,  que  vous  trouverez  rarement 
ailleurs.  Un  enthousiaste  écrirait  sublime,  et  il  n'aurait  pas  tort,  s'il 
précisait  la  signification  qu'il  convient  d'attacher  à  ce  terme.  Que 
ne  vous  ai-je  pas  dit  à  Bruxelles  et  à  Malines  des  dons  si  divers 
de  cet  improvisateur  de  grande  envergure,  dont  la  verve  est  en 
quelque  sorte  du  bon  sens  exalté?  Je  vous  ai  parlé  de  son  idéal, 
si  difi^érent  de  celui  des  autres,  des  éblouissemens  de  sa  palette, 
du  rayonnement  de  ses  idées  toutes  en  lumière,  de  sa  force  per- 


LES  MAÎTRES   d'aUiTREFOIS .  355 

suasive,  de  sa  clarté  oratoire,  de  ce  penchant  aux  apothéoses  qui 
le  font  monter,  de  cette  chaleur  de  cerveau  qui  le  dilate  au  risque 
de  le  trop  gonfler.  Tout  c€la  nous  conduit  à  une  définition  plus 
complète  encore,  à  un  mot  que  je  vais  dire  et  qui  dirait  tout  :  Ru- 
bens  est  un  lyrique  et  le  plus  lyrique  de  tous  les  peintres.  .Sa 
promptitude  Imaginative,  l'intensité  de  son  style,  son  rhythme  so- 
nore et  progressif,  la  portée  de  ce  rhythme,  son  trajet  pour  ainsi 
dire  vertical,  appelez  tout  cela  du  lyrisme,  et  vous  ne  serez  pas  loin 
de  la  vérité.  ,11  y  a  en  littérature  un  mode  héroïque  entre  tous  qu'on 
est  convenu  d'appeler  Vode.  C'est,  vous  le  savez,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  agile  et  de  plus  étiucelant  dans  les  formes  variées  de  la  langue 
métrique.  Il  n'y  a  jamais  ni  trop  d'ampleur  ni  trop  d'élan  dans  le 
mouvement  ascensionnel  des  strophes,  ni  ti'op  de  lumière  à  leur 
sommet.  £h,bien!  je  vous  citerais  telle  peinture  de  Rubens  conçue, 
conduite,  scandée,  éclairée,  comme  les  plus  fiers  morceaux  écrits 
dans  la  forme  pindarique.  La  Mise  en  croix  me  fournirait  le  pre- 
mier exemple,  exemple  d'autant  plus  frappant  qu'ici  tout  est  d'ac- 
cord et  que  le  sujet  valait  d'être  exprimé  ainsi.  Et  je  ne  subtilise- 
rais nullement  en  vous  disant  que  cette  page  de  pure  expansion  est 
écrite  d'un  bout  à  l'autre  sur  ce. mode  rhétoriquement  appelé  5î<- 
blime,  —  depuis  les  lignes  jaillissantes  qui  le  traversent,  l'idée  qui 
s'éclaire  à  mesure  qu'elle  arrive  à  son  sommet,  jusqu'à  l'inimitable 
tète  de  Christ,  qui  est ,1a  note  culminante  et  expressive  du  poëme, 
la  note  étincelante,  au  moins  quant  à  l'idée  contenue,  c'est-à-dire 
la  strophe  suprême. 

II. 

A  peine  a-t-on  mis  le  pied  dans  le  premier  salon  du  musée  d'An- 
vers que  Rubens  vous  accueille  :  à  droite,  une  Adorationxles  magss, 
vaste  tableau  de  sa  manière  expéditive  et  savante,  peinte  en  treize 
jours,  dit -on,  vers  162/i ,  c'est-à-dire  en  ses  plus  belles  années 
moyennes  ;  ,à  gauche,  un  grandissime  tableau  célèbre  aussi,  une 
Passion  dite  le  Coup  de  lance.  On  jette  un  coup  d'œil  sur  la  galerie 
qui  fait  face,  et  à  droite,  à  gauche,  on  aperçoit  de  loin  cette  triche 
unique,  forte  et  suave,  onctueuse  et  chaude,  —  des  Rubens  et  en- 
core après, des  Rubens.  On  commence  le  catalogue  en  main.  Ad- 
mire-t-on  toujours?  Pfis  toujours.  Reste-t-on  froid?  Presque  jamais. 

Je  transcris  mes  notes  :  les  Mages,  quatrième  version  depuis 
Paris,  cette  fois  avec  des  changemens  notables.  Le  tableau  est 
moins  scrupuleusement  étudié  que  celui  de  Bruxelles,  moins  accom- 
pli comme  ensemble  que  celui  de  Malines,  mais  d'une  audace  plus 
grande,  d'une  carrure,  d'une  ampleur,  d'une  certitude  et  d'un 
aplomb  que  le  peintre  a  rarement  dépassés  dans  ses  œuvres  calmes. 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  vraiment  un  tour  de  force,  surtout  si  l'on  songe  à  la  rapidité 
de  ce  travail  d'improvisation.  Pas  un  trou,  pas  une  violence;  une 
vaste  demi-teinte  claire  et  des  lumières  sans  excès  enveloppent 
toutes  les  figures  appuyées  l'une  sur  l'autre,  toutes  en  couleurs 
visibles,  et  multiplient  les  valeurs  les  plus  rares,  les  moins  cher- 
chées et  cependant  les  plus  justes,  les  plus  subtiles  et  cependant 
les  plus  distinctes,  A  côté  de  types  fort  laids  fourmillent  les  types 
accomplis.  Avec  sa  face  carrée,  ses  lèvres  épaisses,  sa  peau  rou- 
geâtre,  de  grands  yeux  étrangement  allumés,  et  son  gros  corps 
sanglé  dans  une  pelisse  verte  à  manches  bleu  paon,  ce  mage  afri- 
cain est  une  figure  tout  à  fait  inédite  devant  laquelle  certainement 
Tintoret,  Titien,  Véronèse,  auraient  battu  des  mains.  A  gauche,  po- 
sent avec  solennité  deux  cavaliers  colossaux,  d'un  style  anglo-fla- 
mand très  singulier,  le  plus  rare  morceau  de  couleur  du  tableau 
dans  son  harmonie  sourde  de  noir,  de  bleu  verdâtre,  de  brun  et  de 
blanc.  Ajoutez-y  la  silhouette  des  chameliers  nubiens,  les  com- 
parses, hommes  casqués,  nègres,  tout  cela  dans  le  plus  ample,  le 
plus  transparent,  le  plus  naturel  des  reflets.  Des  toiles  d'araignée 
flottent  dans  la  charpente,  et  tout  en  bas  la  tête  du  bœuf,  —  un 
frottis  obtenu  en  quelques  traits  de  brosse  dans  des  bitumes,  — 
n'a  pas  plus  d'importance  et  n'est  pas  autrement  exécutée  que  ne 
le  serait  une  signature  expéditive.  L'enfant  est  délicieux,  à  citer 
comme  une  des  plus  belles  parmi  les  compositions  purement  pitto- 
resques de  Rubens,  le  dernier  mot  de  son  savoir  comme  coloris, 
de  sa  dextérité  comme  pratique,  quand  il  avait  la  vision  nette  et 
instantanée,  la  main  rapide  et  soigneuse,  et  qu'il  n'était  pas  trop 
difficile,  le  triomphe  de  la  verve  et  de  la  science,  en  un  mot  de  la 
confiance  en  soi. 

Le  Coup  de  lance  est  un  tableau  décousu  avec  de  grands  vides, 
des  aigreurs,  de  vastes  taches  un  peu  arbitraires,  belles  en  soi, 
mais  de  rapports  douteux.  Deux  grands  rouges  trop  entiers,  mal 
appuyés,  y  étonnent  parce  qu'ils  y  détonnent.  La  Vierge  est  très 
belle,  quoique  le  geste  soit  connu,  le  Christ  insignifiant,  le  saint 
Jean  bien  laid,  ou  bien  altéré,  ou  bien  repeint.  Comme  il  arrive 
souvent  chez  Rubens  et  chez  les  peintres  de  pittoresque  et  d'ar- 
deur, les  meilleurs  morceaux  sont  ceux  dont  l'imagination  de  l'ar- 
tiste s'est  accidentellement  éprise,  tels  que  la  têfe  expressive  de 
la  Vierge,  les  deux  larrons  tordus  sur  leur  gibet,  et  peut-être  avant 
tout  le  so'dat  casqué,  en  armure  noire,  qui  descend  l'échelle  ap- 
puyée au  gibet  du  mauvais  larron,  et  se  retourne  en  levant  la  tête. 
L'harmonie  des  chevaux,  gris  et  bai,  découpés  sur  le  ciel,  est  ma- 
gnifique. Somme  toute,  quoiqu'on  y  trouve  des  parties  de  haute 
qualité,  un  tempérament  de  premier  ordre,  à  chaque  instant  la 
marque  d'un  maître,  le  Coup  de  lance  me  paraît  être  une  œuvre 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  357 

incohérente,  en  quelque  sorte  conçue  par  fragmens,  dont  les  mor- 
ceaux, pris  isolément,  donneraient  l'idée  d'une  de  ses  plus  belles 
pages. 

Lo  Trinité,  avec  son  fameux  Christ  en  raccourci,  est  un  tableau 
de  la  première  jeunesse  de  Rubens,  antérieur  à  son  voyage  d'Italie. 
C'est  un  joli  début,  froid,  mince,  lisse  et  décoloré,  qui  déjà  contient 
en  germe  son  style  quant  à  la  forme  humaine,  son  type  quant 
aux  visages,  et  déjà  la  souplesse  de  sa  main.  Toutes  les  autres  qua- 
lités sont  à  naître,  de  sorte  que,  si  le  tableau  gravé  ressemble  déjà 
beaucoup  à  Rubens,  la  peinture  n'annonce  presque  rien  de  ce  que 
Rubens  doit  être  dix  ans  plus  tard. 

Son  Christ  à  la  paille,  très  célèbre,  beaucoup  trop  célèbre,  n'est 
pas  beaucoup  plus  fort,  ni  plus  riche,  et  ne  paraît  pas  non  plus 
sensiblement  plus  mûr,  quoiqu'il  appartienne  à  des  années  très 
postérieures.  C'est  également  lisse,  froid  et  mince.  On  y  sent  l'abus 
de  la  facilité,  l'emploi  d'une  pratique  courante  qui  n'a  rien  de 
rare,  et  dont  la  formule  pourrait  se  dicter  ainsi  :  un  vaste  frottis 
grisâtre,  des  tons  de  chair  clairs  et  lustrés,  beaucoup  d'outremer 
dans  la  demi-teinte,  un  excès  de  vermillon  dans  les  reflets,  une 
peinture  légère  et  de  premier  coup  sur  un  dessin  peu  consistant. 
Tout  cela  est  liquide,  coulant,  glissant  et  négligé.  Lorsque  dans  ce 
genre  cursif  Rubens  n'e-t  pas  très  beau,  il  n'est  plus  beau.  Quant 
à  V Incrédulité  de  saint  Thomas  (n°  307) ,  je  trouve  dans  mes  notes 
cette  courte  et  irrespectueuse  observation  :  «  cela  un  Rubens? 
quelle  erreur!  » 

L'Education  de  la  Vierge  est  la  plus  charmante  fantaisie  décora- 
tive qu'on  puisse  voir;  c'est  un  petit  panneau  d'oratoire  ou  d'appar- 
tement peint  pour  les  yeux  plus  que  pour  l'esprit,  mais  d'une  grâce, 
d'une  tendresse  et  d'une  richesse  incomparable  en  ses  douceurs. 
Un  beau  noir,  un  beau  rouge  et  tout  le  reste  en  gris  azuré,  nuancé 
des  tons  changeans  de  la  nacre  ou  de  l'argent,  et  là  dedans,  comme 
deux  fleurs,  deux  anges  roses.  Otez  la  figure  de  sainte  Anne  et  celle 
de  saint  Joachim,  ne  conservez  que  la  Vierge  avec  ces  deux  figures 
ailées  qui  pourraient  aussi  bien  descendre  de  l'olympe  que  du  pa- 
radis, et  vous  aurez  un  des  plus  délicieux  portraits  de  femme  que 
jamais  Rubens  ait  conçus  et  historiés  en  portrait  allégorique,  et 
dont  il  ait  fait  un  tableau  d'autel. 

La  Vierge  au  jjcrroquet  sent  l'Italie,  rappelle  Venise,  et  par  la 
gamme,  la  puissance,  le  choix  et  la  nature  intrinsèque  des  cou- 
leurs, la  qualité  du  fonds,  l'arabesque  même  du  tableau,  le  format 
de  la  toile,  la  coup;:  en  carré,  fait  songer  à  un  Palma  trop  peu  sé- 
vère. C'est  un  beau  tableau  presque  impersonnel.  Je  ne  sais  pour- 
quoi j'imagine  que  Van-Dyck  devait  être  tenté  de  s'en  inspirer. 

Je  néglige  la  Sainte  Catherine,  un  grand  Christ  en  croix,  une 


358  HBVDE    DES    DEUX  «MONDES. 

répétition  en  petit  de  la  Descente  de  croix  de  Notre-Dame;  je^ né- 
gligerais mieux  encore,  pour  arriver  tout  de  suite,  avec  une  émo- 
tion que  je  ne  cacherai  pas,  devant  un  tableau  qui  n'a,  je  crois, 
■qu'une  demi-célébrité  et  n'en  ^est  pas  moins  'un  étonnant  chef- 
d'œuvre,  peut-être  celle  de  toutes  les 'œuvres  de  Rubens  qui  fait  le 
plus  d'honneur  à  son  génie.  Je  veux  ^parler  de  la  Cominumon  de 
saint  François  d'Assise. 

Un  homme  qui  va  mourir  et  qui  communie,  mi^prêtre  officiant 
qui  lui  tend  l'hostie,  des  moines  qui  l'entourent,  l'assistent,  )le  sou- 
tiennent et  pleurent,  voilà  pour  la  scène.  Le  saint -est  nu,  le  prêtre 
en  chasuble  d'or  à  peine  nuancée  de  carmin,  les  deux  acolytes  du 
prêtre  en  étole  blanche,  les  moines  en  robe  de  bure  sombre,  brune 
ou  grisâtre.  Comme  entourage,  une  architecture  étroite  et  sombre 
au  sommet  de  laquelle  il  y  a  un  dais  rougeâtre,  une  échancrure  de 
ciel  bleu,  et  dans  cette  trouée  d'azur,  juste  ati-dessus  du  saint,  trois 
petits  anges  roses  qui  volent  comme  des  oiseaux  célestes  et  forment 
une  couronne  radieuse  et  douce.  Les  élémens  les  plus  simples, 
les  couleurs  les  plus  graves,  une  harmonie  des  plus  sévères,  voilà 
pour  l'aspect.  A  résumer  le  tableau  d'un  coup  d'œil  rapide,  vous 
n'apercevez  qu'une  vaste  toile  bitumineuse, 'de  style  austère,  où  tout 
est  sourd  et  où  trois  acciden s  seulement  marquent  de  loin  avec  une 
parfaite  évidence  :  le  saint  dans  sa  maigreur  livide,  la  petite  hostie 
vers  laquelle  il  se  penche,  et  là-haut  au  zénith,  au  sommet  de 
ce  triangle  si  tendrement  expressif,  une  échappée  de  rose  et  d'azur 
sur  les  éternités  heureuses,  sourire  du  ciel  entr'ouvert  dont,  je 
vous  assure,  on  a  besoin. 

Ni  pompes,  ni  décors,  ni  turbulence,  ni  gestes  violent,  ni  grâces, 
ni  élégance,  ni  beaux  costumes,  pas  une  incidence  aimable  ou  inu- 
tile, rien  qui  ne  soit  la  vie  du  cloître  à  son  moment  le  plus  solennel. 
Un  homme  agonise  exténué  par  l'âge,  par  une  vie  de  sainteté  ;  il  a 
quitté  son  lit  de  cendres,  s'est  fait  porter  à  l'autel,  y  veut  mourir  en 
recevant  l'hostie,  a  peur  d'y  mourir  avant  que  l'hostie  n'ait  touché 
ses  lèvres.  Il  fait  effort  pour  s'agenouiller  et  n'y  parvient  pas.  Tous 
ses  mouvemens  sont  abolis,  le  froid  des  dernières  minutes  a  saisi 
ses  jambes,  ses 'bras  ont  ce  geste  en  dedans  qui  est  le  signe  certain 
de  la  mort  prochaine.  Il  est  de  travers,  en  elehors  de  ses  axes;  il 
tomberait,  se  briserait  à  toutes  les  jointures,  s'il  n'était  soutenu  par 
les  aisselles.  Il  n'a  plus  de  vivant  que  son  petit  œil  humide,  clair, 
bleu,  fiévreux,  vitreux,  bordé  de  rouge,  dilaté  par  l'extase  des 
suprêmes  visions,  et,  sur  ses  lèvres  cyanosées  par  l'agonie,  le 
souriie  extraordinaire  propre  aux  mourans,  et  le  sourire  plus  extra- 
ordinaire encore  du  juste  qui  croit,  espère,  attend  la  fin,  se  préci- 
pite aurdevant  du  salut,  et  regarde  l'hostie  comme  il  regarderait 
son  Dieu  présent.  Autour  du  moribond,  on  pleure,  et  ceux  qui  pieu- 


LES   MAÎTRES    D  AUTREFOIS. 

lent  sont  des  hommes  graves,  robustes,  éprouvés,  résignés.  Jamais 
douleur  ne  fu  t  plus  sincère  et  plus  conmiunicative  que  ce  mâle  atten- 
drissement d'hommes  de  gros  sang  et  de  grande  foi.  Il  y  en  a  qui  se 
contiennent,  il  y  en  a  qui  éclatent.  Il  y  en;  a  de  jeunes,  gras,  rouges 
et  sains  qui  se  frappent  la  poitrine  à  poings  fermés^  et  dont  la  dou- 
leur serait  bruyante,  si  elle  se  faisait  entendre.  Il  y  en  a  un  chauve, 
grisonnant,  à  tète  espagnole,  à  joues  creuses,  à  barbe  rare,  à  mous- 
tache aiguë,  qui  doucement  sanglote  en  dedans  avec  cette  crispaition 
de  visage  d'un  homme  qui  se  contient  et  dont  les  dents  claquent. 
Toutes  ces  têtes  magnifiques  sont  des  portraits.  Le  type  en  est  ad- 
mirable de  vérité,  le  dessin  naïf,  savant  et  fort,  le  coloris  incompa- 
rablement riche  en  sa  sobriété,  nuancé,  délicat  et  beau.  Tètes 
accumulées,  mains  jointes,  convulsivement  fermées  et  ferventes, 
fronts  dénudés,  regards  intenses,  ceux  que  les  émotions  font  rougir 
et  ceux  qui  sont  au  contraire  pâles  et  froids  comme  de  vieux  ivoires,, 
les  deux  servans  dont  l'un  tient  l'encensoir  et  s'essuie  les  yeux  du 
revers  de  sa  manche,  —  tout  ce  groupe  d'hommes  diversement 
émus,  maîtres  d'eux-mêmes  ou  sanglotans,  forme  un  cercle  autour 
de  cette  tête  unique  du  saint  et  de  ce  petit  croissant  blanchâtre  tenu 
comme  un  disque  lunaire  par  la  pâle  main,  du  prêtre.  Je.  vous  jure 
que  c'est  inexprimablemenl  beau^ 

Telle  est  la  valeui'  morale  de  cette  page  unique  parmi  les  Rubans 
d'Anvers  et,  qui  sait?  dans  l'œuvre  de  Rubens^que  j'aurais  pjesque 
peuir  de  la  profaner  en  vous  paiiant  de  ses  mérites  extérieurs ,.  qui 
ne  sont  pas  moins  grands.  Je  dirai  seulement  que  ce  grand  homme, 
à  ma  connaissance,,  n'a  jamais  été  plus  maîti'e  de  sa  pensée,  de  son 
sentiment  et  de  sa  main,  que  jamais  sa.  conception  n'a  été  plus  se- 
reine et  n'a  porté  plus  loin,  que  jamais  sa  notion  de  l'âme  humaine 
n'a  paru  plus  profonde,  qu'il  n'a  jamais  été  plus  noble,  plus  sain, 
plus  riche  avec  des  colorations  sans  faste,  plus  scrupuleux  dans  le 
dessin  des  morceaux,  plus  irréprochable,  ce  qui  veut  dire  plus  sur- 
prenant comme  exécutant.  Cette  merveille  est  de  1610.  Quelles 
belles  années!  On  ne  dit  pas  le  temps  qu'il  a  mis  à  la  peindre,  — 
peut-être  quelques  jours  seulement.  Quelles  journées!  Quand  ou  a 
longuement  examiné  cette  œuvre  sans  pareille,  où  véritablement 
Rubens  se  transfigure,  on  ne  peut  plus,  regarder  rien,  ni  personne, 
ni  les  autres,  ni  Rubens  lui-même;  il  faut  pour  aujourd'lûii  quitter 
le  rausée. 

m. 

Rubens  est-il  un  grand  portraitiste?  est-il  seulement  un  bon 
portraitiste?  Ce  grand  peintre  de  la  vie  physique  et  de  la  vie  mo- 
rale, si  habile  à  rendre  le  mouvement  des  corps  par  le  geste,  celui 


36d  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  âmes  par  le  jeu  des  physionomies,  cet  observateur  si  prompt, 
si  exact,  cet  esprit  si  clair,  que  l'idéal  des  formes  humaines  n'a  pas 
un  seul  moment  distrait  de  ses  études  sur  l'extérieur  des  choses,  ce 
peintre  du  pittoresque,  des  accidens,  des  particularités,  des  saillies 
individuelles,  enfin  ce  maître,  universel  entre  tous,  avait-il  bien 
toutes  les  aptitudes  qu'on  lui  suppose  et  notamment  cette  faculté 
spéciale  de  représenter  la  personne  humaine  en  son  intime  ressem- 
blance? Les  portraits  de  Rubens  sont-ils  ressemblans?  Je  ne  crois 
pas  qu'on  ait  jamais  dit  ni  oui  ni  non.  On  s'est  borné  à  reconnaître 
l'universalité  de  ses  dons,  et,  parce  qu'il  a  plus  que  personne  em- 
ployé le  portrait  comme  élément  naturel  dans  sas  tableaux,  on  a 
conclu  qu'un  homme  qui  excellait  en  toute  circonstance  à  peindre 
l'être  vivant,  agissant  et  pensant,  devait  à  plus  forte  raison  le 
peindre  excellennnent  dans  un  portrait.  La  question  a  bien  son 
prix.  Elle  touche  à  l'un  des  phénomènes  les  plus  singuliers  de  cette 
nature  multiple;  par  conséquent  elle  offre  une  occasion  d'étudier 
de  plus  près  l'organisme  même  de  son  génie. 

Si  l'on  ajoutait  à  tous  les  portraits  qu'il  a  peints  isolément  pour 
satisfaire  au  désir  de  ses  contemporains,  rois,  princes,  grands  sei- 
gneurs, docteurs,  abbés,  prieurs,  le  nombre  incalculable  des  per- 
sonnages vivans  dont  il  a  reproduit  les  traits  dans  ses  tableaux,  on 
pourrait  dire  que  Rubens  a  passé  sa  vie  à  faire  des  portraits.  Ses 
meilleurs  ouvrages  sans  contredit  sont  ceux  où  il  accorde  la  part 
la  plus  large  à  la  vie  réelle  :  témoin  son  admirable  tableau  de  Saint 
George^  de  Saint-Jacques  d'Anvers,  qui  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
ex-voto  de  famille,  c'est-à-dire  le  plus  magnifique  et  le  plus  cu- 
rieux document  que  jamais  peintre  ait  laissé  sur  ses  affections  do- 
mestiques. Je  ne  parle  pas  de  son  portrait,  qu'il  prodiguait,  ni  de 
celui  de  ses  deux  femmes,  dont  il  a  fait  comme  on  le  sait  un  si 
continuel  et  si  indiscret  usage. 

Se  servir  de  la  nature  à  tout  propos,  prendre  des  individus  dans 
la  vie  réelle  et  les  introduire  dans  ses  fictions,  c'était  chez  Rubens 
une  habitude  parce  que  c'était  un  des  besoins,  faiblesse  autant  que 
puissance  de  son  esprit.  La  nature  était  son  grand  et  inépuisable  ré- 
pertoire. Qu'y  cherchait-il  à  vrai  dire?  Des  sujets?  iNon;  ses  sujets, 
il  les  empruntait  à  l'histoire,  aux  légendes,  à  l'Evangile,  à  la  fable, 
et  toujours  plus  ou  moins  à  sa  fantaisie.  Des  attitudes,  des  gestes, 
des  expressions  de  visage?  Pas  davantage;  ces  choses-là  sortaient 
naturellement  de  lui-même  et  dérivaient,  par  la  logique  d'un  sujet 
bien  conçu,  des  nécessités  de  l'action  presque  toujours  dramatique 
qu'il  avait  à  rendre.  Ce  qu'il  demandait  à  la  nature,  c'était  ce  que 
son  imagination  ne  lui  fournissait  plus  qu'imparfaitement  lorsqu'il 
s'agissait  de  constituer  de  toute  pièce  une  personne  vivante  de  la 
tête  aux  pieds,  vivante  autant  qu'il  l'exigeait,  je  veux  dire  des  traits 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  361 

plus  personnels,  des  caractères  plus  précis,  des  individus  et  des 
types.  Ces  types,  il  les  acceptait  plus  qu'il  ne  les  choisissait.  Il  les 
prenait  tels  qu'ils  existaient  autour  de  lui,  dans  la  société  de  son 
temps,  à  tous  les  rangs,  dans  toutes  les  classes,  au  besoin  dans  toutes 
les  races,  —  princes,  hommes  d'épée,  hommes  d'église,  moines, 
gens  de  métier,  forgerons,  bateliers,  surtout  les  hommes  de  durs 
labeurs.  Il  y  avait  Là,  dans  sa  propre  ville,  sur  les  quais  de  l'Es- 
caut, de  quoi  fournir  à  tous  les  besoins  de  ses  grandes  pages  évan- 
géliques.  Il  avait  le  sentiment  vif  du  rapport  de  ces  personnages, 
incessamment  offerts  par  la  vie  même,  avec  les  convenances  de 
son  sujet.  Quand,  ce  qui  arrivait  souvent,  l'adaptation  n'était  pas 
très  rigoureuse,  et  que  le  bon  sens  criait  un  peu  et  le  goût  aussi, 
l'amour  des  particularités  l'emportait  sur  les  convenances,  le  goût 
et  le  bon  sens.  Il  ne  se  refusait  jamais  une  bizarrerie,  qui  dans  ses 
mains  devenait  un  trait  d'esprit,  quelquefois  une  audace  heureuse. 
C'était  même  par  ses  inconséquences  qu'il  triomphait  des  sujets  les 
plus  antipathiques  à  sa  nature.  Il  y  mettait  la  sincérité,  la  bonne 
humeur,  le  sans-gêne  extraordinaire  de  ses  libres  saillies;  l'œuvre 
presque  toujours  était  sauvée  par  un  admirable  morceau  d'imita- 
tion presque  textuelle. 

Sous  ce  rapport,  il  inventait  peu,  lui  qui  d'ailleurs  était  un  si 
grand  inventeur.  Il  regardait,  se  renseignait,  copiait  ou  traduisait 
de  mémoire  avec  une  fidélité  de  souvenir  qui  vaut  la  reproduction 
directe.  Il  assistait  au  spectacle  de  la  vie  des  cours,  de  la  vie  des 
basiUques,  des  monastères,  des  rues,  du  fleuve.  Tout  cela  s'im- 
primait dans  ce  cerveau  sensible,  exact,  fidèle,  avec  sa  physio- 
nomie la  plus  reconnaissable,  son  accent  le  plus  âpre,  sa  couleur 
la  plus  saillante;  de  sorte  qu'en  dehors  de  cette  image  réfléchie  des 
choses  il  n'imaginait  guère  que  le  cadre ,  la  donnée  générale,  la 
mise  en  scène.  Ses  œuvres  sont  pour  ainsi  dire  un  théâtre  dont 
il  règle  l'ordonnance,  pose  le  décor,  crée  les  rôles,  et  dont  la  vie 
fournit  les  acteurs.  Autant  il  est  imprévu,  original,  affirmatif,  ré- 
solu, puissant,  lorsqu'il  exécute  un  portrait,  soit  d'après  nature, 
soit  d'après  le  souvenir  immédiat  du  modèle,  autant  la  galerie 
de  ses  personnages  imaginaires  est  pauvrement  inspirée.  Tout 
homme,  toute  femme  qui  n'a  pcis  vécu  devant  lui,  à  qui  il  ne  par- 
vient pas  à  donner  les  traits  essentiels  de  la  vie  naturelle,  sont 
d'avance  des  figures  manquées.  Voilà  pourquoi  ses  personnages 
évangéliques  sont  plus  humanisés  qu'on  ne  le  voudrait,  ses  per- 
sonnages héroïques  au-dessous  de  leur  rôle  fabuleux,  ses  person- 
nages mythologiques  quelque  chose  qui  n'existe  ni  dans  la  réalité, 
ni  dans  le  rêve,  un  perpétuel  contre-sens  par  l'action  des  muscles, 
le  lustre  des  chairs  et  l'évanouissement  total  des  visages.  Il  est  clair 
que  l'humanité  l'enchante,  que  les  dogmes  chrétiens  le  troublent 


3i62  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

un  peu  et  que  l'olympe  rennuie.  Voyez  sa 'grande  série  allégorique 
du  Louvre  :  il  ne  faut  pas  longtemps  pour  découvrir  ses  indécisions 
quand  il  crée  un  type,  son  infaillible  certitude  quand  il  se  ren- 
seigne, et  pour  comprendre  quel  est  le  fort  et  le  faible  de  son  es- 
prit. 11  y  a  là  des  parties  médiocres,  il  y  en  a  d'absolument  nulles 
qui  sont  des  fictions  ;  les  morceaux  supérieurs  que  vous  y  remar- 
quez sont  des  portraits.  Chaque  fois  que  Marie  de  Médicis  entre 'en 
scène,  elle  y  est  parfaite.  Le  Henri  IV  au  portrait  est  un  cliei^ 
d'œuvre.  Personne  "oe  conteste  l'insignifiance  absolue  de  ses  dieux: 
Mercure,  Apollon,  Saturne,  Jupiter  ou  Mars. 

De  même,  dans  son  Adoration  des  mages,  il  y  a  des  personnages 
principaux  qui  sont  toujours  nuls  et  des  comparses  qui  toujours 
sont  admirables.  Le  mage  européen  lui  porte  maliheur  :  on  le  con- 
naît, c'est  l'homme  du  premier  plan,  celui  qui  figure  avec  la 
Vierge,  soit  debout,  soit  agenouillé,  au  centime 'die  la  composition. 
Rubens  a  beau  le  varier  de  toutes  les  manières,  l'habiller  de  pourpre, 
d'hennine  ou  d'or,  lui  faire  tenir  l'encensoir,  offrir  la  coupe  ou  l'ai- 
guière, le  rajeunir  ou  le  vieillir,  dépouiller  sa  tète  sacerdotale,  la 
hérisser  de  crins  durs,  lui  donner  des  airs  recueillis  ou  farouches, 
des  yeux  fort  doux  ou  des  mines  de  vieux  lion,  —  quoi  qu'il  fasse, 
c'est  toujours  une  figure  banale  dont  le  seul  rôle  consiste  à  revêtir 
une  des  couleurs  dominantes  du  tableau.  Il  en  est  de  même  de 
l'Asiatique.  L'Éthiopien  au  contraire,  le  nègre  grisâtre,  avec  ;son 
masque  osseux,  camard,  livide,  illuminé  par  deux  étincelles  lui- 
santes, il'émail  des  yeux,  la  nacre  des  dents,  est  immanquablement 
un  chef-d'œuvre  d'observation  et  de  naturel,  parce  que  c'est  un 
portrait,  et  le  portrait  sans  nulle  altération  du  même  individu. 

iQue  conclure  de  tout  cela,  sinon  que  Rubens,  par  sa  nature,  ses 
instincts,  ses  besoins,  ses  facultés  dominantes,  et  .même  par  ses 
infirmités,  car  il  en  avait,  était  plus  qu'aucun  autre  destiné  à  faire 
de meiTeilleux portraits?  Il  n'en  est  rien.  Ses  portraits  sont  faibles, 
peu  observés,  superficiellement  construits,  et  partant  de  ressem- 
blance vague.  Quand  on  le  compare  à  Titien,  Rembrandt,  Raphaël, 
Sébastien  del  Piombo,  Velasquez,  Van-Dyck,  Holbein,  Antoine 
More,  j'épuiserais  ;la  liste  des  plus  divers  et  des  plus  grands  et  je 
descendrais  de  plusieurs  degrés  jusqu'à  Philippe  de  Champagne  au 
xvii«  siècle,  jusqu'aux  excellens  portraitistes  du  xviii%  on  s'aper- 
^nit  que  Rubens  manquait  de  cette  naïveté  attentive,  soumise  et 
forte,  qu'exige,  pour  être  parfaite,  l'étude  du  visage  humain.  Gon- 
naissez-vOLis  un  portrait  de  lui  qui  vous  satisfasse  en  tant  qu'ob- 
.servation  fidèle  et  profonde,  qui  vous  édifie  sur  la  personnalité  de 
son  modèle,  qui  vous  instruise  et  je  dirai  qui  vous  rassure?  De  tous 
les  hommes  d'âge  et  de  rang,  de  caractère  et  de  tempérament  si 
fdivers  dont  il  nous  a  laissé  l'image,  en  est-il  un  seul  qui  s'impose 


LIS-i  MAÎTRES    d' AUTREFOIS:.  363> 

à  l'esprit  comme  ime  personne  particulière  bien  distincte  et  dont 
on  se  souvienne  comme  d'un  visage  qui  vous  a  frappé?  A  distance, 
on  les  oublie;  vus  ensemble,  on  les  confondrait  presque.  Les  par- 
ticularités de  leur  existence  ne  les  ont' pas  nettement  séparés  dans 
l'esprit  du  peintre,  et  les  séparent  encore  moins  dans  ]a  mémoire 
de  ceux  qui  ne  les-  connaissent  que  d'après  lui.  Sont-ils  ressem- 
blans?  Oui,  à  peu  prèS;  Sont-ils:  vivans?  Ils  vivent,  plus  qu'ilsne, 
sont.  Je  ne  dii'ai.pas  que  ce  soit  banal,  et  cependant  ce  n'est, pas. 
pi-écis.  If  ne  dirai  pas:  non  plus  que  le  peintre,  les  ait  mal  vus  ;; 
mais  je  croirais  qu'il  les  a  regai'dés  à  la  légère,  par  1,' épidémie.,, 
peut-être:  à  travers  des:  habitudes,  sans  doute  à  travers  une  for- 
mule, et  qu'il  les  a  traités,,  quel  que  soit  leur  sexe  ou  leur  âge, 
comme  les  femmes  aiment,,  dit-on,  qu'on  les  peigne,  en  beau 
d'abord^  ressemblantes^  ensuite,  llsisont  bien,  de  leur  temps  et  pas 
mal  de  leur  rang,  quoique  Van-Dy.ck,  pour  pren.dre  un  exemple,  à, 
côté  du  maître,  les  mette  encore  plus  précisément  à  leur  date  et, 
dans  leur  milieui  social',;  mais  ils  ont  le  même  sang,  ils  ont  surtout 
le  même  caractère  moral  et  tous,  les  traits  extérieurs  modelés  sur 
un  type  uniforme.  C'est  le  même  œil  clair,  bien  ouvert,  regardant 
droit,  le  même  teint,  la  même  moustache  finement  retroussée., 
relevant  par  deux  accrocs  noirs  ou,  blonds  le  coin  d'une  bouche 
virile,  c'est-à-dire  un  peu  convenue.  Assez  de  rouge  aux  lèvres, 
assez  d'incarnat  sur  les  joues,  assez  de  rondeur  dans  l'ovale  pour 
annoncer,  à  défaut  de  la  jeunesse,  un.  homme  dans  son  assiette 
noiTnale,  dont  la  constitution  est  robuste,,  le  corps  en  santé,  l'âme 
en  repos.  De  même  pour  les  femmes  :.  un.  teint  frais,,  un  front 
bombé^.  de,  larges  tempes^  peu  de  menton,,  des  yeux  à  fleur  de 
têle,.  de  couleur,  pareille,  d'expression  presque  identiqu.e,  une 
beauté  propre  à  l'époque,  une  ampleur  propre  aux  races  du  nord 
avec  une  sorte  de  grâce  propre  à  Rubens,.  où,  l'on  sent  comme,  un 
alliage  de  plusieurs  types  qui  semblent  hanter  son  cerveau  :  Marie 
de  Médicis,  l'infaote  Isabelle,  Isaljelle  Brandt,  Hélène  Fourment. 
Toutes  les  femmes  qu'il  a  peintes  semblent  avoir  contracté,  malr 
gré  elles  et  malgré  lui,  je  ne  sais  quel  air  déjà  conou'  au  contact 
de  ses  souvenirs  persistans,  et  toutes,  plus  ou  moins,  pirticipent 
de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  quatre  personnes  célèbres,  moins 
sûrement  immortalisées  par  l'histoire  que  par  le  pinceau,  du  peintre. 
Elles-mêmes  ont  entre  elles  je  ne  sais  quel  air  de  famille  qui  peut- 
être  vùeut  un  peu  de  leur  naissance,  qui  pour  beaucoup  est  le  fait 
de  Rubens. 

Vous  r''<epré3entez-vous  les  femmes  de  la, cour  de  Louis  XIII  et  de 
Louis  XIV ^  Vous  faites-vous  une  idée  bien  nette  de  M""'  de  Lon- 
gueville,  de-  Montbazon,  de  Glicvreuse,  de  Sablé,  de  cette  belle 
duchesse  de  VSuéménée,  à  qui  Rubens,  interrogé  par  la  reine,  osa 


364  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

donner  le  prix  de  beauté,  comme  à  la  plus  charmante  déesse  de 
cet  olympe  du  Luxembourg,  de  cette  incomparable  M"®  du  Vigean, 
l'idole  de  la  société  de  Chantilly,  qui  inspira  une  si  grande  pas- 
sion et  tant  de  petits  vers?  Voyez- vous  mieux  M'^*  de  La  Vallière, 
M'""  de  Montespan,  de  Fontangps,  de  Sévigné,  de  Grignan?Et  si 
vous  ne  les  apercevez  pas  aussi  bien  qu'il  vous  plairait  de  les  con- 
naître, à  qui  la  faute?  Est-ce  la  faute  de  celte  époque  d'apparat, 
de  politesse,  de  mœurs  officielles,  pompeuses,  guindées  et  froides? 
Est-ce  la  faute  des  femmes  elles-mêmes,  qui  toutes  visaient  un 
certain  idéal  de  cour?  Les  a-t-on  mal  observées,  peintes  sans 
scrupules?  Ou  bien  était-il  convenu  que,  parmi  tant  de  genres  de 
grâce  ou  de  beauté,  il  n'y  en  avait  qu'un  qui  fût  de  bon  ton,  de 
bon  goût,  tout  à  fait  selon  l'étiquette  ?  On  en  est  à  ne  pas  trop 
savoir  quel  nez,  quelle  bouche,  quel  ovale,  quel  teint,  quel  regard, 
quel  degré  de  sérieux  ou  de  laisser-aller,  de  finesse  ou  d'embon- 
point, quelle  âme  enfin,  pour  tout  dire,  on  doit  donner  à  chacune 
de  ces  célèbres  personnes,  tant  elles  sont  devenues  pareilles  dans 
leur  rôle  imposant  de  favorites,  de  frondeuses,  de  princesses,  de 
grandes  dames.  Vous  savez  ce  qu'elles  pensaient  d'elles  et  com- 
ment elles  se  sont  peintes,  ou  comment  on  les  a  peintes,  suivant 
qu'il  leur  a  convenu  de  faire  elles-mêmes  ou  de  laisser  faire  leurs 
portraits  littéraires.  Depuis  la  sœur  de  Condé  jusqu'à  M'"^  d'Epi- 
nay,  c'est-à-dire  à  travers  tout  le  xvii^  siècle  et  la  grande  moitié 
du  xviii®  siècle,  ce  n'était  que  beaux  teints,  jolies  bouches,  dents 
superbes,  épaules,  bras  et  gorges  admirables.  Elles  se  déshabil- 
laient beaucoup  ou  souffraient  qu'on  les  déshabillât  beaucoup, 
sans  nous  montrer  autre  chose  que  des  perfections  un  peu  froides, 
moulées  sur  un  type  absolument  beau,  selon  la  mode  et  l'idéal  du 
temps.  Ni  M"''  de  Scudéry,  ni  Voiture,  ni  Chapelain,  ni  Desmarets, 
ni  aucun  des  écrivains  beaux  esprits  qui  se  sont  occupés  de  leurs 
charmes,  n'ont  eu  la  pensée  de  nous  laisser  d'elles  un  portrait 
moins  flatté  peut-être,  mais  plus  vrai.  A  peine  aperçoit-on  par-ci 
par-là,  dans  la  galerie  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  un  teint  moins 
divin,  des  lèvres  moins  pures  de  trait,  ou  d'un  incarnat  moins 
parfait.  Il  a  fallu  le  plus  véridique  et  le  plus  grand  des  portrai- 
tistes de  cette  époque,  Saint-Simon,  pour  nous  apprendre  qu'une 
femme  pouvait  être  charmante  sans  être  accomplie,  et  que  la 
duchesse  du  Maine  et  la  duchesse  de  Bourgogne  par  exen'jple 
avaient  par  la  physionomie,  la  grâce  toute  naturelle  et  le  feu, 
beaucoup  d'attraits,  l'une  avec  sa  boiterie,  l'autre  avec  son  teint 
noiraud,  sa  taille  exiguë,  sa  mine  turbulente  et  ses  dents  perdues. 
Jusque-là,  le  ni  trop  ni  trop  peu  dirigeait  avant  tout  là  main  des 
faiseurs  d'images.  Je  ne  sais  quoi  d'imposant,  de  solenj6el,  quelque 
chos€  comme  les  trois  unités  scéniques,  la  perfectioifi  d'une  bel'f^ 


\ 


LES   MAÎTRES    d'aUTRIFOIS.  365 

phrase,  les  avaient  toutes  revêtues  de  ce  même  air  impersonnel, 
quasi  royal,  qui,  pour  nous  autres  modernes,  est  le  contraire  de  ce 
qui  nous  charme.  Les  temps  changèrent;  le  xviii®  siècle  brisa 
beaucoup  de  formules,  et  par  conséquent  traita  le  visage  humain 
sans  plus  de  façon  que  toutes  les  autres  unités.  Cependant  notre 
siècle  a  fait  reparaître  avec  d'autres  goûts,  d'autres  modes,  la 
même  tradition  de  portraits  sans  type  et  le  même  apparat  moins 
solennel,  mais  encore  pire.  Rappelez-vous  les  portraits  du  direc- 
toire, de  l'empire  et  de  la  restauration,  ceux  de  Girodet,  de  Gé- 
rard, j'excepte  les  portraits  de  David,  pas  tous,  et  quelques-uns 
de  Prud'hon,  pas  tous.  Formez  une  galerie  des  grandes  actrices, 
des  grandes  dames.  Mars,  Duchesnois,  Georges,  l'impératrice  José- 
phine, M'"^  Tallien,  même  cette  unique  tête  de  M'°«  de  Staël  et 
même  cette  jolie  M™*  Récamier,  et  dites-moi  si  cela  vit,  se  distin- 
gue, se  diversifie  comme  une  série  de  portraits  de  Latour,  de  Hou- 
don,  de  Gaflieri. 

Eh  bien  !  toute  proportion  gardée,  voilà  ce  que  je  trouve  dans  les 
portraits  de  Rubens  :  une  grande  incertitude  et  des  conventions, 
un  même  air  chevaleresque  dans  les  hommes,  une  même  beauté 
princière  dans  les  femmes,  rien  de  particulier  qui  arrête,  saisisse, 
donne  à  réfléchir  et  ne  s'oublie  plus.  Pas  une  laideur  physiono- 
mique,  pas  un  amaigrissement  dans  les  contours,  pas  une  bizar- 
rerie choquante  dans  aucun  des  traits.  Avez-vous  jamais  aperçu 
dans  son  monde  de  penseurs,  de  politiques,  d'hommes  de  guerre, 
quelque  accident  caractéristique  et  tout  à  fait  personnel,  comme  la 
tête  de  faucon  d'un  Gondé,  les  yeux  effarouchés  et  la  mine  un  peu 
nocturne  d'un  Descartes,  la  fine  et  adorable  physionomie  d'un  Ro- 
tiou,  le  masque  anguleux  et  pensif  d'un  Pascal  ou  l'inoubliable 
regard  d'un  Richelieu?  Gomment  se  fait-il  que  les  types  humains 
aient  fourmillé  devant  les  grands  observateurs  et  que  pas  un  type 
vraiment  original  n'ait  posé  devant  Rubens?  Faut-il  achever  d'un 
seul  coup  de  m'expliquer  par  le  plus  rigoureux  des  exemples?  Sup- 
posez Holbein  avec  la  clientèle  de  Rubens,  et  tout  de  suite  vous 
voyez  apparaître  une  nouvelle  galerie  humaine,  très  intéressante 
pour  le  moraliste,  également  admirable  pour  l'histoire  de  la  vie  et 
pour  l'histoire  de  l'art,  et  que  Rubens,  convenons-en,  n'aurait  pas 
enrichie  d'un  seul  type. 

Le  musée  de  Bruxelles  possède  quatre  portraits  de  Rubens,  et 
c'est  précisément  en  me  souvenant  d'eux  que  ces  réflexions  me 
viennent  après  coup.  Ces  quatre  portraits  représentent  assez  juste- 
ment par  hasard  les  côtés  puissans  et  les  côtés  médiocres  de  son 
talent  de  portraitiste.  Deux  sont  fort  beaux  :  l'archiduc  Albert  et 
l'infante  Isabelle.  Ils  ont  été  commandés  pour  orner  l'arc  de  triomphe 
élevé  à  Anvers,  place  du  Meïr,  à  l'occasion  de  l'entrée  de  Ferdinand 


SQQ  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

d'Autriche,  et,  dit-on,  exécutés  cliacun  en  une  journée.  Ils  sont  plus 
grands  que  nature,  conçus,  dessinés  et  traités  dans  une  manière 
italienne,  ample,  décorative,  un  peu  théâtrale,  très  ingénieusement 
appropriée  à  leur  destination.  11  y  a  là  du  Véronèse  si  bien  fondu 
dans  la  manière  flamande  que  Rubens  n'a  jamais  eu  plus  de  style 
et  n'a  jamais  été  cependant  plus  lui-même.  On. y  voit  une  façon  de 
remplir  la  toile,  de  composer  une  arabesque  grandiose  avec  un 
buste,  deux  bras  et  deux  mains  diversement  occupés,  d'agrandir 
un  bord,  de  rendre  un  pourpoint  majestueusement  sévère,  d'assu- 
rer le  contour,  de  peindre  grassement  et  aplat,  qui  ne  lui  est  pas 
habituelle  dans  ses  portraits  et  qui  rappelle  au  contraire  les  meil- 
leurs morceaux  de  ses  tableaux.  La  ressemblance  est  aussi  de 
celles  qui  s'imposent  dé  loin  par  quelques  accen s  justes  et  som- 
maires et  qu'on  pourrait  appeler  une  ressemblance  d'effet.  Le  tra- 
vail est  d'une  rapidité,  d'un  aplomb,  d'un  sérieux,  et,  le  genre  ad- 
mis, d'une  beauté  extraordinaires.  C'est  tout  à  fait  superbe.  Rubens^ 
était  là  dans  ses  habitudes,  sur  son  terrain,  dans  son  élément  de 
fantaisie,  d'observation  très  lucide,  mais  hâtive  et  d'emphase;  il 
n'aurait  pas  procédé  autrement  pour  un  tableau  :  la  réussite  était 
certaine. 

Les  deux  autres,  achetés  récemment,  sont'  fort  célèbres;  on  y  at- 
tache un  très  grand  prix.  Oserai-je  dire  qu'ils  sont  des  plus  faibles? 
Ce  sont  deux  portraits  d'ordre  familier,  deux  petits  bustes,  un  peu 
courts,  assez  étriqués,  présentés  de  face,  sans  nul'  arrangement, 
coupés  dans  la  toile  sans  plus  d'apprêt  que  dès  têtes  d'études.  Avec 
beaucoup  d'éclat,  de  relief,  de  vie  apparente,  — d^un' rendu  extrê- 
mement habile,  mais  succinct,  ils  ont  précisément  ce  défaut  d'être 
vus  de  près  et  vus  légèrement,  appliqués  et  peu  étudiés,  d'être  en 
un  mot  traités  par  les  surfaces.  La  mise  en  place  est  juste,  le  dessin 
nul.  Le  peintre  a  donné  des  accens  qui  ressemblent  à  la  vie;  l'obr- 
servateur  n'a  pas  accusé  un  seul  trait  qui  ressemble  bien  intime- 
ment à  son  modèle  :  tout  se  passe  à  l'épiderme.  Au  point  de  vue 
du  physique,  on  cherche^  un  dessous  qui  n'a  pas  été  observé;  au 
point  de  vue  du  moral,  on  cherche  un  dedans  qui  n'a  pas  été  de- 
viné. La  peinture  est  à  fleur  de  toile,  la  vie  n'est  qu'à  fleur  de  peau. 
L'homme  est  jeune,  trente  ans  environ;  la  bouche  est  mobile,  l'œil 
humide,  le  regard  direct  et  net.  Rien  de  plus,  rien  au-delà,  ni  plus 
au  fond.  Quel  est  ce  jeune  homme?  qu'a-t-il  fait?  A-t-il  pensé?  a-t-il 
souffert?  aurait-il  vécu  lui-même  à  la  surface  des  choses,  comme  il 
est  représenté  sans  grande  consistance  à  la»  surface  d'un  canevas? 
Voilà  de  ces  indications  physionomiques  qu'un  Holbein  nous  don- 
nerait avant  de  songer  au  reste,  et  qui  ne  s'expriment  point  par  une 
étincelle  dans  un  œil  ou  par  une  touche  sanguine  à  la  narine. 

Notre  art,  je  veux  dire  l'art  de  peindre,  est  peutrêtre  plus  indis- 


LES    MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  367 

cret  qu'aucun  autre.  C'est  le  témoignage  indubitable  de  l'état  mo- 
ral du  peintre  au  moment  où  il  tenait  la  brosse.  Ce  qu'il  a  voulu 
iaire,  il  l'a  fait;  ce  qu'il  n'a  voulu  que  faiblement,  on  le  voit  à  ses 
indécisions;  ce  qu'il  n'a  pas  voulu,  à  plus  forte  raison  est  absent  de 
son  œuvre,  quoi  qu'il  en  dise  et  quoi  qu'on  en  dise.  Une  distrac- 
tion, un  oubli,  la  sensation  plus  tiède,  la  vue  moins  profonde,  une 
application  moindre,  un  amour  moins  vif  de  ce  qu'il  étudie,  l'ennui 
de  peindre  et  la  passion  de  peindre,  toutes  les  nuances  de  sa  nature 
et  jusqu'aux  intermittences  de  sa  sensibilité,  tout  cela  se  manifeste 
dans  les  ouvrages  du  peintre  aussi  nettement  que  s'il  nous  en  fai- 
sait la  confidence.  On  peut  dire  avec  certitude  quelle  est  la  tenue 
d'un  portraitiste  scrupuleux  devant  ses  modèles,  et  de  même  on 
peut  se  représenter  •celle  de  Rubens  devant  les  siens. 

Quand  on  regarde  à  quelques  pas  les  portraits  dont  je  parle,  le 
portrait  du  duc  d'Albe  par  Antoine  More,  on  est  certain  que,  tout 
grand  seigneur  et  tout  habitué  qu'i-lfût  à  peindre  des  grands  sei- 
gneurs, Antoine  More  était  fort  sérieux,  fort  attentif  et  pas  mal  ému 
au  moment  où  il  s'assit  devant  ce  tragique  personnage,  sec,  angu- 
leux, étranglé  dans  ■scm  armure  sombre,  articulé  comme  un  auto- 
'fliate,  et  dont  le  petit  œil  de  côté  regarde  de  haut  en  bas,  froid,  dur 
■et  noir  comme  si  jamais  la  lumière  du  ciel  n'en  avait  attendri  l'émail. 

Tout  au  contraire  le  jour  où  Rubens  peignit,  pour  leur  complaire, 
le  seigneur  Charles  de  Cordes  et  sa  femme  .Jacqueline  de  Cordes,  il 
était,  n'en  doutez  pas,  de  bonne  humeur,  mais  distrait  par  autre 
tthose,  SÛT  de  son  fait  et  pressé  comme  il  l'était  toujours.  C'était  eu 
l'618,  l'année  de  la  Pêche  miraculeuse.  11  avait  quarante  et  un  ans; 
il  était  dans  la  plénitude  de  son  talent,  de  sa  gloire,  de  ses  succè». 
11  allait  vite  en  tout  ce  qu'il  faisait.  La  Pêche  miraculeuse  lui  avait 
coûté  très  exactement  dix  jours  de  travail.  Les  deux  jeunes  mariés 
s'étaient  épousés  le  30  octobre  1617  :  il  était  entendu  que  le  por- 
trait du  mari  devait  plaire  à  la  femme,  celui  de  la  femme  au  mari. 
Vous  voyez  dans  quelles  conditions  se  fit  ce  travail;  vous  imaginez 
.le  temps  qu'il  y  mit,  et  le  résultat  fut  une  peinture  expéditive,  bril- 
lante, une  ressemblance  aimable,  une  œuvre  éphémère. 

Beaucoup,  je  dirai  la  plupart  des  portraits  de  Rubens  en  sont  là. 
Voyez  au  Louvre  celui  du  baron  de  Vicq  (n°  A58  du  catalogue),  de 
même  style,  de  même  qualité,  à  peu  près  de  la  même  époque  que 
lie  portrait  du  seigneur  de  Cordes  dont  je  parle;  voyez  également 
celui  d'ÉHsabeth  de  France&t  celui  d'une  danie  de  la  famille  Boonen 
(n''  ZiOl  du  catalogue)  :  autani  d'œuvres  agréables,  ^brillantes,  lé- 
gères, alertes,  aussitôt  oubliées  qu'aperçues.  Regardez  au  contraire 
■le  portrait-esquisse  de^sa  seconde  femme  Hélène  avec  ses  deux  en- 
fans,  cette  ébauche  admirable,  ce  rêve  à  peine  indiqué,  laissé  là 
soit  par  hasard,  soit  avec  intention;  et,  pour  peu  que  vous  passiez 


368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  quelque  réflexion  des  trois  œuvres  précédentes  à  celle-ci,  je 
n'aurai  plus  besoin  d'insister  pour  me  faire  comprendre. 

En  résumé,  Kubens,  à  ne  le  considérer  que  comme  portraitiste, 
est  un  homme  qui  rêvait  à  sa  manière  quand  il  en  avait  le  temps, 
un  œil  admirablement  juste,  peu  profond,  un  miroir  plutôt  qu'un 
instrument  pénétrant,  un  homme  qui,  s'occupant  peu  des  autres, 
beaucoup  de  lui-même,  ne  savait  pas  trop  ce  qui  se  passait  dans 
l'âme  d'autrui,  et  volontiers  y  suppléait  en  exprimant  ce  qu'il  y 
avait  le  plus  communément  dans  la  sienne;  enfin  au  moral  comme 
au  physique  un  homme  de  dehors,  et  en  dehors,  merveilleusement, 
mais  exclusivement  conformé  pour  saisir  l'extérieur  des  hommes  et 
des  choses,  et  apercevoir  autour  de  lui  ce  qu'il  était  lui-même.  Voilà 
pourquoi  il  convient  de  distinguer  dans  Rubens  deux  observateurs 
de  puissance  très  inégale,  et  comme  art  de  valeur  à  peine  compa- 
rable :  celui  qui  fait  servir  la  vie  des  autres  aux  besoins  de  ses  con- 
ceptions, subordonne  ses  modèles  et  ne  prend  d'eux  que  ce  qui  lui 
convient,  et  celui  qui  reste  au-dessous  de  sa  tâche  parce  qu'il  fau- 
drait et  qu'il  ne  sait  pas  se  subordonner  à  son  modèle.  Voilà  pour- 
quoi il  a  tantôt  magnifiquement  observé  et  tantôt  fort  négligé  le 
visage  humain.  Voilà  pourquoi  enfin  ses  portraits  se  ressemblent  un 
peu,  lui  ressemblent  un  peu,  manquent  de  vie  propre,  et  par  cela 
manquent  de  ressemblance  morale  et  de  vie  profonde,  tandis  que 
ses  personnages-portraits  ont  juste  ce  degré  de  personnalité  frap- 
pante qui  grossit  encore  l'effet  de  leur  rôle,  une  saillie  d'expression 
qui  ne  permet  pas  de  douter  qu'ils  n'aient  vécu,  et,  quant  à  leur 
fonds  moral ,  il  est  visible  qu'ils  ont  tous  une  âme  active,  ardente, 
prompte  à  jaillir,  et,  pour  ainsi  dire,  sur  les  lèvres,  celle  que  Rubens 
a  mise  en  eux,  presque  la  même  pour  tous,  car  c'est  la  sienne. 

IV. 

Je  ne  vous  ai  pas  encore  conduit  au  tombeau  de  Rubens,  à  Saint- 
Jacques,  devant  le  beau  tableau  du  saint  George  qui  décore  l'autel. 
La  pierre  sépulcrale  est  placée  devant  l'autel.  Non  sui  tantum  sœciili, 
sed  et  omnis  œvi  Appelles  dici  meridt,  ainsi  parle  l'inscription  du 
tombeau.  On  pouvait  dire  autant,  dire  mieux  et  s'exprimer  moins 
hyperboliquement. 

A  cela  près  d'une  exagération  excusable  à  Anvers,  et  qui  d'ail- 
leurs n'ajoute  et  n'enlève  rien  ni  à  l'universelle  gloire,  ni  à  la  très 
certaine  immortalité  de  Rubens,  ces  deux  lignes  d'éloge  funéraire 
font  songer  qu'à  quelques  pieds  sous  les  dalles  il  y  a  les  cendres  de 
ce  grand  homme.  On  le  mit  là  le  premier  jour  de  juin  16/iO.  Deux 
ans  après,  par  une  autorisation  da  Ih  mars  16^2,  sa  veuve  lui 
consacrait  définitivement  cette  petite  chapelle  derrière  le  chœur, 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  369 

et  l'on  y  plaçait  une  des  plus  charmantes  œuvres  du  maître,  une 
œuvre  faite  tout  entière,  dit  la  tradition,  avec  les  portraits  des 
membres  de  sa  famille,  c'est-à-dire  avec  ses  affections,  ses  amours 
mortes,  ses  amours  vivantes,  ses  regrets,  ses  espérances,  le  passé, 
le  présent,  l'avenir  de  sa  maison.  Vous  savez  en  effet  qu'on  attribue 
à  tous  les  personnages  qui  composent  cette  soi-disant  sainte  fa- 
mille des  ressemblances  historiques  du  plus  grand  prix.  Il  y  aurait 
là  l'une  à  côté  de  l'autre  ses  deux  femmes,  dont  la  belle  Hélène 
Fourment,  celle  qui  vivait  alors,  une  enfant  de  seize  ans  quand  il 
l'épousa  en  1630,  une  toute  jeune  femme  de  vingt-six  ans  quand 
il  mourut,  blonde,  grasse,  aimable  et  douce,  en  grand  déshabillé, 
nue  jusqu'à  la  ceinture.  Il  y  aurait  aussi  sa  fdle,  —  sa  nièce,  la 
célèbre  personne  au  chapeau  de  paille^  —  son  père  en  saint  Jé- 
rôme, —  son  grand-père  sous  la  figure  du  Temps,  —  enfin  le  plus 
jeune  de  ses  fils  sous  les  traits  d'un  ange,  un  jeune  et  délicieux 
bambin,  le  plus  adorable  enfant  que  peut-être  il  ait  jamais  peint. 
Quant  à  Rubens  lui-même,  il  y  figure  dans  une  armure  toute  miroi- 
tante d'acier  sombre  et  d'argent,  tenant  en  main  la  bannière  de 
saint  George.  Il  est  vieilli,  amaigri,  grisonnant,  échevelé,  un  peu 
ravagé,  mais  superbe  de  feu  intérieur.  Sans  nulle  pose  ni  emphase, 
il  a  terrassé  le  dragon  et  posé  des«sus  son  pied  chaussé  de  fer.  Quel 
âge  avait-il  alors?  Si  l'on  se  reporte  à  la  date  de  son  mariage,  à 
l'âge  de  sa  femme,  à  celui  de  l'enfant  né  de  ce  mariage,  Rubens 
devait  avoir  cinquante-six  ou  cinquante-huit  ans.  Il  y  avait  donc 
quarante  ans  à  peu  près  que  le  combat  brillant,  impossible  pour 
d'autres,  facile  pour  lui,  toujours  heureux,  qu'il  soutenait  contre  la 
vie,  avait  commencé.  De  quelles  entreprises,  dans  quel  ordre  d'ac- 
tivité, de  lutte  et  de  succès  n'avait-il  pas  triomphé?  Si  jamais  à 
cette  heure  grave  des  retours  sur  soi-même,  des  années  révolues, 
d'une  carrière  accomplie,  à  ce  moment  de  certitude  en  toute  chose, 
un  homme  eut  le  droit  de  se  peindre  en  victorieux,  c'est  bien  lui. 
La  pensée,  vous  le  voyez,  est  des  plus  simples;  on  n'a  pas  à  la 
chercher  bien  loin.  Si  le  tableau  recèle  une  émotion,  cette  émotion 
se  communique  aisément  à  tout  homme  dont  le  cœur  est  un  peu 
chaud,  que  la  gloire  émeut  et  qui  se  fait  une  seconde  religion  du 
souvenir  de  pareils  hommes.  Un  jour,  vers  la  fin  de  sa  carrière,  en 
pleine  gloire,  peut-être  enfin  en  plein  repos,  sous  un  titre  auguste, 
sous  l'invocation  de  la  Vierge  et  du  seul  de  tous  les  saints  auquel  il 
lui  parut  permis  de  donner  sa  propre  image,  il  lui  a  plu  de  peindre 
en  un  petit  cadre  (2  mètres  à  peu  près)  ce  qu'il  y  avait  eu  de  vé- 
nérable et  de  séduisant  dans  les  êtres  qu'il  avait  aimés.  Il  devait 
bien  cette  dernière  illustration  à  ceux  de  qui  il  était  né,  à  celles  qui 
avaient  partagé,  embelli,  charmé,  ennobli,  tout  parfumé  de  grâce, 

TOME  XIII.  —  1870.  24 


370  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  tendresse  et  d'honnêteté  sa  belle  et  laborieuse  carrière.  Il  la 
leur  donna  aussi  pleinement,  aussi  magistralement  qu'on  pouvait 
l'attendre  de  sa  main  affectueuse,  de  son  génie  en  sa  toute-puis- 
sance. Il  y  mit  sa  science,  sa  piété,  des  soins  plus  rares.  Il  fit  de 
l'œuvre  ce  que  vous  savez,  une  merveille  infiniment  touchante 
comme  œuvre  de  fils,  de  père  et  d'époux,  à  tout  jamais  admirable 
comme  œuvre  d'art. 

Vous  la  décrirai-je?  C'est  inutile.  L'arrangement  est  de  ceux 
qu'une  note  de  catalogue  suffit  à  faire  connaître.  Vous  dirai-je  ses 
qualités  particulières?  Ce  sont  toutes  les  qualités  du  peintre  eu  leur 
acception  familière,  sous  leur  forme  la  plus  précieuse.  Elles  ne 
donnent  de  lui  ni  une  idée  nouvelle,  ni  une  idée  plus  haute,  mais 
une  idée  plus  fine  et  plus  exquise.  C'est  le  Rubens  que  l'on  connaît, 
j'entends  le  Rubens  des  meilleurs  jours,  avec  plus  de  naturel,  de 
précision,  de  caprice,  de  richesse  sans  coloris,  de  puissance  sans 
effort,  avec  un  œil  plus  tendre,  une  main  plus  caressante,  un  tra- 
vail plus  amoureux,  plus  intime  et  plus  profond.  Si  j'employais  les 
mots  du  métier,  je  gâterais  la  plupart  de  ces  choses  subtiles  qu'il 
convient  de  rendre  avec  la  pure  langue  des  idées  pour  leur  conser- 
ver leur  caractère  et  leur  prix.  Autant  il  m'en  a  peu  coûté  pour  étu- 
dier le  praticien  à  propos  d'un  tableau  de  pratique  comme  la  Pêche 
miraculeuse  de  Malines,  autant  il  est  bon  d'alléger  sa  manière  de 
dire  et  de  l'épurer  quand  la  conception  de  Rubens  s'élève  comme 
dans  la  Communion  de  saint  François  d'Assise,  ou  bien  lorsque  sa 
manière  de  peindre  se  pénètre  à  la  fois  d'esprit,  de  sensibilité,  d'ar- 
deur, de  conscience,  d'affection  pour  ceux  qu'il  peint,  d'attachement 
pour  ce  qu'il  fait,  d'idéal  en  un  mot,  comme  dans  le  Saint  George. 
Rubens  a-t-il  jamais  été  plus  parfait?  Je  ne  le  crois  pas.  A-t-il  été 
aussi  parfait?  Je  ne  l'ai  constaté  nulle  part.  Il  y  a  dans  la  vie  des 
grands  artistes  de  ces  œuvres  prédestinées,  souvent  pas  les  plus 
vastes,  pas  toujours  les  plus  savantes,  quelquefois  les  plus  humbles 
à  leur  point  de  départ,  qui,  par  une  conjonction  fortuite  de  toutes 
les  forces  et  de  tous  les  dons  de  l'homme  et  de  l'artiste,  ont  ex- 
primé, comme  à  leur  insu,  la  plus  pure  essence  de  leur  génie.  Le 
Saint  George  est  de  ce  nombre. 

D'ailleurs  ce  tableau  marque,  sinon  la  fin,  au  moins  les  dernières 
belles  années  de  la  vie  de  Rubens,  et,  par  une  sorte  de  coquetterie 
grandiose  qui  ne  messied  pas  dans  les  choses  de  l'esprit,  il  avertit 
que  cette  magnifique  organisation  n'a  connu  ni  fatigue,  ni  relâche- 
ment, ni  déclin.  Trente-cinq  ans  au  moins  se  sont  écoulés  entre  la 
Trinité  du  musée  d'Anvers  et  le  Saint  George.  Lequel  est  le  plus 
jeune  de  ces  deux  tableaux?  A  quel  moment  avait -il  le  plus  de 
flamme,  un  plus  vif  amour  pour  toutes  choses,  plus  de  souplesse 
en  tous  les  organes  de  son  génie? 


LES    MAITRES   D  AUTREFOIS.  371 

Sa  vie  est  presque  révolue,  on  peut  la  clore  et  la  mesurer  :  il 
semblerait  qu'il  en  prévoyait  la  fm  le  jour  où  il  se  glorifia  lui-même 
avec  tous  les  siens.  Il  avait  aussi,  lui,  élevé  et  à  peu  près  terminé 
son  monument  :  il  pouvait  se  le  dire  avec  autant  d'assurance  que 
bien  d'autres  et  sans  nul  orgueil.  Que  lui  restait-il  à  vivre?  Cinq  ou 
six  ans  au  plus.  Le  voilà  heureux,  paisible,  rentré  à  Anvers,  un  peu 
rebuté  par  la  politique,  retiré  des  ambassades,  plus  à  lui  que  jamais. 
Qu'a-t-il  fait  depuis  qu'il  est  au  monde?  A-t-il  bien  usé  de  la  vie? 
a-t-il  bien  mérité  de  son  pays,  de  son  temps,  de  lui-même?  Il  avait 
des  facultés  uniques  :  comment  s'en  est-il  servi?  La  destinée  l'a  com- 
blé; a-t-il  jamais  manqué  à  sa  destinée?  Dans  cette  grande  vie,  si 
nette,  si  claire,  si  brillante,  si  aventureuse  et  cependant  si , limpide, 
si  correcte  en  ses  plus  étonnantes  péripéties,  si  fastueuse  et  si  simple, 
si  troublante  et  si  exempte  de  petitesses ,  si  partagée  et  si  féconde, 
découvrez-vous  une  tache  qui  cause  un  regret  ?  Il  fut  heureux  ;  fut-il 
ingrat?  Il  eut  ses  épreuves;  fut-il  jamais  amer?  Il  aima  beaucoup  et 
vivement;  fut-il  oublieux? 

Il  naît  à  Spiegen,  en  exil,  au  seuil  d'une  prison,  d'une  mère  ad- 
mirablement droite  et  généreuse,  d'un  père  instruit,  un  savant  doc- 
teur, mais  de  cœur  léger,  de  conscience  assez  faible  et  de  caractère 
sans  grande  consistance.  A  quatorze  ans,  on  le  voit  dans  les  pages 
d'une  princesse,  à  dix-sept  dans  les  ateliers  ;  à  vingt  ans,  il  est  déjà 
mûr  et  maître.  A  vingt-neuf,  il  revient  d'un  voyage  d'études,  comme 
d'une  victoire  remportée  à  l'étranger,  comme  d'une  conquête,  on 
pourrait  dire,  et  il  rentre  chez  lui  comme  on  triomphe.  On  lui  de- 
mande à  voir  ses  études,  et,  pour  ainsi  dire,  il  n'a  rien  à  montrer 
que  des  œuvres.  Il  laissait  derrière  lui  des  tableaux  étranges,  aussi- 
tôt compris  et  goûtés.  Il  avait  pris  possession  de  l'Italie  au  nom  de 
la  Flandre;  il  y  avait,  de  ville  en  ville,  planté  les  marques  de  son 
passage;  il  avait  fondé  chemin  faisant  sa  renommée,  celle  de  son 
pays  et  quelque  chose  de  plus  encore,  un  art  inconnu  de  l'Italie.  Il 
en  rapportait  pour  trophée  des  marbres,  des  gravures,  des  tableaux, 
de  belles  œuvres  des  meilleurs  maîtres,  et  par-dessus  tout  un  art 
national,  un  art  nouveau,  le  plus  vaste  comme  surface,  le  plus  ex- 
traordinaire en  ressources  de  tous  les  arts  connus. 

A  mesure  que  son  nom  grandit,  rayonne,  que  son  talent  s'ébruite, 
sa  personnalité  semble  s'élargir,  son  cerveau  se  dilate,  ses  facultés 
se  multiplient  avec  ce  qu'on  lui  demande  et  ce  qu'il  leur  demande. 
Fut-il  un  fin  politique  ?  Sa  politique  me  paraît  être  d'avoir  nette- 
ment, fidèlement  et  noblement  compris  et  transmis  les  désirs  ouïes 
volontés  de  ses  maîtres,  d'avoir  plu  par  sa  grande  raine,  charmé 
beaucoup  de  gens  par  son  esprit,  sa  culture,  sa  conversation,  son 
caractère,  d'en  avoir  séduit  plus  encore  par  l'infatigable  présence 
d'esprit  de  son  génie  de  peintre.  En  ceci,  je  crois  que  l'artiste  aidait 


372  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

singulièrement  le  diplomate.  Il  arrivait,  souvent  en  grande  pompe, 
était  reçu,  présentait  ses  lettres  de  créance,  causait  et  peignait.  Il 
faisait  les  portraits  des  princes,  ceux  des  rois,  des  tableaux  mytho- 
logiques pour  les  palais,  des  tableaux  religieux  pour  les  cathédrales. 
On  n'aperçoit  pas  très  bien  lequel  a  le  plus  de  crédit,  de  Pierre-Paul 
Rubens  pictor^  ou  du  chevalier  Rubens,  le  plénipotentiaire  accrédité. 
Il  réussissait  en  toutes  choses  à  la  satisfaction  de  ceux  qu'il  servait 
de  sa  parole  et  de  son  talent.  Les  seuls  embarras,  les  seules  len- 
teurs et  les  rares  ennuis  qu'on  aperçoive  en  ses  voyages  si  pitto- 
resquement  coupés  d'affaires,  de  galas,  de  cavalcades  et  de  pein- 
ture, lui  sont  venus,  jamais  des  souverains,  quelquefois  de  leurs 
ministres.  Les  vrais  politiciens  étaient  plus  pointilleux,  moins  faciles 
à  séduire,  et  souvent  vaniteux  ou  jaloux  :  témoin  ses  démêlés  avec 
Philippe  d'Arenberg,  duc  d'Arschot,  à  propos  de  la  dernière  mis- 
sion dont  il  fut  chargé  en  Hollande.  Est-ce  l'unique  blessure  qu'il 
ait  reçue  dans  ces  fonctions  délicates?  C'est  le  seul  nuage  au  moins 
qu'on  remarque  à  distance,  et  qui  jette  un  peu  d'amertume  sur 
cette  existence  toute  rayonnante.  En  toute  autre  chose,  il  est  heu- 
reux. Sa  vie,  d'un  bout  à  l'autre,  est  de  celles  qui  font  aimer  la 
vie.  En  toute  circonstance,  c'est  un  homme  qui  honore  l'homme. 

Il  est  beau,  parfaitement  instruit,  élevé  et  cultivé.  Il  a  toujours 
gardé  de  sa  rapide  éducation  première  le  goût  des  langues  et  la  fa- 
cilité de  les  parler.  Il  écrit  et  parle  le  latin.  Il  a  l'amour  des  saines 
et  fortes  lectures  ;  on  l'amusait  avec  Plutarque  ou  Sénèque  pendant 
qu'il  peignait,  et  il  était  également  attentif  à  la  lecture  et  à  la  pein- 
ture. Il  vit  dans  le  plus  grand  luxe,  habite  une  maison  princière; 
il  a  des  chevaux  de  prix  qu'il  monte  le  soir,  une  collection  uni- 
que d'objets  d'art  avec  lesquels  il  se  délecte  à  ses  heures  de  re- 
pos. Il  est  réglé,  méthodique  et  froid  dans  la  discipline  de  sa  vie 
privée,  dans  l'administration  de  son  travail,  dans  le  gouvernement 
de  son  esprit,  en  quelque  sorte  dans  l'hygiène  fortifiante  et  saine 
de  son  génie.  11  est  bon,  simple,  égal,  tout  uni,  exemplairement 
fidèle  dans  son  commerce  avec  ses  amis,  sympathique  à  tous  les  ta- 
lens,  inépuisable  en  encouragemens  pour  ceux  qui  débutent.  Il 
n'est  pas  de  succès  qu'il  n'aide  de  sa  bourse  ou  de  ses  éloges.  Sa 
longanimité  pour  Brauwer  est  un  des  plus  célèbres  épisodes  de  sa 
vie  de  bienfaisance  et  l'un  des  plus  piquans  témoignages  qu'il  ait 
donnés  de  son  esprit  de  confraternité.  Il  adore  tout  ce  qui  est  beau 
et  n'en  sépare  pas  ce  qui  est  bien. 

Il  a  traversé  tous  les  accidens  de  sa  grande  vie  officielle  sans  en 
être  ni  ébloui,  ni  diminué  dans  son  caractère,  ni  sensiblement  trou- 
blé dans  ses  habitudes  domestiques.  La  fortune  ne  l'a  pas  plus  gâté 
que  les  honneurs.  Les  femmes  ne  l'ont  pas  plus  entamé  que  les 
princes.  On  ne  lui  connaît  pas  de  galanteries  affichées.  Toujours  au 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  373 

contraire  on  le  voit  chez  lui  dans  des  mœurs  régulières,  dans  son 
ménage,  de  1609  à  1626  avec  sa  première  femme,  depuis  1630  avec 
la  seconde,  avec  de  beaux  et  nombreux  enfans,  des  amis  assidus, 
c'est-à-dire  des  distractions,  des  affections  et  des  devoirs,  toutes 
choses  qui  lui  tiennent  l'âme  en  repos  et  l'aident  à  porter,  avec  la 
naturelle  aisance  des  colosses,  le  poids  journalier  d'un  travail  sur- 
humain. Tout  est  simple  en  ses  occupations  compliquées,  aimables 
ou  écrasantes;  tout  est  droit  dans  ce  milieu  sans  trouble.  Sa  vie  est 
en  pleine  lumière  :  il  y  fait  grand  jour  comme  dans  ses  tableaux. 
Pas  l'ombre  d'un  mystère,  pas  de  chagrin  non  plus,  sinon  la  dou- 
leur sincère  d'un  premier  veuvage;  pas  de  choses  suspectes,  rien 
qu'on  soit  obligé  de  sous-entendre  ou  qui  soit  non  plus  matière  à 
conjecture,  sauf  une  seule  :  le  mystère  même  de  cette  incompré- 
hensible fécondité.  //  se  soulageait,  a-t-on  écrit,  e?i  créant  des  mondes. 
Dans  cette  ingénieuse  définition,  je  ne  verrais  qu'un  mot  à  re- 
prendre: soulager  supposerait  une  tension,  le  mal  du  trop-plein, 
qu'on  ne  remarque  pas  dans  cet  esprit  bien  portant,  jamais  en 
peine.  Il  créait  comme  un  arbre  produit  ses  fruits,  sans  plus  de 
malaise  ni  d'effort.  A  quel  moment  pensait-il?  Die  noctuque  incu- 
hando,  telle  était  sa  maxime  latine,  c'est-à-dire  qu'il  réfléchissait 
avant  de  peindre;  on  le  voit  d'après  ses  esquisses,  projets,  croquis. 
Au  vrai,  l'improvisation  de  la  main  succédait  aux  improvisations  de 
l'esprit  :  même  certitude  et  même  facilité  d'émission  dans  un  cas 
que  dans  l'autre.  C'était  une  âme  sans  orage,  sans  langueur,  ni  tour- 
ment, ni  chimères.  Si  jamais  les  mélancolies  du  travail  ont  laissé 
leurs  traces  quelque  part,  ce  n'est  ni  sur  les  traits  de  Rubens  ni 
dans  ses  tableaux.  Par  sa  naissance  en  plein  xvi'^  siècle,  il  appar- 
tenait à  cette  forte  race  de  penseurs  et  d'hommes  d'action  chez  qui 
l'action  et  la  pensée  ne  faisaient  qu'un.  Il  était  peintre  comme  il 
eût  été  homme  d'épée  ;  il  faisait  des  tableaux  comme  il  eût  fait  la 
guerre,  avec  autant  de  sang-froid  que  d'ardeur,  en  combinant  bien, 
en  se  décidant  vite,  s'en  rapportant  pour  le  reste  à  la  sûreté  de  son 
coup  d'œil  sur  le  terrain.  Il  prend  les  choses  comme  elles  sont,  ses 
belles  facultés  telles  qu'il  les  a  reçues  ;  il  les  exerce  autant  qu'un 
homme  ait  jamais  exercé  les  siennes,  les  pousse  en  étendue  jusqu'à 
leurs  extrémités,  ne  leur  demande  rien  au-delà,  et,  la  conscience 
tranquille  de  ce  côté,  il  poursuit  son  œuvre  avec  l'aide  de  Dieu. 

Son  œuvre  peinte  comprend  environ  quinze  cents  ouvrages;  c'est  la 
plus  immense  production  qui  soit  jamais  sortie  d'un  cerveau.  Il  fau- 
drait ajouter  l'une  à  l'autre  la  vie  de  plusieurs  hommes  parmi  les  plus 
fertiles  producteurs  pour  approcher  d'un  pareil  chiffre.  Si,  indé- 
pendamment du  nombre,  on  considère  l'importance,  la  dimension, 
la  complication  de  ses  ouvrages,  c'est  alors  un  spectacle  à  confondre 
et  qui  donne  des  facultés  humaines  l'idée  la  plus  haute,  disons-le. 


375  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plus  religieuse.  Tel  est  du  moins  l'enseignement  qui  me  paraît 
résulter  de  l'ampleur  et  de  la  puissance  d'une  âme.  Sous  ce  rap- 
port, il  est  unique,  et  de  toutes  manières  il  est  un  des  plus  grands 
spécimens  de  l'humanité.  11  faut  aller  dans  notre  art  jusqu'à  Ra- 
phaël,  Léonard  et  Michel-Ange,  jusqu'aux  demi-dieux,  pour  lui 
trouver  des  égaux,  et  par  certains  côtés  des  maîtres  encore.  Rien 
ne  lui  manque,  a-t-on  dit,  excepté  les  très  purs  instincts  et  les  très 
nobles.  On  trouverait  en  effet  deux  ou  trois  esprits  dans  le  monde 
du  beau  qui  sont  allés  plus  loin,  qui  ont  volé  plus  haut,  qui  par 
conséquent  ont  aperçu  de  plus  près  les  divines  lumières  et  les  éter- 
nelles vérités.  Il  y  a  de  même  dans  le  monde  moral,  dans  celui  des 
sentimens,  des  visions ,  des  rêves,  des  profondeurs  où  Rembrandt 
seul  est  descendu,  où  Rubens  n'a  pas  pénétré  et  qu'il  n'a  même 
pas  aperçues.  En  revanche,  il  s'est  emparé  de  la  terre,  comme  pas 
un  autre.  Les  spectacles  sont  de  son  domaine.  Son  œil  est  le  plus 
merveilleux  des  prismes  qui  nous  aient  jamais  donné,  de  la  lumière 
et  de  la  couleur  des  choses,  des  idées  magnifiques  et  vraies.  Les 
drames,  les  passions,  les  attitudes  des  corps,  les  expressions  des 
visages,  c'est-à-dire  l'homme  entier  dans  les  multiples  incidens  de 
la  scène  humaine ,  tout  cela  passe  à  travers  son  cerveau ,  y  prend 
des  traits  plus  forts,  des  formes  plus  robustes,  s'amplifie  un  peu, 
ne  s'y  épure  pas,  mais  s'y  transligure  dans  je  ne  sais  quelle  appa- 
rence héroïcpie.  Il  imprime  partout  la  netteté  de  son  caractère,  la 
chaleur  de  son  sang,  la  solidité  de  sa  stature,  l'admirable  équi- 
libre de  ses  nerfs,  et  la  magnificence  de  ses  ordinaires  visions.  Il 
est  inégal  et  dépasse  la  mesure  ;  il  manque  de  goût  quand  il  des- 
sine, jamais  quand  il  colore.  Il  s'oublie,  se  néglige  ;  mais  depuis  le 
premier- jour  jusqu'au  dernier,  il  se  relève  d'une  erreur  par  un  chef- 
d'œuvre,  il  rachète  un  manque  de  soin,  de  sérieux  ou  de  goût  par 
le  témoignage  instantané  d'un  respect  de  lui-même ,  d'une  appli- 
cation presque  touchante  et  d'un  goût  suprême. 

Sa  grâce  est  celle  d'un  homme  qui  voit  grand  et  fort,  et  le  sou- 
rire d'un  pareil  homme  est  délicieux.  Quand  il  met  la  main  sur  un 
sujet  plus  rare,  quand  il  touche  à  un  sentiment  profond  et  clair, 
quand  il  a  le  cœur  qui  bat  d'une  émotion  haute  et  sincère ,  il  fait 
la  Comtnunion  de  saint  François  d'Assise,  et  alors,  dans  l'ordre 
des  conceptions  purement  morales,  il  atteint  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  dans  le  vrai,  et  il  est  par  là  aussi  grand  que  qui  que  ce  soit 
au  monde. 

11  a  tous  les  caractères  du  génie  natif,  et  d'abord  le  plus  infail- 
lible de  tous,  la  spontanéité,  le  naturel  imperturbable,  en  quelque 
sorte  l'inconscience  de  lui-même,  et  certainement  l'absence  de 
toute  critique,  d'où  il  résulte  qu'il  n'est  jamais  ralenti  par  une  dif- 
ficulté à  résoudre,  ou  mal  résolue,  jamais  découragé  par  une 


LES    MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  375 

œuvre  dérectueuse,  jamais  gonflé  par  une  œuvre  parfaite.  Il  ne  re- 
garde point  en  arrière,  et  n'est  pas  non  plus  elTrayé  de  ce  qui  lui 
reste  à  faire.  Il  accepte  des  tâches  accablantes  et  s'en  acquitte.  Il 
suspend  son  travail,  l'abandonne,  s'en  distrait,  s'en  détourne.  Il  y 
revient  après  une  longue  et  lointaine  ambassade  comme  s'il  ne  l'a- 
vait pas  quitté  d'une  heure.  Un  jour  lui  suffît  pour  faire  la  Ker- 
messe, treize  jours  pour  les  Mages  d'Anvers,  peut-être  sept  ou  huit 
pour  la  Communion^  si  l'on  s'en  rapporte  au  prix  qui  lui  fut  payé. 
Aimait-il  autant  l'argent  qu'on  l'a  dit?  avait-il,  autant  qu'on  l'a 
dit,  le  tort  de  se  faire  aider  par  ses  élèves  et  traitait-il  avec  trop 
de  dédain  un  art  qu'il  a  tant  honoré,  parce  qu'il  estimait  ses  ta- 
bleaux à  raison  de  100  florins  par  jour?  La  vérité  est  qu'en  ce  temps- 
là  le  métier  de  peintre  était  bien  un  métier,  et  qu'on  ne  le  'prati- 
quait ni  moins  noblement  ni  moins  bien  parce  qu'on  le  traitait 
à  peu  près  comme  une  haute  profession.  La  vérité ,  c'est  qu'il  y 
avait  des  apprentis,  des  maîtres,  des  corporations,  une  école  qui 
était  bien  positivement  un  atelier,  que  les  élèves  étaient  les  colla- 
borateurs du  maître,  et  que  ni  les  élèves  ni  le  maître  n'avaient  à 
se  plaindre  de  ce  salutaire  et  utile  échange  de  leçons  et  de  services. 
Plus  que  personne  Rubens  avait  le  droit  de  s'en  tenir  aux  anciens 
usages.  Il  est  avec  Rembrandt  le  dernier  grand  chef  d'école,  et, 
mieux  que  Rembrandt,  dont  le  génie  est  intransmissible,  il  a  dé- 
terminé des  lois  d'esthétique  nouvelles,  nombreuses  et  fixes.  Il 
laisse  un  double  héritage  de  bons  enseignemens  et  de  superbes 
exemples.  Son  atelier  rappelle,  avec  autant  d'éclat  qu'aucun  autre, 
les  plus  belles  habitudes  des  écoles  italiennes.  Il  forme  des  dis- 
ciples qui  font  l'envie  des  autres  écoles,  la  gloire  de  la  sienne.  On 
le  verra  toujours  entouré  de  ce  cortège  d'esprits  originaux,  de 
grands  talens,  sur  lesquels  il  exerce  une  sorte  d'autorité  paternelle 
pleine  de  douceur,  de  sollicitude  et  de  majesté.  11  n'eut  point  de 
vieillesse  accablante,  ni  infirmités  lourdes,  ni  décrépitude.  Le  der- 
nier tableau  qu'il  signa  et  qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  livrer,  son 
Crucifiement  de  saint  Pierre,  est  un  de  ses  meilleurs.  Il  en  parle 
dans  une  lettre  de  1638,  comme  d'une  œuvre  de  prédilection  qui  le 
charme  et  qu'il  désire  traiter  à  son  aise.  A  peine  était-il  averti  par 
quelques  misères  que  nos  forces  ont  des  limites,  quand  il  mourut 
subitement  à  soixante-trois  ans,  laissant  à  ses  fils  le  plus  opulent 
patrimoine,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  le  plus  solide  héritage  de  gloire 
que  jamais  penseur,  au  moins  en  Flandre,  eût  acquis  par  le  travail 
de  son  esprit. 

Telle  est  cette  vie  exemplaire,  que  je  voudrais  voir  écrite  par 
quelqu'un  de  grand  savoir  et  de  grand  cœur,  pour  l'honneur  de 
notre  art  et  pour  la  perpétuelle  édification  de  ceux  qui  le  prati- 
quent. C'est  ici  qu'il  faudrait  l'écrire,  si  on  le  pouvait,  si  on  le  sa- 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vait  faire,  les  pieds  sur  sa  tombe  et  devant  le  Saint  George. 
Comme  on  aurait  sous  les  yeux  ce  qui  passe  de  nous  et  ce  qui  dure, 
ce  qui  finit  et  ce  qui  demeure,  on  pèserait  avec  plus  de  mesure,  de 
certitude  et  de  respect ,  ce  qu'il  y  a ,  dans  la  vie  d'un  grand 
homme  et  dans  ses  œuvres,  d'éphémère,  de  périssable  et  de  vrai- 
ment immortel.  Qui  sait  d'ailleurs  si,  médité  dans  la  chapelle 
011  dort  Rubens,  le  miracle  du  génie,  pris  en  lui-même ,  ne  de- 
viendrait pas  un  peu  plus  clair,  et  si  le  surnaturel,  comme  nous 
l'appelons,  ne  s'expliquerait  pas  mieux  en  changeant  de  nom? 

V. 

Voici  comment,  à  l'état  d'esquisse  rapide  et  de  coups  de  crayon 
peu  fondus,  j'imaginerais  un  portrait  de  Van-Dyck.  Un  jeune  prince 
de  race  royale,  ayant  tout  pour  lui,  beauté,  élégance,  dons  magni- 
fiques, génie  précoce,  éducation  unique,  et  devant  toutes  ces  choses 
aux  hasards  d'une  naissance  heureuse;  choyé  par  le  maître,  un 
maître  déjà  parmi  ses  condisciples;  distingué  partout,  appelé  par- 
tout, partout  fêté,  à  l'étranger  plus  encore  que  dans  son  pays,  l'é- 
gal des  plus  grands  seigneurs,  le  favori  des  rois  et  leur  ami;  entrant 
ainsi  d'emblée  dans  les  choses  les  plus  enviées  de  la  terre,  le  talent, 
la  renommée,  les  honneurs,  le  luxe,  les  passions,  les  aventures; 
toujours  jeune  même  en  ses  années  mûres,  jamais  sage  même  en 
ses  derniers  jours  ;  libertin,  joueur,  avide,  prodigue,  dissipateur, 
faisant  le  diable  et,  comme  on  eût  dit  de  son  temps,  se  donnant 
au  diable  pour  se  procurer  des  guinées,  puis  les  jetant  à  pleines 
mains  en  chevaux,  en  faste,  en  galanteries  ruineuses;  amoureux  de 
son  art  au  possible  et  le  sacrifiant  à  des  passions  moins  nobles,  à 
des  amours  moins  fidèles,  à  des  attachemens  moins  heureux;  char- 
mant, de  forte  origine,  de  stature  fine,  comme  il  arrive  au  second 
degré  des  grandes  races;  de  complexion  déjà  moins  virile,  plutôt 
délicate;  des  airs  de  don  Juan  plutôt  que  de  héros,  avec  une  pointe 
de  mélancolie  et  comme  un  fonds  de  tristesse  perçant  à  travers  les 
gaîtés  de  sa  vie;  les  tendresses  d'un  cœur  prompt  à  s'éprendre  et 
je  ne  sais  quoi  de  désabusé  propre  aux  cœurs  trop  souvent  épris; 
une  nature  plus  inflammable  que  brûlante;  au  fond,  plus  de  sen- 
sualité que  d'ardeur  réelle,  moins  de  fougue  que  de  laisser-aller; 
moins  capable  de  saisir  les  choses  que  de  se  laisser  saisir  par  elles 
et  de  s'y  abandonner;  un  être  exquis  par  ses  attraits,  sensible  à 
tous  les  attraits,  consumé  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  dévorant  en  ce 
monde,  la  muse  et  les  femmes;  ayant  fait  abus  de  tout,  de  ses  sé- 
ductions, de  sa  santé,  de  sa  dignité,  de  son  talent;  écrasé  de  be- 
soins, usé  de  plaisirs,  épuisé  de  ressources;  un  insatiable  qui  finit, 
dit  la  légende,  par  s'encanailler  avec  des  filous  italiens  et  par 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  377 

chercher  de  l'or  en  cachette  dans  des  alambics;  un  coureur  à  bout 
d'aventures  qui  se  marie,  par  ordre  pour  ainsi  dire,  avec  une  fdîe 
charmante  et  bien  née  quand  il  n'avait  plus  à  lui  donner  ni  beau- 
coup de  forces,  ni  grand  argent,  ni  plus  grands  charmes,  ni  vie 
bien  certaine;  un  homme  en  débris,  qui  jusqu'à  sa  dernière  heure 
a  le  bonheur,  le  plus  extraordinaire  de  tous,  de  conserver  sa  gran- 
deur quand  il  peint;  enfm  un  mauvais  sujet  adoré,  décrié,  calomnié 
plus  tard,  meilleur  au  fond  que  sa  réputation,  qui  se  fait  tout  par- 
donner par  un  don  suprême,  une  des  formes  du  génie,  la  grâce; 
pour  tout  dire,  un  prince  de  Galles  mort  aussitôt  après  la  vacance 
du  trône  et  qui  de  toutes  façons  ne  devait  pas  régner. 

Avec  son  œuvre  considérable,  ses  portraits  immortels,  son  âme 
ouverte  aux  plus  délicates  sensations,  sou  style  à  lui,  sa  distinc- 
tion toute  personnelle,  son  goût,  sa  mesure  et  son  charme  en 
tout  ce  qu'il  touchait,  on  peut  se  demander  ce  que  Van-Dick  se- 
rait sans  Rubens.  Comment  aurait-il  vu  la  nature,  conçu  la  pein- 
ture? Quelle  palette  aurait-il  créée?  quel  modelé  serait  le  sien? 
quelles  lois  de  coloris  aurait-il  fixées?  quelle  poétique  aurait-il 
adoptée?  Aurait-il  été  plus  italien,  aurait-il  penché  plus  décidément 
vers  Corrége  ou  vers  Véronèse?  Si  la  révolution  faite  par  Rubens 
eût  tardé  quelques  années  ou  n'avait  pas  eu  lieu,  quel  eût  été 
le  sort  de  ces  charmans  esprits  pour  lesquels  le  maître  avait  pré- 
paré toutes  les  voies,  qui  n'ont  eu  qu'à  le  regarder  vivre  pour  vivre 
un  peu  comme  lui,  qu'à  le  regarder  peindre  pour  peindre  comme 
on  n'avait  jamais  peint  avant  lui,  et  qu'à  considérer  ensemble  ses 
œuvres  telles  qu'il  les  imaginait  et  la  société  de  leur  temps  telle 
qu'elle  était  devenue,  pour  apercevoir,  dans  leurs  rapports  défini- 
tifs et  désormais  liés  l'un  à  l'autre,  deux  mondes  également  nou- 
veaux, une  société  moderne  et  un  art  moderne?  Quel  est  celui  d'entre 
eux  qui  se  fût  chargé  de  pareilles  découvertes?  Il  y  avait  un  em- 
pire à  fonder  :  le  pouvaient-ils  fonder?  Jordaens,  Grayer,  Gérard 
Zeghers,  Rombouts,  Van-Thulden,  Corneille  Schutt,  Boyermanns, 
Jean  Van-Oost  de  Bruges,  Téniers,  Van-Uden,  Suyders,  Jean  Fyt, 
tous  ceux  que  Rubens  inspirait,  éclairait,  formait,  employait,  —  ses 
collaborateurs,  ses  élèves  ou  ses  amis  pouvaient  tout  au  plus  se  par- 
tager des  provinces  petites  ou  grandes,  et  Van-Dyck,  le  plus  doué  de 
tous,  devait  avoir  la  plus  importante  et  la  plus  belle.  Dimmuez-les 
de  ce  qu'ils  doivent  directement  ou  indirectement  à  Rubens,  ôtez 
l'astre  central  et  imaginez  ce  qui  resterait  de  ces  lumineux  satellites? 
Otez  à  Van-Dyck  le  type  originel  d'où  est  sorti  le  sien,  le  style  dont 
il  a  tiré  son  style,  le  sentiment  des  formes,  le  choixdes  sujets,  le 
mouvement  d'esprit,  la  manière  et  la  pratique  qui  lui  ont  servi 
d'exemple,  et  voyez  ce  qui  lui  manquerait.  A  Anvers,  à  lii-uxelles,  par- 
tout en  Belgique,  Yau-Dyck  est  dans  les  pas  de  Rubens.  Son  Silène 


378  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  son  Martyre  de  saint  Pierre  sont  du  Jordaens  délicat  et  presque 
poétique,  c'est-à-dire  du  Rubens  conservé  dans  sa  noblesse  et  raf- 
finé par  une  main  plus  curieuse.  Ses  saintetés,  passions,  crucifie- 
mens,  dépositions,  beaux  Christs  morts,  belles  femmes  en  deuil  et 
en  larmes,  n'existeraient  pas  ou  seraient  autres,  si  Rubens,  une  fois 
pour  toutes  dans  ses  deux  triptyques  d'Anvers,  n'avait  pas  révélé  la 
formule  flamande  de  l'Évangile  et  déterminé  le  type  local  de  la 
Vierge,  du  Christ,  de  la  Madeleine  et  des  disciples.  Il  y  a  plus 
de  sentimentalité  toujours,  et  quelquefois  plus  de  sentiment  pro- 
fond dans  le  fin  Van-Dyck  que  dans  le  grand  Rubens  (et  encore  en 
est-on  bien  certain?),  c'est  une  affaire  de  nuances  et  de  tempéra- 
ment. Tous  les  fils  ont,  comme  Van-Dyck,  un  trait  féminin  qui  s'a- 
joute aux  traits  du  père.  C'est  par  là  que  le  trait  patronymique 
s'embellit  quelquefois,  s'attendrit,  s'altère  et  diminue.  Entre  ces 
deux  âmes,  si  inégales  d'ailleurs,  il  y  a  comme  une  influence  de  la 
femme;  il  y  a  d'abord  et  pour  ainsi  dire  une  différence  de  sexe.  Van- 
Dyck  allonge  les  statures  que  Rubens  faisait  trop  épaisses  :  il  met 
moins  de  muscles,  de  reliefs,  d'os  et  de  sang.  Il  est  moins  turbu- 
lent, jamais  brutal;  ses  expressions  sont  moins  grosses;  il  rit  peu, 
s'attendrit  souvent,  ne  connaît  pas  le  fort  sanglot  des  hommes  vio- 
lens.  Il  ne  crie  jamais.  Il  corrige  beaucoup  des  âpretés  de  son 
maître;  il  est  aisé,  parce  que  le  talent  chez  lui  est  prodigieusement 
naturel  et  facile;  il  est  libre,  alerte,  mais  ne  s'emporte  pas. 

Morceaux  pour  morceaux,  il  y  en  a  qu'il  dessinerait  mieux  que 
son  maître,  surtout  quand  le  morceau  est  de  choix  :  une  main  oisive, 
un  poignet  de  femme,  un  long  doigt  orné  d'un  anneau.  Il  est  plus 
retenu,  plus  policé;  on  le  dirait  de  meilleure  compagnie.  Il  est  plus 
raffiné  que  son  maître,  parce  qu'en  effet  son  maître  s'est  formé  seul, 
élevé  seul,  et  que  la  souveraineté  du  rang  dispense  et  tient  lieu  de 
beaucoup  de  choses.  Il  avait  vingt-quatre  ans  de  moins  que  Rubens; 
il  ne  lui  restait  plus  rien  du  xvi^  siècle.  Il  appartenait  à  la  pre- 
mière génération  du  xvii%  et  cela  se  sent.  Cela  se  sent  au  physique 
comme  au  moral,  dans  l'homme  et  dans  le  peintre,  dans  son  joli 
visage  et  dans  son  goût  pour  les  beaux  visages;  cela  se  sent  surtout 
dans  ses  portraits.  Sur  ce  terrain,  il  est  merveilleusement  du  monde, 
de  son  monde  et  de  son  moment.  N'ayant  jamais  créé  un  type  im- 
périeux qui  l'ait  distrait  du  vrai,  il  est  exact,  il  voit  juste,  il  voit 
ressemblant.  Peut-être  donne-t-il  à  tous  les  personnages  qui  ont 
posé  devant  lui  quelque  chose  des  grâces  de  sa  personne  :  un  air 
plus  habituellement  noble,  un  déshabillé  plus  galant,  un  chiffon- 
nage  et  des  allures  plus  fines  dans  les  habits,  des  mains  plus  éga- 
lement belles,  pures  et  blanches.  Dans  tous  les  cas,  il  a  plus  que 
son  maître  le  sens  des  ajustemens  bien  portés,  celui  des  modes,  le 
goût  des  étoffes  soyeuses,  des  satins,  des  aiguillettes,  des  rubans, 


LES    MAÎTRES    D' AUTREFOIS.  379 

des  plumes  et  des  épées  de  fantaisie.  Ce  ne  sont  plus  des  cheva- 
liers, ce  sont  des  cavaliers.  Les  hommes  de  guerre  ont  quitté  leurs 
armures,  leurs  casques;  ce  sont  des  hommes  de  cour  et  de  salons 
en  pourpoints  déboutonnés,  en  chemises  flottantes,  en  chausses  de 
soie,  en  culottes  demi-ajustées,  en  souliers  de  satin  à  talon,  toutes 
modes  et  toutes  habitudes  qui  étaient  les  siennes  et  qu'il  était  ap- 
pelé mieux  que  personne  à  reproduire  en  leur  parfait  idéal  mondain. 
A  sa  manière,  dans  son  genre,  par  l'unique  conformité  de  sa  na- 
ture avec  l'esprit,  les  besoins  et  les  élégances  de  son  époque,  il  est 
dans  l'art  de  peindre  des  contemporains  l'égal  de  qui  que  ce  soit. 
Son  Charles  F%  par  le  sens  profond  du  modèle  et  du  sujet,  la  fa- 
miliarité du  style  et  sa  noblesse,  la  beauté  de  toutes  choses  en  cette 
œuvre  exquise,  dessin  physionomique,  coloris,  valeurs  inouies  de 
rareté  et  de  justesse,  qualité  du  travail,  —  le  Charles  /""^  dis-je, 
pour  ne   prendre  en  son   œuvre  qu'un  exemple  bien  connu   en 
France,  supporte  les  plus  hautes  comparaisons.  Son  triple  portrait 
de  Turin  est  de  même  ordre  et  de  même  signification.  Sous  ce  rap- 
port, il  a  fait  plus  que  qui  que  ce  soit  après  Rubens  :  il  a  complété 
Rubens  en  ajoutant  à  son  œuvre  des  portraits  absolument  dignes 
de  lui,  meilleurs  que  les  siens.  Il  a  créé  dans  son  pays  un  art  ori- 
ginal, et  conséquemment  il  a  sa  paît  dans  la  création  d'un  art  nou- 
veau. Ailleurs  il  a  fait  plus  encore,  il  a  engendré  toute  une  école 
étrangère,  l'école  anglaise.  Reynolds,  Lawrence,  Gainsborough,  j'y 
ajouterais  presque  tous  les  peintres  de  genre  fidèles  à  la  tradition 
anglaise  et  les  plus  forts  paysagistes,  sont  issus  directement  de  Van- 
Dyck,  et  indirectement  de  Rubens  par  Van-Dyck.  Ce  sont  Là  des 
titres  considérables.  Aussi  la  postérité,  toujours  très  juste  en  ses 
instincts,  fait-elle  à  Van-Dyck  une  place  à  part  entre  les  hommes 
de  premier  ordre  et  les  hommes  de  second.  On  n'a  jamais  bien  dé- 
terminé le  rang  de  préséance  qu'il  convient  de  lui  attribuer  dans 
le  défilé  des  grands  hommes,  et  depuis  sa  mort,  comme  pendant 
sa  vie,  il  semble  avoir  conservé  le  privilège  d'être  placé  près  des 
trônes  et  d'y  faire  bonne  figure.  Et  cependant,  j'en  reviens  à  mon 
dire,  génie  personnel,  grâce  personnelle,  talent  personnel,  tout  cela 
pâlirait  beaucoup,  si  l'on  supposait  absente  la  lumière  solaire  d'où 
lui  viennent  tant  de  beaux  rellets.  On  chercherait  qui  lui  a  appris 
ces  manières  nouvelles,  enseigné  ce  libre  langage  qui  n'a  plus  rien 
du  langage  ancien.  On  verrait  en  lui  des  lueurs  venues  d'ailleurs, 
qui  ne  sortent  pas  de   son  génie,  et  finalement  on  soupçonnerait 
qu'il  doit  y  avoir  eu  quelque  part,  non  loin  de  lui,  un  grand  astre 
disparu.  On  n'appellerait  plus  Van-Dyck  fils  de  Rubens;  on  ajou- 
terait à  son  nom  :  inailre  inconnu^  et  le  mystère  de  sa  naissance 
mériterait  d'occuper  les  historiographes. 

Eugène  Fromentin. 


LES 


CHEMINS    DE    FER 

AUX  ÉTATS-UNIS 


NOTES   DE   VOYAGE. 


La  Société  historique  de  l'état  de  Gonnecticut  possède  un  tableau 
que  la  photographie  et  la  gravure  ont  rendu  populaire  aux  États- 
Unis.  Si  le  mérite  de  cette  œuvre  est  discutable ,  l'intérêt  en  est 
capital  :  elle  représente  «  le  premier  train  de  voyageurs  sur  un 
chemin  de  fer  à  vapeur  en  Amérique.  »  Ce  mémorable  événement 
eut  lieu  en  1831.  En  tête  du  train,  on  voit  une  locomotive  à  quatre 
roues,  ayant  la  forme  de  \ai  Fusée,  que  George  Stephenson,  vain- 
queur au  concours,  venait  de  lancer  deux  ans  auparavant  sur  le 
chemin  de  fer  de  Liverpool  à  Manchester.  Gomme  son  aînée,  la  lo- 
comotive a  une  chaudière  tubulaire,  et  le  tirage  du  foyer  est  as- 
suré au  moyen  du  jet  de  vapeur  dans  la  cheminée.  Le  tender, 
chargé  du  combustible,  qui  consiste  en  quelques  piles  de  bois, 
précède  la  locomotive.  La  tige  du  piston  communique  l'impulsion 
à  la  roue  motrice  par  une  bielle  et  une  manivelle.  La  locomotive  a 
déjà  le  type  général  qu'elle  gardera  partout;  elle  est  armée  du 
chasse-pierre,  elle  pèse  A, 000  kilogrammes.  Deux  voitures  seule- 
ment sont  remorquées;  elles  contiennent  en  tout  15  voyageurs,  et, 
à  la  mine  effarée  de  quelques-uns,  à  la  façon  dont  ils  s'accrochent 
aux  courroies  ou  sur  leur  siège,  on  devine  qu'ils  tentent  une  mys- 
térieuse épreuve  et  ne  sont  pas  tout  à  fait  rassurés.  Plus  d'un  est 


LES    CHEMINS   DE    FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  381 

un  personnage  connu  :  c'est  l'ex-gouverneur  de  l'état  de  New-York, 
le  grand-constable  ou  chef  de  la  police,  le  shérifT,  le  président  de 
la  banque  commerciale ,  le  fondateur  de  l'observatoire  d'Albany. 
La  poste,  devinant  déjà  que  le  nouveau  mode  de  locomotion  répon- 
drait surtout  à  ses  besoins,  a  délégué  l'un  de  ses  représentans. 
Les  véhicules  sont  attelés  l'un  à  l'autre  par  des  chaînes  de  fer;  ils 
ont  la  forme  des  voitures  de  messageries  encore  en  usage  en  Amé- 
rique, lourdes,  massives,  suspendues  sur  des  ressorts  de  cuir,  et 
rappelant  les  coches  des  siècles  passés. 

La  compagnie  qui  inaugurait  ainsi  aux  États-Unis  le  premier  che- 
min de  fer  à  traction  de  locomotive  avait  reçu  sa  charte  en  1826. 
Le  raîlroad  qu'elle  venait  de  construire  était  celui  de  Mohawk  et 
Hudson,  ainsi  appelé  parce  qu'il  faisait  communiquer  les  vallées  de 
ces  deux  cours  d'eau,  entre  Albany  et  Schenectady,  dans  l'état  de 
Nev^'-York.  Les  rives  de  l'Hudson,  qui  avaient  vu  passer  le  premier 
bateau  à  vapeur,  devaient  aussi  saluer  la  première  locomotive  amé- 
ricaine. La  voie  avait  16  milles  de  long,  un  peu  moins  de  26  kilo- 
mètres (1);  on  en  avait  commencé  les  travaux  seulement  en  1830. 
Elle  traversait  librement  les  lieux  habités,  elle  montait  à  découvert 
au  flanc  des  collines  :  nulle  restriction,  nulle  crainte  à  son  ap- 
proche, alors  qu'en  tant  d'autres  pays  le  nouveau  mode  de  loco- 
motion rencontrait  nombre  d'opposans,  même  parmi  les  gens  de 
science,  et  ne  devait  que  bien  plus  tard  être  définitivement  accepté. 
Ici  au  contraire,  comme  si  l'on  avait  eu  conscience  de  la  grande  ré- 
volution économique  qui  se  préparait  et  des  avantages  infinis  qui 
devraient  en  être  pour  tous  la  conséquence,  chacun  avait  applaudi 
à  l'invention  nouvelle.  Les  terrains  avaient  été  généreusement  of- 
ferts à  la  compagnie  ou  cédés  au-dessous  de  leur  prix  réel.  Sur 
quelques  points,  les  chevaux  servaient  de  renfort  à  la  locomotive; 
dans  tous  les  cas,  elle  allait  lentement.  Les  billets  étaient  vendus 
dans  les  boutiques  ou  par  le  conducteur.  Dans  la  traversée  des 
hauteurs,  le  train  était  hissé  au  moyen  d'une  corde  mise  en  mouve- 
ment par  une  machine  à  vapeur  fixe,  et  lâché  à  la  descente  comme 
sur  une  montagne-russe.  Des  leviers  manœuvres  par  des  garde- 
freins  servaient  à  ralentir  ou  arrêter  le  convoi.  Tel  était  dans  son 
ensemble  le  premier  chemin  de  fer  américain,  alors  que  l'Angleterre 
venait  à  peine  d'établir  un  court  tronçon  de  ces  voies  nouvelles,  et 
que  la  France  assez  timidement  essayait  de  la  suivre. 

Aujourd'hui  les  États-Unis,  qui  entraient  si  résolument  dans  une 
arène  encore  toute  pleine  d'inconnu,  ont  à  eux  seuls  une  longueur 
de  lignes  ferrées  presque  égale  à  celle  de  tous  les  autres  pays  du 
globe.  Hier  ils  ont  réuni  les  deux  océans,  l'Atlantique  au  Pacifique, 

(1)  Le  raille  anglais  et  américain  est  égal  à  1,009  mètres. 


882  REVUE   DES    DKDX   MONDES. 

New- York  à  San-Francisco,  par  un  ruban  de  fer  de  plus  de  5,000  ki- 
lomètres. La  confiance  dont  ils  ont  fait  preuve  au  début  a  porté  ses 
fruits.  Ils  avaient  déjà  ouvert  la  plus  grande  ligne  de  canaux  qui 
existe,  et  jeté  partout  des  routes  de  terre,  même  à  travers  leur 
grand  désert  et  les  domaines  des  Peaux-Rouges;  mais  on  peut  dire 
que  sans  les  routes  à  vapeur  leur  vaste  continent  ne  se  serait  ja- 
mais peuplé,  ni  fertilisé,  ni  colonisé  aussi  vite. 

I.  —  l'établissemetjt  de   la  voie. 

Pour  aller  d'un  pas  aussi  rapide,  les  Américains  ont  dû  procéder 
quelquefois  avec  l'allure  un  peu  désordonnée  qui  les  distingue. 
Nulle  part,  sauf  en  des  cas  très  particuliers,  le  gouvernement  fé- 
déral ni  les  états  n'interviennent  dans  le  tracé  et  la  construction 
des  chemins  de  fer,  et  ne  garantissent  aux  compagnies  aucune  sub- 
vention en  argent.  En  retour  les  compagnies,  pourvu  qu'elles  obéis- 
sent à  quelques  règles  préliminaires  édictées  par  les  législatures 
■provinciales  ou  par  le  congrès,  se  forment  librement.  Tout  ce  qu'on 
leur  demande,  c'est  de  comprendre  un  certain  nombre  de  noms  re- 
commandables  parmi  leurs  fondateurs  et  leurs  administrateurs,  de 
porter  à  leur  actif  un  capital  social  minimum  de  10,000  dollars  par 
mille  de  voie  à  ouvrir,  d'en  souscrire  immédiatement  le  dixième, 
d'en  verser  le  centième.  Avant  la  formation  de  cette  compagnie,  un 
railroad  man,  un  de  ces  monteurs  d'affaires  comme  on  en  rencontre 
tant  dans  les  états  de  l'ouest,  a  traversé  le  pays  et  marqué  à  grands 
traits  sur  la  carte  et  un  peu  par  instinct  la  ligne  à  construire.  Alors 
les  communes  sont  apparues,  réclamant  chacune  à  l'euvi  la  traver- 
sée de  la  voie  sur  leur  territoire,  et  offrant  en  toute  gratuité  une 
partie  des  terrains  qui  leur  appartiennent.  On  rectifie  suivant  les 
avantages  qu'on  y  trouve  le  premier  tracé  fait  à  la  hâte,  à  vue  d'œil, 
et  alors  descendent  sur  le  terrain  les  géomètres,  les  ingénieurs,  pour 
piqueter  l'axe  définitif  de  la  route,  prendre  les  nivellemens  en  long 
et  en  travers,  faire  le  calcul  des  déblais  et  des  remblais,  établir  le 
devis  des  ponts,  des  viaducs,  des  estacades,  des  tranchées,  fixer 
enfin  et  dessiner  les  principales  stations. 

Tous  les  travaux  sont  d'ordinaire  exécutés  très  promptement, 
sauf  à  y  revenir  ensuite,  par  des  entrepreneurs  qui  traitent  à  for- 
fait. Les  estacades,  qui  évitent  des  remblais  coûteux,  sont  en  bois  et 
s'élèvent  quelquefois  à  de  vertigineuses  hauteurs.  Le  bois  est  vo- 
lontiers employé  aussi  dans  la  construction  des  ponts,  et  l'on  sait 
quelle  forme  hardie,  élégante,  légère,  les  Américains  ont  su  don- 
ner à  ce  genre  de  construction,  dont  le  type  a  même  pris  leur 
nom.  Plus  tard  le  pont  de  bois  sera  remplacé  par  un  pont  de 
pierre,  ou  mieux  par  un  pont  métallique  à  poutrelles  et  à  treillis,  à 


LES    CHEMINS    DE    FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  383 

arches  ou  suspendu;  pour  le  moment,  le  bois  est  suffisant.  Sur  la 
voie,  le  ballast  ou  cailloulis,  qu'on  étend  si  régulièrement  et  si 
ponctuellemeut  chez  nous,  est  presque  inconnu;  pour  peu  que  les 
carrières  soient  loin,  on  n'en  met  pas  du  tout.  Les  fossés  sur  les 
accotemens,  pour  l'assèchement  des  eaux,  laissent  beaucoup  à  dé- 
sirer. Souvent  il  n'y  en  a  pas,  et  la  pluie  s'écoule  comme  elle  peut. 
Encore  moins  protége-t-on  par  des  empierremens  les  flancs  incli- 
nés des  tranchées,  qui  s'ellritent  et  s'éboulent.  On  respecte  les 
végétations  parasites,  les  clôtures  sont  presque  partout  absentes, 
à  moins  que  les  propriétaires  riverains  ne  les  établissent  eux- 
mêmes  et  à  leurs  frais  :  on  n'a  pas  le  temps  de  satisfaire  à  tout  et 
principalement  aux  choses  qu'on  regarde  comme  de  luxe.  On  va  au 
plus  pressé,  à  l'indispensable;  on  pense  qu'on  aura  le  temps  plus 
tard  de  faire  mieux  et  plus  solidement,  et  l'on  paie  cher  quelque- 
fois la  précipitation  fiévreuse  des  premiers  jours. 

La  plupart  des  routes  ne  sont  qu'à  une  voie,  et  la  distance  entre 
les  rails  s'est  rétrécie  de  plus  en  plus,  passant  de  2  mètres  à  l^^jSO 
et  l'",ZiO,  et  même  1  mètre  et  au-dessous.  La  voie  étroite,  nar- 
row  gaudge,  est  maintenant  partout  en  faveur  :  c'est  beaucoup  plus 
économique,  si  la  stabilité  du  convoi  est  moins  grande.  Les  routes 
construites  sur  le  premier  système,  notamment  YErie,  V Atlantic 
and  Great  Western,  ont  dû  jeter  deux  nouveaux  rails  entre  les  pre- 
miers, pour  donner  passage  aux  trains  et  aux  wagons  qui  leur  ar- 
rivent des  autres  hgnes  et  viennent  emprunter  la  leur.  Sans  cela, 
il  faut  soulever  mécaniquement,  comme  nous  l'avons  vu  faire  à  la 
gare  de  Buffalo,  la  caisse  de  chaque  wagon  sur  son  châssis,  et  la  re- 
porter sur  un  autre  dont  les  essieux  sont  munis  de  roues  plus  rap- 
prochées. On  a  essayé  aussi  d'aller  avec  les  mêmes  roues  sur  des 
chemins  de  fer  dont  la  distance  entre  les  rails  n'était  pas  la  même. 
Les  expériences  n'ont  pas  été  décisives,  et  l'on  cherche  toujours  le 
remède  à  cet  inconvénient,  encore  plus  marquant  en  Amérique 
qu'ailleurs.  Si  l'on  avait  sagement  prévu  les  choses  au  premier  mo- 
ment de  l'établissement  des  voies  ferrées,  on  aurait  adopté  partout 
la  même  distance  entre  les  rails,  comme  une  commune  mesure 
pour  louies  les  nations  civilisées;  mais  chacun  se  croyait  obligé 
alors  de  faire  les  voies  plus  larges  pour  avoir  des  machines  plus 
puissantes  et  des  voitures  plus  stables.  Qui  pouvait  penser  aussi 
que  ce  mode  de  locomotion,  entrepris  principalement  pour  le  trans- 
port des  n)atières  lourdes,  encombrantes,  de  peu  de  prix,  devien- 
drait si  général,  se  répandrait  si  vite,  et  que  le  voyageur,  le  colis 
humain,  serait  bientôt  la  part  la  plus  certaine  et  la  plus  profitable 
du  trafic  ? 

Les  rails  sont  portés  par  des  traverses  en  bois,  pour  lesquelles  le 
chêne,  le  hêtre,  le  pin,  le  sapin,  sont  les  essences  préférées;  elles 


38â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sont  souvent  injectées  de  créosote,  de  sels  métalliques,  ou  goudron- 
nées et  même  carbonisées;  ainsi  préparées,  elles  ne  pourrissent  plus. 
Gomme  les  forêts  ne  sont  pas  loin  et  que  l'on  gaspille  volontiers  le 
bois,  on  n'épargne  pas  les  traverses,  et  elles  sont  très  rapprochées; 
cela  supplée  en  partie  à  l'insuffisance  du  ballast.  Les  rails  sont  en 
fer  et  depuis  quelque  temps  en  acier,  ou  simplement  à  tête  ou 
champignon  d'acier.  Ils  durent  alors  beaucoup  plus,  parce  que  le 
métal  est  plus  dur,  mieux  soudé,  plus  homogène  et  plus  résistant  : 
il  ne  s'exfolie  pas,  comme  dans  les  rails  en  fer.  La  dépense  est 
plus  forte  au  début,  mais  au  demeurant  il  y  a  économie.  La  forme 
des  rails  est  celle  dite  à  patins;  ils  sont  directement  cloués  sur 
les  traverses  et  réunis  de  l'un  à  l'autre  par  des  éclisses  ou  bandes 
de  fer  rivées  au  rail  sur  le  côté.  C'est  là  le  rail  Vignoles,  ainsi 
nommé  en  Europe  du  nom  de  l'ingénieur  anglais  qui  en  a  propagé 
l'emploi.  Les  Américains  ont  trouvé  du  premier  coup  cette  forme  si 
simple,  si  commode,  si  sûre,  alors  qu'ailleurs  on  a  pendant  qua- 
rante ans  discuté  sur  le  meilleur  modèle  de  rails  et  de  coussinets, 
et  que  les  ingénieurs  se  sont  évertués  à  l'envi  à  dessiner  les  con- 
tours des  rails  à  simple  et  à  double  champignon  (ces  derniers  pou- 
vant être  retournés) ,  ou  à  défendre  successivement  le  rail  Brunel 
et  le  rail  Barlow,  creux  en  dessous,  en  forme  d'U  ou  de  V  renversé. 
Le  rail  à  patins,  le  rail  américain  était  là,  et  ce  fut  l'Allemagne  qui 
la  première  l'adopta. 

Les  accessoires  de  la  voie,  tels  que  les  croisemens  et  les  change- 
mens,  les  plaques  tournantes,  les  grues  hydrauliques  et  les  châ- 
teaux d'eau  pour  l'alimentation  des  locomotives,  les  signaux  séma- 
phoriques  pour  assurer  la  marche  des  trains,  tout  cet  ensemble  est 
b'iea  installé,  et  offre  même  sur  quelques  points  des  modifications 
heureuses  dont  les  ingénieurs  européens  pourraient  utilement  s'in- 
spirer. Les  gares,  même  celles  de  départ  et  d'arrivée  sur  les  plus 
grandes  lignes,  et  sauf  quelques  exceptions,  comme  à  Chicago,  sont 
très  modestement  construites,  la  plupart  du  temps  en  bois,  sans 
façade  monumentale,  sans  cette  enfilade  de  bureaux  et  de  salles 
d'attente  qui  les  distingue  en  d'autres  pays.  Ici,  tout  est  réduit  au 
strict  nécessaire,  et  l'on  occupe  le  moins  d'espace  et  le  moins  d'em- 
ployés possible.  Il  est  certaines  petites  gares  où  un  seul  agent  fait 
toute  la  besogne,  distribue  les  billets,  marque  et  inscrit  les  coli^, 
veille  au  télégraphe.  On  a  ménagé  dans  quelques  stations  princi- 
pales, eu  égard  aux  soins  délicats  dont  on  entoure  partout  le  sexe 
faible,  un  petit  salon  de  repos  pour  les  dames.  Faut-il  dire  que  les 
hommes  ne  se  sont  pas  oubliés,  et  que  partout  s'étale  le  bar-room, 
la  buvette  sacramentelle,  souvent  luxueuse,  où  les  boissons  natio- 
nales sont  immédiatement  servies  par  l'échanson  debout  et  vigilant 
au  premier  signe  du  voyageur? 


LES    CHEMINS    DE    FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  385 

L'établissement  du  chemin  de  fer  du  Pacifique,  qui  court  d'Omaha 
sur  le  Missouri  à  San-Francisco,  à  travers  les  prairies  du  Dakota, 
les  Montagnes-Rocheuses,  le  Bassin-Intérieur,  la  Sierra-Nevada,  la 
vallée  du  Sacramento,  peut  donner  une  idée  de  l'activité  et  de  l'é- 
nergie surprenante  que  les  Américains  apportent  dans  la  construc- 
tion de  leurs  railroads.  Décrété  le  1"  juillet  1862,  en  pleine  guerre 
de  sécession,  par  le  président  Lincoln,  de  la  même  plume  qui 
allait  abolir  à  tout  jamais  l'esclavage  dans  l'Union,  le  chemin  de 
fer  du  Pacifique  était  achevé  moins  de  sept  ans  après,  à  la  stupé- 
faction de  tous,  et  solennellement  inauguré  le  10  mai  1869.  La  lon- 
gueur totale  entre  les  deux  stations  extrêmes,  Omaha  et  la  ville  de 
Sacramento,  capitale  de  la  Californie,  est  d'environ  2,800  kilo- 
mètres. Deux  compagnies  distinctes,  le  Central -Pacific,  venant  du 
Sacramento,  et  VUmon-Pacific,  partie  du  Missouri,  s'étaient  for- 
mées pour  la  construction  et  l'exploitation  de  cette  grande  ligne,  et 
avaient  reçu  du  gouvernement  fédéral  des  subventions  de  terres  et 
d'argent.  L'étendue  totale  des  terres  publiques  concédées  de  part 
et  d'autre  de  la  voie  atteignait  10  millions  d'hectares,  le  cinquième 
de  la  superficie  totale  de  la  France.  Les  subventions,  payées  au  fur 
et  à  mesure  de  l'avancement  des  travaux  et  variant  suivant  la  na- 
ture des  terrains  traversés,  s'élevaient  dans  l'ensemble  à  la  somme 
de  250  millions  de  francs. 

Les  travaux,  dès  le  début,  avaient  marché  assez  rapidement;  mais 
à  la  fin,  une  sorte  de  fièvre  s'était  emparée  des  deux  compagnies,  et 
peu  s'en  fallut  que,  dépassant  la  limite  assignée  à  leur  étendue  res- 
pective, et  qui  était  précisément  le  point  où  elles  devaient  se  ren- 
contrer, l'une  venant  de  l'est,  l'autre  de  l'ouest,  elles  ne  poursui- 
vissent chacune  pour  son  compte  leur  route  vers  l'autre  océan.  Pour 
les  faire  se  joindre,  le  gouvernement  fédéral  dut  lui-même  interve- 
nir. Pendant  les  seize  derniers  mois  de  leur  marche  vertigineuse, 
elles  avaient  construit,  chacune  à  peu  près  par  moitié,  1,700  kilo- 
mètres, et  il  est  probable  qu'un  pareil  résultat  ne  sera  jamais  plus 
atteint  par  aucune  compagnie.  Celles-ci  avaient  devancé  de  sept  ans 
la  date  réglementaire  assignée  à  l'achèvement  des  travaux. 

A  plusieurs  reprises,  il 'nous  a  été  donné  de  visiter  les  chantiers 
de  cette  ligne  ferrée  sans  pareille.  Au  commencement  du  mois  d'oc- 
tobre 1867,  allant  dans  le  Colorado  explorer  les  mines  d'or  et  d'ar- 
gent des  Montagnes-Rocheuses,  nous  nous  arrêtâmes  à  Julesburg, 
sur  la  Rivière-Plate.  C'était  alors  le  terme  extrême  de  la  voie  ferrée 
du  côté  du  Missouri.  On  était  à  380  milles  d'Omaha,  point  de  dé- 
part. Julesburg,  né  la  veille,  étalait  aux  regards  étonnés  du  touriste 
ses  maisons  de  bois  sans  étages,  ses  bazars  bruyans  et  son  unique 
rue,  large  comme  une  place.  C'était  une  ville  troublée,  tumultueuse, 

TOME  xiii,  —  1876,  '25 


386  .        REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pleine  d'aventuriers,  de  gens  de  mauvaise  mine  et  de  mauvais  re- 
nom, qui  vivaient  des  ouvriers  de  la  voie,  comme  d'autres  vivent 
des  soldats  en  campagne;  on  l'appelait  a  la  ville  la  plus  coquine  » 
des  États-Unis.  Les  salons  de  jeu  et  de  danse  étaient  le  théâtre 
d'assauts  quotidiens,  de  batailles  sanglantes,  et  le  terrible  «juge 
Lynch,  »  qui  fonctionnait  en  permanence,  condamna  plus  d'une  fois 
au  supplice  de  la  corde  les  ignobles  habitués  de  ces  saloons.  Le 
général  Dodge,  qui  dirigeait  les  travaux  comme  ingénieur  en  chef, 
nous  fit  l'accueil  le  plus  bienveillant.  Il  nous  montra  ses  plans,  ses 
devis,  nous  conduisit  sur  le  terrain,  nous  fit  part  de  ses  recherches 
contradictoires  pour  la  traversée  des  Montagnes-Rocheuses.  Ce  ne 
fut  que  plus  tard  que  le  colonel  Evans,  son  premier  assistant,  dé- 
couvrit le  col  qui  porte  son  nom ,  et  par  où  le  chemin  de  fer  devait 
franchir  la  grande  chaîne.  Comme  tout  son  monde,  le  général  était 
là  en  camp  volant,  et  sa  demeure  était  en  planches  comme  la  table 
sur  laquelle  ses  géomètres  dessinaient. 

Non  loin  de  la  station  de  Julesburg  s'élevait  le  fort  Sedgwick,  où 
campait  un  détachement  de  l'armée  fédérale  commandé  par  le  gé- 
néral Potter  pour  tenir  en  respect  les  Indiens.  Ceux-ci  avaient  vu 
d'un  œil  haineux  l'irruption  des  visages  pâles  sur  leurs  terres  et  la 
dévastation  de  leurs  champs  de  chasse.  Qu'allaient  devenir,  au  mi- 
lieu des  colons  envahissans,  le  bison,  l'antilope,  l'élan,  le  daim,  le 
castor,  dont  le  Peau-Rouge  faisait  son  unique  aliment  ou  utilisait 
les  fourrures?  Plus  d'une  fois  déjà  les  Indiens  avaient  attaqué  les 
premiers  explorateurs  de  la  voie,  les  niveleurs,  les  agens  du  télé- 
graphe, et  les  avaient  scalpés  sans  pitié.  Ils  avaient  incendié  les 
stations,  essayé  de  faire  dérailler  les  trains.  Autour  de  Julesburg, 
des  ouvriers  irlandais  faisaient  tous  les  terrassemens.  Ils  étaient 
actifs  à  l'ouvrage,  mais  bruyans,  batailleurs,  faciles  à  s'enivrer.  Ils 
vivaient  dans  une  sorte  de  maison  de  bois  roulante,  de  la  forme  des 
wagons  américains  à  voyageurs,  qui  s'avançait  sur  les  rails  au  fur 
et  à  mesure  de  la  pose  de  ceux-ci.  C'était  à  la  fois  le  dortoir  et  la 
cantine.  Les  lits  étaient  disposés  sur  le  côté  à  l'intérieur,  superpo- 
sés deux  par  deux  comme  les  couchettes  d'un  steamer.  Un  couloir 
régnait  au  milieu,  la  cuisine  était  à  l'avant.  Des  carabines  tout  ar- 
mées étaient  suspendues  çà  et  là;  quant  au  revolver,  chacun  l'avait 
à  la  ceinture  pour  être  prêt  à  la  moindre  alerte. 

La  prairie  s'étendait  jusqu'aux  confins  de  l'horizon,  unie,  mono- 
tone comme  une  mer  de  sable.  Au  pi-intemps,  tout  y  est  vert  et 
fleuri;  on  n'y  voyait  alors  que  des  graminées  naturelles  desséchées. 
L'air  était  pur,  le  ciel  d'une  transparence  limpide.  Le  joiu'  on  voyait 
passer  au  loin  un  troupeau  de  bisons  ou  une  antilope  rapide;  la 
nuit  on  entendait  les  cris  des  loups  et  des  renards  du  désert  afia- 
més.  Le  nivellement,  l'ouverture  de  la  voie,  la  pose  des  rails,  ne 


LES    CHEMINS    DE   FER   AUX  ETATS-UMS.  3S7 

donnaient  sur  ce  point  aucune  peine.  Le  général  Dodge  avait  in- 
troduit une  sorte  de  discipline  militaire  dans  les  chantiers,  et  les 
rails  étaient  mis  sur  les  traverses  et  cloués  au  commandement  par 
des  escouades  dressées  à  ce  service.  L'eau  nécessaire  aux  besoins 
de  la  station  était  tirée  de  puits  artésiens  qu'on  avait  foncés  près 
de  la  voie.  Un  moulin  à  vent,  du  type  des  moulins  américains,  aux 
ailettes  légères  et  gracieuses,  attachées  à  une  tour  svelte  et  non 
point  massive  et  rustique  comme  celle  des  moulins  hollandais,  fai- 
sait mouvoir  la  pompe  à  élever  l'eau.  La  station  comprenait  déjà 
un  buffet,  un  hôtel  que  dirigeait  le  traitant  canadien  Pallardie,  de 
sang  français,  interprète  auprès  des  Indiens  Sioux.  Julesburg  était 
le  point  de  départ  de  la  diligence  transcontinentale  qui  s'en  allait  en 
douze  jours  dans  le  Colorado,  le  pays  des  mormons,  le  Nevada,  la 
Californie.  La  voiture  était  loin  d'être  confortable,  et  les  routes  loin 
d'être  bonnes  et  sûres;  mais  si  grand  est  le  besoin  de  locomotion  des 
Américains,  que  le  coche  ne  manquait  jamais  de  monde  malgré  les 
fatigues  et  les  dangers  du  voyage  à  travers  un  pays  entièrement  dé- 
sert, privé  d'eau  et  peuplé  seulement  de  tribus  sauvages  et  hostiles. 
Quelques  semaines  après  notre  passage  dans  cette  curieuse  cité, 
nous  retournions  du  Colorado  pour  accompagner  au  fort  Laramie  la 
commission  de  paix  venue  de  Washington,  et  qui  allait  traiter  avec 
les  Indiens  du  nord  après  avoir  satisfait  ceux  du  sud.  iNous  la  rejoi- 
gnîmes à  Chayennes,  au  fond  des  prairies,  au  pied  des  Montagnes- 
Rocheuses.  Pendant  ce  temps,  le  chemin  de  fer  du  Pacifique  avait 
atteint  la  même  localité,  et  nous  y  retrouvâmes  les  ouvriers  et  une 
partie  des  chercheurs  d'aventures  que  nous  avions  laissés  à  Jules- 
burg un  mois  auparavant.  La  distance  entre  les  deux  stations  est  de 
IZiO  milles.  Julesburg,  hier  si  vivant,  était  maintenant  détrôné  par 
une  autre  ville  qui  avait  même  précédé  la  voie  de  fer,  et,  marchant 
en  avant,  était  allée  l'attendre  et  s'installer  résolument,  station 
embryonnaire,  avant  que  le  rail  fût  placé.  Cette  étonnante  ville  de 
Chayennes,  «  la  cité  magique,  »  comme  on  l'appela  bientôt,  et  que 
nous  avons  vue  dans  son  plus  grand  éclat,  a  eu  un  sort  plus  heu- 
reux que  son  aînée,  car  elle  vit  toujours,  et  elle  est  même  devenue 
une  des  principales  étapes  du  chemin  de  fer  du  Pacifique.  Peuplée 
aujourd'hui  de  plusieurs  milliers  d'habitans  stables,  elle  est  en  rela- 
tions quotidiennes  d'affaires  avec  le  Colorado  et  ITtah  d'un  côté,  les 
forts  militaires  de  l'autre  :  c'est  comme  un  entrepôt  central  de  mar- 
chandises pour  tout  l'extrême  ouest.  A  partir  de  ce  point,  la  diffi- 
culté des  travaux  a  véritablement  commencé  pour  la  voie  ferrée;  il 
a  fallu  longtemps  chercher  à  travers  les  Montagnes-Rocheuses  le 
col  le  plus  bas,  et  l'on  a  franchi  la  ligne  de  faîte  pour  ainsi  dire 
sans  tunnel  à  la  cote  de  '2,500  mètres,  la  plus  élevée  qu'aucun 
chemin  de  fer  ait  encore  atteinte. 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  ne  fut  qu'au  mois  de  septembre  1868,  huit  mois  avant  le 
complet  achèvement  de  la  grande  voie  ferrée,  que  nous  visitâmes 
les  chantiers  du  côté  du  Pacifique.  Ici  c'étaient  des  Chinois  qui  fai- 
saient presque  toute  la  besogne,  les  Chinois,  terrassiers  modèles, 
sobres,  disciplinés,  intelligens,  d'une  habileté  de  main  merveil- 
leuse, d'une  gaîté,  d'une  égalité  d'humeur  inaltérable,  mais  que  les 
ouvriers  américains  repoussent  pour  la  seule  raison  que,  se  conten- 
tant du  plus  modeste  salaire,  ils  font  baisser  le  prix  de  la  main- 
d'œuvre.  Autrefois  on  leur  reprochait  la  couleur  de  leur  peau;  mais, 
depuis  que  les  noirs  sont  citoyens  comme  les  blancs,  on  ne  peut 
guère  opposer  ce  motif  d'exclusion  aux  hommes  de  race  jaune.  Ces 
émigrés  asiatiques  remplissent  dans  les  deux  Amériques  un  rôle  des 
plus  utiles  et  des  plus  féconds.  Ce  sont  eux  qui  fouillent  sans  se 
plaindre  le  guano  nauséabond  des  îles  Chincha,  eux  qui,  en  dépit 
des  fièvres  pernicieuses  qui  les  ont  si  cruellement  décimés,  ont  cou- 
rageusement ouvert,  en  attendant  le  percement  du  canal  interocéa- 
nique, le  chemin  de  fer  de  l'isthme  de  Panama;  ce  sont  eux  qui  ont 
construit  en  Californie  pour  les  compagnies  hydrauliques  presque 
toutes  les  grandes  lignes  de  canaux,  et  qui  exploitent  les  placers 
trop  pauvres  dont  les  blancs  ne  veulent  plus.  Dans  la  disposition 
des  jardins,  des  appareils  d'arrosage,  mais  surtout  dans  les  opé- 
rations de  terrassement,  ils  n'ont  pas  leurs  égaux;  c'est  pourquoi  on 
les  a  employés  de  préférence,  outre  l'économie  qu'on  y  a  trouvée, 
aux  travaux  du  chemin  de  fer  Central-Pacific,  et  l'on  a  été  plus  que 
satisfait  de  leur  précieux  concours. 

Si  la  traversée  des  prairies,  des  Montagnes-Rocheuses  et  même 
du  grand  désert  américain  compris  dans  le  bassin  intérieur  s'est 
accomplie  sans  embarras,  la  traversée  de  la  Sierra-Nevada  n'a  pu 
s'accomplir  qu'au  milieu  de  difficultés  de  tout  genre,  à  la  fin  heureu- 
sement surmontées.  Qui  n'a  pas  vu  ce  rempart  formidable  de  gra- 
nit, ces  alpes  californiennes  couvertes  de  neige,  aux  cols  inaccessi- 
bles, aux  ravins  inextricables  et  profonds,  ne  peut  se  rendre  compte 
de  la  presque  impossibilité  qu'il  y  avait  à  dessiner  un  tracé  régulier 
à  travers  tous  ces  obstacles  réunis.  On  a  franchi  cependant  ce  mur 
épais,  comme  on  avait  fait  de  la  chaîne  des  Rocheuses,  pour  ainsi 
dire  sans  tunnel  ;  les  galeries  y  sont  courtes  et  peu  nombreuses. 
La  cote  la  plus  élevée  de  la  voie  dépasse  2,000  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  l'Océan.  Les  pentes  atteignent  presque  25  millimè- 
tres par  mètre,  alors  qu'un  article  strict  du  cahier  des  charges, 
au  début  des  chemins  de  fer  en  France,  enjoignait  de  ne  jamais 
dépasser  5  millimètres.  Il  y  a  sur  ce  chemin  des  courbes  qui  n'ont 
pas  plus  de  125  mètres  de  rayon.  Eu  égard  au  relief  particulier 
du  terrain,  certains  tunnels,  certains  viaducs,  ont  dû,  eux  aussi, 
affecter  la  forme  circulaire.  Sur  aucune  route  ferrée,  les  Amé- 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  389 

ricains  n'ont  allié  autant  d'habileté  à  autant  de  hardiesse.  Pour 
se  garantir  des  avalanches,  on  a  protégé  la  voie  soit  par  des  palis- 
sades, soit,  dans  les  endroits  les  plus  dangereux,  par  des  hangars 
couverts,  snoiv  sheds,  qui  forment  une  longueur  totale  de  plus  de 
50  kilomètres.  A  la  descente,  le  train  marche  sans  locomotive,  par 
l'effet  seul  de  la  gravité,  et  retenu,  modéré  par  des  freins  ;  à  la 
montée,  il  faut  deux  locomotives,  et  elles  remorquent  le  train  ha- 
letantes, comme  essoufflées.  La  traversée  des  montagnes  pensylva- 
niennes,  de  la  chaîne  des  Alleganies,  que  l'on  citait  naguère  comme 
une  merveille,  est  de  beaucoup  dépassée  par  la  traversée  de  la 
Sierra-Nevada,  la  plus  étonnante,  la  plus  audacieuse  que  l'on  ait 
jusqu'à  présent  exécutée. 

Ces  sites  de  la  Sierra,  qui  ont  tant  exercé  la  sagacité  des  hommes 
techniques ,  des  constructeurs  de  raihvays,  offrent  au  touriste  le 
plus  merveilleux  spectacle.  Quand  on  arrive  sur  la  ligne  de  faîte 
en  venant  des  déserts  de  l'ouest,  on  salue  tout  heureux  les  bou- 
quets de  noirs  sapins,  les  ruisseaux  aux  eaux  vives  et  babiilardes, 
et  les  lacs  à  la  surface  miroitante  :  il  y  avait  si  longtemps  qu'on 
n'avait  plus  vu  d'eau  ni  d'arbres  !  Sur  ces  hauteurs ,  le  froid  est 
très  vif  en  toute  saison;  mais,  à  mesure  qu'on  descend,  on  passe 
de  la  température  de  la  glace  à  des  chaleurs  torrides.  On  aperçoit 
au  passage  les  placers  aux  jaunes  graviers  et  les  campagnes  cali- 
forniennes, où  de  nouvelles  essences,  les  chênes,  les  pins,  les 
manzanillas  aux  petites  pommes  dont  se  nourrissent  les  Indiens, 
ont  remplacé  les  arbres  des  hautes  cimes.  Voici  enfin  le  Sacra- 
mento,  qui  arrose  une  plaine  plantureuse,  et  sur  le  fleuve  la  ville 
qui  en  porte  le  nom.  Pour  beaucoup,  c'est  le  terme  du  railivay  : 
il  est  plus  court  et  plus  confortable  de  rejoindre  San-Francisco  par 
le  fleuve,  par  les  baies  aux  eaux  tranquilles,  que  de  continuer  la 
route  en  chemin  de  fer.  Il  est  d'ailleurs  si  doux,  si  l'on  vient  direc- 
tement de  New-Yoïk,  de  se  reposer  sur  un  steamer  luxueux  des  se- 
cousses d'un  voyage  de  sept  jours! 

Il  a  fallu  la  guerre  de  sécession  pour  que  le  chemin  de  fer  du 
Pacifique  fût  construit.  Dès  le  commencement  de  ce  siècle,  bien 
avant  de  faire  la  conquête  de  la  Californie,  les  Américains  avaient 
songé  à  ouvrir  une  route  entre  les  deux  océans.  Sans  s'inquiéter  si 
le  pays  à  traverser  leur  appartenait  ou  non,  ils  avaient  lancé  en 
avant  leurs  explorateurs,  dont  quelques-uns,  dans  cette  marche  pé- 
rilleuse vers  l'inconnu,  s'étaient  couverts  de  gloire.  Dès  que  les 
placers  furent  découverts  et  que  la  Californie,  l'Orégon,  les  terri- 
toires de  Washington  et  d'Utah  commencèrent  à  se  peupler,  le 
gouvernement  fédéral  décida  de  rejoindre  l'Atlantique  au  Paci- 
fique par  une  voie  ferrée.  Bien  des  projets  furent  présentés.  11  y  en 
avait  sept  particulièrement  à  l'étude  quand  le  sud  se  révolta  contre 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  nord.  La  difficulté  était  d'ouvrir  la  voie  de  manière  à  satisfaire 
tous  les  intérêts,  et  chacun  des  partis  la  réclamait  exclusivement 
pour  lui-même  :  les  esclavagistes  la  voulaient  dans  les  états  du 
sud,  leurs  opposans  dans  ceux  du  nord.  Le  président  Lincoln,  en 
marquant  définitivement  à  Omaha  sur  le  Missouri  le  point  de  dé- 
part de  la  grande  route  ferrée  continentale,  ne  favorisait  pas  seu- 
lement le  nord,  qui  allait  être  victorieux;  la  tête  de  la  nouvelle  ligne 
avait  aussi  l'avantage  d'être  sur  l'un  des  plus  grands  fleuves  de  l'A- 
mérique et  au  ceatre  même  de  l'immense  empire  des  États-Unis. 
La  réussite  de  cette  gigantesque  entreprise  a  suscité  d'autres 
projets  du  même  genre  au  nord  et  au  sud,  sur  des  tracés  plus  courts 
que  le  premier  et  traversant  des  terrains  plus  fertiles.  Les  inven- 
teurs de  l'un  de  ces  projets  sont  venus  frauduleusement  écouler  un 
jour  leurs  actions  sur  le  marché  financier  de  Paris,  qui  ce  jour-là 
fut  bien  ignorant  et  bien  crédule  :  nous  avons  nommé  le  trop  fa- 
meux Transcontinental-Memjjhis- Pacific,  où  l'on  regrette  de  voir 
mêlé,  entre  autres  noms  jusque-là  honorables,  celui  du  général 
Fremont,  qui  avait  été  précisément  l'un  des  glorieux  explorateurs  du 
far-westy  et  qui  en  1856  faillit  l'emporter  sur  M.  Buchanan  dans 
l'élection  à  la  présidence  des  Éiats-Unis.  Le  Noj'thern-Paci fie,  qui, 
de  Duluth  à  l'extrémité  occidentale  du  Lac-Supérienr,  marche  vers 
rOrégon,  est  aussi  l'un  de  ces  chemins  de  fer  du  Pacifique  encore 
en  germe,  sur  lesquels  on  a  eu  tort  de  fonder  au  début  les  espé- 
rances les  plus  folles.  Un  troisième  chemin  du  même  ordre  se 
détache  de  Saint-Louis  sur  le  Mississipi,  et  ne  saluera  peut-être  pas 
de  quelque  ten:}ps,  lui  non  plus,  les  rives  de  l'Eldorado. 

II.    —    LE    MATÉRIEL    ROCLANT. 

L'exposition  universelle  de  1867  à  Paris  a  rendu  familier  à  tous 
le  type  des  locomotives  américaines  :  elles  se  distinguent  des  ma- 
chines anglaises,  que  l'Europe  a  imitées,  par  différentes  modifi- 
cations, la  plupart  très  heureuses.  Le  mécanicien  et  le  chauffeur 
sont  à  couvert  des  intempéries  sous  un  pavillon  vitré  qui  les  pro- 
tège et  n'en  vaquent  que  plus  efficacement  à  leur  besogne,  la  sur- 
veillance de  la  voie  et  de  la  machine,  l'entretien  du  foyer.  Une 
cloche  est  à  portée  du  mécanicien,  et  il  la  fait  sonner  à  toute  volée 
à  la  traversée  des  lieux  habités,  à  l'entrée  et  à  la  sortie  des  gares. 
Quand  plusieurs  trains  partent  et  arrivent  en  même  temps,  c'est 
un  carillon  des  plus  assourdissans.  Au  moins  est-on  prévenu  et  de 
très  loin  dans  un  pays  où  cette  précaution  n'est  pas  inutile,  car  les 
railways  y  traversent  librement,  sans  barrière  latérale,  les  villes, 
les  villages,  les  rues  et  les  places  les  plus  populeuses,  les  passages 
à  niveau  des  roules.  Tout  au  plus  une  enseigne  en  évidence  vous 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ETATS-UNIS.  391 

prévient-elle  de  «  prendre  garde  à  la  locomotive.  »  Dans  certains 
cas  prévus,  pour  des  manœuvres,  des  indications  spéciales,  la 
cloche  est  abandonnée  pour  le  sifflet,  qui  rend  un  bruit  sourd,  pro- 
longé, analogue  à  un  beuglement,  et  jamais  ce  son  strident  que 
l'on  entend  sur  la  plupart  des  chemins  de  fer  européens. 

La  machine  est  à  huit  roues,  portée  sur  deux  trains  à  quatre 
roues,  indépendans  l'un  de  l'autre,  ce  qui  permet  de  franchir  aisé- 
ment les  courbes  de  peiit  rayon  (1).  La  cheminée,  cylindrique 
comme  partout,  est  presque  toujours  entourée  d'une  enveloppe  en 
tôle,  qui  a  la  forme  d'un  énorme  cône  renversé,  et  qui  seule  suffit 
à  donner  à  la  locomotive  américaine  un  faciès  caractéristique.  Les 
flammèches,  les  cendres  chaudes,  retenues  aussi  par  un  grillage 
disposé  à  l'orifice  supérieur  de  la  cheminée,  tombent  dans  le  cône  et 
se  dégagent  par  un  conduit  spécial.  Cela  prévient  les  cas  d'incendie 
dans  les  cliamps  qu'on  traverse  et  diminue  la  production  de  cette 
poussière  chaude  et  malsaine  qui  ne  gêne  et  ne  salit  que  trop 
souvent  les  voyageurs.  Aussi  plus  d'un  emporte-t-il  pour  protéger 
ses  vètemens  une  de  ces  longues  tuniques  de  coutil  auxquelles  on 
donne  le  nom  significatif  de  duslers,  habits  à  poussière. 

Une  immense  lanterne  à  miroir  parabolique  de  métal  blanc  est 
fixée  au  bas  de  la  cheminée  sur  le  devant,  et  pendant  la  nuit  pro- 
jette son  faisceau  de  rayons  lumineux  sur  la  voie,  qu'elle  illumine 
au  loin.  Sous  la  lanterne  et  rasant  les  rails  est  une  espèce  d'é- 
norme éperon  fait  de  barres  de  fer,  de  forme  prismatique  trian- 
gulaire, la  pointe  en  avant.  Il  sert  à  repousser  le  bétail ,  que  les 
barrières  latérales  ne  suffisent  presque  jamais  à  écarter  de  la  voie, 
à  moins  que  les  propriétaires  riverains  ne  les  aient  établies  eux- 
mênjes.  On  appelle  cet  éperon  le  coiv-catcher  ou  chasse-vache. 
Plus  d'une  de  ces  lourdes  bêtes  qui  dormait  nonchalamment  sur 
les  rails,  voyant  venir  le  train,  se  soulève  lentement  et  d'une 
course  boiteuse,  en  lacet,  particulière  à  ces  sortes  de  ruminans, 
essaie  de  fuir.  Elle  tourne  un  œil  effaré  vers  le  monstre,  qui  ar- 
rive et  qui  bien  vite  la  rejoint.  Si  elle  ne  s'échappe  pas  latérale- 
ment ,  elle  est  impitoyablement  broyée,  mais  les  voyageurs  ne 
s'aperçoivent  même  pas  de  la  secousse.  Gela  remet  en  mémoire 
le  njot  de  G.  Stephenson,  devant  qui  un  interlocuteur  peu  rassuré 
hasardait  un  jour  quelques  objections  sur  les  inconvéniens  qu'il  y 
aurait  à  voyager  en  chemin  de  fer,  sur  les  causes  multiples  de  dé- 
raillement. «  Quel  danger,  si  l'on  rencontrait  une  vache  sur  la 
voie  !  —  Oui,  quel  danger  pour  elle  !  »  repartit  le  grand  ingénieur. 
Sur  le  chemin  de  fer  du  Pacifique,  en  hiver,  le  coiv-catcher  est 

(1)  La  machine  Cramplon,  employée  de  préférence  en  France  et  en  Angleterre  pour 
les  trains  à  grande  vitesse,  n'est  qu'à  six  roues,  dont  une,  la  roue  motrice,  de  plus 
grand  diamètre  que  les  autres. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remplacé  par  le  snoiv-jylough  ou  charrue  à  neige.  C'est,  comme  le 
nom  l'indique,  une  sorte  de  charrue  à  soc  d'acier,  qui ,  poussée 
par  la  locomotive,  ouvre  devant  elle  la  voie,  embarrassée  par  les 
neiges  et  les  avalanches.  Cet  engin  d'un  nouveau  genre  a  rendu  de 
bien  grands  services  dans  la  traversée  de  la  Sierra-Nevada  et  des 
Montagnes -Rocheuses,  et  a  souvent  empêché  les  trains  de  rester 
prisonniers  au  milieu  d'une  tempête  de  neige. 

Plus  encore  que  la  locomotive,  les  wagons  à  voyageurs  ou  à  mar- 
chandises, sur  les  chemins  de  fer  des  États-Unis,  se  distinguent 
des  mêmes  véhicules  européens.  Dans  ce  pays  d'une  étendue  si 
considérable,  qui  couvre  un  espace  aussi  grand  que  toute  l'Europe 
centrale  et  où  l'on  se  déplace  aussi  facilement  sous  le  plus  futile 
prétexte,  où  tant  de  gens  entreprennent  plusieurs  fois  par  an  le 
voyage  en  chemin  de  fer  de  New- York  à  San-Francisco,  qui  duro 
sept  jours,  et  celui  de  la  Nouvelle-Orléans,  qui  en  dure  quatre  ou 
cinq,  on  a  de  bonne  heure  pensé  à  donner  aux  voyageurs  tout  le  con- 
fort désirable.  Alors  qu'en  France  on  a  conservé  pour  les  voitures  à 
voyageurs  de  première  et  de  deuxième  classe  le  type  des  anciennes 
diligences,  et  imaginé  pour  les  troisièmes  une  forme  de  caisse  assez 
incommode,  on  a  renoncé  tout  de  suite  aux  Etats-Unis  au  type  des 
anciens  coches.  Il  n'y  a  du  reste  qu'une  seule  classe  de  voilures, 
l'égalité  démocratique  le  veut  ainsi,  mais  on  peut  pour  son  argent  se 
procurer  certain  bien-être  dont  il  sera  parlé  plus  tard. 

Le  passenger-car  ou  voiture  à  voyageurs  a  la  forme  d'une  caisse 
allongée  d'une  longueur  totale  de  15  mètres,  y  compris  deux  pa- 
liers extérieurs,  qui  ont  chacun  75  centimètres.  La  hauteur  inté- 
rieure maximum  de  la  caisse  est  de  3  mètres  entre  le  plancher  et 
le  plafond,  qui  est  légèrement  cintré;  la  largeur  est  aussi  d'envi- 
ron 3  mètres.  Une  voiture  de  ce  genre  contient  56  places,  dont  la 
moitié  sont  généralement  vides.  Elle  est  portée  sur  quatre  paires 
de  roues,  deux  à  l'avant,  deux  à  l'arrière,  et  les  deux  châssis, 
comme  pour  la  locomotive,  sont  distincts.  Les  sièges  sont  disposés 
par  paires  de  chaque  côté  du  car;  un  couloir  est  ménagé  au  milieu. 
Aux  extrémités  est  un  cabinet  retiré  dont  l'emploi  se  devine,  et  dont 
l'absence  est  un  inconvénient  grave  sur  nos  chemins  de  fer;  on  y 
trouve  encore  une  fontaine  toujours  remplie  d'eau  glacée,  avec  un 
verre  pour  boire,  enfin  un  poêle  chaulfé  par  du  charbon  de  terre, 
qu'on  allume  par  les  temps  froids.  Ce  mode  élémentaire  de  chauf- 
fage occasionne  quelquefois  de  terribles  incendies,  et  a  fait  songer 
à  d'autres  systèmes  moins  dangereux,  par  exemple  au  chauffage  i\ 
l'air  chaud  ou  à  circulation  d'eau  chaude;  on  a  aussi  imaginé  de 
mettre  le  foyer  du  poêle  au-dessous  du  plancher  de  la  voiture. 

La  plate-forme  extérieure  qui  règne  à  l'avant  et  à  l'arrière  est 
protégée  par  une  balustrade  et  un  auvent.  Là  se  tient  le  fumeur  et 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ETATS-UNIS.  393 

le  touriste  ami  du  paysage,  qui  peut  à  son  aise  sonder  l'horizon, 
examiner  la  voie.  On  y  est  quelquefois  fort  mal,  parce  qu'il  faut  se 
tenir  debout,  et  que  les  secousses  du  convoi  en  marche  et  la  tré- 
pidation continue  des  roues  qui  sont  voisines  fatiguent  singulière- 
ment. On  y  gêne  aussi  les  manœuvres,  le  conducteur  passe  et  re- 
passe à  chaque  instant,  et  c'est  là  que  se  dresse  la  barre  de  levier 
verticale,  surmontée  d'une  manivelle  circulaire,  que  serrent  ou  des- 
serrent les  garde-freins.  Par  cette  plate-forme,  on  peut  passer 
d'une  voiture  à  l'autre  en  une  enjambée.  Le  saut  n'est  pas  sans 
danger  quand  le  train  va  vite  et  «  galope.  »  Une  affiche  se  borne  à 
prévenir  le  voyageur.  Gela  fait,  on  n'empêche  personne  d'aller  et 
de  venir  à  sa  guise,  voire  de  se  casser  le  cou.  Chacun  doit  être 
son  unique  gardien,  son  protecteur  :  help  y  oui-  self,  défendez- vous 
tout  seul,  c'est  la  maxime  qui  a  cours  partout. 

Les  sièges  sont  à  claire-voie,  ou  plus  généralement  garnis  de 
peau  ou  de  velours;  ils  peuvent  basculer  autour  d'une  charnière 
latérale,  de  sorte  qu'à  volonté  on  va  en  avant  ou  en  arrière.  Si  l'on 
est  trois  ou  quatre  ensemble,  on  se  met  les  uns  vis-à-vis  des  autres 
dans  une  sorte  d'isolement  relatif.  Entre  les  deux  paires  de  sièges 
qui  se  regardent  ainsi  existe  souvent,  fixée  à  la  paroi  latérale  de  la 
voiture,  une  petite  tablette  qu'on  relève  pour  poser  un  livre,  faire 
une  partie  de  cartes.  A  côté  de  chaque  rangée  de  sièges  est  une  fe- 
nêtre munie  d'une  vitre,  d'une  persienne  et  d'un  rideau.  Le  car 
est  ventilé  par  des  ouvertures  spéciales  et  par  des  moyens  mécani- 
ques particuliers  indépendans  de  la  main  du  voyageur.  L'air  qu'on 
y  respire  est  toujours  pur,  frais,  abondant.  La  nuit,  la  lumière  est 
fournie  par  des  bougies  ou  bien  par  des  lampes  à  pétrole  ou  à  gaz, 
protégées  par  un  globe  et  disposées  au  plafond  du  couloir  longitu- 
dinal; l'éclairage  laisse  souvent  à  désirer.  Dans  le  couloir  circule 
incessamment  de  jour  le  conducteur  qui  contrôle  les  billets.  Pour 
n'être  pas  dérangé,  on  les  passe  au  cordon  de  son  chapeau.  Le  con- 
ducteur les  pointe  et  les  replace  pendant  que  le  voyageur  continue 
son  somme  ou  sa  lecture.  Un  autre  homme  est  dans  le  car  prêt  à 
répondre  au  moindre  appel.  Il  vend  des  journaux,  des  livres,  du 
tabac,  des  fruits,  des  douceurs.  Une  corde  qui  traverse  la  partie 
supérieure  du  couloir  de  chaque  car,  portée  sur  des  anneaux  de  fer, 
règne  sur  toute  la  longueur  du  train,  et  met  chacun  en  communica- 
tion instantanée  avec  le  mécanicien.  Un  voyageur  sans  défense  at- 
taqué subitement  dans  un  wagon  ou  en  proie  à  un  danger  quelcon- 
que a  ainsi  la  faculté  d'appeler  immédiatement  du  secours. 

Le  maintien  des  voyageurs  dans  les  cars  est  généralement  bon, 
surtout  dans  les  états  de  l'est.  On  y  cause  à  voix  basse,  on  y  a  pour 
les  femmes,  quelles  qu'elles  soient,  une  très  grande  déférence.  On 
y  mâche  assez  volontiers  du  tabac,  mais  on  n'y  fume  pas,  si  ce 


39Zi  REVUE    DES    DEUX    AIONDES. 

n'est  dans  un  petit  recoin  fermé,  ménagé  dans  quelques  cms,  ou 
sur  la  plate-forme  extérieure.  U  y  a  aussi  pour  cela  une  voiture 
mixte  à  deux  compartimens,  l'un  pour  les  bagages,  l'autre  pour  les 
fumeurs.  Certains  cars  sont  réservés  uniquement  aux  dames,  aux 
hfdics  et  à  ceux  qui  les  accompagnent;  c'est  pourquoi  sir  Fi-ederic 
Bruce,  qui  fut  longtemps  ministre  d'Angleterre  en  Amérique  et  qui 
était  célibataire,  ne  voyageait  jamais  sans  sa  domestique.  Il  avait 
charge  de  lady ,  comme  on  dit  là-bas,  où  la  toilette  ne  distingue 
pas  les  rangs,  et  on  lui  offrait  les  meilleures  places.  S'il  eût  voyagé 
seul,  on  l'eût  volontiers  relégué  dans  le  wagon  des  fumeurs,  qui 
est  sur  toutes  les  lignes  des  États-Unis  le  plus  sale,  et  le  plus  mal 
composé  qu'on  puisse  voir. 

Une  journée  passée  en  chemin  de  fer  dans  un  des  ca?\'}  qu'on 
vient  de  décrire  s'écoule  vite  et  sans  effort,  parce  que  le  voyageur 
y  jouit  de  beaucoup  de  commodités,  et  n'y  est  pas  emprisonné.  Il 
peut  se  mouvoir  à  sa  guise,  admirer  comme  il  l'entend  le  pays, 
aller,  venir  tout  le  long  du  train;  mais  la  nuit  la  fatigue  commence, 
car  il  faut  alors  rester  immobile,  et  elle  est  souvent  intolérable.  Les 
sièges  n'ayant  pas  d'appui  au-dessus  des  épaules,  il  est  presque 
impossible  de  dormir,  si  ce  n'est  dans  les  positions  les  plus  gênées, 
les  plus  contrariées.  On  se  réveille  à  chaque  instant  et  tout  cour- 
batu. C'est  pour  cette  raison  que  les  sleeping-cars  ou  wagoiis-dor- 
toirs  ont  été  de  bonne  heure  imaginés  aux  États-Unis,  où  l'on  répu- 
gnait auparavant  à  faire  des  voyages  de  nuit.  Un  des  derniers 
constructeurs  de  ces  voitures,  ou  pour  mieux  dire  des  inventeurs, 
M.  Pullman,  de  Chicago,  y  a  fait  une  très  grande  fortune.  On  le 
cite  aux  États-Unis  comme  un  de  ces  self-made  dont  on  est  fier,  un 
de  ces  hommes  qui  se  sont  faits  tout  seuls,  et  ont  bien  mérité  de 
l'humanité  par  leurs  travaux  et  leurs  découvertes. 

Qu'on  se  figure  le  car  que  nous  venons  de  décrire,  mais  beau- 
coup plus  élégant  dans  ses  formes  architecturales,  dans  sa  décora- 
tion extérieure  et  intérieure,  si  bien  qu'on  l'appelle  alors  un  palace 
ou  un  silver-car,  une  voiture-palais,  une  voiture  d'argent.  Le  soir, 
l'espace  entre  chaque  double  siège  se  transforme  en  une  couchette 
au  moyen  des  dossiers  mobiles  qu'on  enlève  et  qu'on  rapproche  ho- 
rizontalement au  niveau  des  deux  places  qui  se  font  vis-à-vis.  Sur 
cette  couchette,  on  étend  un  matelas,  on  jette  dessus  un  drap,  un 
traversin,  un  oreiller,  des  couvertures,  et  voilà  un  lit  improvisé. 
La  couchette  au-dessus  est  formée  par  la  paroi  latérale  supérieure 
du  car,  laquelle  est  mobile  autour  de  deux  charnières,  et  soutenue 
horizontalement  par  deux  petits  Ccàbles  en  fil  de  fer  qui  font  fonc- 
tion de  haubans.  On  étend  sur  celte  couchette,  comme  sur  l'infé- 
rieure, la  literie  nécessaire;  un  rideau,  courant  sur  une  tringle, 
isole  les  lits,  qui  rappellent  un  peu  par  leur  disposition  les  cabines 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ETATS-UNIS.  395 

superposées  des  bateaux  à  vapeur,  mais  sont  beaucoup  plus  larges 
et  à  deux  places  au  besoin.  Le  couloir  du  milieu  reste  libre,  et  il 
est  éclairé  toute  la  nuit  par  des  lanternes  suspendues  au  plafond. 
Le  jour,  toute  la  literie  disparaît;  elle  est  remisée  dans  l'espace 
resté  vide  contre  la  paroi  supérieure  du  car,  celle  où  couchait  le 
voyageur  d'en  haut.  C'est  surtout  dans  ces  ingénieuses  installations 
que  consiste  l'invention  de  M.  Pullman. 

Les  compagnies  de  sleejjîng-cars  sont  indépendantes  de  la  com- 
pagnie du  railway  où  elles  font  courir  leurs  voitures.  Elles  paient 
pour  le  parcours  de  celles-ci  une  somme  de  tant  par  mille  et  ré- 
clament des  voyageurs  de  1  1/2  à  2  dollars  par  nuit  et  par  cou- 
chette. Le  jour,  le  lit  démoli,  on  garde  sa  place  et  l'on  occupe  par 
conséquent  deux  sièges.  11  y  a  quelques  compartimens  entièrement 
séparés,  à  deux  ou  à  quatre  places,  et  quelquefois  un  salon  fermé 
où  une  famille  tout  entière  peut  s'isoler.  On  dort  bien  dans  les  lits, 
et  l'on  n'y  est  pas  trop  secoué,  sauf  sur  quelques  voies  très  mal  en- 
tretenues; alors  tout  sommeil  est  impossible.  La  plupart  se  désha- 
billent entièrement  pour  se  coucher.  Le  matin,  le  nègre  qui  veille  à 
la  bonne  tenue  du  car  bat  les  habits,  cire  les  boites.  Les  voya- 
geurs se  rendent  tous,  en  bras  de  chemise,  à  un  lavabo  commun  où 
l'on  trouve  du  savon,  un  peigne,  une  glace,  même  une  brosse  à 
ongles.  Peigne  et  brosse  sont  quelquefois  retenus  par  une  chaînette, 
pour  qu'il  ne  vienne  à  personne  l'idée  de  les  emporter.  Une  ser- 
viette, qui  tourne  autour  d'un  rouleau  supérieur,  à  la  façon  d'une 
chaîne  sans  fin,  sert  à  essuyer  égalitairement  tous  les  visages.  Sur 
quelques  voitures,  on  se  pique  de  générosité,  et  l'on  donne  un  linge 
à  chacun.  Les  dames  ont  généralement  leur  lavabo  à  part.  Aucun 
désordre,  aucune  plaisanterie  de  mauvais  ton,  ni  aux  levers,  ni 
aux  couchers,  et  la  discrétion,  l'extrême  réserve  des  mœurs  améri- 
caines, le  respect  extérieur  dont  on  entoure  partout  les  femmes, 
permettent  une  sorte  de  contact  intime  des  deux  sexes  entre  per- 
sonnes le  plus  souvent  inconnues  les  unes  aux  autres,  contact  qui 
ne  serait  peut-être  pas  sans  inconvénient  ni  sans  danger  ailleurs. 

Veut-on  encore  plus  de  luxe,  plus  de  confort,  voici  sur  le  chemin 
de  l'Erié,  sur  celui  de  l'Hudson  et  quelques  autres,  des  comparti- 
mens spéciaux  avec  de  grandes  glaces  aux  fenêtres,  qui  perniettent 
d'embrasser  d'un  coup  d'oeil  tout  le  pays  traversé,  et  des  fauteuils 
entièrement  isolés,  pivotant  sur  un  axe  vertical  de  manière  que 
le  voyageur  puisse  faire  un  tour  d'horizon,  ou  regarder  du  côté 
de  la  rose  des  vents  qu'il  lui  plaît.  Voici  encore  le  restaurant  rou- 
lant, que  nous  avons  vu  fonctionner  sur  le  chemin  de  fer  de  l'Hud- 
son en  allant  à  Chicago.  Une  cuisine  est  attachée  à  l'arrière  i\\i  pa- 
lace-car, on  vous  sert  à  déjeuner,  à  dîner,  à  votre  heure,  sur  une 
carte  dressée  chaque  jour.  Vous  pouvez  demander  du  poisson,  de 


396  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  viande,  du  gibier,  un  légume,  et  boire  de  la  bière  ou  du  vin  de 
France,  si  le  thé  ou  le  café,  qui  sont  aux  repas  les  boissons  na- 
tionales, ne  vous  satisfont  point.  Ce  restaurant  roulant  suit  main- 
tenant le  train  qui  va  de  New- York  à  San-Francisco,  de  sorte  que  le 
voyageur,  si  tel  est  son  agrément,  peut  faire  tout  ce  trajet  d'une 
semaine  sans  même  descendre  de  voiture. 

Les  cars  à  marchandises  sont  de  diverses  formes ,  mais  presque 
tous  à  caisse  allongée.  Il  y  a  les  wagons  fermés,  box -cars,  s'ou- 
vrant  sur  le  côté,  par  une  porte  à  glissière,  et  où  l'on  transporte 
surtout  les  grains,  les  farines,  les  produits  agricoles,  les  colis  plus 
ou  moins  délicats.  Il  y  a  encore  les  wagons  à  claires-voies  latérales 
pour  le  bétail  vivant,  les  cattle-cars.  Les  précautions  les  plus  minu- 
tieuses sont  prises  pour  diminuer  autant  que  possible  la  fatigue  des 
animaux,  les  arrêter,  les  abreuver  et  les  nourrir  convenablement 
en  route,  et  cela  non  pas  précisément  en  vertu  de  la  protection 
que  l'homme  doit  aux  bêtes,  mais  parce  que  ces  animaux  servent 
à  la  nourriture,  et  que  le  voyage  ainsi  fait  rend  la  chair  du  bétail 
meilleure  et  plus  savoureuse.  Ce  n'est  pas  du  reste  une  petite  af- 
faire que  ce  voyage  du  bétail,  car  celui-ci  arrive  souvent  du  fond 
même  du  Texas,  de  l'Arkansas,  du  Colorado.  Les  moutons,  les 
porcs,  entassés  dans  les  cars,  sont  distribués  sur  deux  rangs  éta- 
ges, et  les  porcs,  qui  n'aiment  guère  à  se  déplacer  de  la  sorte,  font 
volontiers  une  musique  qui  s'entend  d'une  lieue  à  la  ronde.  Les 
conducteurs  de  bestiaux,  bouviers,  porchers,  bergers,  accompa- 
gnent souvent  leurs  bêtes,  et  les  compagnies  se  sont  évertuées  à 
l'envi  à  ménager  aussi  tout  le  confort  possible  à  ces  rudes  campa- 
gnards de  l'extrême  ouest,  dont  quelques-uns  ont  des  mines  et  des 
allures  qui  rappellent  celles  des  gauchos  sauvages  de  la  Plata,  es- 
pèces de  centaures  qui  gardent  leurs  bêtes  toujours  à  cheval.  C'est 
surtout  vers  Chicago,  Saint-Louis,  Cincinnati,  que  se  dirigent  ces 
trains  de  bestiaux  particuliers  aux  raihvays  de  l'ouest. 

Les  wagons  ou  réservoirs  à  pétrole,  oil  tank-cars,  que  l'on  ren- 
contre principalement  sur  les  lignes  de  la  Pensylvanie,  de  l'Ohio, 
de  l'état  de  New-York,  ont  une  forme  spéciale:  c'est  celle  d'une 
chaudière  horizontale  en  tôle  de  fer,  cylindrique,  à  calottes  hémi- 
sphériques ou  lenticulaires,  couchée  sur  un  châssis  à  roues.  La  ca- 
pacité de  ces  réservoirs  est  de  quatre-vingt-ciuq  barils  de  pétrole, 
et  avec  eux  toute  chance  d'incendie  est  presque  annihilée,  en  même 
temps  que  le  remplissage  et  la  vidange  sont  rendus  très  aisés.  Les 
wagons  à  charbon,  coal-cars,  sont  des  plates- formes  avec  ou  sans 
rebords,  sur  lesquelles  on  empile  le  combustible  en  gros  morceaux, 
ou  des  wagons  à  l'anglaise,  comme  ceux  qui  servent  en  Europe  aux 
terrassemens,  et  dont  la  forme  est  restée  sur  la  plupart  de  nos  che- 
mins de  fer  comme  le  type  spécial  des  wagons  à  marchandises. 


LES    CHEMINS    DE   FER   AUX    ÉTATS-UNIS.  397 

Chargés  de  houille  ou  de  coke,  ces  T^agons  se  vident  en  dessous 
ou  sur  le  côté,  par  une  trappe  ou  en  basculant.  Les  wagons  à  mi- 
nerai sont  du  même  système. 

Tous  les  wagons  à  marchandises  comme  ceux  à  voyageurs  sont 
attelés  les  uns  aux  autres  par  des  modes  particuliers  d'attache.  Les 
roues  sont  en  fonte  de  1er,  mais  un  soin  méticuleux  est  apporté  à 
la  fabrication.  Les  différens  systèmes  de  ressorts  de  suspension, 
de  freins,  mériteraient  d'être  décrits  (1).  Tout  le  matériel  roulant, 
locomotives  ou  voitures  diverses ,  appartient  généralement  aux 
lignes  sur  lesquelles  il  circule;  mais  quelques-unes  de  ces  lignes 
louent  leur  matériel  à  des  compagnies  particulières,  dont  une,  celle 
dite  United-States  rolling  stock  Company^  imitée  de  celles  qui  fonc- 
tionnent en  Angleterre,  fait  d'assez  bonnes  affaires.  Étant  donné  le 
caractère  américain,  si  souvent  imprévoyant,  qui  va  toujours  au 
plus  pressé,  c'est  là  une  institution  qui  chez  eux  doit  réussir.  Après 
avoir  construit  un  chemin  de  fer,  on  s'aperçoit  tout  à  coup  qu'on  n'a 
plus  assez  d'argent  pour  le  munir  d'un  matériel  roulant  nécessaire, 
ou  compléter  celui-ci;  on  le  loue.  De  grands  exploitans,  de  simples 
particuliers,  louent  aussi  de  ces  voitures  et  les  font  circuler  sur  une 
ligne  en  payant  le  droit  de  parcours.  Tel  marchand  de  grains  de 
Chicago  envoie  ainsi  directement  son  blé  à  INew-York.  De  même  le 
grand  montreur  de  bêtes,  le  fameux  Barnum,  ne  fait  jamais  autre- 
ment voyager  son  cirque  qu'en  louant  à  la  compagnie  du  Rolling 
stock  tout  le  matériel  dont  il  a  besoin  pour  lui,  ses  gens  et  ses  ani- 
maux, et  qu'il  marque  à  son  nom. 

Les  wagons  à  bagages,  baggage-cars,  n'offrent  rien  de  particulier; 
mais  il  faut  décrire  au  moins  la  façon  à  la  fois  rapide,  sûre  et  éco- 
nomique dont  les  bagages  sont  enregistrés  et  délivrés  à  destination. 
Il  est  rare  qu'on  les  pèse.  L'homme  expert  qui  préside  à  ce  service 
juge  à  l'œil,  pour  gagner  du  temps,  si  vous  dépassez  le  maximum  de 
50  kilogrammes  généreusement  attribué  à  chaque  voyageur.  Cela 
fait,  il  attache  à  la  courroie  ou  à  la  poignée  de  votre  colis  une  ron- 
delle de  laiton.  Celle-ci  porte  un  numéro  d'ordre,  le  nom  de  la  ligne 
que  vous  prenez,  et  quelquefois  le  lieu  de  départ  et  d'arrivée.  On 
vous  délivre  une  rondelle  correspondante,  et  autant  de  fois  de  ces 
rondelles  que  vous  avez  de  colis,  et  c'est  tout.  Pas  de  bulletin,  pas 
d'inscription,  pas  de  timbre,  pas  de  droit  de  statistique  à  payer.  On 
appelle  cela  cJièquer  le  bagage,  et  l'on  donne  aux  rondelles  le  nom 
de  chèques]  elles  ont  en  effet  la  valeur  d'un  bon  à  vue  comme  le 

(1)  Pour  tous  les  détails  techniques  que  nous  ne  pouvons  donner  ici,  on  pourrait 
consulter  l'ouvrage  de  M.  l'ingénieur  en  chef  Malézieux,  Travaux  publics  des  ÈtatS' 
Unis  d'Amérique  en  1870,  Paris,  Dunod  1873.  Depuis  la  mission  que  M,  Michel  Che- 
valier remplit  aux  États-Unis  en  1833,  c'est  le  livre  le  plus  remarquable  qui  ait  été 
publié  en  France  sur  les  canaux,  les  chemins  de  fer  et  les  ponts  américains. 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chèque  tiré  sur  une  banque.  Avant  le  moment  de  l'arrivée,  un 
homme  monte  dans  le  train;  il  vous  demande  vos  chèques,  vous 
les  lui  remettez,  si  vous  voulez.  Il  vous  rend  en  échange  un  petit 
papier,  détaché  quelquefois  d'un  registre  à  souche.  Sur  ce  papier 
sont  indiqués  le  nombre  et  le  numéro  de  vos  colis.  Vous  payez  en 
retour  autant  de  fois  25  cents  (1  fr.  25  centimes)  que  vous  avez  de 
pièces,  et  souvent  vous  ne  payez  qu'après  réception.  Si  vous  désirez 
avoir  une  place  d'omnibus  pour  descendre  dans  un  hôtel  ou  dans  tel 
quartier  de  la  ville  où  vous  êtes  arrivé,  le  même  agent  vous  la  four- 
nit. Le  prix  est  d'habitude  le  même  que  pour  un  colis,  si  ce  n'est 
le  double.  Peu  après  votre  arrivée  à  l'hôtel  ou  à  domicile,  vos 
bagages  vous  sont  remis.  Pas  une  minute  d'attente,  pas  d'ennuis 
d'aucune  sorte,  pas  de  pourboires  adonner  aux  facteurs.  JN'allez  pas 
au  moins  par  méfiance  essayer  de  retirer  votre  bagage  vous-même; 
vous  seriez  le  dernier  servi.  On  vous  ferait  passer  après  la  puissante 
corporation  des  express,  qui  font  ce  service  à  la  satisfaction  univer- 
selle du  public,  avec  une  fidélité  ponctuelle,  une  loyauté  à  toute 
épreuve.  Il  est  bien  rare  qu'un  bagage  se  perde  par  la  faute  de  V ex- 
press ou  du  chemin  de  fer.  S'il  a  suivi  une  fausse  direction,  on  met 
le  télégraphe  en  jeu,  on  le  retrouve  vite.  En  cas  de  perte,  les  chè- 
ques ou  le  papier  correspondant  servent  de  preuve,  et  une  juste 
indemnité  est  payée.  Quant  aux  bagages  laissés  en  dépôt  à  la  gare 
d'arrivée  et  qui  ne  sont  pas  réclamés,  la  compagnie  n'exige  pour  eux 
aucun  droit  de  garde;  mais  si,  au  bout  d'un  an  et  un  jour,  on  ne  les 
a  pas  retirés,  elle  les  fait  vendre  à  l'encan  tels  quels,  non  ouverts; 
les  amateurs  les  apprécient  au  poids  et  enchérissent  en  conséquence. 
Au  départ  pas  plus  qu'à  l'arrivée  des  trains,  aucun  obstacle,  aucune 
difficulté,  aucune  barrière.  La  gare  est  accessible  k  tous  indistincte- 
ment, le  public  circule  partout  comme  il  lui  plaît.  On  ne  parque,  on 
ne  met  personne  sous  clef.  On  délivre  des  billets  jusqu'à  la  dernière 
minute,  et  les  amis,  les  parens  qui  accompagnent  le  voyageur  peu- 
vent le  suivre  jusqu'à  sa  voiture,  monter  même  un  moment  avec 
lui,  et  n'en  descendre  qu'à  l'instant  précis  où  le  train  se  mettra  en 
marche,  ce  qu'il  fait  très  lentement.  On  trouve  des  billets  de  che- 
mins de  fer  dans  tous  les  hôtels,  dans  les  bureaux  de  ville  des  com- 
pagnies et  dans  certains  bureaux  particuliers  de  messageries.  On 
peut  même  y  porter  et  y  faire  enregistrer  ses  bagages.  On  arrive 
ainsi  à  la  gare  sans  nulle  préoccupation,  sans  embarras.  En  été,  des 
trains  de  plaisir  s'organisent  dans  toutes  les  directions.  A  toutes  Is 
époques  de  l'année,  le  mouvement  est  incessant.  Quand  il  s'agit 
d'un  long  parcours,  de  New-York  au  Niagara  ou  à  Pittsburg,  voire 
à  Chicago,  Omaha,  Saint-Louis,  la  Nouvelle-Orléans,  les  compagnies 
luttent  entre  elles  pour  se  disputer  le  voyageur  et  lui  donnent  avec 
son  billet  une  carte  fantastique  où  leur  ligne  est  indiquée  toujours 


LES    CHEMINS    DE    FEil    AUX    ÉTATS-UNIS.  399 

comme  la  plus  courte  et  la  meilleure,  celle  des  concurrens  comme 
la  plus  longue,  si  elle  n'est  même  entièrement  passée  sous  silence. 
C'est  au  voyageur  à  se  défier  de  cette  géographie  imaginaire  et  de 
ces  prospectus  trop  alléchans  dont  on  s'obstine  à  bourrer  ses  poches; 
mais  les  pauvres  immigrans  y  sont  pris  quelquefois.  Il  est  vrai  qu'on 
fait  maintenant  des  trains  à  leur  usage,  et  que  le  conseil  d'émigra- 
tion qui  veille  paternellement  sur  eux  à  New-York  leur  donne  à 
leur  arrivée  en  Amérique  tous  les  avis,  toutes  les  indications  dont 
auparavant  ils  manquaient. 

III.  —  l'exploitation. 

II  est  une  idée  qui  a  cours  en  France,  c'est  que  les  chemins 
de  fer  américains  vont  plus  vite  que  tous  les  autres.  Cette  opinion 
est  erronée,  car  ils  vont  même  moins  vite  :  les  nôtres  ou  ceux  de 
l'Angleterre  sont  autrement  rapides.  Sans  doute  il  y  a  un  train- 
éclair  entre  New-York  et  Chicago  dont  les  journaux  français  par- 
laient récemment,  et  qui  parcourt  en  vingt-six  heures  la  distance 
de  1,600  kilomètres  qui  existe  entre  ces  deux  villes;  cela  donne 
une  vitesse  moyenne  de  60  kilomètres  à  l'heure,  qui  sera,  dit-on, 
portée  à  70.  Toutefois  ce  train  n'existe  que  pour  le  transport  des 
journaux  et  des  dépêches.  Il  est  également  inutile  de  citer  le  train 
analogue  entre  New- York  et  Trenton,  capitale  du  New-Jersey,  et 
qui  parcourt  en  une  heure  une  distance  de  58  milles  ou  93  kilomè- 
tres :  ce  ne  sont  pas  là  des  trains  de  voyageurs.  S'il  faut  en  croire 
la  légende,  les  trains  de  la  malle  de  l'Inde  ont  égalé  chez  nous  ces 
vitesses  vertigineuses.  Le  train  rapide  entre  Paris  et  Marseille,  qui 
ne  met  que  dix-sept  heures  pour  franchir  une  distance  de  865  kilo- 
mètres, est  peut-être  un  peu  moins  accéléré  que  le  train  spécial  qui 
relie  New- York  à  Chicago,  et  qui  ne  met  plus  que  trente  heures 
pour  une  distance  à  peu  près  double;  mais  les  trains-poste  do  Li- 
verpool  à  Londres  ou  de  Londres  à  Douvres,  qui  marchent  à  la 
vitesse  de  60  kilomètres  à  l'heure,  soit  1  kilomètre  par  minute,  ar- 
rêts compris,  ont  une  vitesse  que  les  trains  à  voyageurs  sur  les 
chemins  de  fer  des  États-Unis  n'ont  pas  encore  atteinte.  Quant  aux 
trains  ordinaires,  la  vitesse  en  Amérique  est  toujours  moindre 
qu'en  France,  et  cela  est  dû  surtout  à  la  conformation  du  matériel 
roulant,  très  lourd,  de  grande  dimension,  et  à  l'état  de  la  voie, 
qui  est  rarement  aussi  bien  entretenue  que  chez  nous. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  non  plus ,  comme  on  le  répète  trop 
souvent,  que  les  voyageurs  sont  exposés  à  plus  de  dangers  sur 
les  routes  d'Amérique.  Nous  avons  parcouru  entre  les  années  1867 
et  187/i  plus  de  32,000  kilomètres  en  chemin  de  fer,  et  nous  n'a- 
vons jamais  été  témoin  d'aucun  accident;  nous  n'avons  jamais  dé- 


AOO  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raillé,  jamais  rompu  ni  brûlé  le  moindre  essieu;  bien  rarement  le 
train  est  arrivé  en  retard.  Enfin  il  résulte  de  documens  ofliciels  que 
pour  l'année  administrative  commençant  au  l*"''  octobre  1872  et 
finissant  au  30  septembre  1873,  sur  le  chemin  de  fer  de  l'Erié,  qui 
a  toujours  été  cité,  à  tort  ou  à  raison,  comme  celui  qui  était  le  plus 
mal  entretenu,  par  conséquent  le  plus  dangereux,  il  n'y  a  eu  qu'un 
voyageur  tué  et  7  blessés  sur  3,922,156  qui  ont  été  transportés  sur 
cette  voie  pendant  la  période  indiquée  (1).  Sur  un  autre  chemin  de 
fer,  Y  Atlantic  and  Great  Western^  dans  l'année  d'exploitation  allant 
du  1^''  juillet  1872  au  30  juin  1873,  on  a  transporté  957,940  voya- 
geurs, et  l'on  n'a  eu  à  constater  que  deux  cas  de  mort  par  accident, 
dont  un  survenu  par  suite  de  l'imprudence  du  voyageur  (2);  aucun 
voyageur  n'a  été  blessé.  Il  serait  facile  de  continuer  ces  citations. 
Étant  donnée  d'ailleurs  la  longueur  totale  des  chemins  de  fer  amé- 
ricains, qui  égale  presque  celle  de  tous  les  autres  pays  du  globe,  il 
ne  faudrait  pas  s'étonner  s'ils  présentaient  autant  d'accidens  à  eux 
seuls  que  tous  les  autres  chemins  de  fer  réunis,  et  même  un  peu 
plus,  puisqu'on  voyage  plus  en  Amérique;  encore  reste-t-on  au- 
dessous  des  chiffres  indiqués  par  ce  calcul.  Constatons  que  les  com- 
pagnies prennent  toutes  les  précautions  nécessaires  pour  sauve- 
garder la  vie  des  voyageurs,  et  que  les  travaux  de  la  voie,  conduits 
au  début  en  si  grande  hâte,  sont  peu  à  peu  repris  en  sous-œuvre  et 
portés  au  degré  de  solidité  et  de  perfection  voulues.  C'est  ainsi  que 
le  chemin  de  fer  du  Pacifique  lui-mêm.e  n'a  pas  tardé  à  devenir  un 
railway  de  premier  ordre  comme  l'exigeait  l'acte  de  concession. 
Ce  qui  autorise  surtout  les  légendes  qui  ont  cours  en  Europe  sur 
les  accidens  de  chemins  de  fer  en  Amérique  et  sur  le  peu  de  cas 
que  les  compagnies  exploitantes  y  font  de  la  vie  humaine,  ce  sont 
certaines  catastrophes  auxquelles  la  presse  a  donné  une  publicité 
exagérée  et  qui  n'arrivent  qu'à  des  intervalles  très  éloignés.  Ainsi, 
sur  une  ligne  des  états  de  l'est,  un  jour  d'inauguration,  un  pont 
de  bois  très  élevé  s'est  écroulé  dans  le  torrent  qu'il  traversait  avec 
toute  la  série  des  invités,  le  président  et  les  administrateurs  de  la 
compagnie,  des  sénateurs,  des  représentans,  des  r^'j^or/er^  de  jour- 
naux; bien  peu  en  sont  revenus.  De  pareils  accidens  sont  heureu- 
sement fort  rares. 

La  liberté  d'action  des  compagnies  est  loin  d'être  illimitée,  et  un 
contrôle  existe  pour  défendre  les  intérêts  du  public.  Dans  la  plu- 
part des  états  atlantiques  et  de  l'ouest,  il  y  a  un  commissaire 
des  chemins  de  fer  nommé  par  la  législature  et  le  gouverneur,  et 

(1)  Annual  report  of  the  State  engineer  and  surveyor  of  the  State  of  New-York, 
Albany  1874. 

(2)  Seventh  annual  report  of  the  commissioner  of  the  railroads  and  telegraphs  of 
Ohio,  Columbus  1874. 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  A 01 

qui  leur  adresse  chaque  année  un  rapport  détaillé,  tout  plein  de 
statistiques  et  d'informations  curieuses.  Ce  rapport  indique  minu- 
tieusement pour  chaque  compagnie  la  longueur  parcourue,  l'état 
de  la  voie  et  du  matériel  roulant,  les  dépenses  et  les  recettes  an- 
nuelles, le  capital  en  actions  et  obligations,  l'intérêt  distribué  aux 
actionnaires,  la  nature  et  la  valeur  des  propriétés  immobilières  ap- 
partenant aux  compagnies.  Dans  ce  rapport  sont  également  men- 
tionnés le  nombre  de  voyageurs  et  de  tonnes  transportés  et  le  dé- 
tail de  celles-ci,  le  nombre  et  la  nature  des  accidens  survenus  tant 
aux  voyageurs  qu'aux  employés  de  la  ligne  ou  aux  personnes  tra- 
versant la  voie.  Les  plaintes  du  public  ne  sont  pas  oubliées,  et  les 
moyens  sont  suggérés  par  lesquels  on  pourrait  y  faire  droit. 

Ces  commissaires  de  surveillance  et  de  contrôle  sont  des  ingé- 
nieurs, des  agens-voyers,  qui  ont  la  connaissance  préalable  du  ser- 
vice qu'on  exige  d'eux.  Ils  sont  capables  d'apprécier  l'état  d'entre- 
tien de  la  voie,  du  matériel,  des  gares,  des  ouvrages  d'art,  ponts, 
viaducs  ou  autres;  mais  ils  ne  se  montrent  pas  tracassiers  et  ne 
dressent  pas  procès-verbal  à  tout  propos.  Leurs  rapports  paraissent 
à  époque  fixe,  soigneusement  imprimés,  et  quelquefois  sont  ac- 
compagnés de  cartes  intéressantes.  On  les  tire  à  plusieurs  milliers 
d'exemplaires,  on  les  distribue  aux  sénateurs,  aux  représentans  de 
l'état,  et  on  les  délivre  immédiatement,  à  titre  purement  gracieux, 
à  toute  personne  qui  en  fait  la  demande.  Le  contrôle  des  chemins 
de  fer,  tel  qu'il  s'exerce  dans  quelques  contrées  européennes,  est 
plus  vexatoire  pour  les  compagnies,  plus  méticuleux,  et  ne  produit 
pas  assurément  les  résultats  du  contrôle  américain,  qui  n'existe  du 
reste  que  depuis  quelques  années,  et  qui  n'a  été  institué  que  pour 
répondre  aux  demandes  réitérées  du  public.  Dans  l'état  de  Massa- 
chusetts, on  compte  jusqu'à  trois  commissaires  de  chemins  de  fer, 
dont  un,  M.  Francis  Adam,  est  un  publiciste  bien  connu. 

En  consultant  les  rapports  dont  il  vient  d'être  parlé,  il  est  facile 
de  s'assurer  que  le  prix  moyen  de  transport  sur  les  chemins  de  fer 
américains,  au  moins  ceux  des  états  atlantiques,  qui  sont  en  con- 
currence entre  eux  et  avec  les  canaux,  n'est  guère  plus  élevé  qu'en 
France  ou  en  Angleterre,  c'est-à-dire  de  6  à  9  centimes  par  kilo- 
mètre pour  chaque  voyageur,  et  de  5  à  8  centimes  pour  chaque 
tonne  transportée.  Ces  prix,  quand  il  s'agit  de  distances  comme 
celles  de  Paris  à  Marseille  ou  du  Havre  à  Lyon,  sont  déjà  trouvés 
chez  nous  excessifs,  et  doivent  descendre  plus  bas  pour  des  ma- 
tières lourdes  et  de  peu  de  valeur,  comme  les  houilles,  les  cokes, 
les  engrais ,  les  pierres  et  tous  les  matériaux  de  construction ,  qui 
souvent  même  ne  peuvent  prendre  économiquement  que  la  voie 
des  canaux,  beaucoup  moins  chère,  mais  aussi  beaucoup  moins  ex- 

TOMB  xin.  —  1876.  26 


A02  REVCE    DES    DEUX  MONDES. 

péditive.  A  plus  forte  raison ,  le  coût  du  fret  sur  les  chemins  de  fer 
américains  suscite-t-il  les  plaintes  des  expéditionnaires,  surtout 
de  ceux  de  l'ouest,  quand  ils  ont  à  envoyer  leurs  marchandises 
des  bords  du  Mississipi  ou  du  Missouri  à  New-York  sur  2,400  kilo- 
mètres. Certaines  denrées,  telles  que  les  grains,  principale  mar- 
chandise d'exportation  de  ces  régions  agricoles,  ne  peuvent  plus 
prendre  économiquement  le  rail,  pour  peu  que  la  récolte  soit  abon- 
dante et  que  la  baisse  arrive.  Il  survient  alors  un  fait  curieux  :  on 
a  plus  d'intérêt  à  brûler  le  maïs  comme  combustible  (après  en  avoir 
nourri  les  porcs)  qu'à  l'exporter  à  New- York.  Depuis  quelques  an- 
nées, les  fermiers  de  l'ouest  se  sont  plaints  de  cet  état  de  choses; 
ils  ont,  en  des  meetings^  des  conventions ,  dans  l'Ohio,  l'illinois, 
rindiana,  l'Iowa,  le  Minnesota,  le  Wisconsin,  le  Missouri,  violem- 
ment attaqué  les  compagnies,  leur  ont  reproché  les  taux  élevés  de 
leurs  tarifs.  Ils  ont  montré  que  les  dépenses  d'exploitation  étaient 
exagérées,  le  capital  d'actions  excessif  et  la  plupart  du  temps  imagi- 
naire; il  fallait  cependant  lui  fournir  une  part  d'intérêt.  Plusieurs 
des  plaignans  ont  menacé  de  ne  plus  exporter  leurs  grains  par  les 
voies  ferrées,  si  les  tarifs  n'étaient  pas  immédiatement  réduits,  et 
de  mettre  leurs  récoltes  en  silos;  quelques-uns  l'ont  fait. 

C'est  ainsi  que  s'est  formée  l'association  des  grangers,  dont  tous 
les  échos,  même  en  Europe,  ont  répété  les  récriminations  violentes, 
et  dont  on  a  surfait  un  moment  l'importance  comme  corps  politique. 
Tout  au  plus  peuvent-ils,  dans  les  élections,  disposer  d'un  million  de 
voix,  alors  qu'il  en  faut  7  ou  8  millions  pour  assurer  l'élection  prési- 
dentielle. Néanmoins  les  états  intéressés  se  sont  émus,  des  enquêtes 
ont  été  ouvertes,  instituées  par  le  congrès  fédéral.  On  y  a  battu  en 
brèche  les  grandes  compagnies  au  nom  des  intérêts  populaires,  et 
l'on  y  a  proposé  un  moment  de  construire  un  chemin  de  fer  direct 
de  New- York  à  Chicago,  dont  la  longueur  totale  serait  réduite  à 
1,300  kilomètres,  et  à  2,000  en  allant  jusqu'au  Missouri.  Ce  che- 
min de  fer  n'aurait  eu  pour  objet  que  de  transporter  les  marchan- 
dises au  prix  de  2  centimes  1/2  par  tonne  et  par  kilomètre ,  ce  qui 
aurait  réduit  des  deux  tiers,  c'est-à-dire  mis  à  3  francs  au  lieu  de  9 
le  transport  de  100  kilogrammes  de  blé  de  Chicago  à  New-York. 
Il  aurait  marché  à  la  vitesse  moyenne  de  20  kilomètres  par  heure. 
En  comptant  le  temps  perdu  par  les  arrêts,  il  aurait  fait  liOO  kilo- 
mètres par  jour.  Il  n'aurait  fallu  ainsi  que  trois  jours  pour  aller  de 
Chicago  à  New-York  et  cinq  en  venant  du  Missouri.  La  dépense 
d'un  pareil  chemin  avec  son  matériel  pouvait  être  estimée  à 
400  millions  de  francs,  dont  le  quart  pour  le  matériel;  mais  ce  bril- 
lant projet  n'existe  encore  que  sur  le  papier.  L'agitation  des  gran- 
gers, un  moment  très  tumultueuse  en  1873,  aura  eu  au  moins  un 
avantage,  celui  d'appeler  l'attention  publique  sur  les  tarifs  des  voies 


LES    CHEMDfS    DE   FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  ZjOS 

ferrées  et  la  nécessité  de  les  réduire.  Cette  agitation  dure  encore; 
la  question  du  transport  économi  |ue  entre  les  états  de  l'ouest  et  les 
rivages  de  l'Atlantique  est  toujours  pendante  et  finira,  étant  donnée 
l'énergie  particulière  à  la  race  américaine,  par  être  utilement  réso- 
lue. Il  y  a  là  un  problème  de  topographie  qui  se  videra  peu  à  peu. 
C'est  aussi  vers  le  golfe  Saint-Laurent,  par  les  canaux,  les  lacs  et 
les  rivières,  et  vers  le  golfe  du  Mexique  par  la  grande  artère  du 
Mississipi,  que  ces  vastes  champs  de  l'ouest,  comme  perdus  au 
centre  du  grand  continent,  doivent  chercher  leurs  débouchés;  mais 
ici  se  présente  la  rivalité  de  Montréal  ou  de  la  Nouvelle-Orléans 
contre  New-York,  et  les  intérêts  en  jeu  viennent  quelquefois  obs- 
curcir les  vues  de  l'économiste  ou  du  législateur  :  New-York  n'en- 
tend céder  à  aucune  autre  ville  la  primauté  sur  l'Atlantique.  On  ne 
peut  nier  toutefois  que  les  voies  navigables  intérieures  ne  soient  de 
plus  en  plus  améliorées,  les  canaux  complétés  ou  élargis.  Les  ingé- 
nieurs sont  même  occupés  à  cette  heure  à  régulariser  les  bouches 
capricieuses  du  Mississipi;  mais  tout  cela  demande  beaucoup  de 
temps  et  beaucoup  d'argent,  et  quelques  fermiers  ne  veulent  pas 
attendre.  La  question  se  pose  cependant  comme  si  des  plaines  du 
Danube  on  voulait  expédier  par  terre  des  céréales  à  Paris. 

Si  les  Américains  se  plaignent  aujourd'hui  du  fonctionnement 
de  leurs  chemins  de  fer  et  des  tarifs  élevés  appliqués  à  l'exploita- 
tion, ils  doivent  n'accuser  qu'eux-mêmes.  Pendant  trois  ans,  de 
J870  à  1872,  une  véritable  fièvre  de  railways  s'est  emparée  de 
l'Union.  En  consultant  le  dernier  manuel  de  M.  Poor  (1),  on  voit 
que,  pour  ces  trois  années  seulement,  la  longueur  moyenne  de 
chemins  de  fer  construits  a  atteint  annuellement  6,500  milles  et 
dépassait  pour  l'ensemble  19,500,  c'est-à-dire  une  longueur  plus 
grande  que  celle  de  tous  les  chemins  de  fer  anglais  :  en  trois  ans 
on  a  donc  fait  autant  de  raihvays  que  la  Grande-Bretagne  en  qua- 
rante ans.  Quand  on  arrive  à  ce  degré  d'activité  furieuse,  ce  n'est 
plus  une  marche  normale,  c'est  une  course  folle,  et  la  réaction  n'est 
pas  loin  de  se  faire  :  elle  commença  vers  le  milieu  de  1873,  et  en 
septembre  atteignit  son  apogée  par  la  débâcle  de  la  grande  maison 
Jay  Cooke.  Ces  rois  de  la  finance  new-yorkaise  construisaient,  sou- 
tenaient au  moins  de  leurs  deniers  et  de  ceux  de  leurs  déposans  le 
chemin  du  JSortlœrn- Pacific,  qui  dut  immédiatement  arrêter  sa 
course  triomphante  du  Lac-Supérieur  vers  l'Orégon.  La  panique 
fut  telle,  tant  de  gens  avaient  pris  des  intérêts  dans  cette  affaire  et 
se  trouvaient  tout  à  coup  ruinés,  que  pendant  dix  jours  la  bourse 
des  valeurs  fut  fermée,  et  que  de  mémoire  d'homme  on  ne  vit  à 
New- York  pareille  crise  financière.  Ni  le  vendredi  noir  de  1869,  ni 

(1;  Manual  of  the  railroad  of  the  United-States,  by  Henry  V.  Poor,  New- York  18Ï5. 


AOà  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'incendie  de  Chicago  en  1871,  ni  celui  de  Boston  qui  éclata  l'année 
suivante,  ne  causèrent  une  émotion  analogue.  L'Amérique  ne  s'est 
pas  encore  relevée  de  ce  coup,  qui  a  eu  son  retentissement  sur 
toutes  les  places,  à  Chicago,  à  Saint-Louis,  à  la  Nouvelle-Orléans, 
à  Pittsburg,  à  Philadelphie,  à  Boston,  et  jusqu'à  San-Francisco,  tant 
les  intérêts  sont  solidaires  dans  les  grandes  affaires  de  banque  et 
d'industrie.  Les  chemins  de  fer  ont  pâti  les  premiers  de  cette  crise, 
puis  la  métallurgie  de  la  fonte,  du  fer  et  de  l'acier,  qui  a  dû  ré- 
cemment diminuer  sa  production,  jusque-là  toujours  croissante.  En 
1873,  on  n'a  plus  construit  que  h,000  milles  de  railways  et  2,000 
seulement  en  187/i;  ce  n'est  plus  qu'une  moyenne  annuelle  de 
3,000  milles  au  lieu  de  6,500  que  donnaient  les  précédentes  années. 
En  1875,  le  mouvement  s'est,  dit-on,  encore  ralenti.  Heureusement 
que  le  tonnage  des  marchandises  transportées  sur  l'ensemble  des 
voies  n'a  pas  diminué.  Telle  qu'elle  est  actuellement,  la  situation 
reste  favorable.  A  la  fin  de  1874,  les  États-Unis  possédaient  à 
eux  seuls  une  longueur  de  voies  ferrées  de  73,000  milles,  environ 
117,000  kilomètres,  ou  préside  la  moitié  de  la  longueur  totale  des 
railways  existant  sur  le  globe.  L'Angleterre  et  l'Allemagne  possé- 
daient chacune  26,000  kilomètres,  la  France  20,000  et  tous  les 
autres  pays  du  globe  ensemble  n'en  avaient  que  85,000;  cela  donne 
une  longueur  totale  de  275,00  kilomètres  ou  69,000  lieues,  de  quoi 
faire  environ  sept  fois  le  tour  de  la  circonférence  terrestre. 

Le  coût  moyen  de  l'établissement  des  chemins  de  fer  en  Améri- 
que par  kilomètre  construit  estmoins  élevé  qu'en  Europe.  Il  existe 
à  cela  deux  raisons  :  d'abord  le  prix  des  terrains  traversés  est  nul 
ou  peu  élevé;  ensuite  une  très  grande  simplicité,  on  l'a  vu,  est 
adoptée  dans  la  construction  de  la  voie.  Le  prix  d'établissement 
n'est  guère  que  de  180,000  francs  par  kilomètre  en  moyenne.  Il  en 
résulte  que  les  117,000  kilomètres  de  chemins  de  fer  des  États-Unis 
ont  coûté  20  milliards  de  francs.  C'est  aussi  ce  qu'a  coûté  à  l'Union 
la  guerre  de  sécession,  et  l'on  peut  mettre  en  présence  les  deux 
sommes,  l'une  si  productive  et  si  féconde  en  résultats,  l'autre  avec 
toutes  les  conséquences  négatives  et  toutes  les  destructions  que  la 
guerre  entraîne  après  elle.  On  calcule  qu'un  millier  de  compagnies 
existent  sur  toute  la  surface  de  l'Union.  Ce  capital  de  20  milliards 
est  à  diviser  entre  elles  ;  mais  sur  le  nombre  il  y  en  a  le  dixième 
environ  qui  ne  donnent  aucun  dividende  et  ne  peuvent  faire  face  à 
leurs  engagemens;  c'est  donc  de  ce  chef  2  milliards  entièrement 
perdus.  Les  autres  compagnies  donnent  des  dividendes  qui  varient 
de  3  à  10  pour  100;  la  moyenne  est  de  /i  à  5,  et  ce  taux  d'intérêt 
diffère  peu  de  celui  que  donnent  la  plupart  des  compagnies  an- 
glaises ou  françaises;  mais  il  faut  noter  qu'en  Amérique  le  prêt  de 
l'argent  est  à  un  taux  plus  fort  qu'en  Europe.  Le  nombre  si  grand  des 


LES    CHEMINS    DE   FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  A 05 

compagnies  réduit  à  une  longueur  relativement  peu  étendue  la  dis- 
tance exploitée  par  chacune.  11  est  peu  de  compagnies,  dix  à  peine, 
dont  le  réseau  atteigne  1,000  kilomètres.  La  Peimsyhanîa  Central 
dépasse  2,000.  Quelques  autres  compagnies,  VErié,  la  Neiv-York 
Central  and  Hudson  River,  la  Baltimore  and  Ohio,  atteignent  aussi 
et  dépassent  même  ce  chiffre,  en  y  comprenant  les  lignes  louées, 
c'est-à-dire  celles  dont  on  prend  l'exploitation  à  ferme.  Les  compa- 
gnies de  l'Union  et  du  Central -Pacific  ont  un  réseau  un  peu  moins 
étendu.  On  est  loin  toutefois,  dans  la  plupart  des  cas,  des  grandes 
compagnies  françaises,  comme  celle  de  Paris-Lyon-Méditerranée, 
dont  le  réseau  total  atteint  presque  Zi,7,00  kilomètres;  mais  il  est 
reconnu  aujourd'hui  que  ces  trop  grandes  concentrations  ne  sont 
pas  favorables  à  l'unité  de  direction  que  réclame  le  service  d'un 
railivay,  et  qu'une  tête  humaine,  quelque  intelligente  et  encyclo- 
pédique qu'elle  soit,  ne  peut  centraliser  tous  les  détails  d'un  ser- 
vice aussi  étendu  et  aussi  compliqué.  C'est  pourquoi,  sur  la  grande 
ligne  française  qu'on  vient  de  citer,  la  direction  générale  est  main- 
tenant scindée  en  deux,  l'une  comprenant  l'exploitation  commer- 
ciale, l'autre  l'exploitation  technique. 

Les  compagnies  Central- Pacific,  New-York  and  Hudson,  Penn- 
sylvania,  Baltimore-Ohio,  sont  citées  à  l'envi  en  Amérique  parmi 
les  mieux  exploitées  et  les  mieux  conduites.  Elles  ont  toutes  à  leur 
tête  des  administrateurs  infatigables,  qui  ont  été  pris  parmi  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  habiles  des  États-Unis.  Nous  passons  sous  si- 
lence V  Union-Pacific,  à  laquelle  a  été  greffée  dès  le  début  une 
affaire  malencontreuse,  celle  dite  du  Crédit  mobilier,  où  tant  de 
gens  en  place  ont  été  compromis,  et  qui  a,  dit-on,  hâté  la  fin  du 
premier  initiateur  de  cette  grande  voie,  M.  Ames.  Quant  au  che- 
min de  fer  de  l'Erié,  qui  aurait  dû  être  le  plus  important  de  l'Union, 
la  grande  voie  appienne  de  l'Amérique ,  comme  on  l'avait  baptisé 
au  début,  il  a  toujours  été  depuis  nombre  d'années  en  souffrance 
et  fort  mal  administré.  C'est  cependant  l'une  des  voies  que  les 
marchandises  de  l'ouest  et  des  grands  lacs  prennent  encore  de  pré- 
férence pour  se  rendre  à  INew-York.  C'est  à  peine  si  celles  de 
Pennsylvania ,  Baltimore-Ohio,  New-York  Central,  parviennent 
à  lui  disputer  le  premier  rang.  On  peut  dire  que  ces  quatre  grands 
chemins  sont  réellement  à  la  tête  de  toutes  les  voies  ferrées  de  l'U- 
nion. Ce  sont  les  grands  pourvoyeurs  en  produits  manufacturés  de 
tous  les  marchés  de  l'intérieur,  et  ils  déversent  en  retour  sur  les  rives 
de  l'Atlantique  toutes  les  richesses  naturelles  que  l'ouest  des  États- 
Unis  fournit  en  si  grande  abondance,  tous  les  produits  du  sol  et  du 
sous-sol. 

Aucun  chemin  n'était  mieux  placé  que  celui  de  l'Erié  pour  con- 
centrer sur  ses  rails  le  plus  grand  trafic  entre  toutes  les  lignes  ri- 


hOQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vales  :  il  arrive  à  Buffalo,  cette  métropole  des  lacs,  plus  directement 
que  le  New -York  Central,  sur  une  distance  qui  est  de  19  milles 
moins  longue  {^2'2  au  lieu  de  hhl),  et  alors  que  les  chemins  de  fer 
Penmyhania  et  Daltimore-Ohio  ont  pour  points  de  départ  Phila- 
delphie ou  Baltimore,  l'Erié  a  véritablement  pour  tête  de  ligne  INew- 
York,  qui  l'emporte  si  étonnamment  sur  les  deux  premières  de  ces 
villes.  Pourquoi  l'Erié  n'a-t-il  pas  écrasé  ses  rivaux  ?  pourquoi  ne 
marche-t-il  pas  aujourd'hui  à  la  tête  de  toutes  les  voies  ferrées 
américaines?  pourquoi  la  législature  de  l'état  de  New -York  lui 
a-t-elle  disputé  comme  fictif,  il  y  a  dix-huit  mois,  le  maigre  divi- 
dende de  1  et  3/4  pour  100  que  l'Erié  allait  distribuer  à  ses  action- 
naires? La  réponse  est  dans  les  faits  qui  suivent,  que  chacun  connaît 
et  cite  à  tout  propos  dans  le  monde  des  affaires  de  New- York. 

Les  actions  de  l'Erié,  qui,  il  y  a  onze  ans  et  demi,  en  avril  '186Zi, 
se  cotaient  à  126  dollars  (le  pair  étant  de  100)  et  recevaient  un  di- 
vidende de  8  pour  100,  sont  tombées,  durant  le  mois  de  juin  1874, 
à  27,  ont  oscillé  un  moment,  trois  mois  après,  autour  de  32,  et  se 
sont  arrêtées  depuis  à  17,  cours  minimum  qu'elles  affichent  en- 
core (novembre  1875)  ;  c'est  la  cote  la  plus  basse  que  l'Erié  ait  ja- 
mais enregistrée,  même  aux  jours  les  plus  malheureux.  Pendant 
cinq  ans  (1807-1872),  une  bande  d'agioteurs  effrénés  s'empara  de 
la  direction  de  ce  chemin,  et  y  apporta  la  corruption  qui  règne 
depuis  longues  années  dans  la  plupart  des  administrations  publi- 
ques aux  États-Unis.  Le  président  et  les  directeurs  de  l'Erié  agis- 
saient à  la  façon  de  ces  hommes  sans  foi,  de  ces  jJoliticiens  éhon- 
tés  qui  ne  s'attachent  à  un  parti,  qui  ne  cherchent  à  faire  réussir 
une  élection  que  pour  mettre  ensuite  les  places  et  le  trésor  au 
pillage.  On  est  allé  jusqu'à  faire  alliance  avec  ces  tristes  gens,  et 
l'on  a  composé  un  moment,  en  s'unissant  à  eux,  l'association  la  plus 
redoutable,  la  plus  dangereuse  que  l'état  et  la  ville  de  New- York 
aient  jamais  vue.  Cette  coterie,  ce  ring  est  resté  célèbre.  Pen- 
dant que  les  uns,  avec  le  trop  fameux  Tweed ,  aujourd'hui  en  pri- 
son et  qui  traînait  à  sa  suite  tout  le  clan  des  Irlandais  et  la  lie  du 
parti  démocrate,  pillaient  la  caisse  municipale  et  volaient  plus  de 
100  millions  de  francs,  les  autres  volaient  de  beaucoup  plus  la  caisse 
de  l'Erié.  En  1868,  en  quatre  mois,  de  juillet  à  octobre,  le  capital 
d'actions  de  ce  chemin  était  porté  de  34  millions  de  dollars  à  58. 
Aux  Étals-Unis,  on  appelle  d'un  mot  plaisant  cette  manœuvre  frau- 
duleuse qui  consiste  à  battre  monnaie  avec  un  apport  fictif;  o-n  dit 
qu'on  «  arrose  »  les  actions.  Sur  cette  pente  fatale,  on  ne  s'est  plus 
arrêté.  En  1871,  on  dépassait  86  millions  de  dollars  sans  que  l'ac- 
tif de  l'Erié  ait  été  le  moins  du  monde  réellement  augmenté.  En 
1869,  le  conseil  des  directeurs  de  ce  chemin,  se  sentant  coupable, 
refusait  de  faire  enregistrer  les  actions  de  la  compagnie,  sur  quoi 


LES    CHEMINS    DE   FER    AUX   ETATS-UNIS.  407 

le  syndicat  des  agens  de  change  de  la  bourse  de  New- York  rayait 
l'Edé  de  sa  liste;  pendant  six  mois,  il  n'y  eut  aucune  cote  de  cette 
valeur. 

Tout  le  temps  que  dura  cette  monstrueuse  association,  le  vol,  le 
pillage,  le  banditisme  financier,  s'installèrent  en  permanence  dans 
la  direction  de  l'Erié;  les  mots  ne  sont  pas  trop  forts,  et  la  flétris- 
sure ne  saurait  être  trop  grande.  Non-seulement  on  se  toUrna  contre 
les  lignes  rivales  qu'on  essaya  plusieurs  fois,  par  des  mesures  dé- 
loyales, de  tenir  en  échec;  mais  la  lutte  eut  lieu  par  momens  entre 
certains  des  administrateurs  eux-mêmes,  qui  jouaient  entre  eux  au 
plus  rusé  sans  tenir  compte  des  intérêts  sacrés  qui  leur  étaient  con- 
fiés. 11  y  a  un  terme  parmi  les  gens  de  Wall-street  pour  caracté- 
riser ce  jeu  de  bourse  d'un  nouveau  genre  :  cela  s'appelle  corner^ 
acculer  son  adversaire.  Les  acolytes  deFisk,  Drew  etGould,  lui 
ont  joué  ensemble,  puis,  séparés ,  se  sont  joué  entre  eux  de  ces 
tours.  Aujourd'hui  on  réclame  à  Gould  les  millions  de  dollars  qu'il 
s'est  appropriés  de  la  sorte,  et  il  offre  d'en  restituer  une  partie.  Que 
devenaient  au  milieu  de  tout  cela  le  bon  entretien,  la  marche  régu- 
lière de  la  voie?  Peu  s'en  fallut  un  jour,  sur  un  railway  loué  et 
disputé,  qu'un  duel  à  la  locomotive  n'eût  lieu ,  et  que  de  part  et 
d'autre  les  escouades  d'ouvriers  qui  accompagnaient  les  trains  res- 
pectifs, qu''on  avait  fait  monter  exprès  dans  les  convois,  n'en  vins- 
sent aux  mains  et  ne  livrassent  une  bataille  en  règle  sur  les  rails. 
Pour  voir  la  fin  de  ces  désordres,  jusqu'ici  sans  exemple  même 
en  Amériqfue,  où  l'on  ose  tout,  il  a  fallu  que  la  balle  d'un  assassin, 
en  janvier  1872,  frappât  le  président  de  l'Erié,  James  Fisk,  et  que 
Jay  Gould,  associé  à  toutes  les  fraudes  de  cet  ignoble  agioteur,  fût 
lui-même  déposé  de  la  présidence  au  mois  de  mars  suivant.  Alors 
seulement  un  peu  de  calme  se  fit,  et  un  peu  de  pudeur  entra  dans  la 
dirdbtion  de  cette  affaire.  Immédiatement  les  actions  de  l'Erié  dou- 
blèrent de  prix  et  montèrent  un  moment  de  30  à  75  dollars. 

Ce  James  Fisk  était  bien  la  tête  d'aventurier  la  plus  audacieuse 
qui  ait  jamais  paru  à  New-York.  Il  avait  commencé  par  être  colpor- 
teur, puis,  dans  la  fourniture  des  armées,  avait  fait  quelque  fortune 
pendant  la  guerre  de  sécession.  Ce  fut  le  point  de  départ  de  ses 
succès.  Il  s'éiablit  à  New-York  comme  banquier,  accapara  les  ac- 
tions de  l'Erié,  se  fit  nommer  président  de  ce  chemin.  Il  bâtit  un 
théâtre  somptueux,  le  Grand  Opéra,  y  porta  ses  bureaux  et  ceux 
de  sa  compagnie ,  et  du  même  coup  se  fit  imprésario.  Entre  deux 
signatures,  il  allait  diriger  la  représentation  d'une  o^iérette,  et  la 
Grande-Duchesse  se  coudoyait  dans  les  couloirs  avec  les  ingénieurs 
du  raihvay.  Fisk  ne  borna  point  là  son  ambition.  Ayant  aussi  le 
goût  de  l'épaulette  et  du  képi,  il  acheta  un  régiment  de  la  milice 


hOS  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

et  s'en  nomma  colonel.  Gomme  il  avait  les  mains  pleines  d'or  et 
toujours  ouvertes,  il  se  rendit  populaire  et  fut  bientôt  l'homme  le 
plus  acclamé,  le  plus  choyé  de  New-York.  Nous  l'avons  vu  en  1870 
dans  tout  son  rayonnement.  Ce  nabab  avait  un  harem,  et  les  plus 
jolies  femmes  montaient  effrontément  dans  sa  voiture  ou  s'affi- 
chaient publiquement  dans  sa  loge.  Ses  soupers,  ses  orgies  devin- 
rent célèbres.  Dans  ce  pays,  où  les  formes  austères  apparentes,  si 
chères  aux  Anglo-Saxons,  sont  encore  un  peu  de  mode,  on  trou- 
vait cela  naturel.  L'homme  était  de  stature  massive,  corpulent, 
mais  de  figure  avenante,  joyeuse.  Il  ne  laissa  que  des  regrets; 
on  lui  fit  des  funérailles  magnifiques,  et  le  peuple  le  pleure  tou- 
jours. J'ai  vu  en  187Zi,  dans  une  fête  touchante  de  souvenir  pour 
les  morts,  ses  fidèles  aller  couronner  de  fleurs  son  tombeau. 

Depuis  l'époque  malheureuse  dont  nous  n'avons  fait  qu'esquis- 
ser les  phases,  divers  présidens,  toutes  personnes  d'une  honnêteté 
reconnue,  se  sont  succédé  à  la  tête  de  l'Erié.  Une  partie  des  vols  si 
impudemment  accomplis  par  les  précédentes  administrations  ont 
dû  être  ou  seront  restitués  ;  mais  l'Erié  ne  semble  pas  encore  avoir 
trouvé  son  véritable  directeur,  l'âme  qui  animera  cet  empire.  Un 
chemin  qui  doit  fournir  l'intérêt  de  125  millions  de  dollars  d'actions 
souscrites  et  de  dette  consolidée  a  la  dette  d'un  petit  état.  Les  en- 
trées brutes,  qui  s'élèvent  à  plus  de  20  millions  de  dollars,  équi- 
valent à  celles  d'un  petit  gouvernement.  En  réduisant  les  dépenses, 
en  introduisant  dans  la  comptabilité  l'exactitude  et  l'économie,  qui 
n'y  ont  que  très  rarement  existé,  il  serait  peut-être  facile  de  re- 
lever l'Erié  et  de  le  ramener  aux  beaux  jours  qu'il  a  jadis  connus. 
Toutefois  il  faut  une  très  forte  tête  pour  mener  cette  vaste  ma- 
chine; il  faut  un  homme  d'affaires  à  la  fois  prudent  et  hardi,  rompu 
à  tous  les  secrets  de  l'exploitation  d'une  voie  ferrée,  une  sorte  de 
chef  d'état  plus  autocrate  que  constitutionnel,  mais  juste  et  loyal 
envers  tous.  Le  New- York  Central  a  trouvé  cet  homme  dans  l'in- 
fatigable M.  Vanderbilt,  qui,  presque  octogénaire,  est  toujours  vi- 
goureusement sur  la  brèche;  le  Pennsylvania  l'avait  trouvé  dans 
M.  Thomson,  prématurément  ravi  aux  affaires  le  2Zi  mai  187Zi;  mais 
l'Erié  ne  l'a  pas  rencontré  assurément  dans  M.  Jewett  ni  dans  son 
prédécesseur,  M.  Watson.  Encore  une  fois  l'Erié  est  mis  aujourd'hui 
sous  séquestre  et  doté  officiellement  d'un  receiver  qui  veille,  au 
nom  de  la  loi  et  dans  l'intérêt  des  infortunés  actionnaires,  à  la 
comptabilité  de  ce  railway.  Passer  équitablement  à  leur  chapitre 
respectif  les  recettes  et  les  dépenses,  l'actif  et  le  passif,  c'est  là 
une  opération  élémentaire,  mais  de  laquelle  depuis  longtemps  on 
avait  perdu  la  coutume  dans  les  livres  de  l'Erié. 

Ainsi  vont  les  choses  aux  États-Unis,  où  tout  certes  n'est  pas  à 


LES    CHEMINS    DE   FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  A09 

louer,  surtout  dans  la  manière  dont  certains  chemins  de  fer  sont 
mis  en  actions  et  administrés.  On  pourrait  citer  pour  d'autres  les 
mêmes  faits  que  pour  l'Erié.  V Atlantic  and  Great  Western,  orga- 
nisé par  un  audacieux  financier  anglo-américain,  a  dévoré  près  de 
90  millions  de  dollars  pour  une  longueur  totale  construite  qui  ne 
dépasse  pas  423  milles,  ce  qui  met  le  coût  moyen  de  la  voie  à 
210,000  dollars  par  mille.  Nul  chemin  de  fer  aux  États-Unis  n'a  peut- 
être  jamais  atteint  un  tel  chiffre,  car  si  l'Erié  a  coûté  225,000  dol- 
lars par  mille,  au  moins  a-t-il  son  matériel  roulant ,  tandis  que 
V Atlantic  emprunte  le  sien  à  un  taux  onéreux  de  loyer  à  la  com- 
pagnie du  Rolling  Stock.  L'organisateur  de  ce  railway,  le  tour 
joué,  a  tranquillement  regagné  le  pays  brumeux  d'Albion,  pen- 
dant que  les  actionnaires  se  morfondent,  espérant  toujours  recevoir 
un  dividende  qui  ne  vient  jamais. 

C'est  là  le  vice  inhérent  au  système,  seulement  il  ne  faudrait  pas 
se  hâter  de  conclure  de  cas  particuliers  à  un  cas  général.  La  liberté 
coudoie  ici  la  licence;  mais  la  liberté  est  féconde.  Avec  un  mode 
centralisé,  autoritaire,  comme  celui  qui  existe  ailleurs,  avec  le  sys- 
tème d'exploitation  des  chemins  de  fer  par  l'état,  comme  on  le  pra- 
tique en  Belgique,  en  Allemagne,  sur  quelques  lignes  d'Italie,  ou 
par  le  moyen  de  grandes  compagnies  privilégiées  comme  en  France, 
l'Amérique  n'aurait  pas  certainement  été  dotée  aussi  promptement 
d'une  longueur  aussi  considérable  de  railways.  C'est  miracle  qu'en 
si  peu  d'années  les  Américains  en  aient  construit  autant.  Ils  doivent 
surtout  cet  essor  à  la  liberté  entière  qui  leur  a  été  laissée,  à,  la  con- 
currence illimitée  que  les  hgnes  ont  pu  se  faire  entre  elles.  Sans 
doute  il  y  a  des  inconvéniens  à  cela  et  des  faits  graves  à  déplorer, 
nous  venons  d'en  indiquer  quelques-uns;  mais  l'ensemble  est  sa- 
tisfaisant, et  ce  pays,  d'une  superficie  si  grande,  est  partout  vivifié 
aujourd'hui  par  la  voie  de  fer.  Il  n'y  a  pas  de  territoire  ou  d'état 
qui  ne  soit  visité  par  le  rail.  Dans  le  Colorado,  le  Nouveau-Mexique, 
dans  l'Idaho  et  l'Orégon,  on  trouve  des  chemins  de  fer.  Le  terri- 
toire indien  lui-même  est  traversé  ou  va  l'être.  Le  ruban  de  fer 
fertilise  tout  ce  qu'il  touche,  et  c'est  à  lui  principalement  que  l'A- 
mérique du  Nord  est  redevable  de  sa  merveilleuse  colonisation,  qui 
a  été  si  prompte  et  si  décisive.  Devant  lui,  les  ravins  se  comblent, 
les  montagnes  s'abaissent,  le  désert  se  peuple,  la  terre  se  couvre 
de  récoltes,  les  mines,  les  forêts  livrent  leurs  trésors,  tout  se  trans- 
forme et  progresse,  et  le  lointain  far-west,  qui  depuis  le  temps 
de  Cooper  sollicitait  l'imagination  des  Yankees,  n'a  plus  de  mys- 
tères ni  de  secrets. 

L.  Simonin. 


UN 


CONTEUR  ESPAGNOL 


ANTONIO    DE    TRUEBA. 


I. 

C'est  une  justice  à  rendre  aux  auteurs  espagnols  en  général, 
qu'ils  s'attachent  très  sincèrement  à  écrire  des  œuvres  honnêtes  et 
qu'à  défaut  d'autre  mérite  ils  auraient  encore  celui  de  dédaigner 
les  succès  de  mauvais  aloi  :  ils  ne  s'attardent  pas  de  préférence  à 
l'étude  du  vice  et  des  laideurs  socialqs,  et  se  gardent  d'aflicher  une 
sorte  d'indifférence  esthétique  entre  le  mal  et  le  bien.  Ces  scrupules 
évidemment  ne  sauraient  tenir  lieu  des  qualités  diverses  qui  font 
l'écrivain,  et  cependant  qui  pourrait  dire  tout  ce  que  le  talent  lui- 
même  y  gagne  d'autorité,  de  charme  aussi  et  d'agrément?  Antonio 
de  Trueba,  conteur  et  poète,  jouit  par-delà  les  Pyrénées  d'une  vé- 
ritable réputation  :  le  peuple  chante  ses  vers,  et  ses  contes  sont  lus 
partout.  Ce  n'est  pas  qu'il  se  distingue  par  la  grandeur  des  concep- 
tions ou  l'étendue  des  connaissances  :  tel  autre  aura  peut-être  l'i- 
magination plus  féconde,  l'esprit  plus  fm,  le  tour  plus  vif  et  plus 
original;  en  revanche,  autant  que  personne,  il  a  le  cœur  sensible  et 
bon,  et  le  meilleur  de  son  œuvre  est  venu  de  là.  Lointains  souve- 
nirs d'enfance,  chansons  d'attente  ou  de  regrets,  toutes  ces  pages, 
écrites  sans  prétention,  respirent  comme  un  parfum  d'honnêteté 
qui  séduit;  on  se  sent  pris,  sans  y  penser,  à  ce  ton  si  simple  et  si 
naturel,  à  cette  bonhomie  charmante,  à  cette  émotion  pénétrante  et 
douce  que  l'art  n'imite  pas,  mais  qui  permet  parfois  de  s'élever 


UN   CONTEUR   ESPAGNOL.  411 

jusqu'à  lui;  puis  faisant  un  retour  sur  la  jeunesse  obscure  de  l'au- 
teur, réfléchissant  aux  obstacles  qui  semblaient  lui  fermer  l'entrée 
de  la  carrière  littéraire,  on  est  forcé  de  convenir  que  le  même  sen- 
timent de  dignité  morale  qui  soutenait  son  caractère  au  milieu  des 
épreuves  n'a  pas  peu  contribué  non  plus  à  grandir  son  talent. 

Enfant  du  pays  basque,  Trueba  est  né  à  Montellano,  petit  village 
de  la  commune  de  Galdanies,  dans  les  Encartaciones,  — on  désigne 
ainsi  de  temps  immémorial  toute  la  partie  occidentale  de  la  sei- 
gneurie de  Viscaye,  depuis  Bilbao  jusqu'à  la  province  de  Santan- 
der.  D'après  son  acte  de  baptême,  il  serait  venu  au  monde  en 
1819;  pour  lui,  d'excellentes  raisons  le  portent  à  croire  qu'il  naquit 
seulement  deux  ans  plus  tard.  Chacun  sait  qu'en  Espagne  le  livre 
de  la  paroisse,  comme  autrefois  chez  nous,  tient  lieu  des  registres 
de  l'état  civil;  par  malheur  les  curés  des  petites  localités  rurales, 
chargés  d'inscrire  les  naissances  et  les  décès,  ne  s'acquittent  pas 
toujours  de  ce  soin  avec  assez  d'exactitude.  En  rédigeant  après 
coup  et  sur  des  notes  détachées  l'acte  de  baptême  du  jeune  Anto- 
nio, on  confondit  son  jour  de  naissance  avec  celui  d'un  frère  du 
même  nom  qui  l'avait  précédé  et  dont  il  prit  ainsi  la  place.  Il 
était  tout  enfant  encore  lorsque,  quittant  Montellano,  ses  parens 
vinrent  s'établir  dans  une  petite  maison  qu'ils  avaient  aux  environs 
de  Sopuerta.  C'étaient  de  simples  cultivateurs,  vivant  comme  leurs 
voisins  de  cette  existence  calme  et  laborieuse  qui  suffît  au  bonheur 
du  paysan  basque.  Dans  ces  montagnes,  plus  que  partout  ailleurs, 
la  moisson  s'achète  au  prix  de  constans  efibrts  et  de  dures  fatigues. 
Les  terres  cultivables,  situées  souvent  sur  des  pentes  ardues,  ne 
peuvent  être  travaillées  qu'à  la  main;  les  femmes  elles-mêmes 
aident  leurs  maris  et  retournent  la  glèbe.  Le  soir,  un  pain  grossier 
de  maïs,  des  légumes  et  des  fruits  composent  le  repas  de  la  pauvre 
famille;  mais,  vienne  le  jour  du  repos,  tout  le  village  est  en  fête. 
Après  la  messe,  les  anciens  se  réuniront  sur  la  place  de  l'église  pour 
causer  de  la  prochaine  récolte  et  des  alTaires  de  la  province;  de 
leur  côté,  les  jeunes  gens  engageront  une  vaste  partie  de  paume  ou 
danseront  avec  leurs  fiancées.  Ainsi  les  années  s'écoulent  uniformé- 
ment pour  tous,  dans  une  obscurité  heureuse,  et  Trueba  lui-même 
n'eût  pas  désiré  d'autre  sort;  mais  les  événemens  approchaient  déjà 
qui  devaient  changer  le  cours  de  sa  vie  et  valoir  à  l'Espagne,  selon 
son  expression,  un  laboureur  de  moins  et  un  poète  de  plus. 

On  était  alors  en  183(3;  depuis  plus  de  deux  ans,  don  Carlos, 
frère  cadet  de  Ferdinand  VII,  avait  pris  ouvertement  les  armes  pour 
soutenir  ses  prétendus  droits  à  la  couronne;  Basques  et  Navarrais, 
toute  cette  forte  race  de  montagnards,  entraînés  les  uns  par  l'esprit 
d'aventure,  tremblant  les  autres  pour  leurs  privilèges  qu'on  disait 
menacés,  s'étaient  déclarés  en  sa  faveur  contre  la  monarchie  libé- 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raie  et  constitutionnelle.  Des  deux  côtés,  l'acharnement  était  au 
comble,  l'exaspération  indicible;  sur  toute  la  ligne  de  l'Èbre  et  du 
nord  au  midi,  il  n'était  bruit  que  de  massacres,  de  fusillades,  de 
villages  saccagés  et  livrés  aux  flammes,  et  si,  grâce  à  l'habileté  de 
leurs  généraux,  à  la  vaillance  de  leurs  soldats,  les  provinces  bas- 
ques elles-mêmes  n'avaient  pas  trop  à  souffrir  de  la  présence  des 
christinos,  la  guerre  ne  laissait  pas  de  leur  coûter  bien  des  angoisses 
et  bien  des  larmes.  L'un  après  l'autre,  tous  les  jeunes  gens  valides,  à 
peine  arrivés  à  l'âge  d'homme,  étaient  forcés  de  prendre  le  fusil;  ils 
partaient  laissant  en  jachère  le  champ  paternel ,  et  combien  parmi 
eux  qui  ne  devaient  plus  revenir!  Antonio  de  Trueba  venait  d'at- 
teindre sa  quinzième  année;  nature  douce  et  bonne,  il  n'avait  pas 
cette  énergie  belliqueuse,  ce  goût  de  la  lutte  et  du  danger  qui  chez 
le  Basque  d'ordinaire  s'allie  si  étrangement  avec  l'amour  du  foyer  et 
la  pratique  des  vertus  domestiques.  Devenu  soldat ,  à  défaut  d'une 
balle  le  désespoir  l'eût  tué,  le  dégoût,  l'horreur  des  scènes  de  vio- 
lence et  du  sang  répandu .  Sa  mère  le  connaissait  bien  et  ne  son- 
geait qu'à  l'arracher  à  ce  double  péril;  un  de  leurs  parens  tenait 
alors  à  Madrid,  dans  la  rue  de  Tolède,  un  magasin  de  fer  et  de 
quincaillerie  où  plusieurs  commis  étaient  occupés  :  il  y  avait  là  pour 
le  jeune  Antonio  un  emploi  tout  trouvé;  mais  il  devait  se  hâter  sous 
peine  d'être  compris  dans  la  prochaine  levée  et  obligé  de  prendre 
rang  parmi  les  carlistes.  On  lui  fit  soigneusement  un  paquet  de  ses 
plus  belles  hardes,  on  l'embrassa  avec  force  recommandations,  et  il 
partit. 

Bien  des  années  se  sont  écoulées  depuis;  aujourd'hui  encore 
Trueba  ne  peut  songer  à  cette  première  et  dure  épreuve  de  sa  vie 
sans  que  ses  yeux  se  mouillent  de  larmes.  A  l'amour  profond  que 
nourrissent  tous  les  montagnards  pour  la  terre  natale  se  joignait  en 
lui  une  délicatesse  de  sentimens,  une  facilité  d'émotion,  qui  de- 
vaient lui  rendre  le  sacrifice  plus  douloureux  encore.  Il  fit  route, 
à  partir  de  Bilbao,  dans  une  de  ces  longues  charrettes  nommées 
galeras  et  couvertes  d'une  bâche  de  toile  soutenue  par  des  cerceaux 
où  prenaient  place  alors,  couchés  pêle-mêle  sur  des  matelas,  les 
gens  trop  pauvres  pour  voyager  plus  vite  et  plus  commodément. 
A  Madrid  l'attendaient  bien  d'autres  misères;  il  n'avait  rien  du  com- 
merçant, ni  les  goûts  ni  les  aptitudes;  par  surcroît,  à  peine  arrivé, 
en  dépit  de  sa  parenté  avec  le  patron,  il  fut  chargé  dans  la  maison 
des  travaux  les  plus  rudes  et  les  plus  rebutans;  sevré  tout  à  coup 
des  douceurs  de  la  vie  de  famille,  il  se  trouvait  en  butte  aux 
plaisanteries  de  ses  nouveaux  camarades;  bientôt  il  prit  en  hor- 
reur ce  triste  et  froid  magasin  de  la  rue  de  Tolède.  Madrid  d'ail- 
leurs lui  déplaisait  avec  son  climat  perfide,  tour  à  tour  brûlant  et 
glacial,  son  agitation  fiévreuse,  ses  hautes  maisons  entassées,  sa 


UN   CONTEDR   ESPAGNOL.  A 13 

campagne  aride  et  désolée,  coupée  de  routes  où  le  vent  soulève  la 
poussière  en  gros  tourbillons. 

Fort  à  propos  deux  choses  le  sauvèrent  de  la  nostalgie  :  le  tra- 
vail et  la  poésie.  L'éducation  de  Trueba  avait  été  celle  des  autres 
enfans  de  son  village;  ces  honnêtes  et  rudes  cultivateurs,  forcés 
d'arracher  à  un  sol  difficile  leur  subsistance  de  chaque  jour,  n'ont 
ni  le  temps  ni  le  désir  de  devenir  des  savans  :  quelques  ouvrages 
religieux  comme  V Année  chrétienne  ou  le  catéchisme  du  Padre 
Astete,  l'histoire  de'l'immortel  don  Quichotte  et  les  Fueros  de  Vis- 
caye,  voilà  ou  à  peu  près  ce  qui  constitue  le  fonds  de  biblio- 
thèque d'une  famille  basque.  Bien  qu'il  fût  tombé  pour  ses  débuts 
dans  un  milieu  où  les  travaux  de  l'esprit  n'étaient  guère  en  honneur, 
observateur  par  caractère,  Trueba  n'eut  pas  de  peine  à  comprendre 
ce  qui  lui  manquait.  Courageusement  il  se  mit  à  l'œuvre,  avec  une 
ardeur  toute  juvénile,  s' épuisant  de  veilles  et  de  privations,  don- 
nant aux  livres  le  meilleur  de  ses  loisirs  et  le  plus  clair  de  ses  éco- 
nomies. Sans  doute,  malgré  ses  efforts,  il  n'est  point  parvenu  à 
combler  entièrement  les  lacunes  de  son  instruction  première.  Il  est 
allé  au  plus  pressé,  comme  on  dit,  et  le  cercle  de  ses  connais- 
sances ne  s'étendrait  guère  au-delà  des  limites  assez  restreintes  de 
l'histoire  et  de  la  littérature  nationales.  Aussi  bien  n'avait-il  pas 
besoin  de  science  pour  comprendre  la  nature  et  y  puiser  l'inspi- 
ration. 

En  Espagne,  comme  en  Grèce,  comme  en  Italie,  tout  le  monde 
fait  des  vers;  chez  ces  populations  du  midi  au  caractère  enthou- 
siaste, à  l'imagination  ardente,  la  langue  des  dieux  est,  à  bien 
prendre,  une  langue  vulgaire  :  artisan,  soldat,  laboureur,  chacun 
se  plaît  à  chanter  ses  peines  ou  ses  joies,  ses  amours  ou  ses  haines, 
chacun  tout  haut  raconte  l'histoire  de  son  cœur.  D'une  part,  l'idiome 
espagnol  se  prête  admirablement  à  ce  genre  d'exercice;  il  est  riche, 
harmonieux,  docile  aux  inversions,  plein  d'expressions,  de  tours, 
d'images  poétiques;  en  outre  la  prosodie  n'a  rien  d'exigeant  :  la  rime 
ne  vient  pas  à  tout  instant,  comme  chez  nous,  entraver  le  cours  de 
la  phrase  et  gêner  la  pensée;  les  vers  se  correspondent  par  sim- 
ples assonances,  et  les  licences  sont  permises.  Évidemment  il  s'agit 
ici  de  celte  poésie  courante,  familière,  de  tous  les  jours,  vraiment 
populaire.  Quant  à  la  forme  qu'elle  adopte  le  plus  souvent,  c'est 
celle  d'une  stance  de  quatre  vers,  qu'on  nomme  copia,  couplet,  et 
qui,  ainsi  que  le  mot  l'indique,  est  faite  pour  être  chantée.  Souvent 
encore  la  pensée,  se  partageant  en  plusieurs  strophes,  s'allonge  jus- 
qu'à former  une  véritable  chanson;  couplets  ou  chansons,  rien  de 
tout  cela  n'est  écrit  ou  composé  à  loisir.  Le  poète  parle  d'inspiration, 
et  ses  vers,  plus  ou  moins  altérés  par  la  mémoire  ou  le  caprice  des 
auditeurs,  vont  désormais  passer  de  bouche  en  bouche.  Point  de  pré- 


hià  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tentions  littéraires  chez  ces  trouvères  du  peuple,  —  l'expression  les 
trahit  fréquemment,  et  la  syntaxe  leur  est  inconnue;  en  échange, 
beaucoup  de  couleur  dans  leur  poésie,  du  sentiment,  de  la  grâce,  et 
plus  encore  de  verve  et  de  gaîté.  Trueba  cite  à  ce  propos  un  de  ses 
oncles,  «  le  plus  fameux  de  tous  les  chanteurs  de  Montellano,  connu 
partout  sous  le  surnom  de  Yasco,  et  si  habile  à  composer  des  catitas, 
qu'il  pouvait,  disait-on,  parler  en  vers  des  heures  entières.  Il  fallait 
le  voir,  le  brave  homme,  avec  ses  souliers  à  boucles,  ses  guêtres,  sa 
culotte  et  sa  veste  noires,  son  gilet  de  tripe  bleu,  sa  ceinture  violette, 
son  chapeau  dont  les  ailes  étaient  relevées  par  derrière  et  abaissées 
par  devant,  et  sa  petite  queue  grise  peignée  avec  grand  soin;  il  fallait 
le  voir  sous  les  noyers  de  Carrai ,  au  retour  de  l'assemblée  de  Beci, 
faisant  éclater  de  rire  avec  ses  cantas  la  foule  joyeuse  qui  l'entou- 
rait! » 

Trueba  est  bien  de  la  même  race  de  chanteurs  populaires  :  aussi 
souple  peut-être,  mais  moins  exubérant,  avec  une  note  émue  dans 
la  voix  et  quelque  chose  d'attendri  qui  n'appartient  qu'à  lui  seul. 
Outre  que  son  inspiration  part  toujours  des  sentimens  les  plus  nobles 
et  les  plus  élevés,  il  semble  naturellement  porté  vers  la  tristesse, 
et  sa  poésie,  comme  sa  pensée,  reflète  partout  une  teinte  de  douce 
mélancolie.  A  peine  au  sortir  de  l'enfance,  il  se  retirait  à  l'écart 
pour  faire  des  vers;  dans  le  village,  on  s'en  étonnait  un  peu.  «  Qui 
donc  t'a  appris  à  chanter?  lui  demandait-on.  —  Personne,  répon- 
dait-il; je  chante  parce  qu'il  plaît  à  Dieu,  je  chante  comme  les  oi- 
seaux. »  Parfois  même  on  avait  recours  à  son  jeune  talent;  mais 
laissons-le  évoquer  lui-même  ces  souvenirs. 

«  Sur  le  versant  de  l'une  des  montagnes  qui  entourent  une  vallée 
de  Viscaye  s'élèvent  quatre  maisonnettes ,  blanches  comme  autant 
de  colombes,  tout  enfouies  dans  u'n  petit  bois  de  noyers  et  de  châ- 
taigniers, quatre  maisonnattes  qu'on  aperçoit  de  loin  lorsque  l'au- 
tomne a  dépouillé  les  arbres  de  leurs  feuilles.  C'est  là  que  j'ai  passé 
les  quinze  premières  années  de  ma  vie. 

('  Dans  le  fond  de  la  vallée  est  une  église  dont  le  clocher  perce 
la  voûte  de  feuillage  et  se  dresse  majestueusement  au-dessus  des 
noyers  et  des  frênes ,  comme  pour  signifier  que  la  voix  de  Dieu 
préside  à  la  nature  entière;  dans  cette  église,  on  dit  deux  messes 
le  dimanche,  l'une  au  point  du  jour,  l'autre  deux  heures  après. 

«  Jeunes  gens,  nous  nous  levions  avec  le  chrait  des  oiseaux  et 
nous  descendions  dès  l'aube  à  l'église,  courant,  sautant  à  travers 
les  épais  taillis;  nos  parens  se  rendaient  plus  tard  à  la  grand'messe; 
pour  moi,  pendant  leur  absence,  j'allais  m'asseoir  sous  les  cerisiers 
qui  se  trouvent  en  face  de  la  maison  paternelle  :  c'était  mon  endroit 
préféré  parce  que  de  là  on  découvre  toute  la  vallée  qui  s'étend  jus- 
qu'à la  mer.  Bientôt  quatre  ou  cinq  jeunes  filles,  rouges  comme  les 


UN    CONTEUR   ESPAGNOL.  Zil5 

cerises  qui  pendaient  au-dessus  de  ma  tête  ou  comme  les  rubans  qui 
serraient  les  longues  tresses  de  leurs  beaux  cheveux,  venaient  se 
grouper  autour  de  moi  ;  elles  me  faisaient  composer  des  couplets 
pour  chanter  le  soir  à  leurs  fiancés  au  son  du  tambour  de  basque, 
sous  les  noyers,  où  toute  la  jeunesse  allait  danser  et  où  les  anciens 
aimaient  à  causer  en  se  réjouissant  de  notre  joie.  » 

Cependant,  comme  on  pense  bien,  Antonio  ne  se  contentait  pas 
de  prêter  sa  voix  aux  amours  d'autrui;  avec  l'âge  s'éveillaient  en 
lui  ces  mille  sentimens  de  tendresse  un  peu  vague  qui  font  battre 
le  cœur  et  travailler  la  tête  d'un  jeune  garçon  de  quinze  ans;  tout 
d'ailleurs  dans  son  éducation,  dans  son  caractère,  le  prédisposait 
aux  passions  idéales  et  pures  qui  trouvent  en  elles-mêmes  leur  sa- 
tisfaction; il  y  goûtait  une  sorte  de  plaisir  douloureux, 

«  Un  matin,  poursuit-il,  je  vis  assise  sous  les  arbres  qui  ombra- 
gent l'église  de  mon  hameau  une  jeune  étrangère  d'une  beauté~si 
ravissante,  que  jamais  son  image  ne  s'effacera  de  ma  mémoire.  Je 
ne  compris  pas  alors  le  sentiment  qu'elle  m'inspirait  ;  mais  après  la 
messe,  en  sortant  de  l'église,  je  la  suivis  des  yeux  jusqu'à  la  voir 
disparaître  au  loin  sous  le  couvert  d'un  petit  bois,  et  je  rentrai  à  la 
maison  le  cœur  rempli  d'une  tristesse  que  de  longtemps  je  ne  pus 
surmonter.  Durant  ces  jours,  j'allais  me  fixer  sur  le  sommet  d'une 
colline  d'où  on  découvrait  le  chemin  qu'avait  pris  la  jeune  étran- 
gère, et  je  composais  une  foule  de  chants  pour  exprimer  quelque 
chose  de  ce  que  mon  cœur  sentait.  Dix  ans  plus  tard,  passant  par 
un  bourg  de  Castille,  quelle  ne  fut  pas  mon  émotion  quand  j'enten- 
dis un  de  ces  chants  dans  la  bouche  d'une  jeune  fille  qui  étendait 
du  linge  à  sécher  sur  le  bord  d'un  ruisseau  I  » 

Seul  et  malheureux  dans  cette  grande  ville  de  Madrid,  Trueba 
n'oublia  point  la  poésie  qui  avait  charmé  son  enfance.  Lorsque  sa 
tête  était  fatiguée  de  travail,  songeant  à  son  pays,  son  rêve  de  tous 
les  instans,  il  allait  chercher  dans  la  campagne  un  coin,  plus  favorisé 
que  les  autres,  où  il  pût  trouver  de  l'air,  de  la  verdure,  des  chants 
d'oiseau,  et  là,  tout  en  marchant,  il  composait  des  vers;  au  retour, 
il  aimait  se  mêler  à  la  foule  des  gens  du  peuple  :  il  observait  les 
caractères,  il  écoutait  les  conversations.  Après  plusieurs  années 
passées  chez  son  oncle,  il  était  entré,  toujours  à  titre  de  commis, 
dans  un  autre  magasin  de  quincaillerie ,  et  sa  destinée  semblait 
désormais  fixée,  quand  tout  à  coup  des  malheurs  financiers  sur- 
venus à  son  nouveau  patron  le  décidèrent  à  quitter  le;  commerce. 
Depuis  longtemps  il  était  tourmenté  du  besoin  d'écrire;  il  avait 
suffisamment  étudié  la  grammaire  et  la  langue,  les  idées  ne  lui 
manquaient  pas;  il  se  lança  dans  la  littérature.  Pauvre  et  inconnu 
qu'il  était,  ses  débuts  furent  pénibles,  cela  va  sans  dire,  et  il  con- 
nut les  mauvais  jours;  mais  il  avait  l'énergie,  la  force  de  volonté 


file  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

particulière  aux  hommes  des  montagnes.  Il  ne  se  décourageait 
point,  travaillant  nuit  et  jour  à  se  faire  connaître,  écrivant  partout 
où  une  place  lui  était  ouverte,  et  en  1852  enfin  il  publiait  son  pre- 
mier volume,  le  Livre  des  Chansons;  il  avait  alors  une  trentaine 
d'années. 

Ce  livre  comprend  un  nombre  de  pièces  assez  considérable;  plu- 
sieurs proviennent  d'essais  antérieurs  du  poète;  pourtant  on  n'a  pas 
de  peine  à  saisir  entre  elles  le  lien  qui  les  unit.  Avant  toute  chose, 
elles  sont  écrites  pour  le  peuple  et  du  tour  le  plus  simple,  le  plus 
familier.  Trueba  n'a  frayé  jamais  qu'avec  des  gens  d'humble  con- 
dition ;  ce  sont  leurs  mœurs  qu'il  aime,  leurs  goûts  qu'il  partage, 
et  il  s'adresse  à  eux  pour  être  compris.  «  Ne  cherchez  dans  ce  livre 
ni  érudition,  ni  culture,  ni  art;  cherchez-y  des  souvenirs  du  cœur 
et  rien  de  plus...  Qu'entends-je  au  grec  et  au  latin,  aux  préceptes 
d'Aristote  et  d'Horace?  Parlez-moi  plutôt  de  ciel  et  de  mer  azurés, 
d'oiseaux  et  de  moissons,  d'arbres  chargés  de  fruits;  parlez-moi  des 
amours,  des  joies  et  des  tristesses  d'un  peuple  honnête  et  bon,  et 
alors  je  vous  comprendrai,  car  en  dehors  de  là  je  ne  connais  rien... 
Bref,  j'ai  composé  mes  chansons  comme  j'ai  pu,  à  la  grâce  de  Dieu, 
ainsi  que  le  peuple  fait  les  siennes.  »  Peut-être,  il  est  vrai,  le  poète 
fait-il  ici  trop  bon  marché  de  son  talent;  quoi  qu'il  en  dise,  ce  n'est 
point  l'art  qui  fait  défaut  dans  ces  petits  poèmes  si  vivement  con- 
duits, si  bien  composés.  Le  langage  non  plus  n'est  pas  celui  du 
peuple  :  le  peuple  d'ordinaire  ne  parle  pas  avec  cette  correction,  ce 
bon  goût,  ce  choix  des  termes  et  des  images  ;  de  tels  vers  ne  sont 
pas  seulement  d'un  improvisateur,  ils  portent  la  marque  d'un  écri- 
vain ,  et ,  s'il  avait  pu  les  connaître,  le  vieux  Vasco  lui-même,  le 
plus  fameux  chanteur  de  Montellano,  se  serait  avoué  vaincu. 

Ce  qui  frappe  aussi  en  lisant  ce  livre,  c'est  l'accent  de  mélanco- 
lie qui  partout  y  est  répandu;  l'auteur  en  effet  n'a  pu  s'empêcher 
de  faire  plus  d'un  retour  sur  l'histoire  de  sa  vie;  espérances  de 
gloire  non  réalisées,  amours  trompés,  chagrins  d'absence,  que  de 
motifs  de  tristesse,  hélas  !  Mais  cette  tristesse  n'a  rien  de  sombre 
ni  de  chagrin;  pour  se  consoler  n'a-t-il  pas  ses  chansons?  «  Les 
âmes  comme  la  mienne  embellissent  jusqu'à  la  douleur,  s'écrie-t-il, 
viens  près  de  moi,  et  l'art  que  Dieu  m'enseigna,  je  te  l'enseignerai, 
et  tu  verras  comme  les  cieux  te  paraîtront  plus  bleus,  les  prés  plus 
fleuris,  l'air  plus  parfumé,  la  vie  plus  agréable  et  moins  triste  la 
mort.  »  Quant  aux  sujets,  comme  les  rhythmes  eux-mêmes,  ils 
sont  encore  assez  variés  :  à  la  description  du  printemps  et  des  joies 
qu'il  amène  succède  le  récit  de  Juan  le  soldat,  un  des  héros  de 
la  guerre  de  l'indépendance,  ou  de  charmantes  scènes  d'intérieur, 
simplement  esquissées.  Au  fond,  l'inspiration  ne  change  pas.  Trueba 
aime  d'un  égal  amour  la  nature,  la  patrie,  la  famille,  la  religion  ; 


UN    CONTEUR    ESPAGNOL.  417 

ces  quatre  sentimens  se  partagent  ainsi  son  âme  et  débordent  jus- 
que dans  ses  vers.  M.  Antoine  de  Latour,  dans  ses  Études  sur  VEs- 
2)cigne,  a  pu  le  comparer  justement  à  notre  Brizeux,  car  il  a  du 
poète  breton  le  ton  ému,  les  convictions  profondes,  le  respect  pieux 
du  foyer  et  du  sol  natal;  comme  Brizeux  aussi,  sa  voix,  excitée  d'un 
souffle  intérieur,  s'élève  par  instans  jusqu'à  la  vraie  éloquence. 

Le  Livre  des  Chansons  eut  un  grand  succès,  et  le  nom  du  jeune 
poète  courut  bientôt  avec  ses  vers  d'un  bout  à  l'autre  des  Espagnes. 
C'était  bien  là  un  de  ces  ouvrages  dont  a  parlé  le  moraliste  :  quand 
un  livre  inspire  des  sentimens,  il  est  fait  de  main  d'ouvrier.  Les  trois 
premières  éditions  avaient  été  épuisées  en  quelques  mois  :  le  duc 
de  Montpensier  voulut  faire  les  frais  de  la  quatrième,  la  reine  Isa- 
belle à  son  tour  se  chargea  de  la  cinquième  :  plusieurs  autres  ont 
suivi  depuis.  Certes  ces  distinctions,  rares  dans  tout  pays,  avaient 
de  quoi  flatter  l'orgueil  d'un  écrivain;  il  est  doux  d'être  admis  à  la 
cour,  comme  dit  Boileau,  et  reçu  chez  les  princes,  mais  être  goûté 
du  peuple  est  chose  bien  douce  aussi,  et  si  l'on  s'adressait  à  Trueba 
lui-même,  peut-être  mettrait-il  au-dessus  de  toute  autregloire  l'ap- 
probation naïve  des  femmes  et  des  enfans,  qui,  aujourd'hui  encore, 
apprennent  ses  refrains  et  répètent  partout  les  vers  di  Antonio  le 
chanteur. 

II. 

Si  éclatant  que  fût  ce  premier  succès,  Trueba  ne  pouvait  compter 
longtemps  pour  vivre  sur  la  poésie  seule  et  les  ressources  toujours 
modiques  qu'elle  procure  aux  plus  laborieux;  du  moins  lui  devait-il 
des  protecteurs  et  des  amis.  Il  entra  donc  dans  la  rédaction  d'un 
journal  politique  qui  se  fondait  et  qui  sous  le  nom  de  Correspon- 
dance d'Espagne  devait  bientôt  devenir  une  des  feuilles  les  plus  ré- 
pandues du  pays.  En  même  temps  il  écrivait  de  petits  morceaux  en 
prose,  et,  bien  qu'il  n'ait  jamais  complètement  renoncé  à  la  poésie, 
c'est  plutôt  comme  prosateur  qu'il  a  continué  son  chemin  dans  la 
littérature.  Les  Contes  couleur  de  rose  parurent  en  1859;  plein  d'un 
doux  intérêt  et  dédié  à  la  jeune  femme  de  l'auteur,  ce  livre  justifiait 
doublement  son  titre.  Trueba  venait  alors  de  se  marier  :  il  com- 
mençait presque  à  être  célèbre  ;  après  plus  de  vingt  années  d'ab- 
sence, il  comptait  revoir  son  pays  natal,  son  vieux  père,  ses  amis 
d'autrefois,  il  était  jeune  encore,  il  avait  bon  courage,  et  tout  joyeux, 
le  cœur  ouvert  à  l'espérance,  il  saluait  l'avenir. 

Aux  Contes  couleur  de  rose  succédèrent  plusieurs  autres  recueils 
de  même  genre  :  Contes  champêtres,  Contes  populaires ,  Contes  de 
vivans  et  de  morts,  Contes  de  diverses  couleurs.  Du  reste  il  ne  fau- 

TOHB  XIII.  —  1816.  27 


Zil8  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

cirait  pas  se  méprendre  sur  ce  terme  de  conte,  qui  en  espagnol  a 
beaucoup  plus  d'extension  que  dans  notre  langue  ;  il  sert  à  désigner 
en  général  toute  sorte  de  récit  court  et  familier,  quel  qu'en  soit  le 
sujet,  possible  ou  fantastique,  imaginaire  ou  réel.  Ainsi  chez  Trueba, 
bon  nombre  de  ces  contes,  il  les  a  entendus  tout  enfant  :  le  sur- 
naturel y  joue  un  grand  rôle,  et  la  donnée  est  toute  fabuleuse;  en 
France,  en  Italie,  en  Allemagne,  on  les  retrouverait  circulant  avec 
quelques  variantes.  Qu'on  y  ajoute  une  foule  de  légendes  purement 
locales,  de  traditions  empruntées  à  l'histoire  du  pays,  et  l'on  aura 
comme  un  aperçu  des  richesses  où  Trueba  a  pu  puiser  à  pleines 
mains.  Tantôt  c'est  un  voisin,  beau  parleur,  qui  le  soir,  lorsque  toute 
la  famille  est  réunie  autour  du  foyer,  charme  par  ses  récits  les 
longues  heures  de  la  veillée  ;  tantôt  c'est  la  mère-grand,  au  milieu 
d'un  cercle  de  têtes  curieuses,  qui  parle  à  ses  petits-enfans  [des 
mille  choses  du  temps  jadis  et  entraîne  au  pays  des  rêves  leurs 
jeunes  imaginations,  a  A  la  porte  de  notre  maison,  écrit  Trueba, 
se  trouvait  une  belle  treille,  et  là,  durant  les  paisibles  après-midi 
de  printemps,  mon  aïeule,  que  Dieu  ait  son  âme,  nous  contait,  à 
mon  frère  et  à  moi,  des  contes  fort  jolis,  tout  en  faisant  aller  son 
rouet,  parce  que  la  bonne  femme  se  disait,  non  sans  grande  raison  : 
—  Mieux  vaut  que  les  petits  diables  restent  ici  à  écouter  mon  ba- 
vardage que  de  grimper  sur  les  noyers  et  les  cerisiers  pour  déchi- 
rer leurs  vêtemens.  »  Plus  tard  Trueba,  devenu  écrivain,  a  fait 
des  contes  populaires  une  étude  toute  spéciale  :  de  ci,  de  là,  par 
les  chemins,  à  pied,  en  diligence,  s'arrêtant  dans  les  fermes ,  fai- 
sant causer  les  femmes  et  les  enfans ,  il  a  recueilli  une  foule  de 
légendes  inédites  et  complété  sa  collection.  Enfin,  dans  bien  des 
cas,  il  a  fourni  lui-même  le  fond  du  récit;  parfois  il  se  donne  libre 
carrière,  inventant  son  drame  de  toutes  pièces.  Le  plus  souvent,  là 
encore,  il  a  recours  à  ses  souvenirs  et  se  contente  de  traiter  des 
faits  dont  il  a  été  lui-même  l'acteur  ou  le  témoin  :  ces  derniers 
contes  mériteraient  plutôt  le  titre  de  nouvelles,  et  peut-être  ne  se- 
raient-ils, entre  tous  ceux  de  l'auteur,  ni  les  moins  intéressans, 
ni  les  moins  bien  dits. 

Cependant  les  uns  et  les  autres  se  ressemblent  toujours  par  un 
point,  par  la  forme,  qui  est  la  forme  populaire.  Depuis  plusieurs 
années  déjà,  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Europe,  on  s'occupe  de 
rechercher  activement  fables,  contes  de  fées  et  autres  documens 
épars  de  l'imagination  du  peuple.  C'est  là  en  effet  pour  l'homme 
d'études  un  champ  inépuisable  d'observations  curieuses  sur  le  ca- 
ractère et  l'esprit  des  races  aux  diverses  époques;  mais  deux  façons 
se  présentent  d'abord  d'en  rendre  le  travail.  Faut-il,  par  scrupule 
d'érudit,  se  contenter  d'écrire  à  la  dictée,  et,  pour  le  plus  grand  inté  - 


UN   CONTEUR   ESPAGNOL.  Al9 

rêt  du  texte,  le  transcrire  fidèlement  tel  qu'on  l'a  recueilli  des  lèvres 
d'un  narrateur  illettré?  Faut-il  au  contraire  n'y  voir  qu'un  canevas 
dont  le  dessin  n'a  rien  de  définitif,  et  que  l'on  peut  retoucher  à  sa 
guise  au  nom  de  la  syntaxe  et  du  bon  goût?  Trueba  s'est  prononcé 
pour  la  dernière  affîrnmtion;  il  laisse  aux  autres  l'ambition  de  servir 
la  science,  et,  quant  à  lui,  ne  se  prive  point  de  donner  à  des  récits 
souvent  informes  et  décousus  un  peu  plus  de  vraisemblance  et  de 
correction.  Du  moins  en  toute  occasion,  et  lors  même  qu'il  écrit 
pour  son  propre  compte,  il  s'attache  à  garder  toujours  ce  style 
simple  et  uni,  ces  locutions  rapides,  ces  idiotismes  plus  expressifs 
que  relevés  avec  lesquels  le  peuple  espagnol  rend  les  idées  les  plus 
abstraites  et  explique  les  choses  les  plus  compliquées.  Est-ce  à  dire 
qu'il  n'espère  point  trouver  pour  ses  livres  d'autres  lecteurs  que  les 
gens  du  commun?  Loin  de  là,  car,  ainsi  qu'il  l'exprime  fort  bien, 
dans  la  vie  de  chaque  jour,  grands  ou  petits,  riches  ou  pauvres, 
nous  parlons  tous  indifféremment  le  langage  du  peuple.  Donc  s'a- 
dresser au  peuple,  c'est  pouvoir  être  compris  de  tous,  et  le  genre 
littéraire  qui  imite  le  fond  et  la  forme,  le  sentiment  et  l'expression 
populaires,  porte  en  lui-même  la  meilleure  garantie  de  succès. 

Le  grand  péril,  en  voulant  rester  naïf  et  familier,  c'est  de  tomber 
dans  le  vulgaire  :  or  Trueba  y  tombe  quelquefois  ;  il  est  telle  forme 
de  langage,  telle  exclamation  triviales  qu'il  eût  pu  sans  grand 
dommage  laisser  à  ceux  qui  s'en  servent.  Hâtons -nous  d'ajouter 
que  ces  légères  taches  dans  l'expression  ne  s'étendent  jamais  jus- 
qu'à la  pensée;  les  contes  de  Trueba  ont  cela  de  commun  avec 
sa  poésie  que  l'inspiration  en  est  toujours  pure  et  élevée;  ce  sont 
les  mêmes  préoccupations  honnêtes,  la  même  délicatesse  de  sen- 
timent, le  même  choix  des  sujets,  la  même  morale  aimable  et 
consolante,  faite  d'espoir  et  de  résignation.  «  Partout  il  est  resté 
l'adversaire  de  cette  littérature  pessimiste  qui  se  complaît  à  pré- 
senter le  monde  comme  un  désert  sans  bornes,  où  il  ne  germe 
pas  une  fleur,  et  la  vie  comme  une  nuit  sans  iin,  où  il  ne  brille  pas 
une  étoile;  partout  il  a  glorifié  le  bien,  la  vertu.  »  Ainsi  disait-il 
dans  la  préface  de  ses  premiers  contes.  Plus  tard,  l'horizon  s'est 
encore  assombri;  les  déceptions  et  les  misères  l'ont  éprouvé  à  nou- 
veau, mais  il  a  conservé  inaltérés  son  courage  et  sa  foi,  et  il  s'écrie 
avec  une  véritable  éloquence,  faisant  allusion  aux  âpres  sentiers  qui 
serpentent  dans  ses  chères  montagnes  :  «  Non,  pour  moi,  il  n'y  a 
pas  de  chemin  pénible  ou  douloureux,  que  ce  soit  celui  de  mon  vil- 
lage ou  celui  de  la  vie,  car  au  bout  de  l'un  est  le  foyer  de  mon  en- 
fance, au  bout  de  l'autre  est  le  ciel,  et  au  bout  de  tous  deux  m'at- 
tendent des  amis  bien-aimés.  » 

Quelques-unes  des  scènes  présentées  par  Trueba,  les  Contes 
champêtres  par  exemple,  se  passent  en  Castille,  aux  portes  mêmes 


/i20  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  Madrid;  mais  le  théâtre  qu'il  préfère  serait  encore  la  Viscaye,  et, 
pour  parler  plus  exactement,  un  coin  de  la  Viscaye,  les  Encarta- 
ciones,  ce  petit  pays  où  il  est  né,  où  il  a  été  élevé.  Le  lieu  vraiment 
n'est  pas  mal  choisi.  La  langue  basque  y  fut  autrefois  uniquement 
parlée,  comme  l'attestent  la  tradition,  les  noms  de  famille  et  la  plu- 
part des  désignations  géographiques.  A  la  longue  et  grâce  aux  rap- 
ports constans  des  habitans  avec  leurs  voisins  de  la  Vieille-Gastille, 
la  langue  espagnole  a  fini  par  prévaloir  ;  cela  explique  comment 
Trueba  a  pu  prendre  rang  parmi  les  auteurs  castillans.  Quant  au 
reste,  \q^  encartados  ne  se  distinguent  point  de  leurs  compatriotes 
du  senorio.  Voilà  bien  ce  type  basque  à  la  fois  élégant  et  fort  :  le 
nez  aquilin,  le  regard  doux  et  intelligent,  le  front  haut,  le  visage 
ovale,  un  peu  déprimé  par  en  bas,  le  teint  coloré,  la  taille  élevée,  les 
membres  robustes  et  puissans  ;  voilà  aussi  ces  mœurs  sévères,  cette 
ardeur  infatigable  au  travail,  ce  courage  indompté,  ce  patriotisme 
jaloux  et  exclusif.  Les  Encartaciones,  dont  la  population  s'élève  à 
15,000  âmes  environ,  furent  le  cœur  de  cette  héroïque  Cantabrie  où 
quelques  poignées  de  montagnards  tenaient  en  échec  les  forces  de 
l'immense  empire  romain  ;  à  toute  époque,  elles  ont  fourni  aux  an- 
nales de  la  Viscaye  des  noms  illustres  et  de  grandes  maisons,  et 
maintenant  encore,  ne  séparant  pas  leur  cause  de  celle  des  pro- 
vinces révoltées,  elles  luttent  avec  une  énergie  aveugle  contre  le 
gouvernement  de  Madrid.  Nul  pays  ne  semble  mieux  fait  pour  la  ré- 
sistance et  tout  ensemble  pour  le  calme  de  la  vie  rustique  et  les 
travaux  de  la  paix.  De  la  partie  montagneuse  jaillissent  de  nom- 
breux ruisseaux  qui,  répandus  dans  les  vallées,  y  forment  cinq  cours 
d'eau  assez  importans  qui  vont  à  peu  de  distance  se  jeter  dans  la 
mer.  Partagé  en  quinze  communes  ou  conseils,  le  territoire  des  En- 
cartaciones n'embrasse  guère  qu'une  circonférence  de  vingt  lieues  : 
pierreux  par  endroits,  il  est  généralement  fertile  et  fort  bien  cul- 
tivé. Les  parties  les  plus  élevées  sont  plantées  de  chênes,  de  hêtres, 
de  châtaigniers,  dont  le  bois,  propre  à  tous  les  usages,  est  une  des 
grandes  ressources  de  la  contrée;  dans  les  vallées  abondent  les 
arbres  à  fruits:  les  cerisiers,  les  pruniers,  les  pommiers;  on  y 
trouve  aussi  d'excellens  pâturages;  la  vigne  pousse  sur  les  pentes 
et  donne  un  petit  vin  nommé  chacoli,  d'un  goût  très  agréable.  Les 
récoltes  consistent  principalement  en  maïs  et  autres  céréales.  Enfin 
à  chaque  pas  s'ouvrent  des  carrières  de  marbre  et  de'  pierre  à 
chaux,  des  mines  de  fer,  de  cuivre  et  de  plomb  ;  plusieurs  de  ces 
mines  étaient  exploitées  déjà  du  temps  des  Romains,  comme  celles 
de  la  fameuse  montagne  de  Triano,  immense  bloc  de  fer  dont  Pline 
l'Ancien  vante  la  richesse,  et  qui  naguère  encore  fournissaient  à  l'in- 
dustrie chaque  année  plus  de  800,000  quintaux  de  minerai.  Avant 
la  guerre  actuelle,  de  belles  routes,  admirablement  entretenues  par 


UN   CONTEUR    ESPAGNOL.  /i21 

les  soins  de  radministration  provinciale,  aidaient  aux  besoins  du 
commerce,  et  les  torrens,  aux  versans  des  vallées,  alimentaient  de 
leurs  eaux  courantes  une  foule  de  forges  et  de  moulins. 

Tel  est  le  milieu  pittoresque  et  charmant  où  nous  transporte 
Trueba.  L'action  en  elle-même  est  des  plus  simples,  sans  grandes 
intrigues  ni  péripéties  :  quelque  naïve  histoire  d'amour,  quelque 
modeste  scène  d'intérieur,  comme  il  peut  s'en  dérouler  au  fond  d'un 
petit  village  ignoré;  mais  l'auteur  aime  à  suivre  ses  personnages 
dans  tous  les  détails  de  leur  vie,  cette  vie  d'honnêtes  labeurs  et  de 
joies  paisibles  qu'il  eût  voulu  partager  avec  eux.  De  grand  matin,  il 
va  faire  un  tour  à  l'étable,  considère  la  mule  et  les  bœufs,  flatte  en 
passant  le  chien  de  la  maison;  il  est  au  courant  des  labours,  traite 
en  connaisseur  la  question  des  semailles  ou  escompte  sur  place  les 
espérances  de  la  moisson  prochaine;  en  rentrant,  il  jettera  un  coup 
d'œil  sur  le  souper  que  prépare  la  ménagère,  saluera  d'un  bonsoir 
les  jeunes  filles  allant  à  la  fontaine,  ou  fera  causer  les  enfans  qui 
reviennent  de  faire  paître  le  bétail.  Tous  ces  petits  tableaux  cham- 
pêtres sont  frappans  de  vie  et  de  vérité. 

A  un  autre  point  de  vue,  il  n'est  pas  sans  intérêt,  on  le  com- 
prend, de  pénétrer  à  la  suite  d'un  pareil  guide  chez  ces  popula- 
tions si  curieuses  qui  seraient,  au  dire  des  linguistes  et  des  his- 
toriens, la  plus  ancienne  et  la  plus  noble  race  de  l'Europe.  Certes 
les  Basques  sont  bien  déchus  de  leur  grandeur  passée,  du  temps 
peu  lointain  encore  où  les  glorieux  consuls  de  Bilbao  étendaient 
leur  juridiction  sur  tout  le  littoral  cantabrique,  desde  Bayona  a 
Dayona,  de  Bayonne  en  France  jusqu'à  Bayona  en  Galice;  de  jour 
en  jour  plus  resserrés,  moins  nombreux,  incessamment  battus  du 
Ilot  des  révolutions  politiques  et  sociales  comme  les  rochers  de 
leurs  rivages  par  les  vagues  de  la  mer  en  furie,  ils  sont  destinés  à 
disparaître  bientôt,  et  un  sagace  écrivain  parlant  ici  même  de  leur 
décadence  a  pu  les  appeler  im  peuple  qui  s'en  va  (1).  Du  moins  au- 
ront-ils conservé  jusqu'au  dernier  moment,  avec  cette  langue 
étrange  qui  ne  se  rattache  à  aucun  idiome  connu,  un  caractère  et 
une  physionomie  bien  tranchés. 

Tout  d'abord  ce  qui  les  distingue,  c'est  l'ardeur  de  leur  foi,  une 
foi  naïve,  inébranlable,  n'admettant  ni  discussion  ni  tempérament. 
Il  semble  que  sur  ces  hauteurs  l'homme  se  sente  plus  près  de  Dieu 
et  soit  invinciblement  porté  à  élever  vers  lui  sa  pensée.  N'est-ce  pas 
un  chant  basque  qui  dit  :  «  Celui  qui  ne  connaît  pas  la  prière, 
qu'il  aille  par  ces  montagnes,  et  il  verra  qu'il  apprendra  promp- 
tement    à  prier  sans  que  personne  le  lui  enseigne?  »    Le  paysan 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  mars  1867  l'ctade  de  M.  Elisée  Reclus  :  les  Basques, 
un  peuple  qui  s'en  va. 


/i22  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

basque  est  profondément  religieux;  il  chôme  les  dimanches  et  fêtes, 
il  a  ses  saints  préférés,  il  se  plaît  comme  un  enfant  aux  pompes  re- 
ligieuses. De  là  l'influence  dont  jouit  le  clergé  dans  les  trois  pro- 
vinces, influence  exagérée  peut-être  et  qui  en  tout  cas  n'a  pas  été 
toujours  très  heureuse.  Un  autre  sentiment  non  moins  profond 
occupe  l'âme  de  ces  montagnards  :  c'est  l'amour  du  sol  natal; 
mais,  tout  attaché  qu'il  est  à  son  village  et  à  ses  vallées,  le  Basque 
n'en  est  pas  moins  hardi,  entreprenant,  courageux;  qu'il  se  trouve 
trop  à  l'étroit  avec  ses  frères  au  foyer  paternel,  il  n'hésite  pas  à 
s'expatrier.  Il  n'ira  point  s'établir  dans  les  provinces  du  milieu  de 
l'Espagne,  où  se  trouvent  pourtant  des  déserts  aussi  fertiles  que 
ceux  du  Nouveau-Monde,  mais  où  il  perdrait  le  bénéfice  des /"w^ros  ; 
l'exemption  de  l'impôt  et  de  la  conscription;  il  se  rendra  au  Mexique, 
au  Brésil,  au  Pérou,  et  là  il  essaiera  de  faire  fortune.  Chaque 
année,  plus  d'un  millier  de  jeunes  gens  s'embarquent  ainsi  par  Bor- 
deaux, Bayonne  et  les  ports  du  nord  de  l'Espagne  ;  d'ailleurs  il  n'au- 
rait garde  d'oublier  jamais  sa  patrie.  Partout  où  se  trouvent  des 
Basques,  riches  ou  pauvres,  jeunes  ou  vieux,  leur  plus  grand  plai- 
sir est  de  se  réunir  pour  parler  ensemble  la  noble  langue  des  es- 
caldiinac,  revêtir  le  costume  national  et  faire  ronfler  le  tambourin 
sur  un  air  du  pays.  Après  dix  ans,  vingt  ans  d'absence,  lorsqu'il  se 
croit  suffisamment  riche,  notre  homme  s'empresse  de  réaliser  son 
avoir  et  de  rentrer  au  pays  ;  ne  lui  parlez  point  des  villes  et  du 
bien-être  qu'on  y  trouve;  à  tout  autre  séjour  il  préfère  encore  le  coin 
de  terre  où  il  est  né;  puis  comme  avec  tout  son  argent  il  ne  pourrait 
acheter  de  nouvelles  terres,  —  chaque  famille  là-bas  gardant  re- 
ligieusement les  trois  ou  quatre  arpens  qu'elle  possède,  —  sur 
l'emplacement  de  la  demeure  paternelle,  il  se  fait  construire  un 
palais  :  ce  n'est  d'ordinaire  qu'une  maison  plus  vaste  et  plus  mas- 
sive que  l'ancienne,  ornée  de  peintures  à  l'extérieur.  En  même  temps 
il  se  plaît  à  faire  des  fondations  pieuses  ou  utiles,  chapelles,  écoles, 
hôpitaux;  au  demeurant,  il  partage  la  vie  de  tout  le  monde  autour 
de  lui.  Les  voisins  l'appellent  el  Indimio,  l'Indien  (pour  le  peuple, 
l'Amérique  est  l'Inde  encore  depuis  Christophe  Colomb),  et  l'on  ne 
trouverait  pas  peut-être  un  village  un  peu  important  dans  les  pro- 
vinces basques  qui  ne  contienne  quelque  famille  désignée  de  ce 
nom.  On  voit  d'ici  la  part  d'imprévu  qui  se  mêle  à  l'existence  mo- 
notone du  moindre  paysan.  Quelle  surprise  dans  le  village,  quelle 
joie  pour  toute  la  famille  à  l'arrivée  d'un  de  ces  hardis  colons  qui 
souvent  pendant  des  années  entières  n'ont  pas  donné  de  leurs  nou- 
velles! Aussi  l'Indien  tient-il  une  grande  place  dans  les  récits  de 
Trueba;  il  y  joue  le  même  rôle  exactement  que  jouait  autrefois 
l'oncle  d'Amérique  dans  nos  comédies.  C'est  le  deiis  ex  machina-^ 
il  arrive  au  bon  moment  les  mains  pleines  de  cet  or  qui  même  dans 


UN   COMEUR    ESPAGNOL.  /l23 

les  pays  de  mœurs  patriarcales  sait  se  faire  apprécier;  il  adoucit  les 
misères,  dote  les  jeunes  filles,  fait  oublier  les  mauvaises  récolles,  et 
grâce  à  lui  tout  le  monde  est  content. 

Cependant,  en  dépit  de  leur  courage  et  de  leurs  efforts,  les  émi- 
grans  n'ont  pas  tous  le  même  bonheur.  Dès  les  premiers  jours,  le 
climat  des  tropiques,  la  fièvre  jaune,  causent  dans  leurs  rangs  de 
terribles  ravages.  Échappent-ils  aux  maladies ,  combien  alors  tra- 
vaillent toute  leur  vie  sans  pouvoir  amasser  jamais  le  petit  pécule 
qui  leur  eût  permis  de  retourner  en  Europe  et  tristement  s'éteignent 
dans  leur  exil  lointain  !  Gela  suffit  pour  que  Trueba  ne  voie  pas  de 
bon  œil  cette  belle  jeunesse  traverser  l'Océan;  d'ailleurs  pour  ce  qui 
le  regarde,  il  n'aime  point  les  aventures,  nous  le  savons.  La  mer 
même,  dont  les  flots  trompeurs  viennent  caresser  la  rive  et  inviter 
les  hommes  à  quitter  leur  pays,  la  mer  excite  sa  colère,  et  c'est  de 
tout  cœur  qu'il  la  maudit  :  «  Je  suis  né,  dit-il,  j'ai  passé  mon  en- 
fance dans  le  voisinage  de  la  mer,  et  bien  qu'il  soit  dans  ma  nature 
de  m'attacher  profondément  à  tout  ce  qui  m'entoure,  aux  personnes 
que  je  fréquente,  à  la  maison  que  j'habite,  aux  arbres  qui  me  pré- 
sentent leur  ombre,  aux  oiseaux  qui  me  donnent  des  sérénades,  au 
ruisseau  qui  m'envoie  ses  murmures,  aux  montagnes  et  à  la  plaine 
que  je  contemple  de  ma  fenêtre,  et  même  au  soleil  qui  me  brûle 
et  au  froid  qui  m'engourdit,  —  quelque  penchant,  je  le  répète,  que 
j'aie  de  faire  amitié  avec  tout  cela,  je  n'ai  pu  jamais  faire  amitié 
avec  la  mer. 

«  J'étais  encore  bien  petit  lorsqu'à  travers  la  vallée  profonde  qui 
sépare  mon  village  de  la  mer  arrivaient  jusqu'à  ce  pacifique  et  béni 
coin  de  terre  des  mugissemens  sourds  et  prolongés  qui  me  fai- 
saient trembler  et  chercher  un  refuge  dans  le  sein  de  ma  mère.  — 
Sainte  Vierge  de  Begona,  s'écriait-elle  alors  avec  des  larmes  dans 
les  yeux,  n'abandonnez  pas  les  pauvres  gens  qui  naviguent  sur  ces 
mers  traîtresses  !  —  Et  cette  pieuse  imprécation  se  gravait  dans 
ma  mémoire,  et  dans  la  confusion  de  mes  idées  j'associais  l'image 
de  la  mer  à  celle  des  grands  fléaux  qui  désolent  l'humanité. 

«  D'ailleurs,  mer,  tu  n'es  pas  ma  patrie  !  tu  es  un  étranger  va- 
gabond qui  vient  voir  nos  riantes  et  pacifiques  montagnes  avec  l'or- 
gueil de  ces  autres  étrangers  qui  nous  vinrent  aussi  sous  la  con- 
duite des  Césars  et  des  Agrippas,  et  qui ,  comme  toi ,  virent  leur 
puissance  se  briser  contre  nos  rochers,  et,  comme  toi,  réussirent 
seulement  à  pénétrer  dans  quelques-unes  de  nos  belles  vallées!  Si 
quelque  jour  le  malheur  me  jette  en  proie  aux  solitudes  de  l'Océan, 
ayez  pitié  de  moi,  mes  frères,  et  compatissez  comme  je  le  fais  moi- 
même  au  sort  de  ceux  qui  errent  sur  la  mer.  » 

A  côté  de  ces  pages  émues,  on  trouverait  plus  d'un  passage  écrit 
sur  un  ton  plaisant  et  enjoué.  Il  ne  faut  pas  avoir  fait  une  longue 


h^li  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

étude  de  la  littérature  populaire  pour  savoir  toute  la  malice  qui  se 
cache  souvent  sous  ces  apologues.  Le  peuple,  ce  grand  enfant,  aime 
surtout  railler.  Voyez-le  chez  nous,  dans  nos  fabliaux,  dans  nos 
mystères,  se  venger  de  ses  misères  et  de  ses  privations  ;  il  s'égaie 
aux  dépens  de  tous,  des  puissans  de  la  terre  et  des  saints  du  ciel  ; 
pourvu  qu'il  rie,  il  est  content  et  presque  consolé.  En  Espagne 
aussi,  quoique  les  esprits  aient  été  longtemps  contenus  par  la  ter- 
reur du  saint-oiïice  et  du  pouvoir  absolu,  cette  tendance  satirique 
du  génie  populaire,  habilement  saisie  par  Trueba,  se  trahit  encore 
par  plus  d'un  côté.  Le  prince  et  ses  ministres,  le  clergé  lui-même, 
ne  sont  pas  toujours  épargnés;  les  magistrats,  les  médecins,  les 
alcades,  ont  également  leur  tour.  Quant  aux  personnages  célestes, 
c'est  de  tous  l'apôtre  saint  Pierre  qui  excite  le  plus  de  lazzis  :  sa  cal- 
vitie, son  humilité  d'esprit,  les  défaillances  dont  parle  l'Évangile, 
tout,  jusqu'à  ce  rôle  de  portier  qui  lui  est  dévolu  dans  l'autre 
monde,  aide  à  faire  de  lui  un  personnage  comique  et  presque  bouf- 
fon. Souvent  aussi  le  peuple  espagnol  ne  s'en  prend  qu'à  lui-même 
et  rit  bénévolement  de  ses  propres  défauts;  avec  ce  gros  bon  sens 
qui  caractérisait  Sancho,  il  sait  à  l'occasion  retourner  sa  besace  : 
nous  rentrons  ici  dans  la  satire  purement  morale,  et  plus  d'un  trait 
s'adresse  aux  femmes,  comme  de  raison. 

«  Quand  le  Christ  allait  par  le  monde,  guérissant  les  malades  et 
ressuscitant  les  morts,  une  femme  du  peuple  se  présenta  au-devant 
de  lui,  et  l'ayant  pris  par  un  pan  de  sa  robe  : 

—  Seigneur,  lui  dit-elle  les  yeux  tout  en  pleurs  comme  une  Ma- 
deleine, faites-moi  la  grâce  de  ressusciter  mon  mari,  qui  est  mort 
ce  matin. 

—  Je  ne  puis  m'arrêter,  répondit  le  Seigneur,  parce  que  je  vais 
faire  un  grand  miracle  assez  loin  d'ici  :  je  veux  trouver  une  bonne 
mère  de  famille  parmi  toutes  les  femmes  qu'on  voit  venir  aux 
courses  de  taureaux.  Enfin  tout  ira  bien,  si  la  mule  suit  son  chemin. 
Voici  du  moins  ce  que  je  puis  faire  pour  toi  :  mets-toi  bien  dans  la 
tête  que  ton  mari  ressuscite,  et  ton  mari  ressuscitera. 

«  En  effet,  la  femme  se  mit  dans  la  tête  que  son  mari  devait  res- 
susciter, et  le  mari  ressuscita  parce  que  les  morts  eux-mêmes  ne 
peuvent  résister  aux  volontés  de  leurs  femmes.  » 

Sur  ce  terrain,  la  pente  est  glissante,  et  l'on  est,  ce  semble,  fata- 
lement conduit  à  ces  joyeux  fabliaux,  à  ces  histoires  de  haidte 
graisse  où  se  plaisait  le  vieil  esprit  gaulois.  Or  Trueba  sait  s'arrêter 
à  temps.  Que  ses  récits  aient  tous  une  égale  valeur  et  présentent 
le  même  intérêt,  nous  ne  le  dirons  pas;  plusieurs  sont  simplement 
puérils,  et  ne  méritaient  pas  d'être  recueillis,  d'autres  demandaient 
à  être  plus  finement  traités;  du  moins  en  aucun  cas  n'a-t-il  cherché 
à  provoquer  le  succès  au  détriment  de  la  morale.  Une  seule  fois, 


UN    CONTEUR    ESPAGNOL.  425 

Triieba  a  failli  à  ce  grand  principe  :  il  était  jeune,  encore  à  ses 
débuts,  il  composait  les  Cantards-,  l'éditeur,  pour  mieux  éveiller  la 
curiosité  du  public,  lui  demanda  sur  quelques  airs  gais  des  vers 
piquans  qu'il  écrivit;  mais  dès  la  seconde  édition  du  livre  il  s'em- 
pressait de  les  supprimer,  et  depuis  lors  ni  une  phrase  ni  un  mot 
n'est  sorti  de  sa  plume  qui  pût  prêter  à  l'équivoque.  En  cela  en- 
core, il  est  resté  fidèle  au  caractère  de  sa  race.  Croirait-on  que  la 
langue  basque  n'a  jamais  contenu  d'expressions  déshonnêtes?  Le 
blasphème  y  est  inconnu,  et  aujourd'hui  même  où  les  mœurs  aux 
environs  des  villes  se  sont  légèrement  altérées,  lorsqu'un  homme 
des  trois  provinces  se  sert  d'un  terme  grossier,  c'est  aux  Castillans 
qu'il  doit  l'emprunter.  Il  n'aura  point  tenu  à  notre  conteur  que , 
bien  loin  de  fournir  à  des  emprunts  de  ce  genre,  la  langue  espagnole 
au  contraire  n'ait  imité  la  chaste  réserve  de  l'idiome  euskarien. 

III. 

Depuis  vingt-cinq  ans  déjà,  Trueba  vivait  à  Madrid  ;  ses  contes 
avaient  obtenu  la  même  vogue  que  ses  poésies  :  les  éditions  se 
multipliaient  en  Espagne,  les  traductions  à  l'étranger,  en  Angle- 
terre, en  Allemagne  et  jusqu'en  Russie;  grâce  à  lui,  les  Basques 
trouvaient  partout  de  nouvelles  sympathies;  on  apprenait  à  les 
mieux  connaître,  à  les  estimer.  Flattés  dans  leur  amour-propre  na- 
tional ,  ses  compatriotes  voulurent  lui  témoigner  leur  reconnais- 
sance en  même  temps  que  mettre  à  profit  son  talent,  et  en  1862, 
par  vote  unanime  des  représentans  de  la  province  réunis  en  assem- 
blée générale  sous  le  chêne  de  Guernica,  Antonio  de  Trueba  fut 
solennellement  nommé  archiviste  et  chroniqueur  du  serwrio  de  Yis- 
caye  aux  appointemens  de  18,000  réaux  par  an.  Avant  la  dernière 
guerre,  on  le  sait,  les  trois  provinces  basques  envoyaient  des  dé- 
putés aux  cortès,  au  même  titre  que  les  autres;  mais  en  vertu  de 
leurs  antiques  fueros  elles  continuaient  à  nommer  aussi  et  sous 
tous  les  régimes  un  certain  nombre  de  représentans  chargés  plus 
spécialement  de  régler  les  affaires  intérieures  de  la  province.  Ces 
députés  particuliers  se  sont  réunis  longtemps  sous  un  arbre  désigné 
par  la  tradition,  les  Alavais  à  Arriaga,  les  Guipuzcoains  à  Guerri- 
quiz.  Seuls  les  Viscayens  ont  conservé  le  leur  jusqu'à  nos  jours,  et 
inscrivent  encore  au  bas  de  leurs  décisions  so  el  nrbol  de  Guernica. 
A  vrai  dire,  on  ne  siège  plus  sous  l'arbre  à  la  façon  patriarcale 
comme  jadis;  c'est  à  côté,  dans  une  vaste  salle  bcàtie  tout  exprès, 
que  se  tiennent  aujourd'hui  les  délibérations.  (Juant  à  l'arbre  lui- 
même,  comme  il  ne  pouvait  durer  éternellement,  de  toute  antiquité 
on  a  pris  soin  d'entretenir  cà  son  pied  de  nombreux  rejetons.  Vient- 


h'2Q  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

il  à  tomber  de  vieillesse,  le  plus  robuste  est  appelé  à  lui  succéder, 
et  la  dynastie  se  continue  ainsi  sans  interruption. 

La  nouvelle  position  qui  lui  était  faite  mettait  Trueba  désormais 
à  l'abri  du  besoin,  elle  lui  ouvrait  en  outre  un  vaste  champ  d'études 
jusqu'ici  à  peine  exploré.  L'histoii-e  générale  du  très  noble  et  très 
loyal  senorio  de  Viscaye  demeure  encore  à  faire.  Trueba  conçut  le 
projet  d'élever  ce  monument  à  la  gloire  de  son  pays,  et  sans  plus 
tarder  s'occupa  d'en  réunir  les  matériaux.  L'entreprise  était  longue 
et  difficile.  Là  bas  comme  partout,  le  paysan  en  général  se  montre 
assez  peu  soucieux  des  reliques  du  passé,  et  grâce  à  cette  incurie 
nombre  de  documens  précieux  se  perdent  encore  tous  les  jours. 
N'est-ce  pas  le  conseil  municipal  d'une  localité  de  l'Espagne  qui  fai- 
sait jeter  à  l'eau  une  grande  quantité  de  vieux  papiers  contenus 
dans  ses  archives,  sous  prétexte  qu'ils  étaient  écrits  d'une  écriture 
qu'on  ne  comprend  plus?  Par  contre  en  Viscaye  existait  encore  il 
y  a  quelques  années  l'habitude  d'apprendre  à  lire  aux  enfans  sur 
des  actes  tirés  des  archives  des  greffes  et  des  tribunaux,  et  Trueba 
lui-même  se  souvient  d'avoir  gaspillé  ainsi  en  jouant  des  manu- 
scrits que  plus  tard  il  n'aurait  pas  échangés  contre  un  trésor. 

Tout  en  se  préparant  à  son  grand  ouvrage,  tantôt  plongé  dans  la 
poudre  des  bibliothèques,  tantôt  errant  en  touriste  à  travers  monts 
et  vallées,  Trueba  écrivait,  au  gré  de  l'inspiration,  les  idées  ou  les 
faits  qui  frappaient  le  plus  son  esprit.  Ainsi  s'est  formé  le  volume 
intitulé  Chapitres  d'un  livre.  Il  y  a  un  peu  de  tout  dans  ce  recueil  : 
des  souvenirs  d'enfance,  des  récits  familiers  comme  dans  les  livres 
de  contes  du  même  auteur,  puis  des  pages  plus  sévères,  emprun- 
tant leur  sujet  aux  vieilles  chroniques.  On  peut  juger  par  là  com- 
ment Trueba  entend  raconter  l'histoire.  Le  style  est  bref,  énergique, 
l'intérêt  habilement  ménagé;  peut-être  cependant  sentirait-on  parfois 
chez  l'auteur  l'absence  de  savoir  et  d'instruction  générale  nécessaires 
à  ce  genre  d'études;  le  sujet  n'est  pas  toujours  suffisamment  pris  de 
haut. 

Vers  la  fm  du  xiii^  siècle,  l'état  du  littoral  cantabrique  n'était  pas 
moins  troublé  que  celui  du  reste  de  l'Europe;  des  guerres  de  parti, 
auxquelles  prenait  part  toute  la  noblesse  divisée  en  deux  camps,  dé- 
solaient le  pays  ;  en  dépit  de  l'intervention  des  princes  voisins,  ces 
guerres,  suites  ininterrompues  de  sacs,  d'incendies,  de  massacres, 
durèrent  jusqu'à  la  fin  du  xv*  siècle,  et  il  fallut  la  forte  main  d'Isa- 
belle la  Catholique  pour  y  mettre  un  terme.  Dans  les  Encartaciones, 
les  deux  partis  se  distinguaient  par  les  noms  de  onacinos  et  de 
gamhoinos.  Parmi  les  familles  qui  de  ce  côté  jouèrent  un  des  prin- 
cipaux rôles  au  milieu  de  ces  discordes  civiles  étaient  les  Salazar, 
dont  Trueba  nous  a  rapidement  esquisséJa  généalogie  :  terribles 


UN    CONTEUR    ESPAGNOL.  il27 

hommes  en  vérité,  ces  batailleurs  du  moyen  âge,  toujours  prêts  à 
fondre  de  leur  castel  pour  faire  le  coup  de  lance  contre  les  voisins, 
hardis  comme  des  lions  et  avides  comme  des  loups,  inaccessibles 
à  la  fatigue  et  aux  maladies!  L'un,  Garcia  Lopez  de  Salazar,  dit 
Bras  de  fer,  qui  mourut  au  siège  d'Algésiras  en  13Zi/i,  âgé  de  cent 
trente  ans,  après  avoir  engendré  deux  tils  légitimes  et  cent  vingt 
bâtards;  l'autre,  Juan  Lopez,  qui  vécut  jusqu'à  cent  vingt  ans, 
sans  autre  occupation  que  de  guerroyer;  un  second  Juan  Lopez, 
noyé  à  quatre-vingts  ans  par  ses  ennemis  avec  son  jeune  fds ,  et 
qui,  les  pieds  liés,  une  pierre  au  cou,  comme  l'eau  du  ruisseau 
était  peu  profcwide  et  que  ses  bourreaux  le  frappaient  de  leurs 
lances,  relevait  encore  la  tête  pour  leur  crier  :  «  Frappez,  frappez, 
fils  de  chèvres;  si  comme  j'ai  une  âme  en  un  corps,  j'en  avais 
cent,  vous  ne  pourriez  encore  vous  venger  de  moi,  tellement 
dans  ma  vie  j'ai  tiré  du  sang  à  votre  lignage  ;  frappez  tant  que 
vous  pourrez,  fils  de  chèvres!  »  Le  plus  célèbre  enfin,  Lope  Gar- 
cia de  Salazar,  vaillant  comme  tous  ceux  de  sa  race,  qui,  à  soixante- 
douze  ans,  après  mille  hauts  faits,  emprisonné  par  son  fils  Juan  le 
More,  comjx)se  vers  lZi70,  pour  chasser  ses  sombres  pensées,  son 
livre  encore  inédit  :  Libro  de  las  buenas  andanzas  ê  fortunas,  des 
adventures  heureuses  et  contraires,  simple  récit  des  divers  événemens 
connus  de  lui  ou  accomplis  sous  ses  yeux.  C'est  le  premier  ouvrage 
écrit  en  castillan  que  puissent  consulter  la  science  héraldique  et 
l'archéologie. 

Cependant,  par  une  curiosité  toute  naturelle,  au  milieu  de  ses 
travaux  historiques,  l'idée  était  venue  à  Trueba  de  rechercher 
aussi  les  traces  de  sa  famille;  on  a  beau  être  le  fils  de  ses  œu- 
vres, on  n'est  pas  fâché  de  connaître  et  de  pouvoir  citer  à  l'occa- 
sion la  longue  suite  de  ses  aïeux.  Du  reste  le  fait  en  soi  n'a  rien 
d'étonnant  dans  un  pays  comme  la  Viscaye,  oi^i  les  deux  tiers  des 
habitans  sont  hidalgos  et  font  remonter  leur  noblesse  aux  pre- 
miers temps  de  la  guerre  des  Maures,  oii,  dans  le  moindre  village, 
nombre  de  pauvres  maisons  portent  sur  leurs  façades  de  pierre, 
au-dessus  de  l'arc  de  la  porte,  un  et  deux  écus  aux  armes  parlantes. 
Trueba  put  constater  ainsi  que,  malgré  la  pauvreté  où  il  était  né 
lui-même,  l'origine  de  sa  race  était  des  plus  vénérables.  La  famille 
de  Trueba  tire  son  nom  d'un  petit  village  situé  dans  le  cercle  de 
Montija  (Vieille-Castille)  qui  confine  avec  la  partie  orientale  da  se-^ 
norio  de  Viscaye.  Ce  village,  aujourd'hui  dépeuplé,  existait  encore 
vers  la  fin  du  xvi''  siècle,  ainsi  qu'il  appert  d'un  parchemin  conservé 
dans  les  archives  municipales  de  Bilbao  et  rédigé  après  enquête  à 
la  demande  de  Juan  Fernando  de  Trueba,  habitant  de  Balmaseda 
et  administrateur   des  douanes  royales.   La  maison   originaire  de 


A28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Trueba,  fort  ancienne  alors,  touchait  la  dîme  comme  patronnesse  et 
fondatrice  de  l'église  paroissiale  du  lieu.  Une  branche  de  la  fa- 
mille était  établie  déjà  depuis  des  siècles  dans  les  Encartaciones  de 
Viscaye  :  c'est  de  celle-là  qu'est  sorti  notre  auteur.  Il  est  vrai  qu'à 
suivre  ainsi  de  trop  près  sa  généalogie,  on  s'expose  parfois  à  des 
découvertes  assez  singulières  :  Trueba  devait  en  faire  l'expérience. 
En  feuilletant  le  livre  inédit  du  vieux  et  noble  chroniqueur  Lope 
Garcia  de  Salazar,  dont  nous  avons  parlé,  n'a-t-il  pas  trouvé,  contée 
tout  au  long,  la  mésaventure  d'un  certain  don  Gonzalo  de  Trueba 
qui  vivait,  lui  aussi,  dans  le  courant  du  xîy"  siècle?  Ce  seigneur, 
est-il  dit,  sur  les  confms  de  la  Yiscaye  et  de  la  Vieille-Gastille,  en 
compagnie  de  quelques  autres  itial  nommés  chevaliers,  et  sous  pré- 
texte de  lever  des  droits  de  péage,  détroussait  effrontément  les 
voyageurs;  la  justice  provinciale  se  mit  à  sa  poursuite,  il  fut  pris 
et  pendu  sur  l'heure  aux  branches  d'un  arbre  qui  se  trouvait  là. 
Voilà  certes,  on  en  conviendra,  de  sérieux  titres  de  noblesse  et  tels 
qu'en  pourrait  être  lier  tout  autre  que  le  simple  et  pacifique  au- 
teur du  Livre  des  Chansons! 

Pendant  que  Trueba,  prenant  à  cœur  son  nouveau  titre,  s'occu- 
pait à  réveiller  les  curieux  et  sanglans  souvenirs  d'un  passé  lointain, 
qui  lui  eût  dit  que  ces  mauvais  jours  allaient  revenir  et  que  son 
infortuné  pays,  pour  la  seconde  fois  depuis  trente  années,  serait, 
comme  en  plein  xiV'  siècle,  au  temps  des  Salazar,  des  Zurbaran  et 
des  Leguizamon,  désolé  par  la  guerre  civile  et  la  fureur  des  partis? 
Jamais  les  provinces  basques  n'avaient  été  plus  riches  et  plus  heu- 
reuses ;  tandis  que  depuis  deux  ans  le  reste  de  l'Espagne  était  en 
proie  à  l'anarchie,  seul  le  nord  se  livrait  en  paix  au  commerce  et 
à  l'industrie.  Les  entrepôts  de  Bilbao  ne  suffisaient  plus  à  contenir 
les  marchandises  que  les  navires  étrangers  à  chaque  voyage  leur 
apportaient  comme  fret;  plusieurs  chemins  de  fer  reliaient  les  mines 
en  exploitation  au  fleuve  ou  à  la  mer;  des  usines  et  des  fabriques 
s'élevaient  en  foule;  partout  aux  rives  des  cours  d'eau,  la  fumée 
des  hauts-fourneaux  obscurcissait  l'air;  dans  les  vallées  où  abon- 
dent les  eaux  thermales,  sur  les  plages  de  la  mer,  à  Saint-Sébas- 
tien, la  population  riche  de  Madrid  venait  passer  la  belle  sai- 
son, et  y  laissait  chaque  été  des  sommes  considérables.  Gomment 
les  Basques  n'ont-ils  pas  vu  où  se  trouvaient  à  la  fois  leur  devoir 
et  leurs  intérêts?  Par  quel  excès  d'aveuglement  ont-ils  consenti  à 
suivre  les  fanatiques  et  les  ambitieux  qui  les  lançaient  dans  une  si 
triste  aventure? 

Trueba  pour  sa  part  ne  s'était  jamais  beaucoup  occupé  de  poli- 
tique :  à  peine  trouve-t-on  chez  lui  quelques  allusions  de  ci  de  là 
sur  la  pénurie  du  trésor  et  la  faiblesse  de  la  noble  schora  qui  était 


UN   CONTEUR    ESPAGNOL.  429 

alors  sur  le  trône ,  quelques  plaisanteries  plus  ou  moins  malignes 
sur  la  manière  dont  se  pratiquent  les  élections  et  sur  cette  manie 
des  emplois  qui  est  une  des  plaies  de  l'Espagne,  quelques  mots 
aussi  sur  les  mauvais  gouvernemens  et  les  peuples  ingouvernables, 
sur  les  hypocrites  de  Dieu  et  de  la  liberté,  sur  ces  gens  enfin  qui 
ont  passé  leur  vie  à  conspirer  pour  saisir  la  queue  de  la  poêle-,  mais 
tout  cela  d'une  façon  discrète,  rapide,  et  comme  en  passant.  Il  ne  se 
pi'ésente  pas  en  réformateur  et  en  opposant;  il  laisse  à  d'autres  les 
attaques  mordantes  et  les  critiques  passionnées;  il  est  mal  fait  pour 
la  satire.  En  revanche  il  s'est  toujours  montré  partisan  enthousiaste 
des  fueros.  Une  fois  même,  en  1865,  il  a  eu  l'occasion  de  procla- 
mer ofiiciellement  les  convictions  de  sa  vie  entière  ;  la  reine  Isa- 
belle était  venue  visiter  les  provinces-sœurs;  à  Trueba,  comme  chro- 
niqueur, incombait  le  soin  d'écrire  les  épisodes  les  plus  intéressans 
du  voyage;  toujours  préoccupés  de  leurs  fameux  privilèges,  ses 
compatriotes  le  chargèrent  de  rédiger  aussi  pour  la  souveraine  un 
message  où  seraient  exposées  leurs  doléances  et  leurs  prières.  Ce 
message,  écrit  avec  grand  soin  sur  parchemin,  revêtu  des  signa- 
tures de  tous  lesy^^rf*  des  provinces,  fut  remis  solennellement  à  la 
reine  :  dans  un  langage  respectueux,  mais  ferme  à  la  fois,  l'orateur 
demandait  qu'on  ne  portât  jamais  atteinte  à  ces  franchises  recon- 
nues jadis  par  les  rois  catholiques  et  que  les  Basques  considèrent 
comme  leur  bien  le  plus  cher,  leur  honneur  et  leur  droit.  C'est  dans 
le  même  esprit  qu'était  conçu  un  mémoire  sur  V organisation  so- 
ciale de  la  Viscaye  destiné  à  notre  exposition  universelle  de  1867 
et  publié  plus  tard  aux  frais  du  sehorio.  Il  n'en  fallait  pas  davan- 
tage pour  que  Trueba  devînt  suspect  à  tout  un  parti.  En  effet  les 
habitans  des  provinces  ne  sont  pas  tous  intéressés  également  au 
maintien  des  fueros;  cette  ancienne  organisation  favorise  singuliè- 
rement les  campagnes  au  détriment  des  centres  ;  pour  ne  citer 
qu'un  exemple,  dans  les  élections  le  moindre  bourg-pourri,  le 
moindre  puehlo  est  mis  sur  le  même  pied  que  l'opulente  et  indus- 
trieuse Bilbao.  On  comprend  dès  lors  que  les  villes,  où  d'ailleurs 
l'élément  étranger  est  beaucoup  plus  considérable,  ne  fussent  nulle- 
ment portées  à  vanter  un  régime  dont  elles-mêmes  n'avaient  qu'à 
se  plaindre  ;  bien  au  contraire  elles  ne  négligeaient  aucune  occasion 
de  réclamer  l'assimilation  des  provinces  basques  au  reste  de  l'Es- 
pagne. De  là  entre  elles  et  les  campagnes  un  antagonisme  toujours 
croissant. 

Lorsque  la  dernière  guerre  éclata,  de  même  que  les  paysans  ac- 
clamaient don  Carlos,  les  villes  prirent  parti  pour  les  libéraux,  et, 
comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  les  discordes  publiques  s'en- 
venimèrent des  rancunes  privées.  Quiconque  était  soupçonné  de 
sympathie  pour  la  cause  contraire  était  aussitôt  dénoncé,  injurié, 


430  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

saisi.  Trueba  demeurait  alors  à  Bilbao  avec  sa  famille;  en  dépit  de 
son  caractère  bien  connu,  lui  qui,  tout  jeune  encore,  pour  éviter  de 
suivre  les  bandes  du  premier  prétendant,  avait  quitté  son  pays  na- 
tal, et  dont  les  vieux  parens  avaient  alors  souffert  mille  persécu- 
tions, il  fut  accusé  de  s'entendre  avec  les  carlistes;  on  le  traita  de 
néo-catholique,  un  de  ces  noms  d'injure  que  se  renvoie  la  haine 
des  partis;  on  le  cita  devant  le  gouverneur,  on  le  dépouilla  même 
de  sa  charge,  acte  arbitraire  et  illégal  au  premier  chef,  puisque  les 
représentans  du  seriorio  seuls,  réunis  en  assemblée  générale,  ont 
le  droit  de  nommer  et  de  destituer  leurs  fonctionnaires. 

Bientôt  il  dut  quitter  Bilbao,  qui  allait  être  assiégé,  laissant  là, 
dans  sa  précipitation ,  ses  papiers  et  ses  livres,  et  pour  la  seconde 
fois  chassé  de  son  pays  par  la  guerre  civile,  il  prit  caminando  de 
cspalda,  à  reculons,  comme  il  dit  lui-même,  la  route  de  l'exil.  Il  se 
retrouvait  presque  aussi  pauvre  qu'aux  jours  de  sa  jeunesse,  plus 
connu,  il  est  vrai,  mais  avec  toute  une  famille  à  nourrir.  Trueba  se 
résigna  courageusement  à  reprendre  son  ancienne  vie  de  misère  et 
de  privations,  croyant  que,  si  sa  plume  pouvait  servir  à  ramener 
la  paix  entre  les  frères  ennemis,  toute  sa  peine  serait  trop  payée. 
En  1874  parut  Mari-Saida,  croquis  d'un  foyer  et  de  ses  alentours, 
qui  eut  un  gi-and  succès.  Ce  livre,  avec  deux  autres  du  même 
genre  :  Ciel  chargé  de  jjetits  nuages,  et  le  Paletot  et  la  Veste,  pu- 
bliés quelque  temps  auparavant ,  appartiendraient ,  si  l'on  peut 
dire,  à  la  nouvelle  manière  de  l'auteur.  Ce  ne  sont  pas,  à  propre- 
ment parler,  des  romans;  Trueba  n'est  pas  fait  pour  les  œuvres 
de  longue  haleine;  il  s'y  est  essayé  pourtant  dans  sa  jeunesse, 
mais  il  avoue  lui-même  qu'il  y  a  médiocrement  réussi.  Dans  ses 
derniers  ouvrages,  Trueba  ne  procède  plus,  selon  sa  coutume,  par 
morceaux  détachés  ;  il  prend  une  idée  générale  qui  fait  le  lien  ap- 
parent et  comme  l'unité  du  volume,  mais  en  réalité  sert  de  prétexte 
à  une  foule  de  digressions.  Ces  digressions ,  on  les  devine  sans 
peine.  Ce  sont  encore  des  descriptions  du  pays  basque  avec  l'éloge 
de  ses  habitans  et  de  leur  ancienne  grandeur,  mêlées  de  réflexions 
douloureuses  sur  les  malheurs  présens.  A  ce  propos,  il  n'a  pas  man- 
qué de  critiques  en  Espagne  pour  reprocher  à  l'auteur  de  mettre  trop 
peu  de  variété  dans  ses  peintures ,  de  revenir  jusqu'à  satiété  sur  les 
mêmes  sujets.  Quoi!  toujours  des  vallées  vertes  et  des  montagnes  et 
des  torrens  1  toujours  des  maisonnettes  blanches  aperçues  derrière 
un  rideau  de  cerisiers  et  de  noyers!  En  vérité,  cela  est  monotone. 
A  quoi  il  répond  assez  finement  :  «  Préféreriez- vous  un  bois  d'oran- 
gers? »  En  effet,  la  \iscaye  ne  ressemble  point  à  l'Andalousie;  si 
d'autres  mettent  vanité  à  tirer  leurs  livres  de  leur  seule  imagina- 
tion, lui  ne  parle  que  de  ce  qu'il  connaît  et  de  ce  qui  l'intéresse. 

Bien  qu'il  ait  beaucoup  produit,  car  les  volumes  que  nous  avons 


ON    CONTEUR   ESPAGNOL.  ZlSl 

cités  ne  fourniraient  encore  qu'une  partie  de  son  œuvre,  Trueba  est 
un  écrivain  correct  et  châtié  :  non  pas  qu'il  ait  rien  de  prétentieux, 
d'affecté,  ou  qu'il  élève  jamais  le  ton;  mais,  jusque  dans  son  genre 
familier,  il  a  le  souci  du  style  et  le  respect  de  ses  lecteurs.  Le  même 
scrupule  qu'il  met  dans  le  choix  des  sujets,  il  le  porte  aussi  dans  le 
choix  des  mots  ;  il  aime  l'expression  juste  comme  la  pensée  droite, 
car  cela  encore  fait  pour  lui  partie  de  l'honnêteté  littéraire.  Il  s'at- 
tache à  être  précis  et  vrai  jusque  dans  le  moindre  détail,  et,  pas  à 
pas,  suit  la  nature.  Lui-même  en  a  cité  un  exemple  assez  amu- 
sant, «  Par  une  cruelle  nuit  du  mois  de  janvier,  dit-il,  j'écrivais  à 
un  quatrième  étage  de  la  rue  de  Lope  de  Vega,  dans  la  maison  qui 
porte  le  numéro  32,  le  conte  que  j'ai  intitulé  les  Piech  dan»  Venfer-^ 
une  difficulté  vint  m'arrèter  soudain  :  il  «s'agissait  d'expliquer  les 
altérations  qu'éprouve  le  son  de  l'eau  pendant  que  se  remplit  la 
cruche  à  la  fontaine;  or  jamais  je  n'avais  étudié  ces  altérations  et 
il  n'y  avait  pas  en  ce  moment  assez  d'eau  chez  moi  pour  faire  une 
expérience.  Le  lendemain,  à  la  première  heure,  on  devait  venir  de 
l'imprimerie  pour  chercher  le  conte  qui  était  attendu  ;  il  fallait 
qu'à  tout  prix  je  l'eusse  achevé  cette  même  nuit.  Savez- vous  ce 
que  je  fis  pour  sortir  d'embarras?  A  trois  heures  du  matin,  bravant 
l'obscurité,  et  la  pluie  et  le  vent,  je  me  rendis  à  la  petite  fontaine 
de  la  place  de  Jésus  avec  une  cruche  sous  mon  manteau  ,  et  je  pas- 
sai là  un  bon  quart  d'heure,  écoutant  le  bruit  de  l'eau  qui  tombait 
dans  la  cruche.  »  En  somme,  à  ce  moment,  il  ne  risquait  qu'un  gros 
rhume;  mais  son  goût  pour  l'observation  devait  l'exposer  à  des 
dangers  plus  sérieux.  L'aventure  est  bien  espagnole  et  mérite  d'être 
contée.  Trueba  se  préparait  à  écrire  quelque  autre  nouvelle,  e* 
d'après  le  plan  qu'il  s'était  tracé  d'avance  il  avait  à  faire  une  des- 
cription du  jour  levant  dans  la  campagne.  Maintes  fois  il  avait  as- 
sisté à  ce  magnifique  spectacle,  mais  pour  le  bien  rendre  il  avait 
besoin  de  le  contempler  et  de  l'étudier  à  nouveau.  Donc  un  beau 
matin,  bien  avant  que  l'aube  parût,  en  compagnie  de  Luis  de  Eguilaz 
et  de  Bustillo,  ses  deux  confrères  en  littérature,  il  se  rendit  sur  les 
hauteurs  de  Yicâlvaro,  aux  environs  de  Madrid;  ils  y  faisaient  pro- 
vision d'images  et  d'impressions  poétiques  lorsque  tout  à  coup  fon- 
ditsur  eux  une  petite  troupe  d'hommes  de  mauvaise  mine  qui  pen- 
saient avoir  mis  la  main  sur  une  riche  proie.  A  quelque  chose 
malheur  est  bon  :  nos  trois  littérateurs  n'avaient  pas  même  de 
montre  sur  eux,  et  les  voleurs  furent  les  seuls  volés. 

Dans  la  vie  privée,  Trueba  est  bien  l'homme  que  nous  ont  fait 
deviner  ses  livres  :  doux,  serviable  et  bon  ;  aussi  est-il  aimé  de  tous 
à  Madrid.  Il  a  l'extérieur  d'un  vrai  montagnard,  le  corps  grand  et 
fort,  les  gestes  un  peu  gauches,  les  traits  réguliers  sans  rien  de 


432  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  expressif;  il  va  toujours  distrait  et  rêveur;  mais  qu'on  ne  s'y 
trompe  pas  :  sous  ces  dehors  modestes,  cet  homme  simple  et  naïf 
cache  un  caractère  fortement  trempé,  et  nulle  circonstance  de  sa 
vie,  si  pénible  et  douloureuse  qu'elle  pût  être,  ne  l'a  trouvé  au- 
dessous  de  l'épreuve.  D'ailleurs  aujourd'hui  plus  que  ses  propres 
misères,  ce  qui  l'afïlige,  c'est  le  malheur  de  son  cher  pays.  Certes  il 
déteste  la  guerre  civile,  cette  guerre  de  Cains,  comme  il  l'appelle; 
il  n'a  que  des  paroles  de  mépris  et  de  colère  contre  ceux  qui,  pour 
satisfaire  une  ambition  coupable,  n'ont  point  craint  d'attirer  sur  leur 
patrie  les  plus  affreux  désastres  ;  mais  il  ne  peut  encore  oublier  que 
les  Basques  sont  ses  compatriotes.  Que  dans  la  presse  madrilène  une 
voix  justement  indignée  s'élève  pour  flétrir  l'ingratitude  des  pro- 
vinces du  nord  et  réclamer  l'abolition  des  fueros  aussitôt  après  la 
conclusion  de  la  guerre,  Trueba  proteste.  Dans  son  patriotisme  de 
clocher,  bien  excusable  du  reste,  il  ne  voit  pas  que  la  sécurité,  l'hon- 
neur même  de  l'Espagne,  exigent  que  les  rebelles  soient  punis  ;  il 
veut  conserver  aux  trois  sœurs  ces  vieilles  franchises  dont  elles 
n'ont  pas  su  jouir  prudemment,  sans  y  chercher  une  arme  contre 
la  mère-patrie. 

Sans  aucun  doute  l'Espagne,  c'est-à-dire  les  quarante- cinq  pro- 
vinces qui  reconnaissent  aujourd'hui  la  monarchie  d'Alphonse  XII, 
ne  tardera  pas  à  triompher,  ne  fût-ce  que  par  la  force  du  nombre. 
Verra-t-on  se  renouveler  alors  les  scandales  de  Vergara?  Verra-t-on, 
libres  de  tout  impôt,  exemptés  de  la  conscription,  ceux-là  mêmes  par 
qui  les  charges  de  l'état  se  sont  depuis  quatre  ans  effroyablement 
accrues  et  qui  de  gatté  de  cœur  ont  versé  à  flots  le  sang  espagnol  sur 
tant  de  champs  de  bataille?  Ce  serait  là  préparer  les  germes  d'une 
nouvelle  révolte.  Les  trois  provinces  basques,  par  leur  faute,  vont 
être  condamnées  à  rentrer  dans  la  loi  commune  :  le  coup,  si  rude 
qu'il  leur  soit,  n'a  rien  qui  doive  les  désespérer;  qu'elles  acceptent 
franchement  leur  défaite  et  la  paix,  qu'elles  mettent  à  profit  les  avan- 
tages de  leur  position,  les  ressources  inépuisables  de  leur  sol  et  les 
mâles  vertus  qui  distinguent  leurs  populations  et  que  personne  ne 
songe  à  contester,  elles  compteront  bientôt  parmi  les  contrées  les 
plus  fortunées  de  l'Europe;  pour  Trueba,  lui-même  n'aura  pas  trop 
à  se  plaindre,  si,  de  retour  dans  ses  chères  montagnes,  rendu  à  ses 
travaux  d'autrefois,  il  peut  terminer  par  une  heureuse  page,  au 
sein  d'un  pays  désormais  tranquille  et  prospère,  cette  Histoire  de 
la  Viscaye  entreprise  depuis  tant  d'années  et  qu'on  attend  toujours 
de  lui. 

L.  Louis-Lande. 


DEUX   CHANCELIERS 


VI. 

DIX    ANS    D'ASSOCIATION    (1). 


Le  9  janvier  1873,  Napoléon  III  s'éteignait  tristement  sur  la  terre 
d'exil  à  Chislehurst,  et  peu  de  temps  après,  le  27  mars,  Guil- 
laume I"  entrait  dans  la  soixante- seizième  année  d'une  vie  à  laquelle 
n'ont  point  certes  manqué  les  faveurs  les  plus  extraordinaires  de  la 
fortune.  L'Allemagne  célébrait  la  fête  de  son  nouvel  empereur  avec 
des  transports  de  joie  d'autant  plus  bruyans  et  sincères  que  le  mo- 
narque avait  attendu  cet  anniversaire  pour  ratifier  une  dernière 
convention  avec  le  gouvernement  de  Versailles,  convention  qui  as- 
surait le  paiement  anticipé  du  cinquième  milliard  de  la  rançon  fran- 
çaise et  le  retour  très  prochain  des  troupes  d'occupation  d'au-delà  des 
Vosges.  Les  grands  comptes  avec  l'ennemi  héréditaire  ainsi  définiti- 
vement réglés,  le  vainqueur  de  Sedan  songea  de  son  côté  à  s'ac- 
quitter d'une  petite  dette  de  cœur  :  il  résolut  d'aller  porter  à  l'empe- 
reur Alexandre  11  l'expression  de  sa  vive  gratitude  pour  le  concours 
loyal  qu'il  lui  avait  prêté  pendant  une  période  mémorable  d'épreuves 
et  de  combats.  Longtemps  prévu,  tour  à  tour  an  once  et  différé,  le 
voyage  de  Saint-Pétersbourg  s'accomplit  enfin  à  l'ouverture  de  la 
belle  saison,  et  M.  de  Bismarck  eut  soin  de  préciser  dans  la  circon- 
stance la  date  aussi  bien  que  le  caractère  de  l'étroite  association 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lo  juin,  du  1''  juillet,  du  15  août,  du  15  septembre  et  du 
15  novembre  1873. 

TOME  Mil.  —  1870.  28 


A3/i  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

d'intérêts  établie  entre  la  Russie  et  la  Prusse  et  devenue  si  fatale 
à  l'Occident.  «  La  communauté  de  vues,  —  ainsi  s'exprimait  l'or- 
gane officiel  de  la  chancellerie  allemande  (1),  —  qui  fit  l'alliance  de 
la  Prusse  et  de  la  Russie  en  1863,  lors  de  l'insurrection  polonaise, 
fut  le  point  de  départ  de  cette  politique  actuelle  des  deux  états, 
qui,  à  l'occasion  des  grands  événemens  des  dernières  années,  a 
affirmé  sa  puissance.  Depuis  l'attitude  de  la  Russie  dans  la  question 
du  SIesvig-Holstein  jusqu'aux  preuves  importantes  de  sympathie 
données  à  l'Allemagne  par  l'empereur  Alexandre  durant  la  dernière 
guerre,  tout  a  concouru  à  rendre  cette  alliance  plus  soli  le  encore.  » 
Par  une  sorte  de  fiction  historique  qui  ne  laisse  pas  de  confondre 
quelque  peu  la  raison,  mais  qu'une  volonté  souveraine  sait  impo- 
ser aux  actes  et  jusqu'aux  monumens  publics  de  la  Russie,  la  cam- 
pagne de  1870  ne  cesse  d'être  exaltée  dans  les  sphères  officielles  de 
l'empire  des  tsars  comme  la  continuation  de  l'œuvre  de  181/i,  comme 
l'épisode  final  de  «  cette  grande  époque  où  les  armées  réunies  de  la 
Russie  et  de  la  Prusse  combattaient  pour  une  cause  sacrée  qui  leur 
était  commune  (2).»  Au  Kremlin,  dans  la  splendide  salle  consacrée 
par  l'empereur  Nicolas  aux  gloires  militaires  de  la  patrie  et  qui  est 
comme  l'arc  de  l'Étoile  de  la  sainte  Russie,  le  touriste  étranger  est  tout 
étonné  de  voir  briller  à  l'heure  qu'il  est  en  lettres  d'or  sur  le  marbre 
les  noms  de  Moltke,  de  Roon,  et  des  autres  capitaines  de  la  Germanie 
qui  se  sont  illustrés  dans  la  dernière  guerre  contre  la  France  (3).  Aussi 
le  vainqueur  de  Sedan  pouvait-il  se  faire  l'illusion  d'être  toujours 
au  milieu  de  ses  sujets  en  traversant  en  1873  les  vastes  plaines 
moscovites  :  de  la  frontière  jusqu'au  golfe  de  Finlande,  le  voyage 
ne  fut  qu'une  suite  non  interrompue  de  triomphes  et  d'ovations.  A 
chaque  gare  où  s'arrêtait  le  train  impérial  attendait  une  garde 
d'honneur  et  retentissait  l'hymne  national  allemand;  le  tsar  vint  à 
la  rencontre  de  son  auguste  hôte  à  la  Gatchina,  et  le  27  avril  les 
deux  souverains  faisaient  leur  entrée  dans  la  capitale  de  Pierre  le 
Grand.  Le  ciel  était  triste  et  froid ,  et  le  soleil  refusait  d'éclairer 
(c  la  ville  aux  rue  ;  humides  et  aux  cœurs  secs,  »  comme  l'a  appelée 
un  de  ses  poètes;  mais  l'industrie  humaine  avait  fait  son  possible 
pour  suppléer  la  nature  et  réparer  du  climat  l'irréparable  outrage. 

(1)  Correspondance  provinciale  du  l^'  mai  1873. 

(2)  Télégrammo  du  tsar  au  roi  Guillaume  P""  du  9  décembre  1869.  —  Tout  récem- 
ment, au  dernier  banquet  de  Saint-George,  l'empereur  Alexandre  II  disait  encore  : 
«  Je  suis  heureux  de  pouvoir  constater  que  l'alliance  intime  entre  nos  trois  empires 
et  nos  trois  armées,  fondée  par  nos  augustes  prédécesseurs  pour  la  défense  de  la  même 
cause,  existe  intacte  à  l'heure  qu'il  est.  »  Journal  officiel  de  l'empire  russe  du  12  dé- 
cembre 1875. 

(3)  Comte  ïamowski,  Une  Visite  à  Moscou,  —  Revue  de  Cracovie,  novembre  1875. 


DEUX    CHANCELIERS.  /i35 

«  Toutes  les  serres  de  la  capitale,  sans  en  excepter  celles  des  jardins 
impériaux,  dit  un  témoin  oculaire  (1),  furent  littéralement  dévastées 
pour  improviser  autour  des  portes  et  des  fenêtres  un  printemps  qui, 
dans  notre  nord  attardé,  n'arrive  qu'avec  l'été,  »  et  les  riches  tapis 
suspendus  aux  rebords  ou  étendus  le  long  des  édifices  donnaient 
par  endroits  à  la  cité  boréale  l'aspect  joyeux  de  la  ville  des  la- 
gunes... «  La  perspective  Izmaïlovsky,  la  perspective  Voznessensky, 
la  Grandg-Morskaïa,  formaient  une  espèce  d'allée  continue  de  dra- 
peaux aux  couleurs  russes,  allemandes  et  prussiennes.  Sur  un  grand 
nombre  de  balcons,  on  remarquait  au  milieu  de  la  verdure  et  des 
fleurs  les  bustes  des  deux  monarques  couronnés  de  laurier.  La  fa- 
çade du  grand  manège  Préobrajensky  était  ornée  d'un  faisceau 
d'étendards  entourant  une  croix  colossale  de  cet  ordre  militaire  de 
Saint-George  dont  sa  majesté  l'empereur  Guillaume  est  le  plus  an- 
cien chevalier  et  le  seul  grand- cordon.  »  La  foule  se  pressait  sur  le 
passage  des  hôtes  venus  de  Berlin  ;  l'expansif  prince  de  Bismarck 
et  le  taciturne  comte  de  Moltke  avaient  surtout  le  don  de  fasciner 
les  regards. 

Pendant  douze  jours,  ce  fut  une  succession  sans  relâche  de  re- 
vues, de  parades,  de  retraites,  d'illuminations,  de  bals,  de  raouts, 
de  banquets,  de  concerts  et  de  représentations  de  gala.  Parmi  ces 
dernières,  les  chroniqueurs  signalent  les  deux  splendides  ballets  du 
Roi  Cnndaule  et  de  Don  Oiiicholte.  Le  populaire  eut  aussi  sa  part 
dans  les  réjouissances,  notanmient  le  soir  du  29  avril,  lors  du  fes- 
tival gigantesque  de  la  place  du  Palais.  Les  deux  souverains  assis- 
taient au  concert  monstre  du  balcon  surmontant  le  perron  du  châ- 
teau. «  A  leur  arrivée,  cinq  soleils  électriques  éclairèrent  tout  à 
coup  la  place  avec  une  telle  intensité  que  l'on  pouvait  distinguer 
les  traits  de  tous  les  assistans,  et  l'orchestre  entonna  l'hymne  na- 
tional prussien.  Le  nombre  total  des  musiciens  était  de  1,550,  plus 
600  trompettes  et  350  tambours.  Après  l'hymne  retentit  la  Marche 
du  roi  Frédéric-Guillaume  III ;  puis  vint  toute  une  série  de  mar- 
ches militaires,  la  Marche  de  Steinmelz,  la  Wacht  am  Rhein,  la 
Marche  de  la  garde  de  1808,  au  son  de  laquelle  les  régimens  russes 
retournèrent  à  Saint-Pétersbourg  après  la  campagne  d'Eylau,  et  la 
Marche  de  Pa?is,  qu'entendirent  jadis  les  armées  alliées  lors  de 
leur  entrée  triomphale  dans  la  capitale  de  la  France.  La  prière  mi- 
litaire :  que  Dieu  est  grand  à  Sion,  produisit,  elle  aussi,  un  effet 
immense.  »  On  ne  sait  trop  s'expliquer  comment,  au  milieu  d'une 
musique  toute  consacrée  aux  dieux  Mars  et  Vulcain,  put  s'égarer  la 

(1)  Aus  der  Petershurger  Gesellschaft.  Les  autres  descriptions  sont  empruntées  au 
Journal  de  Saint-Pétersbourg  et  à  V  Invalide  russe  de  l'époque. 


A36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

douce  romance  de  Weber  intitulée  V Éloge  des  Larmes  {Lob  der 
Thrdnen)^  à  moins  que  ce  ne  fût  là  un  hommage  discret  rendu  à  la 
sensibilité  bien  connue  du  vieux  Hohenzollern,  et  dont  maints  dis- 
cours, lettres  ou  télégrammes  portent  dans  l'histoire  la  trace  au- 
thentique. Ce  caractère  facilement  impressionnable  du  souverain 
d'Allemagne  ne  se  démentit  point,  tant  s'en  faut,  à  Saint-Péters- 
bourg; il  éclata  surtout  au  moment  où  les  deux  monarques  se  firent 
leurs  adieux  dans  les  salons  impériaux  de  la  gare  de  la  Gatchina. 
Pour  ne  pas  succomber  à  l'émotion,  Guillaume  1"  dut  quitter  brus- 
quement le  salon  ;  a  la  tête  inclinée,  les  traits  contractés,  il  sortit  à 
pas  précipités  et  gagna  le  wagon  sans  se  retowmer.  » 

Du  reste,  si  pendant  ce  séjour  des  hôtes  prussiens  sur  les  bords 
de  la  Neva  tous  les  honneurs  furent  pour  l'oncle  du  tsar ,  la  cu- 
riosité du  public,  haletante  et  presque  fiévreuse,  se  reportait  de 
préférence,  on  s'en  doute  bien,  sur  le  ministre  extraordinaire  dont 
l'uniforme  de  cuirassier  blanc  faisait  partout  ressortir  encore  la 
stature  imposante,  sur  ce  chancelier  d'Allemagne  qui,  dans  le  court 
espace  d'un  lustre,  a  sa  fonder  un  empire  sur  la  ruine  de  deux  au- 
tres. On  n'avait  pas  eu  le  temps  d'oublier  à  Saint-Pétersbourg  le 
diplomate  frondeur  qui,  de  1859  à- 18(52,  étonnait  et  amusait  la 
société  russe  par  ses  médisances  contre  sa  propre  cour,  par  ses 
plaisanteries  sur  les  «  perruques  de  Potsdam  »  et  les  «  philistins  de 
la  Sprée,  »  et  à  qui  il  arriva  parfois  de  répéter  alors  le  mot  fameux 
de  M.  Prudhomme,  le  mot  :  si  fêtais  le  goiwernementl..  quitte  à  en 
rire  tout  le  premier.  Il  était  le  gouvernement  à  cette  heure,  il  était 
même  le  maître  de  l'Europe,  et  son  astre  avait  fait  pâlir  l'étoile  d'un 
Habsbourg  et  d'un  Napoléon  !  Le  sujet  prêtait  à  plus  d'un  rappro- 
chement saisissant,  à  mainte  réminiscence  piquante,  et  il  y  eut 
place  aussi  pour  les  remarques  futiles,  pour  le  plerisque  varia  mi- 
rantibus  dont  parle  l'immortel  historien  en  présence  de  tout  chan- 
gement prodigieux  de  fortune.  En  présence  de  l'homme  aux  cinq 
milliards,  les  grandes  dames,  au  Palais  d'hiver,  se  rappelaient  cer- 
taine ambassadrice  d'il  y  a  dix  ans,  qui  un  jour  déclarait  hardiment 
ne  pouvoir  payer  hO  roubles  d'argent  une  primeur  d'asperges,  qui 
un  autre  jour  avouait  en  toute  candeur  ne  devoir  ses  nouvelles 
boucles  d'oreilles  en  diamant  qu'à  l'échange  d'une  tabatière  de 
prix,  ancien  cadeau  du  prince  de  Darmstadt  (1).  L'ambassadrice, 
c'était  la  femme  de  M.  de  Bismarck,  baron  alors,  prince  aujour- 
d'hui, bon  prince  avec  tout  cela  et  n'ayant  rien  perdu  de  son  affabi- 
lité d'autrefois.  Il  était  facile,  enjoué,  empressé  comme  du  temps 
de  sa  mission  en  Russie;  il  s'enquérait  des  amis,  des  connais- 

(1)  Ans  der  Pelersburger  Gesellschaft,  t.  II,  p.  89. 


DEUX    CHANCELTERS.  f\V7 

sances,  des  gens  petits  ou  grands  qu'il  y  avait  entrevus  jadis,  et 
semblait  renouer  des  relations  et  des  conversations  interrompues 
seulement  d'hier.  L'homme  d'état  se  dérobait  entièrement  pour  ne 
laisser  voir  que  l'homme  de  cour  et  l'homme  du  monde,  et  il  n'est 
pas  jusque  dans  ses  rapports  avec  le  prince  Gortchakof,  nous  af- 
firme un  observateur  sagace ,  qu'il  n'ait  tenu  à  dépouiller  le  mi- 
nistre étranger  et  à  ne  paraître  que  comme  le  compagnon,  presque 
le  compatriote.  Il  lui  témoignait  la  déférence  d'un  ami  affectueux 
envers  son  aîné,  —  d'un  disciple  envers  le  maître,  disaient  les  flat- 
teurs sans  penser  à  mal,  sans  penser  surtout  au  discipulus  supra 
magistrum  auquel  Alexandre  Mikhaïlovitch,  bon  latiniste  lui,  son- 
geait peut-être. 

Ils  paraissaient  ainsi  souvent  en  public,  aux  nombreuses  fêtes  et 
réceptions,  l'un  à  côté  de  l'autre,  l'un  dominant  la  foule  de  sa  tête 
fortement  burinée,  l'autre  bien  reconnaissable  aussi  à  ses  traits  en 
taille-douce,  fins,  spirituels,  et  quelque  peu  narquois.  D'après  cette 
ingénieuse  étiquette  de  cour  dont  le  bon  Homère  a  donné  le  premier 
précepte  en  faisant  échanger  à  Diomède  et  Glaucos  leurs  brillantes 
armures,  le  ministre  russe  portait  les  insignes  de  l'Aigle  noire  de 
Prusse  et  le  ministre  prussien  les  insignes  de  Saint-André  de  Rus- 
sie,—  et  cette  promiscuité  de  cordons  rappelait  involontairement  la 
communauté  des  liens  qui  unissaient  depuis  si  longtemps  ces  diplo- 
mates illustres.  Phénomène  assurément  rare  qu'une  pareille  entente 
si  cordiale,  si  inaltérable,  entre  deux  hommes  d'état  dirigeant  deux 
différens  empires,  bien  fait  pour  arrêter  la  pensée  et  qui,  pendant 
les  pompeuses  solennités  de  Saint-Pétersbourg,  ne  cessait  en  effet 
de  préoccuper  les  esprits  réfléchis.  Ils  cherchaient  en  vain  dans  le 
passé  l'exemple  d'une  harmonie  d'action  aussi  constante  et  écla- 
tante :  certaines  intimités  politiques  demeurées  célèbres  dans  l'his- 
toire, celles  entre  autres  de  Ghoiseul  et  Kaunitz,  de  Dubois  et  Stan- 
hope,  ou  bien  encore  de  Mazarin  et  Gromwell,  ne  furent  un  instant 
évoquées  que  pour  être  aussitôt  reconnues  des  souvenirs  trom- 
peurs, des  analogies  seulement  apparentes.  Personne  d'ailleurs  ne 
méconnaissait  l'influence  considérable,  décisive,  que  l'accord  entre 
les  deux  chanceliers  a  eue  sur  les  destinées  récentes  de  l'Europe; 
personne  non  plus  ne  mettait  en  doute  le  parti  prodigieux  que  M.  de 
Bismarck  a  su  tirer  de  cette  conjoncture  dans  ses  téméraires  en- 
treprises :  les  avis  ne  commençaient  à  difl'érer  qu'alors  qu'il  s'a- 
gissait d'établir  les  comptes  de  la  Russie,  de  bien  préciser  les  pro- 
fits apportés  à  l'empire  des  tsars  par  cette  association  de  dix  ans, 
les  dix  années  les  plus  agitées  qu'ait  connues  le  continent  depuis  le 
jour  de  Waterloo. 

Au  sentiment  des  uns,  tout  était  avantage  et  gain  pour  le  peuple 


/i38  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  Rourik,  dans  la  situation  créée  par  les  faits  immenses  de  Sadovva 
et  de  Sedan.  Ils  montraient  l'humiliant  traité  de  1856  déchiré, 
l'Autriche  punie  de  sa  «  trahison  »  lors  de  la  guerre  de  Crimée,  la 
France  déchue  et  amoindrie,  l'Angleterre  spectatrice  résignée  des 
progrès  du  général  Kaufman  à  Bokhara,  et  la  Russie  recouvrant  son 
prestige  d'autrefois,  savourant  en  toute  quiétude  la  vengeance,  ce 
plaisir  des  dieux  et  des  grands  favoris  des  dieux  comme  Alexandre 
Mikhaïlovitch.  N'y  a-t-il  pas  en  eflet,  disait-on,  une  fortune  merveil- 
leuse, une  unité  imposante  dans  la  carrière  de  ce  ministre,  qui,  dès 
les  conférences  de  Vienne,  s'était  juré  de  prendre  la  revanche  de  l'a- 
baissement de  sa  patrie  et  qui  a  su  si  bien  tenir  son  serment?  N'y 
a-t-il  pas  comme  une  Némésis  grandiose  dans  le  châtiment  successif 
de  ces  «  alliés  »  superbes  qui,  en  1853,  avaient  pris  la  défense  du 
croissant  contre  la  croix  de  Saint-André,  qui,  dix  ans  plus  tard, 
avaient  osé  soulever  la  question  de  Pologne?  A  l'heure  qu'il  est, 
l'Autriche  et  la  France  rivalisent  de  procédés  flatteurs,  obséquieux, 
auprès  du  «  barbare  du  nord  »  tant  décrié,  l'Angleterre  sollicite  de 
lui  un  modus  vivendi  dans  l'Asie  centrale,  et  cette  position  enviable 
et  glorieuse,  la  Russie  l'a  obtenue  sans  combat,  sans  sacrifices, 
rien  qu'en  se  recueillant,  en  développant  sa  prospérité  intérieure 
et  en  laissant  seulement  faire  le  voisin,  un  ami  séculaire,  éprouvé, 
et  dont  le  dévoûment  ne  s'est  jamais  démenti.  Il  n'est  que  juste 
que  la  Prusse  ait  récolté  les  fruits  de  sa  valeur  et  de  sa  fidélité ,  et 
les  sentimens  bien  connus  de  l'empereur  Guillaume  envers  le  tsar, 
les  liens  de  famille  qui  unissent  depuis  si  longtemps  les  deux  cours, 
enfin  les  destinées  si  distinctes  en  même  temps  que  si  conformes 
des  deux  états  sont  les  gages  certains  d'une  entente  future,  perma- 
nente et  inébranlable.  La  Prusse  n'a  pas  d'intérêt  propre  dans  la 
question  orientale,  que  de  fois  n'en  a-t-elle  fait  la  déclaration  solen- 
nelle! Le  jour  où  s'ouvrira  la  succession  de  l'Osmanli,  le  Hohenzol- 
lern  saura  prouver  sa  reconnaissance  envers  le  Romanof.  Les  petites 
jalousies  et  les  petites  rivalités  ont  fait  leur  temps  comme  les  pe- 
tits états  et  les  petits  artifices  d'influence  et  de  balance  des  forces  : 
l'avenir  est  à  une  politique  rationnelle  basée  sur  la  nature  des 
choses,  la  réalité  de  la  géographie,  l'homogénéité  des  races,  et  cette 
politique  assigne  à  la  Russie  et  à  l'Allemagne  leurs  rôles  respectifs 
et  corollaires.  Au  point  de  vue  des  principes  généraux,  on  ne  peut 
que  se  féliciter  que  le  sceptre  de  l'Occident  ait  échappé  à  une  na- 
tion turbulente,  volcanique,  faisant  de  la  propagande  tantôt  jaco- 
bine, tantôt  ultramontaine,  mais  toujours  révolutionnaire,  pour 
passer  aux  mains  d'un  état  bien  ordonné,  hiérarchique  et  disci- 
pliné s'il  en  fut.  Enfin,  et  dernière  considération,  Sadowa  et  Sedan 
ont  été  des  victoires  protestantes  sur  les  deux  premières  puissances 


DEUX    CHANCELIERS.  439 

catholiques,  et  la  lutte  que  vient  d'engager  )I.  de  Bismarck  contre 
la  curie  romaine  n'est  que  la  conséquence  logique  de  ce  grand  fait 
d'histoire;  or,  sans  même  partager  certaines  idées  bien  répandues 
pourtant  sur  une  fusion  possible  un  jour  des  croyances  protestante 
et  orthodoxe,  ce  n'est  pas  à  l'église  de  Photius  en  tout  cas  de 
prendre  ombrage  du  coup  mortel  porté  au  Vatican. 

A  de  semblables  apologies,  auxquelles  ne  manquaient  ni  les  ar- 
gumens  captieux  ni  les  traits  acérés,  les  dissidens  opposaient  des 
objections  inspirées  par  un  patriotisme  également  sincère,  mais 
beaucoup  moins  optimiste.  D'accord  pour  admirer  la  facilité  et  la 
promptitude  avec  laquelle  la  Russie  a  su  se  relever  de  son  désastre 
de  Crimée ,  ils  prétendaient  seulement  que  ce  grand  résultat  avait 
été  obtenu  bien  avant  l'avènement  de  M.  de  Bismarck,  bien  avant 
toute  association  avec  lui,  et  que  dès  l'année  1860  l'empire  de  Rou- 
rik  avait  repris  la  grande  position  qui  lui  est  due  en  Europe,  alors 
que  les  souverains  d'Autriche,  de  Prusse  et  tant  de  princes  d'Alle- 
magne étaient  venus  saluer  le  tsar  à  Varsovie ,  reconnaître  sa  su- 
prématie morale,  et  que  Napoléon  ill  de  son  côté  recherchait  son 
amitié  et  acceptait  son  arbitrage.  L'habileté  extrême  avec  laquelle 
le  prince  Gortchakof  a  su  user  de  la  «  cordialité  française  »  pour  le 
bien  de  la  Russie  sans  livrer  aucun  des  intérêts  essentiels  et  sans 
rien  compromettre  des  principes  conservateurs  et  traditionnels  de 
son  gouvernement  demeurera  toujours  un  de  ses  plus  beaux  titres 
à  la  reconnaissance  de  sa  patrie,  et  il  eût  été  à  désirer  qu'il  eût 
gardé  la  même  mesure,  la  même  réserve  plus  tard  dans  cette  inti- 
mité avec  la  Prusse  qui,  à  l'occasion  de  l'insurrection  polonaise, 
était  venue  remplacer  l'ancienne  entente  avec  les  Tuileries.  Le  suc- 
cesseur de  Nesselrode  s'est  exagéré  sans  contredit  la  portée  et  le 
danger  des  fameuses  remontrances  au  sujet  de  la  Pologne,  ainsi 
que  la  nature  des  services,  bien  intéressés  en  somme,  que  lui  rendit 
alors  l'ami  de  Berlin;  ce  n'était  pas  là  une  raison  dans  tous  les  cas 
de  bouder  l'Europe  après  que  l'incident  fut  vidé  à  l'avantage  écla- 
tant du  gouvernement  russe,  de  la  bouder  pendant  de  longues  an- 
nées, de  ne  plus  vouloir  d'autre  alliée  que  la  Prusse,  et  de  s'en  tenir 
à  l'égard  de  cette  dernière  puissance  au  système  constant  de  laisser- 
aller,  de  laisser-faire  et  de  se  laisser-prendre. 

C'a  été  en  général  le  profond  malheur  des  quinze  ou  vingt  der- 
nières années,  —  pensaient  ces  patriotes  éclairés,  —  que  la  rancune, 
la  mauvaise  humeur,  aient  joué  un  si  grand  rôle  dans  les  graves 
affaires  du  monde  :  tristes  sentimens  à  coup  sûr,  et  dont  le  chan- 
celier actuel  d'Allemagne  a  seul  su  se  préserver!  C'est  par  rancune 
de  la  conduite  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  dans  la  question 
italienne  que  l'Autriche  avait  pris  sous  sa  protection  les  insurgés  de 


i/|0  •  KEVUE    DKS    DEUX    MONDES. 

la  Pologne,  c'est  par  mauvaise  humeur  contre  l'Angleterre  dans  la 
question  du  congrès  que  Napoléon  III  avait  abandonné  la  cause  du 
Danemark,  et  Alexandre  Mikhaïlovitch  a  cédé  à  de  pareils  mobiles 
plus  que  tout  autre,  il  a  même  été  le  premier  à  pratiquer  cette 
«  politique  de  dépit  »  avec  ses  griefs  imaginaires  contre  l'Autriche 
dans  la  guerre  d'Orient,  comme  il  n'a  pas  été  non  plus  le  dernier 
à  caresser  certaine  «  politique  de  pourboire  »  avec  sa  ligue  des 
neutres,  qui  a  empêché  tout  concert  des  puissances.  Que  d'opportu- 
nités heureuses  pour  le  salut  de  l'Europe,  pour  la  gloire  de  sa  na- 
tion et  la  splendeur  de  son  auguste  maître  le  chancelier  russe 
n'a- 1- il  pas  laissées  échapper  par  amour  de  la  Prusse  :  au  prin- 
temps 1867,  alors  que  la  France  et  l'Autriche  lui  offraient  des  con- 
cessions si  larges  en  Orient,  à  l'automne  1870,  alors  que  l'An- 
gleterre et  l'Autriche  le  sollicitaient  de  prendre  l'initiative  dans 
l'œuvre  de  la  paix  !  Que  d'illusions  aussi  dans  cette  croyance,  que 
ie  prince  Gortchakof  n'a  rien  sacrifié  pendant  ces  dix  années  d'asso- 
ciation avec  son  redoutable 'collègue!  N'est-ce  donc  rien  que  ce  port 
de  Kiel,  la  clé  de  la  Baltique,  livré  aux  mains  des  Allemands? 
n'est-ce  rien  que  le  démembrement  de  la  monarchie  danoise,  la 
patrie  de  la  tsarevna?  n'est-ce  rien  que  le  vasselage  de  la  reine 
Olga,  le  renversement  et  la  spoliation  de  tant  de  familles  régnantes 
alliées  par  le  sang  à  la  maison  de  Romanof,  la  perte  de  l'indépen- 
dance de  ces  états  secondaires  de  tout  temps  si  dévoués  et  si  fidèles 
à  la  Russie?  n'est-ce  rien  enfin  que  tout  ce  profond  bouleverse- 
ment de  l'ancien  équilibre  européen,  et  l'agrandissement  démesuré, 
gigantesque,  d'une  puissance  limitrophe? 

«  La  grandeur  est  une  chose  relative,  et  un  pays  peut  être  dimi- 
nué, tout  en  restant  le  même,  lorsque  de  nouvelles  forces  s'accu- 
mulent autour  de  lui  (1).  »  Ce  mot  qu'entendit  Napoléon  III  au  len- 
demain de  Sadowa,  la  Russie  peut  bien  se  l'appliquer,  elle  aussi, 
depuis  le  jour  de  Sedan,  car  personne  assurément  ne  voudra  prétendre 
que  l'abolition  de  l'article  3  du  traité  de  Paris  soit  l'équivalent  des 
forces  accumulées  par  la  Prusse  au  centre  de  l'Europe.  Quant  aux 
espérances  en  Orient,  elles  sont  bien  aléatoires,  comme  toute  spé- 
culation d'héritage  :  le  malade  a  tant  de  fois  déjà  trompé  l'attente 
de  ses  médecins ,  on  n'est  plus  à  compter  les  crises  mortelles  qui 
devaient  l'emporter,  et  peut-être  n'est-ce  point  précisément  à  la 
Russie  de  se  plaindre  de  ce  prolongement  d'agonie.  C'est  là  encore 
une  question  en  effet  si  la  Russie  est  ores  et  déjà  en  état  de  se  char- 
ger de  la  succession,  si  elle  est  suffisamment  outillée  pour  un  si 


(1)  Note  confidentielle  de  M.  Magne,  20  juillet  1866.— PapiVrs  et  correspondance  de 
la  famille  impériale,  I,  p.  241. 


DEUX    r.HANCELTEP.S.  441 

vaste  établissement,  si  elle  a  en  un  mot  toutes  les  forces  militaires 
et  financières,  ainsi  que  tout  le  personnel  administratif  indispen- 
sables pour  utilement  occuper  des  domaines  aussi  divers  qu'éten- 
dus. On  ne  prend  pas  possession  de  provinces  européennes  comme 
de  telles  contrées  le  long  de  l'Amour  et  du  Syr-Daria;  on  risque  de 
trouver  plus  d'une  Pologne  ingouvernable  parmi  ces  peuples  du 
Danube  et  du  Balkan,  et  l'unité  de  la  loi,  l'uniformité  du  svod, 
ne  sera  pas  si  facile  à  établir  dans  des  pays  où  florissaient  côte 
à  côte  les  institutions  les  plus  disparates,  depuis  le  régime  du 
cimeterre  jusqu'au  régime  parlementaire.  La  transformation  de  la 
Turquie  ne  transformera-t-elle  pas  au  surplus  le  peuple  mosco- 
vite à  son  tour,  et  l'histoire  ne  tiendra-t-elle  pas  à  répéter  à  cette 
occasion  la  grande  et  pathétique  leçon  de  Grœcia  capLa?  La  Russie 
sera-t-elle  encore  la  Russie  le  jour  où  elle  dominera  la  péninsule 
orientale ,  et  un  empire  baigné  par  les  Ilots  azurés  du  Bosphore 
pourra-t-il  conserver  sa  capitale  sur  les  bords  glacés  de  la  Fin- 
lande? Graves  et  obscurs  problèmes  devant  lesquels  il  est  permis 
de  s'arrêter,  de  concevoir  des  appréhensions  et  des  doutes.  Ce 
qui  n'est  pas  douteux  par  contre,  c'est  qu'cà  l'heure  du  destin  la 
Prusse  posera  ses  conditions  et  stipulera  ses  compensations.  Ce 
n'est  pas  une  dette  de  reconnaissance  dont  elle  songera  à  s'ac- 
quitter alors,  c'est  un  nouveau  marché  qu'elle  entendra  établir. 
Mettra-t-elle  pour  prix  de  son  consentement  la  Hollande,  le  Jutland 
ou  les  territoires  allemands  de  l'Autriche?  la  frontière  de  la  Vistule 
ou  les  provinces  de  la  Baltique? 

Qui  sait  d'ailleurs  si  ce  drame  prolongé  de  la  décadence  turque 
n'est  pas  encore  destiné  à  recevoir  un  dénoûment  peu  ou  point  en- 
trevu jusque-là,  bien  original  pourtant  et  rien  moins  qu'illogique? 
Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  les  publicistes  et  les  patriotes  de 
Berlin  parlent  de  la  mission  de  l'Autriche  dans  les  pays  du  Danube 
et  du  Bosphore,  qu'ils  la  disent  appelée  par  la  Providence  à  forti- 
fier dans  ces  contrées  les  intérêts  tudesques,  à  y  «  porter  la  culture 
allemande.  »  Depuis  le  grand  jour  de  Sedan  surtout,  les  exhorta- 
tions, les  sommations  ne  manquent  pas  à  cette  puissance  a  de  cher- 
cher son  centre  de  gravité  ailleurs  qu'à  Vienne,  »  de  justifier  enfin 
son  nom  séculaire  de  Ost-reich  et  de  devenir  un  empire  de  l'est 
dans  le  sens  véritable  du  mot.  Une  monarchie  constamment  mena- 
cée de  la  perte  prochaine  de  ses  possessions  germaniques  sur  la 
Leitha  pourra  bien  à  la  longue  être  amenée  à  tenter  l'aventure, 
alors  surtout  qu'on  prendra  le  soin  de  lui  présenter  cette  aventure 
comme  une  nécessité  et  comme  une  vertu;  un  état  qui  n'a  jamais 
été  fortement  centralisé,  et  qui  a  toujours  oscillé  entre  le  dualisme 
et  un  système  fédéral  plus  ou  moins  défini,  aura  mêm^e  grande 


A42  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

chance  d'apparaître  à  l'Europe  comme  le  cadre  le  plus  propre  pour 
cette  bigarrure  de  races,  de  religions  et  d'institutions  qui  s'étend 
des  Portes  de  Fer  jusqu'à  la  Corne-d'or.  Un  empire  de  l'est  aux  tra- 
ditions et  aux  influences  germaniques  sur  le  Bosphore,  plus  au  sud 
un  royaume  de  Grèce  agrandi  de  la  Thessalie  et  de  l'Épire,  enfin 
au  nord  une  Allemagne  complétée  dans  son  unité  par  les  provinces 
cisleithanes,  —  il  y  aura  là  de  quoi  contenter  bien  du  monde,  sans 
en  excepter  l'Angleterre.  C'est,  on  l'avouera,  une  solution  comme 
une  autre  de  la  redoutable  question  ottomane,  et  toute  hypothèse, 
toute  fantaisie  a  le  droit  de  se  produire  dès  que  l'on  touche  à  ce 
monde  fantastique  de  l'Orient,  et  à  ce  monde  non  moins  mystérieux 
et  terrible  que  porte  dans  sa  tête  le  grand  solitaire  de  Varzin... 

Ce  qui,  dans  tous  les  cas,  n'est  point  du  domaine  de  l'hypothèse 
et  de  la  fantaisie,  ce  qui  malheureusement  n'est  qu'une  réalité  trop 
évidente  et  palpable,  c'est  qu'à  la  place  de  cette  «  combinaison 
purement  et  exclusivement  défensive,  »  comme  le  prince  Gortcha- 
kof  avait  un  jour  si  justement  appelé  l'ancien  Buncl,  —  à  la  place 
d'une  ligue  d'états  pacifiques,  tous  amis  obligés  de  la  Russie  et  lui 
formant  comme  une  suite  continue  de  remparts,  —  l'empire  d'A- 
lexandre II  voit  maintenant  en  face  de  lui,  pesamment  couchée  tout 
le  long  de  sa  frontière,  une  puissance  formidable,  la  puissance  la  plus 
forte  du  continent,  ambitieuse,  avide,  entreprenante  et  ayant  dé- 
sormais la  mi.^sion  inéluctable  de  défendre  contre  lui  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  les  inlérêts  de  l'Occident.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la 
question  polonaise  que  cette  puissance  ne  pourrait  soulever,  le  cas 
échéant,  au  gré  de  ses  besoins,  et  tout  autrement  que  ne  l'avaient 
fait  les  cabinets  de  Paris  et  de  Londres  :  la  thèse  d'un  tel  «  coup 
au  cœur  »  n'a-t-elle  pas  été  très  chaleureusement  soutenue  en 
1871  par  certains  hommes  d'état  hongrois  fort  avant  dans  les  con- 
fidences du  ministre  prussien?  La  conduite  du  gouvernement  de 
Berlin  lors  de  la  dernière  insurrection  de  Varsovie  ne  préjudicie  en 
rien  l'avenir  :  les  discours  passionnés  de  M.  de  Bismarck  en  18A9 
contre  la  révolte  des  Magyars  ne  l'ont  point  empêché  d'armer  bien 
des  années  plus  tard  les  légions  du  général  Klapka.  On  ne  niera 
pas  du  moins  les  visées  prussiennes  en  1863  sur  la  rive  gauche  de 
la  Vistule,  «  la  frontière  naturelle;  »  à  l'heure  qu'il  est  encore,  les 
amis  de  Berlin  n'insinuent -ils  pas  par  momens  que  ce  serait  là 
peut-être  le  moyen  le  plus  efiicace  d'en  finir  avec  l'esprit  du  polo- 
nisme?  On  ne  parle  pas  des  provinces  de  la  Baltique,  comme  avant 
Sadowa  on  répudiait  toute  pensée  de  vouloir  jamais  franchir  le  Mein; 
mais  l'effervescence  tudesque  de  la  Gourlande  et  de  la  Livonie  va  en 
croissant,  et  à  quels  douloureux  sacrifices  le  HohenzoUern  ne  sait-il 
pas  se  résigner  alors  qu'il  croit  entendre  la  voix  d'en  haut,  la  voix 


DEUX   CHANCELIERS.  hli'i 

des  «  frères  allemands?  »  Certes  on  aurait  fait  frémir  le  prince- 
régent  en  1858,  si  on  lui  avait  parlé  alors  d'une  guerre  contre 
un  Habsbourg  et  d'un  compagnon  d'armes  du  nom  de  Garibaldi; 
il  a  fini  cependant  par  accepter  la  dure  nécessité,  et  il  a  donné 
le  signal  d'une  lutte  fratricide,  la  douleur  dans  l'âme  et  les  larmes 
aux  yeux.  IS' est-il  point  puéril  du  reste  de  mesurer  les  destinées 
des  nations  par  la  vie  plus  ou  moins  longue  de  tel  ou  tel  sou- 
verain? Il  peut  venir  en  Allemagne  un  empereur  qui  n'ait  ni  l'af- 
fection ni  le  souvenir  d'Alexandre  II,  il  peut  s'élever  «  un  pha- 
raon qui  ne  connut  point  Joseph,  »  pour  parler  avec  les  saintes 
Écritures,  et  puis  il  y  a  quelque  chose  de  plus  fort  au  monde 
que  tsar  et  empereur  :  la  nécessité  de  l'histoire,  la  fatalité  de  la 
race... 

Race  redoutable  que  celle  de  ces  vainqueurs  de  Sadowa  et  de  Se- 
dan ,  et  dont  l'esprit  envahisseur  et  conquérant  dès  l'origine  a  su 
survivre  à  toutes  les  transformations  et  s'accommoder  de  tous  les 
déguisemeos  !  Humbles  à  la  fois  et  présomptueux,  sobres  et  proli- 
fiques, expansifs  et  tenaces,  pratiquant  avec  persistance  leur  ancien 
proverbe  :  ubi  bene,  ibi  jjulria,  et  gardant  néanmoins  toujours  un 
âpre  attachement  à  la  mère  -  patrie  ^  les  Allemands  s'infiltrent  en 
tout  pays,  pénètrent  dans  toutes  les  régions,  ne  dédaignent  aucun 
coin  de  la  terre  habitable.  Ils  ont  leurs  familiers  et  consanguins  sur 
tous  les  trônes  et  dans  tous  les  comptoirs  du  monde;  ils  peuplent 
les  centres  industriels  de  l'Europe  et  les  soUtudes  du  far-west-,  ils 
décident  les  élections  présidentielles  dans  les  États-Unis,  ils  four- 
nissent le  contingent  le  plus  fort  du  haut  personnel  administratif 
dans  l'empire  des  tsars,  et  le  souvenir  est  encore  récent  de  cette 
statistique  de  l'armée  russe,  qui,  sur  100  officiers  supérieurs,  en 
relevait  80  d'origine  germanique  (1).  Tel  apparaissait  déjà  l'Alle- 
mand avant  les  grands  coups  de  fortune  de  1866  et  de  1870,  avant 
l'ère  de  fer  et  de  sang,  avant  que  M.  de  Bismarck  ne  lui  eût  révélé 
le  secret  de  sa  force,  ne  lui  eût  dit  le  mot  magique  :  tu  regcre  im~ 
perio  populos  l  Faut-il  rappeler  maintenant  la  haine  que  les  Ger- 
mains ont  de  tout  temps  portée  au  nom  slave,  l'extermination  à 
laquelle  ils  l'ont  jadis  voué  sur  l'Elbe  et  l'Oder,  et  la  pensée  ne  re- 
cule-t-elle  pas  épouvantée  devant  un  nouveau  choc  de  deux  races, 
aujourd'hui  plus  que  jamais  probable?  Il  est  de  mise,  il  est  vrai,  de 

(1)  C'est  le  Golos  qui,  il  y  a  quelques  amitiés,  dressait  cette  statistique  curieuse, 
dont  l'effet  fut  profond  dans  lo  temps.  —  Le  nom  do  Koziof  eut  un  moment  de  célé- 
brité en  Russie  :  en  l'entendant  prononcer  à  la  suite  d'une  longue  cnuméralion  de 
noms  purement  tudesques,  lors  d'une  présentation  des  officiers  d'un  grand  corps  d'ar- 
mée, le  tsarévitch  s'était  écrié  :  «  Enfin  !  Dieu  merci.  »  Fr.-J.  Cclcstin,  Ihissland  seit 
Aufhebung  der  Leibeigenschaft,  Laibach  1875,  p.  334. 


^ihll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

traiter  toutes  ces  appréhensions  de  rêves  d'écoliers,  de  songes  creux 
de  littérateurs  et  de  professeurs  ;  mais  les  importans ,  les  hommes 
sérieux ,  les  augures  et  les  aruspices  de  la  politique,  ont-ils  de  nos 
jours  traité  autrement  maint  problème  formidable?  N'ont-ils  pas 
tenu  le  même  langage  au  sujet  de  la  question  du  Slesvig-Holstein 
et  des  prétentions  allemandes  sur  l'Alsace,  à  l'égard  de  l'unité  de 
l'Italie  et  des  programmes  du  National -Verein?  Ce  serait  un  cu- 
rieux chapitre  de  l'histoire  contemporaine  à  écrire  que  celui  de  Di- 
plomates et  professeurs^  et  qui  pourrait  bien  démontrer  que  de  ces 
deux  corps  respectables,  le  plus  pédant  et  le  plus  idéologue  n'est 
pas  précisément  celui  qu'un  vain  peuple  pense. 

N'y  a-t-il  pas,  —  poursuivaient  les  mêmes  personnes,  plus  sou- 
cieuses des  intérêts  du  présent  et  de  l'avenir  que  des  réminiscences 
intempestives  du  passé,  — n'y  a-t-il  pas  force  idéologie  par  exemple 
dans  la  manière  d'assimiler  les  deux  époques  de  1814  et  de  1870,  et 
de  saluer  dans  le  feld-maréchal  Moltke  le  continuateur  de  l'œuvre 
de  Koutouzof?  Lors  de  la  guerre  mémorable  dont  l'incendie  de  Mos- 
cou avait  donné  le  signal  héroïque,  c'était  toute  l'Europe  qui  se  le- 
vait contre  un  maître  insolent,  et  apportait  la  délivrance  à  des  états 
foulés  et  broyés  par  une  domination  universelle.  En  fut-il  de  même 
dans  la  dernière  conflagration ,  et  ne  pourrait-on  pas  dire  plutôt 
que  c'était  la  France  au  contraire  qui  combattait  à  ce  moment  pour 
l'équilibre  du  monde  et  l'indépendance  des  royaumes,  en  essayant 
de  réparer  par  un  effort  tardif  et  mal  conçu  une  série  d'erreurs 
coupables,  mais  dont  elle  n'était  pas  la  seule  à  souffrir?  Différentes 
dans  leurs  mobiles,  les  deux  époques  ne  se  ressemblent  guère  non 
plus  quant  aux  voies  et  moyens.  C'est  «  une  guerre  à  coups  de  ré- 
volutions »  que  le  ministre  prussien  avait  de  bonne  heure  annoncée 
à  M.  Benedetti,  et  il  a  tenu  parole;  il  eut  des  égards,  des  atténua- 
tions, des  comprùhensions  pour  la  commune  difficiles  à  justifier;  à 
l'heure  qu'il  est ,  il  protège  ouvertement  le  régime  républicain  en 
France  contre  tout  essai  de  restauration,  sacrifiant  ainsi  le  principe 
monarchique  et  les  considérations  les  plus  élevées  d'ordre  européen 
à  un  calcul  purement  égoïste  et  vindicatif.  Ce  n'était  pas  là  l'esprit 
qui  animait  jadis  les  alliés  de  I8I/1;  le  magnanime  Alexandre  P''  sur- 
tout comprenait  autrement  les  devoirs  des  souverains  et  la  solidarité 
des  intérêts  conservateurs.  Et  quel  jugement  sévère  l'empereur 
Nicolas  n'eût-il  pas  porté,  lui,  sur  tout  l'ensemble  de  la  politique 
de  Berlin,  sur  cette  régénération  de  FAllemagne,  qui  n'a  cessé  d'être 
la  révolution  par  en  haut,  depuis  l'exécution  fédérale   dans   le 
Holstein  jusqu'à  l'arrêt  des  syndics  de  la  couronne,  depuis  la  des- 
truction du  /iï^^îf/ jusqu'au  renversement  de  la  dynastie  des  Guelfes, 
depuis  la  formation  des  légions  hongroises  et  les  relations  nouées 


DEUX    CHANCELIERS.  llkb 

avec   Mazzini  jusqu'au   Kuliurkampf  contre   l'église  catholique  ! 

Que  l'ou  ne  s'y  trompe  pas  en  effet,  disait-on  encore,  c'est  la 
révolution  seule  qui  trouve  son  profit  à  la  guerre  faite  aujourd'hui 
en  Allemagne  au  catholicisme,  et  bien  grande,  bien  naïve  est  l'illu- 
sion de  ceux  qui  se  flattent  de  voir  les  idées  protestantes  ou  ortho- 
doxes, l'esprit  religieux  en  général,  bénéficier  des  pertes  qu'y  ferait 
la  papauté.  Il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  les  gros  bataillons  du 
Kidturkamp f  ^our  reconnaître  leur  dieu;  ils  portent  sur  leurs  ban- 
nières bien  clairement  le  signe  au  nom  duquel  ils  entendent  vaincre. 
Sont-ce  les  protestans  sincères,  les  évangéliquvs  pour  lesquels  l'É- 
vangile est  une  vérité,  qui  montent  les  premiers  à  l'assaut  ou  qui 
seulement  le  suivent  de  leurs  vœux  et  de  leurs  prières?  Non  assu- 
rément; tous  ceux  qui  de  la  réforme  ont  encore  gardé  non  point  le 
vain  nom,  mais  la  forte  doctrine,  répudient  ouvertement  cette  lutte 
et  en  gémissent  dans  leur  âme.  Ils  ont  le  sentiment  juste  que  dans 
notre  époque  si  bouleversée,  si  profondément  travaillée  par  le  génie 
de  la  négation,  les  intérêts  religieux  sont  solidaires  entre  eux  tout 
aussi  bien  que  les  intérêts  conservateurs.  Les  ardens  au  combat,  les 
zélateurs  «  remplis  de  l'esprit  divin  »  sont  précisément  ceux  qui 
n'admettent  ni  divinité  ni  esprit,  qui  n'ont  d'autre  religion  positive 
que  le  positivisme,  et  ce  n'est  pas  en  eux  certes  que  voudrait  recon- 
naître ses  enfans  Luther  ressuscité.  Le  grand  adversaire  de  Rome  au 
xvi^  siècle  tenait  à  la  révélation, il  tenait  à  sa  Bible,  à  son  dogme  de 
la  grâce  :  ne  sont-ce  pas  là  toutes  choses  bien  «  perruques  »  et  bien 
lisibles  aux  yeux  des  disciples  de  Strauss  et  de  Darwin?  L'apôtre 
de  VVittemberg  croyait  à  la  justification  par  la  foi;  les  apôtres  de 
Berlin  ne  croient  qu'à  la  justification  par  le  succès. 

C'est  une  chose  grave,  —  concluaient  enfin  ces  hommes  alarmés 
dans  leur  patrioiisuie  et  dans  leurs  sentimens  conservateurs,  — 
une  chose  extrêmement  périlleuse  pour  un  grand  état  que  d'aban- 
donner, dans  ses  relations  avec  les  puissances  ,  certaines  maximes 
établies,  certaines  règles  de  conduite  éprouvées  par  une  longue  ex- 
périence, devenues  en  quelque  sorte  des  arcana  imjjerii,  et  Napo- 
léon m  vient  de  payer  bien  chèrement  une  pareille  rupture  avec 
les  anciennes  traditions  dans  la  politique  extérieure  de  la  France. 
La  Russie  avait  également,  par  rapport  à  l'Europe,  des  traditions 
consacrées  et  qui  ont  fait  la  grandeur  et  la  force  des  règnes  pré- 
cédens;  sous  ces  règnes,  on  était  jaloux  de  défendre  la  liberté  de  la 
Baltique,  on  veillait  au  maintien  de  l'équilibre  des  forces  entre 
l'Autriche  et  la  Prusse,  on  appréciait  l'amitié  et  le  dévoûment  des 
états  secondaires  de  l'Allemagne,  et  l'on  faisait  respecter  partout 
le  principe  monarchique  en  face  de  la  révolution.  Puisse  la  Russie 
n'avoir  jamais  à  se  repentir  de  s'être  détournée  des  voies  creusées 


446  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

pendant  un  siècle  par  le  char  triomphal  de  Pierre  le  Grand,  de 
Catherine  II,  d'Alexandre  P'  et  de  Nicolas! 

Ainsi  parlaient  les  esprits  indépendans  sur  les  bords  de  la  Neva 
pendant  que  le  monde  officiel  y  déployait  toutes  les  magnificences 
polaires   en  l'honneur  de  Guillaume  le  Conquérant  :   ils  ne  fai- 
saient du  reste  que  prêter  un  langage  raisonné  et  saisissant  à  un 
sentiment  vague,  mais  intense  et  profond,  qui  agitait  l'âme  même 
de  la  Russie.  Avec  cette  habitude  d'obéissance  et  de  discipline  qu'on 
peut  souvent  taxer  d'instinct  servile,  mais  qui  chez  ce  peuple  est 
parfois  aussi  un  grand  et  admirable  instinct  patriotique,  les  enfans 
de  Rourik  se  gardèrent  bien  de  contrarier  le  gouvernement  dans  la 
brillante  réception  qu'il  faisait  au  Prussien;  ils  se  bornèrent  à  res- 
ter témoins  impassibles  d'un  spectacle  qui  ne  parlait  point  à  leur 
sens  intime.  La  presse  se  montra  sobre  de  descriptions,  plus  sobre 
encore  de  réflexions  pendant  ces  jours  de  fêtes  et  de  festivals  :  les 
officieux  de  Berlin  ne  lui  firent  d'autre  éloge  que  d'avoir  gardé  un 
ton  convenable.  Tel  fut  aussi  le  ton  de  la  société  russe  prise  dans 
son  ensemble;  les  belles  perspectives  de  la   résidence  faisaient 
image  au  moral  comme  au  physique  :  des  fleurs  de  serres  chaudes 
au  premier  plan,  et  pour  fond  de  tableau  la  glace!  Les  hôtes  ne  fu- 
rent pas  les  derniers  à  s'apercevoir  du  contraste  :  avec  les  parfums 
exquis  des  plantes  exotiques ,  il  leur  arrivait  d'aspirer  de  temps  en 
temps  l'air  vif  du  pays,  l'âpre  brise  du  nord,  et  il  n'est  pas  jusqu'à 
M.  de  Bismarck  lui-même  qui  ne  parût  se  ressentir  de  l'atmosphère 
ambiante.  On  lui  trouva  plus  de  vivacité  et  d'enjouement  que  d'élan 
et  de  chaleur;  sa  parole  gardait  une  mesure  qui  ne  lui  était  pas  or- 
dinaire, et  semblait  éviter  à  dessein  tout  éclat  et  tout  éclair.  Chose 
curieuse,  pendant  ce  séjour  de  deux  semaines  dans  la  capitale  de 
la  Russie,  l'ancien  diplomate  frondeur  n'a  laissé  échapper  aucune 
de  ces  saillies  et  de  ces  boutades  dont  il  est  généralement  si  pro- 
digue, aucune  de  ces  indiscrétions  étourdissantes  qui  sont  à  la  fois 
l'amusement  et  l'eflTroi  des  salons  et  des  chancelleries.  On  ne  re- 
cueillit qu'un  seul  mot  à  sensation  tombé  de  ces  lèvres  qui  si  sou- 
vent ont  prononcé  l'arrêt  du  destin,  le  mot  «  qu'il  ne  pouvait  même 
admettre  la  pensée  d'être  jamais  hostile  à  la  Russie.  »  La  déclaration 
parut  explicite  et  rassurante  et  comme  une  réponse  discrète  aux 
appréhensions  qui  n'osaient  point  se  faire  jour.  Les  âmes  incrédules 
ou  chagrines  ne  purent  pourtant  pas  s'empêcher  d'observer  qu'il  y 
avait  seulement  dix  ans  une  telle  assurance  donnée  à  l'empire  des 
tsars  par  un  ministre  de  la  Prusse  eût  paru  bien  superflue,  eût 
même  provoqué  des  sourires... 


DEUX    CHANCELIERS.  hll7 

Ici  finit  la  tâche  qu'on  s'était  imposée  en  entreprenant  cette 
étude.  La  rencontre  des  deux  chanceliers  dans  la  capitale  de  Pierre 
le  Grand  au  printemps  de  1873  fut  comme  l'épilogue  d'une  action 
commune  qui  a  duré  dix  ans  et  qui  a  tant  contribué  à  changer  la 
face  du  monde.  Depuis  cette  époque,  l'Europe  n'a  plus  connu  de 
tempête,  bien  que  des  nuages  parfois  menaçans  et  grondans  n'aient 
cessé  de  traverser  son  horizon  toujours  obscurci.  Il  y  eut  même  des 
lueurs  et  comme  des  indices  que  l'ancien  et  fatal  accord  entre  les 
cabinets  de  Berlin  et  de  Saint-Pétersbourg  n'était  plus  aussi  absolu 
que  par  le  passé,  qu'il  admettait  certaines  intermittences  ou  du 
moins  certaines  divergences  d'opinions  et  d'appréciations.  C'est 
ainsi  que  le  gouvernement  du  tsar  s'était  refusé  à  suivre  le  chan- 
celier d'Allemagne  dans  sa  campagne  espagnole,  dans  sa  fiévreuse 
adhésion  à  la  présidence  du  maréchal  Serrano,  et  il  ne  parait  pas 
douteux  que  l'intervention  personnelle  de  l'empereur  Alexandre  II, 
fortement  appuyé  par  l'Angleterre,  n'ait,  l'an  passé,  détourné  de  la 
France  une  agression  inique  et  une  effroyable  calamité.  Depuis  cette 
époque  aussi,  l'adjonction  de  l'Autriche  à  la  politique  officielle  des 
deux  états  du  nord  est  venue,  on  ne  saurait  trop  dire,  compléter  ou 
compliquer  une  association  à  laquelle  il  devient  difficile  de  décou- 
vrir des  intérêts  communs  quelconques  et  qui,  jusqu'à  ce  jour  du 
moins,  n'a  trouvé  son  harmonie  que  dans  le  silence.  L'avenir  seul 
pourra  dévoiler  la  portée  et  la  vertu  de  cette  alliance  des  trois  em- 
pires tant  prônée  et  aussi  mal  connue  que  mal  conçue  peut-être; 
mais  on  ne  se  trompera  guère  en  supposant  dès  aujourd'hui  que, 
dans  ce  ménage  double  et  trouble,  c'est  M.  de  Bismarck  qui  peut 
s'estimer  le  plus  heureux  des  trois. 

JULIAN   KlACZKO. 


EPISODE 

DE  LA  VIE  D'UN  JOUEUR 


Il  s'en  est  toujours  pris  à  la  fatalité.  Certes  rien  n'était  plus  con- 
traire à  ses  habitudes  que  de  sortir  sur  la  Plaza  dès  sept  heures  du 
matin;  on  ne  le  rencontrait  guère  en  aucun  lieu  public  de  Sacra- 
mento  avant  deux  heures  de  l'après-midi.  Aussi,  bien  des  années 
plus  tard,  repassant  les  événemens  de  sa  vie  hasardeuse,  dut-il 
conclure  que  la  fatalité  s'en  était  mêlée.  La  promenade  matinale 
de  M.  Oakhurst  avait  eu  cependant  une  cause  des  plus  simples. 
A  six  heures  et  demie,  la  banque  ayant  gagné  par  ses  mains  une 
somme  de  vingt  mille  dollars,  il  s'était  levé  de  la  table  de  pharaon 
qu'il  présidait,  avait  cédé  sa  place  à  un  second  lui-même  et  s'était 
retiré  sans  qu'aucune  des  pâles  figures  de  joueurs  fiévreusement 
penchées  sur  les  cartes  l'eût  seulement  remarqué.  Une  surprise 
l'attendait  dans  sa  chambre  à  coucher  lorsqu'il  y  rentra  :  par  la 
fenêtre,  qu'on  avait  oublié  de  fermer,  ruisselaient  les  rayons  du 
soleil.  L'extraordinaire  beauté  de  celte  matinée  d'été,  peut-être 
aussi  le  charme  d'une  fantaisie  toute  nouvelle,  l'arrêtèrent  au  mo- 
ment de  tirer  les  rideaux  pour  rétablir  la  nuit  propice  à  son  som- 
meil. Il  hésita,  puis,  saisissant  son  chapeau,  descendit  dans  la  rue. 

Les  gens  sortis  de  si  bonne  heure  appartenaient  à  une  classe  qui 
lui  était  inconnue  :  c'étaient  des  revendeurs  courant  de  ci  et  de  là, 
de  petits  marchands  qui  ouvraient  leurs  boutiques,  des  servantes 
balayant  le  pas  de  la  porte,  parfois  un  enfant.  M.  Oakhurst  regar- 
dait tout  le  monde  avec  une  curiosité  froide,  mais  sans  mélange  de 
ce  dédain  qu'il  accordait  si  libéralement  d'ordinaire  à  la  partie  plus 
prétentieuse  de  l'espèce  humaine  avec  laquelle  il  était  en  relations 
habituelles.  Au  fond,  il  n'était  pas  insensible  à  l'étonnement  admi- 
ratif  des  femmes  du  peuple,  à  l'elfet  que  produisaient  parmi  elles 
son  visage  et  sa  tournure,  remarquables  même  dans  un  pays  où  tous 


ÉPISODE    DE   LA    VIE    d'uN   JOUEUR.  Ilh9 

les  hommes  sont  beaux.  Ce  sceptique  qui  dans  l'orgueil  de  son  iso- 
lement social  eût  été  de  glace  devant  les  coquetteries  de  quelque 
belle  dame  regarda  tout  ému  une  petite  fille  hâve  et  déguenillée 
qui  courait  obstinément  à  ses  côtés,  et  la  petite  fille  eut  lieu  de  con- 
stater deux  choses,  d'abord  qu'il  avait  la  main  généreuse,  ensuite 
que  les  yeux  noirs  si  hardis  de  ce  magnifique  monsieur  étaient  en 
réalité  d'un  gris  très  tendre  et  très  doux.  Personne  ne  devait  jamais 
faire  cette  dernière  découverte,  sauf  les  enfans.  Par  une  faiblesse 
qui  n'est  pas  incompatible  avec  certain  endurcissement,  M.  Oak- 
hurst  les  aimait. 

11  y  avait  un  petit  jardin  devant  une  maisonnette  blanche  de  la 
petite  rue  qu'il  avait  prise.  Ce  jardin  était  rempli  de  roses,  d'hélio- 
tropes et  de  verveines;  il  s'arrêta  ravi,  —  non  que  ces  fleurs  fus- 
sent rares,  mais  il  les  avait  jusque-là  vues  dans  les  bouquets  sur- 
tout. Pensait-il  en  faire  hommage  à  la  piquante  Elslinda,  qui  donnait 
des  représentations  au  bénéfice  tout  spécial  de  M.  Oakhurst,  assu- 
rait-elle, ou  à  l'étourdissante  miss  Montmorency,  avec  qui  le  soir 
même  il  devait  souper?  —  Non ,  il  les  admirait  pour  elles-mêmes 
parce  que,  toutes  fraîches  de  rosée,  elles  n'avaient  été  encore  tou- 
chées par  personne. 

Cependant  il  continua  son  chemin,  et,  ayant  gagné  la  Plaza,  finit 
par  s'asseoir  sur  un  banc  à  l'ombre  d'un  arbre  à  coton.  La  matinée 
était  radieuse,  l'air  si  calme  que  le  moindre  bruissement  dans  le 
feuillage  des  sycomores  ressemblait  au  profond  soupir  du  réveil. 
A  perte  de  vue,  les  sierras  se  détachaient  sur  un  ciel  si  lointain 
qu'on  n'aurait  pu  en  discerner  la  couleur  positive.  C'était  une  teinte 
nacrée  dont  le  contraste  avec  le  paysage  qu'elle  éclairait  était  vrai- 
ment éblouissant.  M.  Oakhurst,  surpris  lui-même  et  presque  hon- 
teux de  ce  qu'il  éprouvait,  ôta  son  chapeau,  s'étendit  à  demi  sur  le 
banc,  et  resta  ainsi  le  visage  levé  vers  ce  beau  ciel  dans  une  immo- 
bilité telle  que  les  oiseaux  finirent  par  sautiller  autour  de  lui;  un 
grincement  de  roues  sur  le  sable  de  l'allée  ne  tarda  pas  du  reste  à 
les  mettre  en  fuite.  Levant  la  tète,  Oakhurst  vit  un  homme  qui  s'a- 
vançait avec  lenteur,  traînant  un  petit  chariot  informe  :  à  la  bizar- 
rerie du  véhicule,  à  l'air  capable  et  convaincu  avec  lequel  on  le  di- 
rigeait, il  devina  que  le  chariot  devait  être  l'invention  et  l'œuvre  de 
l'homme;  puis  il  s'aperçut  que  le  visage  même  de  cet  homme  ne  lui 
était  pas  étranger.  Avec  la  faculté  qui  lui  était  propre  de  ne  jamais 
oublier  quiconque  lui  avait  tenu  tête  au  jeu,  il  classa  immédiatement 
ce  gros  garçon  sous  la  rubrique  :  San-Francisco,  salon  de  la  Polka, 
—  y  a  perdu  son  salaire  de  la  semaine,  soixante-dix  dollars  environ 
sur  la  rouge;  —  n'est  plus  revenu. 

Le  regard  indifférent  qu'il  fixa  sur  l'étranger  ne  trahit  du  reste 

TOME  XIII.  —  1876.  29 


Zi50  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

aucune  de  ses  réminiscences.  L'autre  au  contraire  rougit  jusqu'aux 
oreilles,  puis  s'arrêta  déconcerté,  un  mouvement  involontaire  l'ayant 
rapproché  d'Oakliurst,  qui  put  ainsi  se  rendre  compte  dans  les  moin- 
dres détails  du  contenu  de  la  voiture.  Il  avait  déjà  vu  que  c'était 
une  femme,  une  femme  à  demi  assise,  à  demi  couchée.  C'était  une 
personne  de  la  pâleur  la  plus  intéressante,  maigre  sans  doute,  avec 
des  yeux  enfoncés  dans  l'orbite  et  cernés  de  noir;  de  cruelles 
souffrances  et  un  isolement  prolongé  avaient  dû  l'élever  bien  au- 
dessus  du  lourdaud  qui  l'accompagnait.  Il  y  avait  quelque  chose  de 
timide  et  de  virginal  dans  sa  physionomie  et  ses  manières,  une  pu- 
reté singulière  répandue  jusque  dans  les  plis  de  sa  robe.  Cette 
robe  par  parenthèse,  si  simple  qu'elle  fût,  révélait  le  goût  le  plus 
original  et  le  plus  sûr;  elle  devait  être  l'œuvre  de  la  main  effilée, 
presque  diaphane,  qui  reposait  sur  le  bord  du  chariot,  comme  le 
chariot  lui-même  devait  être  celle  de  la  main  lourde  et  massive  du 
mari.  Sans  doute  ces  deux  êtres  si  dissemblables  étaient  mari  et 
femme. 

Un  accident  quelconque  venait  d'arriver  à  l'une  des  roues.  Oak- 
hurst  se  leva  obligeamment  pour  iporter  secours.  Tandis  que  l'on 
hissait  la  voiture  sur  le  talus  de  la  contre-allée,  la  main  de  la 
jeune  femme  se  posa  involontairement  sur  le  bras  qui  s'avançait 
pour  la  soutenir  et  y  resta  un  instant,  blanche  et  froide  comme  la 
neige,  puis,  comme  la  neige  aussi,  pensa  Oakhurst,  elle  parut  se 
fondre  et  s'évanouir.  Les  deux  hommes  échangèrent  quelques  mots 
de  politesse  qui  furent  le  prélude,  on  ne  sait  comment,  d'une  con- 
versation. Cette  conversation  apprit  à  Oakhurst  que  depuis  deux 
ans  M'"*  Decker  avait  été  presque  impotente,  que  tout  récemment 
encore  elle  se  voyait  condamnée  à  garder  le  lit,  mais  que  M.  Decker, 
étant  maître-charpentier,  avait  eu  l'heureuse  idée  de  construire 
cette  chaise  roulante  qui  lui  permettait  de  faire  prendre  l'air  à  sa 
femme  avant  d'aller  travailler.  C'était  la  seule  heure  de  liberté 
qu'il  eût  de  toute  la  journée,  et  puis  ils  attiraient  moins  l'attention 
de  si  grand  matin.  Ils  avaient  consulté  beaucoup  de  médecins,  mais 
inutilement.  Le  conseil  leur  avait  été  donné  plus  d'une  fois  d'aller 
prendre  les  eaux;  c'était  malheureusement  une  trop  grosse  dé- 
pense. M.  Decker  avait  bien  mis  une  fois  quatre-vingts  dollars  de 
côté  à  cet  effet,  mais  un  pick-pocket  l'avait  volé  à  San-Francisco  ; 
M.  Decker  était  si  maladroit!..  —  Cette  réflexion,  bien  entendu,  fut 
intercalée  par  la  femme.  Jamais  depuis  ils  n'avaient  pu  faire  assez 
d'économies;  aussi  le  projet  des  eaux  était-il  abandonné.  Quels  mi- 
sérables que  ces  pick-pockets  ! 

La  figure  du  mari  était  devenue  pourpre,  celle  d'Oakhurst  res- 
tait impassible.  11  parut  partager  l'opinion  de  M""*  Decker  sur  les 


ÉPISODE   DE    LA   VIE    d'uN   JOUEUR.  hbi 

pick-pockets  et  continua  de  marcher  à  côté  de  la  voiture,  jusqu'à 
ce  qu'ils  fussent  arrivés  au  petit  jardin  devant  lequel  il  avait  déjà 
fait  halte  une  fois.  Là,  il  pria  ses  nouvelles  connaissances  de  l'at- 
tendre une  minute,  et,  entrant  dans  la  maisonnette,  abasourdit 
le  propriétaire  par  l'offre  d'une  somme  extravagante  en  échange  de 
ses  plus  belles  fleurs.  Bientôt  on  le  vit  revenir  avec  une  brassée  de 
roses  qu'il  déposa  sur  les  genoux  de  la  malade.  Tandis  qu'elle  les 
contemplait  avec  un  plaisir  enfantin,  M.  Oakhurst  entraîna  le  mari 
à  l'écart.  —  Peut-être,  dit-il  tout  bas  au  mari,  peut-être  avez- 
vous  eu  raison  d'expliquer  la  chose  comme  vous  l'avez  fait.  Vous 
pourrez  dire  maintenant  que,  le  voleur  ayant  été  arrêté,  vous  êtes 
rentré  en  possession  de  votre  argent. 

Il  glissa  tranquillement  quatre  pièces  d'or  de  vingt  dollars  dans 
la  large  main  de  M.  Decker  ahuri  et  sans  voix.  —  Dites  cela,  ou 
autre  chose,  tout  ce  que  vous  voudrez,  entendez-vous,  excepté  la 
vérité,  —  que  vous  ne  direz  jamais,  il  faut  me  le  promettre. 

L'homme  promit,  et  M.  Oakhurst  revint  près  de  la  petite  voiture. 
II  lui  parut  que  les  joues  de  la  pauvre  femme  avaient  emprunté 
quelque  chose  à  l'éclat  des  roses,  et  que  je  ne  sais  quoi  d'humide 
qui  ressemblait  à  une  goutte  de  rosée  brillait  tout  au  fond  de  ses 
yeux;  mais  il  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  le  remercier,  et,  levant 
son  chapeau,  s'éloigna  précipitamment.  J'ai  le  regret  de  dire  que 
M.  Decker  manqua  le  soir  même  à  sa  promesse.  Dans  la  bonté  de 
son  cœur,  il  s'offrit  en  victime  dévouée  sur  l'autel  de  l'amour  conju- 
gal et  sacrifia  son  bienfaiteur  avec  lui.  Il  est  juste  d'ajouter  d'ail- 
leurs qu'il  s'extasia  en  même  temps  sur  la  noblesse  des  procédés 
de  M.  Oakhurst,  et  que,  dans  l'excès  de  son  enthousiasme,  il  para 
même  de  couleurs  romanesques  les  vices  bien  connus  du  banquier 
des  jeux.  —  Et  maintenant,  mon  Elsie,  dis  que  tu  me  pardonnes, 
supplia  le  brave  Decker,  tombant  à  genoux  devant  sa  femme.  J'ai 
agi  pour  le  mieux.  C'était  à  ton  intention,  chérie,  que  j'avais  mis 
l'argent  sur  ces  satanées  cartes.  Je  croyais  en  gagner  une  pile, 
assez  pour  t'emmener  aux  eaux  et  pour  t'acheter  une  robe  neuve 
par-dessus  le  marché. 

M'"^  Decker  l'embrassa  :  —  Je  te  pardonne,  mon  pauvre  Joe, 
dit-elle  les  yeux  fixés  au  plafond  avec  un  sourire  mélancolique,  tu 
devrais  être  puni  pour  m' avoir  trompée,  pour  avoir  inventé  cette 
absurde  histoire,  mais  n'en  parlons  plus.  Si  tu  me  promets  de  ne 
pas  recommencer,  je  te  pardonne. 

Elle  prit  la  gerbe  parfumée  qui  s'épanouissait  sur  la  table,  em- 
bellisant  d'un  luxe  éphémère  ce  modeste  intérieur,  éleva  les  roses 
jusqu'à  son  visage,  puis  au  bout  d'un  instant  elle  dit  derrière  leur 
feuillage  :  —  Joe  ! 

—  Qu'est-ce,  mon  amour? 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Crois- tu  que  ce  monsieur...  Comment  l'appelles-tu?..  Jack 
Oakhurst,  t'aurait  rendu  cet  argent,  si  je  n'avais  pas  raconté  ton 
aventure  ? 

—  Oui ,  s'écria  M.  Decker  avec  élan ,  il  l'aurait  rendu  tout  de 
même. 

—  Même  s'il  ne  m'avait  pas  vue  du  tout? 

M.  Decker  leva  la  tête.  Sa  femme  s'était  arrangée  pour  se  cacher 
tout  entière  derrière  le  bouquet  de  roses,  sauf  les  yeux,  qui  bril- 
laient d'une  flamme  singulière. 

—  Non,  c'est  toi  qui  as  tout  fait,  Elsie,  c'est  parce  qu'il  t'a  vue 
qu'il  s'est  montré  si  généreux. 

Le  lendemain  matin,  M'"^  Decker  montra  une  irritabilité  ner- 
veuse inexplicable  en  atteignant  la  Plaza;  elle  demanda  brusque- 
ment à  son  mari  de  la  ramener  chez  elle,  puis  parut  fort  surprise 
de  rencontrer  M.  Oakhurst,  et  douta  même  d'abord  que  ce  fût  lui, 
s'il  faut  en  croire  la  question  qu'elle  adressa  négligemment  au 
digne  Joe  :  —  Ne  serait-ce  pas  là  l'étranger  d'hier? 

Son  accueil  fut  d'une  froideur  telle  que  M.  Oakhurst  pensa  aussi- 
tôt :  —  Son  mari  lui  a  tout  avoué  ;  maintenant  elle  me  déteste. 

Mais,  quelque  pénétrant  qu'il  fût  dans  ses  appréciations,  cette 
femme-là  était  de  force  à  les  déjouer  toutes. 

La  conversation  fut  très  courte.  Oakhurst  s'informa  de  l'adresse 
du  chantier  de  M.  Decker  pour  affaires,  eut-il  soin  de  dire,  et  prit 
congé  avec  un  grand  salut,  sans  même  regarder  M'"®  Decker. 

A  peine  se  fut-il  éloigné  que  celle-ci  devint  de  la  plus  brillante 
gaîté.  L'honnête  maître  charpentier  en  fut  frappé  comme  de  l'une 
des  gracieuses  anomalies  du  caractère  de  sa  compagne.  —  Tu  as 
été  un  peu  dure  pour  lui ,  un  peu  dure,  Elsie,  lui  dit-il  d'un  air  de 
regret.  Il  aura  pu  croire  que  j'avais  manqué  à  ma  parole. 

—  Bah!  dit  Elsie  d'un  air  dégagé. 

A  quelques  jours  de  là,  le  propriétaire  des  sources  sulfureuses  de 
San-Isabel  reçut  le  billet  suivant  d'une  écriture  aristocratique  qui 
lui  était  familière  : 

«  Mon  cher  Steve ,  j'ai  pensé  à  votre  offre  de  prendre  une  part 
d'intérêt  dans  l'établissement,  et  j'y  souscris;  mais  vos  eaux  ne  de- 
viendront jamais  à  la  mode,  si  l'on  n'est  pas  sûr  d'y  trouver  une 
installation  élégante  digne  des  cliens  que  je  vous  enverrai.  Je  tiens 
donc  absolument  à  ce  que  l'hôtel  soit  augmenté  ;  on  y  ajoutera  une 
annexe  et  quelques  chalets.  A  cet  effet,  j'envoie  un  entrepreneur 
capable,  qui  entrera  immédiatement  en  besogne.  Il  emmène'avec 
lui  sa  femme  très  souffrante;  ayez  soin  de  tous  les  deux  comme  s'il 
s'agissait  des  nôtres.  Peut-être,  après  les  courses,  irai-je  vous  faire 
une  visite,  mais  mon  intention  n'est  pas  d'établir  des  jeux  cette  an- 
née. A  vous,  «  Jack  Oakhurst.  » 


EPISODE   DE   LA    VIE    d'uN   JOUEUR.  A 53 

—  Je  comprends,  fit  observer  l'un  des  collègues  de  M.  Oakhurst 
à  qui  la  lettre  fut  communiquée,  je  comprends  que  Jack  fasse  bâtir, 
car  c'est  une  spéculation  qui,  s'il  vient  ici  régulièrement,  pourra 
être  fort  belle;  mais  pourquoi  ne  pas  fonder  sans  retard  une  ban- 
que, afin  de  rentrer  dans  une  partie  au  moins  de  l'argent  qu'il  met 
en  circulation?  Je  voudrais,  ma  foi,  deviner  son  jeu. 

La  saison  avait  été  prospère  pour  M.  Oakhurst  et  désastreuse  pour 
plusieurs  membres  du  corps  législatif,  juges,  colonels  et  autres, 
qui  avaient  recherché  sur  le  coup  de  minuit  son  agréable  société. 
Pourtant  il  s'ennuyait  à  Sacramento.  Depuis  quelque  temps,  il  avait 
pris  l'habitude  de  promenades  matinales  qui  excitaient  au  plus  haut 
degré  la  curiosité  de  ses  amis  des  deux  sexes.  On  avait  lancé  des 
espions  à  sa  poursuite,  et  le  résultat  de  cette  inquisition  avait  paru 
plus  étrange  que  tout  le  reste.  Qu'avait-on  découvert  en  effet?  — 
Que  M.  Oakhurst  se  dirigeait  vers  la  Plaza,  s'asseyait  sur  un  banc 
pour  quelques  minutes,  puis  revenait  sans  avoir  parlé  à  personne. 
L'hypothèse  qu'il  y  avait  une  femme  dans  le  cas,  qui  s'était  présen- 
tée à  l'esprit  de  tous,  dut  être  abandonnée.  Quelques  joueurs  su- 
perstitieux décidèrent  que  c'était  un  procédé  inédit  pour  avoir  la 
veine. 

Après  les  courses  de  Marysville,  M.  Oakhurst  poussa  une  pointe 
jusqu'à  San-Francisco;  on  le  vit  ensuite  à  San-José,  à  Santa-Gruz, 
à  Oakland.  Ceux  qui  le  rencontrèrent  prétendirent  que  ses  allures 
paraissaient  très  différentes  de  son  flegme  ordinaire  ;  il  était  impa- 
tient, fiévreux,  fantasque.  Le  colonel  Starbottle  affirma  qu'à  San- 
Francisco  Jack  avait  refusé  de  donner  les  cartes.  —  Un  tremble- 
ment dans  la  main  peut-être;  il  ne  prend  pas  assez  de  stimulant, 
je  l'ai  toujours  dit,  fit  le  colonel  en  vidant  son  éternel  petit  verre. 

De  San-José,  Oakhurst  partit  pour  l'Orégon  par  terre  avec  tout 
un  dispendieux  équipage  de  campement;  mais,  arrivé  à  Stackton, 
il  changea  tout  à  coup  de  chemin ,  et ,  quatre  heures  après ,  entra 
tout  seul  à  cheval  dans  le  canon  (1)  des  sources  de  San-Isabel.  C'é- 
tait une  jolie  vallée  triangulaire,  située  au  pied  de  trois  montagnes 
revêtues  d'un  sombre  manteau  de  sapins  sur  lequel  se  détachaient, 
en  étincelantes  bigarrures,  les  troncs  rouges  et  le  riche  feuillage 
d'une  essence  d'arbres  qui  a  conservé  en  Californie  son  nom  espa- 
gnol de  madrono. 

Appuyés  au  flanc  de  la  montagne,  les  bâtimens  de  l'hôtel  se  mon- 
traient coquettement  blottis  dans  toute  cette  verdure  ;  les  chalets 
épars  ressemblaient  à  autant  de  joujoux.  M.  Oakhurst,  bien  qu'il 
admirât  médiocrement  la  nature,  se  sentit  pénétré  de  cette  sensa- 
tion indéfinissable  qui  déjà  l'avait  surpris  lors  de  sa  première  pro- 

(1)  Gorge  à  parois  perpendiculaires. 


llbh  REVUE    DES   DEUX    MOKDES. 

menade  matinale  à  Sacramento.  Bientôt  des  chars-à-bancs  passèrent 
sur  la  route  remplis  de  femmes  en  toilettes  de  fantaisie  plus  ou  moins 
excentriques;  le  tapage  de  la  vie  humaine  vint  égayer,  réchauffer, 
pour  ainsi  dire,  les  lignes  sévères  du  paysage,  puis  la  longue 
piazza  de  l'hôtel  apparut  émaillée  de  robes  blanches,  bleues  et 
roses.  M.  Oakhurst,  en  vrai  cavalier  californien ,  ne  modéra  pas  la 
vitesse  du  cheval  fougueux  qu'il  montait  en  approchant  de  sa  des- 
tination, mais  se  dirigea  au  contraire  à  fond  de  train  sur  l'hôtel,  fit 
cabrer  soudain  son  cheval  au  pied  de  la  piazza,  et  sortit  tranquil- 
lement ensuite  du  nuage  de  poussière  qui  l'avait  enveloppé  tandis 
qu'il  mettait  pied  à  terre.  Pendant  qu'il  gravissait  les  marches,  nul 
n'aurait  pu  assurément  deviner  la  tempête  qui  bouillonnait  en  lui. 

Par  suite  d'une  vieille  habitude,  il  fit  brusquement  face  à  la 
foule,  afî'rontant  avec  hauteur  les  ricanemens  à  demi  étouffés  des 
hommes,  l'admiration  inquiète  des  femmes.  Une  seule  personne  vint 
lui  serrer  la  main.  Par  un  hasard  étrange,  c'était  la  fine  fleur  de 
cette  société,  Dick  Hamilton,  l'homme  dont  la  naissance,  l'éducation 
et  la  position  sociale  défiaient  le  plus  nettement  toute  critique. 
Dick  Hamilton  était  banquier  dans  l'acception  régulière  du  mot  et 
fort  répandu.  —  Ignorez- vous  à  qui  vous  parlez?  lui  demanda  un 
jeune  gentleman  de  sa  société  en  levant  les  mains  au  ciel. 

—  Je  parle,  répondit  Hamilton  en  souriant,  à  l'homme  qui  vous 
a  gagné  mille  dollars  la  semaine  dernière.  Moi,  je  n'ai  avec  lui  que 
des  relations  d'amitié. 

—  N'est-ce  pas  un...  un  joueur?  demanda  une  miss  élégante  avec 
la  plus  jolie  moue  de  dédain. 

—  En  effet,  répondit  Hamilton,  mais  je  souhaiterais,  mademoi- 
selle, que  chacun  de  nous  jouât  aussi  franc  jeu  que  lui. 

Oakhurst  ne  sut  rien  de  ces  colloques,  car  il  avait  déjà  gagné  le 
vestibule  du  premier  étage,  où  il  se  promenait  anxieux.  Tout  à 
coup,  il  entendit  un  pas  léger  derrière  lui,  puis  son  nom  prononcé 
d'une  voix  qui  fit  refluer  tout  son  sang  vers  le  cœur.  Il  se  retourna, 
c'était  elle!  Mais  quel  changement!  Il  n'a  fallu  que  deux  mois  pour 
la  transformer.  De  bonne  foi,  elle  est  irrésistible.  Sans  doute,  chère 
madame,  nous  n'hésiterions  pas,  vous  et  moi,  à  décider  que  ces  pi- 
quantes fossettes  n'ont  rien  à  faire  avec  la  vraie  beauté,  que  les  lignes 
délicates  de  ce  nez  aquilin  sont  un  indice  d'égoïsme  et  de  cruauté; 
mais  ni  vous  ni  moi,  chère  madame,  ne  sommes  amoureux  d'elle, 
et  M.  Oakhurst  est  amoureux.  Sous  les  volans  d'une  robe  envoyée 
de  Paris,  comme  autrefois  sous  la  petite  robe  grise  taillée  de  ses 
propres  mains,  elle  lui  fait  l'effet  d'un  ange;  c'est  cette  chasteté 
visible  dans  ses  traits,  ses  mouvemens,  ses  attitudes,  c'est  cette 
blancheur  de  neige  immaculée  qui  le  rend  fou.  Et  elle  marche  enfin, 
ce  petit  pied  cambré  dans  le  satin  est  encore  une  révélation. 


ÉPISODE    DE    LA    VIE    d'UN    JOUEUR.  455 

il  courut  à  elle,  les  deux  mains  étendues,  mais  elle  rejeta  les 
siennes  derrière  son  dos,  s'assura  par  un  coup  d'œil  rapide  que 
personne  dans  la  longue  galerie  ne  pouvait  la  voir  ni  l'entendre, 
puis  le  regardant  d'un  air  d'audace  aflfectueuse  très  différent  de  son 
ancienne  réserve  :  —  J'aurais  grande  envie  de  ne  pas  vous  donner 
la  main  du  tout,  dit-elle.  Vous  venez  de  passer  auprès  de  moi  sur 
la  piazza  sans  me  rien  dire,  et  j'ai  dû  courir  après  vous  comme  bien 
d'autres  pauvres  femmes  l'ont  déjà  fait,  je  suppose. 

M.  Oakhurst  balbutia  qu'elle  était  si  changée! 

—  Une  raison  de  plus  pour  me  reconnaître.  Qu'est-ce  qui  m'a 
changée?  Vous.  Oui,  vous  m'avez  créée  à  nouveau...  J'étais  une 
pauvre  créature  malade,  paralysée,  avec  une  seule  robe  à  mettre; 
vous  m'avez  donné  la  vie,  la  santé,  la  force,  la  fortune.  Vous  le  sa- 
vez bien.  Et  maintenant,  monsieur,  que  dites-vous  de  votre  oeuvre? 

Elle  prit  les  deux  côtés  de  sa  jupe  et  lai  tira  une  belle  révérence, 
puis,  par  un  geste  d'abandon  soudain  et  apparemment  involontaire, 
lui  donna  ses  deux  mains. 

Oakhurst  était  habitué  aux  avances  des  femmes,  mais  ces  avances 
venaient  des  coulisses,  tandis  qu'il  associait  obstinément  au  charme 
subtil  de  M'"^  Decker  une  vague  idée  de  cloître.  Être  accueilli  ainsi 
par  une  puritaine,  n'y  avait-il  pas  de  quoi  être  bouleversé?  Il  tenait 
toujours  ses  mains,  et  elle  continuait  : 

—  Il  fallait  venir  plus  tôt!  Qae  faisiez-vous  à  Marysville,  à  San- 
José,  à  Oakland?  Vous  voyez  que  je  vous  ai  suivi.  Je  vous  ai  vu 
descendre  le  c(mon  et  vous  ai  reconnu  tout  de  suite,  moi!  J'ai  lu 
votre  lettre  à  M.  Decker.  Je  savais  que  vous  viendriez;  mais  pour- 
quoi ne  m'avoir  pas  écrit?  Vous  m'écrirez  un  jour.  Bonsoir,  mon- 
sieur Hainilton  1 

Ces  derniers  mots  s'adressaient  à  l'homme  élégant  qui  était  allé 
à  la  rencontre  d'Oakhurst  avec  tant  de  courage.  M'"*  Decker  avait 
baissé  la  voix  et  retiré  précipitamment  ses  mains,  pas  assez  vite 
cependant  pour  échapper  à  l'observation  du  nouveau-venu  qui  mon- 
tait l'escalier.  Il  la  salua  en  homme  bien  élevé,  fit  un  signe  de  tête 
à  Oakhurst  et  passa;  mais,  quand  il  eut  disparu,  M"""  Decker  leva  ses 
yeux  candides  vers  ceux  de  Jack  Oakhurst  :  —  J'aurai  tôt  ou  tard 
une  grande  faveur  à  vous  demander. 

M.  Oakhurst  la  supplia  d'ordonner  tout  de  suite. 

—  Non,  non,  pas  avant  que  nous  nous  connaissions  mieux, 
alors  je  vous  demanderai...  de  tuer  cet  homme. 

Elle  éclata  de  rire,  et  ce  joli  rire  sonnait  comme  une  clochette 
d'argent,  et  les  fossettes  se  creusaient  au  coin  des  lèvres,  et  une  in- 
nocente gaîté  dansait  dans  ses  yeux  bruns.  Tout  cela  fut  si  gracieux, 
que  M.  Oakhurst,  qui  ne  riait  presque  jamais,  se  mit  à  rire  aussi; 


/i56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  lui  semblait  qu'un  agneau  proposât  au  renard  de  faire  carnage 
dans  la  bergerie. 

Un  soir,  M'"*  Decker,  assise  au  milieu  du  cercle  charmé  de  ses 
admirateurs  sur  la  piazza  de  l'hôtel,  se  leva  tout  à  coup  en  s'excu- 
sant  de  rentrer  chez  elle  de  si  bonne  heure,  refusa  de  se  laisser 
accompagner  par  personne,  et  courut  jusqu'à  son  petit  chalet,  l'une 
des  constructions  de  M.  Decker,  qui  s'élevait  de  l'autre  côté  de  la 
route.  Peut-être  n'était- elle  pas  assez  forte  encore  pour  courir  si 
vite,  car  en  entrant  dans  son  boudoir  elle  était  haletante  et  à  deux 
ou  trois  reprises  appuya  la  main  sur  son  cœur.  En  tournant  le  bec 
de  gaz,  ce  qui  est  la  mode  en  ces  parages  pour  se  procurer  de  la 
lumière,  elle  fut  stupéfaite  de  voir  son  mari  couché  sur  le  canapé. 

—  Tu  parais  avoir  bien  chaud,  Elsie,  tu  es  tout  excitée,  qu'est-ce? 
demanda  M.  Decker;  souffres-tu? 

Elle  avait  pâli;  mais  la  couleur  revint  à  son  visage,  tandis  qu'elle 
répondait  :  — Ce  n'est  rien,...  rien  qu'une  petite  douleur  ici!  —  Et 
elle  appuya  de  nouveau  la  main  sur  son  corsage. 

—  Puis -je  faire  quelque  chose  pour  te  soulager?  demanda 
M.  Decker  en  se  levant,  plein  de  bonne  volonté. 

—  Oui,  cours  à  l'hôtel  et  apporte-moi  un  cordial  quelconque. 
Vite! 

M.  Decker  se  précipita  sur  la  route.  Alors  M'"^  Decker  ferma  la 
porte  à  clé  et  tira  de  son  sein  la  prétendue  douleur;  elle  était  pliée 
en  quatre  et  de  l'écriture  d'Oakhurst,  je  regrette  d'avoir  à  le  dire. 
Le  billet  fut  dévoré  par  deux  yeux  enflammés,  lu  et  relu  jusqu'à 
ce  qu'un  pas  eût  retenti  sous  le  porche.  Alors  elle  le  cacha  de  nou- 
veau et  ouvrit  la  porte.  Son  mari  entra;  elle  but  ce  qu'il  apportait 
et  déclara  se  trouver  mieux. 

—  Vas-tu  retourner  là-bas  ce  soir?  demanda  M.  Decker  d'un  air 
soumis. 

—  Non,  répondit-elle,  rêveuse. 

—  Je  n'y  retournerais  pas,  à  ta  place,  dit  M.  Decker  avec  un 
soupir  de  soulagement.  Il  se  rassit  sur  le  sofa,  et  attirant  sa  femme 
auprès  de  lui,  demanda  :  —  Sais-tu  à  quoi  je  pensais  quand  tu  es 
rentrée,  Elsie? 

Elle  passa  ses  doigts  blancs  dans  les  gros  cheveux  noirs  de  son 
Joe,  et  chercha  sans  trouver. 

—  Je  pensais  au  vieux  temps,  Elsie,  au  jour  où  je  t'ai  construit 
cette  vilaine  petite  voiture,  et  où  je  t'emmenais  promener,  cheval 
et  cocher  à  la  fois.  Nous  étions  pauvres  alors,  et  tu  étais  malade, 
Elsie,  mais  nous  étions  heureux.  Maintenant  nous  avons  de  l'argent 
et  une  maison,  et  tu  es  une  tout  autre  femme,  une  femme  nouvelle, 
je  peux  le  dire,  et  c'est  là  mon  chagrin.  J'ai  pu  te  construire  une 


ÉPISODE    DE    LA    VIE    d'uN    JOUEUR.  457 

voiture,  Elsie,  j'ai  pu  te  bâtir  une  maison,  mais  ce  n'est  pas  moi 
qui  t'ai  faite  ce  que  tu  es.  Tu  es  bien  portante  et  jolie,  et  nouvelle, 
je  le  répète;  mais  ce  n'est  pas  mon  œuvre.  Non,  non.  Tu  aurais 
pu  être  guérie  grâce  à  moi,  redevenir  fraîche  et  heureuse  grâce  à 
moi,  si  je  n'avais  pas  perdu  cette  maudite  somme  au  jeu;  mais  je 
l'ai  perdue,  et  un  autre  a  fait  ce  qu'il  m'appartenait  de  faire.  Je  n'y 
peux  rien. 

M'""  Decker  leva  ses  yeux  étonnés  avec  plus  de  candeur  que  ja- 
mais. Il  l'embrassa  tendrement  et  reprit  d'une  voix  moins  triste  : 

—  Et  je  ne  pensais  pas  à  cela  seulement,  Elsie...  Je  pensais  que  îu 
reçois  bien  souvent  ce  M.  Hamilton,  non  que  j'y  voie  le  moindre 
mal,  mais  cela  pourrait  faire  causer  le  monde.  Tu  es  la  seule  femme 
ici,  mon  Elsie,  dit  le  maître  charpentier,  contemplant  sa  compagne 
avec  une  sorte  d'idolâtrie,  la  seule  femme  dont  on  ne  parle  pas, 
que  tous  respectent... 

M'"*  Decker  l'interrompit  pour  lui  reprocher  de  ne  pas  avoir  parlé 
plus  tôt.  Elle  y  avait  songé  aussi,  mais  il  lui  avait  paru  difficile 
d'éconduire  trop  brusquement  ce  gentleman  sans  se  faire  de  lui  un 
ennemi,  un  ennemi  puissant,  ajouta-t-elle.  —  Et,  Joe,  il  m'a  tou- 
jours traitée  comme  une  personne  de  son  monde,  comme  une  vraie 
grande  dame,  dit  la  petite  femme  en  se  redressant  avec  une  fierté 
qui  lui  valut  de  la  part  de  son  mari  un  sourire  orgueilleux,  enivré. 

—  Mais  j'ai  mon  plan.  Il  ne  restera  pas  à  San-Isabel,  si  je  m'en 
vais.  Pourquoi  ne  ferais-je  pas,  par  exemple,  une  petite  visite  à 
maman,  à  San-Francisco?  Il  serait  parti  lors  de  mon  retour. 

Le  projet  parut  à  M.  Decker  des  plus  sages.  —  Ce  sera  d'autant 
plus  facile,  dit-il,  que  Jack  Oakhurst  s'en  retourne  demain  et  que 
je  pourrai  le  charger  d'avoir  soin  de  toi. 

M'"*"  Decker  resta  une  semaine  entière  à  San-Francisco.  Elle  en 
revint  de  bonne  humeur,  déclarant  qu'elle  avait  passé  le  temps  à 
courir  la  ville  :  —  Maman  te  le  dira,  Joe,  ajouta-t-elle  gaîment, 
j'allais  partout  et  toujours  seule.  Me  voici  devenue  tout  à  fait  indé- 
pendante. Je  crois,  ma  parole,  tant  je  suis  brave,  que  je  pourrais 
me  passer  de  toi. 

Mais  son  voyage  n'avait  pas  produit  le  résultat  qu'elle  en  atten- 
dait. M.  Hamilton  était  resté,  il  rendit  visite  aux  Decker  le  soir 
même. 

Aussitôt  qu'il  les  eut  quittés  :  —  J'ai  à  te  proposer  quelque 
chose,  cher  Joe,  dit  la  douce  Elsie.  Ce  pauvre  M.  Oakhurst  est 
vraiment  très  mal  logé  à  l'hôtel,  et  nous  avons  une  chambre  de 
trop.  Il  serait  convenable  peut-être  de  lui  demander  do  l'occuper 
quand  il  sera  de  retour  de  San-Francisco. 

La  semaine  suivante,  Jack  Oakhurst  fut  installé  au  chalet,  et  per- 
sonne n'y  trouva  rieJi  à  redire.  —  Ses  relations   d'alfaires   avec 


Zi58  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

M.  Decker  étaient  bien  connues,  et  la  réputation  de  M"*'  Decker 
au-dessus  de  tout  soupçon  :  chacun  estimait  sa  prudence,  sa 
dévotion,  ses  qualités  de  ménagère;  dans  le  pays  où  les  femmes 
ont  le  plus  de  liberté,  elle  ne  se  serait  pas  promenée  à  pied  ou  à 
cheval  avec  un  autre  que  son  mari,  ses  discours  étaient  remar- 
quables par  un  tact  et  une  décence  qui  contrastaient  singulière- 
ment avec  l'argot  mondain  à  la  mode  de  ces  parages  ;  tandis  que 
les  plus  folles  toilettes  s'étalaient  autour  d'elle,  jamais  on  ne  lui 
voyait  un  bijou  de  prix.  Le  laisser-aller  de  la  société  californienne 
la  scandalisait  ;  elle  déclamait  volontiers  contre  le  scepticisme 
moderne  en  fait  de  religion. 

Aucune  des  personnes  présentes  à  cette  algarade  n'a  oublié  de 
quelle  façon  vive  et  imposante  cependant  elle  reprocha  publique- 
ment à  M.  Hamilton  dans  la  salle  commune  de  défendre  certain 
ouvrage  entaché  de  matérialisme.  Quelques-uns  n'ont  pas  oublié 
non  plus  l'expression  de  surprise  un  peu  goguenarde  qu'exprima 
le  visage  de  M.  Hamilton,  qui  abandonna  du  reste  aussitôt  la 
discussion;  M.  Oakhurst  l'oublia  moins  que  personne,  et  à  partir 
de  ce  moment  battit  froid  à  son  ancien  ami.  On  aurait  pu  croire, 
si  la  peur  eût  été  compatible  avec  le  caractère  de  Jack  Oakhurst, 
qu'il  craignait  Dick  Hamilton. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  Oakhurst  avait  montré  des  symptômes 
de  conversion.  On  ne  le  voyait  presque  jamais  au  café,  ni  au  jeu, 
ni  dans  la  société  des  dissipateurs.  11  lisait,  il  faisait  de  longues 
promenades,  il  vendit  ses  chevaux  de  courses,  enfin  il  allait  a  l'é- 
glise! Je  me  rappelle  la  première  apparition  qu'il  y  fit.  Il  n'accom- 
pagnait pas  les  Decker,  il  ne  prit  pas  place  dans  leur  banc;  mais, 
comme  le  service  commençait,  il  entra  sans  bruit  et  s'assit  près  de 
la  porte.  Un  instinct  mystérieux  avertit  la  congrégation  de  sa  pré- 
sence :  quelques  fidèles  poussèrent  la  curiosité  jusqu'à  se  tourner 
de  son  côté  comme  s'ils  lui  eussent  adressé  leurs  répons.  Le  ser- 
vice achevé,  il  disparut  comme  il  était  venu,  en  se  dérobant  aux 
commentaires.  Les  uns  prirent  son  apparition  dans  le  lieu  saint  pour 
une  fantaisie  de  libertin,  d'autres  crurent  à  un  pari,  presque  tous 
s'accordèrent  à  qualifier  sa  conduite  d'impertinente.  Les  plus  aus- 
tères blâmèrent  le  bedeau  de  ne  l'avoir  pas  mis  à  la  porte  et  firent 
entendre  qu'ils  ne  conduiraient  plus  à  cette  église-là  leurs  femmes 
ni  leurs  filles,  si  elles  devaient  y  être  exposées  au  péril  d'une  pa- 
reille influence.  Ce  fut  vers  cette  même  époque  que  M.  Oakhurst, 
comparant  ses  propres  allures  à  celles  du  monde  de  convention  au- 
quel il  s'était  si  rarement  mêlé  jusque-là,  s'aperçut  qu'il  y  avait  dans 
sa  personne  extérieure  quelque  chose  qui  choquait  les  usages,  qui 
trahissait  sinon  sa  carrière  passée,  du  moins  une  individualité,  une 
origine  suspectes.  Rempli  de  celte  pensée,  il  rasa  ses  longues  mous- 


ÉPISODE   DE   LA   VIE   d'uN   JOUEUR.  459 

taches  soyeuses,  aplatit  de  sou  mieux  lea  boudes  capricieuses  de  sa 
chevelure  brune,  affecta  une  certaine  négligence  de  bon  goût  dans 
ses  vêtemens. 

Mais  il  avait  beau  se  déguisei*,,  il  y  avait  quand  même  dans  le 
port,  dans  l'attache  du  cou,  dans  la  démarche,  que  sais-je?  dans  le 
calme  étrange,  insondable  de  sa  physionomie,  je  ne  sais  quoi  qui 
l'eût  fait  remai'quer  entre  mille.  On  eu  eut  la  preuve  lorsque ,  en- 
couragé par  les  conseils  et  l'appui  de  Dick  Hamilton,  il  devint  agent 
de  change  [broker)  à  San-Francisco.  Avant  même  que  les  gens  ré- 
putés respectables  eussent  protesté  contre  un  irrégulier  de  sa  sorte, 
le  seul  aspect  de  Jack  Oakhurst  avait  ému  les  plus  hardis.  —  Un 
gaillard  de  cette  espèce  est  capable  de  nous  donner  la  chasse!  dit 
l'un  deux. 

—  11  est  capable  de  tout,  même  de  probité,  répondit  un  autre 
oiseau  de  proie. 

La  saison  des  eaux  allait  finir,  et  déjà  les  baigneurs  les  plus  élé- 
gans  avaient  quitté  San-Isabel.  Ceux  qui  restaient,  commençant  à 
s'ennuyer,  observaient  les  choses  de  plus  près  et  se  livraient  plus 
volontiers  à  la  médisance.  M.  Oakhurst  devenait  mélancolique;  il 
avait  compris  que  même  l'excellente  réputation  de  M'"*  Decker  ne 
suffisait  plus  à  la  protéger  contre  les  propos  qu'excitait  sa  pré- 
sence. Elsie  du  reste  y  tenait  tête,  il  faut  le  dire,  avec  une  habileté 
rare;  ses  airs  de  martyre,  sa  douceur,  semblaient  dire  aux  mé- 
chans  qu'elle  avait  en  elle-même  un  refuge  plus  sûr  que  la  favem- 
du  monde. 

Sur  ces  entrefaites,  l'harmonie  presque  constante  qui  avait  existé 
jusque-là  dans  la  société  réunie  à  San-Isabel  fut  troublée  un  soir 
par  l'incident  le  plus  désagréable.  C'était  à  dîner  :  MM.  Oakhurst 
et  Hamilton,  assis  tous  deux  à  une  table  séparée,  se  levèrent  simulta- 
nément d'une  façon  fort  brusque.  Arrivés  dans  le  vestibule,  ils  se 
dirigèrent,  poussés  par  un  même  instinct,  vers  la  petite  salle  du 
déjeuner,  pour  le  moment  déserte,  et  s'enfermèrent. 

Là  Dick  Hamilton  se  tourna  vers  son  ami  avec  un  sourire  à  demi 
moqueur,  à  demi  sérieux.  —  Si  nous  devons  nous  brouiller,  Jack, 
que  ce  ne  soit  pas,  —  au  nom  de  tout  ce  qui  est  ridicule,  —  que 
ce  ne  soit  pas  pour  une... 

L'épithète  qui  suivit  ne  fut  pas  prononcée  tout  entière  par 
Hamilton;  Oakhurst  l'avait  interrompu  en  lui  jetant  un  verre  de 
bordeaux  au  visage.  —  Quand  ils  se  retrouvèrent  en  face  l'un  de 
l'autre,  ces  deux  hommes  semblaient  avoir  changé  de  nature. 
M.  Oakhurst  tremblait  de  rage,  les  traits  de  M.  Hamilton  s'étaient 
revêtus  d'une  blancheur  cendrée,  il  se  tenait  droit,  tout  ruisselant 
de  vin.  Après  une  pause  : 

—  Soit!  dit-il  froidement,  mais  souvenez-vous  bien  que,  si  je 


llQO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

meurs,  sa  réputation  ne  s'en  trouvera  pas  mieux;  si  je  vous  tue, 
personne  ne  vous  plaindra.  Je  suis  fâché  d'en  être  arrivé  là  avec 
vous,  mais  maintenant  le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

La  rencontre  eut  lieu  le  lendemain  dans  un  ravin  à  deux  milles 
de  l'hôtel,  sur  la  route  de  Stockston.  Quand  Jack  reçut  son  pistolet 
des  mains  du  colonel  Starbottle,  il  lui  dit  tout  bas  :  —  Quoi  qu'il 
arrive,  je  ne  retournerai  pas  à  l'hôtel,  vous  trouverez  quelques  in- 
structions dans  ma  chambre,  allez... 

La  voix  lui  manqua,  et  il  passa  le  revers  de  sa  main  sur  ses  yeux 
humides  au  profond  étonnement  de  son  témoin. 

Les  deux  détonations  furent  presque  simultanées.  Le  bras  d'Oak- 
hurst  était  retombé  le  long  de  son  corps,  et  l'arme  lui  aurait 
échappé,  si  l'habitude  de  maîtriser  ses  nerfs  n'eût  pris  le  dessus.  Il 
tint  bon  sans  changer  de  position  jusqu'à  ce  que  le  pistolet  fût  passé 
dans  l'autre  main. 

Il  y  eut  un  silence  qui  parut  interminable,  deux  ou  trois  figures 
sombres  s'attroupèrent  sur  le  point  du  terrain  où  flottait  un  léger 
nuage  de  fumée,  puis  Jack  entendit  à  son  oreille  la  voix  enrouée, 
pantelante  du  colonel  Starbottle  :  —  Il  est  blessé...  grièvement...  à 
travers  le  poumon!..  Vous  n'avez  qu'à  jouer  des  jambes. 

Il  tourna  un  œil  interrogateur  vers  son  second,  mais  sans  ré- 
pondre; on  eût  dit  qu'il  écoutait  quelque  autre  voix  dans  le  lointain. 
11  hésita,  puis  fit  un  pas  dans  la  direction  du  groupe,  et  s'arrêta  en- 
core en  le  voyant  se  disperser. 

Le  chirurgien  s'avança  précipitamment  vers  lui. 

—  11  voudrait  vous  parler,  monsieur;  je  sais  que  vous  n'avez  pas 
de  temps  à  perdre,  mais  c'est  mon  devoir  de  vous  dire  qu'il  en  a 
moins  encore. 

Un  regard  de  désespoir  morne  fut  toute  la  réponse  de  M.  Oak- 
hurst;  mais  sa  figure  impassible  s'altéra  si  singulièrement  que  le 
chirurgien  tressaillit. 

—  Vous  êtes  blessé  vous-même,  dit-il. 

—  Rien,  une  égratignure,  répondit  vivement  Jack;  —  puis  avec 
un  rire  amer  :  —  Je  n'ai  pas  de  chance  aujourd'hui;  mais  allons  voir 
ce  qu'il  veut. 

Son  pas  rapide  devança  celui  du  chirurgien;  une  seconde  après, 
il  était  auprès  du  mourant,  qui,  comme  c'est  presque  toujours  le 
cas,  conservait  seul  son  calme.  Oakhurst  tomba  sur  un  genou  au- 
près de  lui  et  saisit  sa  main  déjà  glacée. 

—  J'ai  à  lui  parler,  dit  Hamilton,  du  ton  impérieux  qu'il  avait 
toujours  eu. 

On  s'éloigna.  Alors  il  leva  ses  yeux  voilés  vers  celui  que  la  veille 
il  nommait  son  ami  et  défendait  contre  le  monde.  —  Ecoutez,  Jack. 
Pardonnez-moi,  murmura-t-il  faiblement,  pardonnez-moi  ce  que 


EPISODE   DE    LA   VIE    D'uN   JOUEUR,  hQi 

j'ai  à  vous  dire.  Je  ne  le  dis  pas  en  colère  ni  par  vengeance,  mais 
je  manquerais  à  mon  devoir  envers  vous,  je  ne  mourrais  pas  tran- 
quille, si  vous  deviez  continuer  d'ignorer...  Tout  cela  est  triste; 
mais  qu'y  faire?  Seulement  j'aurais  dû  tomber  sous  le  pistolet  de 
Decker,  pas  sous  le  vôtre. 

Les  joues  de  Jack  s'empourprèrent,  il  eût  voulu  se  lever,  Ha- 
milton  le  retint. 

—  Écoutez  encore  !  Dans  ma  poche,  vous  trouverez  deux  lettres. 
Prenez-les  bien!  Vous  reconnaîtrez  l'écriture,  mais  promettez-moi 
de  ne  pas  les  lire  avant  d'être  en  lieu  sûr. 

Jack  ne  répondit  pas.  Il  tenait  les  deux  lettres  entre  ses  doigts 
comme  si  elles  eussent  été  des  charbons  ardens. 

—  Promettez-le-moi  !  insista  faiblement  Hamilton. 

—  Et  pourquoi?  dit  Oakhurst  laissant  tomber  la  main  de  son 
ami. 

—  Parce  que,  dit  celui-ci  avec  amertume,  parce  que...  quand 
vous  les  aurez  lues,  vous  irez,  vous  aussi,  à  la  mort! 

Ce  furent  ses  dernières  paroles.  Il  pressa  faiblement  la  main  que 
Jack  lui  avait  tendue,  puis  retomba  en  arrière.  Ce  n'était  plus 
qu'un  cadavre. 

Vers  dix  heures  le  même  soir,  M'"^  Decker  reposait  sur  sa  chaise 
longue,  un  roman  à  la  main,  tandis  que  son  mari  discutait  des 
questions  de  politique  locale  dans  le  café  de  l'hôtel.  La  nuit  étant 
chaude,  la  porte-fenêtre  ouverte  sur  un  petit  balcon  avait  été  lais- 
sée à  demi  ouverte.  Elle  entendit  marcher  sur  le  balcon  et  détacha 
les  yeux  de  son  livre  avec  un  léger  tressaillement.  L'instant  d'a- 
près, le  châssis  de  la  fenêtre  fut  violemment  poussé  du  dehors  et 
un  homme  apparut  avec  un  petit  cri  d'alarme,  M""*  Decker  se  leva 
droite. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu!  Jack,  êtes-vous  fou?  —  Il  n'est  sorti 
que  pour  un  instant,  il  peut  rentrer  tout  de  suite.  Venez  dans  une 
heure,  demain,  quand  j'aurai  pu  me  débarrasser  de  lui,  mais  de 
grâce,  allez-vous-en  bien  vite  ! 

Oakhurst  marcha  vers  la  porte,  la  ferma  à  double  tour,  puis  re- 
vint sur  elle  sans  parler.  Son  visage  était  hagard,  la  manche  de  son 
habit  pendait  sur  le  bras  droit  entouré  d'un  bandage  sanglant. 
Néanmoins  la  voix  de  M'"^  Decker  ne  trembla  pas  lorsqu'elle  lui 
demanda  :  —  Qu'est-il  arrivé,  Jack?  Pourquoi  êtes-vous  ici? 

11  ouvrit  son  gilet  et  jeta  deux  lettres  sur  ses  genoux. 

—  Pour  vous  rendre  les  lettres  de  votre  amant,  pour  vous  tuer 
et  pour  me  tuer  moi-même,  dit-il  tout  bas. 

Parmi  les  nombreuses  vertus  de  cette  femme  extraordinaire  figu- 
rait un  courage  invincible.  Elle  ne  cria  pas,  elle  ne  s'évanouit  pas, 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  s'assit  de  nouveau,  tranquille,  croisa  les  mains  sur  ses  genoux 
et  répondit  :  —  Pourquoi  non? 

Si  elle  eût  reculé,  si  elle  eût  montré  de  la  crainte  ou  du  repentir, 
si  elle  eût  essayé  d'une  explication,  Oakhurst  y  aurait  vu  une  preuve 
nouvelle  de  son  crime,  mais  il  n'y  a  pas  de  qualité  qui  subjugue 
davantage  les  gens  courageux  que  le  courage,  et  dans  sa  fureur 
même,  Oakhurst  ne  put  se  défendre  d'un  mouvement  d'admiration. 

—  Pourquoi  pas?  reprit-elle  souriante,  vous  m'avez  donné  la  vie, 
la  santé,  le  bonheur,  Jack,  et  plus  que  cela,  votre  amour.  Pourquoi 
ne  reprendriez-vous  pas  ce  que  vous  m'avez  donné?  Faites,  je  suis 
prête. 

Elle  lui  tendit  la  main  avec  la  même  grâce  soumise  que  le  pre- 
mier jour  de  leur  rencontre  à  l'hôtel,  Jack  la  regarda  pétrifié,  puis 
tombant  à  genoux,  porta  les  plis  de  sa  robe  à  ses  lèvres  fiévreuse?. 
Elle  comprit  qu'elle  venait  de  remporter  une  victoire  et  en  profita 
sur-le-champ  sans  perdre  une  seconde;  avec  le  geste  d'une  femme 
outragée,  elle  se  dressa  majestueuse  et  lui  montra  impérieusement 
la  fenêtre.  A  son,  tour  Oakhurst  se  leva,  jeta  sur  elle  un  dernier  re- 
gard, et,  sans  parler,  la  quitta  pour  jamais. 

Quand  il  fut  parti,  elle  referma  soigneusement  la  fenêtre,  puis, 
s'approchant  de  la  cheminée,  brûla  les  lettres  l'une  après  l'autre  à 
la  flamme  d'une  bougie.  Loin  de  moi  de  faire  croire  au  lecteur  que 
pendant  cette  opération  elle  n'était  pas  troublée;  sa  main  tremblait, 
et  quelques  minutes  s'écoulèrent  avant  que  les  coins  frémissans  de 
sa  bouche  eussent  repris  leur  sourire  ordinaire;  mais,  quand  son 
mari  rentra,  elle  s'élança  vers  lui  avec  un  élan  de  joie  sincère  et  se 
blottit  contre  sa  large  poitrine  avec  un  sentiment  de  sécurité  qui 
remua  ce  brave  cœur. 

Laissant  ces  heureux  époux  aux  douceurs  de  leur  foyer,  nous 
retournerons,  avec  la  permission  du  lecteur,  à  la  recherche  de  Jack 
Oakhurst. 

Quinze  jours  se  sont  écoulés,  il  vient  de  rentrer  chez  lui  à  Sacra- 
mento,  et  s'assoit  à  la  table  de  pharaon  avec  ses  façons  d'au- 
trefois. 

—  Gomment  est  votre  bras?  lui  demande  un  joueur  imprudent. 
Un  sourire  général  suit  cette  question,  mais  s'efface  sur  tous  les 

visages  quand  Jack,  toisant  son  interlocuteur,  répond  froidement  : 
—  Il  me  gêne  un  peu  pour  donner  les  cartes,  mais  je  tire  aussi 
bien  de  la  main  gauche. 

Et  le  jeu  continue  avec  le  décorum  silencieux  qui  caractérise  d'or- 
dinaire la  table  présidée  par  M.  Oakhurst. 

Bret  Harte. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  janvier  1876. 

L'année  qui  vient  de  s'ouvrir,  qui  ne  compte  encore  que  quelques 
jours,  réserve-t-elle  déjà  au  pays  des  difficultés  ou  des  surprises  nou- 
velles? Eutre  les  crises  parlementaires  de  la  fin  de  la  session  et  la  crise 
définitive  des  élections  générales  y  a-t-il  place  pour  une  crise  de  gou- 
vernement? On  le  dirait  à  voir  la  marche  des  choses  et  les  incidens  qui 
sont  venus  tout  à  coup  mettre  en  péril  l'existence  ou  l'intégrité  du  mi- 
nistère. Rien  de  particulièrement  grave  et  irréparable,  il  est  vrai,  n'est 
survenu  depuis  quelques  jours.  L'assemblée  s'est  dispersée  paisible- 
ment le  soir  du  31  décembre  après  avoir  entendu  une  vibrante  et  pa- 
triotique allocution  de  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier;  elle  s'est  séparée 
en  laissant  éclater  l'incohérence  de  ses  pensées  jusque  dans  les  accla- 
mations diverses  par  lesquelles  elle  a  répondu  aux  adieux  de  son  pré- 
sident. Les  députés  se  sont  hâtés  d'abandonner  Versailles  et  de  rega- 
gner leurs  départemens,  allant  courir  la  fortune  électorale,  qui  pour  le 
sénat,  qui  pour  la  chambre  populaire.  Dès  lors  il  a  semblé  à  peu  près 
entendu  que  les  questions  de  cabinet  n'avaient  plus  pour  le  moment  de 
raison  d'être,  que  le  ministère  formé  pour  l'application  des  lois  consti- 
tutionnelles devait  rester  tel  qu'il  était  jusqu'au  bout  de  sa  mission, 
jusqu'à  ce  scrutin  qui  va  créer  les  nouveaux  pouvoirs  publics.  C'était, 
sinon  une  nécessité  absolue,  du  moins  une  convenance  politique  en 
l'absence  de  l'assemblée  et  en  présence  d'un  mouvement  d'élections 
déjà  inauguré  de  toutes  parts  dans  la  mêlée  des  candidatures  et  des 
programmes.  Malheureusement  les  situations  fausses  sont  toujours  li- 
vrées à  l'imprévu,  aux  accidens  intimes  qui  ne  tiennent  compte  ni  des 
convenances  ni  des  nécessités,  et  le  ministère,  après  le  départ  de  l'as- 
semblée comme  devant  l'assemblée  elle-même,  n'a  cessé  de  se  débattre 
dans  une  de  ces  situations  fausses  où  tout  est  possible.  De  là  cette  crise 
qui  vient  d'éclater,  qui  n'est  évidemment  que  la  conséquence  aussi  na- 
turelle qu'inopportune  d'une  équivoque  favorable  à  toutes  les  confu- 
sions, aux  malentendus  et  à  d'inévitables  froissemens.  La  vérité  est  qae 


hQh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  question  de  cabinet  s'est  réveillée  au  moment  où  on  la  croyait  ajour- 
née jusqu'à  la  réunion  des  chambres  nouvelles.  Un  conflit  a  été  engagé 
dans  les  conseils  du  gouvernement.  M.  le  ministre  des  finances  se- 
rait-il obligé  de  donner  sa  démission  pour  cause  de  fidélité  à  des  opi- 
nions et  à  des  alliés  qu'il  n'a  jamais  désavoués,  dont  il  s'est  toujours 
considéré  comme  le  représentant  au  pouvoir?  S'il  quittait  le  ministère, 
se  retirerait-il  seul  ou  serait-il  suivi  par  M.  Dufaure,  même  peut-être 
par  quelques  autres  de  ses  collègues?  La  politique  particulièrement 
représentée  par  M.  le  vice-président  du  conseil  resterait-elle  seule  maî- 
tresse du  terrain  à  la  veille  des  élections?  Au  fond,  c'est  toute  l'histoire 
de  cet  imbroglio  de  quelques  jours. 

Comment  s'est-elle  engagée,  cette  crise  singulière?  A  vrai  dire,  elle 
n'est  point  d'aujourd'hui  ni  d'hier,  elle  est  peut-être  née  avec  le  mi- 
nistère lui-même.  Elle  était  en  germe  dans  des  divergences  de  situa- 
tion, d'opinion  ou  de  caractère  qu'une  politique  de  libérale  et  habile 
conciliation  pouvait  seule  effacer  ou  atténuer,  qu'un  esprit  d'obstination 
exclusive  n'a  fait  qu'entretenir  et  irriter.  M.  le  vice-président  du  conseil 
s'est  plu  assez  souvent  à  invoquer  l'homogénéité  du  ministère  et  à  se 
couvrir  avec  une  certaine  affectation  de  l'adhésion  unanime  de  ses  col- 
lègues à  la  politique  dont  il  a  plus  d'une  fois  exposé  le  programme. 
Homogénéité,  unanimité,  c'était  au  mieux.  M.  le  vice-président  du  conseil 
se  méprenait  sans  doute  moins  que  personne  en  prononçant  ces  mots 
qui  pour  le  moment  répondaient  à  tout.  Il  savait  bien  que  cette  unité 
d'opinions  dont  il  se  faisait  un  bouclier  était  plus  apparente  que  réelle, 
plus  accidentelle  que  permanente,  et  que  dans  tous  les  cas  elle  était  le 
prix  de  concessions  incessantes  faites  par  un  sentiment  de  patriotisme 
aux  circonstances.  On  laissait  dormir  les  dissentimens;  mais  il  est 
bien  clair  que  tous  les  membres  du  gouvernement  n'interprétaient 
pas  de  la  même  manière  la  pensée  de  transaction  qui  a  donné  nais- 
sance à  la  constitution  du  25  février  1875  et  au  ministère  du  12  mars. 
Tout  le  monde  n'entendait  pas  s'enchaîner  aux  fantaisies  de  réaction  de 
M.  le  ministre  de  l'intérieur.  Évidemment  M.  le  garde  des  sceaux,  mal- 
gré toute  sa  réserve,  n'a  cessé  d'avoir  une  autre  attitude  et  un  autre 
langage  que  M.  Buffet,  même  dans  ces  discussions  récentes  sur  la  loi 
électorale,  sur  la  presse,  où  il  a  semblé  marcher  d'intelligence  avec  le 
chef  du  cabinet.  L'unanimité  n'était  pas  sans  doute  bien  intime  et  bien 
solide  lorsqu'il  fallait  des  négociations  et  des  explications  de  toute  sorte 
pour  que  le  discours  si  simple,  si  libéral,  prononcé  cet  automne  par 
M.  le  ministre  des  finances  à  Stors,  eût  les  honneurs  de  la  publicité  of- 
ficielle. Tant  que  les  lois  organiques  ont  été  incomplètes,  la  nécessité 
d'achever  l'organisation  constitutionnelle  a  pu  et  a  dû  dominer  toutes 
les  dissidences.  Le  jour  où  ces  lois  ont  été  votées  et  où  il  a  fallu  en  ve- 
nir à  une  application  du  régime  nouveau,  à  une  direction  précise  dans 
les  élections,  la  lutte  a  éclaté  ou  s'est  renouvelée,  si  l'on  veut,  plus  vi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Zi65 

veraent  que  jamais.  Ce  jour-là,  elle  s'est  manifestée  par  un  conflit  direct 
entre  M.  le  vice-président  du  conseil  et  M.  le  ministre  des  finances,  ou 
plutôt  par  une  tentative  impatiente  de  M.  Buffet  pour  placer  M.  Léon 
Say  dans  l'alternative  de  se  soumettre  à  la  politique  du  ministre  de 
l'intérieur  ou  de  donner  sa  démission. 

De  quoi  donc  M.  Léon  Say  s'est-il  rendu  coupable?  M.  le  ministre 
des  finances  met,  il  est  vrai,  un  peu  moins  de  façons  que  M.  le  vice- 
président  du  conseil  à  prononcer  le  mot  de  république.  Il  est  tout  sim- 
plement constitutionnel  sans  arrière-pensée,  sans  promettre  aux  parti- 
sans de  l'empire  ou  de  la  légitimité  une  révision  favorable  à  leurs 
espérances.  Il  est  candidat  au  sénat  et  il  ne  craint  pas  de  se  présenter 
aux  électeurs  de  Seine-et-Oise  en  compagnie  de  M,  Feray,  qui  est  un 
grand  manufacturier,  membre  du  centre  gauche,  de  M.  Gilbert-Bou- 
cher, qui  est  un  conseiller  à  la  cour  d'appel  de  Paris.  Un  ministre  pac- 
tisant avec  le  centre  gauche  et  avec  la  gauche  la  plus  modérée,  voilà  le 
crime,  le  scandale!  Voilà  ce  que  le  ministre  de  l'intérieur  ne  pouvait 
tolérer,  et  dans  cette  campagne  engagée  aussitôt  contre  M.  Léon  Say, 
M.  le  vice-président  du  conseil,  il  faut  l'avouer,  a  eu  la  triste  fortune 
d'être  précédé  par  d'étranges  hérauts  d'armes  qui  se  sont  chargés  de 
publier  à  leur  manière,  à  coups  de  trompette,  la  déclaration  de  guerre. 
Oui,  vraiment  M.  le  vice-président  du  conseil  a  le  malheur  d'avoir  au- 
tour de  lui  des  collaborateurs  ou  des  défenseurs  bien  compromettans, 
plus  empressés  à  flatter  ses  passions  qu'à  servir  son  autorité  morale. 
Que  le  chef  du  cabinet  ait  donné  lui-même  le  mot  d'ordre  de  l'attaque 
contre  un  de  ses  collègues,  nous  voulons  en  douter.  C'est  déjà  bien  assez 
que,  par  une  coïncidence  plus  pénible  pour  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
que  pour  M.  le  ministre  des  finances,  des  agressions  de  cette  nature 
aient  paru  un  seul  instant  avoir  une  importance,  et  qu'elles  aient  sem- 
blé être  le  préliminaire  de  la  dernière  crise.  Toujours  est-il  que  pour  se 
trouver  l'allié  de  radicaux  tels  que  M.  Feray  et  M.  Gilbert-Boucher, 
M.  Léon  Say  a  passé  un  moment  pour  l'homme  «  aux  méchans  com- 
plaisant »  de  Molière,  et  on  lui  a  demandé  sa  démission  ou  le  désa- 
veu de  la  liste  sénatoriale  sur  laquelle  il  ligure  dans  le  département  de 
Seine-et-Oise. 

C'était  bien  simple  en  apparence  :  il  n'y  aurait  qu'un  changement,  le 
cabinet  resterait  intact  avec  une  politique  plus  nette,  moins  exposée 
r.ux  interprétations  contraires.  Nul  doute  que  M.  le  ministre  de  l'inté- 
rieur, en  conseillant  à  M.  le  président  de  la  république  une  telle  dé- 
marche, n'ait  cru  faire  un  coup  de  maître,  se  délivrer  d'un  embarras  et 
simplifier  la  situation  du  gouvernement.  Assurément  la  difficulté  n'était 
pas  de  demander  à  M.  Léon  Say  sa  démis:;ion,  ni  même  de  l'obtenir; 
mais  :e  n'était  là  que  le  commencement,  et  on  n'a  pas  tardé  à  s'en 
apercevoir.  M.  le  vice-président  du  conseil  en  provoquant  cette  crise 

TOME  xm.  —  1876.  30 


466  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'a  pas  bien  réfléchi  ;  il  n'a  point  évidemment  bien  pesé  toutes  les  con- 
séquences de  l'initiative  qu'il  prenait,  de  l'acte  dont  il  acceptait  la 
responsabilité  dans  les  circonstances  où  nous  sommes.  Il  n'a  pas  vu 
qu'après  tout  les  choses  ne  pouvaient  se  passer  ainsi,  que  la  démission 
de  M.  Léon  Say  ne  pouvait  rester  une  affaire  personnelle,  qu'elle  pre- 
nait un  caractère  essentiellement  grave  par  cela  même  qu'elle  était  le 
dénoûment  d'un  conflit  entre  deux  politiques,  et  que  la  retraite  de  M.  le 
ministre  des  finances  entraînerait  sans  doute  la  démission  de  quelques 
autres  membres  du  cabinet,  notamment  de  M.  le  garde  des  sceaux. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  en  effet.  Dès  qu'il  a  connu  la  situation,  M.  Du- 
faure  n'a  point  hésité,  paraît-il,  à  déclarer  qu'il  partageait  les  idées  de 
M.  Léon  Say  et  qu'il  se  retirerait  avec  lui.  S'il  y  a  eu  des  insistances 
pour  retenir  M.  le  garde  des  sceaux,  pour  modifier  sa  résolution,  elles 
ont  échoué,  elles  devaient  échouer  devant  la  droiture,  devant  la  raison 
prévoyante  de  l'homme  public,  et  on  peut  ajouter  que,  selon  toute  vrai- 
semblance, M.  Dufaure  ne  se  serait  pas  retiré  seul  avec  M.  Léon  Say; 
d'autres  démissions  se  seraient  inévitablement  produites.  Ce  n'est  pas 
tout  enfin  :  il  y  a  une  dernière  et  plus  grave  conséquence  que  M.  le  vice- 
président  du  conseil  n'a  dû  entrevoir  qu'assez  confusément  d'abord, 
c'est  que  des  changemens  aussi  sérieux  ne  pouvaient  s'accomplir  avec 
cette  facilité  au  milieu  de  l'indifférence  publique.  La  commission  de 
permanence  se  serait  réunie  le  lendemain,  cela  n'est  pas  douteux.  L'as- 
semblée elle-même  aurait  été  infailliblement  rappelée  à  Versailles,  et 
elle  serait  revenue  avec  des  dispositions  certainement  peu  favorables  à 
des  délibérations  calmes.  Des  débats  irritans  se  seraient  ravivés,  des 
questions  de  gouvernement  auraient  été  agitées,  et  tout  cela  en  pleine 
période  électorale!  C'était  assurément  une  responsabilité  des  plus 
graves  que  prenait  là  M.  le  vice-président  du  conseil.  Ce  qu'il  n'avait 
pas  entrevu  au  premier  moment,  il  a  dû  le  voir  à  mesure  que  la  crise 
se  déroulait;  il  s'est  arrêté,  c'est  ce  qu'il  pouvait  faire  de  mieux.  La  ré- 
flexion, le  sentiment  des  dangers  qu'on  allait  braver  si  gratuitement,  les 
interventions  médiatrices,  tout  a  contribué  à  tempérer  les  dissentimens 
et  les  incompatibilités.  Les  négociations  ont  recommencé,  la  question  a 
cessé  d'être  personnelle  pour  redevenir  simplement  une  question  de  di- 
rection générale  dans  la  politique  du  gouvernement,  et  encore  une  fois 
l'esprit  de  transaction  a  prévalu.  Tout  a  fini  par  une  proclamation  que 
M.  le  président  de  la  république  vient  d'adresser  aux  Français,  qui  a  été 
adoptée  en  commun  par  le  cabinet  tout  entier,  quoiqu'elle  ne  soit  contre- 
signée que  par  M.  le  vice-président  du  conseil. 

Une  proclamation  de  M.  le  président  de  la  république  exposant  de- 
vant la  France  le  programme  électoral  du  gouvernement,  c'est  sans 
doute  un  procédé  assez  extraordinaire,  un  peu  solennel  et  surtout  peu 
conforme  aux  usages  consdiutionnels.  C'est  faire  intervenir  sans  une 
nécessité  bien  évidente  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon  dans  des  débats 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  467 

au-dessus  desquels  s'élève  son  autorité  légalement  définie  et  universel- 
lement respectée...  Telle  qu'elle  est  néanmoins  dans  son  ensemble, 
cette  proclamation  est  certainement  empreinte  d'une  loyale  sagesse, 
puisqu'elle  invoque  la  paix  et  l'ordre  que  les  nouveaux  sénateurs  et  les 
nouveaux  députés  doivent  avoir  la  mission  de  maintenir  de  concert  avec 
le  président  de  la  république,  puisqu'elle  se  résume  dans  ces  mots  que 
tout  le  monde  peut  accepter  :  «  Nous  devons  appliquer  ensemble  avec 
sincérité  les  lois  constitutionnelles,  dont  j'ai  seul  le  droit,  jusqu'en  1880, 
de  provoquer  la  révision.  Après  tant  d'agitations,  de  déchiremens  et  de 
malheurs,  le  repos  est  nécessaire  à  notre  pays,  et  je  pense  que  nos  in- 
stitutions ne  doivent  pas  être  révisées  avant  d'avoir  été  loyalement  pra- 
tiquées; mais  pour  les  pratiquer  comme  l'exige  le  salut  de  la  France, 
la  politique  conservatrice  et  vraiment  libérale  que  je  me  suis  constam- 
ment proposé  de  faire  prévaloir  est  indispensable,,,  n  Que  cette  procla- 
mation de  M.  le  président  de  la  république  soit  une  œuvre  spontanée 
ou  une  combinaison  de  divers  programmes  préparés  par  les  principaux 
ministres,  qu'elle  ait  dû  être  soumise  à  des  délibérations  successives 
et  laborieuses,  peu  importe  :  l'essentiel  pour  le  moment,  c'est  qu'elle 
a  eu  pour  premier  effet  de  rétablir  la  paix  ministérielle.  De  la  démis- 
sion demandée  à  M.  Léon  Say,  il  n'est  plus  rien  resté,  on  n'en  a  même 
plus  parlé  que  pour  la  détruire.  M.  le  ministre  des  finances  s'est  tiré 
de  là  simplement,  fermement,  sans  se  refuser  à  une  transaction  sous 
la  garantie  de  la  parole  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  comme  aussi 
sans  abdiquer  son  droit  de  défendre  la  république  constitutionnelle,  de 
se  présenter  avec  ses  amis  du  centre  gauche  aux  électeurs  de  Seine-et- 
Oise.  Après  cela,  ce  serait  sûrement  une  étrange  illusion  de  croire  à 
une  paix  complète  et  durable.  N'y  eût-il  que  les  notes  presque  offi- 
cielles par  lesquelles  on  commence  déjà  de  dire  que  la  proclama- 
tion de  M.  le  président  de  la  république  n'est  que  la  confirmation  des 
discours,  des  idées  de  M.  Buffet,  ce  serait  assez  pour  prouver  que  cette 
paix  n'est  encore  qu'une  trêve,  qu'il  y  a  toujours  deux  politiques  en  pré- 
sence, et  que,  si  la  dernière  crise  n'est  point  allée  jusqu'à  séparer  les 
hommes ,  jusqu'à  dissoudre  un  ministère,  elle  n'a  pas  cessé  d'être  au 
fond  des  choses. 

Des  paroles  comme  celles  que  vient  de  prononcer  M.  le  président  de 
la  république  sont  sans  aucun  doute  de  nature  à  détendre  jusqu'à  un 
certain  point,  momentanément,  une  situation,  et  dans  tous  les  cas  elles 
dégagent  l'autorité  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon.  En  définitive 
néanmoins,  il  est  bien  clair  que  tout  dépend  de  ce  que  deviendra  ce 
programme  dans  la  pratique  ministérielle,  de  ce  qu'on  entend  par  «  la 
politique  conservatrice  et  vraiment  libérale,  »  par  l'exécution  loyale  des 
lois  constitutionnelles,  et  c'est  ici  que  commence  cette  question  de  di- 
rection que  la  dernière  crise  n'a  peut-être  pas  tranchée  nettement  au 
profit  des  idées  de  modération  et  de  conciliation.  Assurément,  si  on  l'a- 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vait  voulu,  si  on  avait  eu  un  sentiment  clair  et  précis  des  conditions  où 
se  trouve  la  France,  il  y  avait  une  politique  simple,  naturelle  et  efficace. 
11  fallait,  non  pas  seulement  aujourd'hui,  mais  dès  le  premier  jour, 
choisir  hardiment  son  terrain  d'action,  dissiper  toute  équivoque,  décou- 
rager toutes  les  arrière-pensées,  tous  les  calculs  secrètement  hostiles, 
et  ne  pas  laisser  aux  partis  cette  ressource  d'une  distinction  perfide 
entre  les  institutions  et  le  «  gouvernement  du  maréchal.  »  Si  on  pou- 
vait rétablir  la  monarchie,  que  ne  la  rétablissait-on?  Dès  qu'on  ne  le 
pouvait  pas,  il  fallait  accepter  la  situation  telle  qu'elle  est,  avec  ses  ca- 
ractères et  ses  conséquences,  s'y  attacher  résolument  et  aller  droit  au 
pays  en  lui  demandant  sans  subterfuge  de  se  rallier  à  ces  lois  constitu- 
tionnelles qui  sont  après  tout  sa  sauvegarde.  Le  pays  désire  le  repos, 
comme  le  dit  M.  le  président  de  la  république,  oui  sans  doute;  il  de- 
mande surtout  à  être  éclairé  et  dirigé  au  milieu  des  confusions  où  il  se 
débat,  et  il  aurait  certainement  répondu  à  la  confiance  qu'on  aurait 
mise  en  lui,  à  l'appel  qu'on  lui  aurait  adressé;  il  se  serait  senti  gou- 
verné. En  dehors  même  des  masses,  les  hommes  modérés  de  toutes  les 
opinions,  qui  sont  innombrables  en  France,  auraient  compris  qu'ils 
avaient  des  guides,  qu'ils  pouvaient  marcher  sans  crainte  d'être  abusés 
encore  une  fois,  et  c'était  le  meilleur  moyen  de  vaincre  les  partis  ex- 
trêmes, de  les  réduire  à  l'impuissance  en  réalisant  cet  idéal  d'une  poli- 
tique vraiment  conservatrice  et  libérale  dans  les  institutions  nouvelles. 
C'est  le  malheur  de  M.  Buffet  de  n'avoir  pas  compris  cette  situation, 
d'avoir  voulu  gouverner  par  l'équivoque  et  les  restrictions,  d'avoir  mis 
toute  son  habileté  à  grouper  sous  ce  nom  d'union  conservatrice  des  par- 
tis hostiles  sur  lesquels  il  ne  peut  compter,  qu'il  ne  peut  satisfaire 
qu'en  flattant  leurs  regrets  ou  leurs  espérances,  en  faisant  bon  marché 
de  la  constitution  an  nom  de  laquelle  il  exerce  le  pouvoir. 

A  quoi  donc  arrive  M.  le  vice -président  du  conseil  par  le  système 
qu'il  suit  si  obstinément,  et  dont  ses  amis,  ses  défenseurs,  prétendent 
voir  la  confirmation  complète  dans  la  proclamation  de  M.  le  maréchal 
de  Mac-Mahon?  Il  provoque  des  crises  ministérielles  comme  celle  qui 
vient  de  se  dérouler,  qui  a  failli  laisser  le  pays  sans  direction  au  mo- 
ment le  plus  critique,  et  il  nous  conduit  à  cette  situation  électorale  qui 
se  dessine  déjà,  qui  offre  le  spectacle,  réellement  assez  étrange,  d'une 
administration  procédant  un  peu  partout  par  l'exclusion  des  partisans 
de  la  constitution  du  pays.  M.  le  président  de  la  république,  il  est  vrai, 
a  plus  d'une  fois  fait  appel  aux  hommes  modérés  de  tous  les  partis,  et 
cet  appel  il  le  renouvelle  dans  sa  récente  proclamation.  Malheureusement 
M.  le  ministre  de  l'intérieur  et  les  préfets,  qui  exagèrent  encore  sans 
doute  ses  instructions,  ont  une  ingénieuse  manière  d'interpréter  cette 
parole  dans  la  pratique  électorale,  A  leurs  yeux,  ceux  qui  semblent 
prendre  tout  simplement  au  sérieux  la  république  conservatrice  et  la 
constitution  du  25  février,  ceux-là  ne  sont  plus  des  modérés;  ce  sont  des 


REVUE.    —    CHROiMQUE.  469 

révolutionnaires  plus  ou  moins  déguisés,  des  alliés  du  radicalisme,  en 
un  mot  de  faux  modérés  suspects  et  dangereux.  Faux  modérés  sont  tous 
les  membres  du  centre  gauche,  faux  modérés  les  amis  de  M.  Casimir 
Perler  et  tous  ceux  qui,  comme  lui,  ont  aidé  sans  arrière-pensée  à  l'or- 
ganisation d'une  république  honnête  et  pacifique.  Faux  modéré  est 
M.  Feray,  avec  qui  M.  Léon  Say  a  eu  le  tort  de  s'allier,  et  qui,  sans  y 
songer,  a  été  la  cause  innocente  d'une  crise  ministérielle. 

D'exclusion  en  exclusion,  on  ne  sait  plus  qui  échappera,  qui  sera  jugé 
assez  orthodoxe  pour  entrer  dans  cette  union  des  modérés  dont  M.  le 
président  de  la  république  a  fait  un  mot  d'ordre  politique.  Sans  y 
prendre  garde,  M.  Bocher  et  le  préfet  de  police,  M.  Léon  Renault  lui- 
même,  risquent  fort  de  n'être  pas  dans  l'orthodoxie,  de  ne  pas  trou- 
ver grâce  devant  l'administration ,  car  enfin  que  dit  M.  Bocher  à  ses 
électeurs  du  Calvados?  Il  ne  dispute  à  la  république  constitutionnelle 
ni  son  titre  ni  ses  conditions;  il  y  voit  sous  un  autre  nom  et  sous  une 
autre  forme  les  garanties  essentielles  du  gouvernement  parlementaire. 
«  Vous  avez  à  choisir,  dit-il,  entre  les  partisans  et  les  adversaires 
avoués  ou  cachés  du  régime  actuel,  entre  ceux  qui,  conservateurs  véri- 
tables, l'acceptent  de  bonne  foi  et  sans  arrière-pensée,  qui  pourront  en 
prévoir  le  changement  sans  le  désirer,  surtout  sans  le  rendre  eux-mêmes 
nécessaire,  et  ces  faux  conservateurs  qui  ne  croient  pas  à  la  stabilité 
des  nouvelles  institutions,  en  souhaitent  la  ruine  et  feront  tout  pour  la 
précipiter.  Je  suis  avec  Iss  premiers.  »  Que  dit  de  son  côté  M.  le  préfet 
de  police  en  sollicitant  la  députation  dans  l'arrondissement  de  Corbeil? 
((  Nos  nouvelles  institutions  sont  rassurantes  pour  les  conservateurs  en 
même  temps  qu'elles  offrent  aux  amis  des  libertés  publiques  les  garan- 
ties qu'ils  ont  le  droit  d'exiger.  Le  devoir  des  bons  citoyens  est  de  ne 
rien  épargner  pour  les  consolider...  Elles  ne  peuvent  être  révisés  jus- 
qu'en 1880  que  sur  l'initiative  du  président  de  la  république;  si,  avant 
l'expiration  du  mandat  législatif,  M,  le  maréchal  de  Mac-Mahon  croyait 
devoir  faire  usage  de  la  prérogative  qui  lui  a  été  réservée,  je  voterais 
pour  les  propositions  qui  auraient  pour  but  d'introduire  une  améliora- 
tion ou  de  corriger  un  défaut  dans  la  constitution,  je  repousserais  sans 
hésitation  celles  qui  porteraient  atteinte  à  son  principe...  »  Fort  bien! 
c'est  parler  sans  détour  en  homme  résolu.  Nous  ferons  seulement  ob- 
server que  ce  que  dit  M.  le  préfet  de  police,  c'est  ni  plus  ni  moins  ce 
qu'a  dit  le  terrible  complice  de  M.  Léon  Say,  M.  Feray,  qui  prêtera 
certainement  son  appui  à  M.  Léon  Renault  dans  l'arrondissement  de 
Corbeil,  c'est  ce  que  disent  dans  toutes  les  parties  de  la  France  une 
foule  de  candidats  combattus  par  l'administration  uniquement  parce 
qu'ils  parlent  comme  M,  le  préfet  de  police. 

L'erreur  de  M.  le  vice-président  du  conseil  est  de  méconnaître  abso- 
lument l'immense  travail  d'apaisement  et  de  modération  qui  s'accomplit 


Il70  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

depuis  quelques  années  en  France,  ce  travail  qui  a  déterminé  les  plus 
anciens  républicains  à  voter  pour  une  constitution  conservatrice,  qui 
conduit  M.  Gambetla  lui-même  à  rompre  avec  le  radicalisme  extrême 
et  agitateur,  comme  il  le  faisait  encore  récemment  dans  une  lettre 
adressée  à  un  conseiller  municipal  de  Cahors.  iM.  le  vice-président  du 
conseil  ne  peut  pas  se  résigner  à  regarder  en  face  et  sans  vaines  dé- 
fiances ce  mouvement  si  nouveau,  presque  universel,  à  distinguer  entre 
les  élémens  révolutionnaires,  qu'on  a  certes  raison  de  combattre  sans 
faiblesse,  et  les  élémens  de  force  conservatrice,  dont  on  peut  se  servir. 
Il  ne  voit  partout  qu'une  tactique  habile  faite  pour  surprendre  et  trom- 
per le  pays  par  des  démonstrations  perfides  en  faveur  de  Tordya  et  de 
la  paix  ;  il  a  l'idée  fixe  des  faux  modérés  qui  se  cachent  sous  l'appa- 
rence du  respect  de  la  constitution,  qu'il  se  croit  tenu  de  combattre 
partout  comme  les  ennemis  du  «  gouvernement  du  maréchal ,  »  c'est 
le  mot  consacré.  Et  à  ces  faux  modérés,  dont  il  dédaigne  l'alliance  et 
l'appui,  qu'il  traite  ou  qu'il  fait  traiter  à  peu  près  partout  en  ennemis, 
qu'a  donc  à  opposer  M.  le  vice-président  du  conseil?  C'est  là  vraiment 
que  triomphe  la  politique  du  ministre  de  l'intérieur.  M.  Buffet,  pour 
faire  face  à  tout,  a  sa  grande  et  invariable  combinaison  qu'il  ne  cesse 
de  produire,  —  l'union  conservatrice!  Beau  mot  assurément,  mais  qui 
dans  la  réalité  devient  une  étrange  chose,  un  amalgame  de  tous  ceiLX 
que  M.  Bocher  appelle  les  «  faux  conservateurs,  «  les  «  adversaires 
avoués  ou  cachés  des  institutions  nouvelles.  »  Ce  n'est  point  sans  doute 
que  M.  le  vice-président  du  conseil  veuille  de  propos  délibéré  et  avec 
préméditation  préparer  la  ruine  de  la  constitution  du  25  février,  de  ce 
régime  pour  lequel  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon  réclame  le  bénéfice 
d'une  expérience  loyale.  Non,  M.  le  ministre  de  l'intérieur  n'a  pas  de  si 
noirs  desseins  et  une  si  profonde  diplomatie,  nous  le  croyons  ;  mais  il 
est  entraîné  par  son  système,  il  est  obligé  de  tout  subordonner  à  la 
politique  de  combat,  de  résistance,  que  lui  imposent  ses  passions,  ses 
préjugés,  ses  défiances,  ses  répulsions.  C'est  presque  sans  le  vouloir  et 
par  une  sorte  de  fatalité  qu'il  est  conduit  à  cette  position  extraordinaire 
où,  pour  faire  l'expérience  des  institutions  «  loyalement  pratiquées,  »  il 
ne  voit  rien  de  mieux  que  de  rechercher  le  concours  de  ceux  qui  en 
a  souhaitent  la  ruine  et  feront  tout,  pour  la  précipiter.  » 

Cette  politique,  elle  est  dans  le  choix  des  candidatures  que  l'admi- 
nistration patronne  comme  dans  les  discours  de  M.  le  vice-président  du 
conseil.  On  n'a  qu'à  voir  ce  qui  se  passe  presque  invariablement  dans 
toutes  les  parties  de  la  France.  Partout,  sur  toutes  les  listes,  on  est  à 
peu  près  certain  de  trouver  des  légitimistes,  des  bonapartistes  ou  des 
conservateurs  qui  ne  se  piquent  pas  d'une  grande  consistance  d'opinion. 
Ceux-là  ne  refusent  rien,  il  est  vrai,  au  «  gouvernement  du  maréchal 
de  Mac-Mahon;  »  mais  ils  ne  promettent  rien  à  la  constitution,  ils  pro- 


REYUE.    CIIROKIQDE.  471 

noncent  son  nom  du  bout  des  lèvres  en  la  livrant  à  son  malheureux 
sort  et  en  se  promettant  de  pousser  à  la  révision  le  plus  promptement 
possible.  Voilà  les  listes  et  les  programmes  qui  ont  particulièrement  les 
faveurs  administratives,  et  de  toutes  les  combinaisons  la  plus  merveil- 
leuse, la  plus  inattendue,  est  encore  celle  qui  réunit  dans  une  frater- 
nelle candidature  M,  Batbie  et  un  des  fidèles  du  régime  napoléonien. 
Un  des  journaux  conservateurs  du  Gers  n'a  pu  dissimuler  son  étonne- 
ment,  mais  c'est  ainsi  que  les  choses  doivent  se  passer  pour  l'honneur 
de  l'union  conservatrice!  Dans  la  Gironde,  un  des  candidats  préférés  de 
la  préfecture  est  un  ancien  sénateur  de  l'empire,  M.  Hubert-Delisle. 
Dans  les  départemens  du  centre,  dans  la  Charente,  dans  la  Normandie, 
un  peu  partout,  c'est  à  peu  près  de  même.  Les  candidatures  bonapar- 
tistes n'ont  pas  toutes  assurément  les  faveurs  administratives;  il  y  en  a 
malheureusement  un  assez  grand  nombre  qui  ne  sont  que  faiblement 
combattues  en  haine  des  candidatures  des  partisans  de  la  république , 
des  constitutionnels,  ou  même  de  ces  «  faux  modérés  »  qui  ont  le  pri- 
vilège d'exciter  si  vivement  l'humeur  soupçonneuse  de  M.  le  vice-prési- 
dent du  conseil. 

On  ne  peut  pourtant  pas  agir  autrement,  dit-on,  c'est  inévitable.  Les 
bonapartistes  sont  nombreux  dans  le  pays,  surtout  dans  certains  dépar- 
temens. Sans  leur  appui,  que  devient  le  succès  de  l'union  conserva- 
trice? Tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de  limiter  leur  influence,  de  tem- 
pérer leurs  impatiences,  de  ne  leur  livrer  que  quelques  positions  dans  la 
place  en  échange  de  leurs  votes.  Nous  connaissons  bien  ces  explications; 
mais  après  tout,  s'il  en  était  ainsi,  à  qui  donc  en  serait  la  faute?  qui 
donc  a  contribué  à  relever  ces  influences  avec  lesquelles  on  se  croit 
obligé  maintenant  de  négocier  et  de  traiter?  Qu'on  se  souvienne  un  peu  : 
moins  de  trois  ans  après  la  guerre  de  1870,  deux  ans  tout  au  plus  après 
la  fatale  et  inévitable  paix  de  1871 ,  un  ministre  de  l'empire  se  retrou- 
vait dans  les  conseils  de  la  république.  Presque  partout  les  maires  du 
régime  impérial  rentraient  dans  leurs  fonctions.  Trop  souvent  les  pra- 
tiques administratives  de  l'ère  napoléonienne  ont  été  réhabilitées  par 
ceux-là  mêmes  qui  en  avaient  souffert,  qui  ont  cru  pouvoir  se  servir  de 
ces  armes  dont  ils  avaient  été  blessés.  Après  un  vote  solennel  de  dé- 
chéance condamnant  un  gouvernement  comme  coupable  des  désastres 
de  la  France,  on  en  est  venu  à  effacer  à  demi  ce  vote,  à  parler  avec  moins 
de  sévérité  de  ce  gouvernement,  à  ne  plus  le  considérer  que  comme  un 
de  ces  régimes  tombés  qui  ont  laissé  des  souvenirs,  des  regrets,  des 
espérances,  des  affections  légitimes.  Aujourd'hui  encore  on  hésite  à 
prononcer  une  parole  qui  eût  été  certainement  de  circonstance,  qui 
était  attendue,  et  pendant  que  M.  le  président  de  la  république  fait  un 
appel  honorable,  peut-être  malheureusement  peu  efficace,  à  l'abnégation 
de  ceux  qui  mettent  les  intérêts  du  pays  au-dessus  de  leurs  préférences, 


/i|72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  préfets  continuent  à  soutenir  des  candidatures  assez  équivoques 
sous  prétexte  d'aider  au  succès  de  l'union  conservatrice.  On  subit  les 
conséquences  de  la  politique  à  laquelle  on  s'est  livré,  des  confusions 
qu'on  a  créées.  M.  le  vice-président  du  conseil  ne  voit  pas  qu'il  risque 
tout  pour  un  concours  douteux  ou  périlleux,  —  que,  sans  le  vouloir,  il 
joue  tout  simplement  le  jeu  des  bonapartistes,  sur  lesquels  il  ne  peut 
même  pas  compter,  qui  lui  manqueraient  certainement  le  jour  où  ils  y 
auraient  un  intérêt  de  parti.  Que  veulent  en  effet  les  bonapartistes? 
qu'ont-ils  poursuivi  jusqu'ici,  même  dans  ces  élections  sénatoriales  de 
l'assemblée,  où  ils  ont  offert  le  spectacle  d'une  si  audacieuse  évolution? 
Ils  se  sont  proposé  de  faire  disparaître  d'abord  le  centre  droit,  qui,  en 
s'alliant  avec  le  centre  gauche,  aurait  pu  constituer  une  force  prépon- 
dérante. Ils  ont  voulu  écraser  les  fractions  modérées  pour  arriver  à  des 
élections  où  la  lutte  s'engagerait  entre  les  républicains  et  une  armée 
conservatrice  dont  les  partisans  de  l'empire  resteraient  le  corps  prin- 
cipal. M.  le  vice-président  du  conseil  entre  aveuglément  dans  ce  jeu. 
Cette  union  conservatrice  qu'il  préconise,  qu'il  interprète  et  pratique  à 
sa  manière,  c'est  surtout  aux  impérialistes  qu'elle  peut  servir,  et  par  ce 
système  il  n'est  point  impossible  effectivement  qu'on  n'arrive  à  un  ré- 
sultat assez  étrange,  à  des  assemblées  où  républicains  et  bonapartistes 
seront  en  présence,  formant  les  principales  masses  parlementaires. 
Est-ce  là  ce  que  M.  le  vice-président  du  conseil  appellerait  servir  les 
intérêts  conservateurs  et  libéraux  de  la  France  ? 

Non  assurément,  la  politique  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur  n'est  ni 
libérale  ni  conservatrice.  Ce  qu'on  peut  même  lui  reprocher,  c'est  de 
n'être  point  du  tout  une  politique,  de  n'être  qu'un  expédient  chimérique 
ou  périlleux,  et  de  compromettre  les  intérêts  conservateurs  qu'il  prétend 
servir.  Ces  intérêts,  M.  le  ministre  de  l'intérieur  les  compromet  par  ses 
alliances,  par  ses  interprétations,  par  ses  combinaisons,  qui  en  vérité 
n'ont  rien  de  nouveau,  qui  n'ont  jamais  rien  sauvé. 

M.  Buffet  a  certainement  une  énergie  et  une  obstination  de  caractère 
qu'il  pourrait  mieux  employer.  Au  fond,  sous  cette  apparence  de  téna- 
cité impérieuse,  son  système  de  gouvernement  se  résume  dans  une  sorte 
d'entraînement  insiinctif  de  réaction  et  dans  une  subtilité  laborieuse 
dont  un  des  plus  récens  et  des  plus  singuliers  exemples  est  le  commen- 
taire qu'il  vient  de  donner  à  la  loi  sur  la  presse.  Un  amendement  pro- 
posé à  cette  loi  a  enlevé  au  gouvernement  le  droit  d'interdire,  par  une 
mesure  spéciale,  la  vente  d'un  journal  sur  la  voie  publique.  Fort  bien  ! 
cette  disposition  est  assez  claire;  mais  on  ne  pense  pas  à  tout.  Il  se 
trouve  qu'une  autre  loi  de  18/|9,  toujours  en  vigueur,  contient  un  ar- 
ticle qui  met  dans  la  dépendance  de  l'administration  les  colporteurs  ou 
vendeurs  de  tous  les  écrits  périodiques  ou  non  périodiques.  Ministère 
de  l'intérieur  et  préfets  ont  le  droit  de  donner  ou  de  retirer  les  autori- 


REVUE.    CHRONIQUE.  !\7Z 

sations  de  vente,  de  vérifier  les  catalogues  des  colporteurs,  d'interdire 
tout  ce  qui  porte  atteinte  à  la  morale,  aux  lois,  à  l'ordre,  et  c'est  cet 
article  qu'invoque  aujourd'hui  l'administration.  Il  en  résulte  qu'à  dé- 
faut du  droit  spécial  d'interdire  un  journal,  qui  lui  a  été  retiré  par  la 
dernière  loi,  le  gouvernement  retrouverait  ailleurs  la  faculté  plus  gé- 
nérale et  plus  étendue  d'interdire  la  vente  de  tous  les  journaux  rien 
qu'en  retirant  à  un  colporteur  l'autorisation  dont  il  jouit.  Annuler  une 
légalité  récente  par  une  légalité  ancienne  qu'on  a  oublié  de  réviser, 
est-ce  là  de  la  politique  conservatrice?  Non,  ce  n'est  ni  en  jouant  avec 
ces  subtilités,  ni  en  représentant  l'ordre  social  comme  perpétuellement 
menacé,  ni  en  faisant  intervenir,  quelquefois  avec  peu  d'opportunité, 
la  personne  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  qu'on  est  un  vrai  chef  de 
cabinet  conservateur.  La  vraie  politique  aujourd'hui  sera  celle  qui,  en 
donnant  à  la  France  la  paix  et  l'ordre,  dont  parle  M.  le  président  de  la 
république,  saura  en  même  temps  la  gouverner  sans  la  violenter,  lui 
inspirer  une  libre  et  virile  confiance  dans  ses  destinées,  dans  ses  in- 
stitutions, dans  les  chefs  appelés  à  la  conduire. 

Au  fond,  ces  crises  peuvent  être  pénibles,  elles  n'ébranlent  pas  sé- 
rieusement la  situation  intérieure  de  la  France,  qui  est  assez  vivace 
pour  triompher  de  ces  conflits  de  direction  dans  sa  politique ,  même 
d'une  bataille  électorale  comme  celle  qui  va  commencer.  Une  question 
tout  au  moins  aussi  grave  serait  de  savoir  si  cette  année  qui  s'ouvre 
promet  à  l'Europe  la  paix  que  tout  le  monde  désire  ou  des  crises  pro- 
chaines. La  vérité  est  que  les  élémens  de  conflagration,  les  périls,  ne 
manquent  pas,  et  les  nouvellistes  en  profitent  pour  mettre  en  émoi  de 
temps  à  autre  les  cercles  politiques  et  les  marchés  financiers.  L'Europe, 
dans  ces  dernières  semaines,  a  vu  se  succéder  une  multitude  de  fausses 
nouvelles  heureusement  démenties.  Un  jour,  c'était  le  roi  Victor-Em- 
manuel qui  avait  profité  des  réceptions  du  1"  janvier  pour  adresser 
une  allocution  toute  belliqueuse  à  ses  généraux;  il  n'aurait  parlé  de 
rien  moins  que  d'un  prochain  appel  qu'il  aurait  à  faire  au  courage  de 
son  armée.  Qu'est-il  resté  bientôt  de  tout  cela?  Il  y  a  la  vérité  toute 
simple.  Le  roi  Victor-Emmanuel  a  parlé,  comme  il  parle  toujours, 
avec  sa  familiarité  martiale;  il  a  témoigné  l'intérêt  affectueux  qu'il  porte 
à  son  armée,  la  confiance  qu'il  a  toujours  mise  dans  ses  soldats  avec 
lesquels  il  a  combattu.  Voilà  tout,  et,  si  l'Europe  est  menacée  d'un  pé- 
ril de  guerre,  ce  n'est  point  à  coup  sûr  l'Italie  qui  donnera  le  signal. 
Le  gouvernement  de  Rome  est  trop  occupé  de  ses  affaires  intérieures. 
de  ses  finances,  du  rachat  des  chemins  de  fer  demeurés  jusqu'ici  la 
propriété  de  compagnies  étrangères.  —  Un  autre  jour,  on  a  tout  à 
coup  annoncé  que  l'Autriche  rappelait  ses  réserves,  qu'elle  prenait  ses 
dispositions  pour  compléter  son  armée.  Un  journal  anglais  le  disait  sé- 
rieusement sur  la  foi  d'un  mystérieux  correspondant  de  Vienne;  puis  il 


Û74  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

s'est  trouvé  qu'il  n'y  avait  riea  de  plus  qu'une  invention  propagée  par  le 
télégraphe,  qui  est  quelquefois  le  complice  de  toutes  les  fables  et  peut- 
être  aussi  d'audacieuses  spéculations.  Le  dernier  mot  de  la  situation  eu- 
ropéenne, c'est  que  les  cabinets  sont  aujourd'hui  occupés  de  la  note 
élaborée  dans  ces  derniers  temps  par  le  comte  Andrassy,  destinée  à 
formuler  le  programme  de  réformes  que  la  diplomatie  doit  demander  à 
la  Turquie. 

A  la  vérité  c'est  bien  assez  pour  donner  de  l'occupation  en  Europe  et 
même  pour  provoquer  les  plus  graves  complications,  s'il  y  avait  quelque 
part  la  volonté  de  faire  éclater  l'incendie.  La  note  du  comte  Andrassy, 
approuvée  par  la  Russie  comme  par  l'Allemagne,  a  été  communiquée 
dès  les  premiers  jours  de  l'année  à  la  France,  à  l'Angleterre  et  à  l'Ita- 
lie. A  vrai  dire,  elle  ne  paraît  avoir  soulevé  de  sérieuses  difficultés  ni  à 
Paris  ni  à  Rome  ni  à  Londres.  Il  a  pu  y  avoir  quelques  objtctions  de 
détail,  il  n'y  a  pas  eu  de  contestation  de  nature  à  embarrasser  la  marche 
de  l'affaire.  L'Italie  avait  envoyé  son  adhésion  quelques  heures  après 
avoir  reçu  la  note.  La  France,  elle  aussi,  a  adhéré  en  faisant  quelques 
observations  sans  gravité.  L'Angleterre  enfin  a  sanctionné  à  son  tour  la 
note  autrichienne.  Il  y  avait  deux  raisons  pour  que  le  concert  des  puis- 
sances s'établît  sans  grande  difficulté.  D'abord  la  note  du  comte  Andrassy 
est  des  plus  modér  ées  dans  ses  termes,  dans  les  propositions  qu'elle  for- 
mule; elle  ne  contient  rien  qui  dût  provoquer  l'opposition  des  cabinets. 
De  plus,  il  y  avait  une  certaine  importance  à  ce  qu'il  n'y  etit  aucune  dis- 
sonance dans  cette  action  de  l'Europe.  Maintenant  comment  la  Turquie 
accueillera-t-elle  cette  communication?  N'opposera-t-elle  pas  à  la  note 
autrichienne,  appuyée  par  l'Europe,  les  réformes  dont  elle  a  pris  elle- 
même  l'initiative?  Le  cabinet  ottoman  a  pu  avoir  d'abord  cette  pensée; 
il  ne  paraît  pas  avoir  persisté,  et  il  est  plus  intéressé  que  tout  autre  à 
travailler  avec  l'Europe  à  une  prompte  solution,  puisque,  si  on  laissait 
arriver  le  printemps  sans  avoir  rien  fait  de  décisif,  l'insurrection  pour- 
rait se  réveiller  plus  que  jamais  dans  l'Herzégovine  et  s'étendre  dans 
d'autres  provinces.  C'est  l'intérêt  de  la  Turquie  d'en  finir,  et  c'est  assu- 
rément aussi  l'intérêt  de  l'Europe  d'éteindre  ou  de  circonscrire  cet  in- 
cendie toujours  menaçant.  ch.  de  mazade. 


REVUE   MUSICALE. 


La  Société  des  concerts  du  Conservatoire,  qui,  en  fait  de  nouveautés, 
n'a  jamais  passé  pour  gâter  ses  élus,  vient  de  leur  donner  le  Manfred 
de  Schumann.  L'œuvre  ne  nous  était  point  inconnue,  puisqu'il  y  a  trois 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  475 

ans  la  société  l'avait  déjà  mise  à  son  programme,  mais  de  ce  grand 
ensemble  organique,  quelques  morceaux  détachés,  l'ouverture,  —  une 
admirable  page,  —  et  l'apparition  de  la  fée  des  Alpes,  —  une  mer- 
veille de  grâce  et  de  poésie,  —  étaient  seuls  restés  dans  les  mémoires, 
et  c'est  encore  à  ces  morceaux  que  la  faveur  du  public  s'est  prise  pen- 
dant les  deux  récentes  auditions.  Tout  porte  à  croire  qu'il  en  sera  tou- 
jours ainsi  avec  certaines  œuvres  capitales  de  Schumann.  Pour  nous 
habituer  à  cette  musique  abstraite  et  trop  souvent  même  abstruse,  pour 
nous  faire  pénétrer  au  cœur  du  sujet,  il  faudrait  des  expériences  fré- 
quemment, obstinément  réitérées,  et  ce  ne  sont  pas  des  auditions  iso- 
lées se  renouvelant  à  des  années  de  distance  qui  nous  aideront  à  dé- 
brouiller une  pareille  énigme.  Schumann  n'a  jamais  été  clair,  ses  plus 
fervens  adeptes  sur  ce  point  ne  sauraient  nous  contredire;  c'est  un  esprit 
alambiqué,  une  manière  de  Jean-Paul  musical  empêtré  dans  les  paren- 
thèses, chaotique  avec  des  fulgurations  de  génie.  Dès  18^9,  à  cette 
période,  la  plus  féconde  de  sa  productivité,  où,  parmi  tant  d'ouvertures, 
de  symphonies,  de  trios,  de  pièces  instrumentales  et  vocales  de  tout 
genre,  naquit  ce  puissant  poème  de  Manfred,  la  critique  lui  reprochait 
cette  fureur  quMl  a  d'amonceler  les  difficultés  techniques  en  même 
temps  qu'il  s'adresse  intentionnellement  à  votre  émotion  et  recherche 
vos  sympathies  :  toujours  Jean-Paul!  La  musique  de  Piobert  Schumann, 
ainsi  que  la  prose  de  l'auteur  de  Titan,  est  aux  mains  du  public  un  peu 
comme  une  noix  entre  les  pattes  de  l'écureuil.  Il  ronge  la  dure  enve- 
loppe, s'use  les  dents  et  la  rejette  sans  se  douter  que  sous  l'ingrate 
écorce  un  fruit  savoureux  se  dérobe.  Ce  fruit,  bien  des  gens  en  France 
l'ont  deviné,  pressenti,  mais  que  d'efforts,  de  frais,  seraient  nécessaires 
pour  le  faire  goûter  au  public!  Longtemps  encore,  avec  le  néo-roman- 
tique allemand,  nous  en  serons  réduits  aux  notions  fragmentaires,  aux 
jugemens  par  à-peu-près.  A  peine  avons-nous  une  idée  de  3Ianfred; 
nous  distinguons  bien  ici  et  là  divers  morceaux,  assez  pour  nous  dire  : 
C'est  un  maître!  nous  n'embrassons  pas  l'ensemble  de  l'œuvre.  De  ce 
que  Schumann  a  mis  dans  cette  partition  de  sentiment  byronien,  de  ce 
qu'il  ajoute  de  ses  propres  douleurs,  de  ses  pensées,  de  ses  doutes,  de 
ses  flammes  à  lui  et  de  ses  amertumes  à  la  passion  du  poète  dont  il 
s'inspire,  qu'en  savons-nous?  que  savons-nous  de  sa  Geneviève,  de  son 
Faust  ? 

C'eût  été  en  effet  grand  miracle  qu'urx  rôdeur  tel  que  celui-là,  cher- 
chant partout  quem  devorei  à  travers  les  littératures,  ne  fût,  point  venu 
poser  sa  griffe  de  lion  sur  la  tragédie  philosophique  de  Goethe.  Quel 
musicien  avant  lui  n'avait  flairé,  retourné  l'illustre  proie?  Beethoven 
d'abord,  qui,  s'il  faut  en  croire  Schindler,  se  promettait  de  terminer  par 
là  sa  carrière  de  compositeur.  Nous  avons  ensuite  le  parlitionnaire 
Eberwein,  qui,  à  Weimar  sous  les  yeux  du  maître,  et  soutenu  par  sa 


llJQ  RE7UE    DES    DEUX    MONDES. 

très  haute  et  sérénissime  approbation,  rédige  une  musique  d'ailleurs 
fort  honnête.  Arrive  alors  le  Faust  du  prince  Radzivil,  création  hybride 
tenant  le  milieu  entre  Voratorio  et  l'opéra,  et  pour  laquelle  Goethe, 
qui  estimait  trop  la  faveur  des  princes  pour  ne  pas  aimer  aussi  quel- 
quefois leur  musique,  daigna  scander  et  rimer  deux  chœurs  nouveaux. 
A  cette  partition  intéressante  succéda  celle  de  Lindpaintner,  maître  de 
chapelle  à  Stuttgart,  beaucoup  de  bruit,  de  cantilènes,  de  fantasma- 
gorie; italianisme  et  sentimentalisme;  nous  approchons,  on  le  voit,  de 
M.  Gounod.  Laissons  cependant  passer  auparavant  le  Faust  de  Spohr, 
œuvre  virile  et  géniale  qui  précéda  de  plusieurs  années  le  Freischûtz  de 
Weber  et  donna  la  note  et  la  couleur  à  l'opéra  romantique  allemand. 
En  France,  nous  avons  la  Damnation  de  Faust,  une  symphonie  drama- 
tique plus  que  jamais  en  honneur  dans  les  concerts,  et  comme  opéra 
le  Faust  de  M"*  Bertin,  représenté  jadis  au  Théâtre-Italien,  et  le  Faust  de 
M,  Gounod.  Tout  cela  promet  pour  l'avenir,  et  si,  par  la  consommation 
dans  le  passé,  nous  jugeons  de  la  consommation  dans  le  futur,  si  nous 
songeons  qu'une  composition  de  la  valeur  du  Faust  de  Spohr  est  au- 
jourd'hui complètement  oubliée  même  des  Allemands,  nous  pouvons 
nous  demander  ce  que  sera  dans  un  demi-siècle  la  diablerie  floria- 
nesque  de  M.  Gounod  quand  dix  ou  quinze  autres  Faust  auront  passé 
par-dessus. 

Revenons  à  Schumann.  Sa  musique,  œuvre  organique  s'il  en  fut, 
embrasse  les  deux  parties  du  poème,  et  se  donne  bien  garde  de  négli- 
ger pour  des  illustrations  et  le  tableau  de  genre  ce  grand  sens  ca- 
ractéristique, cet  esprit  de  réflexion,  de  critique  et  de  coordination  qui 
fait  du  poème  de  Goethe  un  pendant  à  la  Divine  Comédie.  Il  va  sans 
dire  que  notre  intention  ne  saurait  être  d'étudier  ici  dans  ses  détails 
cette  musique.  Nous  avons  pour  cela  de  bonnes  raisons,  et  la  meilleure 
est  que  nous  ne  l'avons  pas  entendue.  Nous  ne  pouvons  aujourd'hui 
qu'en  signaler  l'existence  à  la  Société  des  concerts,  dont  nous  aime- 
rions à  provoquer  la  généreuse  initiative.  On  cite  comme  un  chef- 
d'œuvre  l'épilogue  dans  le  ciel  et  toute  la  scène  qui  précède.  «  La  scène 
des  anachorètes,  écrit  M.  Ambros,  un  des  plus  vaillans  esthéticiens  de 
l'Allemagne,  n'est  point  simplement  une  des  meilleures  productions 
de  Schumann,  c'est  une  des  plus  belles  choses  de  la  musique  mo- 
derne. Le  paysage  en  est  un  vrai  Poussin,  vous  plongez  dans  la  profon- 
deur crépusculaire  de  ces  bois  flottans;  que  la  musique  puisse  agir 
ainsi  pittoresquement  par  la  seule  évocation  d'un  sentiment  analogue, 
on  l'imagine  à  peine.  Le  Père  extatique,  le  Père  profond,  à  la  voix 
grave  et  méditative,  le  Père  angélique,  —  amour  et  mansuétude,  — 
le  docteur  Marianus ,  —  béatitude ,  illuminisme ,  —  les  chœurs  des 
anges ,  des  bienheureux  enfans ,  des  pécheresses  auxquelles  vient  se 
joindre  Marguerite  :  una  pœnitenlium,  —  tout  cela  d'un  rendu,  d'un 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  hl7 

caractère  étranges,  merveilleux,  d'ane  saisissante  beauté.  Je  recom- 
mande aussi  le  moment  où  le  discours  du  docteur  Marianus  tourne  à 
l'hymne;  cette  transition,  avec  son  accompagnement  de  harpes,  est 
d'un  prestige  éblouissant;  plus  tard  quelle  douceur  béate,  quelle  infinie 
compassion  dans  son  regard  jeté  sur  les  trois  repenties  implorant  leur 
grâce!  La  réplique  au  suraigu  en  quelques  paroles  sonores,  éclatantes, 
de  la  glorieuse  mère  du  Christ  à  la  Samaritaine,  à  Marie  l'Égyptienne, 
à  Marguerite  chantant  en  voix  de  soprano,  est  un  trait  de  génie,  un  effet 
absolument  grandiose  obtenu  par  les  moyens  les  plus  simples.  «  Sauvé 
du  mal  et  de  l'enfer,  le  noble  enfant  du  royaume  des  esprits!  »  Dans  la 
reprise  de  cette  phrase  et  dans  le  dernier  chœur  mystique,  le  musicien 
était  appelé  à  donner  sa  mesure,  et  ce  que  Schumann  a  produit  là  suf- 
firait à  sa  gloire  immortelle!  »  Nous  en  avons  dit  assez  pour  être  com- 
pris de  ceux  que  les  intérêts  du  grand  art  préoccupent  ;  si  la  Société  des 
concerts  hésitait,  d'autres  se  montreraient  moins  difficiles,  et,  par 
exemple,  pourquoi  l'Opéra,  tout  le  premier,  ne  prendrait-il  pas  en 
main  cette  affaire?  L'épilogue  du  Faust  de  Goethe  mis  en  musique  par 
Schumann,  quel  acte  plus  splendide  à  monter?  Il  y  a  là  en  outre  ma- 
tière à  décors,  à  costumes  ;  du  spectacle  et  du  pittoresque  à  perte  de 
vue!  Donner  cette  scène  en  manière  d'oratorio  pendant  la  semaine 
sainte  serait  un  coup  de  maître  digne  de  tenter  l'émulation  du  directeur 
actuel  de  l'Opéra. 

Les  représentations  shakspeariennes  de  Rossi  continuent  d'attirer  le 
monde  à  Ventadour.  Pour  les  gens  amoureux  de  l'intelligence  et  de  ses 
plaisirs,  rien  de  réjouissant  comme  cet  enthousiasme  qui  grandit  chaque 
jour.  C'est  l'histoire  de  Rachel  et  de  ses  débuts.  Quelques-uns  d'abord 
s'écrient,  pleins  d'admiration  :  Allez-y  voir!  Alors  arrivent  les  curieux  et 
les  dilettantes;  puis  enfin  c'est  le  public,  le  grand  public  qui  paie  et 
seul  consacre.  Le  fait  est  qu'on  vient  là  maintenant  comme  à  Verdi. 
Vous  avez  devant  vous  une  salle  attentive,  studieuse;  c'est  le  théâtre  et 
un  peu  aussi  la  conférence.  Dans  les  loges,  à  l'orchestre,  chacun  a  dans 
la  main  son  libretlo  :  les  uns  vont  de  l'italien  au  texte  anglais;  les  au- 
tres, moins  aguerris ,  ont  le  nez  sur  la  version  française  ;  mais  soyez 
sûrs  que  tous  profiteront  de  la  leçon,  même  les  plus  informés.  On 
n'imagine  pas  ce  qu'un  si  curieux  spectacle  ouvre  à  l'esprit  de  points  de 
vue  nouveaux.  Ainsi  dans  Roméo  et  Juliette,  telles  scènes  de  mœurs  lo- 
cales qui,  représentées  en  anglais,  passaient  inaperçues,  empruntent  à 
la  traduction  italienne  un  relief  tout  à  fait  original  :  les  figures  du  vieux 
Capulet,  de  sa  femme  et  de  la  nourrice  gagnent  énormément  à  parler  la 
langue  du  pays;  vous  les  voyez  se  mouvoir  à  l'aise,  vivre  de  cette  vie 
abondante,  familière,  loquace,  tout  en  dehors,  que  Shakspeare,  par  la 
merveilleuse  divination  de  son  génie  bien  plus  que  par  observation, 
leur  a  donnée.  Une  Anglaise  de  beaucoup  d'esprit  et  de  littérature  nous 


li7S  .     REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

disait  à  ce  sujet  qu'elle  venait,  pour  la  première  fois,  de  faire  con- 
naissance avec  la  famille  Capulet,  dont  elle  ne  connaissait  encore  que 
l'adorable  fille.  Le  succès  de  Rossi  dans  Roméo  est  peut-être  le  plus 
brillant  qu'il  ait  obtenu  parmi  nous.  Le  premier  soir,  l'enthousiasme 
avait  peine  à  se  contenir,  et  quand  les  applaudissemens  se  taisaient  par 
force,  vous  entendiez  un  frémissement  de  plaisir  circuler  dans  la  salle. 
Après  la  scène  du  balcon,  tout  le  monde  criait  bis  comme  après  un  duo 
d'opéra,  et  quel  duo,  fût-il  de  Mozart  lui-même,  vaudrait  jamais  l'in- 
comparable musique  de  cette  poésie?  Ajoutons  que  Rossi  trouve  vrai- 
ment à  qui  parler  dans  ce  nocturne  qu'il  exécute  avec  une  Juliette  de 
quinze  ans.  Cette  enfant-là  n'a  pour  talent  que  sa  jeunesse,  mais  com- 
bien on  lui  sait  gré  d'être  jeune  et  de  ne  pas  solfier  depuis  neuf  lustres! 
Rossi  en  est  maintenant  à  ce  point  où  l'artiste,  maître  de  son  public, 
peut  tout  oser.  Ainsi,  lorsque  dans  la  rencontre  pendant  le  bal,  il  effleure 
de  ses  lèvres  les  lèvres  de  Juliette,  ce  baiser  rapide,  inusité,  a  d'abord 
surpris,  puis  aussitôt  les  applaudissemens  ont  éclaté,  l'audace  extrême 
avait  réussi  comme  tout  réussit  au  succès;  mais  un  moins  habile,  un 
moins  heureux  aurait  grand  tort  de  s'y  risquer.  J'ai  parlé  de  jeunesse, 
Rossi  n'a  déjà  plus  l'âge  de  Roméo,  et  sa  taille,  qui  sied  si  bien  au  More, 
à  Macbeth,  au  prince  de  Danemark,  manque  ici  de  sveltesse  et  de  gra- 
cilité. En  revanche,  quelle  intelligence  dans  les  moyens  de  suppléer  à 
la  nature!  Cet  homme  porte  en  soi  toutes  les  impétuosités,  toutes  les 
flammes  de  ses  vingt  ans,  et  lorsqu'il  loi  convient  de  les  répandre,  l'il- 
lusion est  complète.  Voyez-le  dans  la  scène  avec  le  frère  Laurence,  quand 
il  se  roule  à  terre  avec  les  impatiences  désordonnées,  les  révoltes  d'un 
jouvenceau  dont  l'amour  enfièvre  le  sang.  Je  glisse  sur  les  duos  d'ivresse, 
sur  le  combat  avec  Tybald,  les  comédiens  de  cette  allure  n'ont  point 
pour  habitude  de  se  laisser  prendre  en  défaut  à  certains  endroits  con- 
sacrés; ce  n'est  donc  point  là,  sur  la  grande  route  oîi  chacun  passe  et 
dans  les  sentiers  traditionnels,  qu'on  les  doit  chercher;  attendez-les  aux 
tournans,  dans  les  coins.  Guettez-moi  bien  par  exemple  ce  Roméo  dans 
sa  scène  avec  l'apothicaire,  un  de  ces  épisodes  philosophiques  par  les- 
quels l'auteur  d'Hamlet  ne  manque  pas  une  occasion  de  se  manifester.  . 
Allez  entendre  cette  scène  au  Théâtre-Italien,  c'est  Roméo  lui-même  qui 
pose  devant  vous;  que  dis-je?  vous  oubliez  le  poète,  l'acteur,  il  n'y  a  plus 
de  fiction,  de  personnage,  il  n'y  a  plus  que  l'être  humain  brisé,  anéanti. 
Entre  le  bal  chez  les  Gapulets  et  ce  moment  suprême,  quelques  jours 
à  peine  se  sont  écoulés,  et  l'enfant  du  midi  par  l'excès  d'amour  et  d'in- 
fortune a  mûri,  vieilli;  le  voilà,  rompu  d'expérience,  qui  s'attarde  à 
.  réfléchir  au  lieu  de  se  laisser  vivre  et  qui  se  prend  à  méditer  sur  l'exis- 
tence, ironique,  amer,  misérable.  Rossi  vous  fait  songer  au  Penseroso 
de  Michel-Ange,  le  Médicis  sorti  de  sa  crypte  ne  philosopherait  pas  au- 
trement. Tout  à  coup  cependant  la  vie  se  réveille,  Hamlet  s'efface  et 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Z|79 

l'amant  de  Juliette  reparaît;  ce  précieux  poison  qui  va  le  réunir  à  sa 
maîtresse,  il  le  tient  donc  enfin  ;  s'élancer  vers  elle,  la  rejoindre,  est 
désormais  Tunique  effort;  vous  sentez  qu'il  ne  vit  plus  que  pour  mou- 
rir. Le  mouvement  du  tragédien,  son  accent,  son  visage,  pendant  les 
derniers  vers  qui  précèdent  cette  sortie  ne  se  peuvent  décrire.  C'est 
d'une  instantanéité,  d'un  nouveau,  d'un  trouvé  irrésistibles.  Ce  spec- 
tacle remuait  en  nous  tout  le  passé,  involontairement  nous  pensions  à 
Delacroix,  à  Berlioz,  ces  adorateurs  sincères  et  sans  'phrases  du  génie  de 
Shakspeare;  quelles  jouissances  n'éprouveraient- ils  pas,  eux  qui  ont 
tant  vécu  avec  Roméo  et  tant  aimé  Juliette!  —  On  prête  à  M.  Rossi 
l'intention  de  profiter  de  Vaura  popularis  pour  faire  une  excursion  dans 
notre  répertoire  ;  s'il  compte  s'adresser  au  théâtre  de  Victor  Hugo,  jouer, 
comme  on  l'a  dit,  Ruy  Blas,  le  Roi  s'amuse,  rien  de  mieux,  passe  même 
pour  Louis  XI,  bien  que  cette  tragédie  d'opéra  comique,  avec  ses  bons 
villageois  dansant  en  chœur  sur  la  place  de  l'église,  et  son  arrière-goût 
de  Scribe  et  de  Béranger,  ne  réponde  guère  aux  tendances  dramatiques 
remises  en  vigueur  chez  nous  par  les  représentations  de  l'artiste  italien; 
mais  qu'il  se  garde  surtout  d'aller  fouiller  dans  les  archives  de  l'an- 
cienne Porte-Saint-Martin  ;  fuyons  comme  la  peste  les  maladroits  amis 
qui  nous  crieraient  aux  oreilles  :  «  Et  maintenant  à  la  Tour  de  Neslcs  !  » 
M.  Rossi  a  mieux  à  faire  que  de  chercher  à  nous  intéresser  à  Buridan 
le  capitaine,  dont  les  destinées  ne  nous  sont  que  trop  connues;  qu'il 
reste  fidèle  à  son  saint  et  ne  compromette  point  en  des  aventures  de 
cape  et  d'épée  le  prestige  que  lui  vaut  sa  manière  d'interpréter  Shaks- 
peare. Il  y  a  du  commentateur  et  du  conférencier  chez  cet  artiste  :  c'est 
un  penseur,  —  oiseau  rare  à  rencontrer  en  lieu  pareil;  de  là  son  autorité 
sur  le  public.  Jusqu'alors  irrévérencieux  et  réfractaire.  Réussir  où  tant 
d'autres,  et  des  meilleurs,  avaient  échoué  n'est  point  une  gloire  qui  se 
doive  jouer  à  pile  ou  face.  Cet  Italien,  par  sa  puissante  initiative,  nous 
a  mis  en  rapport  direct  avec  le  génie  de  Shakspeare,  il  a,  comme  on 
dit,  rompu  la  glace;  qu'il  reste  désormais  l'homme  non  pas  d'un  seul 
rôle,  mais  d'une  idée,  idée  de  vulgarisation  des  chefs-d'œuvre  et,  si 
l'on  veut,  d'apostolat  intellectuel  ;  là  est  le  secret  de  sa  force  et  de  son 
succès. 

Vaniiy  fair  !  dit  un  roman  de  Thackeray;  un  livre  qu'on  devrait  bien 
faire  et  qui  servirait  plus  tard  à  caractériser  les  mœurs  dramatiques  de 
notre  époque,  ce  serait  :  la  Foire  aux  appointemens!  La  Patti  touche 
aujourd'hui  3,000  francs  par  représentation,  Christine  Niisson  s'est  mise 
sur  le  même  pied,  ce  que  voyant,  M.  Faure,  qui  ne  voulait  pas  être  en 
reste,  vient  de  s'engager  dans  la  troupe  ambulante  de  M.  Merelli  au 
prix  de  300,000  francs  pour  cent  représentations.  Aux  premiers  beaux 
jours,  ce  baryton  expéditionnaire  quittera  la  France  et  s'en  ira  comme 
Joconde  parcourir  le  monde,  les  journaux  ne  nous  entretiennent  que  de 


A 80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cet  événement  :  on  décompose  l'itinéraire  :  deux  mois  à  Vienne,  autant 
en  Belgique,  en  Hollande,  etc.,  etc.  Dans  telle  grande  ville,  on  déjeunera, 
mais  sans  chanter;  dans  telle  autre  d'importance  moindre  on  chantera 
sans  coucher.  Tout  cela  n'a  sans  doute  qu'une  médiocre  importance,  et 
nous  ne  songerions  point  à  nous  en  occuper,  s'il  n'y  fallait  voir  un  signe 
du  temps.  Essayez  donc  avec  de  tels  usages  de  former  des  institutions 
musicales  durables,  homogènes,  d'organiser  des  troupes  d'ensemble 
comme  celles  que  jadis  oc  applaudissait  à  l'Opéra.  Nous  voudrions  sa- 
voir ce  que  Nourrit,  qui  gagnait  par  année  30,000  francs,  et  qui  se  con- 
tentait de  les  gagner,  eût  répondu  si  quelque  imprésario  de  passage 
fût  venu  lui  proposer  de  quitter  ainsi  au  pied  levé  ses  travaux,  ses 
maîtres,  son  public,  pour  s'en  aller  chanter  de  clocher  en  clocher  et 
figurer  au  jour  le  jour  dans  une  compagnie  nomade  I  Les  hommes  de  la 
période  dont  nous  parlons  appartenaient  à  des  traditions  en  train  de 
s'etTacer.  Ils  aimaient  leur  pays,  leur  théâtre,  ce  milieu  national  dans 
lequel  ils  avaient  grandi  et  qu'on  n'emporte  pas  à  la  semelle  de  ses 
souliers.  Se  retrouver  entre  camarades  associés  à  la  même  œuvre, 
tendre  incessamment  vers  le  mieux  en  présence  d'un  public  empressé 
à  constater  leui-s  progrès,  à  proclamer  chacune  de  leurs  victoires,  sa- 
tisfaire ces  maîtres  qui  s'appelaient  Cherubini,  Auber,  Rossini,  Meyer- 
beer,  comptait  à  leurs  yeux  plus  que  tout  l'or  du  monde.  C'étaient 
des  artistes  français  dans  la  plus  pure  et  la  plus  noble  expression, 
sans  ridicules  préjugés,  mais  trè-s  dignes  et  tenant  à  suprême  honneur 
de  passer  leur  vie  à  bien  mériter  de  la  scène  qui  les  avait  faits  ce 
qu'ils  étaient;  désormais  nous  n'avons  plus  que  des  \'irtuoses  cosmopo- 
lites, le  chanteur  que  notre  conservatoire  a  formé,  que  nos  suffrages 
ont  mis  à  la  mode,  va  se  montrer  aussi  peu  soucieux  de  ce  qui  se  passe 
chez  nous  que  s'il  s'agissait  de  l'opéra  de  Pékin.  Personne,  hélas!  ne 
tient  à  la  maison;  nul  idéal  que  les  gros  bénéfices!  Et  ces  habiles  du 
moment  savent-ils  seulement  à  quoi  ils  s'exposent?  Savent-ils  qu'à  ce 
métier-là  leur  voix  s'use,  le  public  de  Paris  se  désaffectionne,  et  que, 
même  en  dehors  de  ce  que  ces  habitudes  foraines  ont  de  regrettable, 
c'est  toujours  un  mauvais  calcul  pour  un  chanteur  que  de  vouloir,  au 
risque  de  se  surmener  et  de  perdre  sa  voix,  gagner  en  dix  mois  ce  qu'il 
pouvait  gagner  en  trois  ans  si  tranquillement  et  sans  quitter  son  pays 
autrement  que  pour  aller  apparaître  à  Londres  pendant  la  saison? 

F.    DE   L. 


Le  directeur-Qérant,  C.  Boloz. 


LE    FIANCE 


DE  M  "  SAINT-MAUR 


SECONDE     PARTIE    (1). 


IV. 

Ce  fut  par  une  belle  après-midi  de  novembre  que  Séverin  Mau- 
bourg  se  présenta  à  la  Rosière,  jolie  villa  et  beau  domaine  à  une 
petite  lieue  de  Fontainebleau.  La  mission  qu'il  y  venait  remplir 
ne  laissait  pas  de  l'embarrasser  un  peu;  ses  débuts  furent  difficiles. 
Il  trouva  le  colonel  Saint-Maur  à  demi  couché  dans  une  chaise 
longue,  au  pied  de  son  perron,  sa  pipe  à  la  bouche.  Le  colonel  toisa 
l'ambassadeur  des  pieds  à  la  tête,  et  quand  il  eut  appris  de  quoi 
il  s'agissait,  il  ne  lui  lit  pas  d'autres  coraplimens  que  de  s'écrier  : 
—  Mon  beau  neveu  se  moque-t-il  de  nous?  —  Le  mot  qu'il  em- 
ploya était  moins  poli. 

Le  colonel  Saint-Maur  n'était  pas  le  plus  commode  des  colonels. 
11  avait  l'humeur  vive,  les  manières  un  peu  brusques  ;  ce  qui  est 
pis,  il  était  devenu  misanthrope.  Il  ne  pouvait  prendre  son  parti  du 
funeste  accident  qui,  sous  la  forme  d'un  boulet  de  canon,  lui  avait 
emporté  la  jambe  droite  et  s'était  permis  d'interrompre  brutale- 
ment une  carrière  brillamment  commencée,  dont  il  avait  le  droit 
d'espérer  beaucoup.  Il  nourrissait  une  secrète  jalousie  pour  tous 
les  hommes  qui  ont  eu  le  bonheur  de  conserver  leurs  deux  jambes. 
Il  avait  cependant  ses  bons  jours  et  même  ses  bonnes  semaines; 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 

TOMB  Xm.  —  1"  FÉVRIER  1876,  31 


Û82  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cela  dépendait  des  caprices  du  vent  et  du  va-et-vient  de  ses  rhu- 
matismes. Les  chats,  comme  on  sait,  passent  leur  vie  à  se  persua- 
der tour  à  tour  que  leur  queue  n'est  pas  à  eux,  et  ils  la  mordent, 
ou  à  se  convaincre  qu'elle  est  bien  à  eux,  et  .ils  lui  témoignent  les 
plus  grands  égards.  Le  colonel  Saint-Maur  en  usait  à  peu  près  de 
même  avec  sa  jambe  de  bois.  Dans  ses  bons  jours,  il  admettait 
qu'elle  faisait  partie  intégrante  de  sa  personne,  il  la  regardait  tout 
au  moins  comme  étant  de  la  maison,  comme  une  sorte  de  fdle 
adoptive,  à  laquelle  il  s'était  chargé  de  faire  un  sort;  il  plaisantait 
avec  elle,  il  lui  disait  d'un  ton  presque  affectueux  :  —  Ma  belle, 
allons  voir  ce  qui  se  passe  dans  notre  potager.  —  Le  lendemain, 
elle  n'était  plus  pour  lui  qu'une  intruse,  une  odieuse  étrangère, 
dont  il  était  condamné  à  subir  la  société,  et  peu  s'en  fallait  qu'il  ne 
lui  administrât  des  coups  de  cravache.  Malheureusement  pour  Sé- 
verin,  lorsqu'il  fit  la  connaissance  du  colonel  Saint-Maur,  le  colonel 
était  dans  un  de  ses  mauvais  jours,  son  rhumatisme  lui  faisait  souf- 
frir mort  et  martyre. 

—  Mon  beau  neveu  se  moque-t-il  de  nous?  répéta-t-il  de  sa  voix 
la  plus  rêche.  S'il  a  quelque  chose  à  me  dire,  que  ne  vient-il  s'expli- 
quer lui-même?  Se  propose-t-il  de  se  marier  par  procuration?  Que 
signifient  ces  simagrées?  Et  d'abord,  qui  êtes-vous,  monsieur?  Je 
n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître. 

—  Maurice  m'avait  assuré,  répondit  tranquillement  Séverin, 
qu'il  vous  avait  parlé  plus  d'une  fois  de  Séverin  Maubourg. 

—  Plus  d'une  fois  !  Il  m'en  a  ressassé  les  oreilles.  C'est  le  fond 
de  sa  conversation;  jugez  de  l'agrément...  Ah!  monsieur,  vous  êtes 
donc  le  confident  et  le  conseiller  intime  de  ce  fou  ?  Je  vous  en  fais 
bien  mon  compliment.  Allez  lui  dire,  je  vous  prie,  que  je  suis  son 
serviteur,  qu'il  se  mette  à  l'aise,  que  nous  nous  passerons  très  bien 
de  lui.  S' imagine -t-il  par  hasard  que  ce  sont  les  partis  qui  nous 
manquent? 

—  Vous  ne  m'avez  pas  compris,  colonel.  Procédons  par  ordre, 
s'il  vous  plaît.  Vous  avez  décidé,  si  je  ne  me  trompe,  que,  pour  ob- 
tenir la  main  de  M"^  Saint-Maur,  le  vicomte  d'Arolles  devait  au 
préalable  se  procurer  une  occupation. 

—  N'en  doutez  pas;  plutôt  que  de  m' embarrasser  d'un  gendre 
qui  ne  fasse  rien,  qu'on  me  donne  tout  de  suite  deux  jambes  de 
bois!..  Monsieur  Séverin  Maubourg,  si  nous  avions  un  gouverne- 
ment, il  ferait  couper  le  cou  à  tous  les  oisifs. 

—  C'est  possible,  colonel;  mais  vous  admettez  bien  que  Maurice 
a  eu  raison  de  refuser  la  place  de  sous-préfet  que  lui  proposait  son 
frère? 

—  Le  joli  sous-préfet  !  Savez-vous  ce  qu'il  aurait  fait  de  son 
arrondissement?  Un  jour  qu'il  aurait  été  à  sec,  il  l'aurait  joué  en 


LE   FIANCÉ   DE   m"®    SAINT-MAUR.  483 

un  cent  de  piquet...  Monsieur  Séverin  Manbourg,  si  nous  avions 
un  gouvernement. . . 

—  Il  mettrait  à  l'ombre  tous  les  joueurs,  interrompit  Séverin. 
Vous  vous  trompez,  colonel;  si  Maurice  a  été  joueur,  il  ne  l'est 
plus. 

—  C'est  dommage  ;  il  a  tous  les  vices,  et  je  serais  fâché  qu'il  dé- 
pareillât sa  collection. 

—  Vous  êtes  fort  injuste  à  son  égard.  Pour  vous  complaire,  il  a 
résolu  de  se  remettre  à  l'étude  du  droit,  et  avant  quelques  mois  il 
aura  sa  licence. 

—  C'est  la  seule  qui  lui  reste  à  prendre  depuis  qu'il  se  permet 
de  me  dépêcher  des  ambassadeurs...  Eh  bien!  le  voilà  licencié. Et 
après  ? 

—  Il  entrera  dans  la  diplomatie,  le  comte  d'Arolles  lui  en  ouvrira 
la  porte. 

—  Charmant  métier!  parlons-en.  Ce  sont  ces  messieurs  qui  nous 
ont  plongés  dans  le  gâchis  où  nous  sommes. 

—  Et  si  nous  avions  un  gouvernement,  reprit  Séverin  en  riant,  il 
ferait  pendre  tous  les  diplomates. 

—  Je  crois  vraiment  que  vous  vous  moquez  de  moi  !  s'écria  le  co- 
lonel en  serrant  avec  tant  de  force  le  fourneau  de  sa  pipe  entre  ses 
doigts  osseux  qu'il  le  fit  voler  en  éclats.  Il  n'y  a  qu'un  mot  qui 
serve.  Pourquoi  est-ce  à  vous  et  non  à  mon  neveu  que  j'ai  aujour- 
d'hui l'agrément  de  parler? 

—  Maurice  a  eu  le  tort  de  s'imaginer  que  je  plaiderais  sa  cause 
mieux  que  lui-même.  Il  m'a  chargé  de  vous  instruire  de  la  résolu- 
tion qu'il  vient  de  prendre... 

—  Est-ce  que  je  crois  aux  résolutions  de  mon  neveu?  Je  n'ai  ja- 
mais cru  qu'à  ses  indécisions...  Eh  !  parbleu,  qu'il  n'épouse  pas!  Du 
diable  si  je  pensais  encore  à  ce  mariage  quand  son  frère  est  venu 
m'en  rafraîchir  la  mémoire...  Que  ce  bel  oiseau  soit  licencié,  diplo- 
mate, tout  ce  que  vous  voudrez,  je  marierai  ma  fille  comme  il  me 
plaira...  Savez-vous  causer  avec  les  demoiselles,  monsieur  Mau- 
bourg? 

—  Pourquoi  me  demandez- vous  cela,  colonel? 

—  Causez  avec  Simone.  Si  vous  savez  vous  y  prendre,  elle  vous 
confessera  qu'elle  se  soucie  de  son  cousin  comme  du  Grand-Turc. 

—  Vous  l'a-t-elle  dit? 

—  Non,  elle  ne  dit  rien;  mais  je  le  sais,  et  j'en  suis  charmé,  cela 
me  permettra  de  donner  dès  demain  à  cet  impertinent  son  congé 
définitif. 

—  Après-demain  vous  vous  en  repentiriez,  colonel;  il  me  semble 
que  déjà  je  commence  à  vous  connaître. 

En  ce  moment  apparut  à  l'angle  de  la  maison  un  grand  chapeau 


A 84  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

de  paille.  Sous  ce  chapeau,  il  y  avait  une  tête,  que  les  uns  trouvaient 
plus  singulière  que  charmante,  les  autres  aussi  charmante  que  sin- 
gulière. M"^  Simone  Saint-Maur  ne  plaisait  pas  à  tout  le  monde, 
mais  elle  ne  plaisait  jamais  à  moitié.  Elle  avait  une  figure  de  fan- 
taisie, un  nez  retroussé,  la  bouche  petite  et  vermeille,  la  lèvre  su- 
périeure un  peu  trop  relevée,  le  teint  frais  et  délicat  comme  une 
fleur  d'amandier,  des  cheveux  d'un  blond  argenté,  qui  descendaient 
à  droit  fil  jusqu'au  milieu  de  son  front,  des  yeux  allongés,  d'une 
teinte  particulière,  gris  comme  l'aile  d'une  tourterelle.  D'habitude 
elle  avait  le  tort  de  les  tenir  à  moitié  clos;  quand  elle  se  décidait  à 
les  ouvrir,  on  y  voyait  beaucoup  de  choses,  des  étonnemens,  des 
curiosités,  des  inquiétudes,  des  vérités  à  demi  soupçonnées,  une 
foule  de  bonnes  intentions.  Elle  avait  beaucoup  de  défiance  d'elle- 
même  et  une  confiance  naturelle  dans  les  autres,  ce  qui  faisait 
qu'elle  était  tour  à  tour  très  timide  et  presque  téméraire.  Sa  timi- 
dité fut  mise  à  une  rude  épreuve  quand  son  père,  la  voyant  pa- 
raître, lui  cria  du  même  ton  qu'il  eût  commandé  une  charge  de  ca- 
valerie :  —  Arrive  un  peu,  Simonette,  voilà  un  monsieur  qui  a 
quelque  chose  à  te  dire. 

Elle  s'arrêta  court,  demeura  un  instant  immobile,  la  tête  penchée 
en  avant.  Elle  tâchait  de  reconnaître  l'ennemi.  Puis  elle  prit  son 
courage  à  deux  mains,  redressa  sa  taille  longue  et  mince,  et  mar- 
cha droit  au  danger,  comme  une  personne  qui  a  fait  résolument  le 
sacrifice  de  sa  vie.  Elle  tortillait  dans  ses  doigts  une  malheureuse 
tige  de  chrysanthème  qui  n'en  pouvait  mais. 

—  Mademoiselle  Saint-Maur,  reprit  le  colonel  quand  elle  eut  ap- 
proché, j'ai  l'honneur  de  vous  présenter  M.  Séverin  Maubourg,  le 
meilleur  ami  de  votre  cousin,  qui  l'a  chargé  de  vous  apprendre 
qu'il  ne  sera  jamais  sous-préfet.  Il  lui  est  venu  depuis  avant-hier 
un  goût  prononcé  pour  la  diplomatie,  mais  il  lui  faut  six  mois  pour 
se  préparer  à  cette  belle  carrière,  ce  qui  signifie  qu'il  a  besoin  de 
six  mois  encore  pour  brûler  joyeusement  sa  jeunesse  dans  un  grand 
feu  de  la  Saint-Jean. 

—  Ah  !  monsieur,  je  vous  en  prie  I  interrompit  Séverin ,  touché 
de  l'embarras  croissant  de  M"^  Saint-Maur. 

—  Après  quoi,  poursuivit  le  colonel ,  il  viendra  déposer  à  tes 
pieds  un  cœur  tout  battant  neuf...  et  tu  ne  seras  pas  la  première  à 
qui  on  aura  fait  prendre  du  vieux  pour  du  neuf. 

—  Les  traducteurs  sont  des  traîtres,  interrompit  de  nouveau  Sé- 
verin. Vous  me  permettrez,  mademoiselle,  de  vous  faire  moi-même 
mon  ambassade. 

—  Simone,  as-tu  lu  Rohinson  ?  s'écria  le  colonel  d'une  voix  de 
stentor...  Enfin,  l'as-tu  lu,  ou  ne  l' as-tu  pas  lu?..  Bien,  tu  l'as  lu. 
Il  s'imaginait  que  son  île  était  toute  neuve.  La  première  fois  qu'il 


LE   FIANCÉ    DE   m"^   SAINT-MAUR.  Z|85 

en  fit  le  tour,  il  eut  la  mortification  d'apercevoir  sur  le  sable  l'em- 
preinte en  creux  d'un  pied  d'homme...  Suis-tu  mon  raisonnement? 
Il  t' arrivera  la  même  aventure,  tu  auras  le  chagrin  de  découvrir 
que  ton  île  a  été  habitée  avant  toi  et  même  très  peuplée. 

—  Secouez  vos  oreilles,  mademoiselle,  s'écria  Séverin;  ne  croyez 
pas  le  premier  mot  de  ce  que  vous  dit  monsieur  votre  père. 

—  Vraiment  je  calomnie  ton  cousin,  reprit  l'impitoyable  bourru 
en  tirant  sa  fille  par  sa  manche.  Le  nouveau  délai  qu'il  réclame 
doit  lui  servir  à  s'assurer  définitivement  s'il  pourra  s'accoutumer  à 
ton  visage...  Morbleu!  il  a  le  goût  difficile!  Il  me  semble  que  Si- 
mone n'est  pas  si  déchirée  que  cela...  Relève  un  peu  la  tête,  pe- 
tite... Que  vous  ensemble,  monsieur  Maubourg?  n'a-t-elle  pas  le 
nez  à  peu  près  au  milieu  du  visage? 

—  Il  pleut  des  hallebardes,  mademoiselle,  dit  gaîment  Séverin; 
ouvrons  nos  parapluies. 

—  Une  fois  pour  toutes,  Simone,  dis-nous  franchement  ta  pen- 
sée. N'est-il  pas  vrai  que  tu  as  de  ton  cousin  par-dessus  la  tête?.. 
Tu  l'épousais  pour  me  faire  plaisir,  et  du  moment  que  cela  ne  me 
fait  pas  plaisir...  Vous  l'entendez,  monsieur  Maubourg? 

—  Je  vous  jure,  colonel,  que  M"''  Saint-Maur  n'a  pas  soufïlé  mot. 

—  Et  moi,  je  vous  jure  que  je  la  comprends  à  demi-mot.  Elle 
me  charge  de  vous  dire  que  le  vicomte  d'Arolles  peut  s'en  aller  à 
tous  les  diables,  qu'elle  n'ira  pas  l'y  chercher. 

Simone  avait  écouté  ces  discours  dans  un  parfait  silence,  chan- 
geant souvent  de  couleur,  portant  un  regard  tantôt  sur  son  père, 
tantôt  sur  Séverin ,  tantôt  sur  la  fleur  qu'elle  écrasait  dans  sa 
main.  A  deux  reprises,  elle  essaya  d'ouvrir  la  bouche,  les  paroles 
ne  lui  vinrent  pas;  peut-être  aussi  son  idée  n'était  pas  claire.  Elle 
sentait  qu'elle  ne  réussissait  pas  à  cacher  sa  détresse,  elle  aurait 
voulu  rentrer  sous  terre.  Par  bonheur,  sa  levrette,  qui  survint  en 
temps  opportun,  s'approcha  d'elle,  et,  s' allongeant  à  ses  pieds,  la 
contempla  d'un  œil  attendri,  comme  si  elle  avait  eu  pitié  de  sa  dou- 
loureuse situation.  Simone  se  pencha  sur  cette  secourable  amie 
pour  la  caresser,  lui  tira  deux  ou  trois  fois  les  oreilles,  et  aussitôt, 
la  prenant  par  son  collier,  s'enfuit  avec  elle  dans  le  jardin. 

—  Elle  est  gentille,  pensa  Séverin;  mais  dans  cette  pensionnaire 
à  peine  sortie  de  la  coque  y  a-t-il  l'étoffe  d'une  vicomtesse  d'Arolles? 

—  Eh  bien  !  où  donc  va-t-elle  ?  s'écria  le  colonel  Saint-Maur. 
Elle  nous  plante  là  sans  façons. 

—  Vous  l'avez  mise  en  fuite.  Si  je  dois  vous  dire  mon  senti- 
ment, vous  traitez  les  affaires  de  cœur  avec  une  certaine  brutalité. 

Un  redoublement  aigu  de  son  rhumatisme  fit  pâlir  le  colonel.  — 
Sacrebleu!  monsieur,  si  vous  n'êtes  pas  content,...  vous  avez  su 
trouver  la  porte  pour  entrer,  vous  saurez  bien  la  trouver  pour  sortir. 


llSd  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Assurément,  répondit  Séverin,  qui  se  leva  sans  plus  tarder. 

Il  n'avait  pas  fait  dix  pas  que  le  colonel  le  rejoignit  clopin-clo- 
pant et,  le  saisissant  par  le  bras,  le  força  de  rebrousser  chemin  et 
de  se  rasseoir.  —  Vous  ne  voyez  donc  rien  ?  lui  dit-il.  Vous  ne  vous 
êtes  pas  encore  aperçu  que  je  suis  aujourd'hui  d'une  humeur  mas- 
sacrante? 

—  Je  ne  m'en  aperçois  que  trop,  repartit  Séverin,  et  j'aurais  dû 
deviner  que  vous  souffrez  beaucoup. 

—  Qui  vous  dit  que  je  souffre?  Ce  sont  mes  affaires,  ce  ne  sont 
pas  les  vôtres;  mais  quand  je  suis  de  mauvaise  humeur,  il  me  faut 
absolument  avoir  quelqu'un  à  quereller.  Je  vous  ai,  je  vous  garde. 

Séverin  se  résigna  à  son  sort.  Il  tenait  à  remplir  en  conscience 
jusqu'au  bout  ses  devoirs  d'ambassadeur,  quoiqu'à  vrai  dire  il  n'at- 
tachât plus  qu'un  médiocre  intérêt  au  succès  de  sa  mission.  La 
première  impression  qu'il  avait  eue  de  Simone  n'était  pas  favorable. 
Elle  avait  de  beaux  cheveux;  mais  était-il  prouvé  qu'elle  ne  jouât 
plus  à  la  poupée?  Tout  en  agitant  cette  question,  il  répondit  de 
son  mieux  à  celles  que  lui  adressait  le  colonel,  qui  avait  entrepris 
de  lui  faire  dire  combien  il  y  a  de  kilomètres  de  San-Francisco  à 
la  Nouvelle-Orléans,  de  la  Nouvelle-Orléans  à  New-York  et  de  New- 
York  à  Liverpool.  Très  fort  sur  ces  matières,  il  cherchait  à  le 
prendre  en  faute  et  n'y  réussit  pas.  Cela  lui  donna  tout  à  la  fois 
quelque  dépit  et  une  grande  estime  pour  Séverin.  Il  ne  respectait 
dans  ce  monde  que  les  sciences  exactes  et  les  esprits  exacts,  et  mé- 
prisait profondément  les  hommes  qui  négligent  les  fractions  dans 
leurs  additions.  Il  était  convaincu  que  tous  les  malheurs  de  la 
France  lui  étaient  venus  de  s'être  contentée  d'à-peu-près  et  de 
cotes  mal  taillées.  La  fortune  se  lasse  d'avoir  des  complaisances,  et 
l'arithmétique  n'en  a  point.  Il  n'est  jamais  arrivé  de  retrouver  sur 
une  guêtre  plus  de  boutons  qu'on  n'en  avait  mis. 

Séverin  lui  fit  des  réponses  si  nettes  qu'il  finit  par  s'écrier  :  — 
Comment  vous  y  prenez- vous  pour  être  l'ami  intime  d'un  étour- 
neau  qui  en  est  encore  à  confondre  la  lieue  géographique,  la  lieue 
de  poste  et  la  lieue  marine? 

—  11  est  inexcusable ,  répondit  Séverin  ;  mais  il  a  tant  d'autres 
qualités. 

—  Lesquelles? 

—  Point,  je  conviens  que  c'est  un  monstre;  mais  convenez,  colo- 
nel, que  dans  le  fond  de  l'âme  vous  l'adorez... 

—  Que  la  fièvre  vous  serre!  je  vous  défends  de  me  parler  de  lui. 

—  Colonel,  par  où  s'en  va-t-on?  fit  Séverin  en  se  soulevant  à 
moitié  sur  sa  chaise. 

—  Je  vais  vous  faire  reconduire,  lui  répliqua-t-il,  et  soufflant  dans 
un  cornet  à  bouquin,  il  fit  venir  son  valet  de  chambre  et  lui  dit:  — 


LE    FIANCÉ   DE   m"^    SAINT-MAUR.  487 

Monsieur  est  venu  passer  deux  jours  à  la  Rosière.  Qu'on  aille  cher- 
cher son  bagage  à  l'hôtel. 

—  Permettez,  s'écria  Séverin  épouvanté,  mes  affaires  me  rappel- 
lent aujourd'hui  môme  à  Paris. 

—  Je  les  connais,  vos  affaires;  elles  consistent  à  faire  des  mai- 
sons. Eh  bien!  je  veux  bâtir,  moi  qui  vous  parle,  car  je  n'entends 
pas  loger  mon  gendre,  quel  qu'il  soit,  quand  il  m'honorera  de  ses 
visites,  et  je  veux  me  réserver  la  faculté  de  ne  le  voir  que  les  jours 
où  son  museau  me  plaira.  Nous  reparlerons  de  cela  à  diaer.  Yoilà 
des  cigares,  allez  vous  promener  dans  mon  parc. 

Séverin  avait  beaucoup  de  philosophie  naturelle,  il  était  disposé 
à  prendre  ses  mésaventures  en  gaîté.  Il  alluma  im  cigare  et  entre- 
prit de  faire  le  tour  du  jardin.  Gomme  il  passait  devant  une  char- 
mille, il  y  jeta  les  yeux  et  aperçut  M"^  Saint-Maur  assise  sur  un 
banc,  ses  coudes  posés  sur  ses  genoux,  son  visage  caché  dans  ses 
mains.  Elle  avait  laissé  tomber  à  terre  son  chapeau  de  paille,  et  sa 
levrette  accroupie  en  mordillait  les  rubans,  tout  en  relevant  par  in- 
tervalles son  regard  sur  sa  maîtresse  comme  pour  lui  demander 
compte  de  son  silence  et  de  son  attitude.  Cette  fidèle  gardienne 
avisa  Séverin,  montra  les  dents,  fit  entendre  un  grondement  de  co- 
lère. Simone  redressa  la  tête  et  sa  confusion  fut  extrême;  elle  atta- 
chait sur  le  fâcheux  des  yeux  interdits,  qui  étaient  un  peu  rouges. 
Séverin  pensa  d'abord  à  battre  en  retraite;  mais  il  est  du  devoir 
d'un  diplomate  de  pousser  la  curiosité  jusqu'à  l'indiscrétion.  Il  jeta 
son  cigare,  entra  d'un  pas  délibéré  dans  la  charmille  et  prit  place 
sur  le  banc  à  côté  de  Simone  qui,  s'efforçant  de  sourire,  lui  dit  :  — 
Yoilà  un  joli  bosquet,  n'est-ce  pas,  monsieur? 

—  Il  est  charmant,  mademoiselle;  mais  je  voudrais  bien  savoir 
pourquoi  vous  avez  pleuré. 

La  hardiesse  de  cette  question  la  surprit  et  la  choqua  :  —  Ah! 
monsieur,...  fit-elle  d'un  ton  de  reproche.  Elle  s'interrompit  pour 
regarder  en  face  Séverin,  dont  la  figure  lui  inspira  confiance.  Elle 
reprit  :  —  Eh  bien!  oui,  monsieur,  j'ai;  pleuré  de  honte  et  de  co- 
lère. Tantôt  j'ai  été  si  sotte,  si  gauche. 

—  Eh!  mademoiselle,  c'est  une  cruelle  engeance  que  les  pères 
terribles.  Combien  de  laraies  ils  ont  déjà  fait  couler!.,  mais  je  veux 
être  indiscret  jusqu'au  bout.  Est-ce  bien  de  honte  ou  de  colère  que 
vous  pleuriez?  Ce  monstre  qu'on  vous  a  peint  sous  de  si  fausses  cou- 
leurs ne  pourrait-il  pas  se  faire... 

Elle  s'écria  impétueusement  :  —  Oh  !  monsieur,  je  vous  en  sup- 
plie, ne  le  lui  dites  pas  ! 

Ce  cri  parti  du  cœur  valait  tous  les  aveux  du  monde  et  fit  une 
vive  impression  sur  Séverin.  Il  se  repentit  d'avoir  trop  vite  jugé 
W'  Saint-Maur. 


A 88  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Et  pourquoi  ne  lui  dirais-je  pas,  reprit-il,  que  vous  l'aimez  un 
peu  ou  même  beaucoup? 

—  Parce  qu'il  se  croirait  tenu  de  faire  semblant  de  m'aimer,  ré- 
pondit-elle vivement.  Je  ne  veux  pas  être  aimée  par  charité. 

—  Et  qui  vous  dit  qu'il  ne  vous  aime  pas,  lui  aussi ,  un  peu  ou 
beaucoup? 

—  Ne  cherchez  pas  à  me  tromper.  Je  lui  suis  tellement  indiffé- 
rente qu'il  ne  s'est  pas  même  aperçu  qu'il  me  plaisait. 

—  Vous  en  êtes  sûre?  Cela  ferait  honneur  à  sa  modestie. 

—  Oh!  monsieur,  je  ne  lui  reproche  rien.  II  a  été  charmant  pen- 
dant la  demi-journée  qu'il  a  passée  ici.  Il  m'a  présenté  un  liseron 
couleur  de  ciel  en  me  disant  :  —  Ma  cousine ,  voilà  une  fleur  qui 
est  de  la  couleur  de  vos  yeux...  —  Ai-je  les  yeux  bleus?  ajoutâ- 
t-elle en  avançant  la  tête  vers  Séverin,  qui  constata  que  positive- 
ment ils  étaient  gris,  et  que  M"*  Saint-Maur  aurait  tort  d'en  changer. 

—  Ainsi  vous  ne  me  croiriez  pas  si  je  vous  affirmais  que  Maurice 
vous  adore? 

—  Gomme  on  se  moque  de  nous,  Mirette!  dit-elle  à  sa  chienne... 
Tout  ce  que  je  demande  à  Maurice,  c'est  de  ne  pas  me  juger  sur 
l'échantillon  que  je  lui  ai  donné  de  mon  esprit.  Quelle  pauvre  idée 
il  a  dû  se  faire  de  moi!  La  peur  que  j'avais  de  lui  déplaire  me 
rendait  idiote.  Je  ne  crois  pas  lui  avoir  dit  un  mot  qui  eût  le  sens 
commun. 

—  Eh  bien!  mademoiselle,  reprit  Séverin,  je  ne  crois  pas  que 
Maurice  vous  adore,  il  ne  vous  connaît  pas  encore  assez;  mais  je  ne 
serais  pas  étonné  que  vous  lui  plaisiez  beaucoup. 

Elle  secoua  la  tête  d'un  air  d'incrédulité,  et,  après  une  pause  : 
—  Monsieur,  reprit-elle,  vous  voyez  quelle  confiance  j'ai  en  vous. 
Soyez  très  franc  avec  moi.  Pouvez-vous  me  jurer  que  Maurice  a  le 
cœur  parfaitement  libre,  que  Maurice  n'aime  personne?..  Si  vous 
ne  pouvez  le  jurer,  cela  me  fera  beaucoup  de  chagrin;  mais  mon 
parti  est  pris...  Je  ne  demande  pas  que  l'homme  qui  doit  m'épou- 
ser  m'adore,  mais  je  veux  qu'il  soit  à  moi  et  qu'il  ne  soit  qu'à  moi. 
Je  le  veux. 

Elle  s'arrêta  sur  ce  dernier  mot,  confuse  de  son  audace,  étonnée 
d'en  avoir  tant  dit,  d'être  sortie  à  ce  point  d'elle-même;  puis  elle 
regarda  Séverin  pour  s'assurer  qu'il  ne  riait  pas.  Il  n'avait  garde;  il 
était  charmé  de  l'accent  de  conviction  avec  lequel  elle  avait  pro- 
noncé son:  Je  le  veux.  Il  était  pris,  elle  venait  de  faire  sa  conquête. 

—  Je  vous  jure,  lui  répliqua-t-il  que  Maurice  est  le  cœur  le  plus 
loyal  que  je  connaisse.  S'il  avait  une  affection  qu'il  ne  pût  vous 
avouer,  il  vous  aurait  écrit  depuis  longtemps  pour  vous  rendre 
votre  liberté  et  pour  dégager  sa  parole. 

—  Merci,  dit-elle  avec  effusion;  c'est  bien  ainsi  que  je  le  jugeais. 


LE   FIANCÉ   DE   m"^    SAINT-MAUR.  A89 

—  Oh!  vous  ne  le  connaissez  encore  qu'à  moitié,  reprit-il.  Et 
là-dessus  il  déploya  sa  plus  chaleureuse  éloquence  pour  lui  faire 
l'éloge  du  vicomte  d'Arolles,  énumérant  toutes  ses  qualités,  sans 
rien  dire  de  ses  défauts.  C'était  un  portrait  sans  ombres,  que 
M"*  Saint-Maur  goûta,  tout  en  faisant  ses  réserves.  Les  exagéra- 
tions de  l'amitié  lui  plaisaient,  quoiqu'elle  ne  les  prît  pas  pour  de 
l'argent  comptant,  car  elle  avait  beaucoup  de  bon  sens. 

La  cloche  du  dîner  interrompit  leur  entretien.  Simone  se  leva, 
répara  le  désordre  de  ses  cheveux,  ramassa  son  chapeau  et  s'ache- 
mina rapidement  vers  la  maison.  Séverin  la  regardait  marcher  de- 
vant lui;  il  admirait  la  finesse  de  sa  taille,  la  légèreté  de  son  pas, 
les  balancemens  gracieux  de  cette  jeune  tête,  qui  tour  à  tour  se 
pliait  ou  se  redressait  comme  une  branche  d'où  vient  de  s'envoler 
un  oiseau.  Le  mot  de  Vauvenargues  lui  était  revenu  à  l'esprit,  et  il 
plaignait  les  hommes  qui,  «  nés  sans  goût  pour  les  biens  communs,  » 
passent  à  côté  du  bonheur  sans  daigner  l'apercevoir.  Il  se  disait  à 
lui-même  :  Je  le  forcerai  d'être  heureux. 

Le  dîner  fut  long.  Le  colonel  aimait  à  tenir  table;  il  était  gros 
mangeur  et  buvait  d'autant.  Son  humeur  ne  s'était  point  radoucie. 
Il  trouva  tout  détestable  et  gronda  beaucoup.  Il  avait  tort;  le  repas 
était  excellent  et  très  bien  servi.  L'administration  officielle  du  mé- 
nage était  confiée  à  une  vieille  institutrice  anglaise,  M"*  Trimlet, 
que  le  colonel  avait  prise  en  amitié  parce  qu'elle  avait  la  voix  forte, 
l'air  grenadier,  et  que  sa  lèvre  supérieure  était  ornée  d'une  paire 
de  moustaches  nettement  dessinées  ;  mais  M""  Trimlet  n'ordonnait 
rien,  ne  décidait  rien,  sans  avoir  au  préalable  consulté  Simone,  qui 
lui  répondait  par  un  geste,  par  un  signe  de  tête.  Le  colonel  excepté, 
dont  les  éclats  de  voix  faisaient  trembler  les  vitres,  on  ne  parlait 
guère  à  la  Rosière,  surtout  dans  les  mauvais  jours;  quand  la  tem- 
pête mugit,  tout  le  monde  se  tait.  On  ne  laissait  pas  de  s'entendre 
sans  mot  dire.  Simone  regardait  M"®  Trimlet,  qui  regardait  un  do- 
mestique, et  tout  se  faisait  en  son  lieu  et  en  son  temps.  La  maison 
était  gouvernée  au  doigt  et  à  l'œil. 

Sur  la  fin  du  repas,  le  colonel  s'en'prit  à  tout  le  genre  humain, 
déclama  contre  le  siècle,  insista  sur  la  nécessité  de  renouveler  l'es- 
pèce par  l'extermination  des  sujets  vicieux.  Il  appelait  cela  faire  de 
la  politique,  et  il  s'écriait  :  —  Quand  donc  aurons-nous  un  gouver- 
nement?—  Séverin  savait  déjà,  pour  le  lui  avoir  entendu  dire,  que 
le  premier  devoir  d'un  gouvernement  sérieux  est  de  couper  le  cou, 
non-seulement  à  tous  les  oisifs,  à  tous  les  joueurs,  mais  encore  à 
quiconque  n'a  pas  l'esprit  de  précision,  à  tous  ceux  qui  comptent 
par  lieues,  sans  dire  de  quelles  lieues  ils  entendent  parler.  La  politi- 
que massacrante  du  colonel  opéra  ce  soir-là  tant  de  coupes  sombres, 
pratiqua  tant  d'abatis  de  têtes  en  France  et  ailleurs,  que  les  neuf 


/i90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cent  cinquante  millions  d'êtres  hunaains  qui  habitent  la  terre  s'en 
trouvèrent  sensiblement  diminués.  Sa  rage  d'exécutions  sommaires 
ne  connaissant  plus  de  bornes,  il  finit  par  expédier  d'un  seul  coup 
tous  les  mortels  qui  ont  l'impertinence  d'avoir  deux  jambes  et  de 
n'avoir  point  de  rhumatismes. 

Simone  avait  regardé  plus  d'une  fois  Séverin  du  coin  de  l'œil;  elle 
craignait  qu'il  ne  trouvât  son  père  odieux  ou  grotesque.  Quand  il 
lui  offrit  son  bras  pour  la  reconduire  au  salon,  elle  lui  dit  :  — Vous 
verrez  que  demain  il  sera  charmant  et  ne  tuera  personne.  —  Une 
demi-heure  plus  tard,  le  colonel  s'était  assoupi  dans  un  fauteuil,  et 
Simone  était  sortie  du  salon  pour  présider  au  petit  coucher  de 
M"^  Sophie,  sa  jeune  sœur,  dont  l'humeur  volontaire  donnait  sou- 
vent de  la  tablature  à  M.'^^  Trimlet.  Pour  désennuyer  sa  solitude, 
Séverin  parcourut  deux  ou  trois  keepsakes  ;  puis,  avisant  dans  un 
coin  un  grand  portefeuille,  il  l'ouvrit  sans  scrupule.  Ce  portefeuille 
renfermait  les  dessins  de  M'^*  Saint-Maur,  qui  avait  le  crayon  net  et 
facile.  Entre  deux  figures  dessinées  d'après  la  bosse,  se  trouvait  un 
méchant  papier  bleu  tout  froissé.  Sur  ce  papier  elle  avait  fait  de 
souvenir  le  portrait  du  vicomte  d'AroUes;  il  était  d'une  ressem- 
blance frappante,  mais  plein  de  retouches  et  de  repentirs.  C'était  le 
fruit  d'un  patient  labeur;  elle  avait  dû  se  reprendre  plus  d'une  fois 
avant  de  réussir  à  se  contenter.  Au-dessous  elle  avait  écrit  en  menus 
caractères  ces  quatre  vers  de  Bajazet  : 

Peut-être  je  saurai,  dans  ce  désordre  extrême, 
Par  un  beau  désespoir  me  secourir  moi-même, 
Attendre,  en  combattant,  l'effet  de  votre  foi. 
Et  vous  donner  le  temps  de  venir  jusqu'à  moi. 

Séverin  remit  le  portefeuille  dans  son  coin,  et  comme  le  colonel 
ne  se  réveillait  pas  et  qu'au  surplus  son  réveil  n'eût  pas  été  gra- 
cieux, il  quitta  le  salon,  se  fit  indiquer  sa  chambre  et  se  mit  au  lit, 
non  sans  méditer  profondément  sur  l'application  un  peu  risquée 
que  les  jeunes  filles  font  des  vers  de  Racine  et  sur  les  surprises  que 
réservent  les  eaux  dormantes  à  qui  se  donne  la  peine  de  les  sonder. 

Simone  avait  dit  juste,  le  colonel  Saint-Maur  passa  une  bonne 
nuit,  et  il  se  leva  dispos,  heureux  de  ne  pas  sentir  sa  jambe,  ré- 
concilié avec  son  sort.  Sa  première  pensée  fut  qu'il  logeait  sous  son 
toit  un  jeune  homme  qui  avait  des  idées  exactes,  qu'il  l'avait  fort 
rabroué  la  veille  et  qu'il  lui  devait  une  réparation.  11  alla  frapper 
de  bonne  heure  à  la  porte  de  Séverin,  et,  s'appuyant  sur  son  bras, 
il  l'emmena  faire  le  tour  de  la  Rosière  pour  y  chercher  avec  lui  un 
emplacement  convenable  au  chalet  qu'il  se  proposait  de  bâtir.  Che- 
min faisant,  il  déploya  tout  ce  que  la  nature  lui  avait  donné  de 
grâces  pour  faire  oublier  à  son  hôte  ses  incartades  de  la  veille,  IL 


LE   FIANCÉ    DE    il"''   SAINT-MAUR.  Zi91 

avait  reconnu  dans  l'ami  de  son  neveu  non-seulement  un  homme 
de  mérite,  mais  un  homme  de  caractère,  et,  dût-on  l'avoir  désa- 
gréable, en  avoir  un  était  selon  lui  une  obligation  d'honneur.  Sé- 
verin  lui  conseilla  de  faire  sa  bâtisse  dans  une  pelouse,  au  bord  de 
l'eau,  en  face  d'une  île  ornée  d'un  moulin,  qui  formait  un  agréable 
coup  d'œil.  On  prit  des  mesures,  on  fixa  à  peu  près  le  devis  :  il  fut 
convenu  que  l'architecte  enverrait  de  Paris  ses  plans;  il  fut  convenu 
aussi  qu'au  préalable  M"^  Saint-Maur  serait  consultée. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  Séverin  retourna  dans  la  pe- 
louse, accompagné  de  Simone,  de  sa  jeune  sœur  et  des  remar- 
quables moustaches  de  M"'=  Trimlet.  11  faisait  un  joli  temps  gris 
d'automne,  qu'égayaient  les  feuilles  jaunissantes  des  peupliers  de 
la  petite  île.  Par  intervalles  une  éclaircie  s'ouvrait  dans  la  brume, 
le  ciel  avait  des  sourires  pâles ,  puis  la  trouée  se  refermait,  et  le 
panache  doré  des  peupliers  tenait  lieu  de  soleil.  Accroupi  sur  une 
pierre,  Séverin,  une  feuille  de  carton  sur  ses  genoux,  y  traçait  ra- 
pidement l'esquisse  d'un  chalet.  A  quelques  pas  de  là,  Simone,  as- 
sise sur  un  banc,  semblait  prêter  toute  son  attention  à  la  leçon 
d'anglais  que  M"^  Trimlet  donnait  à  la  jeune  Sophie,  ce  qui  n'em- 
pêchait pas  M"^  Saint-Maur  de  raisonner  en  français  avec  elle- 
même.  Elle  examinait  Séverin  à  la  dérobée  et  se  disait  :  —  Qu'a 
donc  de  si  particulier  ce  jeune  homme?  Hier  matin  je  ne  le  connais- 
sais pas,  et  quelques  heures  plus  tard,  dans  une  charmille,  je  lui 
ai  parlé  de  certaines  choses  dont  je  n'avais  soufflé  mot  à  aucune 
des  personnes  de  mon  entourage.  —  C'était  une  bizarre  aventure; 
depuis  peu  elle  avait  un  confident  à  qui  elle  trouvait  tout  naturel 
de  révéler  ses  pensées  les  plus  intimes,  sans  qu'il  lui  en  coûtât 
rien,  comme  si  cela  coulait  de  source.  Sa  mère  était  morte  très 
jeune,  son  père  était  bourru,  sa  sœur  était  une  enfant,  W^"  Trim- 
let était  une  personne  anguleuse  et  rectiligne  qui  n'aimait  pas 
qu'on  cherchât  midi  à  quatorze  heures.  M"*  Saint-Maur  avait  rêvé 
souvent  de  posséder  une  amie  à  qui  elle  pourrait  tout  dire.  Le  ciel 
venait  d'exaucer  son  désir,  à  cela  près  que  l'amie  qui  lui  était 
échue  en  partage  laissait  pousser  toute  sa  barbe.  Simone  ne  savait 
qu'y  faire;  la  confiance  ne  se  commande  ni  ne  se  refuse.  Plus 
elle  regardait  Séverin,  plus  elle  se  persuadait  qu'il  était  un  homme 
absolument  sûr  et  parfaitement  droit,  un  de  ces  hommes  qui  sa- 
vent ce  qu'ils  veulent,  qui  seront  demain  ce  qu'ils  étaient  hier, 
qu'on  est  certain  de  retrouver  à  la  place  où  on  les  a  laissés,  et  qui 
respectent  les  autres  comme  ils  se  respectent  eux-mêmes. 

M"''  Saint-Maur  ne  se  doutait  pas  que,  tout  en  dessinant,  Séverin 
faisait,  lui  aussi,  ses  réflexions  ou,  pour  mieux  dire,  qu'il  se  livrait 
à  des  rêveries  assez  singulières.  11  pensait  aux  quatre  murs  qu'il 
avait  projeté  de  se  bâtir  un  jour  au  bord  de  la  Seine,  dans  un  en- 


A 92  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

droit  assez  pareil  à  celui  où  il  se  trouvait;  mais  il  ne  comptait  pas 
être  seul  à  les  habiter,  —  c'est  une  triste  chose  qu'une  maison  sans 
femme.  La  maison,  il  la  connaissait,  il  en  avait  fait  le  plan;  la 
femme,  comment  serait-elle  faite?  Il  la  chercha  dans  les  profon- 
deurs de  son  imagination,  il  finit  par  l'y  découvrir,  et  il  s'avisa 
qu'elle  avait  des  yeux  gris.  —  Fort  bien,  pensa- t-il,  mais  ce  sera 
une  Simone  perfectionnée;  du  moment  qu'il  n'en  coûte  rien,  don- 
nons-lui une  figure  qu'il  n'y  aura  pas  besoin  de  regarder  deux  fois 
pour  la  trouver  charmante.  —  M"'=  Saint-Maur  avait  baissé  la  tête 
pour  suivre  de  l'œil  un  scarabée  que  sa  sœur  venait  de  signaler  à 
son  admiration.  Séverin  eut  l'air  de  regarder  le  scarabée,  mais  c'é- 
tait le  visage  de  M"^  Saint-Maur  qu'il  observait.  Il  était  occupé  à  le 
retoucher,  il  lui  donnait  un  nez  plus  classique,  une  bouche  un  peu 
plus  grande,  des  lèvres  moins  épaisses,  des  yeux  mieux  encadrés, 
un  front  plus  ample,  plus  dégagé.  Il  ne  changeait  rien  à  la  char- 
mante couleur  de  ses  cheveux;  mais  il  ne  leur  permettait  pas  de 
descendre  jusqu'aux  sourcils.  Il  ne  tarda  pas  à  reconnaître  qu'il 
venait  de  faire  de  mauvaise  besogne,  qu'en  voulant  corriger  ce  vi- 
sage il  l'avait  gâté,  que  la  nature  a  de  mystérieuses  harmonies,  et 
qu'on  ne  peut  changer  les  détails  sans  compromettre  l'ensemble  et 
sans  faire  évanouir  le  charme.  —  Soit,  pensa-t-il,  contentons-nous 
d'une  seconde  Simone. 

La  leçon  d'anglais  étant  terminée,  Sophie  témoigna  à  sa  gouver- 
nante un  vif  désir  d'admirer  de  plus  près  les  exploits  d'un  pêcheur 
à  la  ligne  qui  venait  de  s'établir  sur  la  berge.  M"*  Trimlet  la  con- 
duisit au  bord  du  fleuve,  et  Simone  resta  seule  avec  Séverin. 

—  Les  momens  sont  précieux,  mademoiselle,  lui  dit-il  en  sou- 
riant. Ne  parlerons-nous  pas  un  peu  de  lui? 

Elle  vint  s'asseoir  dans  l'herbe  à  deux  pas  du  dessinateur  : 
—  Parler  de  lui  !  dit-elle.  Est-ce  bien  prudent? 

—  Que  craignez-vous?  il  n'y  a  ici  personne  pour  vous  entendre. 

—  Personne,  excepté  vous. 

—  Oh!  moi,  je  ne  compte  pas.  Je  représente  ici  ce  personnage 
absolument  nul  et  insignifiant  qu'on  appelle  un  confident  de  tragé- 
die, et  auquel  on  dit  tout. 

—  Quelquefois  plus  qu'on  ne  voudrait. 

—  Regretteriez-vous  déjà  les  aveux  que  vous  m'avez  faits  hier 
après-midi?  Il  n'y  a  pas  moyen  de  vous  en  dédire.  Vous  m'avez 
confessé  que  vous  l'aimez  un  peu  et  même  beaucoup.  Est-ce  vrai? 

—  C'est  vrai;  mais  j'aurais  dû  ajouter  qu'il  me  fait  peur. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Il  me  semble,  répondit-elle  en  cherchant  ses  mots,  que  j'au- 
rai beaucoup  de  peine  à  le  bien  connaître,  qu'il  y  aura  toujours 
en  lui  quelque  chose  qui  m'échappera. 


LE   FIANCÉ    DE   M^'*    SAINT-MAUR.  493 

—  Le  prenez-vous  pour  une  boîte  à  double  fond  et  à  surprise?  II 
n'a  rien  à  cacher. 

—  Il  y  a  des  gens,  poursuivit-elle,  qui  se  croient  tenus  de  cacher 
précisément  ce  qu'ils  ont  de  meilleur.  Enfin,  supposons  qu'un 
jour... 

Elle  demeura  court,  et  ce  fut  Séverin  qui  se  chargea  d'achever 
sa  phrase  :  —  Supposons,  lui  dit-il,  qu'un  jour  le  vicomte  d'ArolIes 
aime  passionnément  M"®  Saint-Maur.  Je  tiens  la  chose  pour  faite... 
Continuez. 

—  Il  pourrait  se  faire,  reprit-elle,  qu'il  ne  lui  dit  que  la  moitié 
de  ses  pensées;  elle  en  serait  réduite  à  deviner  le  reste...  Vous 
m'avez  raconté  qu'il  vous  avait  sauvé  deux  fois  la  vie.  Je  serais 
charmée  d'épouser  un  homme  capable  de  se  jeter  à  l'eau  pour 
m'en  retirer;  mais  je  serais  plus  heureuse  et  plus  fière  s'il  pouvait 
me  promettre  en  conscience  qu'il  n'aura  jamais  de  secrets  pour  moi. 

—  Fort  bien.  Savez-vous  ce  qu'il  faut  faire? 

—  Quoi  donc  ? 

—  Il  faut  aimer  beaucoup  le  vicomte  d'AroUes  et  renoncer  à  voir 
en  lui  un  être  mystérieux  et  redoutable.  Je  désire  qu'il  vous  recon- 
naisse pour  une  personne  très  brave,  très  courageuse,  qui  se  croit 
de  force  à  lui  tenir  tête,  qui  se  sent  capable  et  digne  d'exercer  de 
l'empire  sur  lui.  C'est  à  cette  condition  qu'il  vous  aimera  tout  de 
bon,  et  si  l'un  de  vous  doit  avoir  peur  de  l'autre,  je  veux  que  ce 
soit  lui. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  s'écria-t-elle,  comment  m'y  prendrai-je  pour 
devenir  terrible?  Je  ne  le  suis  guère. 

—  En  vérité ,  est-il  besoin  qu'une  femme  ait  l'air  terrible  pour 
que  l'homme  qui  l'aime  craigne  de  lui  mentir?  Une  seule  chose  lui 
est  nécessaire,  c'est  de  bien  sentir  ce  qu'elle  vaut,  et  de  savoir  que 
lorsqu'elle  donne  son  cœur  elle  fait  un  présent  de  grand  prix ,  et 
m'est  avis  que  le  cœur  de  M"®  Saint-Maur  vaut  un  million. 

Elle  le  remercia  par  un  sourire  qui  exprimait  à  la  fois  beaucoup 
de  reconnaissance  et  un  peu  d'étonnement.  —  Vous  me  donnez  des 
conseils  difficiles  à  suivre,  lui  dit-elle.  Je  ferai  de  mon  mieux;  mais 
j'ai  un  service  à  vous  demander. 

—  Demandez-moi  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

—  Il  n'est  pas  juste  que  vous  fassiez  tout  pour  l'un  et  rien  pour 
l'autre.  Ne  réussissant  pas  à  découvrir  par  lui-même  ce  que  je  puis 
valoir,  Maurice  a  résolu  de  s'en  remettre  à  votre  jugement. 

—  Qu'allez-vous  donc  vous  imaginer  ?  s'écria  Séverin,  qui  laissa 
échapper  son  crayon. 

—  Convenez  qu'il  vous  a  envoyé  ici  pour  m'examiner  un  peu, 
pour  étudier  mes  qualités  et  mes  défauts  et  pour  lui  rendre  compte 
de  moi...  Je  ne  le  crois  pas,  j'en  suis  sûre. 


A9/l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  le  regardait  en  parlant  ainsi.  Il  n'essaya  pas  de  nier;  il  ne 
pouvait  plus  douter  que  M"«  Saint- Maur  n'eût  beaucoup  de  bon 
sens  et  des  yeux  qui  voyaient  clair. 

—  Vous  êtes  l'ami  de  Maurice,  reprit -elle;  je  voudrais  que  vous 
fussiez  un  peu  le  mien. 

—  Très-volontiers.  Et  quel  est  le  service  que  je  dois  vous  rendre? 

—  Vous  m'avez  assuré  hier  que  Maurice  n'aime  personne  plus 
que  moi.  Si  cela  venait  à  changer... 

—  Misère  !  voilà  vos  inquiétudes  qui  vous  reprennent. 

—  N'a-t-on  pas  quelquefois  raison  d'avoir  peur?  demanda-t-elle. 

—  A  quoi  bon?  On  a  toujours  le  temps  d'avoir  peur...  Enfin,  si 
Maurice  venait  à  aimer  quelqu'un  plus  que  vous,  que  devrais-je 
faire  ? 

—  Vous  m'avertirez  loyalement.  Me  le  promettez-vous? 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Foi  d'ami?  dit-elle  en  lui  tendant  la  main. 

—  Foi  d'ami,  répondit-il  en  pressant  cette  petite  main  souple  et 
chaude. 

En  ce  moment,  il  se  fit  au  ciel  une  éclaircie,  la  brume  s'entr' ou- 
vrit et  un  frisson  de  lumière  pâle  courut  sur  les  eaux  verdâtres  de 
la  Seine.  Séverin  eut  une  hallucination  qui  dura  quelques  secondes. 
Tout  à  coup  il  vit  reparaître  au  bout  de  la  pelouse  les  moustaches 
de  M}^^  Trimlet,  et  au  même  instant  il  sentit  une  main  s'échapper 
de  la  sienne,  qui  resta  vide.  Il  reconnut  son  erreur  :  il  n'y  avait 
qu'une  Simone,  et  elle  n'était  pas  à  lui. 

On  dîna  ce  jour-là  beaucoup  plus  gaîment  que  la  veille.  Le  co- 
lonel ne  massacra  personne,  et  quand  il  eut  vidé  sa  bouteille  de 
Porto,  il  était  presque  disposé  à  convenir  que  la  France,  vaille  que 
vaille,  jouissait  d'une  espèce  de  gouvernement.  Ce  n'était  pas  la 
pie  au  nid,  mais  il  faut  s'accommoder  de  ce  qu'on  a. 

En  sortant  de  table,  il  proposa  à  Séverin  une  partie  d'échecs. 
Comme  il  était  de  première  force,  il  le  battit  à  plate  couture,  et  il 
en  conclut  que  décidément  M.  Séverin  Maubourg  était  un  charmant 
garçon.  Il  célébrait  un  peu  bruyamment  son  triomphe  quand  Simone 
quitta  le  salon. 

—  Qu'a  donc  aujourd'hui  M"^  Saint -Maur?  s'écria-t-il.  Je  lui 
trouve  l'air  excité  comme  par  un  coup  de  Champagne.  Vous  en- 
tendez-vous, monsieur,  à  faire  mousser  l'eau  de  savon?  Peut-on 
vous  demander  quelles  sornettes  vous  avez  débitées  à  ma  fille? 

—  Vous  m'aviez  prié  de  la  faire  causer,  colonel.  Elle  a  bien  voulu 
m'honorer  de  ses  confidences. 

—  Les  confidences  de  Simonette  !  Je  serais  curieux  de  savoir  à 
quoi  cela  rime. 

—  Elle  m'a  confessé  qu'elle  aimait  beaucoup  son  cousin. 


LE   FIANCÉ   DE   m"*    SAINT-MAUR.  495 

—  Que  me  chantez- vous  là?  Elle  est  bonne  fille,  elle  vous  a  ré- 
pété par  pure  bonté  d'âme  l'air  qu'il  vous  a  plu  de  lui  seriner. 

—  Je  vous  assure,  colonel... 

—  Ma  parole,  vous  êtes  étonnant.  En  vingt-quatre  heures,  vous 
aurez  appris  à  connaître  ma  fille  mieux  que  moi...  Je  vous  prie  de 
croire  que  je  la  connais  comme  si  je  l'avais  faite. 

—  Vous  êtes  très  fort  aux  échecs  ;  peut-être  l'êtes-vous  moins 
dans  l'art  de  dévider  un  écheveau. 

—  Il  n'y  a  pas  d'écheveau  qui  tienne.  Si  j'ordonne  à  Simone  d'ai- 
mer son  cousin,  elle  l'aimera;  mais  si  je  lui  disais  d'aimer  Paul  ou 
Jacques,  elle  aimerait  Paul  ou  Jacques,  l'un  après  l'autre  ou  même 
tous  les  deux  à  la  fois...  Je  voudrais  voir  qu'il  en  fût  autrement. 

—  Voulez-vous  des  preuves,  colonel?  et  me  promettez-vous  le 
secret? 

A  ces  mots,  Séverin  alla  prendre  dans  le  coin  où  il  l'avait  laissé 
le  portefeuille  qu'il  avait  examiné  la  veille,  et  il  en  tira  le  croquis 
au  bas  duquel  M'^^  Saint-Maur  avait  crayonné  quatre  vers. 

Le  colonel  écarquilla  les  yeux.  Il  contemplait  ce  croquis  comme 
un  taureau  contemple  une  écharpe  rouge  ;  il  lut  ensuite  les  quatre 
vers  de  l'air  d'un  homme  qui  déchiffre  un  rébus. 

—  Mille  tonnerres!  que  signifie  ce  galimatias?  s'écria-t-il. 

—  Gela  veut  dire  que,  si  vous  vouliez  contraindre  M"^  Saint- 
Maur  à  ne  pas  épouser  le  vicomte  d'Arolles,  elle  vous  répondrait  de 
sa  voix  la  plus  tendre  : 

Peut-être  je  saurai,  dans  ce  désordre  extrême, 
Par  UQ  beau  désespoir  me  secourir  moi-même. 

—  J'ai  des  yeux,  interrompit  le  colonel.  Ce  n'est  pas  la  peine  que 
vous  me  récitiez  ces  fadaises...  Elle  s'est  donc  mise  à  lire  des  poé- 
tereaux  qui  lui  brouillent  la  cervelle? 

—  Dans  ce  cas-ci,  le  poétereau  est  Racine. 

—  Racine  ou  un  autre,  les  poètes  ont-ils  jamais  eu  le  sens  com- 
mun? 

—  Mon  cher  colonel,  lui  répliqua  Séverin,  nous  professons,  vous 
et  moi,  le  culte  des  idées  exactes;  mais  que  voulez- vous?  Ce  sont 
les  idées  vagues  qui  gouvernent  le  monde  et  la  tête  des  jeunes 
filles,  et  les  idées  vagues,  on  ne  les  tue  pas  à  coups  de  canon.  Il 
faut  leur  laisser  le  temps  de  se  débrouiller  elles-mêmes. 

Il  remit  le  croquis  dans  le  portefeuille  et  le  portefeuille  à  sa 
place.  Le  colonel  employa  dix  minutes  au  moins  à  revenir  de  son 
ébahissement.  Simone  n'était  plus  Simone,  Simone  était  un  abîme, 
et  l'abîme  appelle  l'abîme. 

—  Vous  voilà  bien  malheureux,  lui  dit  Séverin.  M"*  Saint-Maur 


Il9&  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

se  permet  d'avoir  du  goût  pour  l'homme  qu'elle  doit  épouser.  Vous 
auriez  donc  voulu  qu'elle  le  détestât. 

—  J'aurais  voulu ,  monsieur,  qu'elle  ne  l'aimât  qn'après  m'en 
avoir  demandé  la  permission.  C'est  ainsi  qu'en  usent  toutes  les  de- 
moiselles bien  élevées...  Eh  !  que  diable,  plus  j'y  pense,  plus  je 
doute  qu'il  soit  son  fait,  et  j'entends  qu'elle  soit  heureuse, 

—  A  sa  façon  ou  à  la  vôtre  ? 

—  A  la  mienne. 

—  Elle  le  sera,  colonel,  je  vous  en  donne  ma  parole  d'hon- 
neur. 

—  La  belle  garantie,  ma  foi  ! 

—  Elle  en  vaut  une  autre.  Résignez-vous  à  votre  sort;  que  me 
chargez- vous  de  dire  à  Maurice? 

Le  colonel  frappa  un  grand  coup  de  poing  sur  l'échiquier,  et  s'é- 
cria :  —  Vous  lui  direz  que  j'ai  l'insigne  bonté  de  l'attendre  pen- 
dant six  mois  encore,  mais  que,  passé  ce  terme,  cinquante  mille 
petites  filles  auraient  beau  me  supplier  à  genoux,  j'ordonnerai,  mor- 
bleu! et  on  m'obéira,  sacrebleu!  Et  puisque  ce  beau  garçon  est  si 
redoutable,  puisque  son  sourire  et  ses  grâces  enchanteresses  font 
de  tels  ravages  dans  les  cœurs,  je  le  consigne  à  ma  porte  jusqu'au 
jour  où  il  viendra  me  demander  en  forme  la  main  de  Simone.  Vous 
m'entendez,  monsieur  Maubourg,  quand  le  plus  cher  de  vos  amis 
remettra  les  pieds  à  la  Rosière,  il  sera  lié  d'honneur  envers  moi. 

—  Parfaitement,  colonel.  Le  jour  où  Maurice  rentrera  dans  ce 
salon,  il  n'y  verra  ni  votre  notaire,  ni  le  maire  de  votre  commune, 
ni  le  curé  de  votre  paroisse,  et  cependant  ils  y  seront,  et  il  sera 
tenu  de  le  savoir. 

—  Vous  oubliez  le  gendarme,  s'écria  le  colonel  en  retroussant 
ses  manches  et  découvrant  ses  puissans  avant-bras,  qui  avaient  la 
majesté  d'une  institution.  Et  ceci  encore,  ajouta-t-il.  Vous  déclare- 
rez à  mon  neveu  que  je  lui  interdis  de  m'envoyer  à  l'avenir  des 
ambassadeurs.  Ils  me  plaisent  beaucoup  en  dehors  de  l'exercice  de 
leurs  fonctions,  mais  en  affaires  ils  ne  valent  pas  le  diable. 

—  Un  bon  ambassadeur  est  celui  qui  réussit,  lui  répondit  Séverin 
en  lui  tendant  la  main. 

Quoiqu'il  fût  résolu  à  repartir  le  jour  suivant  par  le  premier  train, 
le  colonel  réussit  à  le  lui  faire  manquer,  et  l'obligea  de  passer  en- 
core la  matinée  à  la  Rosière.  Ce  père  terrible  s'arrangea  du  reste 
pour  que  Simone ,  à  qui  il  gardait  rancune ,  n'eût  plus  une  minute 
de  tête-à-tête  avec  son  confident.  Cependant,  quand  Séverin  lui  fit 
ses  adieux,  elle  trouva  moyen  de  lui  glisser  à  l'oreille  ces  mots  : 
—  Souvenez-vous  des  promesses  que  vous  m'avez  faites. 


LE   FIANCE    DE    m"^    SAINT-MAUR.  /l97 


V. 


Des  deux  promesses  que  Séverin  Maubourg  avait  faites  à 
M"^  Saint-Maur,  il  n'en  prenait  qu'une  au  sérieux,  et  il  était  décidé 
à  ne  pas  tenir  l'autre.  Il  s'était  dit  que,  si  le  vicomte  d'Arolles  se 
savait  aimé ,  il  lui  viendrait  des  délicatesses  de  conscience  ;  c'est 
par  là  qu'il  se  proposait  de  le  tenir. 

Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  il  fut  le  trouver  chez  lui,  dans 
un  charmant  entresol  du  faubourg  Saint-Honoré  qu'il  habitait  de 
temps  immémorial.  Séverin  eut  la  surprise  de  traverser  une  anti- 
chambre pleine  de  paquets,  un  salon  à  moitié  démeublé,  et  d'aper- 
cevoir dans  le  cabinet  de  travail  le  désordre  d'un  déménagement 
commencé. 

—  Eh  bien  !  que  se  passe-t-il  donc?  lui  demanda-t-il.  Tu  quittes 
ton  nid? 

—  C'est  ta  faute,  lui  répondit  Maurice.  Tu  me  renvoies  sur  les 
bancs,  il  est  naturel  que  je  me  loge  dans  le  voisinage  de  l'école.  J'ai 
trouvé  rue  Médicis  quelque  chose  qui  me  convient. 

—  Que  dira  ton  frère?  Tu  étais  à  deux  pas  de  son  hôtel,  là-bas 
tu  en  seras  à  une  lieue. 

—  Tant  mieux.  Quand  il  viendra  me  voir ,  cela  prouvera  qu'il 
m'aime  assez  pour  me  sacrifier  une  heure  d'un  temps  qui  est  si 
précieux  à  la  France.  Je  me  ménage  d'exquises  jouissances  d'a- 
mour-propre. 

A  ces  mots,  il  s'approcha  de  Séverin,  lui  tâta  le  dos  et  la  poitrine, 
comme  pour  s'assurer  qu'il  ne  lui  était  arrivé  aucun  fâcheux  acci- 
dent. —  Le  coffre  est  intact!  s'écria-t-il.  Voilà  qui  met  ma  con- 
science en  repos...  Dieu  soit  loué  au  plus  haut  des  cieux!  il  paraît 
qu'on  revient  quelquefois  vivant  de  la  Rosière,  et  que  le  vieux  san- 
glier ne  t'a  pas  décousu. 

—  Le  vieux  sanglier,  repartit  Séverin,  est  un  brave  homme  assez 
finaud  qu'il  y  a  moyen  d'apprivoiser;  quand  il  se  fâche,  c'est  une 
manière  de  vous  faire  parler. 

—  Et  sa  fille,  y  a-t-il  moyen  de  savoir  quelle  est  la  couleur  de 
ses  yeux. 

—  Ils  sont  gris,  mon  cher,  et  aussi  charmans  que  gris. 

—  Pourquoi  donc  les  cache-t-elle?  Et  ses  cheveux?  lui  tombent- 
ils  toujours  sur  les  sourcils?  Ils  finiront  par  les  manger.  L'as-tu 
engagée  à  changer  de  coiffure  ? 

—  Je  n'aurais  eu  garde,  elle  est  très  bien  comme  elle  est,  et  je 
te  défie  de  rien  changer  à  sa  personne  sans  tout  gâter. 

—  Là,  Séverin,  en  tiendrais-tu? 

XOMB  xiii.  —  1876.  32 


ll9S  REVLE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  cher  ami,  les  petites  filles  ne  sont  pas  toujours  ce  qu'un 
vain  peuple  pense,  et,  quand  on  les  regarde  de  près,  on  fait  des 
découvertes  fort  étonnantes. 

Le  vicomte  l'écoutait  d'un  air  un  peu  narquois.  —  Quel  en- 
thousiasme! s'écria-t-il.  Je  commence  à  croire  que  j'ai  gardé  les 
manteaux.  Est-ce  toi  qui  épouses? 

—  Il  y  aurait  à  cela  beaucoup  de  difficultés,  répondit  Séverin. 

—  Lesquelles? 

—  Pour  abréger,  le  cœur  de  M"®  Saint-Maur  n'est  plus  libre. 

—  Bah!  Et  quel  est  l'heureux  mortel... 

—  Un  garçon  de  très  bonne  mine,  qui  demain  sentira  le  prix  de 
son  bonheur. 

—  Sais-tu,  Séverin,  que  si  j'étais  fat...  En  conscience,  est-il  pos- 
sible que  ma  cousine  ait  du  goût  pour  moi? 

—  Ta  cousine  n'ignore  point  ce  qu'elle  vaut,  et  si  l'homme  à  qui 
elle  a  donné  son  cœur  dédaignait  celte  offrande,  elle  cesserait  bien- 
tôt de  l'aimer.  Je  dois  te  prévenir  aussi  qu'elle  est  jalouse  et  résolue 
à  ne  partager  tes  affections  avec  personne.  Je  lui  ai  certifié  que  je  ne 
te  connaissais  aucune  liaison  sérieuse  ;  mais  si  je  venais  à  décou- 
vrir que  je  me  suis  trop  avancé,  elle  a  ma  parole,  je  me  croirais 
obligé  de  la  détromper. 

—  Merci  de  l'avertissement,  répondit  le  vicomte.  Malheureux,  es- 
tu  bien  sûr  qu'il  n'y  ait  pas  une  femme  ici?  —  Et  il  lui  fit  signe  de 
chercher  sous  son  canapé  et  dans  ses  armoires. 

—  Oh  !  mon  cher,  reprit  Séverin,  les  femmes  que  je  crains  pour 
toi  ne  sont  pas  celles  qu'on  cache  dans  une  armoire. 

—  Que  veux-tu  dire?  répliqua-t-il  vivement.  Quelle  est  la  femme 
que  tu  redoutes  pour  moi? 

—  Aucune.  Seulement  permets-moi  de  te  représenter  que  je  suis 
médiocrement  édifié  de  ton  langage  et  de  tes  réponses. 

—  Tu  trouves  que  j'ai  mauvais  ton? 

—  Tu  n'as  pas  celui  du  sujet.  En  me  rendant  sur  tes  instances  à 
la  Rosière,  j'ai  cru  que  j'y  allais  traiter  d'une  affaire  grave,  et  je 
dois  te  confesser  que  je  l'ai  traitée  gravement.  Si  tu  me  désavoues, 
si  tu  te  moques  de  moi,  me  voilà  fort  compromis. 

—  Ne  te  fâche  pas,  s'écria  Maurice.  Tu  as  caution  bourgeoise,  je 
tiens  pour  bon  tout  ce  que  tu  as  pu  dire  et  faire,  et  je  te  jure  que 
ma  première  occupation,  quand  j'aurai  pris  ma  licence,  sera  de  me 
marier,  et  que  parmi  toutes  les  jeunes  filles  que  je  ne  connais  pas, 
je  donne  résolument  la  préférence  à  celle  qui  t'a  plu. 

—  Et  qui  un  jour  te  plaira  beaucoup,  ajouta  Séverin. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  répondit-il,  tout  est  possible;  allons 
déjeuner. 

A  quelques  jours  de  là,  le  vicomte  d'Arolles  était  installé  rue  Mé- 


LE   FIANCE   DE   m""   SAINT-MAUR.  Ô99 

dicis.  Heut  quelque  peine  à  s'accoutumer  à  son  nouveau  quartier 
et  à  son  aventure;  mais  il  ne  composa  point  de  Tristes  comme  Ovide 
exilé  chez  les  Scythes.  Son  logement  était  fort  agréable;  il  était  ac- 
compagné d'un  balcon  qui  donnait  sur  le  jardin  du  Luxembourg.  Le 
vicomte  s'était  mis  au  travail;  il  avait  pris  pour  sujet  de  sa  thèse 
une  doctrine  controversée  de  droit  international,  et,  grâce  à  sa  pro- 
digieuse facilité,  il  eut  bientôt  fait  de  débrouiller  la  matière.  A  vrai 
dire,  il  se  demandait  quelquefois  en  vertu  de  quelle  loi  providen- 
tielle et  de  quel  mystère  de  prédestination  le  vicomte  d'Arolles  se 
trouvait  condamné  à  devenir  licencié  en  droit;  mais  il  se  rappelait 
aussitôt  que  c'était  lui  qui  l'avait  voulu,  qu'il  avait  eu  son  idée,  et 
il  persistait  à  la  trouver  bonne.  11  sortait  peu,  il  n'allait  guère  à  son 
cercle  et  jamais  au  théâtre.  Il  ne  poussait  jusqu'au  boulevard  que 
pour  y  dîner.  Deux  fois  la  semaine,  il  avait  rendez-vous  au  café 
Piiche  avec  Séverin.  Le  plus  souvent  ils  causaient  architecture. 

Au  commencement  de  décembre,  Maurice  reçut  une  visite  à  la- 
quelle il  s'était  préparé  et  qu'il  attendait  de  pied  ferme.  L'assemblée 
nationale  avait  repris  ses  séances;  depuis  trois  semaines,  le  comte 
d'Arolles  était  rentré  dans  son  hôtel  du  faubourg  Saint-Honoré.  Un 
pied  à  Versailles,  l'autre  à  Paris,  il  était  dans  les  affaires  jusqu'au 
COU;  il  ne  savait  comment  suffire  aux  hommes  et  aux  choses  qui 
avaient  à  lui  parler  et  qui  se  disputaient  ses  journées.  Il  profita  de 
son  premier  moment  de  loisir  pour  se  transporter  rue  Médicis.  Il 
trouva  Maurice  au  travail,  et  ouvrit  de  grands  yeux  en  le  voyant 
assis  devant  une  longue  table  surchargée  d'in-octavo  et  d'in-quarto; 
Vattel  y  coudoyait  Rayneval,  Grotius  s'y  étalait  nez  à  nez  ou  dos  à 
dos  avec  Pufendorf  et  Burlamaqui.  Le  propriétaire  de  cette  table  te- 
nait dans  ses  mains  le  second  volume  du  Manuel  diplomatique  de 
Martens.  Il  le  posa  sans  le  refermer  pour  aller  au-devant  de  son 
frère. 

—  Je  suis  furieux,  s'écria  le  comte  d'Arolles  en  se  campant  dans 
un  fauteuil  que  Maurice  venait  de  débarrasser  d'un  dictionnaire  de 
législation  comparée  qui  l'encombrait;  je  suis  furieux,  le  dis-je,  et 
je  viens  te  faire  une  scène. 

—  Une  scène  à  moi  !  repartit  le  vicomte  d'un  air  de  profonde 
stupéfaction.  Franchement,  je  m'attendais  à  toute  autre  chose. 

—  Me  diras-tu  ce  que  signifie  ce  déménagement  subit  dont  tu 
n'as  pas  daigné  m'avertir,  et  quelle  fantaisie  t'est  venue  de  te  loger 
au  bout  du  monde? 

Maurice  écarta  le  rideau  de  sa  fenêtre,  il  montra  du  bout  du  doigt 
à  son  frère  le  jardin  du  Luxembourg,  éclairé  d'un  rayon  de  soleil 
qui  s'appliquait  à  réchauffer  tant  bien  que  mal  ses  plates-bandes  et 
ses  statues.  —  Il  me  semble  pourtant,  dit-il,  que  je  ne  suis  pas  ici 
en  Sibérie.  Foin  des  préventions!  J'avais  cru,  moi  aussi,  que  le 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  finissait  à  la  rue  de  Rivoli.  J'imaginais  qu'en  passant  l'eau 
on  arrivait  dans  un  endroit  réservé  aux  gens  et  aux  choses  impos- 
sibles. Eh  bien!  j'ai  découvert  que,  quoi  que  vous  en  disiez,  vous 
autres  Parisiens,  les  choses  et  les  gens  de  ce  quartier  ont  la  préten- 
tion d'être  possibles.  Le  jour  même  de  mon  débarquement,  j'ac- 
costai au  carrefour  de  l'Odéon  deux  ombres  qui  m'ont  assuré  qu'elles 
étaient  presque  vivantes.  La  belle  invention  que  les  voyages  !  que  de 
préjugés  ils  dissipent!  comme  ils  élargissent  les  idées  d'un  homme! 

—  As- tu  fini  ton  discours?  interrompit  Geoffroy.  Je  me  plains 
amèrement  de  ton  procédé.  Tu  m'appartiens,  je  réponds  de  toi,  et 
j'entendais  t' avoir  sous  ma  main. 

—  Ah!  Geoffroy,  tu  as  les  bras  si  longs!  lui  répondit -il. 

—  Il  y  a  anguille  sous  roche,  reprit  le  comte  d'AroUes.  Tu  ne 
me  feras  jamais  croire  que  tu  t'es  retiré  ici  pour  t'y  faire  ermite. 

—  C'est  pourtant  la  pure  vérité,  répliqua  Maurice.  Yoici  ma 
chartreuse,  ajouta-t-il  en  lui  montrant  les  quatre  murs  de  son  sa- 
lon; puis,  lui  présentant  tout  ouvert  le  second  volume  de  Martens  : 
—  Voilà  ma  discipline. 

—  Laisse-moi  donc  tranquille,  mon  bel  anachorète.  Mon  Dieu  ! 
si  j'étais  sûr;...  mais  là,  conviens  que  tous  ces  volumes  étalés  sont 
un  paysage  habilement  ménagé  pour  la  vue,  et  qu'il  y  a  dans  cette 
table  encombrée  beaucoup  de  mise  en  scène. 

—  Oh!  ces  hommes  d'état!  quels  sceptiques! 

—  Tu  travailles  sérieusement? 

—  Le  plus  sérieusement  du  monde,  dans  l'unique  intention  de  te 
faire  plaisir,  car  tu  peux  croire  que  si  je  ne  consultais  que  mes  goûts 
particuliers... 

—  Et  tu  n'auraisjpas  pu  travailler  aussi  bien  au  faubourg  Saint- 
Honoré? 

—  Impossible  à  moi  de  travailler  à  Paris. 

—  Tu  n'y  vas  donc  jamais,  à  Paris? 

—  Le  moins  souvent  possible.  Je  me  suis  mis  sous  l'invocation 
du  grand  saint  Michel,  et  jusqu'à  nouvel  ordre  je  n'aurai  pas  d'autre 
boulevard  que  le  sien;  mais  nous  avons  nos  plaisirs,  nous  allons 
boire  quelquefois  un  bock  au  café  de  la  jeunesse. 

—  Et  tu  y  dînes? 

—  Non.  11  m'est  resté  cette  faiblesse  de  croire  que  pour  vivre  il 
est  nécessaire  de  dîner,  et  je  vais  dîner  où  l'on  dîne. 

—  Allons,  je  suis  enchanté  qu'il  te  reste  quelque  chose  du  vieil 
homme;  c'est  par  là  que  je  te  tiendrai...  Justement  j'ai  du  monde 
après-demain ,  et  dans  le  nombre  plusieurs  personnes  à  qui  je  dé- 
sire te  présenter,  à  commencer  par  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères. Ne  te  gêne  pas;  apporte,  si  tu  le  veux,  ton  manuel  diploma- 
tique. Entre  deux  services,  tu  pourras  lire  un  paragraphe. 


LE    FIANCÉ   DE   m"^   SAINT-MAUR.  501 

—  Je  te  remercie,  Geoffroy,  mais  je  n'irai  chez  toi  ni  avec  Mar- 
tens,  ni  sans  Martens,  répondit-il  d'un  ton  résolu. 

Le  comte  d'Arolles  saisit  le  premier  volume  qui  lui  tomba  sous  la 
main  et  le  jeta  à  terre  avec  violence.  —  As-tu  juré  de  me  fâcher 
tout  de  bon?  Tu  passeras  l'hiver  sans  venir  dîner  chez  moi? 

—  Fais-moi  la  grâce  de  m'écouter,  repartit  Maurice.  La  chair 
est  faible;  je  me  connais  et  je  crains  une  rechute.  Veux-tu  que  je 
travaille?  veux-tu  que  je  prenne  ma  licence?..  En  ce  cas,  laisse- 
moi  dans  ma  thébaïde.  Que  je  retourne  une  seule  fois  dans  le  monde, 
et  le  lendemain  j'irai  noyer  Pufendorf  et  Grotius  dans  la  fontaine 
de  Polyphème...  Et  puis,  te  l'avouerai-je?  depuis  que  je  suis  rede- 
venu un  simple  écolier,  je  me  sens  mortifié,  déchu  de  ma  dignité 
d'homme,  je  n'ose  plus  me  montrer...  Quand  on  coupe  aux  chats 
leur  moustache,  ils  se  réfugient  dans  un  galetas  et  s'y  tiennent 
blottis  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  repoussé.  Permets-moi  de  vivre  pen- 
dant la  moitié  d'une  année  comme  un  reclus;  une  fois  licencié,  j'irai 
dîner  chez  toi  aussi  souvent  qu'il  te  plaira. 

Geoffroy  regarda  quelques  instans  son  frère  en  silence,  puis  il 
s'écria  :  Suis-je  dupe?  ne  suis-je  pas  dupe?  Tu  me  parles  d'un  ton 
si  convaincu... 

—  Après  tout,  reprit  Maurice,  libre  à  toi  de  te  raviser,  de  lever 
ma  punition,  de  me  rendre  à  ma  douce  fainéantise  d'autrefois. 

—  Dieu  m'en  préserve!  mais  est-il  nécessaire  de  se  jeter  tou- 
jours dans  un  extrême? 

—  II  y  a  des  caractères  si  mal  faits!  Je  t'assure  que,  s'il  ne  te- 
nait qu'à  moi,  j'aurais  bientôt  échangé  le  mien  contre  celui  de 
mon  portier...  JNous  finirons  peut-être  par  trouver  notre  équilibre, 
donne-moi  le  temps  de  le  chercher. 

—  Cherche,  cherche,  petit.  Ferveur  de  novice  ne  dure  guère,  la 
tienne  montrera  bientôt  la  corde;...  mais,  par  exemple,  tu  iras  ex- 
pliquer toi-même  à  ta  belle-sœur  les  raisons  que  tu  as  de  refuser 
son  invitation.  Elle  se  promettait  de  t'avoir  souvent  cet  hiver.  Elle 
m'a  expressément  chargé  de  t'apprendre  qu'elle  est  chez  elle  le 
mercredi  et  qu'elle  reçoit  le  lundi  soir. 

—  Elle  est  mille  fois  trop  bonne  de  se  souvenir  de  ma  chélive 
existence,  dit  Maurice  en  arrangeant  les  embrasses  de  ses  rideaux, 
qui  pourtant  n'étaient  point  dérangées. 

—  Je  ne  me  charge  point  de  tes  excuses,  reprit  Geoffroy,  tu  auras 
la  bonté  d'aller  les  lui  présenter  toi-même. 

Il  regarda  sa  montre,  se  leva  précipitamment  :  —  Je  me  sauve, 
dit-il  en  remettant  son  chapeau  sur  sa  tête,  je  suis  attendu  à  Ver- 
sailles. Si  je  manque  le  train,  c'est  à  toi  que  je  m'en  prendrai. 

—  Et  je  serai  fier,  répliqua  Maurice,  d'avoir  dérobé  à  la  France 
quelques-uns  de  tes  momens. 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Son  frère  lui  prit  les  deux  mains,  les  secoua,  et  malgré  sa  hâte 
s'arrêta  une  minute  à  le  regarder.  —  Étrange  garçon  !  dit-il;  au- 
jourd'hui dans  un  froc  et  demain  dans  un  casque,  qui  sera  peut- 
être  l'armet  de  don  Quichotte!  Et  dire  que  je  veux  faire  de  toi  un 
diplomate  ! 

—  Tu  es  un  si  habile  homme!  lui  dit  Maurice;  ce  ne  sera  pas  le 
premier  miracle  que  tvi  auras  fait. 

Il  le  reconduisit  jusqu'à  l'escalier.  Après  avoir  descendu  quatre 
marches,  le  comte  se  retourna  pour  lui  crier  :  —  Tu  peux  te  vanter 
de  m'avoir  rendu  la  faculté  de  l'étonnement;  je  craignais  de  l'avoir 
perdue. 

Maurice  choisit  pour  rendre  ses  devoirs  à  sa  belle-sœur  un  jour 
et  une  heure  où  il  était  presque  sûr  de  ne  pas  la  trouver,  il  lui 
laissa  sa  carte.  Dans  la  même  après-midi,  le  comte  d'Arolles,  tra- 
versant le  boulevard  dans  son  coupé,  aperçut  Séverin,  l'appela,  le 
fit  monter  à  côté  de  lui,  et,  lui  ayant  demandé  où  il  devait  le  poser, 
il  lui  dit  brusquement  :  —  Croiriez-vous  qu'il  refuse  de  venir  dîner 
chez  moi?  —  Là-dessus  il  lui  raconta  l'entretien  qu'il  avait  eu  avec 
son  frère.  Séverin  en  fut  frappé  plus  qu'étonné.  —  Est-il  fou,  ou 
feint-il  de  l'être?  reprit  le  comte. 

—  Laissons-le  soigner  son  malade  à  sa  guise,  reprit  Séverin;  il 
le  connaît  mieux  que  nous. 

—  Monsieur  Maubourg,  j'ai  toujours  détesté  les  exagérations  et 
les  exagérés. 

—  Les  remèdes  de  cheval,  monsieur  le  comte,  sont  les  seuls  qui 
conviennent  à  certaines  constitutions.  Respectons  la  sévère  clôture 
que  s'impose  Maurice;  il  traite  sa  volonté  comme  un  prisonnier 
dont  il  redoute  les  escapades.  Un  ancien  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Toutes 
les  fois  que  j'ai  été  dans  la  compagnie  des  hommes,  j'en  suis  re- 
venu moins  homme  que  je  n'étais?  » 

—  Et  un  grand  saint,  reprit  le  comte,  a  dit  aussi  :  «  La  cellule 
fréquemment  délaissée  engendre  l'ennui;  mais  à  celui  qui  lui  est 
fidèle  elle  devient  une  chère  et  douce  amie.  »  Depuis  quand  Mau- 
rice s'est-il  mis  à  l'école  des  sages  et  des  saints? 

—  Il  ne  ressemble  à  personne,  et  si  quelquefois  il  révolte  mon 
petit  bon  sens,  plus  souvent  il  l'humilie.  Soyez  sûr  qu'il  nous  éton- 
nera toujours. 

—  Ce  qui  revient  à  dire  que,  toutes  les  fois  qu'il  n'aura  pas  tort, 
il  aura  une  manière  déraisonnable  d'avoir  raison.  Enfin,  si  c'est. la 
seule  qui  soit  à  son  usage;...  mais,  je  vous  prie,  ayez  l'œil  sur  lui, 
empêchez -le  de  se  surmener.  Les  remèdes  de  cheval  emportent 
quelquefois  leur  homme. 

—  JN'ayez  crainte,  vous  savez  comme  moi  qu'il  a  une  santé  de  fer. 

—  Bien,  laissons  passer  cette  quinte.  Quant  à  vous,  monsieur 


LE   FIANCÉ   DE   Jl"^    SAI.\T-MAUR.  503 

Maubourg,  qui  n'êtes  ni  un  ancien,  ni  un  saint,  ni  un  original,  ni 
un  fou,  j'ose  espérer  que  vous  trouverez  de  temps  à  autre  une  heure 
à  perdre  le  lundi  soir  en  venant  prendre  une  tasse  de  thé  avec  des 
amis.  M"'*  d'AroUes  fait  grand  cas  de  vous  et  sera  toujours  heureuse 
de  vous  voir. 

Séverin  ne  parla  point  de  sa  rencontre  à  Maurice,  qui  évitait  avec 
soin  de  lui  parler  de  son  frère.  C'était  un  parti-pris  :  dans  leurs  lon- 
gues conversations,  il  n'échappait  jamais  au  vicomte  un  mot  qui  eût 
rapport  au  faubourg  Saint-Honoré;  on  aurait  pu  croire  qu'il  avait 
rayé  ce  pays  de  la  carte  du  monde.  11  arrive  dans  les  amitiés  les 
plus  intimes  un  moment  où  les  confidences  deviennent  impossibles. 
C'était  la  première  fois  que  ce  cas  se  présentait  pour  Séverin  Mau- 
bourg et  le  vicomte  d'Arolles.  Ils  ne  laissaient  pas  de  se  rechercher 
avec  autant  d'empressement  que  jadis.  Séverin  s'accordait  encore 
moins  de  loisirs  que  Maurice.  Son  père  était  l'un  des  architectes  les 
plus  occupés  de  Paris,  et  il  avait  mis  son  fils  de  moitié  dans  ses 
affaires.  Séverin  devait  prendre  sur  ses  nuits  pour  travailler  à  ses 
plans  de  théâtre,  dont  il  était  coiffé.  Si  remplies  que  fussent  ses 
journées,  pendant  tout  l'hiver  il  ne  manqua  pas  un  seul  de  ses  ren- 
dez-vous avec  Maurice,  et  aux  soirs  fixés  il  n'arrivait  jamais  en  re- 
tard au  café  Riche.  L'un  parlait  de  sa  thèse,  l'autre  de  son  théâtre, 
et  chacun  d'eux  gardait  pour  soi  ses  arrière-pensées;  mais  il  aurait 
fallu  qu'ils  eussent  la  mort  dans  les  dents  pour  renoncer  au  plaisir 
de  se  voir. 

Vers  le  milieu  de  janvier,  Séverin  voulut  s'acquitter  envers  le 
comte  d'Arolles,  et  il  se  présenta  à  l'un  de  ses  lundis.  La  presse 
était  si  grande  dans  ce  brillant  hôtel  qu'il  eut  peine  à  se  faire  jour 
jusqu'à  la  comtesse.  Elle  lui  adressa  un  gracieux  sourire,  accom- 
pagné de  quelques  mots  obligeans;  puis  elle  se  remit  à  parler  an- 
glais avec  un  membre  de  la  chambre  des  lords  qui  savait  mal  le 
français.  Elle  avait  le  don  des  langues  étrangères,  elle  en  devinait 
les  finesses,  et  son  mari  lui  en  était  reconnaissant;  de  tous  les  ta- 
lens  qui  peuvent  servir,  ce  n'est  pas  le  plus  inutile.  Quoique  Séve- 
rin eût  appris  un  peu  d'anglais  aux  États-Unis,  il  se  trouva  déplacé 
dans  cet  entretien  et  gagna  l'autre  extrémité  du  salon.  Pendant 
qu'il  causait  avec  un  jeune  député  de  sa  connaissance,  il  observait 
et  admirait  la  |coratesse.  Sa  beauté  avait  tout  son  prix,  tout  son 
éclat,  sous  des  plafonds  dorés  peints  par  Boucher,  à  la  clarté  des 
lustres  et  des  bougies,  au  milieu  d'un  tourbillon  qui  gravitait  vers  ce 
soleil  comme  vers  son  centre  naturel.  Le  monde  lui  servait  de  bor- 
dure; quoiqu'un  Titien  soit  toujours  un  Titien,  il  gagne  à  être  bien 
encadré.  Séverin  ne  reconnaissait  plus  tout  à  fait  la  personne  qu'il 
avait  vue  à  la  Tour,  dans  le  loisir  d'une  villégiature.  Ses  manières, 
le  timbre  de  sa  voix,  sa  physionomie,  n'étaient  plus  les  mêmes.  Elle 


504  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  songeait  pas  à  s'amuser,  elle  était  sérieusement  occupée;  elle  se 
rappelait  qu'elle  était  la  femme  d'un  ambitieux  qu'elle  aidait  à  ne 
point  faire  de  fautes.  A  chacun  de  ses  lundis,  elle  avait  un  certain 
nombre  de  mots  utiles  à  placer,  et  elle  les  plaçait  d'ordinaire  avec 
autant  de  discernement  que  d'adresse. 

Le  comte  d'Arolles  vint  à  Séverin,  lui  demanda  des  nouvelles  de 
son  frère.  —  Mettez-lui  donc  les  menottes  et  amenez-le-nous  un  de 
ces  jours;  promettez-lui  en  mon  nom  qu'il  aura  ici  toute  la  liberté 
du  cabaret. 

—  Quel  cabaret  que  le  vôtre,  monsieur  le  comte!  fit  Séverin  en 
promenant  ses  yeux  sur  les  lambris.  Il  faut  en  prendre  notre  parti, 
les  volontés  de  Maurice  sont  inflexibles. 

—  Vous  voulez  dire  ses  nolontés. 

L'instant  d'après,  il  se  disposait  à  sortir.  M'"^  d'Arolles,  qui  sui- 
vait ses  mouvemens  avec  plus  d'attention  qu'il  n'aurait  pu  croire, 
lui  fit  un  signe  de  tète  et  lui  montra  du  bout  de  son  éventail  un 
pouf  vacant  à  côté  d'elle.  Séverin  s'approcha,  mais  il  demeura  de- 
bout devant  la  comtesse.  11  avait  l'air  d'un  homme  qui  se  sait  dans 
un  endroit  périlleux  et  qui  n'a  garde  de  s'y  établir  à  poste  iixe.  Elle 
lui  montra  de  nouveau  le  pouf,  l'obligea  de  s'y  asseoir.  Puis,  se 
renversant  un  peu  dans  son  fauteuil,  les  yeux  à  demi  baissés  :  — 
Je  devine,  lui  dit-elle,  ce  que  vous  disait  tout  à  l'heure  M.  d'A- 
rolles. Il  vous  parlait  de  Maurice.  C'est  un  sujet  qui  lui  tient  au 
cœur...  Nous  boude- t-il?  L'aurions-nous  blessé  sans  le  savoir? 

—  Rassurez-vous,  madame;  il  n'est  pas  susceptible,  et  il  est  en- 
core moins  rancunier. 

—  Vous  conviendrez  cependant  que  sa  conduite  est  singulière. 

—  En  apparence.  Dans  le  fond,  elle  est  peut-être  assez  raison- 
nable. 

—  En  quoi  raisonnable? 

—  Il  se  déclare  hors  d'état  de  concilier  l'étude  et  le  monde. 

—  Un  frère  et  une  belle-sœur,  est-ce  le  monde? 

Séverin  était  bien  tenté  de  lui  répondre  qu'il  y  a  plusieurs  es- 
pèces de  belles-sœurs.  —  H  y  a,  madame,  lui  dit-il,  des  liqueurs 
précieuses  qui  s'éventent  facilement  ;  blâmez-vous  Maurice  de  bou- 
cher avec  soin  son  flacon  ? 

La  comtesse  trouvait  les  réponses  de  Séverin  par  trop  laconiques. 
Elle  essaya  de  le  mettre  à  l'aise  et  de  dégourdir  son  éloquence  en 
lui  disant  d'un  ton  dégagé  :  —  Cette  histoire  est  une  véritable  lé- 
gende. —  Puis,  baissant  la  voix,  elle  ajouta  :  —  Entre  nous  deux,, 
monsieur  Maubourg,  n'y  a-t-il  pas  de  roman  dans  cette  légende? 

—  L'autre  jour,  j'ai  visité  ses  armoires,  je  n'ai  rien  trouvé  de 
suspect. 

—  J'y  pense,  reprit-elle,  vous  verrez  qu'il  fait  une  retraite  spiri- 


LE   FIANCÉ    DE   m"^    SAINT-MAUR.  505 

tuelle  pour  se  préparer  à  la  pratique  des  saints  devoirs  du  ma- 
riage,... car  ce  projet  de  mariage  tient  toujours? 

—  Je  ne  saurais  vous  le  dire ,  repartit  Séverin ,  qui  comptait, 
mesurait,  pesait  et  soupesait  ses  mots. 

—  Mon  Dieu  !  je  comprends  les  hésitations  de  ce  pauvre  garçon. 
C'est  une  médecine  à  avaler.  M.  d'Arolles  aurait  pu  facilement  lui 
trouver  un  parti  plus  sortable, 

—  Vous  faites  peu  de  cas  de  M"^  Saint-Maur  ? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vue;  mais  on  l'a  dit  laide  et  un  peu  sotte. 
Maurice  la  voit-il  quelquefois? 

—  QLie  sait-on?  lui  répondit  Séverin,  —  puis,  la  regardant  en 
face  :  —  Il  pourrait  se  faire  qu'il  se  rendît  chaque  soir  clandesti- 
nement à  Fontainebleau;  cela  expliquerait  bien  des  choses.  Vous 
savez,  madame,  avec  quelle  facilité  prodigieuse  il  s'éprend  et  se  dé- 
prend. Il  n'est  pas  impossible  qu'il  ait  pris  son  malheur  en  goût  et 
qu'il  soit  aujourd'hui  passionnément  amoureux  de  M"'=  Saint-Maur. 

La  comtesse  eut  un  léger  tressaillement,  qui  n'échappa  pas  à 
l'œil  pénétrant  de  Séverin.  —  Est-ce  une  simple  supposition?  de- 
manda-t-elle  en  chiffonnant  entre  ses  doigts  les  dentelles  d'une  de 
ses  manches ,  ou  vous  a-t-il  fait  des  confidences  ? 

—  C'est  une  supposition,  et  il  y  a  dix  à  parier  contre  un  qu'elle 
n'est  pas  fondée. 

—  Je  vous  croyais  amis  intimes,  vous  et  lui. 

—  Je  suis  son  ami,  madame,  je  ne  suis  pas  son  confesseur. 

La  comtesse  le  regarda  de  travers.  Il  lui  parut  que  Séverin  l'a- 
vait devinée,  qu'en  tout  cas  il  se  défiait  d'elle  et  qu'elle  ne  tirerait 
rien  de  son  obstinée  discrétion.  Elle  tâcha  de  lui  faire  comprendre 
par  un  imperceptible  mouvement  du  menton  que  l'audience  était 
terminée,  qu'il  pouvait  se  retirer.  Au  même  instant  s'approcha 
d'elle  un  personnage  de  conséquence,  la  poitrine  chamarrée  de 
croix  et  de  crachats  ;  M.  de  Niollis  l'accompagnait.  Elle  fut  toute 
aux  nouveau-venus  et  opéra  un  demi -quart  de  conversion  d'é- 
paules qui  lui  permit  de  ne  plus  apercevoir  Séverin,  Il  n'avait  pas 
attendu  cette  manœuvre  pour  quitter  son  pouf  et  bientôt  après  un 
salon  où  il  s'était  confirmé  dans  certaines  conjectures  que  plus 
d'une  fois  il  avait  cherché  vainement  à  écarter. 

VI. 

On  a  raison  de  dire  que  les  montagnes  finissent  toujours  par  se 
rencontrer;  le  vicomte  d'Arolles  en  fît  l'expérience  à  son  dam.  De- 
puis le  commencement  de  l'hiver,  il  évitait  avec  soin  tous  les  en- 
droits où  il  pouvait  risquer  de  revoir  sa  belle-sœur.  Il  n'allait  ni 


506  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  le  monde,  ni  à  l'Opéra,  ni  au  bois;  mais  quand  le  diable  nous 
assiège,  si  forte  que  soit  la  place,  il  finit  par  la  battre  en  brèche. 
Maurice  avait  la  passion  du  patin  ;  il  avait  pris  depuis  longtemps 
ses  degrés  dans  le  bel  art  qui  a  eu  la  gloire  d'être  aimé  de  Goethe 
et  le  malheur  d'être  chanté  par  Klopslock.  Dans  le  courant  de  fé- 
vrier, l'hiver  fit  un  retour  offensif;  le  froid  était  rigoureux,  presque 
russe,  et  les  lacs  se  prirent.  Maurice,  dans  un  jour  de  faiblesse, 
céda  au  démon  qui  le  tentait.  En  sortant  de  déjeuner,  il  s'ache- 
mina à  pied  vers  le  bois.  Depuis  quelques  semaines,  il  avait  fait 
peu  d'exercice,  il  éprouvait  le  besoin  de  fatiguer  ses  jambes. 

Le  temps  était  superbe ,  et  jamais  le  bois  n'avait  été  plus  fré- 
quenté. Dépouillé  de  son  feuillage,  il  était  plus  charmant  que  dans 
la  belle  saison  ;  les  pins  y  faisaient  des  taches  vertes  et  les  buissons 
de  chêne  des  taches  jaunes.  Dans  l'air  flottait  une  poussière  d'or,  à 
laquelle  l'haleine  des  chevaux  mêlait  son  brouillard.  Pendant  que 
le  vicomte  parcourait  d'un  pas  rapide  l'avenue  de  l'Impératrice,  une 
vapeur  enveloppa  le  soleil;  ses  rayons  s'éteignirent,  son  disque  devint 
rouge  et  mat  comme  une  grosse  lune  d'automne  qui  se  lève  sur  les 
montagnes,  ou  plutôt  on  eût  dit  un  énorme  pain  à  cacheter,  il  n'y  avait 
pas  besoin  d'être  un  aigle  pour  oser  le  regarder  en  face.  Le  vicomte 
fit  la  réflexion  que  certains  souvenirs,  quand  ils  commencent  à  s'é- 
loigner et  que  le  temps  les  estompe  de  sa  brume,  ressemblent  à  un 
soleil  d'hiver,  et  qu'on  peut  les  contempler  fixement  sans  danger. 

Toutefois,  lorsqu'il  eut  dépassé  la  porte  Dauphine,  il  fut  saisi  d'une 
inquiétude.  Tout  Paris  était  là;  quelle  apparence  que  la  comtesse 
d'Arolles  n'y  fût  pas?  Gomme  il  se  disposait  h  tirer  par  la  droite  pour 
se  diriger  vers  Madrid,  il  aperçut  une  élégante  calèche  découverte, 
attelée  de  deux  chevaux  noirs,  laquelle  débouchait  d'une  allée  trans- 
versale. Dans  cette  calèche,  il  y  avait,  à  demi  couchée,  une  femme 
coifTée  d'un  chapeau  en  feutre  brun,  dont  le  bord  était  r-etroussé 
sur  le  devant  et  fixé  à  la  forme  par  une  cocarde  et  par  une  agrafe 
de  diamans.  Elle  était  enveloppée  de  fourrures,  une  grande  peau 
d'ours  blanc  la  recouvrait  jusqu'au  menton.  Maurice  la  reconnut 
avant  même  de  pouvoir  démêler  ses  traits;  il  éprouva  une  violente  se- 
cousse et  sentit  tout  son  sang  affluer  à  ses  joues.  11  allait  s'esquiver; 
quelqu'un  le  frappa  sur  l'épaule.  Il  fit  volte-face  et  se  trouva  nez  à 
nez  avec  un  jeune  hom.me  de  son  cercle,  sportsman  accompli,  qui  le 
retint  par  le  bouton  en  lui  reprochant  qu'on  ne  le  voyait  plus.  Ge- 
pendant  la  calèche  avançait  toujours  d'un  pas  lent,  mais  inexorable 
comme  le  destin.  La  grande  dame  au  chapeau  de  feutre  s'avisa  de 
tourner  les  yeux  du  côté  de  Maurice.  Elle  se  redressa,  sourit  et  dé- 
gagea sa  main  droite  de  ses  fourrures  pour  faire  à  son  beau-frère 
un  signe  amical.  Il  la  salua  gravement,  elle  se  renfonça  sous  sa 


LE    FIANCÉ    DE    m""    SAINT-MAUR.  507 

peau  d'ours,  et  la  calèche  s'éloigna.  Il  parut  à  Maurice  qu'il  ve- 
nait d'avaler  un  grand  verre  de  poison ,  et  peut-être  ne  se  trom- 
pait-il pas. 

—  Je  ne  sais  si  on  peut  complimenter:  un  homme  sur  la  beauté 
de  sa  belle-sœur,  lui  dit  le  gandin  qui  l'avait  accosté.  Ce  qui  est 
hors  de  doute,  c'est  que  la  comtesse  d'Arolles  est  une  des  plus  jolies 
femmes  de  Paris. 

Le  vicomte  le  regarda  d'un  œil  fixe  et  dur;  il  le  soupçonnait  d'a- 
voir lu  dans  ses  pensées.  Il  lui  sembla  que  son  secret  venait  de  sor- 
tir de  son  cœur  comme  un  oiseau  s'envole  d'une  cage  dont  on  a 
laissé  la  porte  ouverte;  mais  la  cage  était  fermée,  et  le  gandin  ne  se 
doutait  pas  même  qu'elle  contînt  un  oiseau. 

Ma.urice  le  quitta  brusquement.  Il  était  en  proie  à  la  plus  vive 
émotion,  à  laquelle  se  mêlait  une  sourde  colère  coutre  lui-même.  Il 
s'était  promis  de  reconquérir  sa  liberté,  et  tout  ce  qu'il  avait  gagné 
sur  sa  passion  par  trois  mois  entiers  d'un  régime  sévère,  il  venait 
de  le  perdre  en  un  moment.  Une  calèche  avait  passé,  une  femme 
avait  souri,  et  il  était  retombé  en  servitude.  Sa  folie  avait  le  carac- 
tère d'une  destinée  ;  elle  était  venue  s'embusquer  dans  son  chemin, 
elle  l'y  avait  attendu,  elle  l'avait  repris  dans  sa  main  inexorable. — 
Je  ne  puis  me  sauver,  se  dit-il,  que  par  un  remède  héroïque,  et  le 
diable  me  tuera  si  je  ne  le  tue.  Eh!  sans  doute,  cet  imbécile  avait 
raison,  c'est  une  des  plus  jolies  femmes  de  Paris;  mais  il  y  en  a 
d'autres.  Que  le  hasard  m'aide  un  peu,  et  je  suis  un  homme  bien 
maudit  du  ciel,  si  tout  à  l'heure  je  n'en  rencontre  pas  une,  que  je 
prétends  aimer  passionnément  avant  ce  soir.  Suis-je  donc  changé  du 
tout  au  tout,  qu'il  n'y  ait  plus  pour  moi  qu'une  femme  dans  le  monde? 
et  quelle  femme!  la  seule  qui  se  soit  permis  de  me  traiter  en  enfant, 
et  la  seule  que  je  ne  puisse  aimer  sans  crime. 

Dix  nifnutes  plus  tard,  il  courait  sur  la  glace  ;  mais  il  ne  s'amu- 
sait point  à  y  dessiner  des  chiffres  ou  des  arabesques.  Tout  entier  à 
sa  pensée,  il  cheminait  avec  une  effrayante  rapidité,  la  tête  haute, 
l'œil  enflammé,  et  quand  une  rafale  de  bise  le  frappait  à  la  figure,  il 
croyait  entendre  le  frémissement  de  sa  fureur,  qui  agitait  l'air  autour 
de  lui.  On  le  regardait  beaucoup.  Parmi  les  femmes  qui  étaient  là,  il 
reconnut  plusieurs  visages;  mais  c'était  un  visage  inconnu  qu'il  lui 
fallait  et  la  nouveauté  d'une  aventure. 

Tout  à  coup  il  vit  paraître  une  jolie  patineuse  qui  attira  son  at- 
tention. Agréable,  avenante,  les  traits  mignons,  la  taille  bien  prise, 
l'air  exotique,  elle  lui  parut  être,  vaille  que  vaille,  ce  qu'il  cherchait. 
Elle  portait  une  veste  à  brandebourgs,  une  jupe  de  couleur  voyante, 
et  sa  tête  était  coiffée  d'un  bonnet  à  la  hongroise,  coquettement  pen- 
ché sur  l'oreille.  Celait  une  baronne  autrichienne,  arrivée  de  la 


503  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

veille  à  Paris,  une  vraie  baronne ,  qui  n'avait  rien  d'interlope,  et 
pourtant  ce  n'était  pas  tout  à  fait  une  vraie  femme  da  monde,  c'é- 
tait plutôt  une  femme  de  trois  quarts  de  monde,  si  l'on  peut  appe- 
ler ainsi  ces  étrangères  sans  feu  ni  lieu,  ces  infatigables  voyageuses, 
ces  éternelles  passantes  de  la  vie,  qui  vont,  viennent  et  ne  nichent 
nulle  part;  leur  métier  est  de  passer,  et  elles  passent.  N'ayant  d'at- 
taches sérieuses  sur  aucun  point  du  globe,  ni  d'autre  occupation  que 
leur  plaisir,  elles  campent,  une  saison  durant,  où  il  plaît  à  leur  fan- 
taisie, et  du  nord  au  sud,  du  couchant  à  l'aurore,  elles  courent  par- 
tout où  l'on  s'amuse.  Il  n'y  a  dans  leur  tête  que  des  idées  de  ren- 
contre, dans  leur  cœur  que  des  amitiés  de  hasard.  Elles  n'ont  ni 
patrie,  ni  passé,  ni  maison,  ni  devoirs,  ou  plutôt  leur  devoir  est  de 
ne  jamais  s'ennuyer,  leur  patrie  est  le  vent  qui  les  emporte  à  de 
nouveaux  plaisirs,  leur  maison  est  une  auberge,  leur  passé  est  leur 
dernier  bal  et  la  déclaration  que  leur  fit  un  homme  dont  elles  ont  ou- 
blié le  nom.  Elles  sont  honnêtes  ou  ne  le  sont  pas;  c'est  une  affaire 
qui  les  regarde,  et  personne  n'a  le  droit  de  s'en  mêler,  car  elles  évi- 
tent le  scandale.  Elles  échapperont  aux  rigueurs  du  grand  jour  où 
seront  jugées  les  âmes,  elles  n'en  ont  point,  ni  bonne  ni  mauvaise. 
Ce, qui  est  certain,  c'est  qu'elles  se  rendent  heureuses  sans  faire  pré- 
cisément le  malheur  de  personne;  au  contraire  elles  font  la  fortune 
des  maîtres  d'hôtel  et  l'admiration  de  tous  les  sommeliers.  Bêtes  et 
gens,  toute  la  terre  les  connaît,  et  elles  connaissent  toute  la  terre. 
Une  chose  cependant  leur  est  inconnue,  elles  ne  se  doutent  pas  de 
la  physionomie  particulière  que  peut  avoir  un  toit  qui  a  formé  une 
liaison  avec  vous,  dont  les  lucarnes,  quand  vous  rentrez  le  soir, 
vous  appellent  par  votre  nom,  et  d'où  sort  une  fumée  qui  vous  re- 
garde d'un  air  d'amitié. 

Telle  était  l'aimable  baronne  autrichienne  que  venait  d'apercevoir 
le  vicomte  d'Arolles.  Son  pied  courait  légèrement  sur  la  glace, 
comme  son  cœur  glissait  sur  la  vie  sans  y  laisser  d'empreinte  visible, 
sans  que  personne  pût  dire  :  Voyez ,  elle  a  passé  par  là.  Si  légère 
qu'on  soit,  on  est  sujette  à  broncher.  Elle  venait  au-devant  de  Mau- 
rice, qui  ne  cessait  pas  de  la  regarder.  Je  ne  sais  si  la  fixité  de  ce 
regard  la  troubla;  peut-être  fut-elle  surprise  de  l'étrange  et  fière 
contenance  de  ce  beau  jeune  homme  qui  dans  ce  moment,  possédé 
d'une  idée  fixe,  ressemblait  à  un  fou.  En  arrivant  près  de  lui,  elle 
faillit  tomber.  Il  lui  prit  le  coude  et  la  retint.  Elle  se  tourna  vers  le 
vicomte  pour  le  remercier  dans  l'une  des  dix  langues  qu'elle  jar- 
gonnait.  Elle  s'avisa  que,  s'il  était  fou,  sa  folie  était  charmante  et 
n'avait  rien  de  dangereux.  L'air  dont  elle  le  regardait  encouragea 
Maurice.  Il  lui  tendit  le  bout  du  doigt  en  souriant;  c'était  une  ques- 
tion. Elle  sourit  aussi,  mit  sa  main  dans  la  sienne,  et  ils  partirent 


LE   FIANCÉ   DE   m"*^    SAINT-MAUR.  509 

pour  faire  ensemble  le  tour  du  lac,  comme  deux  cygnes  voguant  de 
conserve. 

Maurice,  tout  en  voguant,  examinait  la  baronne  du  coin  de  l'œil, 
et  il  reconnut  bien  vite  à  quel  genre  de  femme  il  avait  affaire.  Il  lui 
parut  que  cette  jeune  cosmopolite,  sans  péchés  connus  comme  sans 
vertus  cachées,  avait  les  cheveux  un  peu  trop  jaunes,  que  ses  grâces 
étaient  un  peu  banales,  qu'elles  avaient  été  trop  promenées,  que 
son  sourire,  aussi  cosmopolite  qu'elle-même,  avait  pris  le  chemin 
de  l'école  pour  arriver  de  Vienne  à  Paris,  et  qu'ayant  séjourné  à 
Saint-Pétersbourg,  à  Lucerne,  à  Baden  et  à  Nice,  il  s'était  défraîchi 
en  route.  Le  vicomte  fut  un  instant  découragé.  Il  ne  s'abandonna 
pas  à  sa  mauvaise  humeur,  il  fit  travailler  son  imagination,  il  se 
persuada  que  la  femme  qu'il  tenait  par  la  main  avait  de  quoi  lui  in- 
spirer une  passion  de  quatre  ou  cinq  mois,  et  c'était  tout  ce  qu'il 
demandait  à  son  bonnet  à  la  hongroise.  L'animation  de  la  course, 
la  joie  d'avoir  trouvé  subitement  un  plaisir  qu'elle  n'avait  pas  eu  la 
peine  d'inventer,  qui  était  venu  la  chercher  sans  qu'elle  l'appelât, 
rehaussait  ses  agrémens  naturels.  Elle  était  ivre  de  vent,  ivre  du 
bonheur  d'aller  devant  elle  sans  trop  savoir  où,  de  sentir  sa  main 
dans  une  main  inconnue.  Maurice  eût  été  bien  aise  de  la  faire  cau- 
ser; il  fit  mine  de  s'arrêter,  lui  demanda  si  elle  n'était  pas  lasse. 
Elle  lui  répondit  que  non,  et  repartit  de  plus  belle. 

Lorsqu'ils  furent  revenus  à  l'endroit  où  ils  s'étaient  rencontrés, 
elle  dégagea  sa  main,  dit  à  Maurice  avec  un  accent  germanique  : 
—  Puis-je  savoir,  monsieur... 

—  Le  vicomte  d'Arolles,  répondit-il.  Et  de  mon  côté  puis-je  vous 
demander... 

—  La  baronne  Mardorf.  Au  revoir,  j'espère. 

Cela  dit,  elle  s'en  fut  rejoindre  un  groupe  d'hommes  et  de  femmes 
qui,  arrêtés  sur  le  bord  du  lac,  avaient  contemplé  son  exploit.  Au 
milieu  de  ce  groupe  se  détachait  un  petit  homme  maigre,  à  la  longue 
barbe  blanche;  il  ne  ressemblait  pas  mal  à  un  kobold.  C'était  le 
mari.  Les  diverses  parties  de  son  corps  ne  semblaient  pas  avoir  été 
faites  les  unes  pour  les  autres  ;  on  eût  dit  qu'il  était  fabriqué  de 
pièces  rapportées.  Peut-être  ce  citoyen  du  monde  avait-il  fait  venir 
sa  tête  de  Vienne ,  ses  bras  de  Saint-Pétersbourg  et  ses  jambes  de 
Londres,  en  s'adressant  aux  meilleurs  faiseurs.  Maurice  trouva  cet 
homoncule  assez  plaisant,  il  se  dit  avec  le  poète  :  u  D'où  il  descend, 
on  ne  le  sait  pas  au  juste;  mais,  comme  il  ne  m'a  fait  que  du  bien, 
je  n'ai  pas  à  m'occuper  de  ses  origines.  » 

Il  fit  encore  quelques  évolutions  sur  la  glace,  tandis  que  la  ba- 
ronne livrait  ses  jolis  pieds  à  un  grand  laquais,  doré  sur  toutes  les 
coutures,  qui  s'était  agenouillé  pour  lui  ôter  ses  patins.  Quelques 
minutes  après,  accompagnée  du  kobold,  elle  regagna  sa  voiture.  A 


510  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plusieurs  reprises,  elle  tourna  la  tête  du  côté  du  lac,  comme  pour  y 
chercher  quelqu'un ,  et  Maurice  put  croire  sans  fatuité  que  c'était  à 
lui  qu'elle  en  voulait. 

Le  lendemain  matin,  le  vicomte  d'Arolles  était  assis  devant  sa 
table  à  écrire,  où  il  n'écrivait  pas.  Les  jambes  croisées,  il  promenait 
ses  regards  tantôt  sur  le  médaillon  de  son  tapis  de  Smyrne,  tantôt 
dans  les  allées  du  jardin  du  Luxembourg.  Le  ciel  était  bas,  plombé; 
la  gelée  persistait,  les  marronniers  étaient  couverts  de  givre,  et  les 
statues  grelottaient  sur  leur  piédestal.  Le  vicomte  avait  l'air  sombre 
comme  le  temps.  Depuis  la  veille,  il  travaillait  avec  une  infatigable 
contention  d'esprit  à  se  persuader  qu'il  était  amoureux  d'une  ba- 
ronne autrichienne.  Il  évoquait  obstinément  son  aimable  figure  et 
son  bonnet  à  la  hongroise;  mais  un  malin  génie  prenait  plaisir  à 
traverser  ses  incantations.  A  peine  avait-il  réussi  à  fixer  cette  image 
fugitive,  à  la  parer  de  grâces  presque  divines,  il  s'avisait  que  des 
cheveux  roux  étaient  devenus  châtains  sombres,  il  voyait  de  jolies 
joues  à  fossettes  se  changer  en  un  beau  marbre  veiné  de  rose ,  de 
petits  yeux  de  teinte  indécise  et  rêveuse  se  transformer  soudain  en 
de  grands  yeux  noirs,  et  ces  grands  yeux  noirs  ne  rêvaient  pas  ,  ils 
attendaient  les  passans  au  coin  d'un  bois  pour  leur  verser  du  poi- 
son. Enfin,  pour  compléter  ces  métamorphoses,  le  bonnet  hongrois 
faisait  place  à  un  chapeau  de  feutre  coquettement  retroussé ,  dont 
l'agrafe  en  diamans  jetait  des  lueurs  diaboliques.  En  vain  Maurice 
cherchait-il  à  conjurer  son  mauvais  sort,  son  imagination  se  sentait 
comme  ensorcelée,  et  il  lui  semblait  que  les  arbres  chargés  de  givre 
avaient  deviné  son  mal,  qu'ils  montraient  du  doigt  le  vicomte  d'A- 
rolles en  se  moquant  de  lui. 

Il  avait  décidé  qu'il  retournerait  au  bois  dans  l'après-midi.  En  le 
quittant,  la  baronne  Mardorf  lui  avait  dit  :  —  Au  revoir.  —  Cela 
signifiait  :  A  demain.  Son  domestique  entra  et  lui  remit  un  pli.  Il 
passa  les  yeux  sur  l'adresse  et  n'en  reconnut  pas  l'écriture,  qui 
était  correcte,  soignée,  mais  sans  élégance;  elle  trahissait  la  plume 
consciencieuse  d'un  secrétaire  ou  d'une  femme  de  chambre  qui 
s'applique.  Il  ouvrit  nonchalamment  l'enveloppe,  en  tira  une  feuille 
de  papier  anglais  sans  chiffre.  Le  billet  n'était  pas  de  la  même 
main  que  le  dessus;  il  consistait  en  cinq  ou  six  lignes  de  pattes  de 
mouche  que  le  vicomte  prit  d'abord  pour  de  l'arabe;  en  y  regardant 
de  plus  près,  il  s'assura  que  c'étaient  des  caractères  allemands. 
L'écriture  cursive  de  nos  voisins  n'est  pas  commode  à  lire  pour  des 
yeux  velches;  celle  du  billet  était  si  enchevêtrée,  si  confuse,  que 
Maurice  fut  sur  le  point  de  renoncer  à  la  déchiffrer.  Cependant,  la 
curiosité  l'emportant  sur  la  paresse,  il  vint  à  bout  de  ce  grimoire. 
11  avait  appris  un  peu  d'allemand  au  lycée,  et,  bien  malgré  lui,  il 
l'avait  rappris  à  Kœnigsberg.  S'aidant  de  ses  souvenirs  et  quelque 


LE    FIANCÉ   DE   m"'    SAINT-MAUR.  511 

peu  du  dictionnaire,  au  bout  d'un  quart  d'heure  il  savait  de  science 
certaine  ce  que  contenait  le  billet.  En  voici  la  traduction  fidèle  : 

«  Vous  ne  me  connaissez  pas,  et  je  vous  connais  peu;  mais  une 
rencontre  décide  quelquefois  de  notre  vie,  et  un  caprice  combattu 
devient  souvent  une  passion.  J'ai  hésité,  je  n'hésite  plus.  Votre 
cœur  est-il  libre?  Pouvez-vous  le  donner  à  l'inconnu?  Si  votre  ré- 
ponse est  celle  que  je  désire,  promenez-vous  à  cheval,  entre  quatre 
et  cinq  heures  de  l'après-midi,  dans  la  contre-allée  de  l'avenue  de 
l'Impératrice;  mais  ne  poussez  pas  jusqu'au  lac.  » 

Il  ne  fallait  pas  être  sorcier  pour  deviner  d'où  venait  cette  lettre. 
Le  vicomte  d'Arolles  ne  put  s'empêcher  de  sourire  en  pensant  que, 
pour  convertir  leurs  caprices  en  passions,  certaines  baronnes  n'ont 
besoin  de  les  combattre  que  deux  heures  durant,  juste  le  temps  de 
découvrir  l'adresse  des  gens  à  qui  elles  ont  affaire.  A  la  vérité,  il 
lui  déplaisait  de  rece\t)ir  un  poulet  amoureux  écrit  en  allemand; 
mais  il  passa  facilement  par  là-dessus.  Dans  l'état  d'esprit  où  il  se 
trouvait,  eût-elle  été  écrite  en  mongol,  cette  lettre  lui  aurait  paru 
un  secours  envoyé  du  ciel.  Il  avait  tenté  d'oublier  et  n'y  avait  pas 
réussi;  il  voulait  essayer  de  s'étourdir,  l'Autriche  lui  venait  en  aide, 
il  bénit  l'Autriche  et  la  baronne  Mardorf.  Il  ne  faut  pas  chicaner  le 
vin  sur  sa  qualité,  quand  on  ne  lui  demande  que  le  trouble  de 
l'ivresse;  le  plus  médiocre  a  son  prix  pour  qui  n'aspire  qu'à  laisser 
sa  raison  au  fond  de  son  verre. 

Dès  quatre  heures  sonnantes,  Maurice  arpentait  à  cheval  la  contre- 
allée  de  l'avenue  du  bois.  Quoique  la  neige  commençât  de  tomber 
à  gros  flocons,  il  ne  déserta  point  son  poste  et  attendit  le  retour 
des  voitures.  Elles  étaient  presque  toutes  fermées,  et  dans  trois  ou 
quatre  il  crut  apercevoir  un  chapeau  brun  au  bord  retroussé;  c'est 
ainsi  qu'une  imagination  blessée  peuple  le  monde  de  ses  fantômes. 
Enfin  parut  une  calèche  découverte  traînée  par  quatre  chevaux  friu- 
gans;  elle  contenait  ce  que  Maurice  attendait.  En  passant  devant 
lui,  le  baron  Mardorf  fit  un  d^rai-sourire  et  un  demi-salut,  auquel 
le  vicomte  répondit  sans  sourire  par  un  salut  complet.  La  baronne 
lui  lança  un  regard  furtif  et  détourna  aussitôt  la  tête.  Il  pensa  un 
moment  à  les  suivre  de  loin;  mais  il  jugea  qu'il  était  dans  son  rôle 
de  ne  pas  avoir  trop  d'empressement  et  qu'aussi  bien  il  recevrait  le 
jour  suivant  un  second  billet  qui  l'informerait  de  ce  qu'il  désirait 
apprendre.  En  effet,  dès  le  lendemain,  il  reçut  une  seconde  livraison 
d'hiéroglyphes;  il  les  déchiffra  plus  aisément  que  ceux  de  la  veille. 
Ils  disaient  ce  qui  suit  : 

«  Ainsi  votre  cœur  est  libre  !  Je  suis  presque  tentée  de  vous  en 
remercier,  ce  qui  serait  fort  déraisonnable.  Je  ne  veux  pas  vous 
tromper,  ni  vous  laisser  croire  qu'il  m'est  facile  de  disposer  de  moi. 


512  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Vous  plaît-il  de  tout  oser  sur  la  foi  d'un  caprice  de  femme?  Si  de- 
main, à  l'heure  où  Paris  revient  du  bois,  vous  traversez  la  place 
Vendôme,  je  croirai  avoir  reçu  la  réponse  que  je  souhaite,  et  avant 
peu  de  jours  vous  saurez  qui  je  suis.  » 

—  Oh  bien  !  pensa  Maurice,  il  paraît  que,  malgré  ses  demi-sou- 
rires et  ses  demi-saluts,  le  baron  Mardorf  a  l'approche  terrible  et 
qu'il  est  aussi  dur  à  réduire  que  son  nom  est  rébarbatif  à  pronon- 
cer. Nous  l'apprivoiserons,  nous  lui  apprendrons  la  devise  de  notre 
famille  :  qui  s'y  frotte  s'y  pique. 

Depuis  que  l'aventure  devenait  dangereuse,  elle  lui  paraissait 
plus  intéressante,  et  il  était  fermement  résolu  à  la  pousser  jusqu'au 
bout.  Une  seule  chose  le  refroidissait  un  peu,  c'étaient  ces  perpé- 
tuelles promenades  auxquelles  le  condamnait  M""'  Mardorf.  Il  se 
promit  de  se  procurer  au  plus  vite  d'autres  moyens  de  répondre  à 
ses  billets.  Il  ne  laissa  pas  de  traverser  la  place  Vendôme  à  l'heure 
indiquée;  il  n'aperçut  ni  sur  le  pavé,  ni  à  aucune  fenêtre,  ni  au 
sommet  de  la  colonne,  rien  qui  ressemblât  à  une  baronne  autri- 
chienne. Il  entra  à  l'hôtel  du  Rhin  pour  y  prendre  langue;  le  couple 
qui  l'intéressait  n'y  était  point  connu.  Heureusement  pour  lui,  la 
lettre  qu'il  reçut  le  lendemain  lui  apprit  qu'il  était  au  bout  de  ses 
peines. 

«  Il  y  aura  dans  trois  jours,  lui  écrivait-on,  une  première  repré- 
sentation à  l'Opéra-Gomique.  La  femme  qui  vous  écrit  y  assistera 
dans  une  avant-scène  ou  dans  une  première  loge.  Vous  la  recon- 
naîtrez à  une  rose  pourpre  qu'elle  portera  à  son  corsage.  Si  sa  figure 
n'est  pas  celle  que  vous  rêviez,  si  vous  n'y  trouvez  pas  de  quoi 
vous  inspirer  une  passion  et  ce  frémissement  secret  qui  accom- 
pagne les  grands  bonheurs,  de  grâce  ne  la  regardez  pas  deux  fois 
et  ne  cherchez  point  à  vous  approcher  d'elle,  car  elle  vous  de- 
mande votre  cœur  et  votre  cœur  tout  entier.  Si  vous  pouvez  le  lui 
donner,  vous  trouverez  facilement  un  prétexte  pour  entrer  dans  sa 
loge,  et,  afin  qu'il  ne  vous  reste  aucun  doute,  elle  ouvrira  devant 
vous  son  éventail  Pompadour,  dont  la  feuille  a  été  peinte  par  Wat- 
teau,  et  vous  y  verrez  des  bergers  et  des  bergères  dansant  une 
ronde  autour  d'un  amour  qui  joue  de  la  guitare.  » 

Maurice  fit  la  réflexion  que  la  baronne  Mardorf  en  prenait  à  son 
aise,  qu'elle  lui  en  demandait  beaucoup  en  réclamant  de  lui  son 
cœur  tout  entier,  et  «  ce  frémissement  secret  qui  accompagne  les 
grands  bonheurs.  »  Il  lui  parut  que  cette  aimable  voyageuse  n'avait 
pas  perdu  dans  ses  pérégrinations  la  sentimentalité  particulière  à 
sa  race,  qu'elle  n'avait  pas  laissé  aux  broussailles  du  chemin  toutes 
ses  illusions.  Toutefois  il  se  rappela  que  les  mots  n'ont  pas  le  même 
sens  en  allemand  et  en  français,  que  les  cœurs  germaniques  fris- 


LE   FIANCÉ   DE   m"*   SAINT-MAUR.  513 

sonnent  à  meilleur  compte  que  les  antres,  que  cela  se  passe  à  fleur 
de  peau  sans  tirer  à  conséquence,  et  que  l'imagination  fait  le  reste. 
Il  forma  le  ferme  propos  de  devenir  Allemand  pour  la  circonstance, 
de  frissonner  un  peu  et  d'imaginer  beaucoup.  Au  surplus,  la  féro- 
cité du  baron  ne  pouvait  manquer  de  réchauffer  son  zèle  et  de  le 
piquer  au  jeu.  Il  se  promettait  d'être  entreprenant,  de  ne  pas  s'a- 
muser aux  bagatelles  de  la  porte,  de  brûler  plus  d'une  étape,  de 
brusquer  le  dénoûment.  Il  comptait  sur  les  émotions  d'une  partie 
de  chasse  pour  distraire  son  cœur  malade,  pour  brouiller  ses  voies, 
pour  lui  faire  perdre  la  piste  de  son  malheur.  Il  se  mit  incontinent 
à  la  recherche  d'un  fauteuil  d'orchestre. 

Deux  jours  plus  tard,  quelques  minutes  avant  le  lever  du  rideau, 
le  vicomte  d'Arolles  arrivait  à  l'Opéra-Comique  en  tenue  de  guerre, 
cravaté,  chaussé,  ganté  avec  l'irréprochable  élégance  de  ses  grands 
jours,  l'air  résolu  d'un  Amadis  qui  ouvre  une  campagne.  Après  avoir 
pris  possession  de  son  fauteuil  et  salué  un  ou  deux  voisins  de  con- 
naissance, tournant  le  dos  à  la  scène,  il  parcourut  des  yeux  toute 
la  salle,  qui  se  garnissait  lentement.  Il  avisa  seule  dans  une  pre- 
mière loge  de  face  la  marquise  de  Niollis.  Sa  toilette  verte  et  or 
comme  la  peau  d'une  salamandre  la  recommandait  à  l'attention.  Il 
lui  importait  peu,  elle  avait  le  courage  de  son  opinion  et  de  sa  lai- 
deur, et  l'impertinence  de  ses  petits  yeux  clignotans  et  de  son  sou- 
rire qui  n'était  pas  tendre  la  sauvait  du  ridicule.  Étant  la  première 
à  faire  justice  de  sa  personne,  elle  s'attribuait  le  droit  d'accommo- 
der de  toutes  pièces  celle  des  autres,  et  il  y  avait  dans  sa  physiono- 
mie je  ne  sais  quoi  d'inquiétant.  On  raconte  que  certains  esprits  des 
bois  ont  été  affligés  par  la  nature  de  vilaines  pattes  de  canard.  La 
plupart  les  cachent  avec  grand  soin,  les  autres  se  moquent  de  leur 
disgrâce  et  s'en  consolent  en  soutenant  que  tous  les  esprits  des 
bois  et  des  villes  ont  quelque  chose  à  cacher.  Ils  montrent  leurs 
pattes  à  tout  l'univers  et  s'occupent  de  découvrir  les  pattes  des 
autres;  il  y  a  là  de  quoi  remplir  une  vie. 

Ce  n'était  pas  M'"*  de  Niollis  que  le  vicomte  d'Arolles  était  venu 
chercher  à  l'Opéra-Comique.  Il  se  rassit,  et  bientôt  après  la  repré- 
sentation commença.  On  donnait  comme  entrée  de  jeu  les  Noces  de 
Jeannette,  qu'il  savait  par  cœur.  Il  n'écouta  que  d'une  oreille  et  se 
servit  de  ses  yeux  pour  inspecter  la  salle.  On  entamait  la  dernière 
scène  quand  il  vit  s'ouvrir  la  porte  d'une  loge  de  côté,  où  se  des- 
sina la  taille  d'un  petit  homme  dégingandé ,  affublé  d'une  longue 
barbe  blanche  ;  elle  était  bien  à  lui,  mais  on  aurait  pu  croire  que 
c'était  lui  qui  appartenait  à  sa  barbe.  Trois  femmes  l'accompa- 
gnaient, et  l'une  des  trois  était  la  sienne.  Quel  ne  fut  pas  le  pro- 
fond étonnement  de  Maurice!  La  baronne  Mardorf  ne  portait  point 

TOME  xiiT.  —  1876.  33 


51/1  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  rose  à  son  corsage.  Son  chagrin  égala  d'abord  sa  surprise;  il  ne 
tarda  pas  à  s'en  remettre.  Décolletée,  parée  comme  une  châsse, 
étincelante  de  bijoux,  Maurice  trouva  la  baronne  commune,  presque 
laide.  Il  s'aperçut  que  le  bonnet  à  la  hongroise  lui  avait  fait  illusion, 
que  c'était  pour  le  bonnet  et  non  pour  la  femme  qu'il  avait  failli  en 
tenir,  et  il  n'est  pas  le  premier  à  qui  soit  arrivé  pareil  accident; 
—  mais  à  ce  compte  quelle  était  son  inconnue?  Une  Allemande  as- 
surément; mais  quelle  Allemande?  Il  se  récitait  a  lui-même  les 
trois  billets  hiéroglyphiques  qu'il  avait  reçus  et  dont  les  pattes  de 
mouche  dansaient  devant  ses  yeux.  Il  n'en  tirait  aucun  éclaircisse- 
ment. —  A  quoi  bon  chercher?  se  dit-il.  Elle  m'a  écrit  :  «  Yous  ne 
me  connaissez  pas  et  je  vous  connais  peu.  »  11  faut  l'en  croire,  elle 
était  de  bonne  foi,  et  mon  inconnue  est  vraiment  une  inconnue. 
Attendons.  —  Là-dessus,  il  fouillait  de  son  œil  perçant  tous  les 
coins  de  la  salle  pour  tâcher  d'y  découvrir  une  rose  pourpre  ou 
mêmeponceau,  et  il  n'en  trouvait  point. 

Replongée  en  plein  mystère,  on  peut  croire  que  son  imagination 
travailla  pendant  tout  l'entr'acte;  malheureusement  elle  mâchait  à 
vide.  Le  vicomte  avait  la  fièvre,  et  sa  fièvre  comptait  les  minutes. 
Un  mot  qu'il  avait  presque  oublié  lui  revint  à  l'esprit.  La  dernière 
fois  qu'il  était  allé  à  son  cercle,  on  y  avait  parlé  d'un  gros  épicier 
enrichi  et  vaniteux  de  la  rue  Saint-Martin  à  qui  ses  amis  avaient 
fait  croire  pendant  vingt-quatre  heures  qu'il  était  nommé  préfet  de 
la  Seine.  Maurice  ayant  trouvé  l'invention  un  peu  grosse,  quelqu'un 
lui  avait  dit  :  Oh!  vous,  mon  cher,  vous  êtes  immystifiable.  Avait- 
on  voulu  lui  prouver  le  contraire?  Qu'il  y  eût  de  par  le  monde  un 
homme  assez  osé  pour  riiystifier  le  vicomte  d'Arolles,  c'était  difficile  à 
admettre;  à  la  seule  pensée  que  cela  ne  fût  pas  impossible ,  ses 
narines  se  gonflaient  de  colère  et  ses  mains  se  crispaient. 

Soudain  sa  colère  fit  place  à  un  tout  autre  sentiment,  voisin  de  la 
terreur.  Il  avait  vu  paraître  dans  une  avant-scène  une  tête  blonde  un 
peu  ébouriffée,  deux  épaules  d'un  blanc  nacré  et  un  buste  majestueux 
aux  formes  trop  ressenties.  La  femme  qui  faisait  son  entrée  était  la 
duchesse  de  Lestrigny,  qu'il  avait  plus  d'une  fois  rencontrée  dans 
le  monde.  Elle  demeura  un  instant  debout  au  bord  de  la  loge,  pen- 
dant que  ses  yeux  trottaient  autour  d'elle.  Ceux  de  Maurice  ne 
trottaient  pas,  ils  restaient  fixés  sur  une  rose  du  rouge  le  plus 
foncé,  que  la  duchesse  portait  à  sa  ceinture.  Le  cœur  pesant,  il  se 
laissa  retomber  dans  son  fauteuil.  M"®  de  Lestrigny,  qui  avait  fait 
parler  d'elle,  était  célèbre  pour  ses  grâces  langoureuses;  elle  passait 
pour  avoir  été  fort  bien  dans  son  temps,  mais  son  temps  n'était  plus, 
sa  beauté  était  mûre,  et  l'excès  des  précautions  lui  avait  brouillé 
le  teint.  Elle  faisait  une  de  ces  retraites  en  bon  ordre  qui  sont  plus 


LE   FIANCÉ   DE    il""    SAINT-MAUR.  515 

glorieuses  que  des  victoires.  Le  vicomte  consentait  à  admirer  sa 
vaillance,  mais  il  n'eut  pas  besoin  de  descendre  daûs  son  cœur  pour 
s'assurer  qu'il  lui  était  impossible  de  répondre  aux  tendres  senti- 
mens  que  selon  toute  apparence  venait  de  lui  vouer  cette  beauté 
sur  le  retour. 

Il  essaya  de  douter  encore.  Quoiqu'il  n'osât  pas  la  regarder,  il 
lui  parut  que  la  duchesse  le  regardait.  Il  se  souvint  que  le  jour  oii 
il  avait  eu  la  funeste  fantaisie  d'aller  patiner  à  Madrid,  il  avait 
croisé  son  coupé  près  de  l'arc  de  l'Étoile,  et  qu'elle  lui  avait  fait 
une  inclination  de  tête  pleine  de  morbidesse.  Autre  indice,  autre 
preuve,  il  se  souvint  aussi  qu'elle  habitait  à  la  place  Vendôme.  Sa- 
vait-elle la  langue  de  Schiller  et  de  M.  de  Bismarck?  Elle  avait 
eu  longtemps  l'habitude  de  passer  l'été  à  Baden;  peut-être  y  avait- 
elle  attrapé  au  vol  quelques  bribes  d'allemand.  Le  vicomte  se  sen- 
tit comme  accablé  par  la  certitude  de  son  bonheur;  il  éprouvait  le 
frisson  demandé,  mais  ce  n'était  pas  celui  qui  accompagne  les 
grandes  joies.  Il  n'était  plus  Amadis;  le  chevalier  du  Lion  venait  de 
se  transformer  en  un  beau  Ténébreux.  Il  se  rappela  cette  phrase  du 
dernier  billet  :  «  Si  ma  figure  n'est  pas  celle  que  vous  rêviez,  de 
grâce  ne  me  regardez  pas  deux  fois.  »  Il  ne  savait  que  faire  de  ses 
yeux  et  songeait  à  s'évaderf  mais  après  une  courte  ouverture  le 
rideau  s'était  levé,  on  jouait  l'opéra  nouveau.  Il  fit  de  vains  efforts 
pour  s'y  intéresser;  il  ne  put  saisir  un  seul  mot  de  l'intrigue,  tant 
il  était  occupé  et  tourmenté  de  la  sienne,  dont  il  maudissait  le  fâ- 
cheux dénoûment.  Il  avait  trop  de  courtoisie  naturelle  pour  qu'il 
ne  lui  en  coûtât  pas  de  répondre  par  un  mauvais  procédé  aux 
avances  d'une  femme  quelconque,  fiit-ce  d'une  bouquetière  ou  d'un 
modèle  d'atelier,  et  assurément  la  duchesse  de  Lestrigny  méritait 
des  égards.  Il  rassembla  tout  son  courage,  leva  une  seconde  fois 
les  yeux  sur  l'avant-scène.  La  duchesse  avait  relevé  l'écran  placé 
devant  elle,  on  ne  voyait  plus  que  le  sommet  de  sa  tête  et  de  sa 
coiffure  hurlupée.  Ce  fut  un  grand  soulagement  pour  le  vicomte.  Il 
avait  fait  son  devoir,  il  était  quitte  envers  sa  conscience.  A  peine  le 
premier  acte  fut-il  terminé,  baissant  la  tête  comme  un  criminel,  il 
se  disposa  à  quitter  le  théâtre  sans  esprit  de  retour. 

Comme  il  venait  d'atteindre  l'entrée  du  couloir,  il  s'avisa  que 
plusieurs  lorgnettes  étaient  braquées  sur  une  loge  de  face,  et  son 
regard  s'y  porta  machinalement.  Cette  loge  était  celle  qu'occupait 
M"'*  de  jNioUis,  mais  ce  n'était  point  à  la  marquise  qu'en  voulaient 
les  lorgnettes.  A  sa  droite  s'était  assise  une  femme  habillée  d'une 
robe  de  faille  couleur  maïs,  garnie  de  dentelles  blanches.  Elle  ne 
portait  pas  uti  seul  bijou,  mais  elle  avait  à  son  corsage,  comme  la 
duchesse  de  Lestrigny,  une  magnifique  rose  d'un  pourpre  foncé,  et 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  tenait  à  la  main  un  éventail,  qui  pouvait  bien  être  un  éventail 
Pompadour,  et  dont  elle  frappait  de  petits  coups  sur  le  rebord  de 
la  loge.  Le  vicomte  d'Arolles  ne  pouvait  douter  que  cette  femme  ne 
fût  sa  belle-sœur. 

Quand  il  arriva  dans  le  couloir,  il  avait  l'air  effaré  d'un  homme 
qui  a  vu  tomber  la  foudre  à  vingt  pas  de  lui;  il  ne  se  reconnaissait 
plus  dans  le  désordre  de  ses  pensées,  il  lui  semblait  porter  sur  ses 
épaules  la  tête  d'un  autre.  11  reprit  son  pardessus  à  l'ouvreuse, 
s'en  revêtit  en  hâte  et  s'enfuit.  Il  était  fermement,  irrévocable- 
ment résolu  à  ne  pas  approfondir  le  redoutable  mystère  des  deux 
roses  rouges.  Si  le  sphinx  de  Thèbes  faisait  un  mauvais  parti  aux 
passans  peu  sagaces  qui  ne  devinaient  pas  le  mot  de  son  rébus, 
d'autres  sphinx,  habillés  quelquefois  d'une  robe  couleur  maïs,  dé- 
vorent les  imprudens  qui  les  devinent.  Le  vicomte  gagna  en  trois 
sauts  le  péristyle  et  bientôt  le  trottoir  du  boulevard,  sans  trop  savoir 
où  il  allait.  Quand  il  fut  là,  il  comprit  qu'il  devait  se  diriger  vers  la 
rue  Montmartre  pour  retourner  chez  lui.  Il  avait  les  jambes  d'un 
homme  qui  se  sauve.  Il  dépassa  la  rue  Richelieu,  puis  la  rue  Vi- 
vienne;  mais  peu  à  peu  sa  démarche  se  ralentit.  Il  s'arrêta  bientôt, 
resta  une  minute  immobile,  le  regard  vague,  les  bras  ballans.  Il  se 
surprit  à  dire  à  une  marchande  de  journaux  :  Que  je  meure  si  je 
ne  sais  pas  ce  qui  en  est  !  La  marchande  le  contemplait  d'un  œil 
ahuri.  Il  rebroussa  chemin  et  se  retrouva  en  face  de  l'Opéra- 
Comique. 

Au  moment  où  il  atteignait  le  haut  de  l'escalier  qui  conduit  à  la 
galerie  des  premières,  il  aperçut  le  baron  Mardorf  embusqué  à 
l'entrée  du  foyer  comme  une  araignée  qui  attend  sa  mouche.  Le  ko- 
bold  fit  un  geste  de  joyeuse  surprise,  se  précipita  au-devant  du 
vicomte,  s'informa  de  sa  santé  sur  un  ton  caressant.  Sa  politesse, 
ayant  beaucoup  circulé,  avait  acquis  l'aimable  rondeur  d'un  caillou 
qui,  en  roulant,  a  perdu  tous  ses  angles. 

—  Vous  n'êtes  pas  retourné  à  Madrid,  monsieur  le  vicomte,  lui 
dit-il.  La  baronne  Mardorf  s'en  plaint. 

—  J'irai  au  premier  jour  lui  présenter  mes  excuses  sur  la  glace, 
lui  répondit  Maurice. 

Et  il  le  quitta  sans  plus  de  façons.  La  figure  de  M.  Mardorf  s'al- 
longea. Il  avait  espéré  que  le  vicomte  d'Arolles  le  désennuierait  cinq 
minutes  durant,  et  il  lui  en  voulait  de  l'avoir  déçu  dans  son  attente. 

Depuis  le  commencement  de  l'entr'acte,  M"'  d'Arolles  avait  eu 
fort  à  faire  aux  empressés  qui  étaient  venus  la  saluer  dans  sa  loge. 
Maurice  attendit  leur  départ  avec  impatience.  11  entra  à  son  tour. 
Il  avait  repris  possession  de  lui-même  et  refoulé  au  fond  de  son 
cœur  la  violente  émotion  qui  l'avait  pris  à  la  gorge.  Il  s'était  fait 


LE   FIANCÉ   DE   m"*   SAINT-MAUR.  517 

un  visage.  En  le  voyant  paraître,  la  comtesse  s'écria  :  —  Un  reve- 
nant! 

Puis  elle  lui  tendit  la  main  :  —  C'est  bien  vous?  en  chair  et  en 
os?  Il  m'avait  semblé  vous  découvrir  tantôt  à  l'orchestre;  mais  je 
n'en  croyais  pas  mes  yeux.  —  Et,  se  tournant  vers  M'"*  de  INiollis  : 
—  Ma  chère,  lui  dit-elle,  je  vous  présente  une  vertu  en  rupture 
de  ban. 

—  Ah  !  vicomte,  dit  la  marquise,  c'est  une  chose  bien  grave  qu'une 
première  faute.  Plaise  à  Dieu  que  vous  ne  soyez  pas  ici  sans  l'auto- 
risation de  votre  gouverneur  ! 

—  Je  suis  en  règle,  lui  répondit  Maurice,  j'ai  dans  ma  poche  une 
permission  de  minuit,  et  j'entendrai  la  pièce  jusqu'au  bout.  Les  en- 
fans  aiment  à  savoir  comment  les  histoires  finissent. 

—  Oh  bien!  je  voudrais  savoir  comment  celle-ci  commence,  re- 
prit la  marquise.  C'est  un  embrouillamini  où  je  me  perds.  "Vicomte, 
je  vous  prie ,  qu'est-ce  qu'il  chante  ce  premier  acte? 

Maurice  se  trouva  fort  embarrassé  ;  il  n'avait  de  ce  premier  acte 
que  l'idée  la  plus  confuse,  et  lui-même  aurait  eu  grand  besoin 
d'être  mis  au  clair.  Il  paya  d'audace,  se  lança  dans  des  explications 
beaucoup  plus  obscures  que  ce  qu'il  voulait  expliquer,  brouillant 
outrageusement  la  pièce  nouvelle  et  les  Noces  de  Jeannette,  dont  il 
ne  faisait  qu'un  plat.  La  marquise  se  mit  à  rire. 

—  Comme  on  a  raison  de  dire,  s'écria-t-elle,  qu'il  n'est  rien  de 
comparable  à  l'étude  du  droit  pour  éclaircir  les  idées  d'un  homme  ! 

—  Il  faut  pardonner  à  ce  pauvre  garçon,  lui  dit  M"'*  d'Arolles. 
Dame!  la  première  fois  qu'on  va  au  théâtre,  la  nouveauté  du  spec- 
tacle, l'émotion,  les  toilettes,  l'éclat  des  lumières... 

—  En  conscience,  ce  n'est  pas  cela,  repartit  Maurice. 

—  Et  quoi  donc? 

—  Si  j'ai  mal  écouté  la  pièce,  reprit-il  en  regardant  fixement  sa 
belle-sœur,  c'est  la  faute  de  la  duchesse  de  Lestrigny.  Elle  porte  à 
son  corsage  une  rose  pourpre,  et  cette  rose  m'a  causé  des  distrac- 
tions. 

—  Mais  je  vous  prie,  répliqua-t-elle  avec  enjouement,  si  vous  ai- 
mez les  roses,  croyez-vous  que  nous  n'en  ayons  pas,  nous  autres? 
Tenez,  en  voici  une  qui  vaut  celle  de  la  duchesse,  et  pour  vous  ré- 
compenser de  la  bonne  pensée  que  vous  avez  eue  de  rompre  votre 
clôture,  je  prétends  vous  en  fleurir. 

Ce  disant,  elle  ôta  la  rose  de  son  corsage  et  la  présenta  au  vi- 
comte, qui,  après  l'avoir  contemplée  en  silence,  la  mit  à  sa  bouton- 
nière. 

En  ce  moment,  M.  de  Niollis  entra  dans  la  loge,  salua  Maurice 
et  prit  place  derrière  M""*  d'Arolles.  Elle  faisait  danser  entre  ses 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doigts  son  éventail,  qu'elle  n'avait  pas  déplié  de  la  soirée.  Le  mar- 
quis se  pencha  familièrement  vers  elle  et  lui  dit  :  —  Lequel  de  vos 
deux  cents  éventails  avez-vous  apporté  ce  soir?  —  Et  il  fit  un  mou- 
vement  comme  pour  le  lui  prendre  des  mains. 

Elle  le  posa  sur  ses  genoux  en  disant  :  —  J'y  ai  fait  un  accroc, 
n'y  touchez  pas,  vous  l'achèveriez. 

Le  chef  d'orchestre  venait  de  frapper  trois  coups  d'archet  sur  son 
pupitre.  Maurice  voulut  prendre  congé  de  sa  belle-sœur.  Elle  le 
retint  en  lui  disant  :  —  Nous  ne  vous  lâchons  pas  ainsi,  vous  êtes 
un  homme  trop  rare.  Vous  occupez  le  fauteuil  de  votre  frère,  et  je 
doute  qu'il  vienne  vous  le  réclamer.  Il  dînait  ce  soir  à  Versailles. 

Le  vicomte  n'écouta  pas  le  second  acte  mieux  que  le  premier.  Le 
trouble  de  ses  pensées  s'accroissait  encore  par  la  présence  de  M.  de 
Niollis,  qui  lai  portait  sur  les  nerfs.  Le  marquis  affectait  de  s'inté- 
resser à  la  pièce  et  ne  s'occupait  sérieusement  que  des  épaules,  de 
la  nuque  dorée  et  des  cheveux  crêpés  de  la  comtesse.  Il  attachait 
sur  elle  des  regards  dont  l'indiscrétion  révoltait  Maurice,  jusqu'à 
ce  qu'il  s'avisa  d'y  découvrir  une  nuance  de  mélancolie  chagrine; 
le  désir,  comme  on  l'a  dit,  est  une  douleur  commencée.  Au  milieu 
de  l'acte,  M.  de  Niollis  se  pencha  de  nouveau  vers  M"'"  d'Arolles  et 
lui  dit  :  —  Je  vais  passer  une  demi- heure  au  bal  de  l'ambassade 
d'Espagne  et  je  reviendrai  vous  mettre  en  voiture. 

Elle  lui  répondit  :  —  Ne  vous  inquiétez  pas  de  nous  ;  Maurice  se 
charge  de  moi,  et  je  me  charge  de  votre  femme. 

Le  départ  de  M.  de  Niollis  rendit  au  vicomte  un  peu  de  liberté 
d'esprit.  Il  en  usa  pour  s'acharner  de  plus  belle  sur  l'énigme  dont 
il  s'était  juré  d'avoir  le  mot.  Il  dévorait  des  yeux  la  rose  qui  ornait 
sa  boutonnière;  elle  le  regardait  aussi,  elle  le  défiait,  elle  semblait 
lui  dire  :  Tu  n'auras  pas  mon  secret.  —  Il  y  a  dans  les  trois  bil- 
lets anonymes,  pensait-il,  des  passages  qui  n'ont  tout  leur  sens  que 
s'ils  ont  été  écrits  de  sa  main ,  celui-ci  entre  autres  :  «  Une  ren- 
contre décide  quelquefois  de  toute  une  vie,  et  un  caprice  combattu 
devient  souvent  une  passion.  »  C'est  elle,  c'est  bien  elle.  Le  mot 
sur  les  grands  bonheurs  qui  font  frissonner  est  une  allusion  évi- 
dente à  l'effroi  que  je  ressentis  une  nuit  dans  le  corridor  d'une  ab- 
baye en  ruine.  Il  n'y  a  plus  de  doute,  c'est  elle.  —  Sûr  de  son  fait, 
il  lui  prenait  un  frisson  qu'il  sentait  courir  dans  tout  son  corps. 
Cependant  Gabrielle  était  tout  entière  à  la  pièce,  elle  n'avait  pas 
tourné  une  seule  fois  la  tête  pour  s'assurer  qu'il  était  encore  là.  Il 
recommençait  à  douter  et  mourait  d'envie  de  lui  arracher  son  éven- 
tail pour  y  lire  sa  destinée;  mais  la  main  qui  tenait  cet  éventail  le 
tenait  bien,  et  cette  main  n'était  pas  de  celles  qu'on  peut  ouvrir  de 
force,  on  l'eut  plutôt  brisée. 


L£   FIANCÉ    DE    m"''    SAINT-MAUR.  519 

Le  rideau  tomba  sans  que  Maurice  s'en  aperçût.  M'"®  d'Arolles 
se  tourna  vers  lui.  —  Qu'en  pensez-vous?  lui  dit-elle.  La  pièce  me 
semble  jolie;  les  situations  sont  gaies,  la  musique  est  chantante. 

—  Eh  oui,  reprit-il  d'un  ton  glacial,  c'est  un  opéra  aussi  mé- 
diocre que  beaucoup  d'autres,  des  llonflons  guindés  sur  des  échasses, 
et  qui  ont  la  prétention  d'être  quelque  chose. 

—  Vous  manquez  d'enthousiasme,  reprit-elle.  11  y  a  pourtant  ici 
quelqu'un  qui  vous  donne  tort. 

—  Qui  donc  ? 

—  Une  femme  que  tout  à  l'heure  je  voyais  rire  à  pleines  dents  en 
battant  des  mains...  Yous  la  voyez  d'ici,  c'est  votre  baronne  austro- 
hongroise. 

—  Depuis  quand  est-elle  à  moi? 

—  Depuis  que  vous  avez  eu  le  plaisir  de  pirouetter  avec  elle  sur 
la  glace.  Vous  imaginez-vous  que  nous  ignorions  vos  prouesses?.. 
De  tout  mon  cœur  je  vous  félicite  de  votre  nouvelle  conquête.  Seu- 
lement je  dais  vous  prévenir  qu'il  y  a  des  femmes  comme  cela  à  la 
douzaine;  ce  sont  des  gravures  tirées  à  dix  mille  exemplaires,  et 
celle-ci  n'est  pas  d'avant  la  lettre. 

—  Vous  êtes  cruelle  pour  mes  illusions,  repartit  le  vicomte. 
M™^  de  Niollis  venait  de  braquer  ses  jumelles  sur  la  baronne  Mar- 

dorf.  —  Vous  avez  raison,  ma  chère,  dit-elle,  voilà  une  pauvre 
créature  qui  trouve  le  secret  d'être  excentrique  sans  être  originale. 
Très  connu  ce  genre  de  baronnes.  Elles  sont  nées  avec  une  dizaine 
de  bouteilles  de  vin  de  Champagne  dans  la  tête;  quand  le  dernier 
bouchon  est  parti,  elles  deviennent  de  bonnes  ménagères  ennuyeuses 
comme  la  pluie. 

—  Ah  !  tenez  plutôt ,  s'écria  M'"^  d'Arolles ,  vous  qui  êtes  poète, 
Maurice,  il  y  a  là-bas  une  tête  blonde  qui  doit  vous  plaire.  Elle  ne 
ressemble  à  rien;  ce  serait  un  joli  modèle  pour  Chaplin...  La  voyez- 
vous,  là,  dans  cette  baignoire?..  Vous  arrivez  trop  tard,  elle  a  dis- 
paru. 

—  Elle  est  en  effet  fort  bien,  lui  répondit-il  à  l'aventure.  —  Il 
était  dans  cet  état  d'esprit  où  un  homme  est  incapable  de  voir  dans 
le  monde  autre  chose  que  l'ombre  portée  de  ses  chagrins. 

—  Qu'avez-vous  donc?  lui  demanda  Gabrielle.  Rêvez-vous  en- 
core à  la  rose  de  la  duchesse  de  Lestrigny? 

Il  se  hâta  d'enfiler  la  piste.  —  Point  du  tout,  répondit-il.  Je  pré- 
fère infiniment  celle  que  je  porte  à  ma  boutonnière.  Elle  est  d'un 
plus  beau  rouge,  et  puis  c'est  la  vraie. 

—  Gomment  la  vraie?  fit-elle  avec  étonnement. 

—  On  dit  de  beaucoup  de  choses ,  continua-t-il  sans  la  quitter 
des  yeux,  qu'elles  se  ressemblent  comme  deux  gouttes  d'eau,  et 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourtant  sur  le  nombre  il  n'y  en  a  jamais  qu'une  qui  ait  le  je  ne 
sais  quoi,  les  autres  sont  de  méchantes  copies,  et  ne  méritent  pas 
qu'on  les  regarde  ni  qu'on  les  garde.  Pour  conclure,  à  mon  avis,  la 
rose  de  M'"'  de  Lestrigny  ne  signifie  rien,  et  il  me  semble  que  la 
mienne  a  un  sens  caché,  bon  ou  mauvais.  Vient-elle  de  Dieu? 
vient-elle  du  diable?  C'est  un  mystère,  mais  elle  dit  ce  qu'elle  veut 
dire,  et  voilà  pourquoi  j'affirme  que  des  deux  c'est  la  vraie. 

La  comtesse  ne  sourcilla  pas.  —  Bon  Dieu!  dit-elle,  c'est  trop 
subtil  pour  moi,  et  je  commence  à  croire  que,  sous  apparence  d'é- 
tudier le  droit,  vous  vous  êtes  plongé  jusqu'au  cou  dans  la  philoso- 
phie allemande. 

—  Vous  avez  rencontré  juste;  la  semaine  dernière  j'ai  beaucoup 
lu  d'allemand. 

Elle  répondit  du  ton  le  plus  naturel  :  —  Le  lisez- vous  bien? 
J'aurais  cru  que  vous  l'aviez  oublié;...  mais  pour  en  revenir  à 
notre  guerre  des  deux  roses,  avant  de  trancher  le  différend,  avez- 
vous  examiné  de  près  celle  de  la  duchesse?  Je  la  trouve  incompa- 
rable. 

—  La  rose  ou  la  duchesse? 

—  La  duchesse  est  fort  bien  aussi,  et  j'ai  cru  m'apercevoir  que 
tout  à  l'heure  elle  vous  jetait  des  regards  de  reproche.  Elle  vous  en 
veut  de  ne  pas  être  allé  la  saluer. 

—  Laissez-le  donc  tranquille  dans  son  petit  coin,  s'écria  M'"*  de 
Niollis;  qu'irait-il  faire  dans  la  loge  de  cette  folle?  On  aurait  dû 
pour  la  circonstance  y  mettre  des  barreaux. 

—  Où  prenez-vous  qu'elle  soit  folle?  Je  la  trouve  ce  soir  en 
beauté. 

—  La  duchesse  est  une  oie,  ma  chère,  répliqua  M"'^  de  Niollis  de 
son  ton  le  plus  sardonique,  et  les  femmes  ont  besoin  d'avoir  beau- 
coup d'esprit  pour  tenir  tête  à  leur  imagination.  Que  voulez-vous 
que  devienne  cette  pauvre  malheureuse?  L'esprit  l'inquiète  et  les 
conversations  l'ennuient.  Il  faut  bien  qu'elle  s'occupe  de  l'homme, 
et  elle  poursuivra  jusqu'au  bout  sa  carrière  blonde. 

—  Défendez-la  donc,  dit  M'"®  d'Arolles  à  Maurice,  qui  ne  sonna 
mot. 

—  Je  ne  l'attaque  point,  reprit  M""^  de  Niollis  en  dirigeant  sa 
lorgnette  sur  le  duc  de  Lestrigny,  immobile  à  côté  de  sa  femme  fort 
agitée.  C'était  un  petit  homme  fluet,  sec  comme  une  allumette.  — 
Plaignons-la  plutôt,  ajouta  la  marquise  :  avoir  tant  d'imagination  et 
si  peu  de  mari  ! 

jyjme  d'Arolles  souleva  son  éventail  jusqu'à  la  hauteur  de  son  men- 
ton, et  Maurice,  hors  de  lui,  crut  qu'elle  était  au  moment  de  l'ou- 
vrir. Elle  se  contenta  d'en  effleurer  l'épaule  de  la  marquise.  — 


LE   FIANCÉ    DE    M^''"    SALNT-MAUR.  521 

Convenez,  Hortense,  lui  dit-elle,  que  vous  aimez  à  plaindre  les 
gens  et  que  vous  seriez  ravie,  s'il  m'arrivait  de  faire  une  sottise. 

—  Oh!  vous,  ma  toute  belle,  je  vous  attends,  vous  n'en  ferez 
qu'une,  mais  elle  sera  pommée,  il  y  en  aura  pour  toute  votre  vie, 
marmotta  la  marquise  en  regardant  Gabrielle  en  dessous.  Bah  !  le 
monde  vous  sera  indulgent;  il  dira  :  Elle  était  si  douée  qu'il  faut 
bien  lui  pardonner. 

—  Votre  sentence  est  irrévocable?  Il  n'y  a  pas  d'appel?  fit  la 
comtesse. 

—  Si  fait,  écrivez  des  romans;  c'est  un  dérivatif.  Je  connais  une 
femme  qui,  par  mesure  de  précaution,  en  publie  deux  chaque  an- 
née. Sa  littérature  est  une  revanche  qu'elle  prend  sur  son  hon- 
nêteté. 

—  Hélas!  voilà  une  revanche  que  je  ne  prendrai  jamais,  dit  la 
comtesse  en  riant.  J'ai  une  telle  horreur  des  écritoires  qu'étant 
obligée  d'écrire  moi-même  mes  lettres,  il  m' arrive  souvent  d'en 
faire  écrire  l'adresse  par  ma  femme  de  chambre. 

Ce  fut  un  trait  de  lumière  pour  Maurice.  —  C'est  bien  elle, 
pensa-  t-il  avec  un  tressaillement. 

Cependant  la  marquise  n'avait  pas  cessé  de  coucher  en  joue 
l'avant-scène.  —  11  est  certain,  dit-elle  à  M'"«  d'ArolIes,  que  la  rose 
de  M'"*  de  Lestrigny  ressemble  singulièrement  à  la  vôtre;  elle  est 
presque  noire. 

—  Ce  n'est  pas  étonnant,  lui  répondit  Gabrielle;  ces  deux  sœurs 
ont  poussé  sur  la  même  branche.  Il  y  a  trois  jours,  la  duchesse 
avait  écrit  en  province  pour  commander  qu'on  lui  envoyât  la  plus 
belle  rose  de  ses  serres;  elle  en  a  reçu  deux,  en  a  gardé  une  et  m'a 
fait  tenir  ce  matin  la  seconde,  qui  m'a  servi  à  fleurir  un  Amadis  du 
pays  latin. 

—  Non,  ce  n'est  pas  elle,  ou  on  s'est  entendu  pour  me  mysti- 
fier, se  dit  Maurice  en  retombant  lourdement  sur  lui-même.  Il  au- 
rait voulu  briser  quelque  chose  ou  quelqu'un,  sa  sombre  fureur 
ne  savait  à  qui  s'en  prendre.  Il  eut  une  longue  absence. 

—  Vicomte,  vous  êtes  muet  comme  une  carpe,  lui  dit  M'"*^  de 
INiolIis. 

—  Dans  mon  quartier,  répliqua-t-il  d'un  ton  d'humeur,  on  ne 
parle  que  lorsqu'on  a  quelque  chose  à  dire. 

—  Ce  qui  n'arrive  qu'aux  fêtes  carillonnées,  reprit-elle.  II  faut 
quitter  votre  quartier,  mon  cher  monsieur,  rien  ne  se  gagne  comme 
le  silence;...  mais  peut-être  êtes-vous  décidément  féru  de  votre 
baronne  autrichienne.  Si  le  cas  est  mortel,  nous  respectons  votre 
agonie. 

—  Me  permettrais-je  d'être  amoureux,  repartit  le  vicomte,  sans 


522  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

y  être  autorisé  par  mon  gouverneur?..  Cela  me  fait  penser  qu'il  se 
fait  tard;  si  je  rentre  après  minuit,  je  serai  grondé. 

A  ces  mots,  il  fit  mine  de  se  lever.  Sa  belle-sœur  l'obligea  de  se 
rasseoir.  —  J'ai  promis  à  M.  de  Niollis  que  vous  nous  mettriez  en 
voiture,  lui  dit-elle  du  ton  le  plus  affable,  subissez  de  bonne  grâce 
votre  condamnation. 

Heureusement  pour  lui,  on  commençait  de  jouer  le  troisième  et 
dernier  acte  de  l'opéra  nouveau.  Quoi  qu'il  en  pût  dire,  la  musique 
en  était  neuve  et  charmante;  elle  eut  grand  succès.  A  plusieurs  re- 
prises la  salle  éclata  en  applaudissemens.  Il  semblait  au  vicomte 
que  le  spectacle  n'était  pas  sur  la  scène,  que  la  pièce  qu'on  applau- 
dissait, c'était  lui  qui  la  jouait,  et  qu'il  était  excellent,  irrépro- 
chable, vraiment  inspiré  dans  un  rôle  où  l'odieux  le  disputait  au 
ridicule. 

Son  supplice  prit  fin.  Les  deux  femmes  n'attendirent  pas  pour 
lever  la  séance  que  les  auteurs  eussent  été  nommés  et  les  acteurs 
rappelés.  M'"^  de  Niollis  passa  de  la  loge  dans  le  salon  attenant,  où 
elle  fut  longtemps  à  s'affubler,  car  elle  avait  grand'peur  du  froid. 
La  comtesse  d'Arolles  la  pria  de  lui  tendre  son  mantelet,  et  rentra 
dans  la  loge  pour  le  mettre.  Elle  tournait  le  dos  à  la  marquise  et 
faisait  face  à  Maurice.  Elle  le  regarda;  il  y  avait  dans  ce  regard  je 
ne  sais  quoi  d'impérieux  et  de  farouche  qui  s'adoucit  par  degrés.  11 
la  vit  pâlir. 

Un  violent  combat  se  livrait  en  elle.  L'imprudente  avait  trop  osé 
et  payait  sa  faute.  Sa  curiosité  irritée,  mise  au  défi  pendant  trois 
mois,  avait  voulu  faire  une  expérience;  rien  n'est  plus  dangereux, 
on  ne  s'arrête  jamais  à  temps.  Les  expériences  ont  leurs  entraine- 
mens;  sait-on  jamais  tout  ce  qu'on  veut  savoir  ?  On  comptait  n'écrire 
qu'une  lettre,  on  en  écrit  trois.  Gabrielle  avait  joué  avec  le  feu,  et 
par  degrés  son  imagination  s'était  allumée.  Il  connaissait  bien  les 
hommes  et  surtout  les  femmes,  le  saint  qui  a  dit  :  «  JNe  tentez  pas 
les  autres,  de  peur  que  vous  ne  soyez  tentés.  »  Depuis  deux  heures, 
elle  se  disait  :  Tout  ceci  n'est  qu'une  comédie  qui  m'amuse,  et 
il  n'en  sera  pas  autre  chose.  Elle  ajoutait  tout  bas  :  N'est-ce  vrai- 
ment qu'une  comédie?  ne  se  passe-t-il  rien  en  moi?  mon  heure 
serait-elle  venue?  Je  n'ai  jamais  aimé;  si  j'aime  quelqu'un,  assu- 
rément ce  sera  lui.  De  minute  en  minute,  elle  se  sentait  comme 
envahie  par  un  sentiment  tout  nouveau  pour  elle,  par  une  émotion 
inconnue,  dont  le  trouble  lui  était  délicieux.  C'était  une  autre  vie 
qui  commençait;  comme  au  théâtre,  un  rideau  allait  se  lever,  qu'y 
avait-il  derrière?  Mais  elle  croyait  démêler  au  fond  de  son  rêve 
quelque  chose  de  sombre  qui  lui  faisait  peur. 

Elle  résistait  à  son  cœur  étouné,  qui  la  sollicitait;  elle  lui  répon- 


LE    FIAXCE    DE    m'^^    SAINT-MAUR.  523 

dait  :  Non,  je  ne  veux  pas.  Cette  volonté,  si  sûre  d'elle-même,  fat 
prise  d'une  faiblesss,  d'une  défaillance;  elle  passa  subitement  à 
l'ennemi.  Par  un  geste  brusque,  presque  violent,  la  comtesse  tendit 
son  éventail  à  Maurice;  il  le  déplia  d'un  coup  de  pouce.  Sur  la 
feuille  peinte  par  Watteau,  il  entrevit  un  amour  qui  jouait  de  la 
guitare  et  des  bergers  enrubannés  qui  dansaient,  après  quoi  il  ne 
vit  plus  qu'un  nuage,  et  dans  ce  nuage  une  salle  de  spectacle,  la- 
quelle tournait  autour  de  lui  avec  une  rapidité  vertigineuse.  Quand 
il  releva  la  tête,  Gabrielle  le  regardait  encore,  et  de  ses  yeux 
noirs  jaillit  un  éclair.  11  sentit  ses  genoux  ployer  sous  lui;  il  lui 
resta  tout  juste  assez  de  force  pour  demeurer  debout. 

—  Eh  bien!  ma  chère,  venez- vous?  cria  M'"^  de  iSiollis,  qui  avait 
enfin  terminé  sa  toilette. 

La  comtesse  reprit  vivement  l'éventail  à  Maurice;  ils  descendirent 
l'escalier  sans  échanger  une  parole.  Dans  le  péristyle,  elle  s'enve- 
loppa de  sa  pelisse,  que  lui  présenta  un  valet  de  pied,  puis  elle 
gagna  sa  voiture.  Elle  y  fit  monter  la  marquise,  et,  se  retournant 
vers  son  beau-frère,  elle  lui  dit  d'une  voix  sourde  et  altérée  :  — 
Après-demain,  à  trois  heures,  je  serai  seule.  —  Quelques  secondes 
après,  la  voiture  avait  disparu. 

La  nuit  était  froide  et  claire.  Le  vicomte  retourna  chez  lui  à  pied. 
Il  avait  une  notion  si  confuse  de  toutes  choses  qu'il  s'achemina  du 
côté  du  faubourg  Saint-Honoré,  et  il  allait  sonner  à  la  porte  d'une 
maison  qu'il  avait  longtemps  habitée,  lorsqu'il  se  rappela  fort  à 
propos  qu'il  avait  déménagé  depuis  quatre  mois.  Il  atteignit  la  rue 
Médicis  entre  une  et  deux  heures.  11  passa  le  reste  de  la  nuit  étendu 
dans  un  fauteuil,  près  de  sa  fenêtre,  une  rose  dans  les  mains.  11 
vit  pâlir  et  s'éteindre  l'une  après  l'autre  toutes  les  étoiles  du  ciel 
comme  les  flambeaux  consumés  d'une  fête.  Déjà  du  haut  des  col- 
lines l'aube  montrait  à  la  plaine  ses  yeux  clairs  et  l'éternelle  jeu- 
nesse de  son  sourire  quand  le  sommeil  le  prit.  Il  lui  sembla  qu'il 
cueillait  des  roses  rouges  au  bord  d'un  abime.  En  se  réveillant,  il 
ne  vit  plus  les  roses;  mais  il  revit  distinctement  le  précipice,  et  il 
en  mesura  la  profondeur. 

Victor  CnERBULiiiz. 
[La  troisième  partie  au  prochain  n°.) 


UNE 


SECTE  RELIGIEUSE  ET   POLITIQUE 

EN   DANEMARK 


GRUNDTVIG    ET  SES    DOCTRINES. 


Jamais  peut-être  la  religion  n'a  été  plus  vivement  attaquée  que 
de  notre  temps.  Ce  n'est  plus  seulement  avec  les  sarcasmes  de  Vol- 
taire et  de  Bolingbroke,  c'est  avec  les  armes  plus  terribles  de  la 
science  et  de  la  philosophie  qu'on  donne  aujourd'hui  l'assaut  contre 
les  doctrines  révélées.  Pourtant  l'esprit  religieux  n'est  pas  mort; 
loin  de  là,  la  vitalité  s'en  manifeste  à  nos  yeux  tous  les  jours.  Dans 
les  pays  protestans  surtout  et  aussi  dans  l'empire  de  Russie ,  de 
nombreuses  sectes  nouvelles,  —  signe  évident  d'activité  religieuse, 
—  naissent  et  prospèrent  depuis  un  siècle.  Sans  parler  des  mor- 
mons polygames,  ni  de  ces  sectaires  russes,  imitateurs  d'Origène, 
dont  le  cas  doit  être  rangé  parmi  les  monstruosités,  on  pourrait 
citer  le  puséisme,  la  high  et  la  broad  church  en  Angleterre,  l'irvin- 
gianisme  en  Angleterre  et  en  Amérique,  et  bien  d'autres  doctrines 
toutes  greffées  sur  le  vieux  tronc  du  christianisme,  dont  plusieurs 
ont  été  l'objet  ici  même  d'intéressans  travaux.  Nous  voudrions  ajou- 
ter un  chapitre  à  ce  genre  de  recherches  par  l'étude  d'une  secte 
danoise  dont  le  fondateur,  l'évêque  luthérien  Grundtvig,  est  mort, 
il  y  a  trois  ans,  à  Copenhague,  et  que  nos  voyages  en  Danemark 
nous  ont  permis  d'observer  de  près. 

Les  grundtvigiens  se  plaisent  à  remonter  aux  premiers  siècles  du 
christianisme  pour  chercher  dans  la  parole  même  du  Christ  le  fon- 
dement de  la  foi;  mais  Grundtvig,  en  même  temps  qu'un  théolo- 


GRUNDTVIG   ET   SES    DOCTRINES.  525 

gien,  était  un  patriote.  Tout  en  rêvant  de  créer  une  doctrine  sur 
laquelle  toutes  les  confessions  chrétiennes  se  puissent  rencontrer,  il 
reste  toujours  Danois.  Par  suite,  le  grundtvigianisme  est  devenu,  en 
même  temps  qu'une  secte  religieuse,  un  parti  politique.  Il  a  des 
représentans  au  parlement  de  Copenhague,  et  par  sa  grande  in- 
fluence sur  les  électeurs,  à  la  campagne  surtout,  il  est  aujourd'hui 
une  puissance  avec  laquelle  le  gouvernement  doit  compter.  Quant  à 
Grundtvig  lui-même,  élevé  jusqu'aux  nues  par  ses  amis,  qui  voient 
en  lui  un  prophète,  et  quelquefois  raillé  par  ses  ennemis,  qui  pré- 
tendent que  ses  prophéties  ne  s'accomplissent  pas,  il  est  respecté 
de  tous  comme  homme  et  comme  patriote,  admiré  de  tous  comme 
écrivain.  A  la  fois  théologien  et  poète,  historien  et  homme  poli- 
tique, il  a  exercé  sur  son  pays  une  si  multiple  influence  que  son 
nom  se  retrouve  partout  en  Danemark.  A  l'église,  même  parmi  ses 
adversaires ,  on  chante  les  cantiques  qu'il  a  composés  ;  au  parle- 
ment, son  nom  est  le  mot  de  ralliement  d'un  parti;  dans  les  cam- 
pagnes, de  nombreuses  écoles  élevées  par  ses  amis  répandent  ses 
doctrines  parmi  les  paysans.  Un  homme  dont  l'activité  intellectuelle 
s'est  ainsi  manifestée  dans  tous  les  sens,  un  homme  qui  remplit  son 
pays  de  sa  renommée  et  de  ses  ouvrages ,  peut  être  vivement  atta- 
qué par  quelques-uns;  mais  ce  n'est  point  un  homme  ordinaire,  on 
en  peut  être  certain,  et,  comme  tel,  il  mérite  que  l'on  prenne  la  peine 
de  l'étudier. 

I. 

Grundtvig  naquit  en  1783,.non  loin  de  Vordingborg,  en  Sélande, 
dans  la  paroisse  rurale  d'Udby,  où  son  père  était  pasteur.  C'est 
là  que  s'écoulèrent  paisiblement  ses  premières  années  jusqu'au 
jour  où,  pour  l'achèvement  de  ses  études,  il  fut  envoyé  au  collège 
d'Aarhuns,  dont  il  suivait  les  cours,  logé  dans  une  famille  de  la 
ville.  En  1800,  il  se  fit  admettre  à  l'université  de  Copenhague  comme 
étudiant  en  théologie,  dans  l'intention  de  succéder  à  son  père. 

On  dit  souvent  que  la  vie  d'un  homme  est  le  meilleur  commen- 
taire de  ses  ouvrages  et  la  plus  sûre  explication  de  ses  doctrines. 
Il  n'est  personne  pour  qui  cette  observation  soit  plus  fondée  que 
pour  Grundtvig.  Bien  que  les  années  de  son  enfance  n'eussent  et 
marquées  par  aucun  événement,  elles  laissèrent  dans  son  esprit 
une  empreinte  qui  ne  s'effaça  jamais.  Le  spectacle  de  la  vie  simple 
et  pure  de  ses  parens  frappa  vivement  sa  jeune  imagination  :  il 
sentit  mieux  que  nul  autre  la  douceur  et  le  charme  de  cette  vie  de 
famille  que  les  peuples  du  nord  connaissent  si  bien.  Il  y  a  d'ail- 
leurs cela  de  particulier  chez  les  pasteurs  de  village  que,  tout  en 
vivant  à  peu  près  à  la  manière  des  paysans,  ils  savent,  par  certains 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soins  de  propreté  et  d'élégance,  élever  leur  existence  champêtre 
au-dessus  de  celle  des  cultivateurs.  Attachés  fortement  aux  vieilles 
mœurs,  aux  usages  traditionnels,  ils  mènent  une  vie  rustique,  mais 
sans  grossièreté,  simple,  mais  sans  rudesse.  Rien  n'était  plus  propre 
à  poétiser  dans  un  esprit  jeune  et  impressionnable  et  les  paysans  et 
la  campagne.  Plus  tard,  comme  collégien,  comme  étudiant,  et  au 
milieu  des  soucis  et  des  labeurs  d'une  carrière  si  remplie,  il  se  re- 
porte avec  joie  vers  le  temps  de  sa  première  jeunesse  :  une  auréole 
poétique  entoure  ses  souvenirs  chéris;  il  s'éprend  d'amour  pour 
les  vigoureux  laboureurs  danois  qui,  pendant  le  court  été  du  nord, 
arrachent  à  la  terre  ses  riches  moissons  -,  il  aime  les  champs  qu'ils 
cultivent,  le  sol  qu'ils  foulent  aux  pieds,  la  chaumière  qu'ils  habi- 
tent, l'église  où  ils  vont  prier  le  dimanche.  De  là  cette  passion  du 
peuple  qui  fut  toujours  régnante  dans  l'âme  de  Grundtvig,  ou,  pour 
parler  son  langage,  le  goût  du  «  populaire  »  {folkelig),  c'est-à- 
dire  de  tout  ce  qui  est  caractéristique  du  peuple,  de  tout  ce  qui  le 
touche  et  l'intéresse  ;  en  religion  comme  en  politique,  en  histoire 
comme  en  poésie,  c'est  toujours  le  peuple  qu'il  a  en  vue,  c'est 
pour  lui  qu'il  pense,  qu'il  parle  et  qu'il  écrit.  —  Nous  verrons  que 
ce  sentiment,  auquel  il  est  redevable  des  traits  les  plus  saillans  de 
ses  doctrines  et  même  de  son  style,  le  rendait  parfois  injuste  dans 
ses  jugemens  sur  les  classes  les  plus  éclairées  de  la  population  da- 
noise, et  particulièrement  sur  la  bourgeoisie. 

Par  une  pente  naturelle  de  son  esprit,  Grundtvig  fut  amené  à 
rechercher  ce  qu'était  avant  lui  ce  peuple  danois  à  qui  il  consa- 
crait toute  l'activité  de  son  intelligence.  Dès  sa  jeunesse,  il  était  cu- 
rieux du  passé  :  il  aimait  à  promener  sa  pensée  parmi  les  événe- 
mens  d'autrefois;  il  se  sentait  solidaire  des  aïeux  qui  fécondèrent 
de  leurs  sueurs  le  sol  national,  qui  le  conquirent  les  armes  à  la 
main,  et  qui  le  défendirent  vaillamment  contre  les  ennemis  du  de- 
hors. Il  s'identifiait  aux  souffrances  des  premiers  Scandinaves,  qui 
avaient  à  lutter  contre  les  rigueurs  du  climat,  aux  triomphes  et  aux 
défaites  des  héros  northmands,  aux  misères  des  paysans  du  moyen 
âge  réduits  au  servage  par  la  noblesse,  à  la  vie  enfin  de  tous  les 
hommes  que  le  sol  danois  a  nourris  depuis  dix  siècles.  Il  aimait  son 
pays  dans  le  passé  comme  dans  le  présent.  Tel  est  d'ailleurs  le  ca- 
ractère que  le  patriotisme  tend  à  revêtir  de  nos  jours  :  ce  n'est  point, 
comme  on  l'a  dit,  un  vulgaire  égoïsme  de  nation  à  nation,  —  l'é- 
goïsme  ne  peut  qu'abaisser  les  âmes,  tandis  que  le  patriotisme  les 
élève  et  les  grandit,  —  c'est  un  noble  et  profond  sentiment  de  la 
solidarité  que  la  communauté  d'histoire  et  de  traditions  nationales 
fait  naître  entre  les  hommes.  Nul  plus  que  Grundtvig  n'a  senti  la 
force  de  ce  patriotisme  historique  qui,  excitant  les  rivalités  entre  les 
peuples  au  moment  où  des  utopistes  chimériques  rêvent  de  suppri- 


GRUNDIVIG   ET   SES   DOCTRINES.  527 

mer  la  guerre,  ferait  croire  que  la  concurrence  vitale,  1g  struggle 
for  life,  du  philosophe  anglais,  est,  non  pas  seulement  le  lot  des 
êtres  individuels,  mais  aussi  de  ces  êtres  collectifs  qu'on  nomme 
des  nations. 

Les  études  d'histoire  furent  la  principale  occupation  de  Grundt- 
vig  pendant  qu'il  suivait  à  Copenhague  les  cours  de  la  faculté  de 
théologie  :  comme  il  le  dit  lui-même,  u  il  parcourut  sans  foi  la  car- 
rière académique.  »  Ses  pensées  étaient  ailleurs.  Le  grand  mou- 
vement de  recherches  historiques  qui  se  manifesta  dans  toute  l'Eu- 
rope au  commencement  de  notre  siècle  naissait  alors  en  Danemark. 
L'impulsion  était  donnée  par  une  pléiade  de  savaus,  dont  Finn 
Magnussen  est  demeuré  le  plus  célèbre  :  on  fouillait  les  biblio- 
thèques de  iXorvége  et  d'Islande  pour  découvrir  les  vieux  manu- 
scrits qui  pourrissaient  dans  l'oubli,  les  eddas  étaient  traduites  et 
commentées,  les  sagas  revoyaient  la  lumière,  les  gracieuses  chan- 
sons du  moyen  âge,  les  poétiques  kaernpeviser  étaient  publiées  :  en 
même  temps  on  commençait  à  collectionner  tous  les  souvenirs  des 
siècles  passés,  à  classer  les  débris  de  l'industrie  des  ancêtres  pour 
former  les  musées  qui  font  aujourd'hui  l'admiration  des  voyageurs. 
Grundtvig  se  lança  ardemment  dans  cette  voie;  mais  jamais  chez  lui 
la  pure  érudition  n'étouffa  le  sens  poétique  :  il  sut  être  à  la  fois, 
chose  rare,  un  poète  et  un  savant. 

Le  premier  ouvrage  de  longue  haleine  qui  sortit  de  sa  plume  est 
la  Mythologie  du  Nord,  publiée  en  1808.  Le  sujet  avait  alors  un 
mérite  de  nouveauté  qu'il  n'a  plus  aujourd'hui.  L'imagination  puis- 
sante et  enthousiaste  de  l'auteur,  jointe  à  sa  profonde  érudition, 
produisirent  une  vive  impression  sur  le  public  lettré.  Grundtvig 
alors  était  presqu'un  adorateur  des  dieux  barbares  de  l'ancienne 
Scandinavie.  Odin,  Thor  et  Freya,  la  trinité  du  Nord,  disputaient 
la  place  au  Christ  dans  son  esprit  exalté.  Plus  tard  la  réaction 
se  fit,  et  à  peu  près  comme  son  cher  peuple  Scandinave,  avec  le- 
quel il  s'identifiait  par  la  force  de  l'imagination,  il  descendit  des 
hauteurs  brumeuses  de  la  Walhalla,  pour  revenir  au  culte  de  Jésus. 
Cependant  jamais  il  ne  se  dépouilla  de  son  amour  pour  les  dieux  du 
nord  :  il  se  plaisait  à  mêler  leurs  noms  à  ses  ballades  et  à  ses  odes, 
même  à  ses  pièces  religieuses.  Et  c'étaient  pour  lui  non  point  des 
métaphores  de  style,  comme  les  dieux  de  l'Olympe  pour  nos  poètes, 
mais  de  grandes  figures  qu'il  aimait  à  évoquer  sous  sa  plume  parce 
qu'elles  avaient  conservé  une  sorte  de  réalité  dans  son  esprit.  Il  rap- 
prochait volontiers  les  deux  églises;  il  comparait  les  mythes  natio- 
naux aux  traditions  chrétiennes,  semblable  à  ces  missionnaires  qui, 
pour  convaincre  plus  facilement  les  sauvages  qu'ils  évangélisent, 
essaient  de  leur  faire  considérer  le  christianisme  comme  une  simple 
réforme  de  leurs  grossières  croyances.  Il  semble  même  que  ces  corn- 


528  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

paraisons  le  fortifiaient  dans  la  foi  chrétienne.  «  Tu  es  chrétien,  dit- 
il  à  son  père  dans  une  pièce  de  vers  qu'il  lui  dédie,  et  tu  suis  avec 
joie  les  traces  de  la  Divinité  sur  la  terre.  Moi,  quoique  chrétien,  je 
contemple  les  antiques  dieux  du  Nord  et  par  eux  j'ai  reconnu,  avant 
que  le  Christ  eût  été  envoyé  aux  hommes,  que  le  monde  ne  pouvait 
être  sauvé  que  par  lui.  » 

Tel  était  l'état  d'esprit  de  Grundtvig  quand  parut  son  premier 
grand  ouvrage  en  vers,  les  Scènes  de  la  vie  héroïque  dans  le  Nord, 
publiées  quelques  mois  après  sa  Mythologie.  Sous  ce  titre,  il  vou- 
lut donner  à  ses  compatriotes  une  peinture  à  la  fois  poétique  et 
dramatique  de  la  vie  des  anciens  Scandinaves,  au  temps  du  paga- 
nisme et  au  temps  où  les  deux  religions  luttaient  avant  la  victoire 
définitive  du  Christ.  C'est  à  la  tragédie  des  Grecs  qu'on  peut  le 
mieux  comparer  les  dialogues  héroïques  de  Grundtvig,  et,  bien 
qu'on  ne  trouve  pas  chez  lui  cette  beauté  en  quelque  sorte  plas- 
tique du  fond  et  de  la  forme  qui  a  été  de  tout  temps  le  propre  des 
races  gréco-latines,  le  poète  danois  fait  parfois  songer  à  Eschyle  par 
la  vigueur  du  style  et  l'étrangeté  souvent  grandiose  des  images. 
Il  eût  voulu  faire  revivre  tout  le  passé  héroïque  du  Nord  dans  un 
vaste  cycle  poétique.  Comme  OEhlenschlâger,  dans  Balder  ou  dans 
Hakon  Jarl,  comme  la  plupart  des  poètes  danois  de  la  même 
époque,  il  exploitait  avec  enthousiasme  les  filons  nouveaux  que  les 
archéologues  et  les  historiens  avaient  mis  à  jour  dans  les  antiqui- 
tés nationales.  Son  projet,  trop  vaste  pour  être  mené  à  bonne  fin, 
ne  reçut  d'autre  commencement  d'exécution  que  les  Scènes  de  la 
vie  héroïque,  qui  sont  restées  son  chef-d'œuvre.  C'est  là  que  les 
éminentes  qualités  de  Grundtvig  prennent  le  plus  puissant  essor. 
Le  poète  semble  planer  au-dessu-s  des  terribles  événemens  qu'il 
décrit  ;  on  sent  que  vainqueurs  et  vaincus,  chrétiens  et  païens, 
lui  sont  également  chers,  et  l'on  ne  peut  se  défendre  de  l'impres- 
sion de  grandeur  et  de  sérénité  qu'exhale  l'âme  du  barde,  confon- 
dant tous  ses  héros  divers  dans  un  égal  amour.  Emporté  par  son 
sujet,  il  s'élève  au-dessus  de  lui-même  :  il  sait  éviter  les  obscurités 
de  langage,  les  comparaisons  peu  exactes,  malheureusement  trop 
fréquentes  dans  ses  autres  écrits,  et  sans  effort  l'expression  se  met 
au  niveau  de  la  pensée. 

Lorsqu'il  publia  cet  ouvrage,  Grundtvig,  quoiqu'ayant  achevé 
ses  études  de  théologie,  était  resté  dans  la  vie  laïque;  il  enseignait 
l'histoire  dans  un  collège  de  Copenhague.  C'est  seulement  en  1810 
qu'il  entra  dans  les  ordres.  Son  père,  très  âgé  alors,  ne  pouvait 
plus  porter  seul  le  fardeau  de  sa  charge,  et  le  réclama  comme 
coadjuteur  dans  sa  cure  d'Udby.  Grundtvig  dut  quitter  Copenhague, 
où  son  nom  était  déjà  célèbre,  pour  remplir  les  modestes  fonctions 
d'un  vicaire  de  campagne.  Le  Danemark  est,  comme  la  France, 


GRUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  529 

plus  que  la  France  s'il  est  possible,  un  pays  où  l'intelligence  est 
centralisée  :  en  province,  on  ne  suit  que  de  bien  loin  l'impulsion 
donnée  par  la  capitale.  Aussi  cet  exil  dut-il  coûter  beaucoup  à 
notre  poète;  mais  il  ne  dura  pas  longtemps.  La  mort  du  vieux 
pasteur  ayant  deux  ans  plus  tard  rendu  la  liberté  à  son  fds,  celui- 
ci  s'empressa  de  revenir  à  Copenhague  pour  reprendre  ses  études. 
Les  années  qui  suivirent  furent  les  plus  occupées  de  sa  vie.  Les 
théories  religieuses  qu'il  devait  plus  tard  compléter  et  coordonner 
étaient  alors  en  état  d'incubation  dans  son  esprit  :  on  pouvait  déjà 
les  pressentir  dans  les  sermons  que,  sans  être  attaché  officiellement 
à  aucune  église,  il  prononçait  chaque  semaine  devant  un  nombreux 
auditoire  attiré  par  sa  réputation  d'éloquence.  Cependant  il  pour- 
suivait sans  relâche  ses  travaux  profanes  :  il  traduisait  les  histo- 
riens Snorre  et  Saxo  Grammaticus,  et  préparait  les  matériaux  d'une 
vaste  Histoire  universelle,  publiée  vers  1835,  œuvre  de  philosophie 
autant  que  d'érudition,  et  l'un  des  plus  beaux  monumens  littéraires 
dont  le  Danemark  lui  soit  redevable. 

Les  préoccupations  religieuses  n'étouffèrent  pas  non  plus  son  ar- 
deur poétique  :  il  fit  des  vers  jusque  dans  son  extrême  vieillesse 
sans  que  jamais  cette  faculté  s'éteignît  en  lui.  Il  avait  du  reste  une 
idée  de  la  poésie  qui  s'alliait  à  merveille  avec  le  rôle  de  pontife 
qu'il  remplissait  dans  son  église.  «  Dieu,  dit- il  quelque  part,  a-t-il 
pourvu  le  poète  d'un  œil  limpide  et  clairvoyant,  de  hautes  et  pro- 
fondes aspirations  et  d'un  doux  son  de  voix,  pour  qu'avec  des  rêveries 
sans  fondement  il  égare  l'esprit  des  peuples?.,  pour  qu'il  mélange  la 
lumière  avec  les  ténèbres,  le  faux  avec  le  vrai,  et  qu'il  conduise  à 
leur  perte  les  âmes  sensibles  à  ses  chants?»  La  mission  du  scalde 
est ,  pour  Grundtvig ,  une  mission  divine  et  comme  un  sacerdoce. 
Aussi  chantait-il  pour  épurer  les  âmes,  les  rendre  accessibles  aux 
grandes  et  nobles  pensées,  les  détacher  du  terre-à-terre  de  la  vie 
pratique,  et  les  initier  à  l'amour  de  Dieu  et  de  la  patrie,  —  deux 
sentimens  inséparables  pour  lui.  Parmi  les  pièces  de  vers  qui  paru- 
rent sous  son  nom,  un  grand  nombre  devinrent  bientôt  si  popu- 
laires en  Danemark  que  l'auteur  eût  pu  s'appliquer  le  volito  vivii 
per  ora  virum  du  vieux  poète  latin.  Les  grands  hommes  du  pays, 
les  glorieux  anniversaires,  les  fêtes  religieuses,  les  légendes  chré- 
tiennes et  païennes,  le  passé  et  le  présent  des  Scandinaves,  défilent 
dans  ses  chansons  et  ses  ballades,  où  Odin  et  le  Christ,  Lokis  et 
Satan ,  les  ases  et  les  apôtres,  les  héros  des  sagas  et  les  guerriers 
modernes ,  sont  bizarrement  rapprochés  et  confondus.  Son  œuvre 
poétique  rappelle  ce  ruisseau  enchanté  qu'il  peint  dans  une  ode  de 
sa  jeunesse  :  «  Je  sais  un  ruisseau  merveilleux  qui  coule  à  travers 
la  campagne.  Tout  ce  qui  repose  sous  la  terre  se  mire  dans  ses 

TOUB  xm.  —  1870.  34 


530  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

eaux  :  il  vient  de  notre  patrie,  et  dans  ses  eaux  notre  image  se 
montrera  plus  tard  à  nos  descendans.  » 

Si,  comme  poète  profane,  au  point  de  vue  de  la  forme  surtout, 
Grundivig  ne  peut  être  comparé  aux  grands  noms  d'OEhlenschlàgêr, 
d'Ewald,  d'Ingemann,  dans  la  poésie  religieuse  il  est  sans  rival. 
C'est  là  ce  genre  que  son  goût  du  populaire  pouvait  se  manifester 
avec  le  plus  de  liberté  :  la  simplicité,  la  naïveté  même,  s'allient 
bien  avec  une  religion  qui  s'adressa  toujours  aux  hommes  du 
peuple  et  aux  simples  plutôt  qu'aux  grands  et  aux  savans.Les 
comparaisons  familières,  les  images  empruntées  aux  vulgarités  de 
la  vie,  les  expressions  un  peu  archaïques,  pour  lesquelles  Grundtvig 
eut  toujours  une  prédilection  marquée,  prennent  place  sans  cho- 
quer dans  les  ballades,  les  cantiques,  les  odes,  qu'il  consacre  aux 
choses  religieuses.  La  plupart  de  ces  pièces,  composées  de  strophes 
nombreuses,  sont  destinées  à  être  chantées  en  chœur  dans  les  réu- 
nions des  pieux  grundtvigiens,  sur  ces  mélodies  douces  et  mélan- 
coliques qu'affectionnent  les  Scandinaves.  Nous  les  comparerions 
volontiers  à  des  complaintes,  si  ce  mot  en  France  ne  rappelait  trop 
les  produits  des  versificateurs  de  tréteaux  et  des  chantres  des  as- 
sassins célèbres.  —  C'est  ce  genre  de  poésie,  d'un  charme  naïf,  re- 
levé par  le  talent  et  l'inspiration,  que  Grundtvig  cultivait  avec  le 
plus  d'ardeur  à  mesure  qu'il  avançait  en  âge.  Dans  son  âme,  attirée 
de  plus  en  plus  vers  la  religion,  le  profane  cédait  le  pas  au  sacré. 
Vers  sa  quarantième  année,  sa  vocation,  jusqu'alors  indécise,  se 
révéla  tout  entière. 

II. 

En  1825,  un  traité  théologique  intitulé  Organisation,  doctrines 
et  rites  du  catholicisme  et  du  protestantisme,  parut  à  Copenhague. 
L'auteur,  le  professeur  Clausen,  partageait  les  opinions  rationalistes 
nées  de  la  philosophie  du  xvin^  siècle  qui  s'étaient  répandues  en 
Danemark,  comme  dans  toute  l'Europe,  à  la  faveur  de  la  vogue  dont 
jouissaient  alors  les  ouvrages  français.  Son  livre  en  était  imprégné; 
il  soutenait  cette  théorie  osée  que  les  enseignemens  de  l'Ecriture 
sainte,  avant  d'être  acceptés,  doivent  jêtre  passés  au  double  crible 
de  la  critique  historique  et  de  la  raison.  De  telles  assertions,  et  sous 
la  plume  d'un  professeur  de  théologie,  ne  pouvaient  manquer  de 
soulever  des  tempêtes.  Ce  fut  un  grand  scandale  dans  tout  le 
royaume.  Bien  que  les  doctrines  rationalistes  eussent  cours  dans 
une  fraction  du  clergé,  dans  le  haut  clergé  surtout,  la  majeure 
partie  des  hommes  d'église  étaient  restés  fidèles  aux  traditions  de 
l'orthodoxie  luthérienne.  Le  public  lettré  lui-même  répudiait  les 
hardiesses  du  professeur  Clausen. 


GKUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  531 

A  la  lecture  de  ce  livre,  l'âme  ardente  et  passionnée  de  Grundtvig 
s'enflamma.  Lui  aussi,  il  rêvait  des  réformes  dans  l'église  nationale, 
lui  aussi  il  sentait  que  l'heure  était  venue  de  renouveler  le  vieux 
culte  en  décadence.  Déjà  même ,  tout  occupé  qu'il  fût  d'études 
profanes,  il  avait  exprimé  dans  ses  sermons  des  opinions  religieuses 
fort  peu  orthodoxes,  auxquelles  il  avait  rallié  quelques  amis.  L'ap- 
parition du  lirre  de  Glausen,  qu'il  entreprit  de  réfuter,  lui  fournit 
une  occasion  de  donner  un  corps  à  ses  théories  encore  un  peu  in- 
décises. Après  une  première  brochure  intitulée  la  Rénovation  de 
Véglise,  il  publia  son  traité  du  Vrai  Christianisme^  qui  est  resté 
comme  le  fondement  de  sa  doctrine  religieuse. 

Il  est  difficile  de  définir  exactement  la  nature  du  grundtvigia- 
nisme.  Ce  n'est  point  précisément  une  secte,  c'est,  suivant  le  mot 
des  initiés,  un  a  point  de  vue  »  nouveau  sur  les  choses  religieuses, 
—  un  «  point  de  vue  »  qualifié  d'historique,  car  Grundtvig  a  la 
prétention  de  réformer  en  se  fondant  sur  l'histoire  et  non  sur  la 
raison.  Ce  qui  le  frappa  le  plus  dans  ses  études  sur  l'histoire  du 
christianisme,  ce  fut  d'abord  la  religion  primitive  du  Christ  et  des 
apôtres;  ce  fut  ensuite  la  réforme,  qui,  d'après  lui,  ouvrit  l'ancien 
christianisme  aux  hommes  du  Nord  qui  le  devaient  renouveler  et 
purifier.  Ramener  la  religion  à  ses  dogmes  et  à  ses  formes  des  pre- 
miers jours,  en  élaguant  ce  qu'il  appelle  les  superstitions  romaines, 
avait  été  aussi  le  but  de  Luther;  mais  le  réformateur  allemand 
ne  repoussait  l'autorité  des  papes  et  des  conciles  que  pour  mettre 
à  leur  place  l'autorité  de  l'Écriture  sainte.  Sur  ce  point,  le  réforma- 
teur danois  l'abandonne.  Voyant  que  l'exégèse  biblique  ne  conduit 
le  plus  souvent  qu'à  des  divergences,  tenant  en  grand  mépris  les 
discussions  scolastiques  et  les  stériles  ergoteries  sur  le  sens  des 
textes  sacrés,  Grundtvig  en  vint  à  penser  que  Dieu  ne  pouvait  avoir 
placé  sa  doctrine  dans  un  ensemble  de  livres  confus  et  souvent  in- 
compréhensibles. Réfléchissant  en  outre  que,  pendant  au  moins  une 
génération  d'hommes,  il  y  avait  eu  des  chrétiens  avant  la  rédaction 
des  Lvangiles,  il  en  conclut  qu'il  doit  exister  une  règle  de  foi  en 
dehors  des  Écritures,  à  laquelle  ces  chrétiens  des  premiers  jours 
aient  pu  obéir.  Ici  apparaît  le  point  de  vue  historique.  Cette  règle 
de  foi,  il  la  trouve  dans  le  symbole  que  le  Christ  aurait  de  sa  propre 
bouche  confié  à  la  mémoire  de  ses  disciples  après  sa  résurrection. 
Tel  est  le  fond  de  la  doctrine  et  ce  que  les  disciples  appellent  u  l'in- 
comparable découverte  »  de  Grundtvig.  —  A  côté  du  symbole  des 
apôtres,  vivante  expression  de  la  foi,  Grundtvig  place  le  baptême 
comme  seconde  condition  du  salut  :  par  ce  sacrement,  nous  en- 
trons dans  l'église  et  nous  concluons  avec  Dieu  une  sorte  de  pacte 
en  vertu  duquel,  en  échange  de  la  foi,  nous  obtiendrons  la  vie  éter- 
nelle. Le  baptême  étant  antérieur  aux  Évangiles,  puisque  Jésus  fut 


532  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

baptisé  par  Jean,  il  échappe,  comme  le  symbole,  à  l'Écriture  et  aux 
textes  pour  remonter  au  Christ  lui-même. 

L'idée  de  soustraire  ainsi  la  religion  à  l'Écriture  sainte  n'appar- 
tient point  à  Grundtvig.  C'est  un  retour  inconscient  vers  les  doctrines 
catholiques  :  c'est  une  répudiation  d'un  des  grands  principes  de  la 
réformation.  Luther  avait  soumis  l'esprit  à  la  lettre  :  Grundtvig  ré- 
tablit l'esprit  dans  ses  droits  en  faisant  résider  la  foi  dans  la  tradi- 
tion humaine,  fondée  sur  la  parole  même  de  Dieu,  le  verbe  divin 
dont  parle  l'Évangile  de  saint  Jean,  qui  a  existé  dès  le  commence- 
ment des  siècles.  Pour  lui,  l'Écriture  est  morte,  stérile,  impuissante  : 
seule  la  parole  est  vivante  et  vivifiante,  et  c'est  à  elle  que  le  chris- 
tianisme doit  sa  naissance  et  son  développement.  Nous  retrouvons 
la  même  pensée  et  presque  les  mêmes  termes  chez  les  philosophes 
traditionnalistes.  «  La  parole  parlée  est  une  parole  vive,  a  dit  Bal- 
lanche,  la  parole  écrite  est  une  parole  morte.  Dieu  ne  se  commu- 
nique aux  hommes  que  par  la  parole  vive.  La  parole  écrite,  qu'elle 
ait  été  inventée  par  l'homme  ou  par  la  société,  a  subi  toutes  les  vi- 
cissitudes des  choses  humaines.  Traduction  imparfaite  de  la  parole 
parlée,  la  parole  écrite  ne  conserve  quelque  énergie,  n'exerce  quelque 
influence  sur  les  hommes,  ne  traverse  les  générations  successives 
que  comme  souvenir  de  la  parole  parlée.  »  On  ne  saurait  mieux 
définir  l'importance  que  Grundtvig  attache  aux  livres  saints  dans 
la  religion.  Ils  ne  valent  que  comme  souvenir  de  la  parole  de  Dieu  : 
à  ce  titre,  ils  méritent  d'être  lus  et  étudiés,  mais  seulement  si  l'on 
a  la  foi  pour  guide,  —  la  foi  qui  repose  sur  la  parole  traditionnelle 
et  non  écrite,  pieusement  gardée  dans  l'âme  des  croyans. 

Telles  sont  les  idées  que  l'auteur  du  Vrai  Christianisme  commen- 
çait vers  1825  à  répandre  dans  le  public  danois.  Un  groupe  tou- 
jours croissant  de  disciples  se  recrutait  à  sa  voix,  moins  parmi  les 
classes  éclairées  de  la  société  que  parmi  les  âmes  tendres  et  pieuses 
que  le  rationalisme  effrayait  et  qui  au  danger  du  libre  examen  pré- 
féraient la  facile  doctrine  qui  leur  était  offerte.  La  persécution  vint 
à  point  pour  donner  du  relief  à  la  personne  de  Grundtvig  :  ses  vio- 
lentes attaques  contre  Glausen  lai  valurent  une  condamnation  à  l'a- 
mende pour  diffamation.  Cet  avertissement  ne  ralentit  point  son 
ardeur  :  il  se  démit  des  fonctions  de  desservant  de  la  paroisse  du 
Sauveur,  qu'il  exerçait  depuis  1821,  et,  retrouvant  ainsi  une  plus 
grande  liberté  d'action,  il  reprit  avec  plus  d'acharnement  que  ja- 
mais la  lutte  contre  les  rationalistes.  D'un  camp  à  l'autre,  on  se 
lançait  des  articles  de  journaux  et  des  brochures,  on  se  bombar- 
dait avec  de  lourds  traités. 

En  même  temps  une  tentative  était  faite  pour  créer  à  Copenhague 
une  église  spécialement  affectée  à  la  nouvelle  secte.  Grundtvig,  qui, 
comme  aujourd'hui  M.  DoUinger,  n'aimait  guère  à  se  mettre  à  la  tête 


GRUiNDTVIG    ET    SES    DOCTRLNES.  533 

de  ses  amis,  resta  simple  spectateur.  Deux  de  ses  lieutenans,  Sie- 
mousen  et  Lindberg,  plus  grundtvigiens  que  lui-même,  rédigèrent 
une  pétition  qu'un  marchand  de  savon  et  un  cordonnier  se  char- 
gèrent de  présenter  au  roi  :  on  demandait  l'autorisation  d'établir 
une  paroisse  indépendante  à  la  fois  danoise  et  allemande,  car  les 
grundtvigiens  comptaient  alors,  paraît-il,  des  Allemands  dans  leurs 
rangs.  — La  pétition  fut  repoussée  comme  contraire  aux  lois  ecclé- 
siastiques du  royaume,  et  jamais  aucune  autre  démarche  ne  fut 
tentée  dans  le  même  sens.  On  ne  songea  plus  dès  lors  à  sortir  de 
l'église  officielle,  on  se  contenta  d'en  élargir  la  constitution,  d'en 
rendre  les  règles  assez  élastiques  pour  qu'elle  devînt  habitable  pour 
les  dissidens  et  que  les  orthodoxes  rigoureux  y  pussent  demeurer 
côte  à  côte  avec  les  rationalistes  avancés.  Grundtvig,  qui  s'était 
posé  en  champion  de  l'église  établie,  en  vint  à  réclamer  la  sépara- 
tion de  l'église  et  de  l'état,  ou  tout  au  moins  la  liberté  religieuse. 
Ce  changement  de  front  coïncida  avec  sa  conversion  aux  idées  libé- 
rales et  constitutionnelles  en  matière  politique.  Il  sentait  d'ailleurs 
qu'il  ne  pouvait  que  gagner  à  la  liberté  depuis  que  son  grand  en- 
nemi, le  rationalisme  théologique  de  Clausen,  était  en  décadence. 
De  plus  il  était  sûr  de  l'appui  de  la  couronne.  Le  roi  Frédéric  YI 
avait  été  son  ami  dévoué,  et  Charles  "VIII,  qui  monta  sur  le  trône 
en  1839,  s'il  n'était  pas  absolument  d'accord  avec  lui  sur  u  l'incom- 
parable découverte,  »  lui  témoignait  plus  de  sympathie  encore  que 
son  prédécesseur. 

Le  premier  acte  d'hostilité  de  Grundtvig  contre  l'église  danoise 
remonte  à  1835.  Celui  qui  dix  ans  auparavant  avait  rompu  des 
lances  pour  le  maintien  du  rituel  et  des  formulaires  orthodoxes  pré- 
senta aux  états-généraux  une  pétition  dont  l'objet  était  d'autoriser 
les  fidèles  à  recevoir  les  sacremens  de  n'importe  quel  pasteur  du 
royaume,  au  lieu  de  les  recevoir  forcément  du  desservant  de  la 
paroisse  à  laquelle  ils  appartenaient.  Une  demande  de  cette  nature 
avait  une  portée  considérable.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  dans  les 
pays  luthériens,  comme  en  Angleterre,  l'église  établie  est  un  pou- 
voir civil  aussi  puissant  que  l'église  romaine  ne  l'a  jamais  été  ;  on 
ne  repoussait  le  credo  de  l'église  catholique  que  pour  admettre  les 
XXXVII  articles  de  la  reine  Elisabeth ,  ou  telle  autre  régula  fidei 
aussi  absolue  et  aussi  inattaquable.  Consentir  à  ce  que  demandait 
Grundtvig,  c'était  détruire  l'unité  de  foi  en  reconnaissant  officielle- 
ment qu'il  y  avait  dans  le  royaume  des  hommes  qui  ne  partageaient 
pas  les  opinions  de  leur  pasteur.  Sa  demande  fut  donc  rejetée; 
mais  quelques  années  plus  tard  il  obtint  une  satisfaction  partielle  : 
une  ordonnance  du  roi  autorisa  les  fidèles  à  recevoir  la  confirma- 
tion d'un  pasteur  étranger  à  leur  paroisse,  moyennant  une  permis- 
sion du  ministre,  permission  qui  ne  devait  jamais  être  refusée.  Ce 


53/i  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fat  un  premier  pas  dans  la  voie  de  la  libsrté  religieuse.  En  1855, 
on  en  fît  un  second.  Le  Danemark  était  alors  un  royaume  consti- 
tutionnel, la  charte  de  18/i9  avait  reconnu  la  liberté  des  cultes. 
Grundtvig,  membre  du  parlement,  reprit  la  tentative  qui  avait 
échoué  vingt  an^  plus  tôt  devant  les  états.  Son  influence  fut  assez 
grande  pour  obtenir  que  le  ministère  Hall  présentât  lui-même  la 
loi  destinée  à  rompre  les  liens  qui  attachaient  les  paroissiens  à  leur 
pasteur.  Aujourd'hui  une  liberté  complète  existe  sur  ce  point.  Une 
autre  loi,  rendue  il  y  a  environ  dix  ans,  va  plus  loin  encore,  et 
permet  aux  fidèles  de  se  grouper  et  de  se  cotiser  pour  fonder  des 
paroisses  dites  «  électives,  »  dont  ils  nomment  et  paient  les  desser- 
vans.  C'était  encore  une  manœuvre  grundtvigienne. 

Grundtvig  était  rentré  dans  l'église  dès  cpa'il  avait  cru  pouvoir  en 
faire  partie  sans  violenter  sa  conscience.  En  1839,  il  fut  nommé  pas- 
teur à  l'hôpital  de  Vartou,  à  Copenhague  :  il  garda  ce  poste  jusqu'à 
sa  mort.  Ses  disciples  l'imitèrent,  ils  évitèrent  de  faire  un  schisme, 
et  vécurent  comme  lui  dans  l'église  officielle,  semblables  aux  jansé- 
nistes dans  le  catholicisme  romain  avant  que  la  bulle  Uiiigenitus  les 
eût  excomm  unies,  ou  comme  les  puseyistes  dans  j'église  anglicane.  En 
1861,  comme  il  célébrait  le  cinquantième  anniversaire  de  son  enirée 
dans  les  ordres,  ses  noces  d'or  avec  l'église,  Grundtvig  reçut  le  titre 
honorifîc{U3  d'évêque,  tout  en  conservant  ses  fonctions  à  l'église  de 
Vartou.  Tous  les  dimanches,  il  prêchait  devant  une  foule  d'admira- 
teurs et  de  disciples.  Jamais  il  n'interrompit  le  cours  de  ses  homélies 
hebdomadaires,  si  ce  n'est  pour  quelques  voyages  en  Angleterre  et  en 
Norvège.  Ses  études  historiques  et  sa  participation  active  aux  travaux 
parlementaires  pendant  plus  de  dix  ans  ne  le  détournèrent  jamais  de 
ce  devoir.  A  l'âge  de  quatre-vingts  ans,  son  ardeur  n'était  point  re- 
froidie :  son  mâle  visage,  que  ses  anciens  portraits  nous  montrent 
avec  des  traits  si  nobles  et  si  purs,  était  sillonné  de  rides;  son  corps 
s'était  courbé  sous  le  poids  des  ans,  mais  on  voyait  encore,  à  son  re- 
gard plein  de  feu  et  de  douceur  à  la  fois,  que  le  cœur  avait  conservé 
toute  la  chaleur  de  la  jeunesse.  Il  parlait  avec  la  même  éloquence 
passionnée  et  enthousiaste;  cependant  les  calamités  qui  depuis  quinze 
ans  se  sont  appesanties  sur  le  Danemark  l'avaient  frappé  vivement  ; 
souvent  il  faisait  partager  à  ses  auditeurs  ses  patriotiques  angoisses; 
d'autres  fois,  il  se  plaisait  à  rêver  un  avenir  moins  sombre,  un  âge 
meilleur,  qu'il  appelait  de  tous  ses  vœux,  et  que  sa  confiance  dans  le 
peuple  danois  lui  faisait  espérer.  Des  amis  maladroits  et  fanatiques 
prenaient  ces  espérances  pour  des  prédictions ,  et  acclamaient  le 
nouveau  prophète  envoyé  de  Dieu.  Gela  suffit  pour  donner  prise  à 
la  raillerie  :  le  langage  de  Grundtvig  rappelait  trop  souvent  par 
ses  images  apocalyptiques  le  style  de  la  Pythie  de  Delphes;  on  se 
gaussa  quelque  peu  à  Copenhague  du  nouveau  Daniel.  On  raconta 


GRUNDTVIG    ET    SES    DOCTRINES.  535 

même,  —  nous  n'oserions  garantir  l'anecdote,  —  qu'un  jour,  à  la 
suite  d'un  sermon  où  il  avait  pleuré  sur  les  maux  du  pays,  le  vieil- 
lard, grisé  par  l'émotion,  avait  prédit  à  la  reine  douairière,  veuve 
du  roi  Charles  YIII,  une  de  ses  plus  ferventes  admk-atrices,  qu'elle 
était  destinée  à  donner  le  jour  à  Ogier  le  Danois,  le  héros  mythique 
de  la  patrie,  qui  doit  renaître,  dit  la  légende,  pour  sauver  le  Dane- 
mark quand  il  sera  près  de  périr.  Inutile  d'ajouter  que  le  prophète 
lut  en  défaut  cette  fois,  et  qu'Ogier  continua  son  long  sommeil  dans 
les  souterrains  d'Elseneur,  où  il  dort  depuis  dix  siècles  en  attendant 
l'heure  du  suprême  danger.  Nous  n'aurions  garde  d'insister  sur  ces 
défaillances  d'un  grand  esprit  qui  ne  sauraient  affaiblir  nos  sympa- 
thies pour  l'ensemble  du  caractère.  —  En  1872,  une  nombreuse 
réunion  de  disciples  devait  avoir  lieu,  le  15  septembre,  à  Copen- 
hague, pom-  célébrer  le  quatre-vingt-neuvième  anniversaire  de  la 
naissance  de  Grundtvig.  Le  vieil  évêque  devait  officier  et  prendre 
la  parole...  Tout  à  coup,  le  2  septembre,  il  se  sentit  faiblir.  Il 
s'éteignit  dans  la  journée  sans  maladie  et  presque  sans  douleur.  Ses 
amis  accourus  pour  le  voir  et  l'entendre  ne  purent  qu'assister  à  ses 
funérailles. 

Grundtvig  emportait  dans  la  tombe  la  sati^faction  d'avoir  créé 
une  œuvre  durable.  Il  laissait  une  famille  nombreuse,  issue  de 
trois  mariages  successifs,  et  dont  l'un  des  membres,  Svend  Grundt- 
vig, professeur  à  l'université  de  Copenhague,  est  lui-même  un 
poète  distingué;  il  laissait  en  outre  un  troupeau  fidèle  et  nombreux. 
Son  nom  est  devenu  parmi  ses  disciples  l'objet  d'un  culte  respec- 
tueux comme  ce  culte  que  les  cités  grecques  rendaient  au  héros 
éponyme  leur  fondateur.  La  mort  du  maître  n'arrêta  point  l'élan  de 
la  propagande,  et  quoiqu'il  ne  soit  guère  possible  de  préciser  le 
nombre  des  grundtvigiens,  on  peut  dire  qu'ils  constituent  une  frac- 
tion importante  de  la  population  du  Danemark.  11  y  a  quelques 
mois,  dans  une  assemblée  tenue  à  Odensée,  ils  furent  réunis  au 
nombre  de  5,000  :  dans  un  petit  pays  et  pour  une  secte  recrutée 
surtout  parmi  les  paysans,  qui  ne  peuvent  guère  quitter  leur  char- 
rue, ce  nombre  est  assez  significatif.  La  propagande  grundtvi- 
gienne  a  même  franchi  la  mer  pour  se  porter  en  Norvège  et  en 
Suède.  En  Norvège,  les  efforts  ne  furent  pas  stériles  :  des  hommes 
remarquables,  entre  autres  le  poète  Bjornson,  se  sont  mis  à  la  tête 
du  mouvement;  en  Suède  au  contraire,  insuccès  complet.  Le  grundt- 
vigianisme  paraît  peu  convenir  au  caractère  suédois  :  ce  vague, 
cette  poésie  un  peu  nébuleuse,  ces  rêves  ihéologiques  et  politiques, 
qui  plaisaient  aux  Norvégiens,  n'ont  jamais  pu  séduire  leurs  voi- 
sins. A  plusieurs  reprises,  des  congrès  de  théologiens  des  trois 
royaumes  furent  réunis,  sur  l'initiative  de  Grundtvig,  pour  discuter 
en  commun  les  principales  questions  de  la  nouvelle  doctrine.  Da- 


536  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nois  et  Norvégiens  étaient  émerveillés  de  «  l'incomparable  décou- 
verte, »  de  la  parole  vivante  et  de  la  lettre  morte;  les  Suédois  ne 
comprenaient  pas. 

Ainsi,  malgré  ses  prétentions  à  concilier  toutes  les  sectes  chré- 
tiennes, malgré  les  aspirations  scandinavistes  qui  lui  faisaient  tou- 
jours placer  la  patrie  Scandinave  à  côté  et  parfois  même  au-des- 
sus de  la  patrie  danoise,  Grundtvig  fit  mentir  le  proverbe  que  nul 
n'est  prophète  en  son  pays,  et  ne  put  réussir  au  dehors.  Esprit  es- 
sentiellement danois,  il  ne  put  être  compris  que  des  Danois.  Si  les 
Norvégiens  ont  favorablement  accueilli  ses  idées,  c'est  que  leur 
pays,  sous  le  rapport  intellectuel,  n'a  pas  encore  secoué  le  joug  de 
l'ancienne  métropole.  On  conçoit  du  reste  que  dans  le  grundtvigia- 
nisme  la  religion  et  la  patrie  se  trouvant  intimement  mêlées,  la 
doctrine  ne  put  être  adoptée  que  par  ceux  entre  lesquels  la  com- 
munauté d'origine  et  d'histoire  a  formé  le  lien  puissant  de  l'amour 
de  la  même  patrie.  — Les  grundtvigiens  en  effet  professent  un  atta- 
chement profond  pour  les  habitudes  et  coutumes  nationales  :  ils  se 
tiennent  en  méfiance  contre  les  modes  étrangères,  les  usages  cos- 
mopolites qui  tendent  de  notre  temps  à  uniformiser  toute  l'Europe. 
On  les  reconnaît  au  dehors  à  leurs  vêtemens  sombres,  d'une  sim- 
plicité puritaine.  Ceux  de  la  campagne  conservent  volontiers,  —  les 
femmes  surtout,  —  les  costumes  locaux,  que  les  autres  abandon- 
nent. Chez  eux,  ils  mènent  une  vie  patriarcale,  dont  la  douce  mo- 
notonie n'est  interrompue  que  par  les  prières,  les  pieuses  lectures, 
les  chants  religieux.  11  nous  a  été  donné  quelquefois  de  nous  mêler 
pendant  quelques  heures  à  ces  paisibles  existences,  de  prendre 
part  à  ces  repas  en  famille  précédés  et  suivis  de  prières  à  haute 
voix,  et  après  lesquels  le  père  donne  le  baiser  de  paix  à  sa  femme 
et  à  ses  enfans.  Une  bien  touchante  impression  nous  en  est  restée. 
Quant  au  culte  extérieur,  les  grundtvigiens,  le  plus  souvent  dis- 
persés dans  les  paroisses  officielles  de  l'église  établie,  se  confor- 
ment au  culte  national  et  suivent  les  mêmes  exercices  religieux  que 
les  luthériens  orthodoxes.  Il  n'existe  qu'un  nombre  fort  limité  de 
paroisses  purement  grundtvigiennes,  celle  de  Vartou  par  exemple 
à  Copenhague,  où  le  pasteur  Brandt  continue  l'œuvre  du  maître. 
En  province,  six  églises  de  ce  genre  ont  été  construites  aux  frais  des 
fidèles,  qui  les  entretiennent  et  paient  eux-mêmes  les  pasteurs  :  la 
plus  importante  est  à  Rysslinge  en  Fionie,  non  loin  de  Nyborg. 
Ceux  qui  visitent  ces  églises,  même  les  adversaires  décidés,  ne  peu- 
vent se  défendre  d'admiration  devant  la  foi  et  la  piété  des  assistans. 
Nulle  part  les  offices  ne  sont  plus  régulièrement  et  plus  attentive- 
ment suivis.  En  même  temps  il  règne  parmi  les  fidèles  une  sorte 
de  gaîté  qu'en  pays  protestant  l'on  est  peu  accoutumé  à  rencontrer. 
Le  culte  protestant  est  d'ordinaire  triste,  sévère,  froid.  Rien  de  pa- 


GTIUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  537 

reil  chez  les  grundtvigiens.  Leur  religion  leur  montre  un  Dieu  plein 
de  miséricorde  qui  ne  sait  rien  refuser  à  celui  qui  a  été  régénéré 
dans  le  bain  du  baptême  quand  il  croit  aux  enseignemens  du  sym- 
bole. Le  salut  leur  paraît  chose  facile  et  presque  certaine  :  «  Nous 
sentons  que  nous  sommes  toujours  sous  les  yeux  de  la  Providence, 
nous  disait  un  homme  distingué  du  parti  :  la  grâce  de  Dieu  nous 
soutient  et  nous  fortifie.  »  Cette  sérénité  d'âme ,  cette  tranquillité 
d'esprit,  se  traduisent  au  dehors  par  l'enjouement  et  la  gaîté.  Il  est 
si  naturel  d'être  gai  quand  on  a  la  conviction  de  posséder  la  vie  et  la 
lumière,  pour  parler  comme  Grundtvig,  tandis  que  les  autres  sont 
plongés  dans  les  ténèbres  de  la  mort.  Ce  caractère  du  culte  grundt- 
vigien,  du  «  gai  christianisme,  »  comme  on  l'appelle  en  Danemark, 
apparaît  surtout  dans  les  assemblées  dites  «  réunions  d'amis  » 
[vennemoder)  que  les  grundtvigiens  tiennent  périodiquement  dans 
différentes  villes.  Instituées  d'abord  pour  célébrer  auprès  du  vieux 
pasteur  de  Vartou  l'anniversaire  de  sa  naissance,  ces  réunions  ont 
passé  dans  les  habitudes  de  ses  disciples.  Elles  durent  deux  ou  trois 
jours  pendant  lesquels  les  «  amis  »  entendent  des  discours  sur  tous 
les  sujets  politiques  et  religieux,  vivent,  prient  et  chantent  en  com- 
mun :  c'est  quelque  chose,  n'en  déplaise  aux  grundtvigiens,  qui 
n'ont  guère  de  tendresse  pour  notre  ultramontanisme,  c'est  quel- 
que chose  comme  ces  pèlerinages  politiques  et  religieux  tout  en- 
semble à  la  mode  depuis  quelques  années  chez  nous.  Là  aussi  on 
prie  et  on  se  réjouit,  là  aussi  on  voit  aller  de  pair  à  compagnon  la 
piété  et  la  gaîté,  —  la  «  sainte  gaîté,  »  dont  un  de  nos  prélats 
faisait  récemment  l'éloge.  Ce  point  de  contact  avec  le  catholicisme 
n'est  pas  le  seul  que  l'on  remarque  dans  la  doctrine  de  Grundtvig. 
On  a  vu  déjà  que  les  grundtvigiens,  comme  les  catholiques,  met- 
tent la  tradition  au-dessus  de  l'Écriture,  et  attribuent  au  baptême 
une  plus  grande  force  que  les  luthériens;  mais  Grundtvig  avait 
contre  la  papauté  les  préventions  communes  à  tous  les  protestans 
de  tontes  les  sectes,  et  si  doctrinalement  il  était  quelquefois  amené 
à  se  rapprocher  de  la  religion  romaine,  son  horreur  pour  le  roma- 
nisme  l'arrêtait  bientôt.  Si  le  catholicisme,  au  grand  étonnement 
des  Danois,  fait  aujourd'hui  des  progrès  marqués  dans  le  nord  Scan- 
dinave, ce  n'est  pas  à  Grundtvig  qu'on  le  doit. 

IIL 

Passionné  comme  il  l'était  pour  le  Danemark,  si  curieux  d'en  pé- 
nétrer les  origines,  si  ardent  à  en  célébrer  les  beautés  et  les  gran- 
deurs, Grundtvig  ne  pouvait  se  désintéresser  des  choses  de  son 
temps.  Dès  sa  jeunesse,  il  fut  un  chaud  patriote  Scandinave  :  ses 
études  historiques  lui  montraient  l'unité  de  race  des  Danois,  des 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Norvégiens  et  des  Suédois.  Il  rêvait  de  reconstituer  sur  de  plus  so- 
lides bases  l'antique  union  de  Calmar,  qui  avait  réuni  les  trois  cou- 
ronnes sur  la  tête  de  la  reine  Marguerite.  Les  contemporains  ont 
gardé  le  souvenir  de  l'ardeur  avec  laquelle,  en  I8IZ1,  il  s'efforça 
d'enflammer  l'enthousiasme  de  ses  concitoyens  pour  la  défense  de  la 
Norvège,  que  la  diplo:Tiatie  européenne  venait  d'octroyer  au  roi  de 
Suède.  Son  appel  produisit,  paraît-il ,  une  vive  impression  sur  la 
jeunesse  de  Copenhague;  mais  déjà  les  troupes  suédoises  avaient 
passé  la  frontière,  le  Danemark  dut  céder.  A  cette  époque  et  pen- 
dant bien  des  années  encore,  Grundtvig  n'avait  pas  en  politique  les 
idées  qu'il  se  forma  plus  tard,  et  qui ,  au  même  titre  que  les  doc- 
trines religieuses  esquissées  ci-dessus,  sont  devenues  une  des  faces 
du  grundtvigianisme.  Il  était,  comme  presque  tous  les  Danois  d'a- 
lors, partisan  de  la  monarchie  absolue  :  seulement  tandis  que  la 
plupart  l'étaient  par  instinct  et  un  peu  inconsciemment,  comme 
on  était  royaliste  en  France  avant  la  révolution,  il  raisonnait  et 
établissait  ses  idées  sur  des  fondemens  historiques.  Habitué  à  en- 
visager les  événemens  humains  au  point  de  vue  de  la  philosophie 
de  l'histoire,  il  suivait  les  évolutions  de  l'esprit  public  et  la  série 
des  faits  pour  en  déduire  des  conséquences.  Peu  accessible  aux 
théories  françaises  de  i789,  il  s'en  tenait  aux  principes  de  la  révo- 
lution danoise  de  1660,  qui,  en  enlevant  le  pouvoir  à  la  noblesse 
pour  le  donner  au  roi,  avait  été  un  grand  bienfait  pour  la  nation. 
Auparavant  le  peuple  était  malheureux,  réduit  à  une  condition  voi- 
sine du  servage,  accablé  d'impôts  et  sans  appui  contre  l'arbitraire 
des  seigneurs.  Aux  états-généraux  de  1660,  une  entente  se  conclut 
entre  les  bourgeois  et  les  clercs  pour  accorder  au  roi  Frédéric  III  le 
pouvoir  absolu  avec  l'hérédité,  la  couronne  devint  la  sauvegarde 
du  peuple  contre  les  nobles,  et  à  partir  de  cette  époque  le  tiers- 
état  ne  cessa  de  prospérer.  Au  siècle  dernier,  principalement  sous 
la  sage  administration  de  Bernsdorff,  qu'on  a  pu  appeler  avec  rai- 
son le  Colbert  danois,  le  commerce  des  villes  prit  un  grand  ac- 
croissement, et  la  situation  des  paysans  continua  de  s'améliorer;  les 
anciennes  tenures  féodales  qui  faisaient  aux  seigneurs  la  part  du 
lion  tombèrent  en  désuétude  :  de  censitaires  les  paysans  devin- 
rent fermiers,  de  fermiers  ils  s'élevèrent  peu  à  peu  à  la  dignité  de 
propriétaires  en  achetant  les  domaines  de  leurs  anciens  maîtres.  Il 
ne  paraissait  pas  nécessaire  à  Grundtvig  d'opérer  des  réformes  nou- 
velles :  l'organisation  des  pouvoirs  publics  avait  donné  de  bons 
fruits  et  méritait  à  ses  yeux  d'être  respectée.  Il  avait  en  outre  des 
préventions  très  vives  contre  le  gouvernement  constitutionnel  :  un 
roi  sans  pouvoir  et  des  sujets  régnans,  il  ne  pouvait  se  faire  à  cette 
idée.  Une  monarchie  puissante  et  patriarcale  en  même  temps,  ce 
qui  dans  un  petit  état  n'est  point  irréalisable ,  lui  semblait  la  meil- 


GRUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  539 

leure  forme  de  gouvernement.  Rien  de  tout  cela  ne  devait  rester 
dans  son  esprit. 

C'est  après  1830  que  se  forma  en  Danemark  le  grand  courant 
d'opinion  qui  devait  seize  ans  plus  tard  forcer  le  roi  Frédéric  Yll  à 
accorder  une  charte  à  son  peuple.  L'expansion  des  idées  françaises 
que  la  révolution  de  juillet  avait  remises  en  honneur  dans  toute 
l'Europe,  le  spectacle  des  tristes  événemens  dont  les  duchés  de 
Slesvig  et  de  Holstein  furent  le  théâtre,  poussèrent  les  esprits  à 
s'occuper  des  affaires  publiques.  La  lutte  qui  s'engagea  dans  les  du- 
chés entre  l'élément  allemand  et  l'élément  danois  eut  pour  effet  im- 
médiat de  surexciter  le  patriotisme  des  deux  partis.  Des  écrits  de 
circonstance,  brochures  politiques,  chansons,  traités  d'histoire, 
hymnes  patriotiques,  inondèrent  le  Danemark  et  passionnèrent 
l'opinion  publique.  Enfin  l'insurrection  des  Allemands  des  duchés 
porta  l'excitation  au  comble  ;  le  parti  du  Schleswigholsteinhme,  qui 
prétendait  prouver  historiquement  l'union  des  deux  duchés  et  es- 
pérait par  ce  subterfuge  annexer  le  Slesvig  à  la  confédération  ger- 
manique leva,  comme  on  sait,  l'étendard  de  la  révolte,  sous  la  con- 
duite du  duc  d'Augustenbourg.  Il  fallut  toute  la  bravoure  de  la 
valeureuse  armée  danoise,  appuyée  par  la  diplomatie  européenne, 
pour  venir  à  bout  des  rebelles,  à  qui  la  Prusse,  ouvertement  d'abord, 
secrètement  ensuite,  ne  cessait  d'envoyer  des  secours. 

Cette  crise  terrible,  ces  dangereux  symptômes  de  dislocation  dans 
une  monarchie  déjà  si  souvent  morcelée  depuis  quelques  siècles, 
ouvrirent  les  yeux  aux  patriotes  danois.  On  vit  avec  quelle  fai- 
blesse et  par  quelle  série  de  fautes  le  gouvernement  avait  laissé 
les  influences  allemandes  prendre  pied  dans  les  duchés  de  l'Elbe, 
comment  une  incurie  séculaire  avait  permis  à  la  langue  allemande, 
symbole  de  la  nationalité  germanique,  de  supplanter  le  danois  dans 
des  provinces  où  il  régnait  exclusivement  jadis...  On  comprit  qu'il 
fallait  prendre  en  main  les  affaires  du  pays,  que  le  temps  de  la 
monarchie  absolue  était  passé.  Le  courant  constitutionnel  prit  une 
nouvelle  force.  Grundtvig,  dans  cette  lutte  dano-allemande,  lutte 
de  race  s'il  en  fut  jamais,  malgré  la  parenté  qu'on  se  plaît  à  recon- 
naître aux  Danois  avec  les  Allemands,  Grundtvig  n'avait  cessé  de 
pousser  à  la  résistance  et  de  prêcher  la  guerre  sainte.  11  fut  en- 
traîné comme  tout  le  monde.  Il  finit  par  croire  aussi  que,  la  mo- 
narchie absolue  et  traditionnelle  étant  impuissante  à  sauver  le  Da- 
nemark, l'heure  avait  sonné  d'essayer  le  sclf-governmciit.  «  Au 
xviii^  siècle,  écrivait-il  en  faisant  allusion  à  la  révolution  de  1060,  le 
peuple  a  donné  la  liberté  au  roi  ;  au  xix"  siècle,  le  roi  donnera  la 
liberté  au  peuple.  »  Dès  1839,  il  composait  un  chant  resté  popu- 
laire qui  marque  sa  conversion  et  dont  voici  le  début  : 


5/iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  La  main  du  roi  et  la  voix  du  peuple,  —  toutes  deux  fortes,  toutes 
deux  libres,  —  on  les  a  eues  jadis  en  Danemark,  —  bien  des  siècles 
avant  nous.  —  Malgré  les  malheurs,  les  craintes  et  les  dangers,  — 
puissent-elles  régner  longtemps  —  et  donner  dans  un  nouvel  âge  d'or 

—  le  bonheur  au  vieux  Danemark. 

«  Odin  lui-même  dans  la  Walhalla  —  assemble  les  Ases  en  conseil...» 

Le  roi  Frédérie  VII  comprit  qu'il  fallait  céder,  et  avec  un  désin- 
téressement qui  lui  valut  jusqu'à  sa  mort  une  popularité  immense, 
il  prit  en  18Zi8  l'initiative  de  réunir  une  assemblée  nationale  char- 
gée d'élaborer  une  constitution. 

Deux  grands  partis  se  trouvaient  en  présence  :  d'un  côté  les  iia- 
tionaux-lihéraux,  comprenant  la  majeure  partie  des  bourgeois  des 
villes,  des  fonctionnaires,  des  professeurs  et  étudians,  —  d'un  autre 
côté  les  conservateurs,  composés  de  la  noblesse  et  des  grands  pro- 
priétaires. Ces  derniers,  à  qui  la  fortune  donnait  une  grande  in- 
fluence dans  l'état,  étaient  hostiles  à  l'idée  d'une  constitution  qui 
leur  apparaissait  comme  le  point  de  départ  d'une  période  d'égalité 
qui  verrait  sombrer  leurs  derniers  privilèges;  mais,  le  nombre  n'é- 
tant point  avec  eux,  ils  ne  purent  faire  prévaloir  leurs  vues.  Les 
libéraux  furent  les  véritables  auteurs  de  la  constitution  de  18/19  (1). 
La  représentation  nationale  [rigsdag)  fut  divisée  en  deux  chambres  : 

—  le  folkething,  nommé  par  le  suffrage  universel,  mais  avec  des 
garanties  d'âge,  de  résidence  et  de  moralité,  —  le  landsthing, 
chambre  haute,  comprenant  des  membres  nommés  au  suffrage  à 
deux  degrés  avec  adjonction  des  habitans  les  plus  imposés  aux  élec- 
teurs secondaires,  et  douze  représentans  de  la  couronne.  —  Depuis 
que  le  Danemark  est  un  état  constitutionnel,  le  pouvoir  a  été  pres- 
que constamment  entre  les  mains  des  diverses  fractions  du  parti  li- 
béral. Après  une  courte  éclipse  (1852-185/i)  pendant  laquelle  les 
conservateurs  reparurent  aux  affaires,  les  nationaux-libéraux  repri- 
rent le  pouvoir  et  ne  le  quittent  plus  jusqu'à  la  guerre  de  186Zi.  Ils 
poursuivaient  une  politique  qui  consistait  à  assimiler  le  Slesvig  au 
Danemark,  et  à  donner  une  constitution  séparée  au  Holstein,  — 
ligne  de  conduite  patriotique,  mais  imprudente,  qui  conduisit  à  la 
fatale  guerre  de  186/i  et  au  démembrement.  Un  instant,  la  cou- 
ronne rappela  les  conservateurs  au  pouvoir  pour  conclure  la  paix, 
mais  les  libéraux  ne  tardèrent  pas  à  les  remplacer;  aujourd'hui 
l'ancien  parti  conservateur  n'existe  pour  ainsi  dire  plus.  La  no- 
blesse, qui  avait  d'abord  témoigné  des  méfiances  contre  la  consti- 
tution, vit  bientôt  qu'elle  n'avait  pas  de  ïatiWQUY  palladium  et  s'y 

(1)  La  constitution  de  1849  a  été  révisée  eu  1865,  mais  elle  a  conservé  ses  traits 
principaux. 


GRUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  5H 

rallia.  C'est  qu'en  effet  libéraux  et  conservateurs  ont  à  lutter  contre 
un  nouvel  adversaire,  le  parti  radical  ou  parti  des  «  amis  des  pay- 
sans. » 

C'est  une  des  particularités  les  plus  singulières  des  pays  Scandi- 
naves que  l'existence  d'un  parti  paysan  faisant  échec  aux  habi- 
tans  des  villes.  Sous  ce  rapport  Norvège,  Suède  et  Danemark  sont 
dans  une  situation  analogue.  La  lutte  entre  les  progressistes  et  les 
conservateurs  a  pris  la  forme  d'une  lutte  entre  les  villes  et  les  cam- 
pagnes. Et  tandis  qu'en  France,  comme  dans  presque  toute  l'Eu- 
rope, l'élément  rural  est  l'élément  conservateur,  dans  les  trois 
royaumes  ce  sont  les  paysans  qui  sont  les  progressistes.  La  raison 
d'être  de  ce  curieux  phénomène  apparaît  clairement,  si  l'on  pénètre 
dans  l'organisation  de  la  société  Scandinave.  Une  distinction  profonde 
a  de  tout  temps  existé  entre  la  campagne  et  les  villes.  Agricole  avant 
tout,  la  population  s'est  dès  l'origine  dispersée  sur  le  sol  pour  le 
cultiver  :  les  familles  créèrent  des  exploitations  rurales  séparées  et 
s'y  fixèrent.  De  là  ces  grandes  fermes  ou  gaards  qui  couvrent  le 
pays  et  dont  les  habitans  n'ont  d'autre  lien  commun  que  l'église, 
souvent  isolée  elle-même  au  centre  d'une  vaste  paroisse.  On  ne 
rencontre  pas,  comme  en  pays  néo-latin,  des  villages  et  des  hameaux 
composés  de  marchands  et  d'agriculteurs  groupés  au  hasard.  Les 
cultivateurs,  qui  d'ailleurs  constituent  l'immense  majorité  du  peuple, 
habitent  leur  gaard,  et  s'adonnent  exclusivement  au  travail  de  la 
terre.  Les  marchands,  fabricans  et  trafiquans  de  toute  nature  for- 
m.ent  la  population  des  villes,  dans  lesquelles  ils  jouissent  par  pri- 
vilège du  droit  d'exercer  leur  industrie  ou  leur  commerce.  C'est  à 
eux  que  les  paysans  ont  recours  pour  tout  ce  qu'ils  ne  peuvent  se 
procurer  d'eux-mêmes.  Une  ville,  chez  nous,  est  une  simple  ag- 
glomération d'habitans  :  nos  statisticiens  confèrent  ce  titre  aux 
groupes  de  2,000  âmes,  ce  qui  est  purement  factice  et  arbitraire. 
Chez  les  Scandinaves,  une  ville  porte  ce  nom  parce  que  ses  habi- 
tans ont  reçu  le  droit  de  cité  et  les  privilèges  qui  y  sont  attachés  : 
c'est,  selon  le  mot  en  usage  dans  les  idiomes  du  Nord,  une  place 
de  commerce,  Kjobstad,  Enfin  autrefois  la  distinction  avait  son 
importance  au  point  de  vue  des  réunions  des  états-généraux  qui 
comprenaient  quatre  ordres  :  le  tiers-état  était  scindé  en  deux 
parties,  —  d'un  côté  les  paysans,  de  l'autre  les  bourgeois.  En  Da- 
nemark ,  les  paysans,  opprimés  vers  l'époque  de  la  réforme  par 
l'introduction  des  mœurs  allemandes  et  réduits  à  un  quasi-servage, 
perdirent  de  bonne  heure  leur  importance  politique  :  dès  le  début  du 
XVII'  siècle,  les  rois  négligeaient  souvent  de  les  convoquer  quand 
ils  assemblaient  les  états-généraux;  mais  en  Suède  il  n'en  fut  pas 
de  même,  et  il  y  a  moins  de  dix  ans  qu'on  a  pu  voir  pour  la  der- 
nière fois  les  quatre  ordres  réunis  à  Stockholm.  —  Aujourd'hui  ces 


5A2  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vieilles  distinctions  tendent  à  s'affaiblir.  Pourtant  nous  voyons  en- 
core les  habitans  des  villes  suédoises  exemptés  du  service  militaire 
de  Yindelta,  et  les  députés  norvégiens  élus  séparément  les  uns  par 
les  villes,  les  autres  par  les  électeurs  ruraux.  Dans  le  royaume  da- 
nois, qui  a  subi  davantage  les  influences,  ou,  comme  dirait  Grundt- 
vig,  la  contagion  des  idées  allemandes  et  françaises,  le  nivellement 
est  plus  avancé;  mais  l'antagonisme  subsiste  dans  les  mœurs  et 
dans  la  législation.  Il  est  encore  d'usage  dans  les  lois  danoises  d'é- 
tablir des  dispositions  particulières  pour  les  villes  et  les  campa- 
gnes, à  moins  que  l'on  n'ait  inscrit  en  tête  de  la  loi  qu'elle  s'ap- 
plique au  pays  tout  entier. 

Se  trouvant  ainsi  en  opposition  avec  les  habitans  des  villes,  se 
comparant  à  eux  et  les  jalousant,  les  paysans  danois  étaient  tout  à 
fait  en  situation  pour  écouter  la  voix  des  ambitieux,  toujours  dispo- 
sés à  fonder  un  parti  quand  il  s'agit  de  le  diriger.  Ajoutez  à  cela 
qu'ils  sont  instruits,  qu'ils  lisent  des  journaux  et  sont  au  courant 
des  nouvelles  politiques;  l'ignorance,  qui  prépare  si  bien  les  hommes 
à  subir  les  influences  de  clocher,  est  un  facteur  qu'on  ne  peut  faire 
intervenir  ici.  —  Avant  18/i8,  le  parti  des  paysans  n'était  qu'un 
parti  social;  ils  demandaient  l'abolition  des  rares  droits  féodaux  qui 
existaient  encore,  et  de  nouvelles  facilités  pour  acquérir  la  propriété 
de  la  terre.  Leurs  désirs  furent  peu  à  peu  réalisés  ;  il  ne  reste  plus 
trace  en  Danemark  des  anciennes  vexations  de  la  féodalité;  les  pay- 
sans s'enrichissent  :  de  fermiers,  ils  deviennent  propriétaires  et 
forment  une  gentry  dont  l'importance  s'accroît  sans  cesse.  La  con- 
stitution de  18Zi9,  à  l'élaboration  de  laquelle  ils  ne  prêtèrent  qu'un 
concours  peu  actif,  leur  donna  des  droits  politiques.  Ils  se  comp- 
tèrent, et,  se  trouvant  les  plus  nombreux,  ils  songèrent  à  prendre 
eux-mêmes  en  main  les  rênes  du  gouvernement.  Toutefois  leurs  re- 
présentans  au  parlement,  qui  s'intitulent  «  amis  des  paysans  »  et 
qui  pour  la  plupart  sont  des  transfuges  de  la  bourgeoisie,  ne 
firent  point  une  brusque  scission  avec  les  libéraux;  ils  se  bornèrent 
à  une  opposition  modérée;  c'est  à  la  chute  du  ministère  Frijs  (1870), 
que  la  plupart  d'entre  eux  avaient  appuyé,  qu'ils  émirent  leurs  pré- 
tentions et  se  posèrent  nettement  en  parti  radical.  Outre  les  reven- 
dications ordinaires  à  toutes  les  démocraties,  ils  demandaient  une 
diminution  du  nombre  des  fonctionnaires,  des  réductions  des  dé- 
penses militaires  et  de  celles  qu'entraînent  les  théâtres,  les  musées, 
l'université,  toutes  choses  dont  les  villes  sont  presque  seules  à  pro- 
fiter. Enfin  par-dessus  tout  ils  réclamaient  l'établissement  de  la 
responsabilité  ministérielle  devant  la  seconde  chambre.  Ambitieux 
d'arriver  au  pouvoir,  ils  savaient  bien  que  la  couronne,  dont  les 
sympathies  intimes  sont  pour  les  conservateurs,  et  qui  a  déjà  fait 
un  sacrifice  en  appelant  les  libéraux,  ne  distribuera  jamais  les  por- 


GRUNDTVIG    ET    SES    DOCTRINES.  5A3 

tefeuilles  entre  les  «  amis  des  paysans  »  que  du  jour  où  la  loi  l'y 
contraindra.  Et  l'événement  a  prouvé  qu'ils  voyaient  juste,  car  de- 
puis 1872,  grâce  à  des  coalitions,  ils  sont  en  majorité  au  folke- 
thing,  et  les  ministères  marchent  d'échecs  en  échecs,  sans  que  le 
roi  se  décide  à  choisir  ses  conseillers  dans  l'o^iposition. 

Quelle  fut  la  part  que  Grundtvig  prit  à  ces  événemens?  quelle 
fut  sa  place  au  milieu  des  partis  qui  se  disputaient  le  pouvoir? 
Membre  de  l'assemblée  nationale  réunie  pour  préparer  la  constitu- 
tion, puis  représentant  du  peuple  aux  neuf  premiers  folkething,  il 
était  ce  que  l'on  appelait  un  franc-tireur,  siégeant  où  bon  lui  sem- 
blait et  votant  suivant  sa  conscience,  sans  être  inféodé  à  aucun 
groupe.  Son  influence  fut  néanmoins  considérable,  et  elle  s'exerça 
toujours  dans  le  sens  le  plus  libéral.  Homme  d'une  imagination  vive 
et  d'un  caractère  passionné,  du  jour  où  Grundtvig  rompit  avec  la 
monarchie  absolue,  il  apporta  dans  ses  nouvelles  opinions  toute 
l'ardeur  d'un  néophyte;  il  ne  fut  point  libéral  à  demi.  Dans  son 
amour  pour  le  peuple,  il  lui  semblait  qu'un  gouvernement  popu- 
laire serait  le  salut  du  Danemark.  Plein  d'idées  généreuses,  de 
droiture  et  de  bonté,  il  jugeait  les  autres  d'après  lui.  Il  prêtait 
inconsciemment  à  ses  compatriotes  ses  propres  vertus,  et,  dans 
son  optimisme  d'honnête  homme,  il  pensait  que  les  affaires  publi- 
ques seraient  d'autant  plus  prospères  que  ses  chers  Danois  pour- 
raient développer  plus  librement  leurs  heureuses  facultés.  Telle 
était  à  peu  près  d'ailleurs  la  doctrine  des  économistes  français  du 
xviii*  siècle.  Pour  les  physiocrates ,  dont  les  idées  confinent  quel- 
quefois à  la  philosophie  de  Pangloss,  les  hommes  abandonnés  à  leurs 
instincts  et  suivant  leurs  penchans  formeraient  une  société  par- 
faite :  une  harmonie  merveilleuse  règne  entre  leurs  besoins,  leurs 
appétits,  leurs  passions.  L'état,  voulant  leur  imposer  un  frein  inu- 
tile, est  la  cause  de  tout  le  mal  social,  a  Laissez  faire,  laissez  pas- 
ser »  est  le  premier  et  le  dernier  mot  de  cette  école  optimiste. 
Que  la  société  périsse  par  excès  de  liberté,  il  se  trouverait  des  doc- 
teurs Sangrado  pour  regretter  qu'on  n'en  eût  pas  accordé  davan- 
tage... Le  bon  Grundtvig  ne  s'arrêtait  pas  toujours  à  temps  dans  sa 
fougue  libérale;  nous  le  verrons  soumettre  au  parlement  d'étranges 
propositions.  Pourtant  son  patriotisme  et  ses  convictions  religieuses 
l'empêchaient  le  plus  souvent  de  dépasser  la  mesure.  Si  dans  une 
pièce  de  vers  il  a  écrit  ce  distique ,  qu'on  lui  a  souvent  reproché  : 

((  Que  la  liberté  soit  notre  mot  d'ordre  dans  le  Nord,  liberté  pour 
Lokis ,  et  liberté  pour  Thor,  » 

(on  sait  que  Lokis  est  la  personnification  du  mal),  il  est  vrai  de  dire 
qu'en  l'écrivant  il  ne  pensait  pas  exprimer  une  théorie  politique. 
Les  lignes  qui  suivent  montreront  qu'au  contraire  il  savait  être  mo- 


bhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déré  dans  ses  principes.  «  La  liberté ,  écrivait-il  dans  son  style 
imagé,  est  un  mot  glissant  comme  une  anguille;  jamais  il  ne  faut 
y  penser  ni  en  parler  sans  savoir  d'abord  à  quelles  forces  on  la  veut 
accorder  et  dans  quelle  mesure,  car,  tandis  que  la  société  civile  est 
fondée  sur  cette  vérité,  que  la  liberté  pour  toutes  les  forces  nobles 
et  bienfaisantes  de  se  développer  et  d'agir  sans  contrainte  est  une 
exigence  nécessaire  de  l'humanité,  le  déchaînement  des  forces  bes- 
tiales, sauvages,  destructives,  est  une  peste  pour  les  hommes.  Aussi 
les  lois  ne  sont-elles  vraiment  bonnes  que  si  elles  facilitent  et  pro- 
tègent la  libre  expansion  des  forces  salutaires.  » 

L'homme  qui  parlait  si  sagement  a  pu  parfois  errer  dans  la  pra- 
tique, mais  il  sut  rendre  à  son  pays  de  véritables  services.  Il  con- 
tribua, comme  on  l'a  vu,  à  faire  insérer  dans  la  constitution  de 
48Zi9  une  clause  relative  à  la  liberté  des  cultes,  clause  salutaire, 
s'il  en  est,  mais  alors  en  opposition  avec  les  idées  reçues  dans  le 
Nord.  Allant  plus  loin,  il  proposa  la  séparation  absolue  de  l'église 
et  de  l'état;  c'est  dans  cette  vue  que  furent  déposés  par  lui  en 
1850  un  projet  de  loi  établissant  le  mariage  civil,  et  par  ses  amis 
en  1859  une  proposition  bizarre  de  séculariser  le  sacrement  de 
confirmation  en  en  faisant  une  sorte  de  prestation  de  serment  ci- 
vique, à  laquelle  tous  les  jeunes  Danois  seraient  tenus  à  un  certain 
âge.  Ces  deux  propositions,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  furent 
repoussées;  mais  Grundtvig  fut  plus  heureux  sur  d'autres  points. 
On  a  déjà  dit  comment  il  obtint  pour  les  fidèles  la  liberté  de  rece- 
voir les  sacremens  hors  de  leur  paroisse ,  et  même  de  créer  des 
paroisses  «  électives.  »  S'il  ne  put  arriver  à  désétahlir  l'église  natio- 
nale, il  parvint  d'une  part  à  la  rendre  moins  intolérante,  et  de 
l'autre  à  autoriser  à  côté  d'elle  l'admission  des  églises  dissidentes, 
—  ce  qui  était  un  grand  progrès.  En  matière  purement  civile,  il  fit 
insérer  dans  la  constitution  de  18/i9  une  promesse  de  réforme  de  la 
procédure  en  vue  de  simplifier  les  exigences  surannées  de  la  pro- 
cédure écrite,  en  usage  de  tout  temps  dans  le  Nord.  Il  réclama  en 
outre  l'abolition  des  corps  de  métier,  la  liberté  illimitée  de  la  presse, 
la  laïcité  de  l'instruction  primaire,  la  suppression  des  examens  pour 
l'admission  à  certaines  fonctions  publiques,  —  toutes  demandes 
hâtives  qui  ne  purent  trouver  grâce  devant  la  majorité,  pourtant 
libérale,  de  l'assemblée,  mais  qui  montrent  clairement  comment  le 
pasteur  de  Vartou  marchait  droit  au  but  sans  se  laisser  intimider 
par  les  craintes  de  ceux  qu'il  appelait  des  faux  libéraux.  C'est  là  du 
reste  le  plus  grave  reproche  qu'on  puisse  faire  à  Grundtvig  en  poli- 
tique :  il  partait  d'idées  préconçues  et  de  principes  a  priori,  et  se 
souciait  trop  peu  des  circonstances  dans  lesquelles  il  se  trouvait, 
des  susceptibilités  qu'il  fallait  ménager,  des  préventions  qu'il  fallait 
vaincre.  Grundtvig  était  un  théoricien,  il  n'était  pas  un  homme 


GRUNDTVIG   ET    SES   DOCTRINES.  5^5 

d'état  ;  il  lui  manquait  pour  cela  l'habileté,  la  souplesse  et  l'art  de 
savoir  tout  soumettre  à  cette  suprême  raison  d'état  qu'on  ne  peut 
désigner  que  par  un  mot  anglais,  puisque  les  Anglais  seuls  la  con- 
naissent, Yexpediency. 

Tant  que  Grundtvig  siégea  personnellement  au  parlement,  — 
jusqu'en  1859,  —  les  «  amis  des  paysans  »  ne  formaient  qu'un  parti 
embryonnaire.  Plus  tard,  quand  ils  devinrent  puissans,  —  depuis 
1870  surtout,  —  ils  tentèrent  d'attirer  à  eux  les  députés  grundt- 
vigiens  qui  suivaient  la  ligne  de  conduite  tracée  par  le  maître  et 
représentaient  sa  politique  ;  mais  les  hondevenner  ne  se  piquaient 
pas  d'une  orthodoxie  bien  rigoureuse,  loin  de  là,  on  les  avait  tou- 
jours représentés  comme  de  grossiers  matérialistes,  et  en  matière 
de  patriotisme  ils  avaient  donné  maintes  preuves  d'indifférence. 
D'un  autre  côté,  on  accusait  les  libéraux  modéi  es  de  ne  pas  vouloir 
la  vraie  liberté  :  on  leur  reprochait  leur  esprit  bourgeois  et  timide, 
leur  peu  de  goût  pour  le  «  populaire  »  et  peut-être  aussi  leur 
froideur  à  l'adresse  de  «  l'incomparable  découverte.  »  Entre  les 
deux  extrêmes ,  les  grundtvigiens  hésitèrent  quelque  temps  ;  ce- 
pendant le  jour  vint  où  il  fallut  se  prononcer.  L'ambition,  qui  est 
une  mauvaise  conseillère,  les  poussa  dans  les  bras  du  parti  radical. 
Tandis  qu'un  petit  nombre  seulement,  comme  xM.  Termansen,  dé- 
voués de  cœur  aux  doctrines  du  maître,  restaient  fidèles  à  leur 
passé  et  à  leurs  principes,  la  presque  totalité  alla  grossir  les  rangs 
des  amis  des  paysans,  les  puissans  du  jour.  Grundtvig,  alors  vieux 
et  affaibli,  ne  se  prononça  pas  ouvertement  sur  la  conduite  de  ses 
disciples.  Pourtant  il  avait  aperçu  les  dangereux  symptômes  de  dis- 
location qui  se  manifestaient  dans  son  parti.  «  La  hache  est  au  pied 
de  l'arbre,  »  avait-il  dit  dans  un  de  ses  derniers  sermons.  Aujour- 
d'hui elle  a  pénétré  jusqu'au  cœur  du  tronc.  —  On  sait  comment 
est  aujourd'hui  composé  le  parlement.  Dans  la  chambre  haute,  les 
conservateurs  libéraux  sont  encore  en  majorité  ;  mais  dans  le  folke- 
thing  l'opposition  triomphe.  Sur  cent  et  quelques  membres  dont  se 
compose  cette  assemblée,  cinquante  voix  seulement  sont  acquises 
au  gouvernement.  Sous  le  nom  de  «  gauche  réunie,  »  les  opposans 
forment  un  groupe  compacte,  obéissant  à  une  discipline  rigou- 
reuse. Les  «  amis  des  paysans,  »  qui  préconisent  la  politique  des 
intérêts  matériels  et  au  besoin  la  réconciliation  avec  l'Allemagne, 
se  coudoient  avec  les  grundtvigiens,  dévots  et  patriotes,  et  qui 
jadis  confondaient  Dieu  et  la  patrie  dans  un  même  culte.  Cette 
bizarre  coalition  «  de  l'esprit  et  de  la  matière  »  a  fait  échec  aux 
trois  ministères  libéraux  qui  se  sont  succédé  depuis  cinq  ans.  De 
même  que  le  comte  de  Holstein-Ilolsteinborg  et  que  M.  Tonnes- 
bech,  M.  Estrup,  le  premier  ministre  actuel,  gouverne  en  s'ap- 

TOME  XIII.  —  18'C.  35 


5â6  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

puyant  sur  la  chambre  haute  et  sur  la  confiance  du  roi.  La  gauche 
réunie  a  été  jusqu'à  refuser  de  voter  l'impôt,  et  il  est  probable  que, 
sans  la  crainte  d'une  dissolution,  elle  renouvellerait  aujourd'hui 
cette  manœuvre.  Enfin,  ce  qui  est  plus  grave  encore  dans  un  pays 
où  Je  patriotisme  est  si  vif,  elle  a  refusé  les  crédits  que  sollicitait 
le  gouvernement  en  vue  de  la  défense  du  territoire.  Les  amis  des 
paysans  ont  fait  entendre  qu'ils  ne  consentiraient  aux  dépenses 
militaires  projetées  qu'à  la  condition  que  les  ressources  destinées 
à  y  faire  face  fussent  demandées  à  un  impôt  sur  le  revenu.  Par  leur 
résistance  obstinée,  ils  ont  arrêté  des  travaux  urgens  et  empêché 
des  réformes  indispensables.  En  s'associant  à  de  pareils  actes,  les 
grundtvigiens  du  parlement  ont  donné  un  démenti  aux  idées  qu'ils 
avaient  mission  de  défendre;  le  maître  ne  les  reconnaîtrait  plus,  et 
les  doctrines  du  Dansk  folketidende,  organe  officiel  de  leur  poli- 
tique, font  horreur  aux  amis  fidèles  de  Grundtvig.  Trois  choses  fai- 
saient la  force  et  la  raison  d'être  du  grundtvigianisme  politique  :  la 
patrie,  la  religion,  la  liberté.  Son  tort  fut  de  poursuivre  exclusive- 
ment la  dernière,  en  négligeant  les  deux  autres. 

IV. 

Les  sermons,  puis  les  livres  et  les  journaux  furent  les  premiers 
modes  de  propagande  des  doctrines  grundtvigiennes;  mais  Grundt- 
vig, que  son  genre  cle  vie  avait  naturellement  porté  à  s'occuper  des 
questions  d'instruction,  ne  tarda  pas  à  comprendre  combien,  pour 
l'expansion  de  ses  idées,  il  était  important  d'agir  non  plus  seule- 
ment sur  des  hommes  faits,  toujours  difficiles  à  convaiucre,  mais 
sur  des  jeunes  gens  dont  l'esprit  est  plus  souple  et  l'âme  plus  ac- 
cessible. Ce  ne  fut  pas  son  moins  beau  rôle. 

Par  une  singularité  qui  surprend  de  prime  abord,  le  pieux  pas- 
teur de  Vartou  était  un  ardent  apôtre  de  l'instruction  primaire 
laïque  :  on  a  vu  qu'il  déposa  une  proposition  dans  ce  sens  au  par- 
lement. Il  lui  semblait  que  la  religion  est  avant  tout  afiaire  de 
famille  et  d'éducation  première.  Les  parens  doivent  initier  leurs 
enfans  aux  premiers  élémens  de  leur  culte.  Ceux-ci  compléteront 
ensuite  leurs  croyances  par  leurs  lectures  et  leurs  réflexions  per- 
sonnelles. L'instruction  religieuse  banale  et  uniforme  donnée  par 
un  instituteur  comumnal  remplit  seulement  la  mémoire  :  elle  est 
impuissante  à  frapper  l'esprit  et  le  cœur  auxquels  elle  est  des- 
tinée. —  Au  reste,  l'instruction  primaire  ne  peut  guère  comprendre 
q.ue  l'étude  des  moyens  d'apprendre,  comme  la  lecture,  l'écriture,  le 
calcul;  mais  dans  un  pays  qui  prétend  se  gouverner  librement,  chez 
un  peuple  qui  partage  la  souveraineté  avec  le  roi,  il  ne  suffit  point 
d'être  en  possession  de  ces  instrumens  du  travail  de  l'esprit.  Pour 


GRUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  547 

conoprendre  les  questions  vitales  de  la  politique,  pour  émettre  un 
vote  en  connaissance  de  cause,  il  faut  une  culture  morale  et  un  dé- 
veloppement intellectuel  que  quelques  années  passées  à  l'école  pa- 
roissiale, entre  huit  et  quatorze  ans,  sont  incapables  de  donner.  Il 
est  nécessaire  d'avoir  étudié  l'histoire  de  son  pays,  d'en  connaître 
la  nature,  les  aptitudes,  les  besoins,  les  mœurs,  d'être  initié  aux 
grandes  lois  qui  régissent  le  développemeni  des  sociétés  humaines 
et  par-dessus  tout  d'aimer  sa  patrie.  Pénétré  de  ces  idées,  Grundt- 
vig  prend  en  haine  les  lycées  danois,  où,  comme  en  France  ou  en 
Angleterre,  les  langues  classiques  forment  la  base  de  l'enseigne- 
ment. S'il  pardonnait  volontiers  au  grec,  qu'il  connaissait  bien  et 
dont  il  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  les  beautés,  la  «  latinerie  » 
l'exaspérait.  Dans  un  certain  pamphlet  qui  vise  «  l'académie  de 
Sorô,  n  qui  réalise  en  Danemark  le  type  d'un  collège  français,  il 
ne  tarit  pas  d'invectives  contre  la  contagion  latine  qui  corrompt  les 
Scandinaves,  contre  l'esprit  latin  qui  étouffe  l'esprit  du  Nord,  et  il 
menace  de  détrôner  Horace  et  Virgile  pour  mettre  sur  le  pavois  à 
leur  place  les  Semund,  les   Snorri,  toute  la  pléiade  des  anciens 
compilateurs  des  Sagas  et  des  Eddas.  Oubliant  que  la  civilisation 
de  l'Europe  moderne,  du  Danemark  comme  des  autres  contrées, 
est  d'origine  romaine,  que  depuis  l'art  de  fabriquer  le  bronze  les 
Scandinaves  n'ont  rien   appris  que  par  le  contact  des  hommes  du 
sud,  il  veut  rompre  les  liens  qui  rattachent  son  pays  à  la  culture 
latine.  Il  lui  semble  qu'au  lieu  d'offrir  pour  modèles  à  la  jeunesse 
les  grands  hommes   de   Rome  et  d'Athènes,  il  faut  chercher  des 
exemples  dans  l'histoire  et  la  légende  autochthones,  et  proposer  à 
l'admiration  les  hauts  faits  des  héros  du  Nord.  En  un  mot,  aux  col- 
lèges latins  il  s'agit  de  substituer  des  écoles  nationales,  où  l'on  re- 
çoive non  plus  un  enseignement  mort,  fondé  sur  une  civilisation 
étrangère  et  morte,  mais  une  instruction  vivante,  conforme  aux 
idées  et  aux  besoins  de  notre  temps,  et  par-dessus  tout  patriotique. 
Enfin,  au-dessus  de  tout  cela,  Grundtvig  rêvait  d'édifier  un  jour 
sur  les  ruines  des  universités  actuelles  une  vaste  université  Scan- 
dinave, immense  officine  de  science  où  trois  cents  professeurs  en- 
seigneraient en   même  temps,   créée  et  entretenue  aux  frais  des 
trois  «  royaumes  frères  »  pour  la  diffusion  de  la  haute  culture  in- 
tellectuelle.   Ce  rêve  brillant,  il  le  caressait  avec  amour,  tout  en 
prodiguant  les  sarcasmes  à  l'université  de  Copenhague,  à  ses  mé- 
thodes surannées,  ses  habitudes  scolastiques,  son  pédantisme  latin» 
son  pathos  allemand,  —  tant  l'ancien  étudiant  en  théologie,  entraîné 
par  la  passion,  était  ingrat  envers  ïalma  mater  qui  l'avait  nourri 
plusieurs  années  dans  son  sein.  Tandis  que  ce  vaste  projet  n'était 
qu'un  château  en  Espagne  et  n'eut  jamais  le  moindre  commence- 
ment d'exécution,  des  écoles  grundtvigiennes  d'ordre  plus  modeste 


548  RETUE  DES  DEUX  MONDES, 

naquirent  et  se  multiplièrent  peu  à  peu  sur  tout  le  territoire;  on  les 
rencontre  aujourd'hui  jusque  dans  les  parties  les  plus  reculées  du 
Jutland  sous  le  nom  de  «  hautes  écoles  de  paysans»  [folkhdjskoler). 
C'est  en  effet  aux  habitans  des  campagnes  qu'elles  s'adressent  à 
peu  près  exclusivement.  Elles  représentent  pour  eux  à  la  fois  le 
collège  et  l'université.  Grundtvig  se  plaisait  à  compter  sur  les 
paysans  comme  sur  le  cœur  de  la  nation.  A  ses  yeux,  la  bourgeoisie, 
plus  ou  moins  cosmopolite  par  suite  des  relations  constantes  que  le 
commerce  entraîne  avec  les  pays  étrangers,  la  noblesse,  que  ses 
alliances  avec  les  grandes  familles  de  l'Allemagne  du  nord  lui  ren- 
daient suspecte,  ne  représentent  plus  la  race  Scandinave  dans  toute 
sa  pureté.  Pour  retrouver  sans  mélange  les  vrais  descendans  des 
anciens  Danois,  il  fallait  se  tourner  vers  les  cultivateurs  du  sol  : 
par  eux  seuls,  la  patrie  devait  être  régénérée;  les  efforts  des  pa- 
triotes devaient  tendre  à  les  former  et  à  les  bien  diriger.  C'est  à 
ce  but  que  les  hautes  écoles  devaient  concourir. 

La  première  folkhojskole  fut  fondée  en  18/iû  par  un  ami  de 
Grundtvig,  le  conseiller  d'état  Flor,  dans  la  paroisse  de  Bôdding  en 
Slesvig.  On  était  alors  au  plus  fort  de  l'agitation  germanique  dans 
les  duchés.  L'école  fut  créée  comme  un  boulevard  du  scandina- 
visme  menacé.  Voici  en  quels  termes  M.  Flor  exposait  ses  vues; 
c'est  un  résumé  exact  des  principes  dont  se  sont  inspirés  ses  imi- 
tateurs. «  L'objet  principal  de  l'instruction  qu'on  reçoit  dans  notre 
haute  école,  dit-il,  est  moins  dans  les  connaissances  pratiques  que 
nous  cherchons  à  donner  à  nos  élèves  que  dans  la  vie  intellectuelle 
que  nous  nous  efforçons  d'éveiller  et  de  développer  chez  eux  pour 
régénérer  leur  esprit,  mûrir  leur  jugement,  élever  leur  cœur,  sti- 
muler en  eux  le  sentiment  de  l'ordre,  du  beau,  remplacer  l'habi- 
tude de  l'oisiveté  par  l'amour  du  travail,  donner  plus  de  droi- 
ture à  leur  caractère  et  à  tout  leur  être,  faire  naître  et  fortifier 
dans  leur  âme  le  sentiment  de  la  solidarité  nationale  et  de  l'atta- 
chement à  la  patrie.  »  La  préoccupation  du  patriotisme  reparaît 
plus  vivement  encore  chez  d'autres  écrivains.  «  Aucun  homme,  dit 
M.  Nôrregaard,  directeur  de  l'école  de  Testrup,  ne  peut  vivre  sans 
porter  l'empreinte  d'une  nationalité;  l'instruction  doit  donc  être  na- 
tionale, pour  ouvrir  le  cœur  à  la  vie  nationale,  à  ses  espérances  et 
à  ses  dangers.  » 

On  conçoit  qu'un  enseignement  de  cette  nature  ne  puisse  s'a- 
dresser à  des  enfans  :  les  élèves  ne  sont  admis  que  vers  l'âge  de 
quinze  ou  seize  ans,  après  leur  confirmation  ;  mais  la  plupart  ont  au 
moins  vingt  ans,  «  âge  où  les  grandes  questions  de  la  vie  devien- 
nent pour  eux  des  questions  vivantes  et  doivent  seulement  le  de- 
venir. »  Les  écoles  ne  sont  ordinairement  ouvertes  que  depuis  le 
mois  d'octobre  jusqu'au  mois  d'avril.  Quand  les  récoltes  sont  le- 


GRUKDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  549 

vées,  les  travaux  de  la  campagne  sont  finis  :  pendant  les  durs  hi- 
vers du  Nord,  la  terre  est  couverte  de  neige,  et  les  culiivateurs  ont 
de  longs  loisirs.  C'est  alors  que  les  jeunes  gens  qui  ont  du  goût 
pour  l'étude,  et  que  les  doctrines  grundtvigiennes  ne  choquent 
point,  peuvent  se  rendre  à  la  haute  école.  Ils  sont  logés  et  nourris 
pour  la  modique  somme  d'environ  175  francs  pour  toute  la  saison  : 
l'internat,  qui,  comme  mode  ordinaire  d'éducation,  est  honni  de  tout 
le  monde  en  Danemark,  aussi  bien  qu'en  Allemagne,  devient  ici  une 
nécessité;  il  présente  aussi  l'avantage  de  faciliter  l'influence  des 
maîtres  sur  les  élèves  en  les  mettant  plus  longtemps  en  rapport. 
C'est  une  chose  bien  digne  de  remarque  et  bien  caractéristique  de 
l'esprit  danois,  que  l'empressement  de  ces  grands  jeunes  gens,  aux 
allures  alourdies,  déjà  endurcis  par  les  travaux  de  la  terre,  avenir, 
par  pur  amour  de  l'étude,  se  soumettre  pendant  six  mois  à  une 
discipline  presque  monacale  et  à  un  régime  de  vie  si  dilTérent  du 
leur.  Il  ne  faut  pas  un  médiocre  effort  de  volonté  pour  plier  au  la- 
beur intellectuel  un  esprit  que  les  travaux  du  corps  ont  en  géné- 
ral rendu  paresseux  et  lent.  Toutefois,  sous  le  rapport  de  la  vie 
matérielle,  il  n'y  a  rien  de  changé  :  le  lait,  le  beurre,  le  fromage, 
le  pain  noir,  forment  la  base  de  l'alimentation  pour  les  élèves  des 
hautes  écoles  comme  pour  le  plus  simple  paysan.  La  maison  d'école 
elle-même  a  toutes  les  apparences  d'un  manoir  rural;  elle  ne  s'en 
distingue  que  par  certaines  recherches  de  propreté  et  certains  soins 
d'entretien  qui  la  pourraient  faire  passer  pour  une  ferme  modèle, 
et  qui  sont  d'un  exemple  salutaire. 

L'objet  de  l'enseignement,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut,  est  non 
pas  de  donner  des  connaissances  pratiques,  mais,  suivant  le  mot 
admis  chez  les  grundtvigiens,  qV éveiller  les  esprits.  Les  jeunes  pay- 
sans qui  arrivent  à  la  haute  école  ne  savent  pas  trop  ce  qu'ils  y 
viennent  chercher;  ils  demandent  le  plus  souvent  à  compléter  les 
études  de  l'école  primaire,  dont  ils  ont  parfois  un  peu  oublié  les 
leçons.  L'instruction  primaire  est  obligatoire  en  Danemark  depuis 
1814,  et  l'obligation  est  si  bien  passée  dans  les  mœurs  que  ceux 
uTême  qui  en  souffrent  ne  songent  point  à  s'en  plaindre;  cependant 
elle  ne  saurait  être  bien  étendue,  ni  bien  profonde,  et  après  cinq  ou 
six  ans  il  n'en  reste  souvent  que  la  lecture  et  l'écriture.  Bref,  les 
élèves  aimeraient  un  enseignement  pratique;  mais  les  grundtvigiens 
ne  l'entendent  point  ainsi  :  ils  veulent  les  éveille?',  ce  que  ne  sau- 
raient faire  des  notions  de  calcul  ou  de  chimie  agricole.  Qu'est-ce 
donc  que  cet  éveil?  Sur  ce  point,  il  vaut  mieux  laisser  la  parole  à 
un  écrivain,  éveillé  lui-même,  et  comme  tel  mieux  en  mesure  de  ré- 
pondre. M.  Antoine  INiessen,  auteur  de  nombreuses  brochures  desti- 
nées à  répandre  dans  le  peuple  les  beautés  de  a  l'incomparable  dé- 
couverte, »  a  écrit  une  petite  nouvelle  appelée  Jean  qui  a  été  à  la 


550  REVDE   DES    DEUX    MONDES, 

haute  écoJe^  où  il  e.^t  question  d'un  jeune  garnement  que  quelques 
mois  de  régime  grundivigien  transforment  en  une  manière  de  petit 
saint.  Le  jeune  Jean  rencontre  un  directeur  d'une  haute  éco'e  et 
cause  avec  lui.  «  Je  sais,  dit  le  maître,  délier  la  langue  aux  gens 
et  leur  faire  tomber  les  écailles  des  yeux.  Il  y  a  des  hommes  qui 
ne  voient  pas  la  moitié  de  ce  qu'ils  devraient  voir,  bien  que  pos- 
sédant les  yeux  du  corps.  La  forêt  se  pare  au  mois  de  mai  de 
feuilles  verdoyantes,  la  prairie  se  revêt  de  gazon  et  de  fleurs,  le 
soleil  va  et  vient  chaque  jour  avec  un  merveilleux  éclat,  et  les 
nuages  se  mirent  dans  les  beaux  lacs;  mais  le  paysan,  qui  a  tout 
cela  devant  les  yeux,  ne  le  voit  pas,  ou,  s'il  le  voit,  il  le  regarde 
comme  une  vache  regarde  un  moulin  à  vent...  Nous  avons  une 
belle  patrie  où  vécurent  nos  illustres  ancêtres  et  qu'ils  nous  ont 
laissée  en  héritage,  nois  avons  notre  chère  langue  danoise  que 
notre  mère  chantait  devant  notre  berceau  et  qu'on  chantera  de- 
vant notre  cercueil;  nous  avons  les  nobles  souvenirs  des  exploits 
de  nos  aïeux.  —  Toutes  ces  beautés,  nous  devons  les  voir  pour  les 
comprendre,  les  conserver  et  les  transmettre  à  nos  descendans...  » 
Sous  ce  langage  peut-être  un  peu  naïf,  on  reconnaît  bien  la  pen- 
sée de  Grundtvig,  son  amour  de  la  nature,  son  instinct  du  popu- 
laire. On  voit  comment  c'est  à  l'imagination  et  au  cœur  plus  qu'à 
l'intelligence  et  à  la  raison  qu'on  s'adresse  pour  éveiller  les  âmes, 
et  ce  que  l'on  entend  par  ce  mot. 

Les  élèves  sont  soumis  à  un  régime  d'entraînement  qui  absorbe 
la  journée  tout  entière.  Leçons,  chants,  'conversations,  lectures, 
prières,  tout  concourt  au  même  but.  Les  cours,  auxquels  est  consa- 
crée la  plus  grande  partie  du  temps,  ne  durent  pas  moins  de  six 
à  sept  heures  chaque  jour;  d'ailleurs  on  ne  demande  aux  élèves 
que  de  prêter  l'oreille.  On  partage  les  préventions  de  Grundivig 
contre  l'écriture  morte  et  son  goût  pour  la  parole  vivante^  et  on  ne 
trouve  pas  mauvais  qu'ils  ne  prennent  pas  une  note.  Il  ne  leur 
restera  qu'une  impression  générale  dans  l'esprit  :  c'est  précisément 
ce  k  quoi  l'on  tient  le  plus.  —  Ces  jeunes  paysans,  la  veille  encore 
bouviers  ou  laboureurs,  entendent  d'enthousiastes  descriptions  des 
pays  Scandinaves  :  le  professeur  s'étend  complaisamment  sur  les 
beautés  de  la  nature  et  les  œuvres  remarquables  de  l'industrie  hu- 
maine, —  sur  les  montagnes,  les  fiords,  les  produits  du  sol,  les 
villes,  les  monumens.  C'est  toute  une  géogra,)hie  poétique  destinée 
à  faire  connaître  et  plus  encore  à  faire  aimer  le  théâire  des  ré- 
cits mythiques  et  historiques,  chers  aux  grundtvigiens.  On  remonte 
jusqu'aux  âges  les  plus  reculés  :  on  montre  les  premiers  habitans 
du  Jutland,  des  îles  et  de  la  péninsule  vivant  de  chasse  et  de  pêche 
et  formant  sur  les  rives  des  fiords,  au  fond  des  antiques  forêts  de 
pins  qui  précédèrent  les  hêtres  de  nos  jours,  ces  villages  rustiques 


GRUNDTVIG   ET   SES    DOCTRINES.  551 

dont  les  amoncellemens  de  co'juillages  et  d'ossemens  on  révélé  la 
place  aux  antiquaires  modernes.  Les  Danois  étaient  alors  à  l'âge  de 
pierre;  ils  coupaient  les  viandes  et  préparaient  les  peaux  avec  de 
grossiers  instrumens  de  silex.  Plus  tard  arrive  l'art  de  travailler  les 
métaux,  le  bronze  d'abord,  puis  le  fer.  C'est  l'âge  héroïque  du 
INord,  l'époque  des  grands  combats  et  des  grands  sacrifices  dont 
les  runes  et  les  légendes  ont  conservé  les  lointains  souvenirs.  Les 
hordes  diverses  de  même  race  qui  peuplaient  le  Danemark  et  la 
péninsule  suédo-norvégienne  luttaient  entre  elles  avec  acharne- 
ment, et  ces  luttes  aboutirent  à  l'intérieur  à  la  formation  des  trois 
royaunies  actuels,  à  l'extérieur  aux  expéditions  des  Vikings  et  aux 
conquêtes  des  Normands.  Chassé  par  la  guerre  civile,  Gangerolf  ou 
Rollon  conquérait  la  Normandie;  d'autres  s'emparaient  de  l'Angle- 
terre et  de  la  Finlande  :  d'autres  encore  lançaient  leurs  barques 
audacieuses  jusqu'en  Islande  et  en  Amérique.  C'est  aussi  l'âge  où 
Thor,  0  lin  et  Freya  recevaient  les  hommages  des  peuples  du  Nord, 
où  la  Wallhala  s'ouvrait  à  ces  farouches  guerriers  à  qui  les  dieux 
ne  pouvaient  promettre  de  plus  douce  récompense  f[ue  d'éternels 
combats.  La  poésie  et  la  musique  viennent  en  aide  à  l'éloquence  du 
professeur  :  grâce  à  elles,  l'imagination  est  plus  vivement  frappée, 
et  l'esprit  subit  une  impression  plus  profonde.  Le  sens  nusical  est 
si  développé  chez  les  Scandinaves  qu'après  quelques  jours  d'exer- 
cice les  jeunes  paysans  chantent  en  chœur  d'une  voix  pleine  et 
sonore,  en  même  temps  qu'avec  un  accent  de  conviction  qui  sé- 
duit. Ils  chantent  les  chansons,  cantiques  ou  ballades  que  Grundt- 
vig  a  composés  à  la  louange  des  dieux  et  des  hommes  de  son  pays. 
Entraînés  par  cet  enthousiasme  que  fait  naître  la  musique  chez  ceux 
qui  la  comprennent,  ils  se  passionnent  pour  les  héros  des  légendes 
nationales,  ils  se  pénètrent  de  ce  passé  étrange  à  qui  l'éloignement 
prête  une  sorte  de  sauvage  grandeur. 

Quand  on  arrive  à  l'histoire  moderne,  ce  mode  d'enseignement 
poétique  devient  d'une  application  moins  facile.  On  s'étend  alors 
avec  complaisance  sur  la  vie  publique  et  privée  des  Danois  aux 
différens  siècles  et  dans  les  dilférentes  classes  de  la  société  :  sans 
négliger  les  guerres  dont  le  souvenir  peut  exciter  le  patriotisme, 
on  préfère  ce  genre  d'histoire  intérieure  et  intime  de  la  patrie,  qui 
mieux  encore  que  les  récits  des  faits  d'armes  est  de  nature  à  la 
faire  aimer;  on  a  importé  d'Allemagne  et  acclimaté  en  Danemark 
ces  leçons  d'histoire  de  la  civilisation  qui  fournissent  trop  souvent 
aux  savans  d'outre-Rhin  une  occasion  d'exposer  une  foule  de  faits 
peu  liés  et  pas  toujours  intéressans,  collectionnés  pendant  des  an- 
nées de  compilation.  Inventions,  progrès  industriels  et  agricoles, 
littérature,  science,  musique,  beaux-arts,  tout  y  prend  place  à  son 
tour.  On  commence  en  même  temps  à  inculquer  dans  l'esprit  des 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élèves  les  théories  politiques  grundtvigiennes  :  le  scandinavisme 
règne  en  maître;  on  prêche  la  réconciliation  avec  les  Suédois  et  les 
Norvégiens,  l'union  des  «  royaumes-frères.  »  Puis  on  enseigne  les 
élémens  du  droit  administratif  et  constitutionnel  pour  faire  con- 
naître le  mécanisme  des  institutions  nationales,  et  mettre  les  élèves 
en  état  d'exercer  avec  discernement  leurs  droits  politiques.  Par  les 
lectures  et  les  conversations,  on  les  initie  aux  afiaires  publiques 
contemporaines,  et  on  les  nourrit  de  ce  libéralisme  passionné  de 
Grundtvig  qui  trop  souvent  conduit  à  la  démagogie.  L'influence  des 
maîtres  est  d'autant  plus  considérable  qu'il  n'y  a  ni  examen  ni 
épreuve  d'aucune  sorte  qui  puisse  tracer  une  ligne  de  démarca- 
tion tranchée  entre  ceux  qui  font  les  cours  et  ceux  qui  les  écoutent. 
Cet,  enseignement  patriotique  et  poétique  à  la  fois  est  le  btit  prin- 
cipal des  hautes  écoles.  On  y  sacrifie  tout  le  reste,  même  les  études 
religieuses,  qui  souvent  ne  font  pas  l'objet  de  leçons  spéciales. 
Les  élèves  connaissent  déjà  les  principes  fondamentaux  de  la  doc- 
trine ;  on  s'efforce  surtout  d'affermir  en  eux  la  foi  en  leur  faisant 
remarquer  dans  l'histoire  l'enchaînement  divin  des  événemens,  en 
leur  montrant  le  Danemark  comme  la  «  nouvelle  Palestine  »  que 
Dieu  a  comblée  de  ses  bénédictions  jusqu'au  jour  où  il  lui  réservait 
Ye  suprême  honneur  de  voir  naître  Grundtvig.  Les  légendes  des 
premiers  temps  du  christianisme ,  les  récits  de  la  conversion  des 
Scandinaves  et  de  l'introduction  de  la  réforme  dans  le  nord,  les 
chants  religieux  sont  plus  propres  que  les  discussions  dogmatiques 
à  faire  aimer  la  religion  et  à  «  éveiller  »  les  jeunes  auditeurs.  Ce- 
pendant les  paysans  danois,  pour  avoir  peut-être  l'imagination  plus 
rêveuse  que  ceux  des  autres  pays,  ne  dédaignent  point  l'utile.  Pour 
les  attirer,  on  fait  quelques  concessions  à  leurs  exigences  utilitaires, 
et  quelques  heures  par  semaine  sont  consacrées  à  l'arithmétique,  à  la 
comptabilité,  à  l'économie  rurale,  à  la  chimie  agricole,  voire  à  l'é- 
criture, parfois  un  peu  oubliée  depuis  l'école  primaire.  D'ailleurs, 
s'il  y  a  identité  dans  les  principes,  les  détails  de  l'enseignement 
varient  suivant  le  caprice  des  directeurs  ou  les  nécessités  locales.  A 
Lyngby,  près  de  Copenhague,  M.  La  Cour,  ancien  officier  danois, 
qui  s'est  dévoué  avec  une  admirable  ardeur  à  l'instruction  des  pay- 
sans, a  ajouté  une  école  d'agriculture  à  la  folkh'ôjskole.  A  Blaagaard, 
dans  un  faubourg  de  Copenhague,  on  utilise  le  voisinage  de  la  ville 
pour  faire  visiter  les  musées  et  les  collections  scientifiques,  et  même 
pour  mener  les  élèves  aux  séances  du  Rigsdag  qui  piésentent  un 
grand  intérêt  patriotique.  A  Hindholm,  on  a  fait  mieux  :  une  école 
normale  ou  séminaire  pour  les  instituteurs  ruraux  a  été  créée  par 
le  directeur  M.  Nielsen,  un  des  hommes  les  plus  éminens  du  parti. 
Ajoutons  à  cela  que  depuis  quelques  années  un  bon  nombre  d'écoles 
reçoivent  des  jeunes  filles  pendant  deux  ou  trois  mois  de  l'été. 


"     GRUNDTVIG   ET    SES    DOCTRINES.  553 

On  a  vu  que  la  propagande  gruncUvigienne  avait  obtenu  quelques 
succès  en  Norvège.  Des  hautes  écoles  y  ont  été  fondées  au  nombre 
de  dix  à  douze.  En  Suède,  on  en  compte  seulement  deux  ou  trois, 
en  Scanie,  ancienne  province  danoise,  dont  Copenhague  est  dans 
une  certaine  mesure  la  métropole  intellectuelle;  mais  jusqu'à  pré- 
sent c'est  seulement  en  Danemark  que  les  hautes  écoles  de  pay- 
sans, par  le  nombre  des  élèves  qui  les  fréquentent,  peuvent  exer- 
cer une  influence  réelle  sur  la  nation.  Elles  sont  au  nombre  de 
soixante  pour  le  moins;  2,500  élèves  les  fréquentent  chaque  hiver 
et  retournent  ensuite  dans  leurs  familles  empressés  à  propager  les 
idées  dont  ils  sont  imbus.  De  toutes  les  créations  de  Grundivig,  c'est 
la  plus  féconde  et  la  plus  prospère.  L'état  en  a  si  bien  compris  l'u- 
tilité qu'il  partage  entre  elles  une  subvention  de  11,000  rigsdalers, 
— somme  du  reste  peu  en  rapport  avec  l'état  de  choses  actuel.  Et  les 
adversaires  de  Grundivig  se  sont  empressés  d'établir  des  écoles  du 
même  genre  pour  prêcher  leurs  théories  athées  et  socialistes  :  il  en 
existe  quelques-unes  en  Jutland  créées  par  le  démagogue  Bjôrnback 
d'Aarhuus.  Toutefois,  si  le  principe  des  hautes  écoles  est  universel- 
lement loué,  il  n'en  est  pas  de  même  de  toutes  les  conséquences 
pratiques  de  l'enseignement  grundtvigien.  A  ce  sujet,  les  hommes 
modérés  qui  savent  rendre  justice  à  Grundtvig,  tout  en  ne  parta- 
geant pas  ses  idées,  ne  dissimulent  pas  leurs  appréhensions.  Ils 
craignent  que  les  résultats  ne  soient  pas  au  niveau  du  zèle  et  du 
dévoûment  des  pieux  grundtvigiens  qui  ont  voué  leur  vie  entière  à 
la^  grande  cause  de  l'éducation  nationale.  Au  point  de  vue  patrio- 
tique, les  avantages  des  folkhôjskoler  ne  sauraient  être  contestés; 
elles  ont  grandement  contribué  à  répandre  l'amour  de  la  patrie  dans 
le  peuple  des  campagnes.  Sous  le  rapport  moral  et  religieux,  il  n'y 
a  pas  lieu  non  plus  de  ménager  les  éloges  :  quelque  opinion  que 
l'on  ait  sur  la  valeur  intrinsèque  de  la  doctrine,  on  ne  peut  nier 
que  les  idées  religieuses  et  morales  qui  ont  cours  dans  l'enseigne- 
ment grundtvigien  ne  soient  saines,  larges,  tolérantes,  de  nature 
à  élever  la  moralité  publique.  C'est  un  danger  d'un  tout  autre  genre 
que  des  esprits  clairvoyans  ont  signalé.  Beaucoup  d'élèves  des 
hautes  écoles,  une  fois  revenus  chez  eux,  passent  pour  des  savans 
et  se  persuadent  aisément  qu'ils  le  sont  en  effet.  L'ambition  s'em- 
pare d'eux.  Pourquoi  ne  joueraient-ils  pas  un  rôle  dans  les  con- 
seils de  la  commune  ou  de  la  province?  Pourquoi  même,  avec  un 
peu  de  bonheur,  n'arriveraient-ils  pas  à  siéger  un  jour  au  parle- 
ment? Les  députés  Termansen  et  Dinesen  n'étaient-ils  pas  de  sim- 
ples paysans  et  élèves  des  hautes  écoles  du  peuple? 

L'ambition  n'est  pas  condamnable  chez  celui  qui  peut  occuper 
dignement  la  place  à  laquelle  il  aspire;  mais  il  n'en  est  point  ainsi 
dans  l'espèce.  Des  paysans  qui  ont  pendant  quelques  mois  chanté 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  hymnes  nationaux  et  entendu  des  leçons  d'histoire,  si  «  éveil- 
lés »  qu'on  les  suppose,  ne  peuvent  faire^  sauf  le  cas  d'aptitudes 
exceptionnelles,  que  d'assez  chéiifs  politicians.  Les  Danois  ne  de- 
vraient jamais  oublier  la  belle  comédie  où  leur  grand  comique 
Holberg  peint  avec  une  verve  que  Molière  n'eût  point  désavouée 
les  mésaventures  d'un  pauvre  potier  d'étaio  qui  se  croit  nommé 
bourgmestre  de  Hambourg.  Il  serait  triste  que  des  écoles  créées  et 
dirigées  avec  un  si  admirable  dévoûmeat  devinssent  des  pépinières 
de  politicians,  ou,  cornue  disent  les  Danois,  de  kandestober  (l). 
C'est  recueil  contre  lequel  elles  viendront  se  heurter,  si  le  bon 
sens  public  ne  fait  justice  de  ces  velléités  inquiétantes. 

Mais  il  ne  faut  point  exagérer  la  portée  de  ces  symptômes.  En 
somme,  les  hautes  écoles  sont  un  legs  précieux  de  Grundtvig  au  Da- 
nemark, plus  précieux  que  des  doctrines  politiques  et  religieuses 
qui  vraisemblablement  n'auront  qu'un  temps.  On  a  vu  déjà  que  le 
grundtvigianisme,  comme  parti  politique,  était  en  dissolution  et  avait 
perdu  sa  raison  d'être  en  opérant  sa  fusion  dans  la  «  gauche  léa- 
nie.  »  Comme  doctrine  religieuse,  il  a  été  utile  en  donnant  une  vive 
impulsion  au  christianisme  dans  le  nord;  mais  en  répandant  dans 
les  masses  le  goût  de  l'instruction,  en  tenant  école  de  pairiotisme, 
il  peut  exercer  une  influence  puissante  et  salutaire  sur  l'avenir  du 
pays.  Est-il  besoin  de  dire  qie  nous  faisons  les  vœux  les  plus  sin- 
cères pour  qu'il  remplisse  avec  succès  cette  noble  mission?  Le  sort 
du  Daneniark  ne  saurait  être  indifférent  à  une  âme  française.  Ce 
petit  royaume,  si  courageux  dans  le  malheur,  est  notre  vieil  ami, 
l'ami  dans  la  bonne  et  dans  la  mauvaise  fortune.  Depuis  les  temps 
héroïques  où  Ogier  le  Danois  qui  «  cuardise  n'out  unkes  »  com- 
battait pour  la  «  douce  France  «  aux  côtés  de  Charlemagne,  jusqu'à 
l'époque  des  guerres  du  premier  empire,  l'amitié  des  deux  peuples 
ne  s'est  jamais  refroidie.  Seul  de  tous  les  états  de  l'Europe,  le  Da- 
nemark n'a  jamais  été  en  guerre  avec  nous.  Jadis  il  était  l'allié  de 
nos  rois,  aujourd'hui  la  France  malheureuse  et  démembrée  trouve 
des  sympathies  profondes  chez  cette  vaillante  nation  qui  a  aussi 
son  Alsace-Lorraine  à  pleurer.  Le  Danemark  s'intéresse  à  nos  efforts 
pour  réparer  les  maux  de  la  guerre  et  rétablir  au  dedans  l'équilibre 
que  nous  avons  perdu.  Lui  aussi,  du  reste,  il  a  besoin  de  retrouver 
la  paix  intérieure,  compromise  par  les  compétitions  des  partis,  m.ais 
les  belles  et  nobles  qualités  du  caractère  national,  jointes  à  la  fer- 
meté du  gouvernement,  permettent  d'espérer  que  la  crise  actuelle 
ne  sera  qu'une  épreuve  momentanée. 

George  Cogordan. 

(1)  Le  mot  kandestober  (potier  d'étain)  a  passé  en  proverbe  dans  la  lanp:ue  danoise 
depuis  la  CMinéilie  de  Halberg  dont  nous  parlons,  qui  est  intitulée  le  Potier  d'étain 
politique.  Cette  remarquable  pièce  a  été  plusieurs  fois  traduite  en  fiançais. 


LES   SOUVENIRS 


ou 


MÉDECIN  DE  LA  REINE  VICTORIA 


II. 

LE  PROCÈS  ET  LA  MORT  DE  LA  REINE  CAROLINE. 


La  princesse  Charlotte  vient  de  mourir  à  l'âge  de  vingt-trois  ans, 
et  toute  l'Angleterre  est  en  de:Liil  (1);  où  est  sa  mère,  la  princesse 
de  Galle's?  Exclue  en  1814  des  fêtes  données  par  son  mari  le  prince- 
régent  aux  souverains,  aux  princes  et  aux  maréchaux  vainqueurs 
dans  la  coalition  de  l'Europe  contre  Napoléon,  il  y  a  plus  de  trois  ans 
qu'elle  a  quitté  Londres  et  s'est  retirée  sur. le  continent.  Elle  est 
allée  d'abord  en  son  pays  natal,  à  la  cour  de  Brunswick,  elle  y  a 
passé  quelque  temps,  puis  elle  a  parcouru  l'Allemagne,  l'Italie,  la 
Grèce,  la  Turquie,  la  Palestine  et  les  côtes  barbaresques;  revenue 
de  là  en  Italie,  elle  habite  alternativement  deux  maisons  de  cam- 
pagne achetées  par  ses  ordres,  l'une  aux  bords  du  lac  de  Gôrae, 
l'autre  à  Pesaro  dans  les  états  romains.  C'est  là  qu'elle  apprend, 
par  les  journaux  la  mort  de  sa  fille  Charlotte;  le  prince-régent,  tou- 
jours implacable  dans  sa  haine,  n'a  pas  même  voulu  que  la  malheu- 
reuse mère  en  fût  officiellement  informée.  «  Au  reste,  a  dit  éloquem- 
ment  Brougham,  si  elle  n'eût  appris  par  hasard  le  coup  terrible  qui 
venait  de  la  frapper,  elle  n'eût  pas  tardé  à  s'en  ressentir.  La  com- 

(I)  Voyez,  dans  la  Revue  du  i""  janvier,  la  première  partie  de  ces  études,  la  Prin- 
cesse Charlotte, 


556  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mission  de  Milan  et  le  commencement  des  attentats  dirigés  pour  la 
troisième  fois  contre  son  caractère  et  sa  vie,  c'étaient  là  des  signes 
manifestes  annonçant  que  la  princesse  Charlotte  n'était  plus  (1).  » 

Qu'éiait-ce  donc  que  cette  commission  de  Milan?  Une  sorte  de 
tribunal  secret,  une  chambre  des  enquêtes  composée  de  trois  per- 
sonnes dévouées  au  régent  et  chargée  de  recueillir  ou  plutôt  de  pro- 
voquer en  Italie  toutes  les  dénonciations  qui  pouvaient  accabler  la 
princesse  de  Galles.  L'entreprise  était  si  odieuse  que  le  prince,  avant 
de  s'y  décider,  avait  eu  besoin  d'une  apparence  de  prétexte.  Il  faut 
se  rappeler  ici  la  situation  de  la  famille  royale  après  la  mort  de  la 
princesse  Charlotte.  Des  quatorze  enfans  de  George  III,  onze  vi- 
vaient encore  à  cette  date,  sept  princes  et  quatre  princesses.  Sans 
nous  occuper  des  princesses,  mariées,  sauf  une  seule,  à  des  princes 
d'Allemagne,  disons  simplement  qu'aucun  des  princes  anglais  en 
1817  n'était  chef  de  famille.  Le  duc  d'York,  qui  venait  immédiate- 
ment après  le  prince-régent,  âgé  de  cinquante-quatre  ans  alors  et 
marié  depuis  une  trentaine  d'années  à  la  sœur  du  roi  de  Prusse 
Frédéric-Guillaume  II,  n'avait  pas  eu  d'enfans  de  ce  mariage. 
Parmi  ses  frères  puînés,  le  duc  de  Cumberland  (cinquième  fils  de 
George  III),  marié  depuis  1815  à  une  princesse  de  Mecklembourg, 
n'avait  pas  encore  de  postérité.  Les  autres,  le  duc  de  Clarence,  le 
duc  de  Kent,  le  duc  de  Sussex,  le  duc  de  Cambridge,  ne  s'étaient 
point  mariés,  et  semblaient  y  avoir  renoncé  pour  toujours;  le  plus 
âgé  des  quatre  avait  déjà  cinquante- deux  ans,  le  plus  jeune  qua- 
rante-trois. La  mort  de  la  princesse  Charlotte  changea  tout  à  coup 
leurs  dispositions.  On  en  vit  trois  du  moins  se  marier  en  toute  hâte, 
comme  se  disputant  l'espoir  et  l'honneur  de  mettre  la  couronne 
d'Angleterre  dans  leur  lignée  directe.  Le  7  mai  1818,  le  duc  de 
Cambridge  épousa  la  princesse  Augusta,  fille  de  l'électeur  de  Ilesse- 
Cassel;  le  11  juillet,  le  duc  de  Clarence  épousa  la  princesse  Amé- 
lie, fille  du  duc  de  Saxe-Meiningen  ;  enfin  ce  même  jour  le  duc 
de  Kent  épousa  la  princesse  Victoria,  sœur  du  prince  Léopold  de 
Saxe-Cobourg  et  veuve  d'un  prince  de  Linange.  Le  prince-régent 
feignit  d'obéir  au  même  sentiment  qui  avait  inspiré  à  ses  frères 
cette  résolution  subite;  lui  aussi,  il  parut  éprouver  le  besoin  d'as- 
surer dans  sa  maison  la  succession  royale,  et  ce  fut  le  prétexte  qu'il 
désirait  pour  l'accomplissement  de  ses  desseins.  Au  fond,  cette 
question  du  trône  lui  était  indifférente;  il  ne  songeait  qu'à  infliger 
un  nouvel  affront  à  la  princesse  de  Galles. 

Déshonorer  officiellement  la  princesse,  la  convaincre  d'adultère 
aux  yeux  du  monde  entier,  faire  prononcer  sa  dégradation  par  le 
parlement,  amener  par  là  un  divorce  que  l'église  eût  été  forcée  de 

(I)  Voyez  Defence  of  queen  Caroline  dans  l'ouvrage  intitulé  Speeches  on  social  and 
politicol  subjects,  by  Heury  lord  Brougliam.  Londres  1857,  t.  I",  p.  87. 


LE    MÉDECIN   DE   LA    REINE   VICTORIA.  557 

reconnaître,  tout  cela  eût  semblé  abominable,  si  la  raison  d'état 
n'eût  atténué  les  indignités  de  cette  procédure.  Il  est  convenu  chez 
de  certaines  gens  que  la  politique  n'a  pas  de  cœur.  La  politique 
voulant  que  le  prince  eût  un  héritier,  il  fallait  absolument  que  le 
prince  se  réconciliât  ou  divorçât  avec  la  princesse.  Se  réconcilier, 
c'était  chose  impossible;  restait  donc  le  divorce,  mais  on  ne  pou- 
vait songer  au  divorce  qu'après  avoir  publiquement  flétri  la  prin- 
cesse de  Galles.  De  là  la  commission  de  Milan.  Le  prince-régent 
pouvait  dire  avec  une  tristesse  hypocrite  que  la  flétrissure  de  la 
princesse  était  une  nécessité  pénible,  profondément  pénible,  mais 
une  nécessité  impérieuse  à  laquelle  il  n'était  pas  libre  de  se  sous- 
traire; en  réalité,  c'était  ce  but  seulement  qu'il  poursuivait.  Après 
avoir  poussé  la  princesse  au  mal  par  l'infamie  de  sa  conduite,  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  la  traîner  dans  la  boue.  Telles  étaient  les  idées 
d'honneur  et  de  justice  chez  celui  que  ses  flatteurs  appelaient  le 
premier  gentilhomme  de  l'Eurojje. 

L'homme  de  loi  qui,  pour  complaire  au  régent,  avait  préparé 
l'exécution  de  ce  guet-apens,  était  un  des  plus  tristes  personnages 
du  barreau  de  Londres.  11  faut  lire  dans  les  pages  mordantes  de 
lord  Brougham  le  portrait  qu'il  trace  de  son  ancien  confrère,  sir 
John  Leach.  Représentez-vous  un  roué  de  bas  étage,  un  de  ces 
agens  ténébreux  comme  en  produit  chez  nous  le  domaine  de  la  chi- 
cane, avec  ce  masque  de  gravité  que  l'hypocrisie  porte  si  naturel- 
lement en  Angleterre.  A  voir  agir  ce  drôle,  on  le  prendrait  quel- 
quefois pour  un  homme  supérieur.  Sir  John  Leach  est  un  esprit  des 
plus  intelligens;  habile,  audacieux,  plein  de  ressources,  d'autant 
plus  fertile  en  expédiens  qu'aucun  scrupule  ne  l'arrête,  il  aime  sur- 
tout les  causes  que  repousserait  l'honnêteté  de  ses  confrères. 
Celle-là  devait  lui  convenir  entre  toutes.  Quelle  occasion  de  dé- 
ployer son  génie  !  Il  a  pour  client  le  prince-régent  en  personne,  et 
l'affaire  dont  il  est  chargé  Jui  donne  l'occasion  de  travailler  avec  les 
ministres.  Le  voilà  qui  monte  au  rang  des  hommes  d'état.  Les  vrais 
hommes  d'état,  ceux  qui  ont  la  responsabilité  de  la  chose  publique 
à  cette  date,  lord  Liverpool,  lord  Casilereagh,  s'inquiètent  de  voir 
le  régent  s'engager  dans  cette  voie,  le  lord  chancelier  a  bien  des 
scrupules;  sir  John  Leach  n'hésite  pas,  il  a  réponse  à  tout,  sa  manière 
subtile  d'interpréter  les  lois  du  royaume  lui  fournit  à  tout  coup  des 
argumens  inattendus.  Pourquoi  lord  Eldon  se  croit-il  obligé  à  tant 
de  ménagemens?  Parce  que  lord  Eldon,  le  chef  du  parti  tory,  est  à 
la  fois  un  caractère  grave  et  un  politique  prévoyant.  Au-dessus  des 
lois  écrites,  il  y  a  en  tout  pays  les  lois  éternelles  de  l'humanité; 
c'était  l'idée  de  ces  lois  éternelles  qui  empêchait  lord  Eldon  et  ses 
amis  de  céder  si  vite  aux  passions  du  régent.  En  outre  n'y  avait-il 
pas  lieu  de  craindre  que  cetie  procédure  monstrueuse  n'eût  les  con- 


558  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

séquences  politiques  les  plus  graves?  Était-ce  bien  aux  tories  qu'il 
convenait  d'abaisser  ainsi  la  dignité  royale?  Au  milieu  des  crises 
que  traversait  le  pays,  pouvait-on  impunément  réveiller  le  souve- 
nir des  plus  mauvais  jours?  Oserait-on  enfin  exhumer  de  l'arsenal 
des  vieilles  législations  les  décrets  horribles  qui  avaient  protégé  la 
tyrannie  d'Henry  YIIl?  Il  y  avait  certes  bien  des  raisons  d'hési- 
ter pour  un  homme  tel  que  lord  Eldon.  Ces  raisons  ne  sauraient 
toucher  sir  John  Leach,  il  les  ignore.  Les  convenances  éternelles, 
les  exemples  de  l'histoire  nationale,  qu'est-ce  que  cela?  Lord 
Brougham ,  grand  lecteur  de  Gicéron ,  affirme  que  l'orateur  ro- 
main a  tracé  le  portrait  de  sir  John  Leach  le  jour  où  il  a  dépeint  en 
ces  terines  les  plus  misérables  praticiens  du  barreau  de  Rome  : 
«  Nullum  ille  poetam  noverat,  nullum  legerat  oratoretn...  Il  ne 
connaissait  aucun  poète,  il  n'avait  lu  aucun  orateur,  il  ne  savait 
rien  Je  l'histoire  des  temps  passés,  il  n'était  initié  ni  aux  lois  de 
l'état,  ni  au  droit  civil  et  particulier.  Cet  homme  est  un  exemple 
remarquable  de  ce  qu'on  peut  faire  dans  cette  ville  en  prodiguant 
à  beaucoup  ses  soins  officieux  et  en  servant  un  grand  nombre  de 
citoyens  dans  leurs  périls  ou  leurs  ambitions.  C'est  par  là  que,  né 
dans  un  rang  obscur,  il  parvint  aux  honneurs,  à  la  iorluoe,  à  la 
considération,  et  se  fit  même,  sans  talent  ni  savoir,  un  certain  nom 
parmi  les  avocats  (1).  » 

Sir  John  Leach  ayant  eu  l'idée  d'instituer  une  commission  d'en- 
quête chargée  d'aller  recueillir  en  Italie  les  faits  et  gestes  de  la 
princesse  de  Galles,  ce  fut  à  lui  que  le  régent  confia  le  soin  d'en 
choisir  les  membres.  Le  conseiller  privé  devenait  une  sorte  de  mi- 
nistre, le  ministre  des  vengeances  occultes.  Sir  John  désigna  trois 
personnes  de  carrières  fort  différentes,  mais  animées  du  même  es- 
prit, agens  dociles  à  toutes  ses  instructions  et  aveuglément  dévoués 
au  prince.  C'étaient  un  avocat  de  la  chancellerie,  M.  Gooke,  un  pro- 
cureur [atlortiey]  et  un  colonel  de  l'armée  anglaise.  Les  trois  com- 
missaires furent  nommés  au  mois  de  mars  1818;  ils  se  réunirent  à 
Milan  au  mois  de  septembre  de  la  même  année,  se  mirent  immé- 
diatement à  l'œuvre,  établirent  des  surveillans,  interrogèrent  les 
gens  de  service,  cherchèrent  enfin  de  tous  côtés  et  par  tous  les 
moyens  les  personnes  qui,  à  un  titre  quelconque,  avaient  pu  ap- 
procher de  la  princesse  de  Galles.  Il  suffisait  de  l'avoir  vue,  de  l'avoir 
entendue;  une  indication  pouvant  amener  une  découverte  utile,  les 
commissaires  accueillaient  tout,  et  chaque  témoignage  était  généreu- 

(l)  Ces  lignes,  que  la  malice  de  lord  Brougham  a  si  adroitement  rassemblées,  forment 
deux  passages  distincts  dans  le  Brutus  de  Cicéron;  le  |jrenjicr  s'applique  à  un  certain 
Cépion,  orateur  sans  étude,  le  second  à  un  certain  Arrius,  avocat  pour  tout  faire.  Il  a 
fallu,  suivant  lord  Brougham,  joindre  la  servilité  d'Arrius  à,  l'ignorance  de  Ccpion  pour 
exprimer  la  ressemblance  complète  do  sir  John  Leach. 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VIGTOraA.  559 

sèment  payé.  Y  eut-il  jamais  dans  nos  sociétés  modernes  excitation 
si  impudente,  non-seulement  à  la  délation,  mais  à  la  calomnie?  La 
princesse  fut  bientôt  entourée  d'une  armée  d'espions,  et  de  Milan  à 
Pesaro,  de  Pesaro  à  Milan,  vous  devinez  quels  trafics  s'accomplirent 
pendant  les  dix  mois  que  dura  cette  enquête. 

La  pauvre  princesse  de  Galles,  tête  faible  encore  plus  que  tête 
folle,  n'offrait  que  trop  de  prise  aux  calomniateurs.  On  a  vu  quelle 
était  la  bizarrerie  de  ses  allures  pendant  son  séjour  en  Angleterre; 
ce  fut  bien  pis  quand  elle  eut  pris  la  résolution  de  s'expatrier.  Dans 
la  première  enquête  de  1806,  on  n'avait  trouvé  à  reprendre  chez 
elle  que  des  témérités,  des  inconvenances,  en  un  mot  des  fautes  de 
tenue  plutôt  que  des  fautes  de  conduite.  Une  fois  sur  le  continent, 
elle  est  exposée  sans  défense  aux  pièges  de  ses  deux  grands  en- 
nemis, je  veux  dire  son  caractère  fantasque  et  l'esprit  haineux  de 
son  mari.  Qui  la  protégera  d  sorraais  contre  ses  propres  caprices? 
Elle  n'a  plus  auprès  d'elle  les  conseillers  qui  la  retenaient  sur  les 
pentes  dangereuses,  les  tories  d'abord,  ensuite  les  wighs,  selon  les 
fluctuations  de  la  politique.  Qui  la  protégera  contre  la  haine  du 
prince?  Tant  qu'elle  n'avait  point  quitté  le  sol  de  la  vieille  Angle- 
terre, ell3  pouvait  compter  sur  les  lois  et  sur  l'opinion;-  le  parle- 
ment lui  était  une  sauvegarde.  Depuis  qu'elle  n'est  plus  là,  on 
l'oublie.  S'il  lui  arrive  de  faillir,  elle  sera  perdue  sans  ressources. 
Ajoutez  que  tout  la  pousse  à  mal  faire,  principalement  la  perfidie  de 
son  mari,  qui  s'acharne  à  la  rejeter  d  ms  la  mauvaise  compagnie  en 
l'excluant  de  toutes  les  relations  pour  lesquelles  son  rang  la  dé- 
signe. Partout  où  arrive  la  princesse,  c'est  en  vain  qu'elle  se  pré- 
sente aux  familles  souveraines  :  en  Prusse,  en  Bavière,  en  Autriche, 
en  Italie,  les  rapports  du  prince  l'ont  devancée.  Elle  est  frappée 
d'interdit,  on  dirait  une  pestiférée  ou  une  excommuniée  du  moyen 
âge.  Quel  sera  sur  la  voyageuse  Teffet  de  cette  persécution?  L'irri- 
tation d'abord,  et  bientôt  un  profond  ennui.  Ce  sont  là  de  mauvais 
conseillers.  Pour  tromper  l'onnui  des  longues  heures  dans  les  villes 
où  elle  séjourne,  elle  se  fera  une  cour  à  sa  manière  :  l'étiquette  n'y 
sera  point  rigoureuse,  le  choix  des  personnes  n'y  sera  point  exclu- 
sif. Elle  aimera  le  bruit,  l'éclat,  les  costumes  à  effnt,  les  compa- 
gnies équivoques;  il  lui  plaira  de  changer  de  théâtre  en  courant  de 
ville  en  ville.  On  a  dit  spirituellement  qu'il  y  avait  en  elle  plusieurs 
natures;  il  e>t  certain  cjue  sa  conduite  révèle  deux  ou  trois  âmes 
très  différentes,  une  âme  trouble  et  malsaine,  une  âme  candide  et 
bienfaisante,  enfin  l'âme  intrépide  qui  relèvera  tous  les  défis  et  ac- 
ceptera toutes  les  luttes.  L'âme  inirépide,  on  la  verra  plus  tard; 
l'âme  bonne,  charitable,  naïve,  on  l'a  vue  en  Palestine,  lorsque, 
plusieurs  des  personnes  de  sa  suite  ayant  été  attaquées  de  la  peste, 
elle  voulut  les  soigner  elle-même,  s'établit  à  leur  chevet,  se  fit 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  garde-malade,  et  cela  le  plus  naturellement  du  monde,  sans 
rien  qui  ressentît  l'ostentation  ou  la  comédie.  Quant  à  l'âme  bizarre 
et  maladive,  que  de  scandales  elle  a  donnés  au  monde  de  la  restau- 
ration! De  1814  à  1820,  l'Europe  est  témoin  de  ses  continuelles  in- 
cartades. En  Italie  surtout,  sa  manière  de  vivre  devient  de  plus  en 
plus  contraire,  non-seulement  aux  convenances  morales,  mais  au 
simple  bon  sens.  Si  elle  est  coupable,  c'est  du  cynisme;  si  elle  n'est 
pas  coupable,  c'est  de  la  folie.  Elle  s'affiche,  elle  se  déshonore  à 
plaisir;  il  semble  qu'elle  veuille  absolument  fournir  des  armes  contre 
elle-même  au  prince-régent  et  à  ses  conseillers.  Quel  est  ce  beau 
jeune  homme  qu'on  voit  si  souvent  autour  d'elle?  Son  nom  est  Ber- 
gami;  c'est  un  postillon  italien,  attaché  naguère  au  service  de  ses 
écuries,  qu'elle  a  élevé  sans  transition  à  la  dignité  de  chambellan. 
En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  justifier  les  violences  de  ses  en- 
nemis. Un  des  écrivains  qui  l'ont  jugée  avec  le  plus  de  bienveil- 
lance, l'historien  allemand  Gervinus,  n'a  pas  craint  d'écrire  ces  pa- 
roles :  «  C'eût  été  un  miracle,  si,  persécutée  et  blessée  comme  elle 
l'était,  sa  conduite  fût  restée  irréprochable;  c'eût  été  un  miracle,  si 
la  calomnie,  qui  épiait  ses  moindres  actions,  lui  eût  laissé  une  ré- 
putation initacte  dans  le  cas  où  elle  l'aurait  méritée.  »  Oui,  sans 
doute,  c'eût  été  chose  miraculeuse  que  la  commission  de  Milan,  or- 
ganisée comme  on  l'a  vu  par  sir  John  Leach,  n'eût  pas  blessé  à 
mort  la  réputation  de  la  princesse  de  Galles,  mais  ce  n'eût  pas  été 
un  miracle  que  sa  conduite  fût  restée  sans  reproche.  L'Allemand 
Gervinus  ignore-t-il  que  la  conscience  est  une  force  et  le  sentiment 
de  la  dignité  une  sauvegarde?  Si  la  princesse  de  Galles  n'eût  pas 
eu  la  tête  si  faible,  sa  conscience  et  sa  dignité  lui  auraient  dit  qu'elle 
devait  redoubler  de  surveillance  sur  elle-même,  rester  en  Angle- 
terre, supporter  les  humiliations,  opposer  à  l'insulte  une  fierté  ré- 
signée, défendre  silencieusement  la  majesté  royale  outragée  par  un 
prince  pervers.  En  agissant  de  la  sorte,  elle  eût  fini  bientôt  par 
écraser  son  ennemi.  Fallait-il  pour  cela  un  miracle?  Un  peu  de  bon 
sens  suffisait,  puisque  son  intérêt  et  son  devoir  étaient  d'accord.  Au 
lieu  de  comprendre  ainsi  son  rôle,  froidement,  étourdiment,  sans 
nulle  passion,  bien  plus,  contrairement  à  la  seule  passion  qu'elle 
ait  jamais  connue,  —  le  désir  de  se  venger  du  régent,  —  la  malheu- 
reuse insensée  se  précipite  au-devant  de  la  honte  et  de  l'abîme. 
La  commission  de  Milan  n'eut  donc  pas  de  peine  à  rassembler  les 
pièces  sans  nombre  de  cette  œuvre  d'ignominie.  Il  y  avait  bien  des 
choses  à  dire  pour  qui  voulait  parler;  espions  et  délateurs  ne  se 
firent  pas  faute  d'en  raconter  cent  fois  plus.  L'imagination  est  vive 
chez  le  peuple  italien,  et  ce  ne  sont  pas  les  scrupules  qui  font  taire 
la  valetaille.  Si  ce  qu'on  a  vu  est  trop  peu  de  chose,  on  y  ajoute  ce 
qu'on  a  cru  voir.  Les  interprétations  vont  leur  train.  On  sait  qu'on 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE   VICTORIA.  561 

ne  déplaira  pas  à  ces  hauts  commissaires  derrière  lesquels  apparaît 
le  souverain  d'une  grande  nation ,  on  sait  aussi  qu'ils  sont  venus 
les  mains  pleines.  Bref,  le  dossier  s'enfle,  et  les  témoins  arrivent 
toujours.  Mensonges  et  vérités,  tout  est  bien  qui  peut  frapper  à 
mort;  on  prend  tout,  on  ramasse  tout.  Le  monstrueux  engin  va 
être  chargé  jusqu'à  la  gueule;  embusqué  dans  une  demi-ombre,  il 
restera  là,  menaçant  et  sinistre,  en  attendant  qu'il  soit  démonté 
pièce  à  pièce  par  les  mains  vigoureuses  d'Henry  Brougham, 

Le  rapport  de  la  commission  de  Milan,  achevé  au  mois  de  juillet 
1819,  est  immédiatement  communiqué  par  le  régent  au  conseil  des 
ministres.  Impatient  de  se  servir  de  cette  arme,  le  régent  demande 
au  cabinet  de  procéder  sans  retard  à  la  mise  en  accusation  de  la 
princesse.  Le  cabinet  hésite;  il  y  a  tant  de  raisons  pour  étouffer 
une  pareille  affaire  :  raisons  politiques,  raisons  morales,  sans  parler 
des  motifs  personnels  qui  doivent  couvrir  de  confusion  quelques- 
uns  des  conseillers  de  la  couronne.  Est-ce  que  lord  Eldon,  le  gar- 
dien du  grand  sceau,  est-ce  que  lord  Liverpool,  le  premier  mi- 
nistre, n'ont  pas  été  autrefois  les  confidens  et  les  défenseurs  de  la 
princesse  de  Galles?  Cependant  le  régent  insiste,  il  s'étonne  des 
objections,  il  s'échauffe,  il  s'emporte,  jusqu'à  menacer  de  prendre 
les  mesures  les  plus  graves  si  on  refuse  de  lui  donner  satisfaction  : 
il  changera  de  ministres!  Cela  est  facile  à  dire,  mais  en  de  telles 
circonstances  le  changement  de  ministère  est  impossible.  S'il  en- 
tend laisser  le  pouvoir  aux  tories,  quels  seront  les  hommes  qui  ose- 
ront prendre  la  place  de  lord  Liverpool,  de  lord  Eldon,  de  lord  Cast- 
lereagh,  de  lord  Wellington,  pour  accomplir  un  acte  devant  lequel 
leurs  chefs  auront  reculé?  Ils  seraient  perdus  dès  le  premier  jour. 
Faudra-t-il  donc  recourir  aux  whigs?  Il  n'est  pas  même  permis  d'y 
penser  une  minute.  Ce  sont  les  whigs  qui  protègent  la  princesse, 
c'est  le  chef  des  whigs  à  la  chambre  des  communes,  l'éloquent,  le 
véhément  Brougham,  qui  est  chargé  de  ses  intérêts.  Eh  bien!  s'il 
ne  trouve  pas  de  ministres  qui  veuillent  contre-signer  ses  ordon- 
nances, il  quittera  l'Angleterre  et  se  retirera  dans  ses  états  du  Ha- 
novre. Vaines  paroles!  Le  prince-régent  se  serait  bien  gardé  de 
donner  suite  à  une  idée  qui  tût  semblé  une  sorte  d'abdication  ;  l'An- 
gleterre aurait  pu  s'empresser  de  le  prendre  au  mot.  Peu  à  peu  sa 
colère  s'apaisa,  il  finit  par  s'accorder  avec  les  ministres,  qui  promi- 
rent que  le  procès  aurait  lieu,  si  jamais  la  princesse  osait  remettre 
le  pied  sur  le  sol  britannique. 

Assurément  la  princesse  de  Galles  n'a  point  connu  ces  discus- 
sions du  conseil;  informée  de  ce  défi,  elle  l'aurait  relevé  sur  l'heure. 
Ce  fut  une  autre  circonstance  qui  provoqua  la  crise.  Le  vieux  roi, 
qui  occupait  le  trône  depuis  soixante  ans,  mourut  le  29  janvier  1820. 

lOMB  XIII.  —  1876,  3G 


562  REVUE    DES    DEUX  'MONDES. 

Je  me  rappelle  ici  quelques  lignes  de  Chateaubriand  écrites  vers 
cette  époque.  «  George  III,  dit-il,  avait  perdu  la  raison  et  la  vue. 
Chaque  session,  à  l'ouverture  du  parlement,  les  ministres  liï^aient 
aux  cbambj-es  silencieuses  et  attendries  le  bulletin  de  la  santé  du 
roi.  Un  jour,  j'étais  allé  visiter  Windsor;  j'obtins  pour  quelques 
shillings  de  l'obligeance  d'un  concierge  qu'il  me  cachât  de  ma- 
nière à  voir  le  roi.  Le  monarque  en  cheveux  blancs  et  aveugle  pa- 
rut, errant  comme  le  roi  Lear  dans  ses  palais,  et  tâtonnant  avec  ses 
mains  les  nmrs  des  salles.  11  s'assit  devant  un  piano  dont  il  con- 
naissait la  place,  et  joua  quelques  morceaux  d'une  sonate  de  Haen- 
del.  C'était  une  belle  fin  de  la  vieille  Angleterre.  »  Cette  ombre  de 
la  vieille  Angleterre  avait  longtemps  protégé  la  princesse  de  Galles. 
On  sait  que  le  roi  était  son  oncle  en  même  temps  que  son  beau- 
père;  il  le  lui  rappelait  souvent  en  des  lettres  affectueuses.  Une  fois 
l'ombre  évanouie,  de  mauvais  jours  se  levèrent  pour  la  pauvre  in- 
sensée; ce  fut  pourtant  cette  même  ombre  qui  reparut  aux  heures 
décisives,  elle  reparut  surtout,  évoquée  par  la  voix  de  Brougham, 
le  jour  où  de  si  nombreux  suffrages  dans  la  chambre  des  lords  re- 
fusèrent de  condamner  la  reine  accusée  d'adultère. 

Le  29  janvier  J820,  le  prince  de  Galles,  régent  d'Angleterre  de- 
])uis  1810,  était  devenu  roi  sous  le  nom  de  George  IV.  Quelle  allait 
être  la  situation  de  la  princesse  de  Galles?  Suivant  la  loi  et  la  rai- 
son, tant  qu'un  jugement  régulier  ne  l'avait  pas  déclarée  indigne, 
elle  était  reine  d'Angleterre.  Le  conseil  des  ministres  ne  l'entendit 
pas  de  la  sorte;  soit  que,  d'après  sa  conduite  en  Italie,  on  la  consi- 
dérât comme  ayant  abandonné  volontairement  ses  droits,  soit  qu'a- 
vec le  rapport  de  Milan  on  se  ciût  en  mesure  d'étouffer  ses  récla- 
mations, ^i  jamais  elle  osait  en  élever,  le  ministère  se  hâta  de 
trancher  la  question.  Le  nom  de  la  reine,  selon  l'usage,  devait  être 
inscrit  à  côté  du  nom  du  roi  dans  les  prières  liturgiques;  le  pre- 
mier acte  du  gouvernement  de  George  IV  fut  de  lui  retirer  cet  hon- 
neur. Un  ordre  du  conseil,  en  date  du  11  février,  statua  qu'à  l'ave- 
nir on  prierait  pour  le  roi  et  la  famille  royale,  sans  faire  aucune 
mention  particulière  de  la  reine. 

Cependant  le  ministère  n'était  pas  sans  inquiétude  :  le  nom  de 
la  reine  Caroline  effacé  du  livre  de  l'église,  n'était-ce  pas  un  com- 
niencen)ent  de  dégradation?  Il  était  prudent  de  s'assurer  qu'elle  ne 
protesterait  pas.  Précisément  elle  venait  d'exercer  une  de  ses  pré- 
rogatives royales  en  nommant  M.  Brougham  son  procureur-général 
{aitorney  gênerai)  et  M.  Denman  son  procureur-général  adjoint 
[soliciior  gênerai).  Le  chef  de  la  justice,  lord  EUenborough,  celui-là 
même  qui  avait  dirigé  contre  la  princesse  de  Galles  la  délicate  en- 
quête de  1806,  avait  été  obligé  de  dire  aux  deux  illustres  avocats 
en  pleine  cour  de  justice  suivant  la  formule  consacrée  :  «  Sa  ma- 


LE    MÉDEGLX    DE    LA.    BELXE    VICTORLI.  563 

jesté  la  reine  vous  ayant  choisi,  selon  son  bon  plaisir,  pour  être  son 
procureur-général  et  son  procureur-général  adjoint,  vous  prendrez 
place  à  la  barre  avec  le  rang  qui  appartient  à  vos  offices.  »  C'étaient 
là  des  symptômes  qui  devaient  alarmer  les  ministres.  Après  quelque 
hésitation,  le  15  avril  1820,  lord  Liverpool,  au  nom  du  cabinet, 
remit  à  M.  Brougham  une  proposition  d'arrangement  avec  prière 
de  la  communiquer  à  la  reiae.  11  était  dit  dans  ce  document  que  la 
pension  annuelle  de  35,000  livres  assurée  à  la  princesse  de  Galles 
avait  cessé  d'être  valable  par  suite  du  changement  de  règne,  mais 
que  le  roi  demanderait  au  parlement  de  voter  à  la  princesse  une 
pension  annuelle  de  50,000  livres,  à  la  condition  expresse  qu'elle 
ne  remettrait  jamais  les  pieds  sur  aucun  point  du  territoire  britan- 
nique, que  jamais  elle  ne  prendrait  le  titre  de  reine,  jaijiais  n'exer- 
cerait aucun  des  droits,  d€  réclamerait  aucun  des  privilèges  atta- 
chés à  ce  titre,  sauf  celui  de  nommer  elle-même  ses  représentans 
devant  la  justice  {laiv  officers).  Brougham  eut  le  tort  de  ne  pas  com- 
muniquer ce  document  à  sa  cliente,  il  eut  le  tort  plus  grave  de 
laisser  croire  au  gouvernement  que  la  réponse  serait  conforme  à  ses 
désirs.  Pourquoi  cette  négligeuce?  Interrogé  là-dessus  dans  le  par- 
lement, il  donna  plus  tard  des  excuses  singulières;  ses  occupations 
de  la  chambre  des  communes  et  du  barreau  dans  cette  saison  de 
l'année  ne  lui  avaient  pas  permis  de  se  rendre  à  Rome,  où  la  reine 
se  trouvait  alors;  la  mission  était  de  telle  nature  qu'il  n'avait  pu  la 
confier  à  des  mains  étrangères,  il  avait  cru  d'ailleurs  que  le  gouver- 
nement n'était  pas  si  pressé  de  recevoir  une  réponse  ou  qu'il  aurait 
trouvé  un  autre  moyen  de  se  mettre  en  relations  avec  la  reine.  Ces 
allures  insouciantes  dans  une  affaire  qui  ne  souffrait  point  de  letard 
ont  paru  justement  suspectes;  on  s'est  demandé  si  Brougham  n'avait 
pas  un  intérêt  personnel  à  empêcher  tout  accommodement,  la  dé- 
fense publique  de  la  reine  Caroline  devant  lui  procurer  plus  de 
gloire  et  de  profit  que  l'arrangement  secret  de  la  guerre  des  deux 
époux.  Pour  moi,  je  suis  persuadé  que  Brougham  connaissait  trop 
bien  le  caractère  de  la  reine  pour  se  faire  illusion  sur  l'efficacité  des 
offres  du  ministère,  et  que  son  seul  tort  est  de  ne  pas  l'avoir  dit 
franchement  en  déclinant  la  mission  dont  on  le  chargeait.  Quoi 
qu'il  en  soit,  la  reine,  ignorant  le  projet  de  ses  ennemis,  et  appre- 
nant que  son  nom  est  effacé  des  prières  de  la  liturgie  anglicane, 
s'empresse  d'écrire  à  lord  Liverpool.  Elle  tst  reine,  c'est  au  pre- 
mier ministre  du  roi  que  s'adressent  ses  plaintes  :  —  Pourquoi 
a-t-on  effacé  son  nom  de  la  liturgie?  Pourquoi  n'a-t-elle  pas  été 
informée  de  la  mort  de  George  IIl?  Pourquoi  se  conduit-on,  en  tout 
ce  qui  la  concerne,  comme  si  elle  n'existait  point?  iille  va  se  rendre 
immédiatement  en  Angleterre  pour  y  maintenir  ses  droits. 

Elle  part  en  effet  le  19  avril.  Elle  quitte  Rome,  remonte  l'Italie 


bôh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

du  nord,  entre  en  Suisse  et  s'arrête  quelques  jours  à  Genève.  C'est 
là  qu'elle  écrit  à  M.  Brougham  de  venir  la  trouver.  M.  Brougham 
demande  que  cette  conférence  ait  lieu  dans  une  ville  plus  rappro- 
chée de  l'Angleterre.  On  convient  de  se  rencontrer  à  Saint-Omer, 
et  rendez-vous  est  pris  pour  les  premiers  jours  de  juin.  Le  minis- 
tère, informé  de  ce  qui  se  passe,  charge  lord  Hutchinson  de  se 
rendre  à  Saint-Omer  avec  M.  Brougham,  ils  travailleront  ensemble 
à  une  transaction  et  s'efforceront  de  prévenir  un  éclat  qui  peut  bou- 
leverser le  royaume.  Le  3  juin,  les  deux  envoyés  arrivent  à  Saint- 
Omer,  la  reine  est  déjà  exacte  au  rendez-vous.  M.  Brougham  se  fait 
introduire  chez  elle  et  lui  annonce  que  lord  Hutchinson  est  venu 
avec  lui  dans  un  esprit  de  sincère  amitié,  pour  lui  faire  des  propo- 
sitions au  nom  de  sa  majesté  le  roi  George  IV.  «  Je  serai  heureuse 
de  le  voir,  «  répond  la  reine,  et  le  représentant  du  roi  est  introduit; 
mais  lord  Hutchinson,  persuadé  que  la  reine  a  déjà  eu  connaissance 
des  propositions  confiées  à  M.  Brougham  par  lord  Liverpool,  aitend 
qu'il  plaise  à  sa  majesté  de  mettre  la  conversation  sur  ce  chapitre. 
La  reine  attend  de  son  côté  les  offres  de  lord  Hutchinson.  On  échange 
des  banalités,  on  parle  de  tout  et  de  rien,  c'est  presque  une  scène 
de  comédie.  Aurait-on  voulu  par  hasard  amuser  la  reine  afin  de 
gagner  du  temps?  Ce  n'est  pas  elle  qui  se  prêterait  à  pareil  jeu.  Le 
lendemain,  h  juin,  lord  Hutchinson  reçoit  un  avis  ainsi  conçu  : 
((  M.  Brougham  ayant  humblement  expliqué  à  la  reine  qu'il  avait 
lieu  de  croire  que  lord  Hutchinson  était  porteur  de  propositions 
à  elle  adressées  par  sa  majesté  le  roi,  la  reine  a  commandé  à 
M.  Brougham  de  prier  lord  Hutchinson  de  lui  communiquer  ces 
propositions  par  écrit  dans  le  plus  bref  délai.  »  La  reine  évidem- 
ment ne  voulait  pas  recommencer  la  conversation  de  la  veille;  il 
fallait  écrire  et  ne  pas  perdre  une  minute.  Écrire,  c'est  chose  grave 
pour  un  ambassadeur  qui  est  chargé  simplement  de  négocier  d'une 
façon  générale,  et  qui  croit  d'ailleurs  que  les  écritures  précises  sont 
déjà  faites.  Lord  Hutchinson  n'a  point  qualité  pour  cela,  il  le  dit 
fort  nettement  dans  sa  réponse  au  billet  qu'on  vient  de  lire.  Seu- 
lement il  se  rappelle  les  intentions  du  roi,  et,  puisque  la  reine  ne 
paraît  pas  les  connaître,  il  les  lui  indiquera  à  litre  de  renseigne- 
ment. 13onc  le  roi  propose  de  faire  attribuer  à  la  reine  une  pension 
annuelle  de  50,000  livres  (1,250,000  francs),  mais  cela  sous  des 
conditions  expresses  qu'il  a  fixées  lui-même  irrévocablement.  Ces 
conditions,  lord  Hutchinson  a  lieu  de  croire  qu'elles  se  résument 
ainsi  :  la  reine  ne  prendra  pas  le  titre  de  reine  d'Angleterre,  ni  au- 
cun autre  titre  appartenant  à  la  famille  royale  ;  la  reine  ne  rési- 
dera jamais  sur  aucun  point  du  territoire  britannique,  elle  n'y  fera 
même  aucun  voyage,  aucune  visite,  sous  peine  d'être  poursuivie 
devant  le  parlement  et  de  voir  la  présente  convention  à  jamais 


LE   MÉDECIN   DE    LA   BELNE    VICTORIA.  565 

rompue.  Le  gouvernement  est  décidé  à  commencer  son  procès  le 
jour  même  où  elle  mettrait  le  pied  sur  les  côtes  d'Angleterre. 

Telle  était  en  substance  la  réponse  de  lord  Huichinson.  Devinez- 
vous  quelle  fut  la  réplique  de  la  reine?  A  peine  eut-elle  lu  le  der- 
nier mot  de  cette  lettre  qu'elle  demanda  des  chevaux  de  poste,  et, 
brûlant  le  pavé,  se  fit  conduire  à  Calais.  «  M.  Broughani,  dit  lord 
Campbell,  n'est  pas  responsable  de  cette  résolution;  il  pouvait  à 
peine  en  croire  ses  yeux  lorsque  de  la  fenêtre  de  son  hôtel  il  aperçut 
la  voiture  de  la  reine  emportée  au  galop.  »  Arrivée  à  Calais,  elle  ne 
descendit  pas  dans  un  hôtel,  elle  s'installa  immédiatement  à  bord 
d'un  paquebot  anglais,  tant  elle  craignait  que  la  police  française,  sur 
des  ordres  venus  de  Paris  pour  complaire  à  George  IV,  ne  fît  obstacle 
à  son  départ.  Le  lendemain  6  juin,  elle  débarquait  à  Douvres. 

Cette  brusque  apparition  de  la  reine  prit  le  ministère  au  dé- 
pourvu. Lord  Liverpool  la  croyait  encore  à  Saint-Omer  hésitante, 
indécise,  ou  plutôt  terrifiée  devant  l'ultimatum  de  lord  Hutchinson, 
quand  déjà  elle  était  saluée  à  Douvres  par  des  acclamations  fréné- 
tiques. Le  gouverneur  de  Douvres,  qui  n'avait  pas  d'ordres  con- 
traires, l'avait  reçue  avec  les  honneurs  dus  à  la  majesté  royale. 
Simple  affaire  d'étiquette,  cette  réception  n'a  pas  de  valeur;  mais 
ces  cris,  ces  hurras,  cette  ovation  tumultueuse,  comment  en  mé- 
connaître le  sens  et  la  portée?  C'est  le  signe  de  l'exécration  qui 
poursuit  George  IV.  Sur  la  route  de  Douvres  à  Londres,  la  nouvelle 
du  retour  de  la  reine  se  propage  avec  une  rapidité  inouie,  et  les 
paroisses,  les  communes,  les  villes,  s'empressent  de  fêter  sa  bien- 
venue. Partout  les  populations  accourent  à  sa  rencontre,  partout  les 
travaux  sont  suspendus,  les  cloches  sonnent  à  pleine  volée,  les  con- 
seils présentent  des  adresses,  et  la  reine  y  répond  dignement,  cour- 
toisement, selon  les  formules  de  la  vieille  Angleterre. 

Elle  arrive  à  Londres  :  nouvelles  acclamations,  nouveau  triomphe. 
Ce  n'est  pas  un  des  palais  de  la  couronne  qu'elle  va  occuper;  lord 
Liverpool  n'a  pas  répondu  à  la  lettre  écrite  de  France  par  laquelle, 
annonçant  son  arrivée  prochaine,  elle  demandait  qu'on  se  préparât 
à  la  recevoir.  Que  lui  importe  ce  refus  de  lord  Liverpool?  Un  des 
notables  de  la  cité,  l'alderman  Wood,  est  allé  au-devant  d'elle  jus- 
qu'en France,  jusqu'à  Montbard;  il  l'accompagne  depuis  cette  ville, 
et  se  fera  honneur  de  l'installer  dans  sa  maison.  C'est  là  qu'elle 
arrive  le  6  juin,  vers  six  heures  du  soir,  au  milieu  d'une  foule  eni- 
vrée qui  la  salue  d'applaudissemens  sans  fin.  La  maison  de  South 
Audiey-street  va  être  pendant  plusieurs  mois  le  centre  de  l'immense 
capitale.  Tandis  que  le  roi,  pâle  d'effroi  et  de  fureur,  s'agite  au  mi- 
lieu de  ses  conseillers,  la  reine,  dans  les  salons  de  l'alderman, 
reçoit  les  députations  que  lui  envoient  toutes  les  villes,  tous  les 
comtés  de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles,  de  l'Ecosse  et  de  l'ir- 


56G  REVDE  ^DES    DEUX    ilOJNDES. 

lande.  On  dirait  que  la  souveraineté  se  déplace.  Est-ce  le  prélude 
d'une  révolution? 

II. 

Depuis  qu'on  avait  appris  le  débarquement  de  la  reine  à  Douvres, 
le  ministère  était  atterré  dans  Saint-James.  D'heure  en  heure,  on 
voyait  monter  le  Ilot  populaire  qui  semblait  l'apporter.  Quand  les 
ministres,  en  1819,  après  les  rapports  des  commissaires  de  Milan, 
avaient  promis  de  poursuivre  la  princesse,  si  elle  mettait  le  pied  en 
Angleterre,  ils  avaient  eu  l'idée  que  c'était  là  un  cas  impossible. 
Tous  étaient  persuadés  que  devant  la  publication  du  rapport  et  le 
scandale  d'un  procès,  devant  la  menace  d'une  déchéance,  bien  plus, 
d'une  dégradation  publique,  la  princesse  reculerait  (1).  C'est  ainsi 
qu'ils  avaient  pris  cet  engagement  afin  de  mettre  un  terme  aux  ob- 
sessions du  prince.  Eh  bien  !  l'événement  qu'ils  ont  jugé  impossible, 
le  voilà;  la  reine  arrive,  la  reine  est  arrivée  :  se  peut-il  maintenant 
qu'ils  manquent  de  parole  à  George  IV?  L'aiïaire  est  si  grave  qu'ils 
hésitent,  ils  sont  frappés  d'épouvante.  Dans  l'état  de  crise  aiguë  où 
se  trouve  l'Angleterre,  au  milieu  des  émeutes,  des  conspirations,  en 
face  de  cette  agitation  menaçante  qui  a  fait  suspendre  la  loi  de 
Vhabeas  corpus,  le  procès  de  la  reine  peut  être  le  signal  d'une  in- 
surrection qui  renversera  le  gouvernement  des  tories  et  compro- 
mettra la  monarchie  elle-même.  «  Tous  les  hommes  de  sens  et  de 
réflexion  voyaient  cela,  dit  lord  Brougham  dans  son  portrait  de 
George  IV  ("2);  les  ministres  le  voyaient,  Liverpool  et  Castlereagh 
le  voyaient,  le  chancelier  surtout,  lord  Eldon,  de  son  regard  per- 
çant et  sûr,  apercevait  distinctement  les  conséquences  possibles 
d'une  telle  mesure.  »  Comment  s'étonner  qu'ils  aient  hésité  à  tenir 
leur  engagement?  Brougham  est  d'avis  qu'ils  auraient  du  tenir  hon 
jusqu'au  bout  et  refuser  de  poursuivre  la  reine.  Eort  bien,  mais  le 
roi  est  là,  irrité,  hautain,  menaçant.  Si  on  ne  tient  pas  la  promesse 
donnée,  il  changera  de  ministère,  il  changera  de  politique,  les 
whigs  remplaceront  les  tories.  Et  qu'on  ne  lui  dise  pas  que  les 
whigs  refuseront  de  poursuivre  la  reine,  il  ne  leur  demandera  pas 

(1)  Lord  Eldon  écrivait  à  sa  fille  quelques  jours  avant  l'arrivée  de  la  reine  à  Saiat- 
Omer,:  «  Notre  reine  meuace  de  s'approcher  de  l'Angleterre.  Si  elle  y  entre,  ce  sera 
la  plus  courageuse  lady  dont  j'aie  jamais  entendu  parler.  »  Et  peu  de  temps  après, 
lorsque  la  reine  était  déjà  en  vue  des  côtes  :  «  La  ville  ne  s'occupe  que  de  spéculer  sur 
la  question  de  savoir  si  la  reine  viendra  ou  ne  viendra  pas.  De  grands  paris  sont  en- 
gagés... Pour  moi,  je  garde  mon  ancienne  opinion  :  elle  ne  viendra  pas,  à  moins 
qu'elle  n'ait  perdu  le  sens.  »  Voyez  Lives  of  the  lord  chancellors  and  Keepers  of 
the  great  seul  of  England,  by  the  late  John  lord  Camphell.  Londres  1809,  t.  VII, 
p.  359-3C0. 

(2)  Voyez  Fllstorical  Sketchcs  of  stalesmen  who  jlouHshed  in  the  tbne  of  George  TII, 
by  Henry  lord  Brougham.  Londres  et  Glasgow,  1856,  t.  H,  p.  32. 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  567 

ce  sacrifice,  à  eux  qui  ne  lui  ont  rien  proniis.  Le  procès  de  la  reine 
n'aura  pas  lieu;  qu'a  cela  ne  tienne!  Le  roi  du  moins  aura  puni  les 
hommes  qui  lui  auront  manqué  de  parole.  Tenir  ce  langage  à  des 
tories  aussi  passionnés  que  lord  Eldon  et  lord  Gastlereagh,  lord  Liver- 
pool  et  le  duc  de  Wellington,  c'était  leur  mettre  le  couteau  sur  la 
gorge.  Ils  cédèrent  séance  tenante.  Avant  que  la  reine  fût  dans  la 
maison  de  l'alderman  Wood,  lord  Liverpool  avait  envoyé  aux  deux 
chambres  le  rapport  de  la  commission  de  Milan. 

Yoilà  donc  la  lutte  engagée.  Nous  savons  d'avance  que  la  reine 
ne  faillira  point,  la  faveur  populaire  en  est  un  sûr  garant.  Celte  fa- 
veur, qui  va  croissant  de  jour  en  jour,  n'est  pas  le  résultat  d'une 
effervescence  passagère.  Les  Anglais  sentent  fortement  et  ne  s'é- 
meuvent pas  à  demi.  A  un  sens  pratique  très  précis,  ils  joignent 
des  convictions  élevées  qui  peuvent,  dans  les  grandes  circonstances, 
devenir  des  passions  énergiques.  Pour  apprécier  ces  agitations  de 
l'année  1820,  oublions  un  instant  l'Angleterre  de  nos  jours,  où  qua- 
rante années  d'un  gouvernement  parlementaire  toujours  exact,  tou- 
jours consciencieux  à  travers  les  vicissitudes  des  partis,  a  réalisé  à 
temps  les  réformes  nécessaires  et  prévenu  les  violences  démocra- 
tiques. A  l'époque  où  se  passent  ces  événemens,  les  exigences  les 
plus  légitimes  se  font  jour  de  toutes  parts  et  rencontrent  une  résis- 
tance aveugle.  Deux  ans  plus  tard,  lord  Castlereagh,  poussé  au  dé- 
sespoir par  l'impuissance  de  sa  politique,  se  coupera  la  gorge;  sept 
ans  plus  tard,  lord  Liverpool,  accablé  par  la  maladie,  quittera  ce 
champ  de  bataille  si  vivement  disputé;  enfin  douze  années  plus  tard, 
après  notre  révolution  de  1830,  s'accomplira  en  Angleterre  la  grande 
réforme  du  parlement,  signal  d'une  ère  nouvelle.  De  182  )  à  1832, 
quel  malaise  dans  toutes  les  classes  de  la  nation  !  Voil'i  ce  dont  il  faut 
se  souvenir,  si  l'on  veut  se  faire  une  idée  juste  de  ces  explosions  du 
sentiment  public  et  des  conséquences  qu'elles  pouvaient  entraîner. 
Évidemment  la  reine  Caroline  profitait  du  mécontentement  général 
soulevé  par  la  domination  des  tories,  et  de  l'aversion  particulière 
excitée  par  la  personne  de  George  IV.  A  ces  causes  principales  de 
la  faveur  populaire  se  joignent  deux  explications  accessoires  qui 
ont  un  caractère  bien  anglais.  Tout  ce  peuple  qui  de  Douvres  à 
Londres  criait  si  ardemment  :  Vitie  la  reine!  ces  paroisses,  ces  com- 
munes, qui  de  tous  les  points  du  royaume  lui  adressaient  des  vœux 
de  victoire,  ne  prétendaient  nullement  juger  sa  conduite  en  Italie. 
On  disait  simplement,  et  nous  ne  faisons  que  répéter  ici  le  résumé 
que  lord  Brougham  a  doimé  des  raisonneinens  de  roj)inion  :  «  A 
supposer  que  la  reine  ait  fait  tout  ce  dont  l'accusent  ses  ennemis, 
peu  nous  importe;  elle  a  été  maltraitée,  elle  a  été  persécutée,  elle 
a  été  chassée  de  la  maison  de  son  époux,  elle  a  été  frustrée  de  ses 
droits  et  comme  femme  et  comme  mère,  elle  a  été  condamnée  à  me- 


568  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ner  la  vie  d'une  veuve,  d'une  veuve  sans  enfans,  afin  que  l'homme 
qui  aurait  dû  être  son  appui  pût  mener  la  vie  d'un  libertin  adul- 
tère; nous  ne  souffrirons  pas  aujourd'hui  qu'elle  soit  foulée  aux 
pieds,  qu'elle  soit  exterminée,  pour  assouvir  la  vengeance  du  roi  ou 
pour  satisfaire  son  caprice.  »  L'autre  cause  de  cette  faveur  en- 
thousiaste, c'est  l'admiration  qu'inspirait  l'énergie  de  sa  résistance. 
Plus  résignée,  elle  eût  éveillé  les  mêmes  sympathies,  elle  n'aurait 
pas  eu  de  partisans  aussi  nombreux.  Il  y  a  un  mot  très  significatif 
de  lord  Dudley  qui  peint  bien  ce  sentiment.  On  sait  que  la  reine 
Caroline  était  la  fille  de  ce  duc  de  Brunswick  qui  en  1792  avait  jeté 
le  défi  à  la  révolution  française  et  qui  en  1806,  généralissime  de 
l'armée  prussienne,  fut  frappé  de  mort  à  Auerstaedt.  «  Si  son  père, 
écrivait  lord  Dudley,  avait  montré  autrefois  la  moitié  seulement  de 
cette  résolution  pour  marcher  sur  Paris,  il  aurait  épargné  au  monde 
vingt-cinq  années  de  guerre.  »  Que  le  duc  de  Brunswick,  par  une 
marche  hardie  sur  Paris  en  92,  eût  pu  supprimer  la  république  et 
l'empire,  c'est  une  appréciation  qu'il  faut  laisser  au  noble  lord  ; 
nous  ne  citons  ce  mot  que  pour  montrer  l'estime  toute  britannique 
accordée  à  l'intrépidité  de  la  reine  Caroline. 

Ainsi  le  mécontentement  général  au  sujet  du  ministère,  l'odieuse 
conduite  de  George  lY  envers  la  reine,  la  sympathie  de  la  nation 
anglaise  pour  une  femme  outragée  qui  se  défendait  si  vaillamment, 
voilà  les  motifs  de  l'accueil  fait  à  Caroline  de  Brunswick  au  mois  de 
juin  1820.  Telle  était  l'exaltation  des  esprits,  que  l'on  reprochait  à 
M.  Brougham,  son  conseiller  depuis  bien  des  années,  son  procu- 
reur-général depuis  la  mort  du  feu  roi,  de  ne  pas  l'avoir  protégée 
plus  efficacement  contre  les  attaques  de  George  IV.  C'est  pour  cela 
que  l'alderman  de  Londres,  M.  Wood,  était  allé  la  chercher  jusqu'à 
Montbard  ;  c'est  pour  cela  qu'il  essaya  de  substituer  à  M.  Brougham 
tel  et  tel  défenseur,  auxquels  les  partisans  de  la  reine  attribuaient 
un  dévoûment  plus  actif,  d'abord  M.  Scarlett,  le  premier  avocat  de 
Londres  à  cette  date,  celui  qui  devint  plus  tard  lord  Abinger,  puis, 
à  défaut  de  M.  Scarlett,  M.  Wilde,  un  autre  avocat  éminent,  des- 
tiné à  s'asseoir  un  jour  sur  le  sac  de  laine.  Heureusement  Brougham 
conserva  son  poste  auprès  de  la  reine.  Après  quelques  hésitations, 
dont  personne  n'a  jamais  eu  la  clé,  il  accepta  la  lutte  avec  une  vi- 
gueur digne  de  sa  cliente,  «  faisant  trembler  le  roi  sur  son  trône,  dit 
lord  Campbell,  et  s'assurant  à  lui-même  un  immortel  renom  (1).  » 

Le  ministère,  une  fois  son  parti  pris,  résolut  de  mener  l'affaire  à 
bride  abattue.  11  fallait  ne  pas  perdre  une  seconde  pour  étourdir  le 
pays  par  les  révélations  de  Milan.  On  espérait  que  cette  douche 
d'eau  glacée  calmerait  l'effervescence  publique.  C'est  pourquoi  dès 

(1)  Tome  VIII,  p.  303. 


LE    MÉDECIN    DE    LA    EEINE    VICTORIA.  569 

le  6  juin  un  message  du  roi  avait  été  adressé  aux  deux  chambres 
avec  le  fameux  sac  vert  [green  hag)  qui  contenait  le  dossier  de  la 
commission.  Ce  dossier  était  recommandé  à  l'attention  immédiate 
et  sérieuse  du  parlement.  «  Le  roi,  disait  le  message,  avait  éprouvé 
le  plus  ardent  désir  de  se  soustraire  à  la  nécessité  de  ces  révéla- 
lions  et  de  ces  débats  aussi  pénibles  pour  le  pays  que  pour  lui- 
même,  mais  la  démarche  de  la  reine  ne  lui  laissait  pas  d'alterna- 
tive. »  Le  lendemain,  la  chambre  des  communes  devait  délibérer 
sur  une  adresse  en  réponse  au  gracieux  message  de  sa  majesté. 
La  langue  parlementaire  des  Anglais  veut  que  tout  message  de  la 
couronne  soit  qualifié  de  la  sorte,  alors  n;ême  qu'il  s'agit  des 
choses  les  plus  disgracieuses.  On  allait  donc  répondre  à  ce  gracieux 
message,  quand  M.  Brougham  se  leva  au  nom  de  la  reine  et  parla 
en  ces  termes  : 

«  La  reine  croit  nécessaire  d'informer  la  chambre  des  communes 
qu'elle  a  été  obligée  de  revenir  en  Angleterre  par  suite  des  mesures  di- 
rigées contre  son  honneur  et  son  repos,  mesures  prises  d'abord  à  l'é- 
tranger il  y  a  un  certain  temps  et  sanctionnées  récemment  en  Angle- 
terre par  la  conduite  du  gouvernement.  En  adoptant  cette  résolution, 
la  reine  ne  s'est  proposé  que  deux  choses  :  premièrement  défendre 
son  caractère,  ensuite  maintenir  les  justes  droits  à  elle  dévolus  par  la 
mort  du  monarque  vénéré  dont  la  haute  estime  et  l'affection  constante 
ont  toujours  été  son  appui  le  plus  sûr. 

«  La  reine,  à  son  arrivée,  est  surprise  d'apprendre  qu'un  message  a 
été  envoyé  au  parlement  pour  appeler  son  attention  sur  des  documens 
écrits;  elle  apprend  avec  un  éionnement  plus  grand  encore  qu'on  a 
l'intention  de  proposer  le  renvoi  de  ces  documens  à  l'examen  d'un  co- 
mité secret.  Il  y  a  juste  quatorze  ans  que  les  premières  accusations  de 
ce  genre  ont  été  dirigées  contre  sa  majesté.  Alors,  et  en  toute  occasion, 
elle  a  montré  le  plus  grand  empressement  à  voir  ses  accusateurs  en  face 
et  à  provoquer  l'enquête  la  plus  complète  sur  sa  conduite.  Aujourd'hui 
donc  elle  demande  une  investigation  publique  où  elle  puisse  connaître 
et  les  accusations  et  les  témoignages  portés  contre  elle ,  —  privilège 
qu'on  ne  refuse  pas  au  dernier  sujet  du  royaume, 

«  A  la  face  du  souverain,  du  pnriement  et  du  pays,  la  reine  proteste 
solennellement  contre  la  formation  d'un  tribunal  secret  chargé  d'exa- 
miner des  documens  que  ses  adversaires  ont  secrètement  préparés;  elle 
proteste  contre  cette  procédure  inconnue  à  la  loi  du  pays,  contre  cette 
violation  manifeste  de  tous  les  principes  de  la  justice.  Elle  s'en  remet 
avec  pleine  confiance  à  la  loyauté  de  la  chambre  des  communes  pour 
déjouer  la  seule  tentative  qu'elle  ait  quelque  raison  de  redouter. 

«  La  reine  ne  craint  pas  d'ajouter  que,  même  avant  de  se  décider  à 
la  poursuivre,  on  l'a  traitée  d'une  manière  trop  bien  calculée  pour  pré- 


570  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

juger  sa  cause.  L'omission  do  ?on  nom  dans  la  liturgie,  le  refus  de  lui 
fournir  les  moyens  de  transport  assurés  à  tous  les  membres  de  la  famille 
royale,  le  refus  même  de  lui  répondre  quand  elle  réclamait  une  rési- 
dence dans  un  des  palais  de  la  couronne,  les  manques  d'égards  dont 
elle  a  souffert  à  l'étranger,  soit  des  ministres  anglais,  soit  des  agens  de 
toutes  les  puissances  sur  lesquelles  l'Angleterre  exerçait  quelque  in- 
fluence, ce  sont  là  autant  de  mesures  destinées  à  exciier  contre  elle  les 
préventions  du  monde  entier,  tandis  qu'elles  n'auraient  pu  être  justifiées 
que  par  un  procès  et  une  condamnation,  » 

Cette  protestation  ne  pouvait  arrêter  le  cours  du  procès.  Lord 
Castlereagh  se  lève,  et  malgré  les  éloquentes  paroles  de  M.  Brou- 
gham  il  demande  qu'une  commission  soit  élue  pour  examiner  les 
pièces  du  sac  vert.  Brougham  riposte  par  un  coup  de  maître.  11  se 
doute  bien  que  les  ministres  ne  se  sont  résignés  que  malgré  eux  à 
engager  cette  périlleuse  affaire;  sous  ce  masque  d'une  résolution 
d'emprunt,  il  devine  leurs  perplexités.  C'est  précisément  par  là  qu'il 
les  attaque.  Sait-on  ce  que  peut  amener  cette  enquête?  Ce  ne  sera 
point  assez  de  suivre  la  reine  pendant  ses  voyages,  de  l'épier  en 
telle  ville  de  Suisse  ou  d'Italie,  il  faudra  interroger  sa  vie  entière, 
l'histoire  de  son  mariage,  l'histoire  de  ses  affronts.  La  reine  ne  sera 
pas  seule  assise  sur  le  banc  des  accusés...  Mais  c'est  Brougham 
lui-même  qu'il  faut  entendre.  Il  vient  de  signaler  l'injustice  de  la 
procédure  qui  se  prépare.  Quoi!  une  commission  a  été  chargée  de 
faire  un  rapport  sur  une  cause  criminelle  avant  que  cette  cause 
fût  soumise  aux  juges,  et  c'est  le  poursuivant  qui  a  nommé  cette 
commission!  Quoi!  un  comité  secret  va  interroger  des  documens 
tronqués,  et  c'est  le  poursuivant  qui  dans  ces  documens  a  trié  lui- 
même  les  pièces  qu'il  croit  les  plus  propres  à  frapper  ce  comité  se- 
cret! Se  peut-il  plus  grande  injustice?  se  peut-il  aussi  témérité  plus 
grande?  Après  les  protestations  du  légiste,  voici  les  protestations 
de  l'homme  d'état  : 

«  Ce  n'est  pas  seulement  le  caractère  de  la  reine  qui  est  en  question 
ici,  ce  n'est  pas  seulement  la  manière  dont  on  l'a  traitée  qui  doit  être 
l'objet  des  recherchfîs  de  la  justice;  non,  l'histoire  intime  des  personnes 
du  plus  haut  rang  avec  lesquelles  elle  a  été  en  relations,  cette  histoire 
intime  tout  entière  pourra  être  forcément  introduite  dans  le  conflit.  Ce 
serait  un  adroit  pei^sonnage  celui  qui  prét^^ndrait  circonscrire  la  marche 
de  l'enquêie,  celui  qui  dirait  d'avance  quelles  démarches  pourront  être 
jugées  nécessaires  par  des  hommes  que  leur  devoir  professionnel  oblige 
de. songer  par-dessus  toute  chose  au  salut  de  leur  client.  Ce  serait  un 
audacieux  personnage  celui  qui  oserait  dire  que,  se  trouvant  à  la  place 
des  conseillers  de  la  reine,  il  hésiterait  une  seconde  à  sauver  sa  cliente 
par  des  moyens  désespérés.  L'avocat  ne  doit  considérer  qu'une  chose. 


LE    MÉDECIN    DE    L\    REINE  VICTORIA.  571 

Il  est  ruiné,  il  est  déshonoré,  il  est  dégradé,  il  devient  digne  d'être  placé 
à  la  tête  d'une  commission  de  Milan,  s'il  s'inquiète  des  conséquences, 
funestes  pour  d'autres,  que  produira  l'acquittement  de  la  personne  dont 
il  a  entrepris  la  défense.  Ce  serait  un  homme  plus  audacieux  encore  ce- 
lui qui  témérairement  plongerait  le  pays  dans  l'irritation  et  la  ruine, 
tant  qu'il  resterait  une  possibilité  d'arrangement  à  l'amiable.  Au  nom 
de  Dieu,  au  nom  de  tous  cetix  qui  sont  attachés  à  l'honneur  et  à  l'équité, 
au  nom  de  tous  ceux  que  leurs  souvenirs  peuvent  décevoir,  que  leurs 
désirs  peuvent  égarer,  que  leur  aveuglement  peut  perdre,  au  nom  des 
femmes  et  des  filles  de  tous  ceux  qui  aiment  la  décence,  qui  tiennent 
aux  convenances  morales,  et  qui  se  rappellent  comment, — il  y  a  de 
cela  quelques  années  à  peine,  —  les  journaux  ne  pouvaient  être  ou- 
verts sans  crainte  et  sans  dégoût  par  le  chef  d'une  famille  modeste  et 
bien  conduite,  — je  supplie  la  chambre  de  suspendre  l'affaire,  de  la 
suspendre  seulement,  et  de  chercher  s'il  n'est  pas  encore  possible  d'é- 
chapper aux  calamités  qui  nous  menacent.  La  reine  juge  nécessaire 
pour  la  justiOcation  de  son  honneur  que  l'enquête  soit  poursuivie  jus- 
qu'à la  fin,  elle  ne  la  fuit  pas,  elle  l'appelle,  elle  est  prête  à  y  répondre, 
du  sein  de  son  repos  elle  est  venue  affronter,  je  ne  dis  pas  le  péril,  — 
il  n'y  a  point  de  péril  pour  l'innocent  dans  ce  pays  de  la  loi  et  de  la 
liberté,  —  mais  les  chagrins,,  les  tourmens,  les  anxiétés,  pour  traverser 
cette  pénible  et,  à  mon  avis,  cette  odieuse,  cette  épouvantable  investi- 
gation. J'ai  Thoaneur  d'être  au  service  de  sa  majesté  la  reine,  j'ai  aussi 
l'honneur  d'appartenir  à  cette  chambre.  Comme  serviteur  de  la  reine, 
je  ne  désobéirai  point  à  ses  ordres,  et,  si  son  honneur  est  en  question, 
je  le  défendrai  de  mon  mieux;  mais  pour  remplir  loyalement  mon  de- 
vo'r  envers  cette  assemblée,  je  sens  que  je  suis  tenu  de  contrarier  le 
désir  de  la  reine  et  de  lui  dire  :  «  Madame,  si  une  négociation  est  en- 
core possible,  mieux  vaut  aller  trop  loin  en  vous  reposant  sur  le  pays  et 
le  parlement  du  soin  de  votre  vengeance  que  de  ne  pas  faire  assez; 
s'il  est  encore  possible,  votre  honneur  étant  sauf,  de  détourner  la  ruine 
qui  menace  la  nation,  soyez  prê;ep  lur  toutle  reste  à  tous  les  sacriQces.» 
Et  s'il  m'était  psrmis  de  donner  des  conseils  à  ceux  qui  occupent  la  même 
situation  à  l'égard  du  roi,  je  leur  dirais  :  «  Agissez  en  honnêtes  gens, 
ne  regarJtz  pas  aux  conséquences,  donnez  à  votre  souveraine  les  avis 
que  l'affaire  commaude,  sans  craindre  que  le  parlement  vous  trahisse 
ni  que  le  pays  vous  abandonne.  Ne  craignez  même  pas  qu'une  disgrâce 
po'iiiquevous  atteigne,  car,  si  l'on  devait  vous  chercher  des  successeurs, 
on  ne  les  trouverait  pas  dans  cette  enceinte.  » 

Ce  langage  produisit  une  impression  profonde  sur  la  chambre 
des  communes.  L'n  des  ministres,  et  non  pas  le  moins  illustre, 
M.  Ganning,  soit  que  cette  admonestation  l'eût  subite(nent  touché, 
soit  que  les  paroles  de  M.  Broughani  répondissent  à  une  résolution 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

arrêtée  déjà  dans  son  esprit,  profita  de  cette  occasion  pour  se  sé- 
parer de  ses  collègues.  Ayant  pris  la  parole  dans  la  discussion  qui 
suivit,  il  déclara  que,  sur  les  périls  de  l'enquête,  son  sentiment  était 
d'accord  avec  celui  de  M.  Brougham;  une  telle  procédure  ne  pouvait 
qu'être  pernicieuse  au  royaume  et  aux  personnes  qu'elle  concer- 
nait. 11  soutint,  il  est  vrai,  et  cela  était  parfaitement  exact,  que  les 
ministres,  loin  de  désirer  cette  enquête,  avaient  fait  tous  leurs 
elTorts  pour  l'empêcher.  11  glissa  rapidement  sur  la  mesure  qui  avait 
efTacé  le  nom  de  la  reine  des  prières  liturgiques,  il  affirma  qu'on 
n'avait  pas  demandé  à  la  reine  de  renoncer  à  son  titre,  qu'on  l'a- 
vait priée  seulement  d'en  prendre  un  autre  comme  font  les  souve- 
rains qui  voyagent  incognito.  11  rappela  qu'en  1814,  consulté  à  ce 
sujet  par  la  princesse,  il  lui  avait  conseillé  de  vivre  désormais  à 
l'étranger  et  qu'elle  y  avait  consenti.  11  regretta  dans  les  termes  les 
plus  vifs  que  les  négociations  de  Saint-Omer  eussent  échoué;  sans 
attribuer  cet  échec  ni  à  lord  Hutchinson  ni  à  M.  Brougham,  il  y  si- 
gnala un  parti-pris  déplorable,  et  des  conseils  occultes  qui,  s'ils 
n'étaient  pas  dictés  par  de  mauvais  desseins,  l'étaient  moins  encore 
par  la  sagesse;  puis,  après  cette  explication,  à  la  fois  très  honnête 
et  légèrement  embarrassée,  il  déclara  qu'une  fois  en  règle  avec  son 
devoir  de  ministre  par  les  observations  qu'il  venait  de  faire  à  la 
chambre,  il  suivrait  ses  sentimens  particuliers;  son  intention  était 
de  ne  prendre  aucune  part  à  la  discussion  de  l'affaire. 

La  retraite  de  M.  Canning  donnait  une  nouvelle  force  aux  argu- 
mens  de  M.  Brougham.  Un  des  membres  les  plus  respectés  du  par- 
lement, M.  Wilberforce,  demanda  que  les  propositions  d'accommo- 
dement fussent  renouvelées  sans  retard.  Tant  qu'on  n'avait  pas 
perdu  tout  espoir  de  réussir,  il  fallait  s'efforcer  de  conjurer  le  péril. 
Lord  Castlereagh,  voyant  la  chambre  incliner  de  ce  côté,  se  hâta 
de  déclarer  que  le  ministère  ne  s'opposait  point  à  l'ajournement. 
La  proposition  de  M.  Wilberforce  fut  votée  par  acclamation. 

Les  représentans  des  deux  parties  se  donnèrent  aussitôt  rendez- 
vous  pour  aviser  aux  moyens  de  conclure  un  arrangement.  C'étaient 
au  nom  du  roi  le  duc  de  Wellington  et  lord  Castlereagh,  au  nom  de 
la  reine  M.  Brougham  et  M.  Denman.  Cinq  conférences  eurent  lieu 
au  forcigii  office,  et  des  protocoles  en  forme  furent  dressés  et  si- 
gnés par  les  plénipotentiaires.  A  la  cinquième,  tout  fut  rompu.  La 
reine  consentait  bien  à  fixer  sa  résidence  hors  de  l'Angleterre,  mais, 
ne  pouvant  se  résigner  à  paraître  déchue  du  trône  et  chassée  de  la 
terre  anglaise,  elle  exigeait  comme  une  condition  sine  qua  non  que 
son  nom  fût  inscrit  dans  la  liturgie.  C'était  précisément  ce  que  le 
roi  refusait  d'une  façon  absolue.  Les  résolutions  étant  inflexibles 
de  part  et  d'autre,  il  fut  impossible  de  s'entendre. 

Pendant  que  ces  conférences  avaient  lieu  au  foreign  office,  l'agi- 


LE   MÉDECIN   DE   LA   REINE   VICTORIA.  573 

tation  populaire  devenait  de  jour  en  jour  plus  menaçante.  Le  7  et 
le  8  juin,  dès  la  nomination  du  comité  secret,  dès  la  première  pro- 
testation de  la  reine,  10,000  individus  se  portèrent  vers  la  demeure 
de  l'alderman  Wood,  remplissant  South  Audley-street  et  les  rues 
environnantes.  Ils  forçaient  les  passans  à  se  découvrir  sous  les  fe- 
nêtres de  la  reine;  le  soir,  ils  demandaient  aux  habitans  voisins 
d'illuminer  leurs  maisons,  et,  quand  on  s'y  refusait,  ils  brisaient 
les  vitres  à  coups  de  pierre.  Quelques-uns  même  s'apprêtaient  à 
marcher  sur  Garlton-house;  si  d'habiles  dispositions  stratégiques 
n'eussent  été  prises  vigoureusement  par  les  troupes,  George  IV  eût 
été  attaqué  dans  son  palais.  On  arrêta  quelques-uns  des  plus  fu- 
rieux, mais  comment  empêcher  des  manifestations  auxquelles  pre- 
naient part  des  hommes  de  tous  les  rangs?  Comment  étouffer  ce  cri 
qui  retentissait  de  toutes  parts  :  Queen  Caroline  for  ever!  Ce  sou- 
lèvement de  la  ville  de  Londres  aurait  dû  faire  comprendre  au  roi 
la  nécessité  d'une  solution  pacifique  et  l'engager  à  n'y  mettre  au- 
cune entrave.  Il  ne  comprit  rien,  il  ne  voulut  rien  voir  ni  rien  en- 
tendre. Les  rudes  avertissemens  de  l'opinion  n'eurent  pas  plus  de 
prise  sur  cette  âme  hautaine  que  les  sages  paroles  de  ses  conseil- 
lers. Il  suivait  sa  passion  en  aveugle.  Une  lettre  de  lord  Eldon  à  sa 
fille  citée  par  lord  Campbell  nous  apprend  que,  dans  les  confé- 
rences du  foreign  office,  les  représenians  de  George  IV,  obéissant 
à  ses  ordres,  montrèrent  bien  plus  d'acharnement  que  les  repré- 
sentans  de  la  reine.  La  reine  ne  voulait  que  sauver  son  honneur; 
elle  eût  quitté  l'Angleterre  sans  esprit  de  retour,  à  la  condition  que 
son  nom  fût  rétabli  dans  les  prières  publiques  et  que  le  gouverne- 
ment anglais  l'introduisît  officiellement  auprès  des  cours  étran- 
gères. Quant  au  roi,  indifférent  aux  clauses  pécuniaires,  il  tenait 
absolument  à  déshonorer  la  reine.  «  Demain,  écrivait  lord  Eldon  à 
la  veille  des  conférences,  demain  sera  un  jour  terrible,  si  la  reine 
fait  quelque  proposition  d'arrangement.  Le  roi  nen  fera  aucune, 
et,  s'il  trouve  un  ministère  qui  veuille  jusqu'au  dernier  instant  sou- 
tenir la  lutte  à  tout  risque,  il  n'en  recevra  aucune  (1).  » 

C'est  donc  la  guerre  désormais,  une  guerre  à  outrance.  Les  né- 
gociations du  foreign  office  avaient  été  rompues  le  19  juin,  et 
ce  même  jour  lord  Castlereagh  s'était  hâté  d'en  communiquer  les 
procès-verbaux  à  la  chambre  des  communes.  Au  moment  de  voir 
s'engager  sans  rémission  la  scandaleuse  bataille,  la  chambre  tenta 
un  suprême  effort  pour  l'arrêter.  Sur  une  proposition  de  M.  Wil- 
berforce,  elle  décida  qu'une  dépu tation  serait  envoyée  à  la  reine 
pour  la  supplier  de  relâcher  quelque  chose  de  ses  conditions.  Vai- 
nement M.  Brougham  avait-il  répondu  que  la  reine  ne  pouvait  plus 

(i)  Lord  Campbell,  Life  of  lord  Eldon,  dans  le  septième  volume  des  Lives  of  the 
lord  chancellors,  p.  364. 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rien  concéder,  puisqu'elle  s'était  résignée  à  tout,  excepté  au  dés- 
honneur; vainenïent  sir  Francis  Burdett  avait-il  prouvé  l'inutilité 
de  cette  démarche  dans  un  discours  très  habile,  très  modéré,  qui 
obtint  des  applaudissemens  unanimes  :  391  voix  contre  i'ili  adoptè- 
rent la  [)roposition  et  l'adresse  de  M.  Wilberforce.  L'adresse,  on  le 
pense  bien,  était  conçue  dans  les  termes  les  plus  respectueux.  C'est 
au  nom  de  la  nation,  au  nom  du  salut  public,  que  la  chambre  des 
communes  conjurait  la  reine  d'épargner  à  l'Angleterre  la  dou- 
leur et  les  périls  d'une  pareille  lutte.  Les  députés  d'ailleurs,  quand 
ils  se  présentèrent  chez  la  reine  le  24  juin,  lui  prodiguèrent  les 
marques  du  respect  le  plus  profond.  Vaines  précautions  de  lan- 
gage; en  réalité,  que  venait-on  demander  à  la  reine?  De  consentir 
à  son  déshonneur.  Elle  r?''pondit  avec  beaucoup  de  dignité  :  le  ton 
affectueux  de  l'adresse  l'avait  touchée  profondément;  elle  en  ex- 
prima sa  gratitude  et  protesta  de  son  ardent  désir  d'une  concilia- 
tion; fallait-il  pourtant  que  ce  fût  aux  dépens  de  son  honneur?  Elle 
savait  bien  qu'en  résistant  au  vœu  de  la  chambre  des  comnuines 
elle  courait  le  risque  de  déplaire  à  des  hommes  qui  bientôt  sans 
doute  allaient  être  ses  juges;  mais  elle  avait  confiance  dans  leur 
honneur  et  leur  intégrité,  a  Comme  sujette  de  l'état,  dit-elle  en  ter- 
minant, je  me  soumettrai  sans  murmure  à  tout  acte  de  l'autorité 
souveraine;  comme  reine  accusée  et  outragée,  je  dois  au  roi,  à  moi- 
même,  à  tous  mes  concitoyens  d'Angleterre,  sujets  comme  moi  de 
l'état,  de  ne  sacrifier  aucune  des  prérogatives  de  mon  rang.  » 

Un  fait  à  noter  ici,  c'est  que  la  députation  de  la  chambre  des 
communes,  malgré  les  bienveillantes  intentions  qui  l'animaient,  fut 
très  mal  reçue  de  la  population  de  Londres.  11  suffisait  que  la 
chambre  eût  conseillé  à  la  reine  de  céder  encore  pour  que  l'irrita- 
tion publique  se  manifestât.  Au  moment  où  les  députés  entrèrent 
dans  la  maison  de  la  reine,  au  moment  où  ils  en  sortirent,  la  foule 
qui  se  pressait  dans  la  rue  les  couvrit  de  huées. 

La  réponse  de  la  reine  à  la  députation  de  la  chambre  des  com- 
munes ayant  été  communiquée  le  soir  même  à  l'assemblée  (26  juin), 
plusieurs  membres  essayèrent  encore  d'empêcher  le  scandale  du 
procès.  Les  uns  étaient  préoccupés  avant  tout  de  la  paix  publique, 
les  autres  n'étaient  pas  fâchés  de  faire  échec  au  roi  et  de  lui  arra- 
cher sa  victime;  tous  s'entendirent  pour  proposer  un  ajournement 
de  l'alfaire  à  six  mois.  Une  motion  dans  ce  sens  fut  faite  par  M.  Wes- 
tern et  soutenue  par  M.  Tierney,  l'un  des  plus  habiles  orateurs  de 
l'opposition.  La  tentative  était  condamnée  d'avance ,  lord  Castle- 
reagh  et  M.  Brougham  demandant  chacun,  quoique  dans  une  vue 
bien  différente,  la  continuation  de  l'enquête  :  195  contre  100  déci- 
dèrent que  le  procès  suivrait  son  cours.  Seulement  quelle  serait  la 
procédure?  quelles  seraient  les  formes  de  justice?  quel  serait  le 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  575 

tribunal?  C'est  ce  que  le  ministère  allait  décider  sur  le  rapport  du 
comité  secret  de  la  chambre  des  lords  chargé  d'examiner  les  pièces 
du  sox  vert.  La  reine  et  ses  conseillers  avaient  protesté  en  vain 
contre  cette  enquête  mystérieuse;  malgré  leur  ardent  appel  à  la 
publicité  pour  les  préliminaires  du  procès  comme  pour  le  procès 
lui-même,  le  comité  de  la  chambre  des  lords  poursuivait  sa  besogne 
dans  l'ombre.  Ce  travail,  terminé  le  k  juillet,  fut  conununiqué  le 
soir  même  en  séance  publique.  Le  rapporteur  concluait  à  la  néces- 
sité d'une  enquête  solennelle,  le  premier  examen  secret  fournissant 
assez  de  preuves  de  la  culpabilité  de  la  reine;  il  ajoutait  que,  d'a- 
près l'avis  du  comité,  le  moyen  le  plus  convenable  de  faire  celte 
enquête  était  une  procédure  devant  le  parlement. 

Le  lendemain,  au  début  de  la  séance,  nouvelle  pétition  de  la 
reine  à  la  chambre  des  lords;  elle  proteste  contre  ce  rapport  et  de- 
mande que  ses  avocats  soient  admis  à  la  barre  pour  le  combattre. 
Lord  Eldon  répond  que  cette  demande  est  prématurée,  que  le  rap-_ 
port  s'adresse  à  la  chambre,  qu'un  bill  va  lui  être  présenté  à  la  suite 
de  ce  rapport,  et  que  ce  droit  de  présenter  un  bill,  même  sans  avis 
préalable,  ne  saurait  être  entravé  par  aucune  circonstance  exté- 
rieure. En  même  temps,  lord  Liverpool,  au  nom  du  gouvernement, 
présente  un  bill  de  peines  et  punitions  contre  la  reine.  Le  minis- 
tère, dit-il,  après  en  avoir  conféré  avec  les  plus  savans  juriscon- 
sultes, s'est  convaincu  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  procéder  par  un  acte 
d'accusation,  parce  que  les  lois  qui  statuent  sur  le  crime  d'adultère 
commis  par  une  reine  avec  un  sujet  du  roi  sont  muettes  sur  le 
même  crime  commis  avec  un  étranger  ;  il  est  donc  nécessaire  de 
recourir  à  une  mesure  législative.  Le  premier  ministre  lit  alors  ce 
projet  de  loi  :  le  préambule,  suivant  les  formes  précises  de  la  pro- 
cédure criminelle,  énumérait  les  offenses  imputées  à  la  reine,  l'ac- 
cusait de  relations  adultères  avec  l'Italien  Bergami,  racontait  toutes 
les  histoires  et  remuait  toutes  les  vilenies  rassemblées  par  la  coui- 
mission  de  Milan,  après  quoi  les  articles  de  loi  statuaient,  premiè- 
rement :  que  Garoline-Amélie-Élisabeih  de  Brunswick,  s'étant  ren- 
due indigne,  par  sa  conduite  scandaleuse  et  déshonorante,  du  titre 
de  reine-épouse,  serait,  aussitôt  que  le  bill  aurait  reçu  l'approbation 
des  deux  chambres,  déclarée  incapable  de  jouir  des  droits,  préroga- 
tives, privilèges  et  immunités  attachés  à  ce  titre;  secondement,  que 
le  mariage  du  roi  George  IV  avec  Garoline-Amélie-Élisabeth  de 
Brunswick  serait  annulé. 

Le  soir  même,  5  juillet,  l'huissier  de  la  chambre  des  lords  se 
rendit  chez  la  reine  et  lui  remit  ofïiciellement  la  copie  du  bill.  La 
reine  fut  saisie  d'abord  d'une  émotion  profonde;  elle  la  réprima 
aussitôt,  et,  recevant  le  bill  d'un  air  cabne,  elle  dit  simplement 
qu'elle  en  appelait  à  la  justice  d'un  monde  meilleur. 


576  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


III. 


On  comprend  sans  peine  ce  qu'il  y  avait  de  révoltant  dans  le  bill 
présenté  à  la  chambre  des  lords.  L'Angleterre  du  xix**  siècle,  accou- 
tumée à  un  régime  de  justice  et  de  liberté,  voyait  reparaître  la  lé- 
gislation des  temps  de  barbarie.  On  était  reporté  aux  plus  mauvais 
jours  de  la  tyrannie  politique  et  religieuse.  C'était  par  des  hills  of 
attainder  comme  celui-là  que  Henry  VIII  avait  frappé  tant  de  vic- 
times; c'était  par  de  telles  procédures  qu'il  avait  fait  tomber  la  tête 
d'Anne  de  Boleyn  et  de  Catherine  Howard.  S'il  n'était  pas  ques- 
tion cette  fois  de  vie  et  de  mort,  il  s'agissait  de  déchéance,  de  dé- 
gradation, de  divorce.  Était-ce  par  une  loi  d'état  qu'il  fallait  déci- 
der de  l'honneur  d'une  femme  et  de  la  dignité  d'une  reine?  Dans 
tous  les  pays  libres,  l'accusé  est  jugé  d'après  les  lois  existantes; 
,  ici  on  proposait  de  faire  la  loi  pour  juger  l'accusé.  Et  quelle  loi? 
Une  loi  d'exception,  une  loi  qui  fiappait  d'avance,  une  loi  qui  sup- 
primait les  formes  protectrices  de  la  justice  commune.  La  reine  et 
ses  avocats  ne  connaissaient  pas  même  les  noms  des  témoins  sur 
les  dépositions  desquels  le  ministère  avait  commencé  la  poursuite. 
Le  jour  de  la  présentation  du  bill,  quelques  lords  ayant  demandé 
que  la  liste  des  témoins  fût  communiquée  à  la  reine  :  u  Nous  ne  le 
pouvons  pas,  répondit  lord  Liverpool.  Ce  qui  est  de  mise  en  ma- 
tière judiciaire  ne  l'est  point  en  matière  législative.  »  Le  premier 
ministre  revendiquait  sans  embarras  toutes  les  conséquences  de 
l'iniquité  commise  par  le  gouvernement.  Il  ajoutait  seulement  que, 
dans  le  cours  du  procès,  la  reine  obtiendrait  tout  le  temps  néces- 
saire pour  convoquer  les  témoins  à  décharge.  On  verra  tout  à  l'heure 
ce  que  valait  cette  concession. 

La  reine,  qui  ne  se  lasse  pas  de  tenir  tête  à  l'ennemi,  adresse  dès 
le  lendemain  (6  juillet)  une  nouvelle  pétition  à  la  chambre  des  lords; 
elle  demande  que  ses  avocats  soient  admis  à  la  barre  de  la  chambre, 
afin  de  protester  en  son  nom  et  contre  le  principe  du  bill  et  contre 
la  procédure  qu'on  s'apprête  à  suivre.  Cette  demande  est  accueillie. 
M.  Brougham  paraît  à  la  barre  avec  ses  confrères,  et  alors  commence 
cette  série  de  discours  qui,  selon  l'expression  de  lord  Campbell,  si 
peu  favorable  pourtant  à  lord  Brougham ,  demeureront  l'éternel 
honneur  du  forum  britannique.  Jusqu'ici,  dans  ce  procès  de  la  reine 
Caroline,  nous  n'avons  entendu  M.  Brougham  qu'à  titre  de  député; 
c'était  le  grand  debater  de  la  chambre  des  communes  qui  discutait 
la  conduite  du  gouvernement.  Désormais  c'est  le  grand  avocat  qui 
prend  place  à  la  barre  de  la  chambre  des  lords.  Le  chancelier,  lord 
Eldon,  est  assis  sur  le  sac  de  laine.  Dès  que  M.  Brougham  est  in- 
troduit, lord  Eldon  lui  annonce  quelle  sera  la  marche  des  débats, 


LE   MÉDECIN   DE    LA.   REINE    VICTORIA.  577 

quelles  seront  les  phases  de  la  procédure,  et  en  quel  temps  elles 
auront  lieu.  M.  Brougham  se  lève  et  prononce  ces  paroles  : 

«  Il  a  été  dit,  je  le  sais,  par  les  promoteurs  de  ce  bill,  que  mon  il- 
lustre cliente  serait  traitée  comme  si  elle  était  le  plus  humble  sujet  du 
royaume,  et  non  le  premier.  Ah  !  plût  à  Dieu  qu'elle  fût  dans  la  situation 
du  dernier  sujet  du  royaume!  Plût  à  Dieu  qu'elle  ne  se  fût  jamais  éle- 
vée au-dessus  du  plus  humble  de  ceux  qui  doivent  soumission  à  sa  ma- 
jesté! Elle  eût  été  protégée  par  le  triple  rempart  à  l'abri  duquel  les 
lois  de  l'Angleterre  gardent  la  vie  et  l'honneur  de  la  plus  pauvre  femme. 
Avant  qu'un  pareil  bill  eût  pu  être  présenté  contre  tout  autre  individu, 
il  y  aurait  eu  une  sentence  de  divorce  prononcée  par  la  cour  du  consis- 
toire, il  y  aurait  eu  un  verdict  prononcé  par  un  jury  qui  eût  sympathisé 
avec  les  sentimens  de  l'accusée,  et  qui,  pris  dans  les  mêmes  rangs  de 
la  société,  sachant  que  les  preuves  produites  contre  elle  pourraient,  dans 
des  circonstances  analogues,  être  produites  contre  leurs  femmes  et  leurs 
filles,  eussent  éprouvé  le  besoin  de  se  défendre  contre  un  danger  com- 
mun. Il  n'y  aurait  eu  parmi  ses  juges  nul  homme  attaché  au  service 
de  son  mari,  car  son  avocat  aurait  eu  le  droit  de  le  récuser,  nul  homme 
pris  à  gages  par  son  mari  selon  son  bon  plaisir,  nul  homme  en  situa- 
lion  d'être  enchaîné  à  son  mari  soit  par  la  reconnaissance  pour  des  fa- 
veurs passées,  soit  par  l'attente  de  faveurs  futures.  Elle  eût  été  jugée 
par  douze  Anglais  honnêtes,  impartiaux,  désintéressés,  au  seuil  des- 
quels l'irJluence  exercée  sur  les  présens  juges  aurait  pu  s'agiter  pen- 
dant des  années  sans  faire  sur  eux  en  aucune  manière  cette  impression 
soit  de  crainte,  soit  d'espérance,  objet  de  ses  calculs  et  de  ses  efforts. 
Elle  a  donc  bien  raison  de  se  plaindre  de  ne  pas  être  le  dernier  sujet 
de  sa  majesté,  et  je  puis  assurer  vos  seigneuries  qu'elle  sacrifierait  bien 
volontiers  toutes  choses,  excepté  son  honneur,  qui  lui  est  plus  cher  que 
la  vie,  pour  obtenir  le  plus  pauvre  de  ces  cottages  où  toute  femme  an- 
glaise est  à  l'abri  de  l'iniquité.  » 

Yoilà  un  début  qui  promet.  Que  vous  semble  de  cette  comparai- 
son entre  les  douze  jurés  et  les  juges  de  la  chambre  des  lords?  En 
signalant  ces  audacieux  sarcasmes,  lord  Campbell  remarque  spiri- 
tuellement que,  si  la  noble  assemblée  n'était  guère  accoutumée  à 
pareil  langage,  M.  Brougham  allait  bientôt  le  lui  rendre  familier. 
Le  premier  jour,  la  surprise  fut  grande;  lord  Eldon ,  le  grave  et 
austère  lord  Eldon,  était  scandalisé.  Brougham  fut  rappelé  à  l'ordre 
plusieurs  fois  comme  ayant  excédé  les  droits  de  la  défense.  Ces  aver- 
tissemens,  bien  loin  de  le  gêner,  lui  fournirent  de  nouveaux  avan- 
tages. 11  arrangea  ses  paroles,  il  retira  d'une  main  adroite  les  traits 
qu'il  venait  de  lancer,  il  cessa  de  les  appliquer  à  tous  pour  les  en- 

TOMB  XIII.  --  1816,  37 


578  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

foncer  plus  profondément  chez  quelques-uns  ;  bref,  il  ménagea  la 
chambre  en  attaquant  le  ministère,  et  termina  par  ces  mots  : 

«  La  reine,  confiante  dans  son  innocence  outragée,  a  la  ferme  con- 
viction qu'aucun  obstacle,  ni  l'esprit  de  parti,  ni  la  présence  de  per- 
sonnes intéressées,  ni  des  influences  étrangères  exercées  en  dehors  de 
la  chambre,  ni  le  manque  supposé  de  sympathie  pour  les  sentimens  du 
pays,  ni  la  tendance  attribuée  aux  lords,  mais  attribuée  faussement, 
qui  les  ferait  se  courber  devant  la  faveur  royale,  —  que  rien  enfin, 
qu'aucun  obstacle  ne  se  dressera  entre  elle  et  la  justice,  que  rien 
n'empêchera  sa  cause  de  recevoir  une  décision  droite,  impartiale,  dé- 
gagée de  toute  idée  préconçue.  » 

Après  ces  observations,  la  chambre  prononça  la  clôture  des  débats 
sur  la  première  lecture  du  bill  et  s'ajourna  au  10  juillet  pour  déci- 
der quel  jour  elle  entendrait  la  seconde.  Le  10  juillet,  il  fut  décidé 
que  la  seconde  lecture  aurait  lieu  le  17  août  suivant;  il  fut  décidé 
aussi  que  le  débat  porterait  alors  sur  la  preuve  des  faits  énoncés 
dans  le  préambule  et  que  le  procès  de  la  reine  commencerait. 

C'est  donc  après  un  délai  de  cinq  semaines  et  demie  que  devait 
s'engager  la  grande  lutte.  L'impatience  publique  était  au  comble; 
on  comptait  les  jours  et  les  heures.  Du  10  juillet  au  i  7^août,  l'agita- 
tion alla  en  croissant.  La  reine  recevait  toujours  des  députalions  ve- 
nues de  divers  points  du  royaume;  elle  y  répondit  d'abord  en  termes 
modérés,  sur  un  ton  de  dignité  triste  qui  convenait  à  sa  situation; 
mais  peu  à  peu  ses  réponses  prirent  un  caractère  d'extrême  véhé- 
mence. Enhardie  par  l'irritation  publique  soulevée  contre  George  IV, 
elle  donnait  un  libre  cours  à  ses  propres  colères.  A  mesure  qu'on 
approchait  du  terme  fixé  pour  le  procès,  l'agitation  populaire  était 
si  violente  que  l'on  pouvait  craindre  une  émeute,  même  une  révo- 
lution. Le  ministère  avait  dû  prendre  les  précautions  les  plus  sé- 
rieuses :  des  troupes  étaient  consignées  dans  tous  les  quartiers  de 
la  ville  ainsi  que  dans  les  villages  environnans.  De  jour  en  jour,  on 
s'attendait  à  une  bataille.  Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  que  le 
couronnement  de  George  ÏV,  annoncé  depuis  plusieurs  mois  pour 
le  1"'  août,  avait  dû  être  ajourné  à  l'année  suivante.  Beaucoup 
de  pairs,  les  uns  mécontens  de  la  conduite  du  gouvernement  en 
toute  cette  affaire,  les  autres  effrayés  de  l'irritation  publique,  cher- 
chaient les  moyens  de  se  soustraire  à  leurs  fonctions  de  juges.  Il  y 
avait  bien  longtemps  en  effet  que  la  noble  assemblée  ne  s'était  vue 
au  milieu  d'une  telle  fournaise.  Des  bruits  étranges  lui  arrivaient 
de  tous  côtés.  On  disait  que  la  reine  viendrait  assister  de  sa  per- 
sonne à  toutes  les  séances,  et  qu'une  moitié  de  la  population  de 
Londres  l'escorterait  jusqu'aux  portes  de  Westminster.  Les  inquié- 


LE    MÉDECIN    DE   LA    REINE    AICTORIA.  579 

tudes  étaient  si  vives  que  le  ministère  craignit  de  voir  toute  une 
partie  de  la  chambre  disparaître  aux  approches  du  péril.  Comme 
tout  était  extraordinaire  dans  ce  procès,  il  fallut  prendre  des  me- 
sures extraordinaires  pour  retenir  les  lords  trop  empressés  d'aller 
visiter  lejirs  domaines;  la  chambre  décida  qu'aucun  de  ses  mem- 
bres ne  pourrait  s'absenter  sous  peine  d'une  amende  de  100  livres 
(2,500  francs)  pour  chacun  des  trois  premiers  jours,  et  de  50  livres 
(1,250  francs)  pour  chacun  des  jours  suivans.  Étaient  excusés  les 
pairs  âgés  de  plus  de  soixante-dix  ans,  ceux  qui  se  trouvaient  hors 
du  royaume  au  10  juillet,  jour  où  la  seconde  lecture  du  bill  avait 
été  ordonnée,  ceux  qui  étaient  absens  pour  le  service  du  roi,  enfin 
ceux  qui  étaient  sous  le  coup  d'un  grand  deuil  de  famille,  ayant 
perdu  leur  père  ou  leur  mère,  leur  femme  ou  leur  enfant. 

L'heure  sonne  enfin,  la  séance  du  17  août  a  commencé.  Pendant 
qu'on  procède  à  l'appel  des  pairs,  dont  quarante-huit  ont  envoyé 
leurs  excuses,  la  reine  entre  dans  la  salle.  Tous  les  pairs  se  lèvent. 
Elle  fait  trois  révérences  et  va  prendre  place  sur  un  siège  préparé 
pour  elle  à  côté  des  degrés  du  trône.  Elle  est  vêtue  de  noir,  avec 
un  voile  blanc  qui  lui  couvre  le  visage.  L'appel  des  lords  terminé, 
une  discussion  préliminaire  s'engage  comme  celle  qui  a  déjà  eu  lieu 
à  la  première  lecture  du  bill;  M.  Brougham  dit  que  son  auguste 
cliente  lui  a  défendu  toute  récrimination,  que  cet  ordre  venu  d'en 
haut  est  conforme  à  ses  propres  sentimens,  que  ce  sont  là  des  ar- 
gumens  périlleux,  des  argumens  redoutables,  mais  que  les  formes 
arbitraires  de  ce  bill  pourront,  malgré  ses  répugnances ,  le  con- 
traindre à  s'en  servir.  L'avocat  ne  connaît  que  son  devoir,  et,  coûte 
que  coûte,  il  est  tenu  de  le. remplir.  Son  devoir  en  ce  moment  est 
de  combattre  par  tous  les  moyens  le  principe  même  du  bill.  Il  se 
tourne  alors  vers  les  archevêques  qui  siègent  parmi  les  lords,  et 
leur  demande  si  l'adultère  n'est  un  crime  que  chez  la  femme.  Qu'il 
convienne  aux  personnes  présentes  de  voir  ou  de  ne  pas  voir  les 
intentions  cachées  sous  de  misérables  prétextes,  on  ne  réussira  pas 
à  tromper  le  bon  sens  de  la  nation;  tous  ceux  qui  jugeront  la  chose 
à  distance  seront  surpris  et  choqués.  «  Dans  leur  langage  familier, 
ils  qualifieront  d'attentat  l'idée  de  poursuivre  sous  le  masque  un 
dessein  qu'on  n'avoue  pas.  —  Voilà  un  homme,  diront-ils,  qui  veut 
se  débarrasser  de  sa  femme.  Il  parle  de  l'honneur  du  pays,  de  la 
sécurité  du  pays,  et  les  plus  chers  intérêts  de  ce  pays,  son  repos, 
sa  moralité,  son  bonheur,  vont  être  sacrifiés  à  l'assouvissement  de 
sa  passion,  n  Les  lois  de  l'Angleterre,  les  décisions  constantes  de  la 
chambre  des  lords,  sont  explicites  sur  ce  point  :  le  mari  qui  demande 
le  divorce  est  tenu  de  prouver  qu'il  paraît  lui-même  reclus  in  rurîa, 
et  qu'ayant  toujours  été  un  fidèle  mari,  il  a  le  droit  de  requérir  la 
dissolution  du  mariage  en  raison  de  l'infidélité  de  sa  femme. 


580  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ainsi  s'ouvrirent  ces  dranaatiques  débats.  Le  procureur-général 
du  roi,  M.  Gifford,  et  l'avocat-général,  M.  Copley,  qui  répondirent 
très  habilement  à  la  vigoureuse  attaque  de  M.  Brougham ,  furent 
écoutés  avec  beaucoup  de  faveur.  La  chambre ,  sans  se  prononcer 
encore  sur  le  fond,  admettait  la  forme  proposée  pour  le  jugement 
de  la  reine,  et  voulait  que  la  procédure  fût  suivie  jusqu'au  bout. 
Ces  ardentes  contradictions  avaient  rempli  trois  séances  (17-19  août). 
Alors  commença  le  procès  véritable,  le  réquisitoire  du  procureur- 
général  et  l'interrogatoire  des  témoins. 

C'étaient  presque  tous  des  Italiens,  des  gens  de  service,  valets 
de  pied  et  femmes  de  chambre.  Le  premier,  Teodoro  Majocchi,  pos- 
tillon du  général  Pino,  avait,  selon  le  dossier  de  Milan,  quitté  vo- 
lontairement le  service  de  la  reine,  qui  lui  avait  donné  un  bon  cer- 
tificat; sa  déposition,  soutenait  l'accusateur,  ne  pouvait  donc  être 
attribuée  à  un  motif  de  ressentiment.  Le  dossier  de  Milan  ne  disait 
pas  que  le  témoin  avait  désiré  reprendre  son  emploi  dans  la  do- 
mesticité de  la  reine  et  qu'on  n'avait  plus  voulu  de  ses  services.  Un 
incident  curieux  marqua  la  séance  où  il  comparut  (21  août);  dès 
que  son  nom  fut  appelé,  la  reine  se  leva  et  sortit.  Était-ce  une  pro- 
testation contre  les  indignités  de  cette  enquête?  était-ce  un  mou- 
vement de  dégoût  à  la  vue  du  principal  calomniateur?  L'un  et 
l'autre  assurément.  Malgré  cette  protestation  muette,  la  déposition 
de  Majocchi,  conduite  et  soutenue  par  les  interrogations  du  procu- 
reur-général, produisirent  l'eifet  d'une  révélation  accablante.  Les 
amis  de  la  reine  la  croyaient  déjà  perdue.  Ils  se  rassurèrent  le  len- 
demain quand  M.  Brougham  reprit  le  Majocchi  en  sous-œuvre.  Ce 
contre-interrogatoire  démantela  pièce  à  pièce  le  terrible  échafau- 
dage. Il  le  harcelait  de  questions  nettes  et  précises  afin  de  contrô- 
ler le  précédent  interrogatoire;  persuadé  que  Majocchi  jouait  un 
rôle  appris  par  cœur,  il  s'efforçait  de  l'arracher  au  texte  du  scéna- 
rio, il  serrait,  il  tordait,  si  je  puis  dire,  ses  réponses  de  la  veille, 
comme  pour  en  faire  éclater  le  mensonge,  et  l'Italien,  interdit,  bal- 
butiant, en  homme  qui  craint  de  se  couper,  s'appliquait  à  répéter 
invariablement  :  Non  mi  ricordo.  On  devine  ce  que  devenait  cette 
litanie  dans  le  commentaire  de  Brougham.  JSon  mi  ricordo!  si  ces 
paroles  se  rapportaient  parfois  à  des  choses  que  le  témoin  n'avait 
point  dites,  souvent  aussi  elles  tombaient  sur  des  points  qu'il  avait 
affirmés.  Quelle  occasion  pour  le  terrible  athlète  !  avec  quelle  joie  et 
quelle  verve  il  assénait  ses  coups!  Toute  la  scène  s'est  gravée  si 
bien  dans  la  mémoire  des  Anglais  que  leur  langue  familière,  au  dire 
de  lord  Campbell,  s'est  enrichie  d'une  expression  piquante  :  accuser 
quelqu'un   d'un  non  mi  ricordo^  c'est  l'accuser  de  mensonge  (1). 

(1)  Voyez  lord  Campbell,  Lives  of  the  lord  chancellors,  t.  VIII,  p.  311. 


LE   MÉDECIN    DE   LA    REINE   VICTORIA.  581 

Ainsi  fut  démolie  la  plus  redoutable  batterie  de  l'accusation;  sui- 
vant l'expression  de  Brougham  lui-même,  Majocchi  était  détruit. 

Une  autre  déposition  bien  menaçante  était  celle  de  M"^  Demont, 
une  des  femmes  de  chambre  de  la  reine.  L'un  des  assesseurs  de 
Brougham,  M.  Justice  Williams,  se  chargea  de  la  détruire  à  son 
tour.  Il  y  réussit  admirablement;  c'est  le  témoignage  que  lui  rend 
Brougham  dans  une  de  ses  belles  études  sur  les  hommes  d'état  de 
son  temps,  a  II  serait  malaisé,  dit-il,  d'évaluer  l'immense  effet  que 
produisit  cette  discussion  de  M.  Williams  et  sur  la  chambre  des 
lords  et  sur  la  nation  tout  entière.  »  W^  Demont  et  Teodoro  Ma- 
jocchi, c'étaient  les  deux  engins  de  guerre  sur  lesquels  l'accusation 
comptait  le  plus.  Ces  deux  maîtresses  pièces  mises  hors  de  combat, 
les  autres  furent  aisément  balayées.  Voyez  comparaître  et  les  Sac- 
chi,  et  les  Tastelli,  et  les  Guggiari,  et  ce  Pietro  Gucchi  dont  l'ora- 
teur a  trouvé  le  portrait  parmi  les  damnés  d'Alighieri;  que  reste- 
t-il  de  leurs  dépositions  après  que  Brougham  les  a  fait  passer  au 
crible  de  sa  dialectique? 

Dans  cette  lutte,  qui  se  prolongea  du  17  août  au  5  septembre 
1820,  soit  que  le  principe  du  bill  fût  attaqué  par  Brougham,  soit  que 
les  témoins  fussent  attaqués  à  fond,  il  y  eut  de  part  et  d'autre  une 
ardeur  acharnée,  et  en  mainte  occasion  des  merveilles  d'éloquence. 
Le  procureur-général  du  roi,  M.  Gifford,  n'avait  pas,  il  est  vrai,  la 
forte  éducation  littéraire  qui  assurait  la  supériorité  de  Brougham; 
bien  que  le  sentiment  de  cette  faiblesse  le  rendît  parfois  timide, 
c'était  un  légiste  délié,  retors,  et  à  ce  titre  singulièrement  redou- 
table. Quant  à  l'avocat-général  (1),  M.  Gopley,  il  avait  complété 
son  savoir  judiciaire  par  des  études  de  toute  sorte,  il  avait  voyagé, 
il  connaissait  le  monde,  il  était  en  outre  hardi  et  batailleur  (2)  ;  on 
le  vit  en  plus  d'une  séance  soutenir  l'accusation  avec  tant  de  force 
qu'il  semblait  que  la  reine  ne  s'en  relèverait  pas.  Entre  de  pareils 
adversaires,  le  combat  donnait  lieu  aux  plus  dramatiques  incidens. 
L'imposant  aspect  de  la  chambre  des  lords,  et  au  dehors  du  palais 
ces  auditoires  immenses,  l'Angleterre  si  directement  intéressée,  si 
violemment  passionnée,  l'Europe  entière  curieuse,  attentive,  émue, 
stupéfaite,  tout  enfin  concourait  à  enllammer  l'ardeur  des  combat- 
tans.  Sous  les  formes  graves  de  la  parole  anglaise,  on  sentait  les 
fureurs  d'un  duel  à  mort;  point  de  trêve,  point  de  merci.  Un  coup 
avait  frappé  la  reine,  la  riposte  allait  frapper  le  roi.  Le  grand  art  de 
Brougham  était  de  mettre  George  IV  en  cause  sans  qu'on  pût  lui 
retirer  la  parole,  de  dire  tout  ce  qu'il  voulait  dire  sans  donner  prise 
au  lord-chancelLer.  Allusions,  insinuations,  toutes  les  ruses  du  lan- 

(1)  Avocat-général  ou  procureiir-génôral-adjoint;  lo  titre  de  solicitor  gênerai  se  tra- 
duit de  CCS  deux  manières. 

(2)  Bold  and  pugnacious,  nous  dit  lord  Campbell. 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gage  lui  étaient  bonnes  pour  attirer  le  roi  devant  les  juges  et  lui 
demander  des  comptes  au  nom  de  la  reine.  A  bon  entendeur,  salut! 
En  Angleterre  et  dans  toute  l'Europe  il  y  avait  de  fines  oreilles 
auxquelles  suffisait  un  demi-mot.  Ce  qu'il  n'était  pas  libre  d'expri- 
mer clairement,  il  ie  suggérait  tout  bas  aux  esprits  atteniifs.  Sous 
la  plaidoirie  publique  on  lisait  entre  les  lignes  la  plaidoirie  secrète. 
Un  jour  qu'il  s'était  efforcé  de  réduire  l'affaire  à  un  procès  de  di- 
vorce, le  procureur-général  déclara  au  nom  du  gouvernement  que 
son  adversaire  essaierait  en  vain  de  dénaturer  la  cause  :  il  ne  s'as- 
gissait  pas  des  plaintes  d'un  mari  contre  sa  femme,  il  s'agissait  de 
l'état,  de  l'honneur  et  du  salut  de  l'état.  Brougham  va-t-il  re- 
noncer à  mettre  le  roi  en  cause?  Pas  le  moins  du  monde.  Seule- 
ment il  redoublera  d'adresse,  et  ie  sarcasme  à  demi  caché  n'en  sera 
que  plus  cruel.  Au  moment  même  où  il  a  l'air  de  se  rendre  aux  ob- 
servations du  procureur-général,  il  lui  adresse  une  question  terri- 
blement embarrassante.  «  D'après  l'assertion  de  mon  savant  ami, 
dit-il,  je  suis  obligé  de  croire  que  le  gouvernem,ent  n'a  pas  proposé 
ce  bill  pour  complaire  aux  désirs  personnels  du  roi,  et  que  sa  ma- 
jesté, regardant  tout  ceci  avec  indifférence,  demande  seulement  que 
la  justice  suive  son  cours.  Mais  alors  quel  est  donc  le  poursuivant? 
quel  est  donc  cet  être  mystérieux?  »  Et  tout  à  coup,  armé  d'une 
citation  de  Milton,  il  la  lance  avec  tant  d'adresse  que  la  flèche  d'or, 
sifflant  par-dessus  les  ministres,  s'en  va  frapper  la  couronne  même  : 

De  quel  nom  le  nommer,  cet  être?  Il  est  sans  corps, 
Sans  appareil  vivant,  sans  forme,  sans  figure; 
Il  n'a  rien  d'arrêté,  ni  membre,  ni  jointure. 
Nulle  substance  enfin.  C'est  un  fantôme  alors. 
Il  porte,  spectre  vain  qu'un  nuage  environne, 
Sur  son  semblant  de  tête  un  semblant  de  couronne. 

Si  Brougham  a  voulu  découronner  u,n  instant  l'odieux  George  IV, 
aucun  trait  ne  pouvait  porter  plus  juste.  L'effet  de  la  citation  fut 
immense.  Ce  semblant  de  couronne  sur  ce  semblant  de  tête  (1)  rap- 
pelait à  tous  le  danger  que  la  conduite  du  roi  faisait  courir,  non  pas 
à  la  royauté  elle-même,  mais  à  la  dynastie  de  Hanovre.  Les  cour- 
tisans du  roi  étaient  irrités  ;  quelques-uns  des  lords,  en  sortant  de 
la  séance,  reprochaient  au  lord-chancelier  de  ne  pas  avoir  retiré  la 
parole  à  l'audacieux.  D'autres  prononçaient  le  mot  de  lèse-raa- 
jesté;  la  chambre,  à  les  entendre,  aurait  dû  l'envoyer  à  la  Tour  de 
Londres.  «  Il  est  vrai,  dit  ingénument  lord  Campbell,  que  cette  me- 
sure n'aurait  servi  qu'à  ie  rendre  plus  populaire.  » 

Au  reste,  les  deux  adversaires  du  grand  avocat,  M.  Gifford  et 

(1)  What  seems  bis  head 

The  iikeness  cf  a  kingly  crowa  bas  on. 

(Milton,  the  Paradise  lost,  book  II,  v.  60.) 


LE   MÉDECIN    DE    LA   REINE   VICTORIA.  583 

M.  Gopley,  étaient  en  mesure  de  lui  causer  à  leur  tour  les  plus 
graves  embarras.  La  procédure  d'un  bill  of  attainder  leur  assurait 
des  avantages  dont  ils  profitaient  sans  scrupules.  Ainsi  le  9  sep- 
tembre l'avocat-général  du  roi,  M.  Gopley,  ayant  prononcé  un  ré- 
quisitoire qui  avait  produit  une  impression  profonde,  Brougham  au- 
rait désiré  répondre  immédiatement,  sans  perdre  le  droit  de  faire 
compara,ître  les  témoins  de  la  reine;  or  les  règles  de  cette  procé- 
dure exceptionnelle,  qui  ne  permettaient  pas  de  disjoindre  les  deux 
choses  (l'appel  des  témoins  à  décharge  et  le  discours  de  la  défense), 
ne  permettaient  pas  non  plus  que  l'appel  des  témoins  à  décharge 
eût  lieu  avant  le  réquisitoire.  Brougham,  effrayé  de  l'effet  produit 
par  l'attaque  véhémente  de  M.  Gopley,  demanda  la  permission  de 
répondre  sur-le-champ,  tout  en  réservant  de  convoquer  plus  tard 
les  témoins  de  la  reine  et  de  faire  valoir  leur  témoignage.  En  d'au- 
tres termes,  il  voulait  diviser  sa  défense  en  deux  parties  :  l'une  qu'il 
ferait  séance  tenante,  l'autre  qu'il  ajournerait  à  quelques  semaines. 
Le  lord-chancelier  s'y  refusa;  Brougham  était  libre  de  répondre  s'il 
le  voulait,  mais  il  ne  pourrait  plus  appeler  de  nouveaux  témoins  et 
donner  une  suite  à  sa  défense.  A  quoi  se  résoudre?  D'une  part, 
laisser  la  chambre  des  lords  sous  le  coup  du  discours  qu'elle  vient 
d'entendre,  c'est  bien  dur  pour  le  vaillant  lutteur;  de  l'autre,  re- 
noncer au  droit  de  faire  attester  l'honneur  de  la  reine  par  des  voix 
respectables,  se  résigner  à  ne  pas  confondre  une  dernière  fois  cette 
canaille  italienne  en  lui  opposant  des  personnes  de  noble  vie,  n'est-ce 
pas  donner  prise  à  des  soupçons  fâcheux?  N'aura-t-il  pas  l'air  de 
douter  lai-même  de  ces  témoignages  qu'il  invoque?  Les  récits  du 
temps  nous  apprennent  que  Brougham,  obligé  de  prendre  son  parti, 
fut  en  proie  a  de  véritables  angoisses.  Il  lui  parut  enfin  qu'il  ne  de- 
vait pas  renoncer  à  des  témoignages  dont  sa  royale  clienrte  avait  lieu 
de  s'honorer.  Il  se  résigna,  puisque  c'était  la  loi  de  cette  procédure 
barbare,  à  ne  pas  détruire  immédiatement  le  réquisitoire  de  Go- 
pley. Interrogé  sur  la  date  où  toutes  les  formalités  pourraient  être 
remplies,  il  répondit  que  sa  défense  commencerait  le  3  octobre. 

IV. 

Le  3  octobre  arrive,  ce  sera  le  grand  jour  de  Brougham.  La 
chambre  des  lords  est  pleine;  il  y  a  foule  au  dehors  comme  au  de- 
dans. A  l'heure  dite,  la  séance  est  ouverte.  Comme  aux  séances 
précédentes,  c'est  lord  Eldon  qui  est  assis  sur  le  sac  de  laine.  Il 
donne  la  parole  au  procureur-général  de  la  reine.  Brougham  se 
lève  et  s'exprime  en  ces  termes  :  • 

«  Plaise  à  vos  seigneuries!  L'heure  est  venue  où  je  sens  que  j'ai 


584  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vraiment  besoin  de  toute  votre  indulgence.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
présence  de  cette  auguste  assemblée  qui  m'embarrasse,  j'ai  déjà  fait 
plusieurs  fois  l'épreuve  de  sa  bienveillance;  ce  n'est  pas  la  nouveauté 
de  cette  procédure  qui  me  trouble,  car  l'esprit  se  réconcilie  peu  à  peu 
avec  les  choses  les  plus  étranges  ;  enfin  ce  n'est  pas  la  grandeur  de 
cette  cause  qui  m'accable,  car  je  suis  porté,  je  suis  soutenu  par  la  con- 
viction de  sa  justice,  conviction  que  je  partage  avec  tout  le  genre  hu- 
main ;  mais  c'est  précisément,  mylords,  la  force  de  cette  conviction, 
la  certitude  que  j'ai  qu'elle  est  universelle,  le  sentiment  que  j'ai 
qu'elle  est  juste,  c'est  tout  cela  qui  me  fait  craindre  de  ne  pas  la  trai- 
ter comme  il  convient,  et  de  lui  faire  tort  pour  la  première  fois.  Tandis 
que  d'autres  peuvent  trembler  pour  un  client  coupable,  éprouver  des 
inquiétudes  dans  une  affaire  douteuse,  se  sentir  paralysés  par  la  con- 
science d'une  faiblesse  cachée,  être  glacés  par  les  influences  du  dehors 
ou  terrifiés  par  l'hostilité  de  l'opinion  publique,  moi,  sachant  bien  qu'il 
n'y  a  point  de  crime  à  déguiser  ici,  sachant  bien  qu'il  n'y  a  rien  à 
craindre  ici,  rien,  excepté  les  inventions  du  parjure,  l'appréhension 
qui  m'obsède,  c'est  l'idée  qu'en  m'acquitlant  faiblement  de  mon  de- 
voir je  puis  exposer  cette  cause  à  paraître  douteuse  pour  la  première 
fois,  et  m' exposer  moi-même  à  être  condamné,  mylords,  par  ces  millions 
de  vos  compatriotes  dont  les  yeux  jaloux  nous  surveillent,  car  bien 
certainement  ils  s'en  prendraient  à  moi,  s'il  vous  arrivait  de  casser  le 
jugement  que  l'évidence  de  la  cause  leur  a  fait  prononcer.  Cette  pensée 
accablante  me  trouble  à  un  tel  point  que,  même  après  le  répit  de  plu- 
sieurs semaines  dont  je  suis  redevable  à  l'indulgence  de  vos  seigneu- 
ries, je  puis  à  peine  rassembler  mes  esprits  pour  m'acquitter  de  mon 
devoir  professionnel,  sous  le  poids  de  la  grave  responsabilité  qui  l'ac- 
compagne. » 

Après  cet  exorde,  d'une  ampleur  trop  cicéronienne,  mais  qui  fai- 
sait apparaître  an-dessus  du  premier  tribunal  de  l'Angleterre  le 
tribunal  supérieur  de  l'opinion,  Brougham  entre  vigoureusement  en 
matière.  En  quelques  mots,  il  rappelle  l'arrivée  de  Caroline  de 
Brunswick  sur  le  sol  de  l'Angleterre,  il  montre  la  nièce  du  roi 
George  III  venant  d'une  cour  d'Allemagne  pour  épouser  son  cousin 
le  prince  de  Galles;  va-t-il  donc  raconter  tout  ce  qui  a  suivi?  Bien 
des  auditeurs  frémissent  d'avance.  Les  chefs  des  tories  étaient  alors 
les  amis  de  la  princesse  et  les  adversaires  du  prince.  Celui-là  même 
qui  préside  aujourd'hui  la  séance,  lord  Eldon,  ne  l'a-t-il  pas  défen- 
due en  1806  contre  les  violences  de  son  mari?  Brougham  a  beau  jeu 
s'il  veut  parler;  non,  il  s'arrête,  il  se  retire,  mais  la  façon  dont  il 
opère  sa  «retraite  est  plus  terrible  qu'un  assaut.  L'intérêt  de  sa 
cause,  il  le  déclare,  ne  lui  impose  pas  l'obligation  de  remuer  ces 
souvenirs.  S'il  avait  à  le  faire,  il  le  ferait.  On  sait  déjà  ce  qu'il 


LE    MÉDECIN    DE    LA   REINE    VICTORIA.  585 

pense  sur  ce  point,  il  le  répète  avec  force  :  le  devoir,  le  devoir  im- 
périeux de  l'avocat  est  de  dire  tout  ce  qui  peut  sauver  son  client. 
Aucune  considération  extérieure  ne  le  doit  retenir.  Dussent  ses  pa- 
roles être  accablantes  pour  un  autre,  dussent-elles  le  faire  frisson- 
ner d'épouvante,  le  torturer,  le  supplicier,  le  détruire,  il  est  tenu 
en  conscience  d'aller  jusqu'au  bout.  Bien  plus,  si  ses  devoirs  de  pa- 
triote ne  sont  pas  d'accord  avec  ses  devoirs  d'avocat,  il  les  jettera 
au  vent,  alors  mê^ne  qu'il  devrait  précipiter  son  pays  dans  la  con- 
fusion. Voilà  les  devoirs  de  l'avocat;  heureusement,  dans  l'affaire 
dont  il  s'agit,  l'intérêt  de  la  défense  ne  le  réduit  pas  à  ces  extré- 
mités. S'il  employait  de  tels  moyens,  on  croirait  qu'il  cherche  à 
excuser  les  crimes  de  sa  cliente;  or  il  ne  plaide  pas  excusable,  il 
plaide  non  coupable.  L'accusation  a  dit  que  la  défense  elle-même 
avait  été  obligée  de  reconnaître  plusieurs  des  faits  criminels  impu- 
tés à  la  reine;  c'est  faux,  c'est  effrontément  et  scandaleusement 
faux.  La  défense  n'admet  rien,  ne  concède  rien,  la  défense  prouvera 
que  toutes  ces  imputations  sont  calomnieuses. 

Epargner  ainsi  George  IV,  c'était  lui  imprimer  une  flétrissure 
publique.  Quant  à  la  reine,  s'il  y  avait  de  la  fierté  à  se  priver  ainsi 
d'une  partie  de  ses  armes,  cette  fierté  n'était-elle  pas  bien  témé- 
raire? Brougham  avait-il  raison  de  soutenir  si  résolument  qu'il  n'a- 
vait rien  à  concéder?  Il  sent  qu'il  va  trop  loin,  et  tout  à  coup,  re- 
prenant ses  dernières  paroles,  il  concède  les  fautes  de  tenue  dont 
on  ne  saurait  absoudre  sa  cliente,  mais  il  les  concède  de  façon  que 
les  lords  eux-mêmes  en  partagent  la  responsabilité.  Oui  sans  doute, 
la  reine  a  eu  tort  de  quitter  l'Angleterre,  d'aller  s'établir  en  Italie, 
de  s'y  faire  une  société  au-dessous  de  son  rang,  mais  ce  n'est  pas 
aux  lords  de  le  lui  reprocher. 

«  Que  d'autres  l'accusent  d'avoir'déserté  son  pays,  que  d'antres  for- 
gent des  histoires  sur  les  conséquences  de  son  séjour  parmi  les  Ita- 
liens, qu'ils  regrettent  de  ne  pas  l'avoir  vue  demeurer  dans  la  compagnie 
des  nobles  dames  de  sa  patrie  d'adoption,  ce  ne  sont  pas  vos  seigneu- 
ries qui  ont  le  droit  de  tenir  ce  langage.  Ce  n'est  pas  vous,  mylords, 
qui  pouvez  jeter  cette  pierre  à  sa  majesté.  Vous  êtes  les  dernières  per- 
sonnes du  monde,  —  oui,  vous  qui  aujourd'hui  prenez  la  liberté  de  la 
juger,  vous  êtes  les  dernières  personnes  du  monde  à  qui  il  appartienne 
de  proférer  cette  accusation,  car  vous  êtes  les  témoins  qu'elle  est  obli- 
gée d'invoquer  pour  s'en  défendre.  Vous  êtes  les  dernières  personnes 
du  monde  qui  puissent  l'accuser,  car  vous  n'êtes  pas  seulement  les  té- 
moins de  son  innocence,  vous  êtes  les  instigateurs  de  la  seule  faute 
que  nous  ayons  à  reconnaître  dans  sa  conduite.  Pendant  qu'elle  habi- 
tait l'Angleterre,  elle  ouvrait  gracieusement  les  portes  de  son  palais 
aux  familles  de  vos  seigneuries.  Gracieusement  elle  daignait  mêler  sa 


586  RE  VUE    DES    DEUX    MONDES. 

vie,  et  de  la  façon  la  plus  faioilière,  à  la  vie  de  ces  vertueuses  et  illus- 
tres personnes.  Elle  daignait  rechercher  votre  société,  et  aussi  long- 
temps que  cela  put  convenir  à  certains  projets  (non  pas  des  projets  qui 
vinssent  d'elle),  —  aussi  longtemps  que  cela  put'  aider  à  de  certaines 
vues  (non  pas  à  des  vues  qui  lui  fussent  propres),  —  aussi  longtemps 
que  cela  put  servir  certains  intérêts  (non  pas  des  intérêts  où  elle  eût 
rien  à  voir),  elle  ne  rechercha  point  votre  société  en  vain;  mais  quand 
la  situation  changea,  quand  il  fallut  retenir  ce  pouvoir  qu'on  avait 
saisi  en  se  servant  d'elle  comme  d'un  instrument,  quand  les  affamés 
de  pouvoir  et  de  places  voulurent  prolonger  leur  jouissance,  cette  jouis- 
sance à  laquelle,  pour  condition  première,  la  princesse  dut  être  sacrifiée 
en  victime,  alors  les  portes  de  son  |)alais,  toujours  accessibles,  le  furent 
inutilement,  alors  la  société  des  pairesses  d'Angleterre  se  retira  d'elle, 
alors  elle  fut  réduite  à  cette  alternative,  très  humiliante  en  vérité,  — 
ou  bien  de  reconnaître  que  vous  l'abandonniez,  et  de  chercher  parmi 
vous  ceux  qui,  en  continuant  de  la  voir,  lui  feraient  une  faveur  accor- 
dée de  mauvaise  grâce,  —  ou  bien  de  quitter  ce  pays  et  de  ciiercher  au 
loin  une  compagnie  inférieure  à  la  vôtre.  » 

Est-il  besoin  de  faire  remarquer  avec  quelle  précision  ces  traits 
sanglans  atteignaient  en  plein  visage  lord  Eldon,  lord  Liverpool, 
lord  Castlereagh,  tous  les  chefs  du  gouvernement  tory? 

Les  torts  de  la  reine  une  fois  expliqués  de  la  sorte  et  placés  hors 
de  cause,  l'orateur  arrive  au  fond  même  de  l'accusation.  Il  ne  s'agit 
plus  de  l'observation  des  convenances,  il  s'agit  de  l'adultère  de 
Caroline  de  Brunswick,  princesse  de  Galles,  femme  du  prince-ré- 
gent d'Angleterre,  accusée  d'avoir  pris  pour  araant  un  postillon  ita- 
lien. Qui  dit  cela?  Un  autre  postillon  de  la  reine  et  l'une  de  ses 
femmes  de  chambre.  Écoutons,  dit  Brougham,  et  jugeons.  Ce  que 
racontent  ces  gens-là  oflre  d'étranges  caractères.  Quelle  violence 
de  haine  et  quelle  richesse  de  détails!  Ce  n'est  point  le  ton  de  la 
vérité.  Si  la  reine  a  fait  ce  dont  on  l'accuse  à  Naples,  elle  a  dû 
chercher  l'ombre,  comme  Tibère  à  Caprée.  Quoi!  c'est  au  grand 
jour  qu'elle  étale  sa  honte  !  c'est  à  la  face  du  monde  qu'elle  mène 
la  vie  d'une  prostituée!  Et  personne  n'en  sait  rien!  et  ces  infamies 
ne  sont  révélées  que  bien  des  années  plus  tard  à  la  commission  de 
Milan  !  Et  les  personnes  les  plus  respectables,  lady  Charlotte  Lind- 
say,  lord  et  lady  Glenbervie,  M""^  Falconet,  d'autres  encore  conti- 
nuent à  la  voir  avec  les  marques  du  plus  profond  respect!  —  Brou- 
gham prend  alors  l'un  après  l'autre  tous  ces  témoignages,  il  en 
montre  les  non-sens,  les  contradictions,  les  mensonges,  les  effron- 
teries abominables.  Parmi  ceux  qui  ont  déposé,  il  y  a  des  hommes 
d'imagination  vive  ou  de  crédulité  sotte,  il  y  a  ceux  qui  sont  vains 
et  légers,  il  y  a  les  ignorans  et  les  stupides.  D'où  vient  que  la 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REIXE    VICTOR  LA..  587 

commission  de  Milan  leur  a  fait  à  tous  le  même  accueil  et  qu'elle  a 
écarté  les  bons,  les  sages,  les  véridiques,  ceux  qui  ne  disent  rien 
sans  peser  leurs  paroles?  Sunt  in  illo  numéro  imdti  boni,  docti, 
prudentes,  qui  ad  hoc  judicium  deducti  non  sunt  :  multi  impuden- 
tes^ illiterati,  levés,  quos,  variis  de  cnusis,  vides  concitalos.  Broug- 
ham  aime  beaucoup  ces  souvenirs  du  barreau  antique,  et  sa  mémoire 
en  est  si  richement  pourvue  qu'il  trouve  toujours  à  point  la  citation 
la  plus  appropriée.  Ne  pensez-vous  pas  que  la  suite  s'adapte  mer- 
veilleusement à  ce  qu'il  veut  dire?  Il  a  prouvé  que  toutes  ces  dépo- 
sitions ont  été  acquises  à  beaux  deniers  comptant,  c'est  l'orateur 
latin  qu'il  charge  de  caractériser  cette  race  d'hommes  pour  qui  le 
serment  est  une  comédie  et  le  témoignage  un  jeu  :  quibus  j'usju- 
randum  jocus  est;  testimonium  ludus;  existimatio  vestra  tenebrœ; 
Imis,  mer  ces,  gratin,  graiulatio  projjosita  est  omnis  in  impudenii 
mendacio. 

Sur  ce  sujet,  Brougham  est  inépuisable.  Il  sait  bien  que  toute  la 
cause  est  là,  et  que,  s'il  veut  sauver  la  reine,  il  est  oblige  de  dé- 
truire, comme  il  dit,  les  agens  de  la  commission  de  Milan.  11  l'a  flé- 
trie, cette  commission  ténébreuse,  il  l'a  comparée,  pièces  en  main, 
à  la  justice  secrète  de  Henr)'  VIII  préparant  par  ordre  la  ruine  de 
Catherine  Howard;  maintenant  voici  le  tour  des  témoins.  Le  conlre- 
interrogaioire  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  n'a  été  qu'une 
préparation  et  un  prélude.  Il  faut  le  sui\Te  quand  il  reprend  une  à 
une  toutes  l^s  histoires  contées  par  Majocchi  et  M"'  Demont,  par 
Sacchi  et  Paturzo.  Quelle  vigueur  et  quelle  verve!  On  reconnaît  un 
orateur  nourri  des  modèles  antiques,  mais  qui  se  souvient  aussi 
des  mémoires  de  Beaumarchais.  Tout  à  l'heure  il  était  impétueux, 
serré,  pressant,  à  la  façon  de  Démosthène,  abondant  et  hariuonieux 
comme  Cicéron;  écoutez  à  présent,  c'est  le  sarcasme  de  Figaro.  Il 
a  des  traits  sanglans,  des  mots  à  l'emporte- pièce.  Voici  une  jeune 
Suissesse,  autrefois  servante  chez  la  princesse  de  Galles,  qui,  attirée 
dans  les  filets  de  la  commission  de  Milau,  a  déclaré  que  la  maiscm 
de  sa  maîtresse  était  un  mauvais  lieu.  Le  fait  est  grave.  L'accusa- 
tion ne  l'oublie  pas,  et  des  termes  ignobles  sont  prononcés.  Seule- 
ment l'accusation  a  négligé  de  dire  que  l'honnête  servante  avait 
placé  une  de  ses  sœurs  dans  ce  mauvais  lieu  et  qu'au  temps  même 
où  elle  tenait  ce  langage,  elle  était  en  instance  pour  en  placer  une 
autre.  Il  y  a  un  mensonge  ici,  mensonge  en  action  ou  mensonge  en 
paroles.  Quand  donc  a-t-elle  menti?  Quand  donc  a-t-elle  dit  \Tai? 
Le  doute  est  impossible;  c'est  sa  conduite  qui  donne  un  démenti  à 
son  langage,  sans  quoi  elle  serait  la  dernière  des  créatures.  In- 
fâme, si  elle  a  calomnié  la  reine  pour  gagner  l'argent  du  roi,  plus 
infâme  encore,  si  elle  a  jeté  ses  propres  sœurs  dans  le  bourbier  dont 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  parle,  telle  est  l'alternative.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  que  vaut 
son  témoignage? 

Ce  qu'a  fait  cette  malheureuse,  tous  les  autres  l'ont  fait  de 
môme  :  ils  mentent.  Ils  mentent  pour  de  l'argent,  ils  mentent  pour 
jouer  le  rôle  qu'on  leur  a  enseigné;  troupe  de  comédiens  aux  gages 
de  la  haine.  C'est  précisément  cette  hideuse  conspiration  qui  four- 
nit à  Brougham  ses  argumens  les  plus  forts.  Si  l'on  ne  voyait  pas 
à  travers  tous  ces  masques  la  figure  détestée  de  George  IV,  on 
penserait  davantage  aux  imprudences  et  aux  folies  de  la  reine. 
Heureusement  pour  elle,  la  fureur  atroce  qui  la  poursuit  depuis 
vingt-cinq  ans  ne  permet  pas  à  son  égard  une  impartialité  absolue. 
Devant  ces  accusations  abominables,  on  oublie  les  reproches  méri- 
tés. Quoi  !  les  agens  de  George  IV  prétendent  en  faire  une  Messa- 
line!  Quoi!  ils  lui  imputent  des  crimes  contre  nature!  Quoi!  ces 
turpitudes  dont  les  jacobins  ont  voulu  souiller  l'auguste  figure  de 
Marie-Antoinette,  c'est  le  roi  qui  essaie  d'en  salir  la  reine!  repré- 
sentez-vous l'effet  de  ces  véhémentes  paroles  adressées  par  un  ora- 
teur whig  à  une  assemblée  anglaise.  Du  haut  en  bas  de  la  société 
britannique ,  il  n'y  a  qu'un  sentiment  d'horreur  contre  le  jacobi- 
nisme, et  quels  sont  ici  les  hommes  qui  rappellent  les  violences 
de  93?  Où  sont  les  jacobins  qui  dégradent  à  plaisir  la  majesté  royale? 
Sur  le  trône,  autour  du  trône.  L'opinion  publique  indignée  prêtait 
ici  à  Brougham  une  assistance  victorieuse.  Les  fautes  de  la  reine 
disparaissaient  à  tous  les  yeux  quand  on  la  voyait  ainsi  traînée  dans 
la  fange.  Cependant  la  chambre  des  lords  ne  juge  pas  comme  l'o- 
pinion; il  peut  rester  encore  bien  des  doutes;  ne  résulte-t-il  pas 
de  la  discussion  même  de  Brougham  que  la  reine  s'est  compromise 
par  des  accointances  indignes?  C'est  alors  que  Brougham,  en  ter- 
minant, évoque  la  vie  passée  de  la  princesse  de  Galles. 

«  Si  la  reine  avait  fréquenté  des  compagnies  au-dessous  de  son  rang, 
si  elle  avait  abaissé  sa  dignité,  si  elle  s'était  laissé  entraîner  à  des  actes 
qui,  sans  être  coupables,  pourraient  être  blâmés  comme  inconvenans, 
comme  incompatibles  avec  sa  haute  situation,  si  l'on  avait  prouvé  en- 
fin qu'elle  est  coupable  de  quelque  indignité  de  ce  genre,  des  raisons 
impérieuses  m'auraient  fait  garder  le  silence  sur  ce  point.  Il  n'en  est 
rien,  je  n'ai  aucun  motif  de  me  taire.  Je  dis  :  il  n'y  a  ici  aucun  crime, 
il  n'y  a  aucune  légèreté,  il  n'y  a  aucune  indignité.  Supposez  pourtant 
qu'il  y  en  ait  eu,  supposez  qu'en  mettant  ses  accusateurs  au  défi  de 
prouver  les  crimes  qu'on  lui  impute,  j'eusse  admis  chez  elle  des  légè- 
retés et  même  des  choses  contraires  au  décorum,  je  n'en  aurais  pas 
moins  fait  appel  à  ce  qui  est  toujours  la  sauvegarde  de  la  vertu  en  pé- 
ril, j'en  aurais  appelé  à  sa  vie  passée,  quand  elle  demeurait  dans  ce 
pays,  au  milieu  de  ses  relations  personnelles,  quand  elle  n'avait  pas 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  589 

encore  été  obligée  de  s'expatrier,  quand  elle  avait  encore  des  protec- 
tions parmi  nous,  quand  elle  avait  encore  la  plus  puissante  de  toutes 
les  protections,  celle  de  feu  notre  vénéré  monarque.  J'ai  entre  les  mains 
un  témoignage  qu'on  ne  saurait  lire,  qu'on  ne  saurait  apprécier,  j'en 
suis  sûr,  sans  un  profond  sentiment  de  son  importance,  surtout  sans 
une  profonde  impression  de  tristesse,  si,  nous  rappelant  le  règne  qui 
vient  de  finir,  nous  le  comparons  à  la  situation  présente.  C'est  une 
preuve  mélancolique,  —  d'autant  plus  mélancolique,  hélas  !  que  celui 
qui  nous  la  fournit  nous  a  quittés  plus  récemment,  —  c'est  une  preuve, 
dis-je,  que  cet  illustre  souverain  avait  les  yeux  sur  la  princesse,  qu'il 
la  connaissait  mieux  que  ne  la  connaissaient  tous  les  autres,  qu'il  l'ai- 
mait mieux  que  ne  l'aimaient  tous  les  autres  membres  de  la  famille 
royale,  y  compris  ceux-là  même  à  l'affection  desquels  elle  avait  le  plus 
de  droits,  enfin  qu'il  la  préférait  à  ses  propres  enfans.  Il  y  a  dans  cette 
lettre  une  telle  droiture,  une  telle  honnêteté,  un  sens  si  ferme  et  si  vi- 
ril que  je  ne  puis  résister  au  désir  de  la  lire.  » 

Brougham  lit  alors  une  lettre  que  George  III  écrivait  à  sa  belle- 
fille  le  13  novembre  180/i,  lettre  aussi  honorable  pour  la  princesse 
de  Galles  que  fâcheuse  pour  le  prince.  On  savait  déjà  que,  dans  la 
querelle  du  prince  et  de  sa  femme,  le  roi  avait  pris  parti  pour  sa 
belle-fille  contre  son  fils;  la  lettre  de  George  III  rend  la  chose  plus 
présente  en  nous  introduisant  dans  l'intérieur  de  la  famille  royale. 
«  Hier,  écrit-il,  moi  et  les  autres  membres  de  ma  famille  nous  avons 
eu  une  entrevue  avec  le  prince  de  Galles  au  château  de  Kevv.  On 
a  eu  soin  de  tous  côtés  d'éviter  tous  les  sujets  d'altercation  ou 
d'explication,  aussi  la  conversation  n'a-t-elle  été  ni  in>iructive  ni 
intéressante;  mais  elle  laisse  le  prince  de  Galles  en  siiuation  de 
montrer  si  son  désir  de  revenir  à  sa  famille  est  une  parole  vaine 
ou  une  réalité,  »  only  verbal  or  real.  Brougham,  intei  rompant  ici 
sa  lecture,  fait  remarquer  que  George  III  n'a  jamais  connu  cette  dis- 
tinctton  pour  lui-même;  c'est  seulement  en  parlant  des  autres  que 
le  vieux  souverain  si  honnête,  si  droit,  si  simple,  a  pu  distinguer  le 
langage  et  les  sentimens  que  le  langage  exprime,  ce  qui  est  dans 
le  cœur  et  ce  qui  n'est  que  sur  les  lèvres.  Dans  la  dernière  partie 
de  sa  lettre,  le  bon  vieux  roi  se  plaint  de  son  peu  d'adn-sse  à  ter- 
miner ces  pénibles  affaires.  Il  parle  de  la  chère  enfant  (la  prin- 
cesse Charlotte  âgée  alors  de  huit  ans),  il  constate  les  droits  mater- 
nels de  la  princesse  de  Galles,  et  dit  combien  il  serait  heureux  de 
trouver  un  arrangement  qui  lui  permit  de  vivre  encore  plus  dans  sa 
compagnie.  C'est  ce  sentiment  qui  l'empêche  de  se  décourager  de  la 
poursuite  des  moyens,  si  difficile  que  soit  la  tâche.  La  lettre  finit 
par  ces  mots  :  «  croyez-moi  en  tout  temps,  ma  très  chère  belle-fille 
et  nièce,  votre  très  affectionné  beau-père  et  oncle.  George,  roi.  » 


590  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Un  curieux  pendant  à  cette  lettre  de  George  III,  c'est  le  billet 
que  son  illustre  successeur,  comme  dit  gravement  Brougham,  avait 
écrit  à  la  princesse  de  Galles  un  an  après  son  mariage  pour  lui  si- 
gnifier qu'ils  vivraient  dorénavant  chacun  de  son  côté.  Brougham 
hésite  à  en  donner  lecture,  tant  la  chose  est  connue.  Cependant  il 
ne  serait  pas  inutile  de  la  placer  auprès  de  la  lettre  du  roi,  cette 
lettre  qui  n'est  pas  é(rite  assurément  dam  le  même  ton,  qui  Ji'ex- 
pîime  pas  les  mêmes  sentimens  affectueux,  mais  qui  n'indique  au- 
cun manque  de  confiance,  qui  ne  révèle  du  moins  aucun  désir  de 
soumettre  la -conduite  de  la  reine  à  une  scandaleuse  inquisition. 
L'auteur  de  la  lettre  donne  à  la  princesse  de  Galles  la  permission 
de  vivre  à  part,  il  désire  ne  plus  la  rencontrer  jamais,  il  affirme  que 
cette  séparation  absolue  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  souhaitable  pour 
leur  bonheur  à  tous  deux;  après  cela,  devait-on  s'attendre  à  voir  la 
conduite  de  sa  majest'è  scrutée  avec  l'impitoyable  rigueur  qu'amène 
nécessairement  un  Mil  de  peines  et  de  châtimens?  Ah  !  certes  il  se- 
rait intéressant  de  la  relire,  cette  lettre  du  prince  de  Galles,  en  face 
du  bill  odieux  présenté  par  ses  ministres.  —  Lisez!  hsez!  lui  crient 
plusieurs  voix.  Il  la  lit,  et  la  signification  de  ce  document  a  été  si 
bien  indiquée  par  avance  que  l'orateur  n'a  plus  besoin  d'en  donner 
le  commentaire.  C'est  comme  s'il  disait  de  sa  voix  la  plus  vibrante  : 
A  supposer  que  la  reine  eût  failli,  vous  n'auriez  pas  le  droit  de  la 
poursuivre,  vous,  le  roi,  bien  plus  coupable  qu'elle,  qui  l'avez  in- 
duite à  faillir.  A  supposer  qu'elle  eût  compromis  en  Italie  sa  dignité 
souveraine,  vous  n'auriez  pas  le  droit  de  la  condamner,  vous,  lords 
d'Angleterre,  qui  avez  repoussé  la  fille  adoptive  de  George  III  et 
l'avez  obligée  à  s'exiler  du  royaume. 

La  discussion  est  finie,  l'orateur  n'a  plus  qu'à  se  résumer.  Com- 
ment a-t-il  renversé  l'accusation?  Il  a  prouvé  que  chacune  des  dé- 
positions était  entachée  de  mensonge.  Des  témoins  convaincus  d'a- 
voir menti  sur  un  point  peuvent-ils  être  crus  sur  le  reste,  alors 
même  qu'ils  s'accordent  dans  une  partie  de  leurs  narrations?  Non, 
cet  accord  même  n'est  qu'un  mensonge  de  plus,  il  prouve  qu'il  y  a 
un  complot.  L'histoire  en  a  vu  de  ces  complots  infâmes  soutenus 
avec  art,  avec  autorité,  avec  toutes  les  apparences  du  vrai ,  et  que 
la  découverte  d'une  seule  contradiction  a  démasqués  subitement.  Il 
cite  alors,  d'après  le  livre  de  Daniel,  les  deux  juges  Israélites  à  Ba- 
bylone,  calomniant  la  femme  de  Joachim.  Leur  complot  semblait 
avoir  réussi  de  tout  point.  «  Ils  avaient  détourné  les  yeux,  dit  le 
récit  biblique,  pour  ne  point  voir  le  ciel  et  ne  se  point  souvenir  des 
justes  jugemens  (1).  »  Cependant  tout  à  coup,  dans  ce  réseau  de 
mensonges  si  adroitement  préparé ,  un  fil  éclate ,  une  maille  se 

(1)  Daniel,  chapitre  xiu,  verset  9:  «  Declinaverunt  oculos  suos  ut  non  vidèrent 
cœlum  neque  recordarentur  judiciorurn  justorum.  » 


LE   MÉDECIN   DE   LA   HEINE   VICTORIA.  591 

rompt;  c'est  bien  peu  de  chose  en  apparence,  c'est  assez  pour  tout 
détruire.  Brougham  supplie  les  lords  de  se  rappeler  cette  grande 
scène.  «  Je  dis  grande,  parce  qu'elle  est  poétiquement  grande  et 
juste,  à  part  même  la  place  qu'elle  tient  dans  les  livres  inspirés.  » 
Les  deux  infâmes  vieillards  ont  tout  combiné  pour  perdre  Suzanne, 
la  femme  de  Joachim.  Suzanne  est  condamnée,  on  la  conduit  au 
supplice;  elle  va  mourir,  quand  Daniel,  le  jeune  voyant,  obtient  la 
permission  d'interroger  séparément  les  deux  accusateurs.  11  leur  de- 
mande sous  quel  arbre  du  jardin  de  Joachim  a  été  commis  le  crime 
d'adultère.  «  Sous  un  tamaris,  »  dit  l'un;  l'autre  dit  :  «  Sous 
un  chêne.  »  Ainsi  dans  ce  complot  horrible,  un  seul  point,  un  tout 
petit  point  de  leur  rôle  a  été  oublié.  Ce  point,  c'est  l'arme  que  se 
réservait  la  Providence,  «  la  Providence,  ajoute  Brougham,  qui  ne 
veut  pas  que  l'iniquité  triomphe  et  que  l'innocence  soit  foulée  aux 
pieds.  » 

«  Telle  est,  mylords,  la  cause  qui  vous  est  soumise.  Telles  sont  les 
preuves  qui  vous  sont  offertes  à  l'appui  de  ce  bill,  preuves  insuffisantes 
pour  établir  une  dette,  impuissantes  pour  priver  un  citoyen  de  Tun  de 
ses  droits,  scandaleuses  si  elles  doivent  soutenir  la  plus  haute  accusa- 
tion que  connaisse  la  loi,  monstrueuses  si  elles  prétendent  ruiner  l'hon- 
neur et  flétrir  le  nom  d'une  reine  d'Angleterre!  Comment  donc  les  qua- 
lifier, ces  preuves,  s'il  s'agit  d'une  législation  judiciaire,  d'une  sentence 
parlementaire,  d'une  loi  ex  post  facto,  dirigée  contre  une  femme  sans 
défense?  Mylords,  je  vous  supplie  de  réfléchir.  Je  vous  engage  sérieu- 
sement.à  prendre  garde.  Vous  êtes  sur  le  bord  d'au  précipice;  faites 
attention!  Votre  jugement  ira  loin,  si  vous  condamnez  la  reine;  mais 
ce  sera  la  première  fois  qu'un  de  vos  jugemens,  au  lieu  d'atteindre  la 
personne  qui  en  est  l'objet,  se  retournera,  rebondira  en  arrière  pour 
frapper  ceux  qui  l'auront  prononcé.  Sauvez  le  pays,  mylords,  de  cette 
catastrophe!  Vous-mêmes  sauvez-vous  de  ce  péril!  Oui,  préservez  ce 
pays,  dont  vous  êtes  l'ornement,  mais  où  vous  ne  pourrez  continuer  de 
fleurir,  si  vous  vous  séparez  du  peuple,  pas  plus  que  la  fleur  séparée  de 
sa  racine,  pas  plus  que  la  branche  séparée  du  tronc  de  l'arbre.  Sauvez 
ce  pays  afin  que  vous  puissiez  Tembellir  encore,  sauvez  la  couronne  en 
péril,  sauvez  l'aristocratie  ébranlée;  sauvez  l'autel  menacé  du  même 
coup  qui  renverserait  le  trône.  Vous  avez  décidé,  mylords,  vous  avez 
voulu,  l'église  et  le  roi  ont  voulu  que  la  reine  fût  privée  du  service  so- 
lennel auquel  elle  a  droit.  Au  lieu  de  ce  service  solennel,  elle  a  aujour- 
d'hui les  prières  qui  s'élèvent  du  fond  du  cœur  de  son  peuple.  Je  n'y 
joindrai  pas  les  miennes,  dont  elle  n'a  pas  besoin;  j'adresserai  seule- 
ment mes  humbles  supplications  au  Dieu  de  miséricorde,  pour  qu'il  ne 
mesure  pas  sa  miséricorde  envers  ce  peuple  aux  mérites  de  ceux  qui  le 
gouvernent  et  pour  qu'il  incline  vos  cœurs  à  la  justice.  » 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Brougham,  en  prononçant  ces  derniers  mots,  se  souvint  d'une 
attitude  particulière  aux  prédicateurs  de  son  pays.  Quand  les  mi- 
nistres écossais,  à  la  fin  d'un  service,  bénissent  l'assemblée  des 
fidèles,  ils  élèvent  leurs  mains  au-dessus  de  leur  tête  et  les  tien- 
nent immobiles  jusqu'à  ce  que  leur  voix  ait  cessé  de  se  faire  en- 
tendre (1).  Tel,  le  grand  avocat,  dans  une  inspiration  sublime,  ap- 
pelait du  fond  des  cieux  et  faisait  descendre  sur  les  juges  l'esprit  de 
miséricorde. 

L'effet  de  ce  discours  fut  immense.  Si  la  cause  personnelle  de  la 
reine  n'était  pas  absolument  gagnée,  la  cause  du  bill  était  perdue. 
On  entendit  pourtant  d'autres  orateurs  encore  ;  les  assesseurs  de 
Brougham,  M.  Williams,  M.  Denman,  le  docteur  Lushington,  parlè- 
rent avec  talent,  des  témoins  favorables  à  la  reine  furent  entendus, 
de  nouvelles  discussions  s'engagèrent;  mais  au  milieu  de  ces  for- 
malités insipides  la  grande  scène  oratoire  du  h  octobre  était  pré- 
sente à  tous  les  souvenirs.  La  vibrante  parole  de  Brougham  rem- 
plissait toujours  l'enceinte.  Enfin  le  10  novembre,  quand  le  vote 
décisif  eut  lieu,  il  n'y  eut  qu'une  majorité  de  9  suffrages  pour  or- 
donner la  troisième  lecture  du  bill.  Dans  le  débat  précédent  au 
sujet  de  la  seconde  lecture,  la  majorité  avait  été  de  28  voix.  Cette 
décroissance  était  un  avertissement  assez  clair.  Dût  le  minis- 
tère conserver  à  la  dernière  épreuve  cette  majorité  insignifiante, 
pouvait-il  porter  à  la  chambre  des  communes  un  bill  condamné 
d'avance?  Le  résultat  du  scrutin  étant  connu,  le  premier  ministre, 
lord  Liverpool,  déclara  que  l'affaire  était  ajournée  à  six  mois.  C'est 
la  formule  d'usage  pour  annoncer  l'abandon  d'un  bill. 

V. 

L'échec  du  ministère  fournissait  des  armes  terribles  à  l'opposi- 
tion. Lord  Grey  s'en  saisit  sur-le-champ.  Il  se  leva,  et,  dans  un 
discours  véhément,  il  dénonça  la  partialité,  la  servilité,  la  détes- 
table incapacité  des  ministres.  Ses  paroles  résonnaient  comme  un 
acte  d'accusation.  11  leur  reprocha  d'avoir  tenu  pendant  plusieurs 
mois  le  royaume  tout  entier  dans  un  état  d'agitation  fiévreuse,  d'a- 
voir provoqué  les  passions,  trahiUa  cause  de  l'ordre,  donné  des 
prétextes  aux  plus  dangereux  ennemis  de  la  paix  publique.  Si  l'on 
parlait  ainsi  à  la  chambre  des  lords,  il  est  facile  de  deviner  ce  qui 
se  passait  dans  la  ville.  La  nouvelle  de  l'ajournement  du  bill  y  fut 
le  signal  d'une  explosion  de  joie  tumultueuse.  On  n'avait  pas  vu 

(1)  Nous  devons  ces  détails  à  lord  Campbell.  Brougham  lui  avait  déclaré  lui-même 
que  les  prédicateurs  du  clergé  écossais  avaient  été  ses  maîtres  dans  l'art  oratoire,  his 
instructors  in  oratory.  II  citait  surtout  le  docteur  Greenfield ,  qui  lui  avait  enseigné 
certains  procédés  infaillibles  pour  commander  l'attention. 


LE   MÉDECIN   DE   LA    REINE    VICTORIA.  593 

pareille  manifestation  depuis  la  victoire  de  Waterloo.  Tous  les  édi- 
fices de  la  cité  étaient  illuminés.  La  plus  grande  partie  des  rues  de 
Londres  présentait  le  même  spectacle.  Le  port  s'associait  à  ce 
triomphe,  tous  les  navires  à  l'ancre  semblaient  fêter  une  solennité 
nationale;  sur  les  tillacs,  sur  les  vergues,  à  la  pointe  des  mâts, 
éclataient  des  feux  et  se  balançaient  des  girandoles.  Les  voitures 
publiques  étaient  ornées  de  feuillages.  Une  foule  ardente  se  portait 
chaque  soir  aux  hôtels  des  ministres  et  aux  bureaux  des  journaux 
ministériels  pour  les  forcer  d'illuminer.  Les  constables  et  la  troupe 
réussirent  pourtant  à  maintenir  un  certain  ordre  au  milieu  de  ce 
délire.  Il  y  eut  en  somme  peu  de  fenêtres  brisées.  Le  jour,  des 
scènes  étranges  ameutaient  la  populace.  Les  témoins  de  la  com- 
mission de  Milan,  si  vigoureusement  flagellés  par  Brougham,  fu- 
rent brûlés  en  efligie  au  milieu  des  acclamations.  Dans  les  hautes 
sphères  de  la  société  de  Londres,  des  marques  d'approbation  bien 
plus  graves  encore  accueillirent  la  défaite  de  George  IV.  Le  prince 
Léopold,  si  réservé,  si  attentif  à  toutes  ses  démarches,  car  l'Angle- 
terre, on  l'a  vu,  avait  constamment  les  yeux  sur  lui,  s'empressa 
d'aller  rendre  visite  à  sa  belle-mère.  Un  frère  même  du  roi,  le  duc 
de  Sussex,  porta  ses  félicitations  à  la  reine.  Enfin,  symptôme  signi- 
ficatif dans  ce  monde  des  grandes  affaires ,  il  y  eut  le  lendemain 
même  de  l'ajournement  du  bill  une  hausse  considérable  des  fonds 
publics.  Les  mêmes  transports  éclatèrent  d'un  bout  du  royaume  à 
l'autre.  D'Angleterre,  du  pays  de  Galles,  d'Ecosse,  d'Irlande,  des 
adresses  arrivaient  par  milliers  à  la  reine  Caroline.  On  pense  bien 
que  Brougham  eut  sa  large  part  dans  ces  démonstrations  de  l'en- 
thousiasme public.  De  tous  les  quartiers  de  la  ville  et  de  tous  les 
points  du  royaume,  des  corporations  ouvrières  lui  envoyaient  leurs 
diplômes  enfermés  dans  des  boîtes  d'or.  Il  reçut  un  jour  une  ma- 
gnifique paire  de  candélabres;  c'était  le  produit  d'une  souscription 
à  un  penny  ouverte  par  des  paysans  et  des  mécaniciens.  On  vendait 
son  buste  dans  les  rues  avec  celui  de  la  reine.  Enfin,  c'est  un  détail 
qui  nous  est  signalé  par  lord  Campbell,  ces  mots,  à  la  tête  de  Brou- 
gham, devinrent  une  enseigne  pour  les  débits  de  bière  (1).  «  Une 
chose  de  plus  grande  importance,  ajoute  lord  Campbell  avec  une 
pointe  d'ironie,  c'est  que  sa  clientèle  doubla  immédiatement.  Dès 
qu'il  paraissait  devant  un  tribunal,  à  Londres  ou  ailleurs,  les  avo- 
cats s'empressaient  autour  de  lui.  Dans  une  de  ses  tournées,  aux 
assises  d'York,  de  Durham,  de  Newcastle,  de  Garlisle,  d'Appleby,  de 
Lancastre,  on  arrivait  de  tous  côtés  pour  voir  et  entendre  Vilhistre 

(1)  The  Brougham's  head  became  a  common  sign  for  beershops.  Lives  of  the  lord 
chancellors,  t.  VIII,  p.  324. 

TOMB  XIII.  —  187G,  38 


59i  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

défenseur  de  la  reine.  Partout  enfin  la  cour  civile  et  la  cour  de  la 
coiiornne  étaient  ijleines  ou  désertes,  suivant  qu'il  avait  à  parler  de- 
vant l'une  ou  devant  l'autre  (1).  » 

Ainsi  manifestations  populaires,  sympathies  de  la  nation,  témoi- 
gnages venus  de  la  cour  elle-même,  hommages  de  toute  sorte  ren- 
dus à  son  principal  défenseur,  rien  ne  manquait  au  triomphe  de  la 
reine  Caroline.  Elle  voulut  donner  à  cette  victoire  une  consécration 
solennelle.  Le  20  novembre,  quand  l'eiTervescence  publique  fut  cal- 
mée, elle  alla  faire  ses  dévotions  à  l'église  cathédrale  de  Saint- 
Paul  et  rendre  grâce  à  Dieu  de  l'issue  du  procès.  On  sait  que  l'é- 
glise Saint-Paul  est  située  dans  le  quartier  qui  est  le  cœur  même 
de  Londres.  Tout  avait  été  préparé  pour  l'arrivée  de  la  royale  visi- 
teuse; le  lord-maire  et  tous  les  membres  du  conseil  municipal  la 
reçurent  à  cheval  au  seuil  de  la  Cité. 

Transportez-vous  maintenant  huit  mois  plus  tard,  et  lisez  la  lettre 
que  le  lord-chancelier  écrit  à  sa  fille,  lady  F.-J.  Bankes,  le  lende- 
main du  couronnement  de  George  IV.  C'est  le  20  juillet  1821.  Cette 
lettre  a  été  publiée  par  lord  Campbell  dans  sa  Vie  de  lord  Eldon; 
on  y  trouve  ces  mots  :  «  tout  est  fini,  tout  est  sauvé,  tout  s'est  passé 
émerveille.  La  journée  d'hier  a  dû  apprendre  à  la  reine  combien  la 
faveur  populaire  est  inconstante.  »  Qu'est-ce  à  dire?  et  de  quoi  s'a- 
git-il ?  Depuis  les  jours  où  les  rues  de  Londres  retentissaient  d'ac- 
clamations, où  les  fenêtres  s'illuminaient,  où  les  mâts  des  vaisseaux, 
comme  des  rangées  de  phares,  s'éclairaient  dans  la  brume,  depuis 
l'heure  où  le  lord-maire,  avec  une  escorte  de  gentlemen,  tous  à  che- 
val et  en  grande  tenue,  attendaient  la  reine  aux  environs  de  Temple- 
Bar,  qu'est-ce  donc  qui  s'est  passé  ? 

C'est  le  couronnement  du  roi  qui  a  renouvelé  la  lutte.  La  céré- 
monie, retardée  par  le  s-candale  du  procès,  avait  été  fixée  au  19  juil- 
let 1821.  Le  20  juin,  le  ministère  est  interpellé  à  ce  sujet  :  la  reine 
sera-t-elle  couronnée?  Le  ministère  répond  sans  hésiter  que  la 
reine  en  a  fait  la  demande,  mais  que  cette  demande  ne  peut  être 
admise.  Le  droit  d'être  couronnée  officiellement  par  l'église  n'ap- 
partient pas  à  l'épouse  du  souverain.  Ce  n'est  pas  là  une  des  pré- 
rogatives de  son  rang,  c'est  simplement  une  faveur  que  le  souverain 
peut  accorder  ou  refuser;  or,  dans  le  cas  en  question,  le  ministère 
n'est  pas  d'avis  que  la  reine  participe  à  la  cérémonie  du  couronne- 
ment. Là-dessus  une  discussion  s'engage  entre  Liverpool  et  M.  Brou- 
gham,  discussion  des  plus  vives  qui  se  poursuit  devant  le  conseil 
privé,  auquel  vient  de  s'adresser  la  reine.  Ses  avocats  y  sont  admis 
à  faire  valoir  sa  requête,  ils  plaident  devant  ce  nouveau  tribunal, 

(1)  Lord  Campbell,  Lives  of  the  lord  chancellors,  t.  VIII,  p.  324. 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  595 

ils  développent  les  motifs  du  droit  et  les  raisons  politiques;  à  défaut 
de  textes  précis  inscrits  dans  la  législation,  ils  interprètent  l'his- 
toire, ils  invoquent  la  coutume,  ils  sont  ingénieux,  habiles,  pres- 
sans,  mais  comment  réussiraient-ils  à  écarter  une  décision  arrêtée 
d'avance?  C'est  en  vain  que  pendant  trois  jours  ils  déploient  toutes 
les  ressources  de  la  parole  et  de  la  dialectique ,  le  conseil  privé  re- 
pousse à  une  majorité  considérable  la  réclamation  de  la  reine. 

La  reine  proteste  solennellement  contre  la  décision  du  conseil 
privé  (17  juillet);  en  même  temps  elle  adresse  une  lettre  à  lord 
Sidmouth,  ministre  de  l'intérieur,  et,  lui  annonçant  son  intention 
d'assister  au  couronnement  du  roi,  elle  le  prie  de  lui  faire  assigner 
une  place  convenable.  Elle  écrit  ensuite  à  l'archevêque  de  Cantor- 
béry,  et  lui  exprime  son  désir  d'être  couronnée  non  pas  dans  la  cé- 
rémonie où  sera  couronné  le  roi,  puisque  le  conseil  privé  a  cru  de- 
voir le  lui  refuser,  mais  séparément,  quelques  jours  après,  afin  que 
les  dispositions  prises  pour  la  première  solennité  puissent  servir  à 
la  seconde;  on  évitera  ainsi  de  nouvelles  dépenses.  iM  lord  Sidmouth 
ni  l'archevêque  ne  répondirent  à  ces  missives;  le  roi  fit  écrire  di- 
rectement à  la  reine  que  sa  volonté  formelle  était  qu'elle  n'assistât 
point  au  couronnement  et  qu'elle  ne  fût  point  couronnée. 

Voici  le  jour  fixé  pour  le  couronnement  de  George  lY.  C'est  le 
19  juillet  1821.  La  reine  est  décidée  à  lutter  jusqu'au  bout.  Cette 
place  qu'on  lui  dénie,  elle  essaiera  de  la  prendre.  Elle  avait  fait 
prévenir  les  autorités  ecclésiastiques  qu'elle  arriverait  dès  huit 
heures  du  matin  à  l'abbaye  de  Westminster.  Se  ravisant  ensuite, 
afin  de  pénétrer  par  surprise,  elle  se  mit  en  route  entre  six  et  sept 
heures.  Une  foule  immense  occupait  déjà  toutes  les  avenues.  Hélas! 
ce  n'était  plus  le  même  peuple  qui  avait  protesté  si  énergiquement 
contre  les  outrages  du  procès.  L'abandon  du  bill  avait  paru  à  la 
longue  une  satisfaction  suffisante.  Les  Anglais,  gens  pratiques,  com- 
prenaient enfin  qu'il  était  peu  raisonnable  de  s'attacher  obstinément 
à  une  cause  équivoque.  Sans  qu'il  y  eiit  plus  d'estime  pour  le  roi 
ni  plus  de  sympathie  pour  ses  ministres,  le  bon  sens  public  se  disait 
qu'on  avait  d'autres  moyens  de  combattre  leur  politique.  C'est  au 
milieu  de  cette  multitude,  indifférente  d'abord  et  bientôt  hostile, 
que  la  reine  parcourut  une  partie  de  la  ville  dans  une  voiture  à  six 
chevaux.  Arrivée  à  l'abbaye  de  Westminster,  elle  trouva  toutes  les 
portes  fermées.  Les  personnes  de  sa  suite  essayèrent  en  vain  de  les 
faire  ouvrir.  A  toutes  les  instances,  à  toutes  les  sommations,  les 
huissiers  répondaient  avec  une  gravité  imperturbable  que  les  ordres 
étaient  formels  et  que  nul  ne  pouvait  entrer  sans  billet.  Ce  débat 
se  prolongea  une  demi-heure  au  milieu  d'un  vacarme  effroyable.  On 
sait  quel  est  le  respect  des  Anglais  pour  le  bâton  du  consiable  et  les 
prescriptions  de  l'autorité.  En  essayant  de  violer  la  consigne  des 


596  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

portes,  la  reine  se  mettait  dans  son  tort.  Jusque-là  elle  n'avait  fait 
que  se  défendre  ;  c'est  d'elle  cette  fois  que  venait  l'agression.  Des 
huées  et  des  sifllets  éclatèrent.  On  entendit  bien  quelques  voix 
crier  :  "Vive  la  reine  I  la  reine  pour  toujours  !  mais  ce  n'était  plus 
une  clameur  unanime  comme  aux  jours  du  procès,  il  était  trop  évi- 
dent que  la  sympathie  publique  s'était  retirée.  Caroline  de  Bruns- 
wick n'était  plus  soutenue  que  par  une  populace  infime,  le  peuple 
de  Londres  l'abandonnait.  Dans  ce  désordre,  dans  ce  tumulte,  parmi 
les  protestations  et  les  injures,  un  gentleman  (lord  Eldon  affirme  le 
fait)  eut  l'indignité  de  lui  crier  :  Va  retrouver  Bergami  1  C'est  l'ex- 
pression brutale  du  revirement  d'opinion  qui  s'était  déclaré  peu  à 
peu  depuis  l'abandon  du  bill.  Quand  la  malheureuse  remonta  dans 
sa  voiture,  elle  pleurait  à  chaudes  larmes. 

Comprenez-vous  maintenant  ce  que  voulait  dire  le  vieux  chef  tory, 
lord  Eldon,  quand  il  écrivait  à  sa  fille  le  20  juillet  1821  :  a  Tout  est 
fini,  tout  est  sauvé?  »  Après  cette  triste  scène  du  matin,  la  journée 
s'était  passée  sans  encombre.  Le  couronnement  du  roi  avait  eu 
lieu  selon  le  cérémonial  accoutumé.  Même,  sans  parler  des  illumi- 
nations officielles,  plusieurs  des  quartiers  aristocratiques  avaient 
éclairé  çà  et  là  leurs  fenêtres,  et  il  n'y  eut  en  somme  qu'un  petit 
nombre  de  vitres  cassées.  Lord  Eldon  en  prend  assez  gaîment  son 
parti  :  «  on  a  brisé,  dit-il,  les  fenêtres  de  Castlereagh,  de  Montrose, 
de  quelques  autres  encore,  au  moment  où  les  illuminations  se  pré- 
paraient. »  Puis  il  ajoute  :  «  Nous  avions  une  très  belle  illumination. 
John  Bull  nous  a  épargnés.  Sa  famille  a  même  été  fort  polie  à  mon 
égard  pendant  que  ma  voiture  se  rendait  à  l'abbaye.  L'affaire  s'est 
terminée  d'une  façon  que  personne  ne  pouvait  espérer.  Le  matin, 
chacun  s'était  rendu  à  la  cérémonie  sous  une  impression  de  crainte 
et  d'angoisses.  »  En  effet,  quelques  fenêtres  brisées  dans  le  West- 
End,  qu'est-ce  que  cela  quand  on  avait  redouté  une  bataille  dans 
les  rues?  Tandis  que  plusieurs  bandes  facilement  dissipées  insul- 
taient l'hôtel  de  lord  Castlereagh,  la  foule  se  portait  aux  feux  d'ar- 
tifice et  aux  spectacles  gratis.  Lord  Eldon  avait  raison  de  résumer 
ainsi  cette  journée  inquiétante  :  Tout  est  fini,  tout  est  sauvé! 

Pendant  ce  temps,  la  reine,  accablée  d'humiliations  et  de  honte, 
était  obligée  de  se  dire  à  elle-même  :  tout  est  fini  !  tout  est  perdu  ! 
Elle  essaya  pourtant  de  se  montrer  encore  au  pays,  tant  il  y  avait 
d'énergie  et  de  ténacité  dans  cette  singulière  nature.  Le  roi  se  dis- 
posait à  faire  un  voyage  en  Irlande  pour  faire  entrevoir  un  avenir 
meilleur  à  cette  race  opprimée  ;  la  reine,  dans  l'espoir  de  ramener  à 
elle  les  sympathies  publiques,  eut  l'idée  de  partir  pour  l'Ecosse. 
L'Ecosse  était  la  patrie  de  son  éloquent  avocat,  l'Ecosse  était  fière 
d'Henry  Brougham,  c'était  d'Ecosse  que  lui  étaient  venues  les  plus 
chaleureuses  adresses  ;  elle  espérait  y  prendre  sa  revanche  de  l'in- 


LE    MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  597 

jurieux  abandon  du  peuple  de  Londres.  Le  roi  se  mit  en  route  le 
31  juillet;  trois  jours  après,  la  reine,  au  milieu  des  apprêts  de  son 
départ,  fut  saisie  d'une  fièvre  qui  prit  immédiatement  le  caractère 
le  plus  grave.  Elle  était  tombée  malade  le  3  août  ;  le  7  elle  expira. 

On  dirait  que  l'étrange  créature  a  voulu  montrer  jusque  dans  la 
mort  les  deux  traits  principaux  de  son  caractère,  je  ne  sais  quel  be- 
soin de  braver  l'opinion  et  une  ardeur  de  lutte  véritablement  in- 
domptable. Sauf  quelques  legs  aux  personnes  de  sa  maison,  elle 
laissait  par  son  testament  tous  ses  biens  présens  et  tous  ceux  qui 
devaient  lui  revenir  de  sa  mère,  la  duchesse  de  Brunswick,  à  un 
jeune  homme  nommé  William  Austin.  C'était  précisément  ce  même 
enfant  qui,  élevé  dans  sa  villa  de  Blackheath,  avait  excité  contre 
elle  en  1806  les  premiers  soupçons  d'inconduite.  Bien  que  l'enquête 
dirigée  alors  par  les  plus  grands  personnages  du  royaume  eût 
écarté  toute  accusation  d'adultère,  il  en  était  résulté  cependant  une 
impression  fâcheuse  et  pour  les  juges  et  pour  le  public;  en  insti- 
tuant son  légataire  universel  l'enfant  dont  la  présence  mystérieuse 
avait  causé  un  tel  scandale,  la  reine  prenait  plaisir  à  montrer  à  la 
face  du  monde  son  mépris  de  l'opinion.  Elle  montrait  aussi  son  im- 
placable haine  lorsque,  décidée  à  poursuivre  du  fond  du  cercueil 
l'odieux  persécuteur,  elle  écrivait  ces  mots  dans  son  codicille  :  «  Je 
veux  que  mon  corps  soit  porté  sans  pompe  à  Brunswick  et  que  l'on 
grave  cette  inscription  sur  mon  tombeau  :  «  à  la  mémoire  de  Caro- 
line-Amélie-Élisabetli  de  Brunswick,  reine  outragée  d  Angleterre.  » 

Cette  mort  soudaine,  sans  réveiller  pour  la  reine  les  sympathies 
passées,  souleva  de  nouveaux  murmures  contre  le  roi.  Des  bruits 
sinistres  couraient  par  la  ville.  George  IV,  recevant  la  nouvelle  en 
Irlande,  n'avait  pas  dissimulé  sa  joie.  On  lui  attribue  cette  parole 
odieuse  :  «  C'est  la  plus  grande  délivrance  que  je  puisse  désirer.  » 
La  délivrance  arrivait  si  fort  à  point  que  bien  des  gens  le  soupçon- 
nèrent d'y  avoir  aidé.  Telle  était  la  confiance  qu'inspirait  George  IV  : 
la  reine  est  morte,  c'est  le  roi  qui  l'a  tuée!  Elfrayé  de  ces  rumeurs 
croissantes,  le  ministère  prit  immédiatement  des  mesures.  Il  fallait 
prévenir  une  manifestation  où  la  personne  du  souverain  aurait  subi 
de  terribles  atteintes.  On  décida  que  le  cercueil  de  la  reine  serait 
enlevé  le  l/i  de  Brandenburg-house,  dans  un  carrosse  à  huit  che- 
vaux, et  que,  sans  traverser  la  cité,  il  serait  dirigé  sur  Harwich,  où 
une  frégate  le  recevrait  pour  le  transporter  sur  le  continent.  Vaines 
précautions!  quand  le  cortège,  avec  son  escorte  de  dragons  et  de 
troupes  de  ligne,  voulut  prendre  les  rues  qui  lui  permettaient  d'évi- 
ter le  centre  delà  ville,  il  les  trouva  barricadées  par  des  charrettes. 
S'il  se  détournait  à  droite  ou  à  gauche,  il  était  arrêté  à  chaque  pas 
par  des  troupes  d'hommes  à  cheval  qui  lui  disputaient  le  passage. 
Lentement,  lentement,  à  force  de  rames,  comme  une  barque  trop 


5&8  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

chargée  qui  remonte  la  Tamise  aux  heures  du  reflux,  le  cortège 
avançait  toujours,  mais  lorsqu'il  avait  écarté  les  bandes  de  ca.va- 
liers,  il  rencontrait  des  piétons  entassés  en  masses  profondes.  De 
toutes  parts  éclataient  des  vociférations  effroyables.  Les  soldats 
étaient  insuliés.  Plus  d'une  fois  il  fallut  repousser  la  force  par  la 
force.  Parvenu  aux  liniiies  occidentales  de  Westminster,  le  cortège 
allait  prendre  la  rue  qui  longe  au  nord  cett?e  partie  de  la  ville, 
quand  les  clameurs  redoublèrent.  Des  pierres  furent  jetées  aux 
dragons,  qui  firent  feu;  plusieurs  personnes  furent  tuées  ou  bles- 
sées. Un  peu  plus  loin,  dans  un  carrefour,  la  foule  exaspérée,  dé- 
bouchant par  quatre  issues,  se  précipita  sur  les  troupes  avec  une 
telle  violence  qu'elle  les  mit  hors  de  combat.  Le  cortège,  que  ne 
protégeaient  plus  les  soldats  dispersés,  fut  entraîné  dans  la  rue 
d'Oxford  et  de  là  dans  le  Strand.  La  populace  était  maîtresse.  De 
rue  en  nie,  les  hérauts  de  l'émeute  s'élançaient  en  criant  :  La  reine 
arrive,  la  reine  assassinée  I  Les  plus  forcenés  parlaient  de  conduire 
le  corbillard  devant  le  palais  de  Garlton-house,  résidence  habi- 
tuelle du  roi.  Cependant,  grâce  à  l'énergie  pacifique  des  constables, 
le  cortège  put  continuer  sa  route.  On  suivit  le  Strand  jusqu'aux 
portes  de  la  cité,  où  la  présence  du  lord-maire  à  cheval  établit  un 
peu  de  calme.  Conformément  aux  privilèges  de  la  cité,  ce  magis- 
trat interdit  l'entrée  aux  troupes  :  il  ne  laissa  pénétrer  qu'une  com- 
pagnie de  dragons  dont  on  avait  remarqué  la  modération  au  milieu 
de  ces  provocations  sauvages.  Enfin,  arrivé  aux  limites  de  la  Cité 
après  une  marche  et  une  lutte  qui  n'avaient  pas  duré  moins  de  huit 
heures,  le  catafalque  s'achemina  paisiblement  vers  Colchester,  où 
le  corps  fut  déposé  dans  l'église  pour  y  rester  jusqu'au  lendemain 
matin,  sous  la  surveillance  d'un  détachement  de  la  garde. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  les  exécuteurs  testamentaires  de  la 
reine,  avec  quelques  personnes  dévouées  à  sa  mémoire,  pénétrè- 
rent secrètement  dans  l'église  et  firent  clouer  sur  le  cercueil  une 
plaque  portant  ces  mots,  d'après  les  instructions  du  codicille  :  ci- 
git  Caroline  de  Brunswick,  reine  outragée  d'Angleterre.  Quelques 
heures  après,  le  ministère  ayant  été  prévenu  par  la  police,  un  offi- 
cier du  gouvernement  se  présenta,  fit  déclouer  la  plaque  et  y  sub- 
stitua une  inscription  qui  mentionnait  simplement  son  titre  :  Caro- 
line de  Brunswick,  reine  d'Angleterre.  Le  lendemain  15  août,  le 
cortège  se  remit  en  marche  au  point  du  jour  et  atteignit  Harwich, 
où  une  frégate  l'attendait.  Le  cercueil  y  fut  embarqué  avec  tous  les 
honneurs  militaires  et  le  navire  mit  à  la  voile.  Cinq  jours  après,  le 
20  août,  il  abordait  à  Stade,  sur  les  côtes  de  Hanovre. 

Telles  furent  les  funérailles  de  la  reine  Caroline.  C'est  au  milieu 
des  clameurs,  des  violences,  des  coups  de  feu,  que  la  malheureuse 
créature  fut  conduite  à  sa  dernière  demeure,  tandis  que  son  en- 


LE   MÉDECIN    DE   LA    REINE    VICTORIA.  59© 

Demi  triomphant  était  salué  comme  un  messie  par  les  acclamations 
de  la  crédule  Irlande.  Il  y  eut  pourtant  une  justice.  L'idole  men- 
teuse devant  laquelle  les  enfans  de  la  verte  Erin  s'agenouillaient 
avec  tant  de  candeur  fut  lapidée  en  ce  moment-là  même  par  de  ter- 
ri blés  mains,  et  l'exécution  arrivait  si  à  propos  qu'elle  semblait  faite 
au  nom  de  la  reine  outragée.  Cette  scène  appartient  au  tableau  des 
obsèques  de  la  reine  Caroline  de  Brunswick.  Vous  connaissez  les 
strophes  que  lord  Byron  a  intitulées  l' Avatar  irlandais'y  voici  le  mo- 
ment de  les  relire.  Placée  en  regard  des  événemens  que  nous  ve- 
nons de  raconter,  l'invective  du  poète  acquiert  toute  sa  valeur  : 

u  Avant  que  la  fille  de  Brunswick  soit  refroidie  dans  sa  tombe,  pen- 
dant que  ses  cendres  ballottées  par  les  vagues  voguent  encore  vers  sa 
patrie,  vojez  !  George  le  triomphant  s'avance  sur  les  flots  vers  TUe  bien- 
ainiée  qu'il  chérit  depuis  longtemps,  —  comme  son  épouse. 

«  Il  est  vrai  qu'ils  ne  sont  plus,  les  gi^ands  hommes  de  cette  ère  si 
éclatante  et  si  courte,  arc-en-ciel  de  la  liberté,  trêve  de  quelques  an- 
nées dérobées  à  des  siècles  d'esclavage  pendant  lesquelles  l'irlajide 
n'eut  point  à  pleurer  sa  cause,  trahie  ou  écrasée. 

«  11  est  vrai  que  les  chaînes  du  catholique  résonnent  sur  ses  haillons. 
Le  château  de  Dublm  est  encore  debout,  mais  le  sénat  a  disparu,  et  la 
famine  qui  habitait  ses  montagnes  asservies  s'étend  de  proche  en  proche 
jusqu'à  son  rivage  désolé,  —  , 

«  Jusqu'à  son  rivage  désolé  où  l'émigrant  s'arrête  un  instant  pour 
contempler  encore  son  foyer  natal  avant  de  le  quitter  à  jamais.  Ses 
larmes  tombent  sur  ses  chaînes  à  peine  détachées  de  ses  mains,  car 
cette  prison  d'où  il  s'échappe  est  le  lieu  de  sa  naissance. 

«  Mais  il  vient  !  il  vient,  le  messie  de  la  royauté,  pareil  à  un  lévia- 
t  han  énorme  que  les  vagues  rouleraient  vers  la  plage  !  Recevez-le  donc 
comme  il  convient  de  recevoir  un  tel  hôte,  avec  une  légion  de  cuisiniers 
et  une  armée  d'esclaves. 

«  Il  vient,  dans  la  promesse  et  la  ileur  de  ses  soixante  ans,  jouer  son 
rôle  de  souverain  au  milieu  de  la  parade.  —  Mais  vive  le  trèfle  dont  il 
s'est  couvert!  Et  puisse  le  vert  qu'il  porte  à  son  chapeau  passer  au  fond 
de  son  cœur! 

((  Ah!  puisse-t-il  reverdir,  ce  cœur  si  longtemps  flétri!  puisse  en  jail- 
lir une  somme  d'afl"ections  nobles!  Alors,  ô  Erin,  la  liberté  te  pardon- 
nerait de  danser  sous  tes  chaînes  et  de  pousser  ces  cris  d'esclaves  qui 
attristent  les  cieux. 

«(  Est-ce  démence  ou  bassesse?  Fût-il  Dieu  lui-même,  —  au  lie-a  d'être 
fait,  comme  il  l'est,  de  la  plus  grossière  argile,  avec  plus  de  souillures 
dans  l'âme  que  de  rides  sur  le  front,  —  ton  dévoûment  serviJe  le  ferait 
fuir  de  dégoût. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

«  Oui,  hurle  à  sa  suite!  que  tes  orateurs  se  fouettent  l'imagination 
pour  trouver  de  quoi  repaître  son  orgueil.  —  Ce  n'est  pas  ainsi  que  sur 
la  liberté  implorée  en  vain  éclatait  l'âme  indignée  de  ton  Grattan! 

«  A  jamais  glorieux  Grattan!  le  meilleur  parmi  les  bons!  Si  simple 
de  cœur,  si  sublime  dans  tout  le  reste!  Doué  de  tout  ce  qui  manquait  à 
Démosthène,  son  rival  ou  son  vainqueur  en  tout  ce  qu'il  possédait!.. 

«  Servez,  servez  pour  Vitellius  le  banquet  royal  jusqu'à  ce  que  le 
despote  glouton  s'étouffe  et  que  les  hurlemens  de  ses  courtisans  ivres 
le  proclament  le  quatrième  des  imbéciles  et  dco  oppresseurs  du  nom  de 
George. 

«  Que  les  tables  gémissent  sous  le  poids  des  mets,  qu'elles  gémis- 
sent, Erin,  comme  a  gémi  ton  peuple  pendant  des  siècles  de  malheur! 
Que  le  vin  coule  en  ruisseaux  autour  du  trône  de  ce  vieux  suppôt  de 
Bacchus,  comme  ton  sang,  Erin,  a  coulé,  comme  il  coulera  encore!  » 

L'invective  continue  longtemps  de  la  sorte,  terrible,  implacable, 
contre  le  roi  George  IV  et  contre  le  peuple  d'Irlande.  Ce  n'est  pas 
le  peuple  d'Irlande  qui  nous  occupe  en  ce  moment;  nous  n'avons 
pas  à  expliquer  ses  illusions  confiantes  si  tôt  remplacées  par  des 
accès  de  rage;  la  seule  chose  qui  nous  intéresse  en  ce  dramatique 
épisode,  c'est  la  colère  du  poète  contre  George  IV,  écho  de  ces  cla- 
meurs que  nous  venons  d'entendre,  écho  douloureux  et  sinistre  qui 
se  prolongea  travers  l'océan,  tandis  qu'une  frégate  emporte  au 
champ  du  repos  les  cendres  insultées  de  la  fille  de  Brunswick. 

Maintenant,  cette  fille  de  Brunswick,  est-il  nécessaire  de  la  ju- 
ger? Après  de  telles  accusations  et  de  telles  défenses,  après  ces 
mouvemens  de  l'opinion  si  passionnés  en  sens  contraires,  est-il 
besoin  de  prononcer  le  verdict  de  l'histoire  ?  Si  le  récit  qu'on  vient 
de  lire  a  rendu  fidèlement  notre  pensée,  le  jugement  qui  s'en  dé- 
gage ne  saurait  présenter  aucun  doute.  Il  est  évident  tout  d'abord 
que  la  sympathie  accordée  à  la  reine  Caroline  a  été  en  toute  circon- 
stance, et  particulièrement  en  1820,  une  protestation  contre  les 
indignités  de  George  IV  (1).  De  cette  façon  de  voir  les  choses  à  un 
acquittement  sans  réserve,  il  y  a  loin.  Lord  Holland,  dans  ses 
Mémoires  du  parti  ivliig ,  l'appelle  «  une  femme  étrange,  une 
triste  héroïne  bien  peu  digne  d'intérêt.  »  Il  lui  reconnaît  des  ta- 

(1)  Nous  avons  parlé  plus  d'une  fois  du  mépris  public  attaché  à  la  personne  de 
George  IV;  il  est  bon  de  rappeler  ici  que  les  esprits  les  plus  graves  partageaient  ce 
sentiment.  Le  duc  de  Wellington,  qui  fut  premier  ministre  sous  George  IV,  le  jugeait 
comme  la  nation  tout  entière.  Dans  une  belle  étude  publiée  ici  même  sur  la  vie  poli- 
tique de  sir  Robert  Peel,  M.  Guizot  a  dit  :  «  George  IV  détestait  le  duc  de  Wellington, 
comme  on  déteste  un  homme  de  qui  on  se  sent  méprisé  et  avec  qui  on  est  forcé  de 
compter.  » 


LE   MÉDECIN    DE    LA    REINE    VICTORIA.  601 

lens,  un  fonds  de  bonne  humeur,  le  don  de  la  plaisanterie,  surtout 
beaucoup  de  caractère  et  de  courage,  mais  il  la  montre  u  dépour- 
vue de  toute  délicatesse  féminine.  »  Il  ajoute  ces  paroles  double- 
ment dures  dans  la  bouche  d'un  chef  des  whigs  :  «  Si  la  reine  Ca- 
roline n'était  pas  folle,  c'était  une  femme  très  méprisable.  »  Lord 
Eldon,  le  vieux  tory,  qui  l'a  poursuivie  avec  tant  d'acharnement 
après  avoir  été  un  des  familiers  de  sa  petite  cour,  a  confessé  dans 
une  heure  d'épanchement,  sauf  à  se  condamner  lui-même,  qu'il  ne 
la  croyait  point  «  saine  d'esprit.  »  Lord  Campbell,  dans  sa  Vie  de 
lord  Broughinn,  rejette  toutes  les  fautes  de  la  reine  sur  la  bizarre- 
rie de  son  caractère,  bizarrerie  qui  semble  indiquer  un  trouble  du 
cerveau;  selon  lui,  elle  aimait  à  braver  le  qu'en  dira-t-on,  elle  se 
])laisait  aux  situations  équivoques  pour  faire  nargue  des  conve- 
nances, une  de  ses  joies  était  de  scandaliser  le  monde  par  goût 
des  mystifications.  Enfin  l'historien  allemand  Gervinus,  celui  de 
tous  qui  l'a  jugée  avec  le  plus  de  faveur,  dit  que  la  reine  Caroline, 
dans  une  période  de  réaction,  a  été  victime  d'un  prince  débauché, 
comme  Marie-Antoinette,  pendant  la  révolution,  avait  été  victime 
d'un  peuple  en  furie,  il  est  vrai  que,  pour  justifier  ce  rapproche- 
ment inattendu,  il  aurait  besoin  de  recourir  à  des  procédés  qui  ne 
sont  pas  ceux  de  l'histoire.  «  Sa  biographie,  dit-il,  élevée  à  une 
certaine  hauteur  poétique,  formerait  un  des  tableaux  psycholo- 
giques les  plus  tragiques  et  les  plus  saisissans.  »  Malheureuse- 
ment cette  hauteur  poétique  n'apparaît  qu'à  l'heure  de  la  lutte  et 
dans  les  discours  d'Henry  Brougham  ;  partout  ailleurs  on  la  cher- 
cherait en  vain.  Gervinus  lui-même  nous  rend  impossible  ce  travail 
de  transfiguration  quand  il  nous  représente  la  pauvre  princesse  si 
mal  élevée  à  Brunswick,  respirant  l'atmosphère  d'une  cour  licen- 
cieuse, d'une  famille  divisée,  n'ayant  sous  les  yeux  que  de  mauvais 
exemples,  quinteuse,  fantasque,  incohérente,  «  capable  de  se  plaire 
à  des  folies,  à  des  plaisanteries  de  bas  étage,  et  de  s'élever  soudain 
à  de  surprenantes  hauteurs  de  sympathie  et  de  caractère.  » 

Voilà  bien  des  jugemens  sur  la  reine  Caroline,  et  des  jugemens 
qui  renferment  tous  une  part  de  vérité.  Le  plus  vrai  de  tous,  à  mon 
avis,  est  celui  que  la  princesse  Charlotte,  dans  les  épanchemens 
de  son  âme,  exprimait  un  jour  d'une  façon  si  poignante,  et  que 
Stockmar  nous  a  conservé  mot  pour  mot  :  «  Ma  mère  a  mal  vécu; 
elle  n'aurait  pas  vécu  si  mal,  si  mon  père  n'eût  vécu  bien  plus 
mal  encore.  » 

Saint-René  Taillandier. 


LES 


MAITRES  D'AUTREFOIS 


III  ^ 

L'ÉCOLE    HOLLANDAISE. 


I. 

La  Haye. 

Décidément  La  Haye  est  une  des  villes  les  moins  hollandaises 
qui  soient  en  Hollande,  l'une  des  plus  originales  qu'il  y  ait  en 
Europe.  Elle  a  juste  ce  degré  de  bizarrerie  locale  qui  lui  donne 
un  charme  si  spécial,  et  cette  nuance  de  cosmopolitisme  élégant 
qui  la  dispose  mieux  qu'aucune  autre  à  servir  de  lieu  de  rendez- 
vous.  Aussi  y  a-t-il  de  tout  dans  cette  ville  de  mœurs  compo- 
sites et  cependant  très  particulière,  dont  l'ampleur,  la  netteté,  le 
pittoresque  de  haut  goût,  la  grâce  un  peu  hautaine,  semblent  une 
façon  parfaitement  polie  d'être  hospitalière;  on  y  rencontre  une  aris- 
tocratie indigène  qui  se  déplace,  une  aristocratie  étrang'-re  qui  s'y 
plaît,  d'imposantes  fortunes  faites  au  fond  des  colonies  asiatiques, 
qui  s'y  fixent  dans  un  grand  bien-être,  enfin  des  envoyés  extraordi- 
naires à  l'occasion  et  plus  souvent  qu'il  ne  le  faudrait  pour  la  paix 
du  monde.  C'est  un  séjour  que  je  conseillerais  à  ceux  que  la  lai- 
deur, la  platitude,  le  tapage,  la  mesquinerie  ou  le  luxe  vaniteux 
des  choses  ont  dégoûtés  des  grandes  villes,  mais  non  des  villes.  Et 
quant  à  moi,  si  j'avais  à  choisir  un  lieu  de  travail,  un  lieu  de  plai- 
sance, où  je  voulusse  être  bien,  respirer  une  atmosphère  délicate, 
voir  de  jolies  choses,  en  rêver  de  plus  belles,  surtout  s'il  me  sur- 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  15  janvier. 


LES   MAÎTRES   D  AUTREFOIS.  603 

venait  des  soucis,  des  tracas,  des  difficultés  avec  moi-même  et  qu'il 
me  fallût  de  la  tranquillité  pour  les  résoudre  et  beaucoup  de  charme 
autour  de  moi  pour  les  calmer,  je  ferais  comme  l'Europe  après  ses 
orages,  c'est  ici  que  j'établirais  mon  congrès. 

La  Haye  est  une  capitale,  cela  se  voit,  même  une  cité  royale  :  on 
dirait  qu'elle  l'a  toujours  été.  Il  ne  lui  manque  qu'un  palais  digne 
de  son  rang  pour  que  lous  les  traits  de  sa  physionomie  soient  d'ac- 
cord avec  sa  destinée  finale.  On  sent  qu'elle  eut  des  princes  pour 
staihouders ,  que  ces  princes  étaient  à  leur  manière  des  Médicis, 
qu'ils  avaient  du  goût  pour  le  trône,  devaient  régner  quelque  part, 
et  qu'il  ne  dépendit  pas  d'eux  que  ce  ne  fût  ici.  La  Haye  est  donc 
une  ville  souverainement  distinguée;  c'est  là  pour  elle  un  droit, 
car  elle  est  fort  riche,  et  un  devoir,  car  les  belles  manières  et  l'opu- 
lence, c'est  tout  un  quand  tout  est  bien.Elle  pourrait  être  ennuyeuse, 
elle  n'est  que  régulière,  correcte  et  paisible;  il  lui  serait  permis 
d'avoir  de  la  morgue,  elle  n'a  que  du  faste  et  de  très  grandes  al- 
lures. Elle  est  propre,  cela  va  sans  dire,  mais  pas  comme  on  le 
suppose  et  seulement  parce  qu'elle  a  des  rues  bien  tenues,  des 
pavés  de  briques,  des  hôtels  peints,  des  glaces  intactes,  des  portes 
vernies ,  des  cuivres  brillans  :  parce  que  ses  eaux,  parfaitement 
belles  et  vertes,  vertes  du  reflet  de  leurs  rives,  ne  sont  jamais  sa- 
lies par  le  sillage  fangeux  des  galiotes  et  par  la  cuisine  en  plein 
vent  des  matelots.  Ses  bois  sont  admirables.  Née  d'un  caprice  de 
prince,  autrefois  rendez-vous  de  chasse  des  comtes  de  Hollande, 
elle  a  pour  les  arbres  une  passion  séculaire  qui  lui  vient  de  la  forêt 
natale  où  fut  son  berceau.  Elle  s'y  promène,  y  donne  des  fêtes,  des 
concerts,  y  met  ses  courses,  ses  manœuvres  militaires,  et,  quand  ses 
belles  futaies  ne  lui  sont  d'aucun  usage,  elle  a  constamment  sous 
les  yeux  ce  vert,  sombre  et  compacte  rideau  de  chênes,  de  hêtres, 
de  frênes,  d'érables  que  la  perpétuelle  humidité  de  ses  lagunes 
semble  tous  les  matins  peindre  d'un  vert  plus  intense  et  plus  neuf. 

Son  grand  luxe  domestique,  le  seul  au  reste  qu'elle  affiche  osten- 
siblement avec  la  beauté  de  ses  eaux  et  la  splendeur  de  ses  parcs, 
celui  dont  elle  décore  ses  jardins,  ses  salons  d'hiver  et  d'été,  ses 
vérandahs  en  bambous,  ses  perrons,  ses  balcons,  c'est  une  abon- 
dance inouie  de  plantes  rares  et  de  fleurs.  Ces  fleurs  lui  viennent  de 
partout  et  vont  partout;  c'est  ici  que  l'Inde  s'acclimate  avant  d'aller 
fleurir  l'Europe.  Elle  a,  comme  un  héritage  des  Nassau,  conservé 
le  goût  de  la  campagne,  des  promenades  en  carrosse  sous  bois,  des 
ménageries,  des  bergeries,  des  beaux  animaux  libres  sur  des  pe- 
louses. Son  style  architectural  la  rattache  au  xvm'^  siècle  français. 
Ses  fantaisies,  un  peu  de  ses  habitudes,  sa  parure  exotique  et  son 
odeur  lui  viennent  d'Asie.  Son  confortable  actuel  a  passé  par  l'An- 
gleterre et  en  est  revenu ,  en  sorte  qu'à  l'heure  présente  on  ne  sau- 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  plus  dire  si  le  type  original  est  à  Londres  ou  à  la  Haye.  Bref, 
c'est  une  ville  à  voir,  parce  qu'elle  a  beaucoup  de  dehors,  mais 
dont  le  dedans  vaut  encore  mieux  que  le  dehors,  car  elle  contient 
en  outre  beaucoup  d'art  caché  sous  ses  élégances  et  qu'elle  pos- 
sède de  merveilleux  tableaux. 

Aujourd'hui  je  me  suis  fait  conduire  à  Scheveninguen.  La  route 
est  une  allée  couverte,  étroite  et  longue,  percée  en  ligne  directe  au 
cœur  des  bois.  Il  y  fait  frais  et  noir,  quels  que  soient  l'ardeur  du 
ciel  et  le  bleu  de  l'air.  Le  soleil  vous  quitte  à  l'entrée  et  vous  res- 
saisit au  débouché.  Le  débouché,  c'est  déjà  le  revers  des  dunes  :  un 
vaste  désert  onduleux,  clair-semé  d'herbes  maigres  et  de  sables, 
comme  il  s'en  trouve  aux  abords  des  grandes  plages.  On  traverse 
le  village,  on  voit  les  casinos,  les  palais  de  bains,  les  pavillons 
princiers,  pavoises  aux  couleurs  et  aux  armes  de  Hollande;  on 
gravit  la  dune,  assez  lourdement  on  la  descend  pour  gagner  la 
plage.  On  a  devant  soi,  plate,  grise,  fuyante  et  moutonnante,  la 
Mer  du  Nord.  Qui  n'est,  allé  là  ou  n'a  vu  cela?  On  pense  à  Ruys- 
dael,  à  Van-Goyen,  à  Van  de  Velde.  On  retrouve  aisément  leur  point 
de  vue.  Je  vous  dirais,  comme  si  leur  trace  y  restait  imprimée  de- 
puis deux  siècles,  la  place  exacte  où  ils  se  sont  assis  :  la  mer  est  à 
gauche,  la  dune  échelonnée  s'enfonce  à  droite,  s'étage,  diminue  et 
rejoint  mollement  l'horizon  tout  pâlot.  L'herbe  est  fade,  la  dune  est 
pâle,  la  grève  incolore,  la  mer  laiteuse,  le  ciel  soyeux,  nuageux, 
extraordinairement  aérien,  bien  dessiné,  bien  modelé  et  bien  peint, 
comme  on  le  peignait  autrefois.  Même  à  marée  haute,  la  plage  est 
interminable.  Comme  autrefois,  les  promeneurs  y  font  des  taches 
douces  ou  vives,  toutes  piquantes.  Les  noirs  y  sont  pleins,  les  blancs 
savoureux,  simples  et  gras.  La  lumière  est  excessive,  et  le  tableau 
est  sourd;  rien  n'est  plus  diapré,  et  l'ensemble  est  morne.  Le  rouge 
est  la  seule  couleur  vivace  qui  conserve  son  activité  dans  cette 
gamme  étonnamment  assoupie,  dont  les  notes  sont  si  riches,  dont 
la  tonalité  reste  si  grave.  Il  y  a  des  enfans  qui  jouent,  piétinent, 
vont  au  flot,  font  des  ronds  et  des  trous  dans  le  sable,  des  femmes 
parées  en  tenue  légère,  beaucoup  de  frou-frou  blancs,  nuancés  de 
bleu  pâle  ou  de  rose  attendri,  mais  pas  du  tout  comme  on  les  peint 
de  nos  jours,  et  plutôt  comme  il  conviendrait  de  les  peindre  sage- 
ment, sobrement,  si  Ruysdael  et  Van  de  Velde  étaient  là  pour  nous 
conseiller.  Des  bateaux  mouillés  près  du  bord,  avec  leurs  fins  agrès, 
leur  mâture  noire,  leurs  coques  massives,  rappellent  trait  pour  trait 
les  anciens  croquis  teintés  de  bistre  des  meilleurs  dessinateurs  de 
marines,  et  quand  une  cabine  roulante  vient  à  passer,  on  songe  au 
carrosse  à  six  chevaux  gris  pommelés  du  prince  d'Orange.  Souve- 
nez-vous de  quelques  tableaux  naïfs  de  l'école  hollandaise,  et  vous 
connaissez  Scheveninguen;  il  est  ce  qu'il  était.  La  vie  moderne  en 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  605 

a  changé  les  accessoires;  chaque  époque  en  renouvelle  les  person- 
nages, y  met  ses  modes  et  ses  habitudes.  Qu'est-ce  que  cela?  A 
peine  un  accent  particulier  dans  des  silhouettes.  Bourgeois  d'autre- 
fois, touristes  d'aujourd'hui,  ce  n'est  jamais  qu'une  petite  tache  pit- 
toresque ,  mouvante  et  changeante ,  des  points  éphémères  qui  se 
succéderont  de  siècle  en  siècle,  entre  le  grand  ciel,  la  grande  mer, 
l'immense  dune  et  la  grève  cendrée.  —  Cependant,  comme  pour 
mieux  attester  la  permanence  des  choses  en  ce  grand  décor,  le 
même  flot,  qui  fut  étudié  tant  de  fois,  battait  avec  régularité  la 
plage  insensiblement  inclinée  vers  lui.  Il  se  déployait,  se  roulait  et 
mourait,  y  continuant  ce  bruit  intermittent  et  monotone  qui  n'a  pas 
varié  d'une  note  depuis  que  le  monde  est  monde.  La  mer  était  vide. 
Un  orage  se  formait  au  large  et  cerclait  l'horizon  de  nuées  tendues, 
grises  et  fixes.  Ce  soir,  on  y  verra  des  éclairs,  et  demain ,  s'ils 
vivaient  encore,  Guillaume  Van  de  Velde,  Ruysdael,  qui  ne  craignait 
pas  le  vent,  et  Backhuysen,  qui  n'a  bien  exprimé  que  le  vent,  vien- 
draient étudier  les  dunes  à  leur  moment  lugubre  et  la  Mer  du  Nord 
dans  sa  colère. 

Je  suis  rentré  par  une  autre  route,  en  longeant  le  nouveau  canal, 
jusqu'à  Princesse-Gracht,  Il  y  avait  eu  des  courses  dans  le  Malie- 
baan.  La  foule  stationnait  encore  à  l'abri  des  arbres,  toute  massée, 
contre  la  sombre  tenture  des  feuillages,  comme  si  l'intact  gazon  de 
l'hippodrome  fût  un  tapis  de  qualité  rare  qu'on  ne  dût  pas  fouler. 
Un  peu  moins  de  cohue,  quelques  landaus  noirs  sous  la  futaie,  et  je 
pourrais  vous  décrire,  pour  l'avoir  eu  tout  à  l'heure  devant  les 
yeux,  un  de  ces  jolis  tableaux  de  Paul  Potter,  si  patiemment  bro- 
dés comme  à  l'aiguille,  si  ingénument  baignés  de  demi- teintes 
glauques,  tels  qu'il  en  faisait  dans  ses  jours  de  profond  labeur. 


II. 


L'école  hollandaise  commence  avec  les  premières  années  du 
xvii^  siècle.  En  abusant  tant  soit  peu  des  dates,  on  pourrait  fixer  le 
jour  de  sa  naissance.  Elle  est  la  dernière  des  grandes  écoles,  peut- 
être  la  plus  originale,  certainement  la  plus  locale.  A  la  même 
heure,  dans  les  mêmes  circonstances,  on  voit  se  produire  un  double 
fait  très  concordant  :  un  état  nouveau,  un  art  nouveau.  L'origine 
de  l'art  hollandais,  son  caractère,  son  but,  ses  moyens,  son  à-pro- 
pos, sa  croissance  rapide,  sa  physionomie  sans  précédons  et  no- 
tamment la  manière  soudaine  dont  il  est  né  au  lendemain  d'un 
armistice,  avec  la  nation  elle-même  et  comme  la  vive  et  naturelle 
efllorescence  d'un  peuple  heureux  de  vivre  et  pressé  de  se  connaître, 
—  tout  cela  a  été  dit  maintes  fois,  pertinemment  et  très  bien.  Aussi 


606  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  toucherai-je  que  pour  mémoire  à  la  partie  historique  du  sujet, 
afin  d'arriver  plus  vite  à  ce  qui  m'importe. 

La  Hollande  n'avait  jamais  possédé  beaucoup  de  peintres  natio- 
naux, et  c'est  peut-être  à  ce  dénûment  qu'elle  dut  plus  tard  d'en 
compter  un  si  grand  nombre  si  parfaitement  à  elle.  Tant  qu'elle  fut 
confondue  avec  les  Flandres,  ce  fut  la  Flandre  qui  se  chargea  de 
penser,  d'inventer  et  de  peindre  pour  elle.  Elle  n'eut  ni  son  Van- 
Eyck  ni  son  Memling,  ni  même  son  Roger  van  der  Weiden,  Un  re- 
flet lui  vint  un  moment  de  l'école  de  Bruges;  elle  peut  s'honorer 
d'avoir  vu  naître  dès  le  début  du  xvi*  siècle  un  génie  indigène 
dans  le  peintre-graveur  Lucas  de  Leyde;  mais  Lucas  de  Leyde  ne 
fit  point  école  :  cet  éclair  de  vie  hollandaise  s'éteignit  avec  lui.  De 
même  que  Stuerbout  (  Bouts  de  Harlem  )  disparaît  à  peu  près  dans 
le  style  et  la  manière  de  la  primitive  école  flamande,  de  même 
Mostaert,  Schorcel,  Heemskerk,  malgré  toute  leur  valeur,  ne  sont 
pas  des  talens  individuels  qui  distinguent  et  caractérisent  un  pays. 
D'ailleurs  l'influence  italienne  venait  également  d'atteindre  tous 
ceux  qui  tenaient  un  pinceau,  depuis  Anvers  jusqu'à  Harlem,  et 
cette  raison  s'ajoutait  aux  autres  pour  efl'acer  les  frontières,  mêler 
les  écoles,  dénationaliser  les  peintres.  Jean  Schorel  n'avait  plus 
même  d'élèves  vivans.  Le  dernier  et  le  plus  illustre,  le  plus  grand 
peintre  de  portraits  dont  la  Hollande  puisse  se  faire  un  titre  avec 
Rembrandt,  à  côté  de  Rembrandt,  ce  cosmopolite  de  nature  si  souple, 
d'organisation  si  mâle,  de  si  belle  éducation,  de  style  si  changeant, 
mais  de  talent  si  fort,  qui  d'ailleurs  n'avait  rien  conservé  de  ses 
origines,  pas  même  son  nom,  —  Antoine  More,  ou  plutôt  Antonio 
Moro,  Hispaniarum  régis  jnctor,  comme  il  s'intitulait,  —  était  mort 
depuis  1588.  Ceux  qui  vivaient  n'étaient  guère  plus  hollandais,  ni 
mieux  groupés,  ni  plus  capables  de  renouveler  l'école  :  c'étaient  le 
graveur  Goltzius,  Gornélis  de  Harlem  le  michel-angesque,"  le  cor- 
régien  Bloomaert,  Mierevelt,  un  bon  peintre  physionomique,  sa- 
vant, correct,  concis,  un  peu  froid,  bien  de  son  temps,  peu  de  son 
pays,  le  seul  pourtant  qui  ne  fût  pas  italien;  et,  remarquez-le,  un 
portraitiste  :  il  était  dans  la  destinée  de  la  Hollande  d'aimer  ce 
qui  ressemble,  d'y  revenir  un  jour  ou  l'autre,  de  se  survivre  et  de 
se  sauver  par  le  portrait. 

Cependant,  la  fin  du  xvi®  siècle  approchant,  et  les  portraitistes 
faisant  souche,  d'autres  peintres  naissaient  ou  se  formaient.  De 
1560  à  1597,  on  remarque  un  assez  grand  nombre  de  ces  nou- 
veau-nés ;  c'est  déjà  comme  un  demi-réveil.  Grâce  à  beaucoup  de 
disparates  et  par  conséquent  à  beaucoup  ct'aptitudes  en  des  sens 
divers,  les  tentatives  se  dessinent  d'après  les  tendances,  et  les 
chemins  suivis  se  multiplient.  On  s'efforce,  on  essaie  de  tous  les 
genres,  de  toutes  les  gammes;  on  se  partage  entre  la  manière 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  607 

claire  et  la  manière  hrune  :  la  claire  défendue  par  les  dessinateurs, 
la  brune  inaugurée  par  les  coloristes  et  conseillée  par  l'Italien  Ca- 
ravage.  On  entre  dans  le  pittoresque,  on  travaille  à  régler  le  clair- 
obscur:  la  palette  s'émancipe,  la  main  aussi.  Rembrandt,  a  déjà  ses 
précurseurs  directs;  le  genre  proprement  dit  se  dégage  au  milieu 
des  obligations  de  l'histoire;  on  est  bien  près  de  la  définitive  ex- 
pression du  paysage  moderne.  Enfin  un  genre  presque  historique 
et  profondément  national  est  créé  :  le  tableau  civique,  et  c'est  sur 
cette  acquisition,  la  plus  formelle  de  toutes,  que  finit  le  xvi^  siècle 
et  que  s'ouvre  le  xvii^.  Dans  cet  ordre  de  grandes  toiles  à  portraits 
multiples,  en  fait  de  doelen  ou  de  regenten-stnkken,  suivant  la  ri- 
goureuse appellation  de  ces  œuvres  spécialement  hollandaises,  on 
trouvera  autre  chose,  on  ne  fera  pas  mieux. 

Voilà,  comme  on  le  voit,  des  germes  d'école,  d'école  pas  en- 
core. Ce  n'est  pas  le  talent  qui  manque;  il  abonde.  Pai-mi  ces 
peintres  en  voie  de  s'instruire  et  de  se  décider,  il  y  a  de  savans  ar- 
tistes, il  y  aura  même  un  ou  deux  grands  peintres.  Moreelse  issu 
de  Mierevelt,  Jean  Ravesteyn,  Lastman,  Pinas,  Frans  Hais,  un 
maître  incontestable,  Poelemburg,  Van-Schotten ,  Van  de  Venne, 
Théodore  de  Keyser,  Honthorst,  le  vieux  Cuyp,  enfin  Esaïas  van  de 
Velde  et  Van-Goyen,  avaient  leurs  noms  sur  le  registre  des  nais- 
sances en  cette  année  1697.  Je  cite  les  noms  sans  autre  explica- 
tion. Vous  reconnaîtrez  aisément  dans  cette  liste  ceux  dont  l'his- 
toire doit  se  souvenir;  surtout  vous  distinguerez  les  tentatives 
qu'individuellement  ils  représentent,  les  maîtres  futurs  qu'ils  an- 
noncent, et  vons  comprendrez  ce  qui  manquait  encore  à  la  Hollande 
et  ce  qu'il  fallait  indi-^pensablement  qu'elle  possédât,  sous  peine  de 
laisser  perdre  ces  belles  espérances.  Le  moment  était  critique;  ici, 
nulle  existence  politique  bien  assurée  et  partant  tout  le  reste  entre 
les  mains  du  hasard;  en  Flandre  au  contraire,  même  réveil  avec  des 
certitudes  de  vie  que  la  Hollande  était  loin  d'avoir  acquises.  La 
Flandre  regorgeait  de  peintres  déjà  façonnés  ou  tout  près  de  l'être. 
A  cette  môme  heure,  elle  allait  fonder  une  autre  école,  la  seconde 
en  un  peu  plus  d'un  siècle,  aussi  éclatante  que  la  première  et  de 
voisinage  bien  autrement  dangereux,  extraordinairement  nouvelle 
et  dominante.  Elle  avait  un  gouvernement  supportable,  mieux  in- 
spiré, des  habitudes  anciennes,  une  organisation  définitive  et  plus 
compacte,  des  traditions,  une  société;  aux  impulsions  venues  d'en 
haut  s'ajoutaient  des  besoins  de  liLxe  et  par  con;&équent  des  besoins 
d'art  plus  excitans  que  jamais;  en  un  mot,  les  siimulans  les  plus 
énergiques  et  les  plus  fortes  raisons  portaient  la  Flandre  à  devenir 
pour  la  seconde  fois  un  grand  foyer  d'art.  II  ne  lui  manquait  plus 
que  deux  choses  :  quelques  années  de  paix,  elle  allait  les  avoir,  — 
un  maître  pour  constituer  l'école,  il  était  trouvé.  En  cette  même 


608  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

année  1609,  qui  devait  décider  du  sort  de  la  Hollande,  Rubens  en- 
trait en  scène. 

En  cet  état,  tout  dépendait  d'un  accident  politique  ou  mili- 
taire. Battue  et  soumise,  dans  tous  les  sens  la  Hollande  était  su- 
jette. Pourquoi  deux  arts  distincts  chez  un  même  peuple  et  sous  un 
seul  régime?  Pourquoi  une  école  à  Amsterdam,  et  quel  eût  été  son 
rôle  dans  un  pays  voué  dorénavant  aux  inspirations  italo-flamande?? 
Que  serait-il  advenu  de  ces  vocations  spontanées,  si  libres,  si  pro- 
vinciales, si  peu  faites  pour  un  art  d'état?  En  admettant  que  Rem- 
brandt se  fût  obstiné  dans  un  genre  assez  difficile  à  pratiquer  hors 
de  son  milieu  propre,  vous  le  représentez-vous  appartenant  à  l'école 
d'Anvers,  qui  n'eût  pas  cessé  de  régner  depuis  le  Brabant  jusqu'à 
la  Frise,  élève  de  Rubens,  peignant  pour  les  cathédrales,  décorant 
des  palais  et  pensionné  par  les  archiducs? 

Pour  que  le  peuple  hollandais  vînt  au  monde,  pour  que  l'art  hol- 
landais vît  le  jour  avec  lui,  il  fallait  donc,  et  c'est  pourquoi  l'his- 
toire de  l'un  et  de  l'autre  est  si  concluante,  il  fallait  qu'une  révolu- 
tion se  fît,  qu'elle  fût  profonde,  qu'elle  fût  heureuse.  Il  fallait  en 
outre,  et  c'était  là  le  titre  considérable  de  la  Hollande  aux  faveurs 
de  la  fortune,  que  cette  révolution  eût  pour  elle  le  droit,  la  raison, 
la  nécessité,  que  le  peuple  méritât  tout  ce  qu'il  voulait  obtenir, 
qu'il  fût  résolu,  convaincu,  laborieux,  patient,  héroïque  et  sage, 
sans  turbulence  inutile,  qu'en  tous  points  il  se  montrât  digne  de 
s'appartenir. 

On  dirait  que  la  Providence  avait  les  yeux  sur  ce  petit  peuple, 
qu'elle  examina  ses  griefs,  pesa  ses  titres,  s'assura  de  ses  forces, 
jugea  que  le  tout  était  selon  ses  desseins,  et  qu'au  jour  venu  elle  fit 
en  sa  faveur  un  miracle  unique.  La  guerre,  au  lieu  de  l'appauvrir, 
l'enrichit;  la  lutte,  au  lieu  de  l'énerver,  le  fortifie,  l'exalte  et  le 
trempe.  Ce  qu'il  a  fait  contre  tant  d'obstacles  physiques,  la  mer, 
la  terre  inondée,  le  climat,  il  le  fait  contre  l'étranger.  H  réussit  : 
ce  qui  devait  l'anéantir  le  sert.  Il  n'a  plus  d'inquiétude  que  sur  un 
point,  la  certitude  de  vivre;  il  signe,  à  trente  ans  de  distance,  deux 
traités  qui  l'affranchissent,  puis  le  consolident.  Il  ne  lui  reste  plus, 
pour  affirmer  son  existence  propre  et  lui  donner  le  lustre  des  civi- 
lisations prospères,  qu'à  produire  instantanément  un  art  qui  le  con- 
sacre, l'honore  et  qui  le  représente  intimement,  et  tel  se  trouve 
être  le  résultat  de  la  trêve  de  douze  ans.  Ce  résultat  est  si  prompt, 
si  formellement  issu  de  l'incident  politique  auquel  il  correspond, 
que  le  droit  d'avoir  une  école  de  peinture  nationale  et  libre  et  la 
certitude  de  l'avoir  au  lendemain  de  la  paix  semblent  faire  partie 
des  stipulations  du  traité  de  1609. 

A  l'instant  même,  une  accalmie  se  fait  sentir.  Une  bouffée  de 
température  plus  propice  a  passé  sur  les  âmes,  ranimé  le  sol,  trouvé 


LES   MAÎTRES   D  AUTREFOIS.  609 

des  germes  prêts  à  éclore  et  les  fait  éclore.  Comme  il  arrive  dans 
les  printemps  du  nord,  de  végétation  si  brusque,  d'expansion  si 
active,  après  les  mortelles  intempéries  d'un  long  hiver,  c'est  vrai- 
ment un  spectacle  inattendu  de  voir  en  si  peu  de  temps,  trente  ans 
au  plus,  en  un  si  petit  espace,  sur  ce  sol  ingrat,  désert,  dans  la 
tristesse  des  lieux,  dans  les  rigueurs  des  choses,  paraître  une  pa- 
reille poussée  de  peintres  et  de  grands  peintres.  Il  en  naît  partout 
et  à  la  fois  :  à  Amsterdam,  à  Dordrecht,  à  Leyde,  à  Delft,  à  Utrecht, 
à  Rotterdam,  à  Enckuysen,  à  Harlem,  parfois  même  en  dehors  des 
frontières  et  comme  d'une  semence  tombée  hors  du  champ.  Deux 
seulement  ont  à  peine  devancé  l'heure  :  Van-Goyen,né  en  1596,  et 
Wynants  en  1600;  Guyp  est  de  1605.  L'année  1608,  une  des  plus 
fécondes,  voit  naître  Terburg,  Brouwer  et  Rembrandt  à  quelques 
mois  près;  Adrian  Van-Ostade,  les  deux  Both  et  Ferdinand  Bol  sont 
de  1610;  Yan  der  Helst,  Gérard  Dou,  de  1613;  Metzu  de  1615;  Aart 
Van  derNeerde  1613  à  1619;  Wouwerman  de  1620;  Weenix,Ever- 
dingen  et  Pynaker  de  1621;  Berghem  de  162/1;  Paul  Potter  illustra 
l'année  1625,  Jean  Steen  l'année  1626;  l'année  1630  devient  à  tout 
jamais  mémorable  pour  avoir  produit  le  plus  grand  peintre  de  pay- 
sage du  monde  avec  Claude  Lorrain  :  Jacques  Ruysdael.  La  sève 
est-elle  épuisée?  Pas  encore.  La  naissance  de  Pierre  de  Hooch  est 
incertaine,  mais  elle  peut  être  placée  entre  1630  et  1635.  Hobbema 
est  contemporain  de  Ruysdael;  Yan  der  Heyden  est  de  1637;  enfin 
Adrian  Yan  de  Yelde,  le  dernier  de  tous  parmi  les  grands,  naît  en 
1639.  L'année  même  où  poussait  ce  rejeton  tardif,  Rembrandt  avait 
trente  ans,  et  en  prenant  pour  date  centrale  l'année  qui  vit  pa- 
raître la  Leçon  cVanatomie,  1632,  vous  constaterez  que  vingt-trois 
ans  après  la  reconnaissance  officielle  des  Provinces-Unies,  et,  à  part 
quelques  retardataires,  l'école  hollandaise  atteignait  son  premier 
épanouissement. 

A  prendre  l'histoire  à  ce  moment,  on  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur 
les  visées,  le  caractère  et  la  destinée  future  de  l'école;  mais  avant 
que  Yan-Goyen  et  Wynants  n'eussent  ouvert  la  voie,  avant  que  Ter- 
burg, Metzu,  Cuyp,  Ostade  et  Rembrandt  d'abord  n'eussent  montré 
ce  qu'ils  entendaient  faire,  on  pouvait  avec  quelque  raison  se  de- 
mander ce  que  ces  peintres  allaient  peindre  en  un  pareil  moment, 
en  un  pareil  pays. 

La  révolution  qui  venait  de  rendre  le  peuple  hollandais  si  libre, 
si  riche  et  si  prompt  à  tout  entreprendre,  le  dépouillait  de  ce  qui 
faisait  partout  ailleurs  l'élément  vital  des  grandes  écoles.  Elle 
changeait  les  croyances,  supprimait  les  besoins,  rétrécissait  les 
habitudes,  dénudait  les  murailles,  abolissait  la  représentation  des 
fables  antiques  aussi  bien  que  de  l'Évangile,  coupait  court  aux 

TOME  xii[.  —  1870.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vastes  entreprises  de  l'esprit  et  de  la  main,  aux  tableaux  d'église, 
aux  tableaux  décoratifs,  aux  grands  tableaux.  Jamais  pays  ne  plaça 
ses  artistes  dans  une  alternative  aussi  singulière  et  ne  les  contrai- 
gnit plus  expressément  à  être  des  hommes  originaux  sous  peine  de 
ne  pas  être. 

Le  problème  était  celui-ci  :  étant  donné  un  peuple  de  bourgeois, 
pratique,  aussi  peu  rêveur,  fort  occupé,  aucunement  mystique, 
d'esprit  anti-latin,  avec  des  traditions  rompues,  un  culte  sans 
images,  des  habitudes  parcimonieuses,  —  trouver  un  art  qui  lui 
plût,  dont  il  saisît  la  convenance  et  qui  le  représentât.  Un  écrivain 
de  notre  temps,  très  éclairé  en  ces  matières,  a  fort  spirituellement 
répondu  qu'un  pareil  peuple  n'avait  plus  qu'à  se  proposer  une 
chose  très  simple  et  très  hardie,  la  seule  au  reste  qui  depuis  cin- 
quante ans  lui  eût  constamment  réussi  :  exiger  qu'on  fît  son  portrait. 

Le  mot  dit  tout.  La  peinture  hollandaise,  on  s'en  aperçut  bien 
vite,  ne  fut  et  ne  pouvait  être  que  le  portrait  de  la  Hollande,  son 
image  extérieure,  fidèle,  exacte,  complète,  ressemblante,  sans  nul 
embellissement.  Le  portrait  des  hommes  et  des  lieux,  des  habitudes 
bourgeoises,  des  places,  des  rues,  des  campagnes,  de  la  mer  et  du 
ciel,  tel  devait  être,  réduit  à  ses  élémens  primitifs,  le  programme 
suivi  par  l'école  hollandaise,  et  tel  il  fut  depuis  le  premier  jour  jus- 
qu'à son  déclin.  En  apparence,  rien  n'était  plus  simple  que  la  dé- 
couverte de  cet  aiTt  terre  à  terre;  depuis  qu'on  s'exerçait  à  peindre, 
on  n'avait  rien  imaginé  qui  fût  aussi  vaste  et  plus  nouveau. 

D'un  seul  coup,  tout  est  changé  dans  la  manière  de  concevoir, 
de  voir  et  de  rendre  :  point  de  vue  idéal,  poétique,  choix  dans  les 
études,  style  et  méthode.  La  peinture  italienne  en  ses  plus  beaux 
momens,  la  peinture  flamande  en  ses  plus  nobles  efforts,  ne  sont 
pas  lettre  close,  car  on  les  goûtait  encore,  mais  elles  sont  lettre 
morte,  parce  qu'on  ne  les  consultera  plus.  Il  existait  une  habitude 
de  penser  hautement,  grandement,  un  art  qui  consistait  à  faire 
choix  des  choses,  à  les  embellir,  à  les  rectifier,  qui  vivait  dans  l'ab- 
solu plutôt  que  dans  le  relatif,  apercevait  la  nature  comme  elle  est, 
mais  se  plaisait  à  la  montrer  comme  elle  n'est  pas.  Tout  se  rappor- 
tait plus  ou  moins  à  la  personne  humaine,  en  dépendait,  s'y  subor- 
donnait et  se  calquait  sur  elle,  parce  qu'en  effet  certaines  lois  de 
proportions  et  certains  attributs,  comme  la  grâce,  la  force,  la  no- 
blesse ,  la  beauté,  savamment  étudiés  chez  l'homme  et  réduits  en 
corps  de  doctrines,  s'appliquaient  aussi  à  ce  qui  n'était  pas  l'homme. 
Il  en  résultait  une  sorte  d'universelle  humanité  ou  d'univers  huma- 
nisé, dont  le  corps  humain,  dans  ses  proportions  idéales,  était  le 
prototype.  Histoire,  visions,  croyances,  dogmes,  mythes,  symboles, 
emblèmes,  la  forme  humaine  presque  seule  exprimait  tout  ce  qui 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  611 

peut  être  exprimé  par  elle.  La  nature  existait  vaguement  autour  de 
ce  personnage  absorbant.  A  peine  la  considérait-on  comme  un 
cadre  qui  devait  diminuer  et  disparaître  de  lui-même  dès  que 
l'homme  y  prenait  place.  Tout  était  élimination  et  synthèse. 
Comme  il  fallait  que  chaque  objet  empruntât  sa  forme  plastique 
au  même  idéal,  rien  ne  dérogeait.  Or,  en  vertu  de  ces  lois  du  style 
historique,  il  est  convenu  que  les  plans  se  réduisent,  les  horizons 
s'abrègent,  les  arbres  se  résument,  que  le  ciel  doit  être  moins 
changeant,  l'atmosphère  plus  limpide  et  plus  égak  et  l'homme 
plus  semblable  à  lui-même,  plus  souvent  nu  qu'habillé,  plus  habi- 
tuellement accompli  de  stature,  beau  de  visage,  afin  d'être  plus 
souverain  dans  le  rôle  qu'on  lui  fait  jouer. 

A  l'heure  qu'il  est,  le  thème  est  plus  simple.  Il  s'agit  de  rendre  à 
chaque  chose  son  intérêt,  de  remettre  l'homme  à  sa  place  et  au  be- 
soin de  se  passer  de  lui.  Le  moment  est  venu  de  penser  moins,  de 
viser  moins  haut,  de  regarder  de  plus  près,  d'observer  mi«ux  et  de 
peindre  aussi  bien,  mais  autrement.  C'est  la  peinture  de  la  foule, 
du  citoyen,  de  l'homme  de  travail,  du  parvenu  et  du  premier  venu, 
entièrement  faite  pour  lui,  faite  de  lui.  Il  s'agit  de  devenir  humble 
pour  les  choses  humbles,  petit  pour  les  petites  choses,  subtil  pour 
les  choses  subtiles,  de  les  accueillir  toutes  sans  omission  ni  dédain, 
d'entrer  familièrement  dans  leur  intimité,  affectueusement  dans 
leîir  manière  d'être  ;  c'est  affaire  de  sympathie,  de  curiosité  atten- 
tive et  de  patience.  Désonnais  le  génie  consistera  à  ne  rien  pré- 
juger, à  ne  pas  savoir  qu'on  sait,  à  se  laisser  surprendre  par  son 
modèle,  à  ne  demander  qu'à  lui  comment  il  veut  qu'on  le  repré- 
sente. Quant  à  embellir,  jamais,  à  ennoblir,  jamais,  à  châtier,  jamais; 
autant  de  mensonges  ou  «te  peine  inutile.  N'y  a-t-il  pas  dans  tout 
artiste  digne  de  ce  nom  un  je  ne  sais  quoi  qui  se  charge  de  ce  soin 
naturellement  et  sans  effort? 

Même  en  ne  dépassant  pas  les  bornes  des  sept  provinces,  le  champ 
des  observations  n'aura  pas  de  limites.  Qui  dit  un  coin  de  terre  sep- 
tentrionale avec  des  eaux,  des  bois,  des  horizons  maritimes,  dit  par 
le  fait  un  univers  en  abrégé.  Dans  ses  rapports  avec  les  goûts,  les 
instincts  de  ceux  qui  observent,  le  plus  petit  pays  scrupuleusement 
étudié  devient  un  répertoire  inépuisable,  aussi  fourmillant  que  ia 
vie,  aussi  fertile  en  sensations  que  le  cœur  de  l'homme  est  fertile 
en  manières  de  sentir.  L'école  hollandaise  peut  croître  et  travail- 
ler pendant  un  siècle-  la  Hollande  aura  de  quoi  fournir  à  l'infati- 
gable curiosité  de  ses  peintres,  tant  que  leur  amour  pour  elle  ne 
s'éteindra  pas.  Il  y  a  là,  sans  sortir  des  pâturages  et  des  polders, 
de  quoi  fixer  tous  les  penchans.  Il  y  a  des  choses  faites  pour  les 
délicats  et  aussi  pour  les  grossiers,  pour  les  mélancoliques,  pour 
les  ardens,  pour  ceux  qui  aiment  à  rire,  pour  ceux  qui  aiment  à 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rêver.  11  y  a  les  jours  sombres  et  les  soleils  gais,  les  mers  plates  et 
brillantes,  orageuses  et  noires;  il  y  a  les  pâturages  avec  les  fermes, 
les  côtes  avec  leurs  navires,  et  presque  toujours  le  mouvement 
visible  de  l'air  au-dessus  des  espaces ,  toujours  les  grandes  brises 
du  Zuiderzée  qui  amoncellent  les  nuées,  couchent  les  arbres,  font 
courir  les  ombres  et  les  lumières,  tourner  les  moulins.  Ajoutez-y  les 
villes  et  l'extérieur  des  villes,  l'existence  dans  la  maison  et  hors  de 
la  maison,  les  kermesses,  les  mœurs  crapuleuses,  les  bonnes  mœurs 
et  les  élégances,  les  détresses  de  la  vie  des  pauvres,  les  horreurs 
de  l'hiver,  le  désœuvrement  des  tavernes  avec  le  tabac,  les  pots  de 
bière  et  les  servantes  folâtres,  les  métiers  et  les  lieux  suspects  à 
tous  les  étages,  —  et  d'un  autre  côté  la  sécurité  dans  le  ménage, 
les  bienfaits  du  travail,  l'abondance  dans  les  champs  fertiles,  la 
douceur  de  vivre  en  plein  ciel  après  les  affaires,  les  cavalcades,  les 
siestes,  les  chasses.  Ajoutez  enfin  la  vie  publique,  les  cérémonies 
civiques,  les  banquets  civiques,  et  vous  aurez  les  élémens  d'un  art 
tout  neuf  avec  des  sujets  aussi  vieux  que  le  monde. 

De  là  la  plus  harmonieuse  unité  dans  l'esprit  de  l'école  et  la  plus 
étonnante  diversité  qui  se  soit  encore  produite  dans  un  même  esprit. 
L'école  en  son  ensemble  est  dite  de  genre.  Décomposez-la,  vous  y 
trouverez  les  peintres  de  conversations,  de  paysages,  d'animaux,  de 
marines,  de  tableaux  officiels,  de  nature  morte,  de  fleurs,  et,  dans 
chaque  catégorie,  presque  autant  de  sous-genres  que  de  tempé- 
ramens,  —  depuis  les  pittoresques  jusqu'aux  idéologues,  depuis 
les  copistes  jusqu'aux  arrangeurs,  depuis  les  voyageurs  jusqu'aux 
sédentaires,  depuis  les  humoristes  que  la  comédie  humaine  amuse  et 
captive  jusqu'à  ceux  qui  la  fuient,  depuis  Brouwer  et  Ostacle  jusqu'à 
Ruysdael,  depuis  l'impassible  Paul  Potter  jusqu'au  turbulent  et 
gouailleur  Jean  Steen,  depuis  le  spirituel  et  gai  Van  de  Velde  jus- 
qu'au morose  et  grand  songeur  qui,  sans  vivre  à  l'écart,  n'eut  de 
commerce  avec  aucun  d'eux,  qui  n'en  répéta  aucun  et  les  résuma 
tous,  qui  eut  l'air  de  peindre  son  époque,  son  pays,  ses  amis,  lui- 
même,  et  qui  ne  peignit  au  fond  qu'un  des  coins  ignorés  de  l'âme 
humaine:  je  veux,  bien  entendu,  parler  de  Rembrandt. 

Tel  point  de  vue,  tel  style,  et  tel  style,  telle  méthode.  Si  l'on 
écarte  Rembrandt,  qui  fait  exception  chez  lui  comme  ailleurs,  en 
son  temps  comme  dans  tous  les  temps,  vous  n'apercevez  qu'un 
style  et  qu'une  méthode  dans  les  ateliers  de  la  Hollande.  Le  but  est 
d'imiter  ce  qui  est,  de  faire  aimer  ce  qu'on  imite,  d'exprimer  nette- 
ment des  sensations  simples,  vives  et  justes.  Le  style  aura  donc  la 
simplicité  et  la  clarté  du  principe.  11  a  pour  loi  d'être  sincère,  pour 
obligation  d'être  véridique.  Sa  condition  première  est  d'être  fami- 
lier, naturel  et  physionomique  ;  il  résulte  d'un  ensemble  de  qualités 
morales  :  la  naïveté,  la  volonté  patiente,  la  droiture.  On  dirait  des 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  613 

vertus  domestiques  transportées  de  la  vie  privée  dans  la  pratique 
des  arts  et  qui  servent  également  à  se  bien  conduire  et  à  bien 
peindre.  Si  vous  ôtiez  de  l'art  hollandais  ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  probité,  vous  n'en  comprendriez  plus  l'élément  vital,  et  il  ne 
vous  serait  plus  possible  d'en  définir  ni  la  moralité  ni  le  style. 
Mais ,  de  même  qu'il  y  a  dans  la  vie  la  plus  pratique  des  mobiles  qui 
relèvent  la  manière  d'agir,  de  même  dans  cet  art  réputé  si  positif, 
dans  ces  peintres  réputés  pour  la  plupart  des  copistes  à  vues  courtes, 
vous  sentez  une  hauteur  et  une  bonté  d'âme,  une  tendresse  pour  le 
vrai,  une  cordialité  pour  le  réel,  qui  donnent  à  leurs  œuvres  un  prix 
que  les  choses  ne  semblent  pas  avoir.  De  là  leur  idéal,  idéal  un  peu 
méconnu,  passablement  dédaigné,  indubitable  pour  qui  veut  bien  le 
saisir  et  très  attachant  pour  qui  sait  le  goûter.  Par  momens,  un  grain 
de  sensibilité  plus  chaleureuse  fait  d'eux  des  penseurs,  même  des 
poètes;  à  l'occasion,  je  vous  dirai  à  quel  rang  dans  notre  histoire 
des  arts  je  place  l'inspiration  et  le  style  de  Ruysdael. 

La  base  de  ce  style  sincère  et  le  premier  effet  de  cette  probité, 
c'est  le  dessin,  le  parfait  dessin.  Tout  peintre  hollandais  qui  ne 
dessine  pas  irréprochablement  est  à  dédaigner.  Il  en  est,  comme 
Paul  Potter,  dont  le  génie  consiste  à  prendre  des  mesures,  à  suivre 
un  trait.  Ailleurs  et  à  sa  manière,  Holbein  n'avait  pas  fait  autre 
chose,  ce  qui  lui  constitue,  au  centre  et  en  dehors  de  toutes  les 
écoles,  une  gloire  à  part  presque  unique.  Tout  objet,  grâce  à  l'in- 
térêt qu'il  offre,  doit  être  examiné  dans  sa  forme  et  dessiné  avant 
d'être  peint.  Sous  ce  rapport,  rien  n'est  secondaire.  Un  terrain  avec 
ses  fuites,  un  nuage  avec  son  mouvement,  une  architecture  avec  ses 
lois  de  perspective,  un  visage  avec  sa  physionomie,  ses  traits  dis- 
tinctifs,  ses  expressions  passagères,  une  main  dans  son  geste,  un 
habit  dans  ses  habitudes,  un  animal  avec  son  port,  sa  charpente,  le 
caractère  intime  de  sa  race  et  de  ses  instincts,  —  tout  cela  fait  au 
même  titre  partie  de  cet  art  égalitaire  et  jouit  pour  ainsi  dire  des 
mêmes  droits  devant  le  dessin.  Pendant  des  siècles,  on  a  cru,  on 
croit  encore  dans  beaucoup  d'écoles  qu'il  suffît  d'étendre  des  teintes 
aériennes,  de  les  nuancer  tantôt  d'azur  et  tantôt  de  gris  pour  ex- 
primer la  grandeur  des  espaces,  la  hauteur  du  zénith  et  les  ordi- 
naires changemens  de  l'atmosphère.  Or  considérez  qu'en  Hollande 
un  ciel  est  souvent  la  moitié  du  tableau ,  quelquefois  tout  le  ta- 
bleau, qu'ici  l'intérêt  se  partage  ou  se  déplace;  il  faut  que  le  ciel  se 
meuve  et  qu'il  nous  transporte,  qu'il  s'élève  et  qu'il  nous  entraîne; 
il  faut  que  le  soleil  se  couche,  que  la  lune  se  lève,  que  ce  soit  bien 
le  jour,  le  soir  et  la  nuit,  qu'il  y  fasse  chaud  ou  froid,  qu'on  y  fris- 
sonne, qu'on  s'y  délecte,  qu'on  s'y  recueille.  Si  le  dessin  qui  s'ap- 
plique à  de  pareils  problèmes  n'est  pas  le  plus  noble  de  tous,  du 
moins  on  peut  se  convaincre  qu'il  n'est  ni  sans  profondeur  ni  sans 


61/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mérites.  Et  si  l'on  doutait  de  la  science  et  du  génie  de  Ruysdael  et 
de  Van  der  Neer,  on  n'aurait  qu'à  chercher  dans  le  monde  entier 
un  peintre  qui  peigne  un  ciel  comme  eux,  dise  autant  de  choses  et 
les  dise  aussi  bien.  Partout  c'est  le  même  dessin,  serré,  concis, 
précis,  naturel,  naïf,  qui  semble  le  fruit  d'observations  journalières, 
qui,  je  l'ai  fait  entendre,  est  savant  et  n'est  pas  su.  Un  mot  peut 
résumer  le  charme  particulier  de  cette  science  ingénue,  de  cette 
expérience  sans  pose ,  le  mérite  ordinaire  et  le  vrai  style  de  ces 
bons  esprits  :  on  en  voit  de  plus  ou  moins  forts;  on  n'y  remarque 
pas  un  seul  pédant. 

Quant  à  leur  palette,  elle  vaut  leur  dessin  ;  elle  ne  vaut  ni  plus 
ni  moins,  et  c'est  de  là  que  résulte  la  parfaite  unité  de  leur  mé- 
thode. Tous  les  peintres  hollandais  peignent  de  même  et  personne 
n'a  peint  et  ne  peint  comme  eux.  Si  l'on  regarde  bien  un  Téniers, 
un  Breughel,  un  Paul  Bril,  on  verra,  malgré  certaines  analogies  de 
caractère  et  des  visées  presque  semblables,  que  ni  Paul  Bril,  ni  Breu- 
ghel, ni  même  Téniers,  le  plus  Hollandais  des  Flamands,  n'ont 
l'éducation  hollandaise. 

Toute  peinture  hollandaise  est  reconnaissable  extérieurement  à 
quelques  signes  très  particuliers.  Elle  est  de  petit  format,  de  cou- 
leur puissante  et  sobre,  d'effet  concentré,  en  quelque  sorte  concen- 
trique. C'est  une  peinture  qui  se  fait  avec  application ,  avec  ordre, 
qui  dénote  une  main  posée,  le  travail  assis,  qui  suppose  un  parfait 
recueillement  et  qui  l'inspire  à  ceux  qui  l'étudient.  L'esprit  s'est  re- 
plié pour  la  concevoir,  l'esprit  se  replie  pour  la  comprendre.  Il  y  a 
comme  une  action  facile  à  suivre  des  objets  extérieurs  sur  l'œil  du 
peintre  et  de  son  œil  sur  son  cerveau.  Aucune  peinture  ne  donne 
une  idée  plus  nette  de  cette  triple  et  silencieuse  opération  :  sentir, 
réfléchir  et  exprimer.  Aucune  également  n'est  plus  condensée,  parce 
qu'aucune  ne  renferme  plus  de  choses  en  aussi  peu  d'espace  et  n'est 
obligée  de  dire  autant  en  un  si  petit  cadre.  Tout  y  prend  par  cela 
même  une  forme  plus  précise,  plus  concise,  une  densité  plus  grande. 
La  couleur  y  est  plus  forte,  le  dessin  plus  intime,  l'effet  plus  cen- 
tral ,  l'intérêt  mieux  circonscrit.  Jamais  un  tableau  ne  s'étale,  ne 
risque  soit  de  se  confondre  avec  le  cadre,  soit  de  s'en  échapper;  il 
faut  avoir  l'ignorance  ou  la  parfaite  ingénuité  de  Paul  Potter  pour 
prendre  si  peu  de  soin  de  cette  organisation  du  tableau  par  l'effet 
qui  paraît  être  une  loi  fondamentale  dans  l'art  de  son  pays.  Toute 
peinture  hollandaise  est  concave;  je  veux  dire  qu'elle  se  compose  de 
courbes  décrites  autour  d'un  point  déterminé  par  l'intérêt,  d'ombres 
circulaires  autour  d'une  lumière  dominante.  Cela  se  dessine,  se  co- 
lore, s'éclaire  en  orbe  avec  une  base  forte,  un  plafond  fuyant  et  des 
coins  arrondis,  convergeant  au  centre;  d'où  il  suit  qu'elle  est  pro- 
fonde et  qu'il  y  a  loin  de  l'œil  aux  objets  qui  y  sont  reproduits.  Nulle 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  615 

peinture  ne  mène  avec  plus  de  certitude  du  premier  plan  au  dernier, 
du  cadre  aux  horizons.  On  l'habite,  on  y  circule,  on  y  regarde  au 
fond,  on  est  tenté  de  relever  la  tête  pour  mesurer  le  ciel.  Tout  con- 
court à  cette  illusion  :  la  rigueur  des  perspectives  aériennes,  le  par- 
fait rapport  de  la  couleur  et  des  valeurs  avec  le  plan  que  l'objet  oc- 
cupe. Toute  peinture  étrangère  à  cette  école  du  plafonnement,  de 
l'enveloppe  aérienne,  de  l'effet  lointain ,  est  une  image  qui  paraît 
plate  et  posée  à  fleur  de  toile.  Sauf  de  rares  exceptions,  Téniers, 
dans  ses  tableaux  de  plein  air  et  de  gammes  claires,  dérive  de 
Rubens;  il  en  a  l'esprit,  l'ardeur,  la  touche  un  peu  superficielle, 
le  travail  plutôt  précieux  qu'intime;  en  forçant  les  termes,  on  dirait 
qu'il  décore  et  ne  peint  pas  profondément. 

Je  n'ai  pas  tout  dit  et  je  m'arrête.  Pour  être  complet,  il  faudrait 
examiner  l'un  après  l'autre  chacun  des  élémens  de  cet  art  si  simple 
et  si  complexe.  Il  faudrait  étudier  la  palette  hollandaise,  en  examiner 
la  base,  les  ressources,  l'étendue,  l'emploi,  savoir  et  dire  pourquoi 
elle  est  réduite,  presque  monochrome  et  cependant  si  riche  en  ses 
résultats,  commune  à  tous  et  cependant  variée ,  pourquoi  les  lu- 
mières y  sont  rares  et  étroites,  les  ombres  dominantes ,  quelle  est 
la  loi  la  plus  ordinaire  de  cet  éclairage  à  contre-sens  des  lois  natu- 
relles, surtout  en  plein  air;  et  il  serait  intéressant  de  déterminer 
combien  cette  peinture  de  toute  conscience  contient  d'art,  de  com- 
binaisons, de  partis-pris  nécessaires,  presque  toujours  d'ingénieux 
systèmes.  Viendraient  enfin  le  travail  de  la  main,  l'adresse  de  l'outil, 
le  soin,  l'extraordinaire  soin  ,  l'usage  des  surfaces  lisses,  la  minceur 
des  pâtes,  leur  qualité  rayonnante,  leur  miroitement  de  métal  et 
de  pierres  précieuses.  Il  y  aurait  à  chercher  comment  ces  maîtres 
excellons  divisaient  les  opérations  du  travail,  s'ils  peignaient  sur 
fonds  clairs  ou  sombres,  si,  à  l'exemple  des  primitives  écoles ,  ils 
coloraient  dans  la  matière  ou  par-dessus.  Toutes  ces  questions,  la 
dernière  surtout,  ont  été  l'objet  de  beaucoup  de  conjectures,  et 
n'ont  jamais  été  ni  bien  élucidées  ni  résolues. 

Mais  ces  notes  en  courant  ne  sont  ni  une  étude  à  fond ,  ni  un 
traité,  ni  surtout  un  cours.  L'idée  qu'on  se  fait  communément  de  la 
peinture  hollandaise,  et  que  j'ai  tâché  de  résumer,  suffit  à  la  bien 
distinguer  des  autres,  et  l'idée  qu'on  se  fait  également  du  peintre 
hollandais  à  son  chevalet  est  juste  et  de  tous  points  expressive.  On 
se  représente  un  homme  attentif,  un  peu  courbé,  avec  une  palette 
en  son  neuf,  des  huiles  limpides,  des  brosses  nettes  et  fines,  la 
mine  réfléchie,  la  main  prudente,  peignant  dans  un  demi-jour,  sur- 
tout ennemi  de  la  poussière.  A  cela  près,  qu'on  les  juge  tous  d'après 
Gérard  Dou  ou  Miéris,  l'image  est  ressemblante.  Ils  étaient  peut- 
être  moins  méticuleux  qu'on  ne  le  croit,  riaient  avec  un  peu  plus 
d'abandon  qu'on  ne  le  suppose.  Le  génie  ne  rayonnait  point  autre- 


616  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ment  dans  l'ordre  professionnel  de  leurs  bonnes  habitudes.  Goyen, 
Wynants,  avaient  dès  le  début  du  siècle  fixé  certaines  lois.  Les  le- 
çons s'étaient  transmises,  et  de  maîtres  à  élèves,  pendant  cent  ans, 
sans  nul  écart  dans  les  leçons  suivies,  ils  ont  vécu  sur  ce  fonds-là. 

III. 

Ce  soir,  un  peu  fatigué  de  passer  en  revue  tant  de  toiles  peintes, 
d'admirer,  de  disputer  avec  moi-même,  je  me  suis  promené  au 
bord  du  Yivier  [Vidjver).  Arrivé  vers  la  fin  du  jour,  j'y  suis  resté 
tard.  C'est  un  lieu  original,  de  grande  solitude,  et  qui  n'est  pas 
sans  mélancolie  lorsqu'on  y  vient  à  pareille  heure,  en  étranger, 
sans  compagnon,  et  que  l'escorte  des  années  joyeuses  vous  a  quitté. 
Imaginez  un  grand  bassin  entre  des  quais  rigides  et  des  palais  noirs. 
A  droite,  une  promenade  plantée  et  déserte,  au-delà  des  hôtels 
fermés;  à  gauche,  le  Binnenhof,  les  pieds  dans  l'eau  avec  sa  fa- 
çade de  briques,  ses  toitures  d'ardoises,  ses  airs  moroses,  sa  phy- 
sionomie d'un  autre  âge  et  de  tous  les  âges,  ses  souvenirs  tragiques, 
enfin  ce  je  ne  sais  quoi  propre  à  certains  lieux  habités  par  l'histoire. 
Au  loin,  la  flèche  de  la  cathédrale,  perdue  vers  le  nord,  déjà  refroidie 
par  la  nuit  et  dessinée  comme  un  léger  lavis  de  teinte  incolore; 
dans  l'étang,  un  îlot  verdoyant  et  deux  cygnes  qui  doucement 
filaient  dans  l'ombre  des  bords  et  n'y  traçaient  que  des  rayures 
minces;  au-dessus,  des  martinets  qui  volaient  vite  et  haut  dans  l'air 
du  soir.  Un  parfait  silence,  un  profond  repos,  un  oubli  total  des 
choses  présentes  ou  passées.  Des  reflets  exacts,  mais  sans  couleur, 
plongeaient  jusqu'au  fond  des  eaux  dormantes  avec  cette  immobi- 
lité un  peu  morte  des  souvenirs  que  la  vie  lointaine  a  fixés  dans 
une  mémoire  aux  trois  quarts  éteinte. 

Je  regardais  le  musée,  le  Mauritshids  (maison  de  Maurice),  qui 
fait  l'angle  sud  du  Vivier  et  termine  à  cet  endroit  la  ligne  taciturne 
du  Binnenhof,  dont  le  briquetage  violet  est  le  soir  de  toute  tristesse. 
Le  même  silence,  la  même  ombre,  le  même  abandon,  enveloppaient 
tous  les  fantômes  enfermés  soit  dans  le  palais  des  stathouders,  soit 
dans  le  musée.  Je  songeais  à  ce  que  contient  le  Mauritshuis,  je 
pensais  à  ce  qui  s'est  passé  dans  le  Binnenhof.  Là  Rembrandt  et 
Paul  Potter,  mais  ici  Guillaume  d'Orange,  Barneveldt,  les  frères  de 
Witt,  Maurice  de  Nassau,  Heinsius,  voilà  pour  les  noms  mémorables: 
ajoutez-y  le  souvenir  des  états,  cette  assemblée  choisie  par  le  pays 
dans  le  pays,  parmi  les  citoyens  les  plus  éclairés,  les  plus  vigilans, 
les  plus  résistans,  les  plus  héroïques,  cette  partie  vive,  cette  âme 
du  peuple  hollandais  qui  vécut  dans  ces  murailles,  s'y  renouvela, 
toujours  égale,  toujours  constante,  y  siégea  pendant  les  cinquante 
années  les  plus  orageuses  que  la  Hollande  ait  connues,  y  tint  tête  à 


LES   MAITRES    D  AUTREFOIS.  617 

l'Espagne,  à  l'Angleterre,  dicta  des  conditions  à  Louis  XIV,  et  sans 
laquelle  ni  Guillaume,  ni  Maurice,  ni  les  grands-pensionnaires, 
n'eussent  été  rien. 

Demain  matin  à  dix  heures,  quelques  pèlerins  iront  frapper  à  la 
porte  du  musée.  A  la  même  heure,  il  n'y  aura  personne  dans  le 
Binnenhof,  ni  dans  le  Buitenhof,  et  personne,  j'imagine,  n'ira  visiter 
la  Salle  des  chevaliers  où  il  y  a  tant  d'araignées,  ce  qui  veut  dire 
tant  d'ordinaire  solitude.  En  admettant  que  la  renommée,  qui  nuit 
et  jour  veille,  dit-on,  sur  les  gloires,  descende  ici  et  se  pose  quel- 
que part,  où  pensez-vous  qu'elle  arrête  son  vol?  Et  sur  lequel  de 
ces  palais  replierait-elle  ses  ailes  d'or,  ses  ailes  fatiguées?  Est-ce 
sur  le  palais  des  états?  Est-ce  sur  la  maison  de  Potter  et  de  Rem- 
brandt? Quelle  singulière  distribution  de  faveurs,  d'oublis!  Pour- 
quoi tant  de  curiosité  pour  un  tableau  et  si  peu  d'intérêt  pour  une 
grande  vie  publique?  Il  y  eut  ici  de  forts  politiques,  de  grands  ci- 
toyens, des  révolutions,  des  coups  d'état,  des  supplices,  des  mar- 
tyres, des  controverses,  des  déchiremens,  tout  ce  qui  se  rencontre 
à  la  naissance  d'un  peuple,  lorsque  ce  peuple  appartient  à  un  autre 
peuple  dont  il  se  détache,  à  une  religion  qu'il  transforme,  à  un 
état  politique  européen  dont  il  se  sépare,  et  qu'il  semble  condamner 
par  ce  fait  seul  qu'il  s'en  sépare.  Tout  cela,  l'histoire  le  raconte; 
le  pays  s'en  souvient-il?  Où  trouvez- vous  les  échos  vivans  de  ces 
émotions  extraordinaires?  A  la  même  époque,  un  tout  jeune  homme 
peignait  un  taureau  dans  un  pâturage;  un  autre,  pour  être  agréable 
à  un  médecin  de  ses  amis,  le  représentait  dans  une  salle  de  dissec- 
tion entouré  de  ses  élèves,  le  scalpel  dans  le  bras  d'un  cadavre.  Par 
cela,  ils  donnaient  l'immortalité  à  leur  nom,  à  leur  école,  à  leur 
siècle,  à  leur  pays. 

A  qui  donc  appartient  notre  reconnaissance?  A  ce  qu'il  y  a  de 
plus  digne,  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai?  Non.  A  ce  qu'il  y  a  de  plus 
grand?  Quelquefois.  A  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau?  Toujours.  Qu'est-ce 
donc  que  le  beau,  ce  grand  levier,  ce  grand  mobile,  ce  grand 
aimant,  on  dirait  le  seul  attrait  de  l'histoire?  Serait-il  plus  près 
que  quoi  que  ce  soit  de  l'idéal  où  malgré  lui  l'homme  a  jeté  les 
yeux?  Et  le  grand  n'est-il  si  séduisant  que  parce  qu'il  est  plus 
aisé  de  le  confondre  avec  le  beau?  Il  faut  être  très  avancé  en  mo- 
rale ou  très  fort  en  métaphysique  pour  dire  d'une  bonne  action  ou 
d'une  vérité  qu'elles  sont  belles.  Le  plus  simple  des  hommes  le  dit 
d'une  action  grande.  Au  fond,  nous  n'aimons  naturellement  que  ce 
qui  est  beau.  Les  imaginations  y  tournent,  les  sensibilités  en  sont 
émues,  tous  les  cœurs  s'y  précipitent.  Si  l'on  cherchait  bien  ce  dont 
l'humanité  considérée  en  masse  s'éprend  le  plus  volontiers,  on  ver- 
rait que  ce  n'est  pas  ce  qui  la  touche,  ni  ce  qui  la  convainc ,  ni  ce 
qui  l'édifie;  c'est  ce  qui  la  charme  ou  ce  qui  l'émerveille. 


618  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

Aussi,  quand  un  homme  historique  n'a  pas  fait  entrer  dans  sa  vie 
cet  élément  de  puissant  attrait,  on  dirait  qu'il  lui  manque  quelque 
chose.  Il  est  compris  par  les  moralistes  et  par  les  savans,  ignoré 
des  autres  hommes.  Si  le  contraire  arrive,  sa  mémoire  est  sauve. 
Un  peuple  disparaît  avec  ses  lois,  ses  mœurs,  sa  politique,  ses  con- 
quêtes; il  ne  subsiste  de  son  histoire  qu'un  morceau  de  marbre  ou 
de  bronze,  et  ce  témoin  suffit.  Il  y  eut  un  homme,  un  très  grand 
homme  par  les  lumières,  par  le  courage,  par  le  sens  politique,  par 
les  actes  publics  ;  peut-être  ne  saurait-on  pas  son  nom,  s'il  n'était 
tout  embaumé  de  littérature,  et  sans  un  statuaire  de  ses  amis  qu'il 
employa  pour  décorer  le  fronton  des  temples.  Un  autre  était  fat, 
léger,  dissipateur,  fort  spirituel,  libertin,  vaillant  à  ses  heures,  on 
parle  de  lui  plus  souvent,  plus  universellement  que  de  Solon,  de 
Platon,  de  Socrate,  de  Thémistocle.  Fut-il  plus  sage,  plus  brave? 
Servit-il  mieux  la  vérité,  la  justice,  les  intérêts  de  son  pays?  Il  a 
surtout  ce  charme  d'avoir  aimé  passionnément  ce  qui  est  beau: 
les  femmes,  les  livres,  les  tableaux  et  les  statues.  Un  autre  fut  un 
général  malheureux,  un  politique  médiocre,  un  chef  d'empire 
étourdi;  mais  il  eut  cette  fortune  d'aimer  une  des  femmes  les  plus 
séduisantes  de  l'histoire,  et  cette  femme  était,  dit-on,  la  beauté 
même. 

Vers  dix  heures,  la  pluie  tomba.  La  nuit  était  close;  l'étang  ne 
miroitait  plus  qu'imperceptiblement,  comme  un  reste  de  crépuscule 
aépien  oublié  dans  un  coin  de  la  ville.  La  renommée  ne  parut  pas. 
Je  sais  ce  qu'on  peut  objecter  à  ses  préférences,  et  mon  dessein 
n'est  pas  de  les  juger. 

IV. 

Une  chose  vous  frappe  quand  on  étudie  le  fond  moral  de  l'art 
hollandais,  c'est  l'absence  totale  de  ce  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui un  sujet.  Depuis  le  jour  où  la  peinture  cessa  d'emprunter  à 
l'Italie  son  style  et  sa  poétique,  son  goût  pour  l'histoire,  pour  la 
mythologie,  pour  les  légendes  chrétiennes,  jusqu'au  moment  de 
décadence  où  elle  y  revint,  —  à  partir  de  Bloemaert  et  de  Poelem- 
burg  jusqu'à  Lairesse,  Philippe  Van-Dyck  et  plus  tard  Troost,  —  il 
s'écoula  près  d'un  siècle  pendant  lequel  la  grande  école  hollandaise 
parut  ne  plus  penser  à  rien  qu'à  bien  peindre.  Elle  se  contenta  de 
regarder  autour  d'elle  et  se  passa  d'imagination.  Les  nudités,  qui 
n'étaient  plus  de  mise  en  cette  représentation  de  la  vie  réelle,  dis- 
parurent. L'histoire  ancienne,  on  l'oublia,  l'histoire  contemporaine 
aussi,  et  c'est  là  le  phénomène  le  plus  singulier.  A  peine  aperçoit- 
on,  noyés  dans  ce  vaste  milieu  de  scènes  de  genre,  un  tableau 
comme  la  Paix  de  Munster,  de  Terburg,  ou  quelques  faits  des 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  619 

guerres  maritimes  représentés  par  des  navires  qui  se  canonnent  : 
par  exemple  une  Arrivée  de  Maurice  de  Nassau  à  Sclieveninguen 
(Guyp,  musée  Six),  un  Départ  de  Charles  II  de  Sclieveninguen 
(2  juin  1660),  parLingelbach,  et  ce  Lingelbach  est  un  triste  peintre. 
Les  grands  ne  traitaient  guère  ces  sujets-là.  Et  même,  en  dehors 
des  peintres  de  marine  ou  de  tableaux  exclusivement  militaires, 
aucun  ne  semblait  avoir  d'aptitude  à  les  traiter.  Van  der  Meulen, 
ce  beau  peintre  issu  par  Snayers  de  l'école  d'Anvers,  très  flamand, 
quoique  adopté  par  la  France,  pensionné  par  Louis  XIV  et  historio- 
graphe de  nos  gloires  françaises.  Van  der  Meulen  donnait  aux  anec- 
dotiers  hollandais  un  exemple  assez  séduisant  qui  ne  fut  suivi  par 
personne.  Les  grandes  représentations  civiques  de  Ravestein,  de 
Hais,  de  Van  der  Helst,  de  Flinck,  de  Karel  Dujardin  et  autres 
sont,  comme  on  le  sait,  des  tableaux  à  portraits,  où  l'action  est 
nulle  et  qui,  pour  être  des  documens  historiques  de  grand  intérêt, 
ne  font  aucune  place  à  l'histoire  du  temps. 

Si  l'on  songe  à  ce  que  l'histoire  de  ce  xvii''  siècle  hollandais  con- 
tient d'événemens,  à  l'importance  de  la  politique,  à  la  gravité  des 
faits  militaires,  aux  efforts  de  ce  peuple  de  soldats  et  de  matelots, 
à  son  énergie  dans  les  luttes,  à  ce  qu'il  souffrit;  si  l'on  imagine  le 
spectacle  que  le  pays  pouvait  offrir  en  ces  temps  terribles,  on  est 
tout  surpris  de  voir  la  peinture  se  désintéresser  à  ce  point  de  ce 
qui  était  la  vie  même  du  peuple.  On  se  bat  à  l'étranger,  sur  terre 
et  sur  mer,  sur  les  frontières  et  jusqu'au  cœur  du  pays;  à  l'inté- 
rieur on  se  déchire  :  Barneveldt  est  décapité  en  1619,  les  frères  de 
Witt  sont  massacrés  en  1672;  à  cinquanie-trois  ans  de  distance,  la 
même  lutte  entre  les  républicains  et  les  orangistes  se  complique 
des  mêmes  discordes  religieuses  ou  philosophiques,  —  ici  arminiens 
contre  gomaristes,  là  voëliens  contre  coccéîens,  —  et  amène  les 
mêmes  tragédies.  La  guerre  est  en  permanence  avec  l'Espagne,  avec 
l'Angleterre,  avec  Louis  XIV;  la  Hollande  est  envahie  et  se  défend 
comme  on  le  sait;  la  paix  de  Munster  est  signée  en  16^8,  la  paix 
de  Nimègue  en  1678,  la  paix  de  Ryswick  en  1698;  la  guerre  re- 
commence toujours  et  continue.  La  guerre  de  la  succession  d'Es- 
pagne s'ouvre  avec  le  nouveau  siècle,  et  l'on  peut  dire  que  tous  les 
peintres  de  la  grande  et  pacifique  école  dont  je  vous  entretiens 
sont  morts  sans  avoir  cessé  presqu'un  seul  jour  d'entendre  le  ca- 
non. Ce  qu'ils  faisaient  pendant  ce  temps-là,  leurs  œuvres  nous 
l'apprennent.  Les  portraitistes  peignaient  leurs  grands  hommes  de 
guerre,  leurs  princes,  leurs  plus  illustres  citoyens,  leurs  poètes, 
leurs  écrivains,  eux-mêmes  ou  leurs  amis.  Les  paysa,ii;istes  habi- 
taient les  champs,  rêvant,  dessinant  des  animaux,  copiant  des  ca- 
banes, vivant  de  la  vie  des  fermes,  peignant  des  arbres,  des  canaux 
et  des  ciels,  ou  bien  ils  voyageaient;  ils  partaient  pour  l'Italie,  s'y 


620  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

établissaient  en  colonie,  s'y  rencontraient  avec  Claude  Lorrain, 
s'oubliaient  à  Rome,  oubliaient  le  pays,  y  mouraient  comme  Karel 
avant  d'avoir  repassé  les  Alpes. 

Les  autres  ne  sortaient  guère  de  leur  atelier  que  pour  fureter 
autour  des  tavernes,  rôder  autour  des  lieux  galans,  en  étudier  les 
mœurs  quand  ils  n'y  entraient  pas  pour  leur  compte,  ce  qui  était 
rare.  La  guerre  n'empêchait  pas  qu'on  ne  vécût  quelque  part  en 
paix;  c'était  dans  ce  coin  paisible,  pour  ainsi  dire  indifférent,  qu'ils 
transportaient  leurs  chevalets,  abritaient  leur  travail,  et  poursui- 
vaient, avec  une  placidité  qui  peut  surprendre,  leurs  méditations, 
leurs  études,  leur  charmante  et  riante  industrie.  Et  la  vie  de  tous 
les  jours  n'en  continuant  pas  moins,  c'étaient  les  habitudes  domesti- 
ques, privées,  champêtres,  urbaines,  qu'ils  s'appliquaient  à  peindre 
en  dépit  de  tout,  à  travers  tout,  à  l'exclusion  de  tout  ce  qui  faisait 
alors  l'émoi,  l'angoisse,  le  patriotique  effort  et  la  grandeur  de  leur 
pays.  Pas  un  trouble,  pas  une  inquiétude  dans  ce  monde  extraor- 
dinairement  abrité,  qu'on  prendrait  pour  l'âge  d'or  de  la  Hollande, 
si  l'histoire  ne  nous  avertissait  pas  du  contraire.  Les  bois  sont 
tranquilles,  les  routes  sûres;  les  bateaux  vont  et  viennent  au  cours 
des  canaux;  les  fêtes  champêtres  n'ont  pas  cessé.  On  fume  au  seuil 
des  cabarets,  on  danse  au  dedans,  on  chasse,  on  pêche  et  l'on  se  pro- 
mène. De  petites  fumées  silencieuses  sortent  du  toit  des  métairies, 
où  rien  ne  sent  le  danger.  Les  enfans  vont  à  l'école,  et,  dans  l'in- 
térieur des  habitations,  c'est  l'ordre,  la  paix,  l'imperturbable  sécu- 
rité des  jours  bénis.  Les  saisons  se  renouvellent,  on  patine  sur  les 
eaux  où  l'on  naviguait,  il  y  a  du  feu  dans  les  âtres,  les  portes  sont 
closes,  les  rideaux  tirés  :  les  duretés  viennent  du  climat  et  non  pas 
des  hommes;  c'est  toujours  le  cours  régulier  des  choses  que  rien 
ne  dérange,  et  le  fond  permanent  des  petits  faits  journaliers  avec 
lesquels  on  a  tant  de  plaisir  à  composer  de  boas  tableaux. 

Quand  un  peintre  habile  aux  scènes  équestres  nous  montre  par 
hasard  une  toile  où  des  chevaux  se  chargent,  où  l'on  se  bat  à  coups 
de  pistolet,  de  tromblon,  d'épée,  où  l'on  se  piétine,  où  l'on  s'é- 
gorge, où  l'on  s'extermine  assez  vivement,  cela  se  passe  en  des  lieux 
qui  déplacent  la  guerre,  dépaysent  le  danger;  ces  tueries  sen- 
tent la  fantaisie  anecdotique ,  et  l'on  ne  voit  pas  que  le  peintre 
en  soit  lui-même  grandement  ému.  Ce  sont  les  italiens,  Berghem, 
Wouwerman,  Lingelbach,  les  pittoresques  peu  véridiques,  qui  s'a- 
musent par  hasard  à  peindre  ces  choses-là.  Où  ont-ils  vu  des  mê- 
lées? En-deçà  ou  au-delà  des  monts?  Il  y  a  du  Salvator  Rosa,  moins 
le  style,  dans  ces  simulacres  d'escarmouches  ou  de  grandes  ba- 
tailles, dont  on  ne  connaît  ni  la  cause,  ni  le  moment,  ni  le  théâtre, 
ni  bien  nettement  non  plus  les  partis  aux  prises.  Le  titre  même  de 
leurs  tableaux  indique  assez  la  part  qui  doit  être  faite  à  l'imagina- 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  621 

tion  des  peintres.  Le  musée  de  La  Haye  possède  deux  grandes  pages 
fort  belles  et  très  sanglantes,  où  les  coups  portent  dru,  où  les  bles- 
sures ne  sont  pas  ménagées.  L'une,  celle  de  Berghem,  un  très  rare 
tableau,  d'étonnante  exécution,  un  tour  de  force  par  l'action,  le 
tumulte,  l'ordre  admirable  de  l'effet  et  la  perfection  des  détails,  — 
une  toile  nullement  historique ,  —  porte  pour  titre  :  Attaque  d'un 
convoi  dans  un  défilé  de  montagnes.  L'autre,  un  des  plus  vastes  ta- 
bleaux qu'ait  signés  Wouwerman,  est  intitulé  Grande  Bataille. 
Il  rappelle  le  tableau  de  la  Pinacothèque  de  Munich,  connu  sous 
le  nom  de  la  Bataille  de  Nordlingen;  mais  rien  de  plus  formel  en 
tout  ceci ,  et  la  valeur  historiquement  nationale  de  cette  œuvre  fort 
remarquable  n'est  pas  mieux  établie  que  la  véracité  du  tableau  de 
Berghem.  Partout  ailleurs  ce  sont  des  épisodes  de  brigandages  ou 
des  rencontres  anonymes  qui  certainement  ne  manquaient  pas  chez 
eux,  et  que  cependant  ils  ont  tout  l'air  d'avoir  peints  de  ouï-dire, 
pendant  ou  depuis  leurs  voyages  dans  les  Apennins.  L'histoire  hol- 
landaise n'a  donc  marqué  pour  rien,  ou  si  peu  que  ce  n'est  rien, 
dans  la  peinture  de  ces  temps  troublés,  et  ne  paraît  pas  avoir  agité 
une  seule  minute  l'esprit  des  peintres. 

Notez  en  outre  que,  dans  leur  peinture  proprement  pittoresque 
et  anecdotique,  on  n'aperçoit  pas  non  plus  la  moindre  anecdote. 
Aucun  sujet  bien  déterminé,  pas  une  action  qui  exige  une  composi- 
tion réfléchie,  expressive,  particulièrement  significative;  nulle  in- 
vention, aucune  scène  qui  tranche  sur  l'uniformité  de  cette  exis- 
tence des  champs  ou  de  la  ville,  plate,  vulgaire,  dénuée  de  recherches, 
de  passions,  on  pourrait  dire  de  sentiment.  Boire,  fumer,  danser  et 
caresser  des  servantes,  ce  n'est  pas  là  ce  qu'on  peut  appeler  un 
incident  bien  rare  ou  bien  attachant.  Traire  des  vaches,  les  mener 
boire,  charger  un  chariot  de  foin,  ce  n'est  pas  non  plus  un  accident 
notable  dans  la  vie  agricole.  On  est  toujours  tenté  de  questionner 
ces  peintres  insoucians  et  flegmatiques,  et  de  leur  dire  :  Il  n'y  a  donc 
rien  de  nouveau?  rien  dans  vos  étables,  rien  dans  vos  fermes,  rien 
dans  vos  maisons?  Il  a  fait  grand  vent,  le  vent  n'a  donc  rien  dé- 
truit? La  foudre  a  grondé,  la  foudre  n'a  donc  frappé  ni  vos  champs 
ni  vos  bêtes,  ni  vos  toitures  ni  vos  travailleurs?  Les  enfans  nais- 
sent, il  n'y  a  donc  pas  de  fêtes?  Ils  meurent,  il  n'y  a  donc  pas  de 
deuil?  Vous  vous  mariez,  il  n'y  a  donc  pas  de  joies  décentes?  On  ne 
pleure  donc  jamais  chez  vous?  Vous  avez  tous  été  amoureux,  com- 
ment le  sait-on?  Vous  avez  pâti,  vous  avez  compati  aux  misères 
des  autres  ;  vous  avez  eu  sous  les  yeux  toutes  les  plaies,  toutes  les 
peines,  toutes  les  calamités  de  la  vie  humaine,  où  découvre-t-on 
que  vous  ayez  eu  un  jour  de  tendresse,  de  chagrins,  de  vraie  pitié? 
Votre  temps,  comme  tous  les  autres,  a  vu  des  querelles,  des  pas- 
sions, des  tromperies,  des  jalousies,   des  fraudes  galantes,  des 


622  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

duels;  de  tout  cela,  que  nous  montrez- vous?  Pas  mal  de  liberti- 
nages, des  soûleries,  des  grossièretés,  des  paresses  sordides,  des 
gens  qui  s'embrassent  commb  s'ils  se  battaient,  et  par-ci  par-li 
des  coups  de  poing  et  des  coups  de  sabot  échangés  dans  les  exas- 
pérations du  vin  et  de  l'amour.  Vous  aimez  les  enfans  :  on  les  fesse, 
ils  crient,  font  des  malpropretés  dans  les  coins,  et  voilà  vos  tableaux 
de  famille. 

Comparez  les  époques  et  les  pays.  Je  ne  parle  pas  de  l'école 
allemande  contemporaine  ni  de  l'école  anglaise,  où  tout  est  sujet,, 
finesse,  intention,  comme  dans  le  drame,  la  comédie,  le  vaudeville, 
où  la  peinture  est  trop  imprégnée  de  littérature,  puisqu'elle  ne  vit 
que  de  cela  et  qu'aux  yeux  de  certaines  gens  même  elle  en  meurt; 
mais  prenez  un  livret  d'exposition  française,  lisez  les  titres  des  ta- 
bleaux, et  jetez  les  yeux  sur  le  catalogue  d'un  musée  d'Amsterdam 
et  de  La  Haye.  En  France,  toute  toile  qui  n'a  pas  son  titre  et  qui 
par  conséquent  ne  contient  pas  un  sujet  risque  fort  de  ne  pas  êtrfr 
comptée  pour  une  œuvre  ni  conçue  ni  sérieuse.  Et  cela  n'est  pas 
d'aujourd'hui,  il  y  a  cent  ans  que  cela  dure.  Depuis  le  jour  où 
Greuze  imagina  la  peinture  sentimentale,  et,  aux  grands  applaudis^ 
semens  de  Diderot,  conçut  un  tableau  comme  on  conçoit  une  scène 
de  théâtre  et  mit  en  peinture  les  drames  bourgeois  de  la  famille,  à 
partir  de  ce  jour-là  que  voyons-nous?  La  peinture  de  genre  a-t-elle 
fait  autre  chose  en  France  qu'inventer  des  scènes,  compulser  l'his- 
toire, illustrer  les  littératures,  peindre  le  passé,  un  peu  le  présent, 
fort  peu  la  France  contemporaine,  beaucoup  les  curiosités  des 
mœurs  ou  des  climats  étrangers?  11  suffit  de  citer  des  noms  pour 
faire  revivre  une  longue  série  d'œuvres  piquantes  ou  belles,  éphér- 
mères  ou  toujours  célèbres,  signifiant  toutes  quelque  chose,  repré- 
sentant toutes  des  faits  ou  des  sentimens,  exprimant  des  passions 
ou  racontant  des  anecdotes,  ayant  toutes  leur  personnage  princi- 
pal et  leur  héros  :  Granet,  Bonington,  Léopold  Robert,  Delaroche, 
Ary  Scheffer,  Roqueplan,  Decamps,  Delacroix,  et  je  m'arrête  aux 
morts.  Rappelez-vous  les  François  P^ ,  les  Charles -Quint,  le  Duc 
de  Guise,  Mignon,  les  Marguerite,  le  Lion  amoureux,  le  Van-Dyick 
à  Londres,  toutes  les  pages  empruntées  à  Goethe,  à  Shakspeare,  à 
Byron,  à  Walter  Scott,  à  l'histoire  de  Venise,  —  les  Ilamlet,  les 
Yorick,  les  Macbeth,  les  Méphistophélès,  les  Polonius,  les  Giaour, 
les  Lara,  et  Goetz  de  Berlichinguen ,  le  Prisonnier  de  Chillon, 
Ivanhoe,  Quentin-Burward,  VÉvêque  de  Liège,  et  puis  les  Fos- 
cari,  Marino  Faliero,  et  aussi  la  Barque  de  Don  Juan,  et  en- 
core l'Histoire  de  Samson,  les  Cimhres,  précédant  les  curiosités 
orientales.  Et  depuis,  si  nous  dressions  la  liste  des  tableaux  de 
genre  qui  nous  ont,  année  par  année,  charmés,  émus,  frappés, 
depuis  les  scènes  d'inquisition,  le  Colloque  de  Poissy,  jusqu'au 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  623 

Charles -Quint  à  Saint-Just,  —  si  nous  relevions,  dis-je,  en  ces 
trente  dernières  années  ce  que  l'école  française  a  produit  de  plus 
saillant  et  de  plus  honorable  dans  le  genre,  nous  trouverions  que 
l'élément  dramatique,  pathétique,  romanesque,  historique  ou  sen- 
timental a  contribué  presque  autant  que  le  talent  des  peintres  au 
succès  de  leurs  ouvrages. 

Apercevez-vous  quelque  chose  de  semblable  en  Hollande?  Leurs 
livrets  sont  désespérans  d'insignifiance  et  de  vague  :  la  Fileiise  au 
troupeau,  voilà  à  La  Haye  pour  Karel  Dujardin;  pour  Wouwerman, 
V Arrivée  à  V hôtellerie,  Halte  de  chasseurs,  Manège  de  campagne, 
le  Chariot  (un  tableau  célèbre),  un  Camp,  le  Repos  des  chasseurs, 
Halte  de  chasseurs,  etc.;  pour  Berghem,  Chasse  au  sanglier,  Un 
Gué  italien,  Pastorale,  etc.;  pour  Metzu,  ce  sont  le  Chasseur,  les 
Amateurs  de  musique;  pour  Terburg,  la  Dépêche,  et  ainsi  de  suite 
pour  Gérard  Dou,  pour  Ostade,  pour  Miéris,  même  pour  Jean  Steen, 
le  plus  éveillé  de  tous  et  le  seul  qui,  par  le  sens  profond  ou  gros- 
sier de  ses  anecdotes,  soit  un  inventeur,  un  caricaturiste  ingénieux, 
un  humoriste  de  la  famille  d'Hogarth,  et  qui  soit  un  littérateur, 
presqu'un  auteur  comique  en  ses  facéties.  Les  plus  belles  œuvres 
se  cachent  sous  des  titres  de  même  platitude.  Le  si  beau  Metzu 
du  musée  Yan  der  Hoop  est  appelé  le  Cadeau  du  chasseur^  et 
personne  ne  se  douterait  que  le  Repos  prés  de  la  grange  désigne 
un  incomparable  Paul  Potter,  la  perle  de  la  galerie  d'Aremberg.  On 
sait  ce  que  veut  dire  le  Taureau  de  Paul  Potter,  la  Vache  qui  se 
mire  ou  la  Vache...  encore  plus  célèbre  de  Saint-Pétersbourg. 
Quant  à  la  Leçon  d'anatomie  et  à  la  Ronde  de  nuit,  on  me  permet- 
tra de  penser  que  la  signification  morale  du  sujet  n'est  pas  ce  qui 
assure  à  ces  deux  œuvres  l'immortalité  qui  leur  est  acquise. 

On  semble  donc  avoir  tous  les  dons  du  cœur  et  de  l'esprit,  sensi- 
bilité, tendresses,  sympathies  généreuses  pour  les  drames  de  l'his- 
toire, expérience  extrême  de  ceux  de  la  vie,  on  est  pathéii(jue, 
émouvant,  intéressant,  imprévu,  instructif,  —  partout  ailleurs  que 
dans  l'école  hollandaise.  Et  l'école  qui  s'est  le  plus  exclusivement 
occupée  du  monde  réel  semble  celle  de  toutes  qui  en  a  le  plus  mé- 
connu l'intérêt  moral,  et  encore,  celle  de  toutes  qui  s'est  le  plus 
passionnément  vouée  à  l'étude  du  pittoresque  semble  moins  qu'au- 
cune autre  en  avoir  aperçu  les  sources  vives.  Quelle  raison  un 
peintre  hollandais  a-t-il  de  faire  un  tableau?  Aucune;  et  remarquez 
qu'on  ne  la  lui  demande  jamais.  Un  paysan  au  nez  aviné  vous  re- 
garde avec  son  gros  œil  et  vous  rit  à  pleines  dents  en  levant  un 
broc  :  si  la  chose  est  bien  peinte,  elle  a  son  prix.  Chez  nous,  quand 
le  sujet  s'absente,  il  faut  du  moins  qu'un  sentiment  vif  et  vrai  et 
que  l'émotion  saisissable  du  peintre  y  suppléent.  Un  paysage  qui 
n'est  pas  teinté  fortement  aux  couleurs  d'un  homme  est  une  œuvre 


624  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

manquée.  ÎNous  ne  savons  pas,  comme  Ruysdael,  faire  un  tableau 
de  toute  rareté  avec  une  eau  écumante  qui  se  précipite  entre  des 
rochers  bruns.  Une  bête  au  pâturage  qui  n'a  jyas  son  idée,  comme 
les  paysans  disent  de  l'instinct  des  bêtes,  est  une  chose  à  ne  pas 
peindre.  Un  peintre  fort  original  de  notre  temps,  une  âme  assez 
haute,  un  esprit  triste,  un  cœur  bon,  une  nature  vraiment  rurale 
a  dit  sur  la  campagne  et  sur  les  campagnards,  sur  les  duretés,  les* 
mélancolies  et  la  noblesse  de  leurs  travaux,  des  choses  que  jamais 
un  Hollandais  ne  se  serait  avisé  de  trouver.  Il  les  a  dites  en  un 
langage  un  peu  barbare  et  dans  des  formules  où  la  pensée  a  plus 
de  vigueur  et  de  netteté  que  n'en  avait  la  main.  On  lui  a  su  un  gré 
infini  de  ses  tendances;  on  y  a  vu,  dans  la  peinture  française,  quel- 
que chose  comme  la  sensibilité  d'un  Burns  moins  habile  à  se  faire 
comprendre.  En  fin  de  compte,  a-t-il,  oui  ou  non,  fait  et  laissé  de 
beaux  tableaux?  Sa  forme,  sa  langue,  je  veux  dire  cette  enveloppe 
extérieure  sans  laquelle  les  œuvres  de  l'esprit  ne  sont  ni  ne  vi- 
vent, a-t-elle  les  qualités  qu'il  faudrait  pour  le  consacrer  un  beau 
peintre  et  le  bien  assurer  qu'il  vivra  longtemps?  C'est  un  penseur 
profond  à  côté  de  Paul  Potter  et  de  Guyp;  c'est  un  rêveur  attachant 
quand  on  le  compare  à  Terburg  et  à  Metzu;  il  a  je  ne  sais  quoi  d'in- 
contestablement noble,  lorsqu'on  songe  aux  trivialités  de  Steen, 
d'Ostade  ou  de  Brouwer;  comme  homme,  il  a  de  quoi  les  faire  rou- 
gir tous  :  comme  peintre,  les  vaut-il? 

La  conclusion?  me  direz-vous.  D'abord  est-il  bien  nécessaire  de 
conclure?  La  France  a  montré  beaucoup  de  génie  inventif,  peu  de 
facultés  vraiment  picturales.  La  Hollande  n'a  rien  imaginé,  elle  a 
miraculeusement  bien  peint.  Voilà  certes  une  grande  différence. 
S'ensuit -il  qu'il  faille  absolument  choisir  entre  des  qualités  qui 
s'opposent  d'un  peuple  à  l'autre,  comme  s'il  y  avait  entre  elles  je 
ne  sais  quelle  contradiction  qui  les  rendrait  inconciliables?  Je  n'en 
sais  rien  au  juste.  Jusqu'à  présent  la  pensée  n'a  vraiment  soutenu 
que  les  grandes  œuvres  plastiques.  En  se  diminuant,  pour  entrer 
dans  les  œuvres  d'ordre  moyen ,  elle  semble  avoir  perdu  toute 
vertu.  La  sensibilité  en  a  sauvé  quelques-unes  ;  la  curiosité  en  a 
gâté  un  grand  nombre;  l'esprit  les  a  toutes  perdues. 

Est-ce  là  la  conclusion  qu'il  faut  tirer  des  observations  qui  pré- 
cèdent? Certainement  on  en  trouverait  une  autre;  pour  aujourd'hui 
je  ne  l'aperçois  pas. 

V. 

Avec  la  Leçon  d'analomie  et  la  Ronde  de  nuit  y  le  Taureau  de  Paul 
Potter  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  célèbre  en  Hollande.  Le  musée  de 
La  Haye  lui  doit  une  bonne  part  de  la  curiosité  dont  il  est  l'objet. 


LES   MAÎTRES    d'aUTBEFOIS.  625 

Ce  n'est  pas  la  plus  vaste  des  toiles  de  Paul  Potter;  mais  c'est  du 
moins  la  seule  de  ses  grandes  toiles  qui  mérite  une  attention  sé- 
rieuse. La  Chasse  à  l'ours  du  musée  d'Amsterdam,  à  la  supposer 
authentique,  même  en  la  dégageant  des  repeints  qui  la  défigurent, 
n'a  jamais  été  qu'une  extravagance  de  jeune  homme,  la  plus  grosse 
erreur  qu'il  ait  commise.  Le  Taureau  n'a  pas  de  prix.  En  l'esti- 
mant d'après  la  valeur  actuelle  des  œuvres  de  Paul  Potter,  per- 
sonne ne  doute  que,  mis  en  vente,  il  n'atteignît  aux  enchères  de 
l'Europe  un  chiffre  fabuleux.  Est-ce  donc  un  bon  tableau?  Nulle- 
ment. Mérite-t-il  l'importance  qu'on  y  attache?  Sans  contredit. 
Paul  Potter  est  donc  un  très  grand  peintre?  Très  grand.  S'ensuit- 
il  qu'il  peigne  aussi  bien  qu'on  le  suppose?  Pas  précisément.  Il  y  a 
là  un  malentendu  qu'il  est  bon  de  faire  disparaître. 

Le  jour  où  s'ouvriraient  les  enchères  fictives  dont  je  parle,  et  par 
conséquent  où  l'on  aurait  le  droit  de  discuter  sans  nul  égard  les  mé- 
rites de  cette  œuvre  fameuse,  si  quelqu'un  se  risquait  à  faire  en- 
tendre la  vérité,  il  pourrait  dire  à  peu  près  ce  qui  suit  : 

u  La  réputation  du  tableau  est  à  la  fois  très  surfaite  et  très  légi- 
time :  elle  tient  à  une  équivoque.  On  le  considère  comme  une  page 
de  peinture  hors  ligne,  et  c'est  une  erreur.  On  croit  y  voir  un 
exemple  à  suivre,  un  modèle  à  copier  où  des  générations  ignorantes 
peuvent  apprendre  les  secrets  techniques  de  leur  art.  En  cela,  on  se 
trompe  encore  et  du  tout  au  tout.  L'œuvre  est  laide  et  n'est  pas 
conçue,  la  peinture  est  monotone,  épaisse,  lourde,  blafarde  et  sèche. 
L'ordonnance  est  des  plus  pauvres.  L'unité^manque  à  ce  tableau  qui 
commence  on  ne  sait  où,  ne  finit  pas,  reçoit  la  lumière  sans  être 
éclairé,  la  distribue  à  tort  et  à  travers,  échappe  de  partout  et  sort 
du  cadre,  tant  il  semble  peint  à  fleur  de  toile.  Il  est  trop  plein  sans 
être  occupé.  jNi  les  lignes,  ni  la  couleur,  ni  la  disposition  de  l'effet, 
ne  lui  donnent  ces  conditions  premières  d'existence,  indispensables 
à  toute  œuvre  un  peu  ordonnée.  Par  leur  taille,  les  animaux  sont 
ridicules.  La  vache  fauve  à  tête  blanche  est  construite  avec  une 
matière  dure.  La  brebis  et  le  bélier  sont  moulés  dans  le  plâtre. 
Quant  au  berger,  personne  ne  le  défend.  Deux  seules  parties  de 
ce  tableau  semblent  faites  pour  s'entendre,  le  grand  ciel  et  le  vaste 
taureau.  Le  nuage  est  bien  à  sa  place  :  il  s'éclaire  où  il  faut  et  se 
colore  de  même  où  il  convient  d'après  les  besoins  de  l'objet  princi- 
pal, dont  il  a  pour  but  d'accompagner  ou  de  faire  valoir  les  reliefs. 
Par  une  sage  entente  de  la  loi  des  contrastes,  le  peintre  a  bien  dé- 
gradé les  couleurs  claires  et  les  nuances  foncées  de  l'animal.  La 
partie  la  plus  sombre  s'oppose  à  la  partie  claire  du  ciel,  et  ce  qu'il 
y  a  de  plus  énergique  et  de  plus  fouillé  dans  la  bête  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  limpide  dans  l'atmosphère;  mais  c'est  à  peine  un  mérite, 

TOME  XIII,  —  187G.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étant  donnée  la  simplicité  du  problème.  Le  reste  est  un  hors- 
d'œuvre  qu'on  pourrait  couper  sans  regret,  au  seul  avantage  du  ta- 
bleau. »  Ce  serait  là  de  la  critique  brutale,  mais  exacte.  Et  cepen- 
dant l'opinion,  moins  pointilleuse  ou  plus  clairvoyante,  dirait  que 
la  signature  vaut  bien  le  prix. 

L'opinion  ne  s'égare  jamais  tout  à  fait.  Par  des  chemins  incer- 
tains, souvent  pas  les  mieux  choisis,  elle  arrive  en  définitive  à  l'ex- 
pression d'un  sentiment  vrai.  Quand  elle  se  donne  à  quelqu'un,  les 
motifs  en  vertu  desquels  elle  se  donne  ne  sont  pas  toujours  les  meil- 
leurs, mais  toujours  il  se  trouve  d'autres  bonnes  raisons  en  vertu 
desquelles  elle  a  bien  fait  de  se  donner.  Elle  se  méprend  sur  les 
titres,  quelquefois  elle  prend  les  défauts  pour  les  qualités;  elle  prise 
un  homme  pour  sa  manière  de  faire,  et  c'est  là  le  moindre  de  ses 
mérites;  elle  croit  qu'un  peintre  peint  bien  quand  il  peint  mal  et 
parce  qu'il  peint  avec  minutie.  Ce  qui  émerveille  en  Paul  Potter,  c'est 
l'imitation  des  objets  poussée  jusqu'au  travers.  On  ignore  ou  l'on 
ne  remarque  pas  qu'en  pareil  cas  l'âme  du  peintre  vaut  mieux  que 
l'œuvre  et  que  la  manière  de  sentir  est  infiniment  supérieure  au 
résultat. 

Quand  il  peignit  le  Taureau  en  1647,  Paul  Potter  n'avait  pas 
vingt-trois  ans.  C'était  un  tout  jeune  homme;  d'après  ce  que  le 
commun  des  hommes  est  à  vingt-trois  ans,  c'était  un  enfant.  A 
quelle  école  appartenait-il?  A  aucune.  Avait-il  eu  des  maîtres?  On 
ne  lui  connaît  d'autres  professeurs  que  son  père  Pieter  Simonsz  Pot- 
ter, peintre  obscur,  et  Jacob  de  Weth  (de  Harlem),  qui  n'était  pas 
de  force  lui  non  plus  à  agir  sur  un  élève,  soit  en  bien,  soit  en 
mal.  Paul  Potter  ne  trouva  donc  autour  de  son  berceau,  ensuite  dans 
l'atelier  de  son  second  maître,  que  de  naïfs  conseils  et  pas  de  doc- 
trines; par  extraordinaire,  l'élève  ne  demandait  pas  davantage.  Jus- 
qu'en l6Zi7,  Paul  Potter  vécut  entre  Amsterdam  et  Harlem,  c'est- 
à-dire  entre  Frans  Hais  et  Rembrandt,  dans  le  foyer  d'art  le  plus 
actif,  le  plus  remuant,  le  plus  riche  en  maîtres  célèbres  que  le  monde 
ait  jamais  connu,  sauf  en  Italie  un  siècle  auparavant.  Les  professeurs 
ne  manquaient  pas;  il  n'avait  que  l'embarras  du  choix.  Wynants  avait 
quarante-six  ans ,  Cuyp  quarante- deux  ans,  Terburg  trente-neuf, 
Ostade  trente-sept,  Metzu  trente -deux,  Wouwerman  vingt-sept, 
Berghem,  à  peu  près  de  son  âge,  avait  vingt-trois  ans.  Plusieurs 
même,  parmi  les  plus  jeunes,  étaient  membres  de  la  confrérie  de 
Saint-Luc.  Enfin  le  plus  grand  de  tous,  le  plus  illustre,  Rembrandt, 
avait  déjà  produit  la  Ronde  de  nuit,  et  c'était  un  maître  qui  pouvait 
tenter. 

Que  devint  Paul  Potter  ?  Gomment  s'isola-t-il  au  cœur  de  cette 
fourmillante  et  riche  école,  où  l'habileté  pratique  était  extrême, 
le  talent  universel,  la  manière  de  rendre  un  peu   semblable,  et 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  627 

cependant,  chose  exquise  en  ces  beaux  momens,  la  manière  de 
sentir  très  personnelle?  Eut-il  des  condisciples?  On  ne  le  voit  pas. 
Ses  amis,  on  les  ignore.  Il  naît,  c'est  tout  au  plus  si  l'on  sait  avec 
exactitude  en  quelle  année.  Il  se  révèle  de  bonne  heure,  à  qua- 
torze ans  signe  une  eau -forte  charmante;  à  vingt-deux,  igno- 
rant sur  bien  des  points,  il  est  sur  d'autres  d'une  maturité  sans 
exemple.  Il  travaille  et  produit  œuvres  sur  œuvres;  il  en  fait  d'ad- 
mirables. Il  les  accumule  en  quelques  années  avec  hâte,  avec  abon- 
dance, comme  si  la  mort  le  talonnait,  et  cependant  avec  une  ap- 
plication et  une  patience  qui  fait  que  ce  prodigieux  travail  est  un 
miracle.  Il  se  mariait,  jeune  pour  un  autre,  bien  tard  pour  lui, 
car  c'était  le  3  juillet  1650 ,  et  le  /i  août  IQbli,  quatre  ans  après,  la 
mort  le  prenait  ayant  toute  sa  gloire,  mais  avant  qu'il  ne  sût  tout 
son  métier.  Quoi  de  plus  simple,  de  plus  court,  de  plus  accompli? 
Du  génie  et  pas  de  leçons,  de  fortes  études,  un  produit  ingénu 
et  savant  de  vue  attentive  et  de  réflexion;  ajoutez  à  cela  un  grand 
charme  naturel,  la  douceur  d'un  esprit  qui  médite,  l'application 
d'une  conscience  chargée  de  scrupules,  la  tristesse  inséparable 
d'un  labeur  solitaire  et  peut-être  la  mélancolie  propre  aux  êtres 
mal  portans,  et  vous  aurez  à  peu  près  tout  Paul  Potter. 

A  ce  titre,  le  charme  excepté,  le  Taureau  de  La  Haye  le  repré- 
sente à  merveille.  Cest  une  grande  étude,  trop  grande  au  point  de 
vue  du  bon  sens,  pas  trop  pour  les  recherches  dont  elle  fut  l'objet 
et  pour  l'enseignement  qu'il  en  tira.  Songez  que  Paul  Potter,  à  le 
comparer  à  ses  brillans  contemporams ,  ignorait  toutes  les  habi- 
letés du  métier  :  je  ne  parle  pas  des  roueries  dont  sa  candeur  ne 
s'est  jamais  doutée.  Il  étudiait  spécialement  des  formes  et  des  as- 
pects en  leur  absolue  simplicité.  Le  moindre  artifice  était  un  em- 
barras qui  l'eût  gêné  parce  qu'il  eût  altéré  la  claire  vue  des  choses. 
Un  grand  taureau  dans  une  vaste  plaine,  un  grand  ciel  et  pour  ainsi 
dire  pas  d'horizon,  quelle  meilleure  occasion  pour  un  étudiant  d'ap- 
prendre une  fois  pour  toutes  une  foule  de  choses  fort  difliciles  et  de 
les  savoir,  comme  on  dit,  par  compas  et  par  mesure?  Le  mouvement 
est  simple,  il  n'en  fallait  pas;  le  geste  est  vrai,  la  tête  admirablement 
vivante.  La  bête  a  son  âge,  son  type,  son  caractère,  son  tempérament, 
sa  longueur,  sa  hauteur,  ses  attaches,  ses  os,  ses  muscles,  son  poil 
rude  ou  lisse,  bourru  ou  frisé,  sa  peau  flottante  ou  tendue,  —  le  tout 
à  la  perfection.  La  tête,  l'œil,  l'encolure,  l'avant-train,  sont,  au  point 
de  vue  de  l'observation  naïve  et  forte,  un  morceau  très  rare,  peut- 
être  bien  sans  pareil.  Je  ne  dis  pas  que  la  matière  soit  belle,  ni 
que  la  couleur  en  soit  bien  choisie;  matière  et  couleur  sont  ici  su- 
bordonnées trop  visiblement  à  des  préoccupations  de  formes  pour 
qu'on  puisse  exiger  beaucoup  sous  ce  rapport  quand  il  a  tout  ou 
presque  tout  donné  sons  un  autre.  Il  y  a  plus,  le  ton  même  et  le 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travail  de  ces  parties  violemment  observées  arrivent  à  rendre  la 
nature  telle  qu'elle  est  vraiment,  dans  son  relief,  ses  nuances,  sa 
puissance,  presque  jusque  dans  ses  mystères.  Il  n'est  pas  possible 
de  viser  un  but  plus  circonscrit,  mais  plus  formel,  et  de  l'atteindre 
avec  plus  de  succès.  On  dit  le  Taureau  de  Paul  Potter,  ce  n'est  point 
assez,  je  vous  l'affirme  :  on  pourrait  dire  le  taureau,  et  ce  serait  à 
mon  sens  le  plus  grand  éloge  qu'on  pût  faire  de  cette  œuvre  mé- 
diocre en  ses  parties  faibles,  et  cependant  si  décisive. 

Presque  tous  les  tableaux  de  Paul  Potter  en  sont  là.  Dans  la  plu- 
part, il  s'est  proposé  d'étudier  quelque  accident  physionomique  de 
la  nature  ou  quelque  partie  nouvelle  de  son  art,  et  vous  pouvez  être 
certain  qu'il  est  arrivé  ce  jour-là  à  savoir  et  à  rendre  instantané- 
ment ce  qu'il  apprenait.  La  Prairie  du  Louvre,  dont  le  morceau 
principal,  le  bœuf  gris-roux,  est  la  reproduction  d'une  étude  qui 
devait  lui  servir  bien  des  fois,  est  de  même  un  tableau  faible  ou 
un  tableau  très  fort,  suivant  qu'on  le  prend  pour  la  page  d'un 
maître  ou  pour  le  magnifique  exercice  d'un  écolier.  La  Prairie  avec 
bestiaux  du  musée  de  La  Haye,  les  Bergers  et  leur  troupeau,  Y  Or- 
phée charmant  les  animaux,  du  musée  d'Amsterdam,  sont,  chacun 
dans  son  genre,  une  occasion  d'études ,  un  prétexte  à  études ,  et 
non  pas,  comme  on  serait  tenté  de  le  croire,  une  de  ces  concep- 
tions où  l'imagination  joue  le  moindre  rôle.  Ce  sont  des  animaux 
examinés  de  près,  groupés  sans  beaucoup  d'art ,  dessinés  en  des 
attitudes  simples  ou  dans  des  raccourcis  difficiles,  jamais  dans  un 
effet  bien  compliqué  ni  bien  piquant.  Le  travail  est  maigre,  hé- 
sitant, quelquefois  pénible.  La  touche  est  un  peu  enfantine.  L'œil 
de  Paul  Potter,  d'une  exactitude  singulière  et  d'une  pénétration 
que  rien  ne  fatigue,  détaille,  scrute,  exprime  à  l'excès,  ne  se  noie 
jamais,  mais  ne  s'arrête  jamais.  Paul  Potter  ignore  l'art  des  sacri- 
fices, il  en  est  encore  à  ne  pas  savoir  qu'il  faut  quelquefois  sous- 
entendre  et  résumer.  Vous  connaissez  l'insistance  de  sa  brosse  et 
la  broderie  désespérante  dont  il  se  sert  pour  rendre  les  feuillages 
compactes  et  l'herbe  drue  des  prairies.  Son  talent  de  peintre  est 
sorti  de  son  talent  de  graveur.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  dans  ses 
œuvres  les  plus  parfaites ,  il  n'a  pas  cessé  de  peindre  comme  on 
burine.  L'outil  devient  plus  souple,  se  prête  à  d'autres  emplois; 
sous  la  peinture  la  plus  épaisse  on  continue  de  sentir  la  pointe 
fine,  l'entaille  aiguë,  le  trait  mordant.  Ce  n'est  que  graduellement 
avec  des  efforts,  et  par  une  éducation  successive  et  toute  person- 
nelle, qu'il  arrive  à  manier  sa  palette  comme  tout  le  monde  :  dès 
qu'il  y  parvient,  il  est  supérieur. 

On  peut,  en  choisissant  quelques-uns  de  ses  tableaux  dans  les 
dates  comprises  entre  1647  et  1652,  suivre  le  mouvement  de 
son  esprit,  le  sens  de  ses  études,  la  nature  de  ses  recherches,  et, 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  629 

à  une  heure  dite,  la  préoccupation  presque  exclusive  dans  laquelle 
il  se  plongeait.  On  verrait  ainsi  le  peintre  se  dégager  peu  à  peu  du 
dessinateur,  la  couleur  se  déterminer,  la  palette  prendre  une  orga- 
nisation plus  savante,  enfin  le  clair-obscur  y  naître  de  lui-même  et 
comme  une  découverte  dont  cet  innocent  esprit  ne  serait  redevable 
à  personne.  Cette  nombreuse  'ménagerie  réunie  autour  d'un  char- 
meur en  pourpoint  et  en  bottes,  qui  joue  du  luth  et  qu'on  appelle 
Orphée^  est  l'ingénieux  effort  d'un  jeune  homme  étranger  à  tous  les 
secrets  de  son  école,  et  qui  étudie  sur  des  pelages  de  bêtes  les 
effets  variés  de  la  demi-teinte.  C'est  faible  et  savant;  l'observation 
est  juste,  le  faire  timide,  la  visée  charmante.  Dans  la  Prairie  avec 
hestiauj",  le  résultat  est  encore  meilleur;  l'enveloppe  est  excellente, 
le  métier  seul  a  persisté  dans  son  enfantine  égalité.  La  Vache  qui 
se  mire  est  une  étude  de  lumière,  de  pleine  lumière,  faite  vers  le 
milieu  d'un  beau  jour  d'été.  C'est  un  tableau  fort  célèbre  et,  vous 
pouvez  m'en  croire,  extrêmement  faible,  décousu,  compliqué,  d'une 
lumière  jaunâtre,  qui,  pour  être  étudié  avec  une  patience  inouie, 
n'en  a  ni  plus  d'intérêt  ni  plus  de  vérité,  plein  d'incertitude  en  son 
effet,  d'une  application  qui  trahit  la  peine.  J'omettrais  ce  devoir  de 
classe,  un  des  moins  réussis  qu'il  ait  traités,  si,  même  en  cet  infruc- 
tueux effort,  on  ne  reconnaissait  l'admirable  sincérité  d'un  esprit 
qui  cherche,  ne  sait  pas  tout,  veut  tout  savoir,  et  s'acharne  d'au- 
tant plus  que  les  jours  lui  sont  comptés. 

En  revanche,  sans  m'écarter  du  Louvre  et  des  Pays-Bas,  je  vous 
citerais  deux  tableaux  de  Paul  Potter  qui  sont  d'un  peintre  con- 
sommé et  qui  décidément  aussi  sont  des  œuvres  dans  la  plus  haute 
et  dans  la  plus  rare  acception  du  mot;  —  et,  chose  remarquable, 
l'un  est  de  16Zi7,  l'année  même  où  il  signa  le  Taureau.  Je  veux 
parler  de  la  Petite  auberge  du  Louvre,  catalogué  sous  ce  titre  : 
Chevaux  à  la  porte  d'une  chaumière  (n*  399).  C'est  un  effet  de 
soir.  Deux  chevaux  dételés,  mais  harnachés,  sont  arrêtés  devant 
une  auge;  l'un  est  bai,  l'autre  blanc;  le  blanc  est  exténué.  Le  char- 
retier vient  da  puiser  de  l'eau  à  la  rivière;  il  remonte  la  berge  un 
bras  en  l'air,  de  l'autre  tenant  un  seau,  et  se  détache  en  silhouette 
douce  sur  un  ciel  où  le  soleil  couché  envoie  des  lueurs.  C'est  unique 
par  le  sentiment,  par  le  dessin,  par  le  mystère  de  l'effet,  par  la 
beauté  du  ton,  par  la  délicieuse  et  spirituelle  intimité  du  travail. 
L'autre  de  1653,  l'année  qui  précéda  la  mort  de  Paul  Potter,  est  un 
merveilleux  chef-d'œuvre  à  tous  les  points  de  vue  :  arrangement, 
taches  pittoresques,  savoir  acquis,  naïveté  persistante,  fermeté  du 
dessin,  force  dans  le  travail,  netteté  de  l'œil,  charme  de  la  main.  La 
galerie  d'Arenberg,  qui  possède  cet  inestimable  bijou,  ne  contient 
rien  de  plus  précieux.  Ces  deux  morceaux  incomparables  prouve- 
raient, à  ne  regarder  qu'eux,  ce  que  Paul  Potter  entendait  faire,  ce 


630-  REVUE    DES    DEUX   RONDES. 

qu'il  aurait  fait  certainement  avec  plus  d'ampleur,  s'il  en  avait  eu 
le  temps. 

Ainsi  voilà  qui  est  dit,  ce  que  Paul  Potter  avait  acquis  d'expé- 
rience, il  ne  le  devait  qu'à  lui-même.  Il  apprenait  de  jour  en  jour, 
tous  les  jours;  la  fm  arriva,  ne  l'oublions  pas,  avant  qu'il  eut  fini 
d'apprendre.  De  même  qu'il  n'avait  pas  eu  de  maîtres,  il  n'eut  pas 
d'élèves.  Sa  vie  fat  trop  courte  pour  contenir  encore  un  enseigne- 
ment. D'ailleurs  qu'aurait-il  enseigné?  La  manière  de  dessiner?  C'est 
un  art  qui  se  recommande  et  ne  s'enseigne  guère.  L'ordonnance  et 
la  science  des  effets?  Il  s'en  doutait  à  peine  en  ses  derniers  jours. 
Le  clair-obscur?  On  le  professait  dans  tous  les  ateliers  d'Amster- 
dam beaucoup  mieux  qu'il  ne  le  pratiquait  lui-même,  car  c'était 
une  chose,  je  vous  l'ai  dit,  que  la  vue  des  campagnes  hollandaises 
ne  lui  avait  révélée  qu'à  la  longue  et  rarement.  L'art  de  composer 
une  palette?  On  voit  la  peine  qu'il  eut  à  se  rendre  maître  de  la 
sienne.  Et  quant  à  l'habileté  pratique,  il  n'était  pas  plus  fait  pour 
la  recommander  que  ses  œuvres  n'étaient  faites  pour  en  donner  la 
preuve. 

Paul  Potter  peignit  de  beaux  tableaux  qui  ne  furent  pas  tous  de 
beaux  modèles.  11  donna  plutôt  de  bons  exemples,  et  toute  sa  vie 
ne  fut  qu'un  excellent  conseil.  Plus  qu'aucun  peintre  en  cette  école 
honnête  il  parla  de  naïveté,  de  patience,  de  circonspection,  d'amour 
passionné  pour  le  vrai.  Ces  préceptes  étaient  peut-être  les  seuls 
qu'il  eût  reçus  :  à  coup  sûr  c'étaient  les  seuls  qu'il  pût  transmettre. 
Toute  son  originalité  lui  vient  de  là,  sa  grandeur  aussi.  Un  vif  pen- 
chant pour  la  vie  champêtre,  une  âme  bien  ouverte,  tranquille, 
sans  nul  orage,  pas  de  nerfs,  une  sensibilité  profonde  et  saine,  un 
œil  admirable,  le  sens  des  mesures,  le  goût  des  choses  nettes,  bien 
établies,  du  savant  équilibre  dans  les  formes,  de  l'exact  rapport 
entre  les  volumes,  l'instinct  des  anatomies,  enfin  un  constructeur 
de  premier  ordre;  en  tout  cette  vertu  qu'un  maître  de  nos  jours  ap- 
pelait la  ]))'obité  du  talent-  une  préférence  native  pour  le  dessin, 
mais  un  tel  appétit  du  parfait  que  plus  tard  il  se  réservait  de  bien 
peindre  et  que  déjà  il  lui  arrivait  de  peindre  excellmiment;  une 
étonnante  division  dans  le  travail,  un  imperturbable  sang -froid 
dans  l'effort,  une  nature  exquise,  à  en  juger  par  son  triste  et  souf- 
frant visage,  —  tel  était  ce  jeune  homme,  unique  à  son  moment, 
toujours  unique  quoi  qu'il  arrive,  et  tel  il  apparaît  depuis  ses 
tâtonnemens  jusqu'en  ses  chefs-d'œuvre.  Quelle  rareté  de  sur- 
prendre un  génie,  quelquefois  sans  talent!  et  quel  bonheur  d'ad- 
mirer à  ce  point  un  ingénu  qui  n'avait  pour  lui  qu'une  heureuse 
naissance,  l'amour  du  vrai  et  la  passion  du  mieux  ! 

Eugène  Fromentin. 


LES 


PLANTES  CARNIVORES 


I.  J.  D.  Hooker,  Address  to  the  Department  of  zoology  and  bolany  of  the  Brilish  Association, 
Belfast,  augnstai,  1874.  —  il.  Ch.  Darwin,  Inseflivorous  Plants,  London  1875.  —  II.  F. 
Cohn,  Beitrâge  zw  Biologie  der  Pflanzen,  drittes  Heft,  Breslaa  1875. 


Ces  deux  mots,  «  plantes  carnivores,  »  en  apparence  inconci- 
liables, ont  l'air  d'énoncer  un  gros  paradoxe  et  presqu'une  hérésie 
physiologique  :  ils  impliquent  tout  au  moins  une  flagrante  contra- 
diction aux  idées  courantes  sur  la  nutrition  végétale.  Dans  ce  cycle 
de  migrations  de  la  matière  dont  le  règne  inorganique  est  à  la  fois 
le  point  de  départ  et  le  terme  d'arrivée  [pulvis  es  et  in  pulverem  re- 
vertens),  la  plante  semble  vouée  au  rôle  subalterne  de  pourvoyeuse 
de  la  nourriture  des  animaux.  Elle  seule,  puisant  dans  le  sol  et  dans 
l'air  les  élémens  bruts  et  le  détritus  de  la  vie,  en  recompose  ces 
productions  organiques  qui,  transformées  par  les  herbivores,  vont 
finalement  servir  d'aliment  aux  animaux  carnivores.  On  dirait  qu'un 
ordre  fatal  entraîne  dans  ce  courant  le  flux  mobile  des  atomes  in- 
destructibles et  que  le  végétal  le  plus  noble,  réduit  au  régime  ex- 
clusif des  élémens  minéraux  et  des  engrais ,  n'est  au  fond  que  le 
substratum  de  l'animalité  la  plus  infime. 

Tout  cela  paraît  être  l'évidence  même  lorsqu'on  s'en  tient  aux 
notions  vulgaires,  aux  apparences  superficielles  d'un  dualisme  ab- 
solu, d'un  antagonisme  de  nature  entre  les  animaux  et  les  plantes; 
mais  le  point  de  vue  s'élargit  et  se  rectifie  lorsque,  pénétrant  dans 
l'intimité  des  tissus,  on  voit  dans  la  plante  un  organisme  complexe 
dont  chaque  cellule,  au  moins  dans  sa  période  de  vitalité  la  plus 
active,  n'est  autre  chose  que  l'enveloppe  d'une  pulpe  animalisée, 
on  dirait  presque  d'un  animal  rudimentaire.  Le  protoplasme,  cette 
gelée  contractile  qui  vit  dans  la  cellule  végétale  comme  un  rhizo- 


(53*2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pode  dans  sa  coquille,  répond,  par  sa  composition  chimique  essen- 
tiellement azotée,  au  sarcode  dont  la  masse  homogène  constitue  le 
corps  entier  d'animaux  inférieurs.  Or,  si  la  plante  est  ainsi  peuplée 
au  dedans  d'animalcules  à  l'état  d'ébauche,  est-il  étonnant  que, 
par  exception  au  moins,  la  nourriture  azotée  parvienne  à  ces  hôtes 
intimes  par  la  voie  directe  de  l'absorption  épidermique,  au  lieu  de 
suivre  le  cours  détourné  de  l'absorption  par  les  racines?  Ne  voit-on 
pas  l'embryon  végétal,  aux  premières  phases  de  la  germination, 
absorber  ainsi  par  sa  surface  les  élémens  nutritifs  de  l'albumen 
qui  l'entoure,  si  bien  que,  par  un  ingénieux  stratagème,  M.  Van 
Tieghem  a  pu  remplacer  autour  de  cet  embryon  les  matières  albu- 
minoïdes  naturelles  par  des  alimens  artificiels  de  composition  ana- 
logue? Au  fond,  les  progrès  incessans  de  l'histoire  naturelle  géné- 
rale tendent  de  plus  en  plus  à  combler  tout  hiatus  entre  les  animaux 
et  les  végétaux  :  partout  le  parallélisme  s'accuse  entre  ces  deux 
branches- du  tronc  organique;  la  fusion  même  s'établit  de  l'une  à 
l'autre  à  leur  point  commun  d'origine,  dans  ces  êtres  ambigus  dont 
la  substance  uniforme,  dépourvue  de  toute  organisation  apparente, 
ne  manifeste  la  vitalité  que  par  d'obscures  contractions. 

Ces  réflexions  générales  prépareront  les  esprits  à  comprendre 
comment  une  plante  non  parasite,  sans  renoncer  à  son  mode  ordi- 
naire de  nutrition  par  le  sol  et  l'atmosphère,  peut  néanmoins  sai- 
sir une  proie  vivante,  en  dissoudre  les  élémens  azotés  au  moyen 
d'un  suc  acide  analogue  au  suc  gastrique,  enfm  absorber  ce  pro- 
duit de  digestion  pour  en  faire  soit  un  aliment  général  de  ses  tis- 
sus, soit  peut-être  la  nourriture  spéciale  du  protoplasme  des  cel- 
lules placées  dans  le  cercle  d'action  de  ces  surfaces  digestives. 

La  théorie  de  la  carnivorité  des  plantes  n'est  pas  du  reste,  comme 
on  pourrait  le  craindre,  une  élucubration  fantaisiste  de  quelque 
amateur  de  nouveautés  à  sensation.  Hasardée  en  premier  lieu  par 
des  chercheurs  modestes,  mais  sérieux,  MM.  Gurtis  (183Zi)  et  Ganby 
(1868),  tous  deux  botanistes  américains  et  par  cela  même  bien  pla- 
cés pour  observer  sur  le  vif  les  plus  curieuses  d'entre  les  plantes 
insectivores,  accueillie  et  confirmée  par  le  professeur  Asa  Gray, 
cette  doctrine  s'appuie  aujourd'hui  sur  l'autorité  de  maîtres  de  la 
science.  Un  éminent  botaniste,  le  docteur  Joseph  Dalton  Hooker, 
directeur  des  jardins  de  Kew  et  président  de  la  Société  royale  de 
Londres,  en  a  fait,  en  187Zi,  à  Belfast,  le  sujet  de  son  discours 
inaugural  devant  l'Association  britannique  pour  l'avancement  des 
sciences;  d'autre  part,  Charles  Darwin,  résumant  à  cet  égard  les 
études  de  quinze  années,  vient  de  publier  sur  les  plantes  «  insec- 
tivores »  un  livre  admirable  où  toutes  les  ressources  d'une  expé- 
rimentation fine,  délicate  et  précise  fournissent  une  base  solide  aux 
vues  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  originales. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  633 

Avec  de  tels  guides  et  de  tels  garans,  il  est  permis  de  s'avancer 
sans  trop  de  crainte  dans  le  champ  des  vérités  paradoxales.  Dût-on 
s'égarer  par  instans  aux  frontières  indécises  où  l'hypothèse  confine 
à  l'erreur,  on  est  sûr  de  regagner  vite  avec  eux  le  terrain  ferme  de 
la  méthode  scientifique.  Osons  donc  apprendre,  sans  scrupules  rou- 
tiniers, ce  qu'ils  nous  disent  des  appétits  insolites  de  ces  carnas- 
siers d'un  nouveau  genre,  plantes  par  leur  forme  et  leur  orga- 
nisation ,  animaux  par  certains  côtés  de  leurs  mœurs,  de  leurs 
mouvemens  et  par  leur  façon  d'approprier  à  leurs  tissus  une  portion 
importante,  sinon  nécessaire,  de  leurs  élémens  nutritifs. 

I.    —    LES    ROSSOLIS     OU    DROSERA. 

Les  plantes  les  plus  franchement  carnivores  sont  celles  qui  s'em- 
parent d'une  proie  animale  vivante,  l'imprègnent  d'une  sécrétion 
acide,  en  attaquent  ou  dissolvent  de  préférence  les  tissus  de  nature 
azotée,  et  finalement  absorbent  directement  par  leurs  feuilles  le 
produit  de  cette  sorte  de  digestion.  Dans  ce  groupe  sont  compris 
d'une  manière  évidente  les  divers  genres  de  la  famille  des  droséra- 
cées  {rossolis,  dionée,  aldrovandie),  les  grassettes  ou  pinguicula,  de 
la  famille  des  utriculariées,  et  dans  une  certaine  mesure  le  curieux 
genre  nepenthef;.  Chez  un  autre  groupe,  des  animaux  sont  pris  au 
piège;  mais  l'absence  au  moins  apparente  du  suc  digestif  fait  sup- 
poser que  la  digestion  véritable  y  est  incomplète,  sinon  absolu- 
ment nulle,  et  que  l'absorption  directe  par  les  feuilles  y  porte  non 
sur  des  produits  digérés,  mais  sur  des  produits  putréfiés;  tel  serait, 
d'après  Darwin,  le  cas  des  utriculaires  et  des  espèces  de  genlisea; 
quant  aux  sarracenia,  dont  les  feuilles,  transformées  en  cornets 
creux,  se  gorgent  d'insectes  qu'on  trouve  bientôt  réduits  en  un  pu- 
trilage  fétide,  des  études  sont  encore  nécessaires  pour  assigner  à 
chaque  espèce  sa  part  de  digestivité  véritable  ou  de  simple  absorp- 
tion de  produits  putrides.  Nous  exposerons  à  cet  égard  les  idées  du 
docteur  Hooker,  du  docteur  Mellichamp,  de  Charles  Riley,  et  les 
réserves  dont  semble  les  entourer  Darwin  en  excluant  du  groupe 
des  insectivores  ces  mêmes  sarracéniées. 

Le  phénomène  de  la  nutrition  chez  les  animaux  comprend  trois 
séries  d'actes  successifs  :  d'abord  la  capture  ou  la  préhension  des 
alimens,  puis  l'action  des  liquides  digestifs,  enfin  l'absorption  des 
produits  élaborés  que  l'assimilation  va  transformer  en  tissus  vivans. 
Chez  les  plantes  rarnhwrcs,  le  premier  de  ces  actes  avait  depuis 
longtemps  frappé  l'attention  même  d'observateurs  superficiels; 
toutes  constituant  en  effet  de  véritables  pièges  à  insectes,  des  at- 
trape-mouches, pour  employer  la  dénomination  vulgaire  de  la  plus 
connue  d'entre  elles,  la  dionée  ou  dionœa  muscipula.  C'est  par  cette 


634  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

singulière  plante  qu'il  faudrait  ouvrir  la  série  des  végétaux  însec-^ 
iivores,  si  l'on  s'en  tenait  à  la  rapidité  des  mouvemens,  au  jeu 
subit  des  valves  du  piège  qui  se  rabat  sur  la  victime;  mais,  parmi 
les  étrangetès  de  sa  nature,  la  dionée  présente  celle  d'être  confinée 
dans  un  coin  restreint  de  la  Caroline,  en  dehors  de  l'observation 
quotidienne  de  la  généralité  des  botanistes.  Les  rossolis  au  con- 
traire, genre  très  cosmopolite,  comptent,  à  côté  d'espèces  très  lo- 
calisées ,  des  types  répandus  à  profusion  sur  d'immenses  aires 
géographiques.  Partout,  dans  les  tourbières,  dans  les  bruyères  hu- 
mides de  notre  hémisphère  boréal,  ces  élégantes  plantules  étalent 
ou  redressent  leurs  rosettes  de  feuilles  humides,  grasses  et  rou- 
geâtres.  C'est  sur  la  plus  vulgaire  de  toutes,  le  rossolis  à  feuilles 
rondes  {drosera  l'otundifolia,  L.),  qu'ont  porté  les  recherches  pa- 
tientes de  Darwin;  c'est  sur  cette  espèce  qu'il  sera  facile  de  suivre 
les  phénomènes  de  motilité,  de  sécrétion  en  quelque  sorte  gastri- 
que, d'absorption  superficielle,  de  modifications  dans  le  contenu 
des  cellules,  qui  vont  nous  servir  de  critérium  et  de  type  pour 
l'étude  complète  des  végétaux  carnivores. 

Le  nom  de  rossolis,  qui  devrait  s'écrire  en  deux  mots,  ros  solis, 
signifie  rosée  du  soleil,  par  allusion  à  ces  gouttelettes  transparentes 
qui,  sous  le  soleil  le  plus  ardent,  brillent  sur  les  drosères  comme 
autant  de  perles  de  rosée  au  bout  des  poils  de  leurs  feuilles  (1). 
Ces  organes,  chez  le  rossolis  à  feuilles  rondes,  présentent,  au  som- 
met d'un  pétiole  long  et  grêle,  un  limbe  à  peu  près  circulaire  dont 
la  face  supérieure  est  toute  couverte  d'une  forêt  de  poils  visqueux. 
Darwin  appelle  ces  poils  des  tentacules,  sans  doute  par  une  vague 
allusion  aux  bras  préhenseurs  des  hydres  et  d'autres  animaux  aqua- 
tiques. Ces  tentacules  se  composent  d'un  pédicelle  en  forme  d'a- 
lêne et  d'une  glande  en  tête  d'épingle  qu'enveloppe  une  gouttelette 
visqueuse.  Ce  sont  à  la  fois  des  organes  de  sécrétion,  d'absorption  et 
de  transmission  de  mouvement. 

Pour  peu  qu'on  observe  dans  la  nature  les  feuilles  de  drosera, 
on  s'aperçoit  qu'un  très  grand  nombre  tiennent  embrassés  sous 
leurs  tentacules  infléchis  de  petits  insectes,  principalement  des 
diptères,  mouches  ou  moucherons  à  deux  ailes  transparentes.  Un 
fait  aussi  fréquent  dut  frapper  de  bonne  heure  les  naturalistes  et 
même  les  simples  curieux;  mais  la  vraie  signification  n'en  fut  que 
tardivement  comprise.  On  supposait  naturellement  que  les  in- 
sectes ainsi  captifs  s'étaient  tout  simplement  englués  dans  la  visco- 
sité des  glandes,  et  que  leurs  vains  efforts  pour  s'échapper  avaient 
fait  courber  mécaniquement  les  tentacules  de  la  feuille.  Réduit  à 

(1)  On  regrette  que  Linné,  par  un  purisme  arbitra  ire  de  nomenclature,  ait  cru  devoir 
changer  ce  nom  poétique  en  celui  de  drosera  (de  drosos,  rosée),  qui  ne  dit  rien  de 
net  à  l'esprit. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  635 

ces  proportions,  le  phénomène  n'avait  rien  de  surprenant.  Il  sem- 
blait qu'il  y  eût  là  pur  accident  sans  trace  d'action  vitale,  ni  de 
motion  déterminée  vers  un  but,  ni  surtout  d'utilité  directe  de  l'in- 
secte pour  la  feuille  qui  l'a  saisi.  Cependant  dès  1780  les  mou- 
vemens  des  tentacules  du  drosera  furent  presque  simultanément 
observés  en  Allemagne  par  le  sagace  botaniste  Roth,  en  Angle- 
terre par  deux  amateurs,  Gardom,  botaniste  du  Derbyshire,  et 
Whateley,  chirurgien  distingué  de  Londres.  L'observation  de  Roth 
et  une  autre  analogue  du  docteur  Behr  sur  le  drosera  sulfurea 
d'Australie,  publiée  en  1847,  étaient  à  peu  près  oubliées  ou  négli- 
gées lorsque  je  les  rappelai  sommairement,  en  les  acceptant  pour 
vraies,  dans  une  revue  monographique  des  droséracées,  échap- 
pée je  ne  sais  comment  à  l'érudition  si  vaste  du  docteur  Hooker 
et  de  Darvi^in.  La  question  s'est  précisée  depuis  dans  les  travaux  de 
Milde  (1852),  de  Nitschke  (1860-1861),  d'Augé  de  Lassus  (1861), 
de  J.  Scott  (18<32),  de  M"^"  Treat  (1871),  de  A.-W.  Bennett  (1873),  du 
docteur  Burdon  Sanderson  en  juin  187â,  et  du  docteur  J.-D.  Hooker 
en  août  de  la  même  année;  mais  c'est  dans  le  livre  récent  de  Dar- 
win (1875)  qu'il  faut  chercher,  avec  le  résumé  de  ces  recherches 
partielles,  l'exposé  le  plus  complet,  le  plus  ingénieux,  le  plus  mi- 
nutieusement détaillé,  le  plus  vigoureusement  déduit  d'un  sujet 
qu'il  a  fait  sien  depuis  1860  et  pour  lequel  la  collaboration  de  ses 
deux  fils,  Francis  et  George,  a  multiplié  sa  puissance  prodigieuse  de 
travail.  C'est  dans  le  livre  lui-même  qu'on  trouvera  mille  détails 
d'expérimentation  délicate;  tout  ce  qu'on  peut  faire  ici,  c'est  d'en 
esquisser  à  grands  traits  les  faits  saillans  et  les  résultats  généraux. 
La  feuille  du  drosera  constitue  un  piège  à  mouches  d'un  jeu  très 
lent,  mais  d'une  rare  sûreté  d'action.  Au  repos,  tendus  pour  saisir 
leur  proie,  les  tentacules  extérieurs  s'étalent  en  rayonnant  sous  des 
angles  très  ouverts;  tous  sont  armés  de  leur  gouttelette  perfide, 
dont  l'éclat  attire  peut-être  la  victime  et  dont  la  viscosité  la  re- 
tient en  l'engluant.  Que  du  bout  de  ses  jambes  grêles  un  malheu- 
reux moucheron  effleure  cette  perle  liquide,  à  l'instant  le  piège  entre 
en  action  et  ne  lâchera  plus  la  victime.  Fixé  dans  une  glu  tenace, 
l'insecte  fait  de  vains  efforts  pour  s'en  détacher  :  ces  efforts  même 
vont  le  perdre,  car  la  moindre  pression  sur  le  tissu  d'une  glande 
non-seulement  fait  infléchir  le  tentacule  touché,  mais  transmet  le 
mouvement  aux  tentacules  voisins.  Ceux-ci,  s'infléchissant  à  leur 
tour,  s'abattent  sur  le  pauvre  insecte.  Plus  la  pression,  plus  les  ti- 
raillemens  se  répètent,  plus  la  victime  est  robuste  et  remuante, 
plus  s'élargit  le  cercle  des  mouvemens  et  s'augmente  le  nombre 
des  fikmens  rabattus  :  le  disque  même  de  la  feuille,  d'abord  plane 
ou  à  peine  concave,  se  contracte  plus  ou  moins  en  coupe  évasée  et 
finit  par  engloutir  l'insecte  comme  dans  un  estomac  temporaire  où 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  digestion  va  s'établir.  Plus  tard,  la  digestion  achevée  et  l'absorp- 
tion faite,  la  feuille  reprendra  graduellement  sa  forme  première, 
les  tentacules  reviendront  à  leur  position  de  repos,  les  glandes  se 
remettront  h  sécréter  leur  perle  visqueuse  :  bref,  le  piège  sera  tendu 
de  nouveau,  prêt  à  recommencer  trois  fois  ce  manège,  auquel  pour- 
tant s'use  à  la  fin  sa  vitalité.  A  mesure  qu'une  feuille  vieillie  est  hors 
de  service,  de  nouvelles  la  remplacent,  si  bien  que,  pour  un  seul  pied 
de  drosera,  c'est  par  vingtaines  tout  au  moins  qu'on  pourrait  évaluer 
pour  l'année  les  insectes  pris  ou  en  voie  d'être  digérés  ou  réduits 
à  l'état  de  dépouille  sèche  par  l'absorption  de  leurs  parties  diges- 
tibles. Sur  une  seule  et  même  feuille,  Darwin  a  compté  jusqu'à 
treize  cadavres  ou  restes  d'insectes  témoins  des  repas  antérieurs  de 
cette  araignée  végétale. 

Tel  est,  vu  d'ensemble,  le  premier  acte  de  la  carnivorité  du 
drosera.  Étudié  dans  ses  détails,  le  jeu  de  cet  appareil  de  capture 
n'en  est  que  plus  merveilleux.  Voyons  par  exemple  comment  se 
transmet  et  s'irradie  le  mouvement  imprimé  aux  tentacules.  Qu'une 
excitation  mécanique  ou  autre  s'exerce  sur  une  glande,  l'action 
s'en  traduit  à  l'œil  par  l'incurvation  du  pédicelle  qui  la  supporte, 
c'est  là  proprement  l'effet  direct  et  local  de  l'irritation.  Le  contact 
d'un  petit  fragment  de  viande  crue  a  produit  parfois  en  dix  secondes 
une  légère  inflexion,  en  cinq  minutes  une  incurvation  notable,  en  une 
demi-heure  le  rabattement  du  tentacule  sur  le  centre  de  la  feuille. 

Quand  l'agent  excitateur,  corps  d'insecte,  viande,  etc.,  repose 
sur  le  centre  même  de  la  feuille ,  c'est  vers  ce  point  que  s'inflé- 
chissent tous  les  tentacules.  Qu'on  place  au  contraire  le  corps  sti- 
mulant sur  le  milieu  d'une  des  moitiés  du  limbe,  c'est  sur  ce  corps 
même  que  se  portent  les  tentacules  environnans,  même  ceux  du 
centre,  qui  d'habitude  restent  droits  lorsqu'ils  reçoivent  directe- 
ment l'excitation;  en  un  mot,  le  centre  d'excitation  devient  en  même 
temps  centre  attractif,  si  bien  que  l'on  peut  faire  converger  en 
deux  groupes  symétriques  tous  les  tentacules  d'une  feuille  en  pla- 
çant un  fragment  de  phosphate  d'ammoniaque  au  milieu  de  chaque 
moitié  du  limbe.  Il  est  curieux  également  de  voir  un  côté  de  la 
feuille  avec  ses  tentacules  tous  repliés  sur  une  proie,  tandis  que 
l'autre  côté  reste  étalé  dans  la  position  du  piège  en  arrêt.  En  tout 
cas,  les  tentacules  se  dirigent  invariablement  dans  le  sens  voulu 
pour  embrasser  l'insecte  captif:  admirable  adaptation  des  moyens 
au  but  qui  se  révélera  mieux  encore  lorsque  nous  verrons  ces 
mêmes  organes  modifier  la  sécrétion  de  leurs  glandes  dès  qu'il 
s'agit  de  digérer  la  proie  qu'elles  ont  saisie.  On  dirait  qu'une  sorts 
d'instinct  aveugle  dirige  des  mouvemens  aussi  précis,  ou  plutôt  on 
serait  tenté  d'y  voir  comme  une  trace  des  actions  nerveuses  dites 
réflexes,  si  l'absence  totale  d'un  tissu  nerveux  chez  les  plantes  ne 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  637 

faisait  naturellement  pécher  par  la  base  cette  dernière  assimilation. 

Les  causes  d'excitation  des  tentacules  sont  nombreuses  et  variées. 
Et  d'abord  il  en  est  de  purement  mécaniques,  le  choc,  la  pression 
par  exemple.  Un  simple  choc  par  un  corps  dur  ne  cause  pas  d'in- 
curvation; trois,  quatre  ou  plusieurs  chocs  répétés  déterminent 
plus  ou  moins  cette  inflexion,  suivant  l'état  de  l'organe;  mais  l'in- 
fluence d'une  pression  continue,  même  très  légère,  est  véritablement 
étonnante.  C'est  dans  le  détail  des  expériences  de  ce  genre  que 
brille  l'ingéniosité  de  Darwin.  Employant  des  particules  très  ténues 
de  verre,  de  cheveux,  de  liège,  il  s'est  assuré  que  les  tentacules  s'in- 
fléchissent sensiblement  dès  que,  franchissant  en  partie  la  couche 
de  viscosité  accumulée  sur  la  glande,  ces  particules  arrivent  en  con- 
tact du  tissu  sécréteur  lui-même.  Chose  merveilleuse,  le  poids 
d'un  fragment  de  cheveu,  estimé  par  d'ingénieux  calculs  à  8  mil- 
lièmes de  milligramme,  a  suffi  pour  produire  sensiblement  ce 
phénomène.  Or,  tandis  que  de  tels  fétus  agissent  comme  excita- 
teurs en  tant  que  particules  solides,  de  grosses  gouttes  de  pluie 
frappant  ces  mêmes  organes,  un  souffle  de  l'haleine  humaine  ou 
du  vent,  peuvent  les  agiter  sans  que  le  mouvement  d'inflexion 
se  produise  au  moindre  degré.  Darwin  serait  tenté  d'expliquer 
ce  fait  par  une  sorte  d'assuétude  acquise  à  travers  les  âges  par  les 
générations  du  drosera.  Cette  explication  un  peu  hardie  est  dans 
le  courant  d'idées  de  la  sélection  naturelle;  mais  en  tout  cas  l'au- 
teur reconnaît  ingénument  que  l'impassibilité  du  drosera  à  l'égard 
du  vent  et  de  la  pluie  est  une  qualité  très  utile  pour  une  plante 
appelée  à  tenir  tendus  des  pièges  que  ces  météores  auraient  pu  sans 
cela  détendre  à  tout  moment  :  aveu  précieux  à  recueillir  de  la 
bouche  d'un  des  adversaires  de  la  théorie  des  causes  finales.  Qu'on 
invoque  tant  qu'on  voudra  les  adaptations  des  moyens  au  but,  on 
n'eff'acera  pas  de  l'idée  des  hommes  de  simple  bon  sens  que  de  si 
merveilleux  agencemens,  tout  soumis  qu'ils  sont  en  tant  que  faits 
aux  lois  fatales  du  déterminisme,  ne  se  rattachent  pas  néanmoins 
par  leurs  causes  les  plus  profondes  au  plan  harmonique  d'une  in- 
telligence ordonnatrice  (1). 

Pour  rester  dans  le  domaine  des  excitans  purement  physiques, 
c'est  le  cas  de  signaler  ici  les  elïets  de  la  chaleur  et  de  l'électricité 
sur  les  mouvemens  du  drosera.  La  chaleur  modérée,  ainsi  qu'on 
pouvait  le  prévoir,  augmente  l'excitabilité  de  la  plante.  Plongées 

(1)  Darwin,  il  est  vrai,  atténue  lui-môme  l'aveu  en  question  en  ajoutant  que,  dans 
bien  des  cas,  les  tentacules  de  drosera  se  rabattent  sans  utilité  sur  des  corps  inertes 
qui  ne  peuvent  rien  fournir  à  la  plante.  La  finalité  serait  donc  en  défaut  sur  ce  point; 
mais  cet  argument  touchera  peu  ceux  qui,  comme  moi,  admettent  le  mal  au  sens  hu- 
main comme  ayant  sa  place  dans  la  nature,  sans  que  ces  écarts  partiels  troublent 
l'harmonie  générale  des  choses. 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'eau  de  AS%8  à  51°,6,  des  feuilles  ont  replié  tous  leurs  tenta- 
cules. Chaufifée  à  5/i%  l'eau  paralyse  ces  mêmes  feuilles  en  les 
mettant  dans  cet  état  d'inertie  que  Sachs  appelle  rigidité  par  la 
chaleur  et  qui  se  produit  chez  la  sensitive  quand  on  expose  cette 
plante  à  l'air  humide,  chauffé  à  A5  ou  50  degrés.  L'influence  du 
courant  galvanique  sur  les  tentacules  du  drosera  n'a  pas  été  étu- 
diée en  grand  détail,  Darwin  nous  promet  là-dessus  un  travail  de 
son  fils  Francis,  dont  il  cite  comme  avant-goût  une  curieuse  obser- 
vation. Deux  aiguilles  plantées  simplement  dans  la  feuille  d'un  dro- 
sera n'en  ont  pas  fait  mouvoir  les  tentacules,  mais  l'inflexion  de  ces 
organes  s'est  faite  dès  que  deux  aiguilles  pareillement  insérées  ont 
été  mises  en  rapport  avec  le  circuit  secondaire  d'un  appareil  d'in- 
duction. On  verra  tout  à  l'heure  le  rapport  de  cette  curieuse  expé- 
rience avec  celle  que  le  docteur  Surdon  Sanderson  avait  faite  aupa- 
ravant sur  la  feuille  de  la  dionée. 

Passons  maintenant  aux  effets  de  certains  liquides  organiques  na- 
turels ou  d'infusions  ou  de  décoctions  de  matières  végétales.  Ces 
expériences  ont  été  faites  en  déposant  sur  la  feuille  des  gouttelettes 
de  ces  liquides  d'un  poids  moyen  d'un  tiers  de  milligramme.  Suivant 
qu'ils  contiennent  ou  non  de  l'azote,  on  a  pu  les  distribuer  en  deux 
groupes  :  d'une  part  les  non -azotés,  solutions  de  gomme  arabique, 
de  sucre,  d'empois,  etc.;  d'autre  part  les  azotés,  lait,  urine,  albumine 
de  l'œuf,  infusion  froide  et  filtrée  de  viande  crue,  décoction  de  pois 
verts,  etc.  Nuances  à  part,  un  fait  saillant  et  curieux  se  dégage  de  ces 
essais  :  c'est  que  les  substances  non  azotées  ont  été  sans  action  sur 
les  tentacules,  que  les  azotées  au  contraire  ont  agi  d'une  façon  très 
marquée  en  provoquant  l'inflexion  des  filamens  à  peu  près  en  pro- 
portion de  leur  richesse  en  azote.  C'est  presque  sûrement  aussi  par 
leur  azote  que  les  sels  ammoniacaux  en  dissolution  exercent  sur  le 
drosera  une  si  puissante  influence  :  le  plus  actif  de  tous  les  sels  de 
ce  groupe  est  le  phosphate  d'ammoniaque,  dont  une  dose  de  3  mil- 
lionièmes de  milligramme  a  le  pouvoir  de  faire  courber  un  ten- 
tacule du  bord  de  la  feuille  jusque  sur  le  centre  du  limbe.  Ces 
quantités  infinitésimales  sont  encore  fortes  auprès  des  dimensions 
infimes  que  doivent  avoir  les  particules  solides  des  effluves  que  le 
gibier  laisse  sur  son  passage  et  que  l'odorat  du  chien  de  chasse 
saisit  pourtant,  grâce  à  l'admirable  sensibilité  de  son  organe  ol- 
factif. Pour  tout  ce  qui  touche  aux  impressions,  la  ténuité  même 
des  particules,  loin  d'être  un  obstacle,  est  au  contraire  une  cir- 
constance favorable  aux  effets  produits.  On  est  là  dans  un  do- 
maine à  part  où  le  microscope  lui-même  n'a  plus  d'accès,  et  qui, 
soumis  sans  doute  aux  lois  générales  de  la  mécanique,  échappe  à 
toute  autre  évaluation  numérique  que  celle  du  calcul  abstrait. 
Le  fait  le  plus  remarquable  dans  cette  puissance  d'excitation  du 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  639 

phosphate  d'ammoniaque,  c'est  la  présence  simultanée  dans  ce  sel 
de  l'azote  et  du  phosphore,  c'est-à-dire  des  deux  substances  les 
plus  animalisées  peut-être  qui  se  rencontrent  dans  les  végétaux. 
L'association  de  ces  deux  corps  dans  les  graines,  dans  les  bour- 
geons, dans  les  tissus  jeunes  des  plantes,  en  démontre  assez  net- 
tement la  valeur  comme  élémens  nutritifs.  C'est  donc  une  confir- 
mation remarquable  de  ces  propriétés  si  connues  que  de  voir  ces 
mêmes  élémens,  azote  et  phosphore,  exciter  vivement  l'appétit  des 
végétaux  carnivores  et  provoquer  avec  tant  d'énergie  les  phéno- 
mènes précurseurs  ou  directement  actifs  de  la  digestion. 

Digestion  serait  un  mot  déplacé,  si  l'on  prétendait  l'appliquer  au 
phosphate  d'ammoniaque  en  tant  que  s-el  de  nature  inorganique; 
mais  le  mot  devient  très  juste  dès  qu'il  s'applique  aux  substances 
organiques  solides  dont  il  nous  reste  à 'étudier  le  rôle  comme  ali- 
mens  des  plantes  carnivores.  Ce  rôle,  il  est  vrai,  n'est  pas  abso- 
lument réglé  par  la  présence  de  l'azote  dans  ces  substances,  car 
plusieurs  produits  manifestement  azotés,  tels  que  la  pepsine,  l'urée, 
la  chlorophylle  et  autres,  échappent  à  la  digestion  du  drosera;  mais 
en  groupant  en  deux  séries  les  matières  essayées,  les  digestibles 
d'un  côté,  les  non  di-gestibles  de  l'autre,  on  s'aperçoit  aisément  que 
les  premières  renferment  toutes  de  l'azote,  tandis  que  chez  les  se- 
condes cet  élément  est  souvent  absent  ou  peut-être  dans  des  com- 
binaisons qui  l'empêchent  d'être  absorbé. 

En  tête  des  substances  essentiellement  digestibles  se  placent,  sans 
parler  des  insectes  à  tégumens  mous,  la  chair  musculaire  et  le 
blanc  d'œuf  coagulé.  L'effet  de  ces  substances  est  si  marqué  qu'on 
a  pu  les  prendre  pour  appât  dans  les  curieuses  expériences  desti- 
nées à  démontrer  la  réalité  de  la  digestion.  La  chair,  dans  ce  cas, 
a  dû  être  employée  en  petits  fragmens,  de  plus  gros  pouvant  causer 
à  la  feuille  une  sorte  d'indigestion  qui  se  traduit  par  une  altération 
marquée  de  la  vitalité  des  glandes.  De  petits  cubes  de  blanc  d'œuf, 
placés  sur  diverses  régions  de  la  feuille,  ont  d'abord  provoqué  l'a- 
baissement des  tentacules,  puis  augmenté  l'abondance  et  déterminé 
l'acidité  de  la  sécrétion  visqueuse,  enfin,  sous  l'influence  de  ce 
suc  acide,  ils  se  sont  graduellement  ramollis,  ont  perdu  leurs  arêtes 
vives,  et  ont  pris  dans  la  plus  grande  partie  de  letir  masse  une  trans- 
parence caractéristique.  La  sécrétion  acide  du  drosera  dissout  aussi 
le  cartilage,  l'os  et  jusqu'à  l'émail  des  dents.  Un  des  faits  les  plus 
curieux  dans  la  marche  de  la  digestion  du  blanc  d'œuf,  c'est  que 
l'addition  d'un  alcali,  du  carbonate  de  soude  par  exemple,  arrête  le 
phénomène  en  neutralisant  l'acide  du  suc  digestif  :  qu'on  ajoute 
alors  un  peu  d'acide  chlorhydrique  dilué  de  manière  à  neutraliser 
la  soude,  la  digestion  reprend  son  cours,  l'acide  du  suc  digestif 
étant  remis  en  liberté. 


6h0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quel  est  cet  acide  qui,  dans  la  sécrétion  du  drosera,  semble  cor- 
respondre à  l'acide  chlorhydrique  libre  du  suc  gastrique  des  ani- 
maux? La  difficulté  d'isoler  du  drosera  une  dose  suffisante  de  suc  di- 
gestif est  cause  qu'on  n'a  pu  résoudre  d'une  manière  certaine  ce  pro- 
blème délicat  de  chimie  physiologique.  M.  le  professeur  Frankland 
a  pensé  néanmoins  que  dans  le  liquide  à  lui  soumis  par  Darwin  il  y 
avait  de  l'acide  propionique,  en  tout  cas  un  acide  de  la  série  acétique 
ou  grasse.  Outre  cet  acide  du  reste,  Darwin  admet  que  le  même  suc 
contient  un  ferment  spécial  analogue  à  la  pepsine,  et  qui  n'apparaît 
dans  la  sécrétion  que  sous  l'influence  d'une  première  absorption  de 
matière  animale  soluble.  11  se  passerait  là,  chez  la  plante,  l'analogue 
de  ce  que  Schiflf  assure  avoir  lieu  chez  l'animal,  dont  l'estomac  ne 
sécréterait  la  pepsine  qu'après  avoir  absorbé  certaines  substances 
dites  peptogènes.  Quant  à  l'acide,  s'il  se  produit  chez  le  drosera 
sous  l'influence  d'un  stimulant  mécanique  ou  inorganique,  la  même 
chose  a  lieu  pour  l'estomac,  qui,  mécaniquement  irrité,  verse  un  suc 
acide  sans  avoir  rien  à  digérer.  S'il  est  vrai  du  reste  que  même  des 
causes  mécaniques  ou  la  pression  de  corps  inertes,  tels  que  le  verre 
pilé,  déterminent  chez  le  drosera  les  phénomènes  qu'y  provoque  le 
contact  des  substances  vraiment  nutritives,  l'action  de  ces  dernières 
se  distingue  par  une  énergie  plus  grande  et  par  la  durée  plus  pro- 
longée de  l'inflexion  des  tentacules.  C'est  à  ce  signe  surtout  que  se 
distingue  la  vraie  digestion  de  ce  qui  n'en  a  que  l'apparence ,  je 
veux  dire  le  rabattement  temporaire  des  tentacules  sur  des  corps 
impropres  à  nourrir  la  feuille  :  dans  ce  dernier  cas,  les  tentacules  se 
relèvent  assez  promptement.  Au  contraire,  appliqués  sur  une  proie 
ou  sur  une  substance  digestible,  ces  organes  ne  se  redressent  qu'a- 
près avoir  achevé  leur  tâche  d'agens  digestifs. 

Il  était  curieux  de  savoir  si  l'albumen  des  semences,  si  le  contenu 
azoté  des  grains  de  pollen  seraient  attaqués  par  le  drosera.  L'affir- 
mative s'est  dégagée  des  expériences  faites  dans  ce  sens.  De  cet 
exemple  du  pollen  et  de  quelques  essais  faits  avec  des  fragmens 
de  feuilles  de  chou  et  d'épinard,  il  résulte  que  le  drosera  est  dans 
une  certaine  mesure  herbivore,  mais  que  dans  ce  cas  l'action  di- 
gestive,  à  peu  près  nulle  sur  la  cellulose  qui  forme  la  paroi  solide 
des  cellules,  s'exerce  spécialement  sur  le  contenu  azoté  de  ces  or- 
ganes. 

En  résumé,  sauf  les  réserves  sur  quelques  points  de  détail,  l'en- 
semble des  faits,  des  expériences,  est  favorable  à  l'idée  d'une  diges- 
tion foliaire  chez  le  drosera.  Rien  ne  ms^nque  à  l'analogie  entre  la  di- 
gestion animale  et  cette  digestion  végétale,  ni  l'acte  préparatoire, 
capture  de  la  proie  vivante,  ni  l'acte  essentiel,  caractéristique,  action 
dissolvante  d'un  suc  acide  et  d'un  ferment  spécial  sur  des  alimens 
de  nature  protéique  comprenant  toujours  l'azote  au  nombre  de  leurs 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  641 

élémens.  Ce  dernier  trait  prouve  que  la  digestion  végétale  répond 
simplement  à  celle  de  l'estomac  des  animaux,  abstraction  faite  de 
l'action  salivaire,  qui  se  porte  sur  les  matières  féculentes,  et  de  l'ac- 
tion de  la  bile  et  du  suc  pancréatique,  affectée  à  la  dissolution  des 
matières  grasses.  Rien  n'empêcherait  du  reste  de  considérer  l'ana- 
logue de  la  digestion  salivaire  comme  existant  chez  la  plante  dans  la 
profondeur  des  tissus.  Dès  à  présent,  il  est  donc  facile  d'entre- 
voir que  tous  les  phénomènes  de  nutrition,  au  lieu  d'être  sou- 
mis chez  les  plantes  et  les  animaux  à  des  règles  plus  ou  moins 
antagonistes,  présentent  au  contraire  dans  leur  ensemble  un  paral- 
lélisme des  plus  prononcés.  Le  fait  de  la  carnivorité  végétale  aura 
sans  doute,  par  son  étrangeté  même,  le  privilège  d'ouvrir  des  hori- 
zons tout  nouveaux  à  l'étude  comparative  des  deux  sous-règnes 
organiques.  On  comprendra  de  mieux  en  mieux  comment  les  ma- 
nifestations extérieures  de  la  vie,  en  apparence  si  opposées  dans 
l'animal  et  la  plante,  reposent  au  fond  sur  la  même  base,  celle  des 
mouvemens  moléculaires  d'un  très  petit  nombre  d' élémens  fonda- 
mentaux, dont  pas  un  n'existe  chez  l'animal  le  plus  élevé  qui  ne 
puisse  se  retrouver  chez  la  plante  la  plus  simple.  Ceci  ne  veut  pas 
dire  que  tout  dans  le  monde  se  ramène  aux  modifications  de  la  ma- 
tière. La  fatalité  dans  les  mouvemens  est  l'essence  même  des  lois  na- 
turelles, mais  ces  lois  elles-mêmes  en  tant  qu'harmoniques  décèlent 
un  plan,  une  pensée,  dont  le  hasard  est  incapable  et  dont  l'intelli- 
gence humaine  est  comme  un  lointain  et  pâle  reflet.  Si  le  déter- 
minisme trace  à  la  matière  esclave  sa  marche  fatale,  il  suffit  à 
l'homme  de  sentir  sa  volonté  pour  concevoir  au-dessus  de  la  ma- 
tière et  de  la  force  ce  quid  divinum  qui  représente  l'intelligence  et 
la  liberté. 

Un  dernier  acte  est  nécessaire  à  la  plante  Carnivore  pour  utiliser 
les  produits  de  sa  digestion  :  il  faut  que  ces  produits,  devenus 
liquides,  pénètrent  dans  le  tissu  de  la  feuille  et  peut-être  même, 
de  proche  en  proche,  de  la  plante  entière.  Cette  absorption  post- 
digestive,  mal  connue  au  fond,  plutôt  admise  par  raisonnement 
que  mesurée  par  expérience,  serait  concentrée  d'après  Darwin  sur 
les  glandes  des  tentacules;  elle  se  décèlerait  surtout  par  ce  fait 
que  les  glandes  en  question,  d'abord  stimulées  par  la  présence 
des  substances  nutritives  à  sécréter  abondamment  un  suc  acide, 
deviendraient  au  contraire  peu  sécrétantes  à  mesure  que  la  diges- 
tion approcherait  de  sa  fin  et  qu'on  les  trouverait  presque  sèches 
quand  leurs  pédicelles  se  redresseraient  pour  se  remettre  à  l'affût 
d'une  proie  nouvelle.  Les  changemens  de  couleur  survenus  dans 
le  protoplasme  des  glandes  à  la  suite  de  la  digestion  seraient  aussi 
des  indices  qu'une  absorption  s'est  faite  par  les  parois  de  leurs  cel- 

TOME  XIII.  —  1876.  41 


(Î42  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Iules.  La  disparition  graduelle  des  fluides  épais  produits  pendant 
la  digestion,  trop  rapide  pour  qu'on  puisse  y  voir  un  simple  effet 
d'évaporation  clans  l'air,  donnerait  au  fond  la  preuve  la  plus  di- 
recte de  l'absorption  de  ces  fluides  par  les  glandes.  Le  fait  semble 
très  évident  chez  la  dionée,  comme  on  le  verra  plus  loin;  mais  il 
faut  bien  avouer  que  cette  partie  de  la  question  est  celle  qui  ap- 
pelle encore  le  plus  de  recherches.  Avec  les  maigres  données  ex- 
périmentales que  l'on  possède  à  cet  égard,  il  est  difficile  de  se  faire 
une  idée  précise  de  la  part  que  prennent  à  l'absorption  la  surface 
générale  de  la  feuille  et  les  cellules  des  tentacules.  Bien  plus  ma- 
laisé serait-il  de  définir  dans  quelle  étendue  de  l'organisme  entier 
de  la  plante  se  diffuse  la  matière  supposée  nutritive  que  la  surface 
du  limbe  foliaire  a  digérée.  Peut-être  même  serait-ce  trop  s'avancer 
que  de  voir  dans  la  digestion  foliaire  un  élément  absolument  néces- 
saire de  la  nutrition  du  drosera.  Ce  pourrait  n'être  qu'un  supplé- 
ment très  utile  d'alimentation  pour  une  plante  qui  vit  parfois  dans 
le  sphagnum  pur,  c'est-à-dire  dans  une  mousse  blanchâtre  pauvre 
en  chloroi)hylle,  à  tige  gorgée  d'eau,  imprégnée  des  produits  acides 
de  l'humus  particulier  aux  tourbières,  mais  peu  riche  d'ailleurs  en 
élémens  azotés.  C'est  même  une  observation  judicieuse  de  Darwin 
que,  chez  les  droseracées  et  chez  les  plantes  carnivores  en  général, 
le  système  radiculaire  (lorsqu'il  n'est  pas  nul  comme  chez  l'aldro- 
vandie)  est  singulièrement  peu  développé  :  les  maigres  racines  du 
drosera  doivent  néanmoins  être  de  puissans  suçoirs  pour  puiser 
l'eau  nécessaire  à  tenir  humide  et  gorgé  le  tissu  charnu  de  ces 
feuilles,  dont  chacune  porte  de  120  à  260  poils  visqueux  coiffés  de 
leur  gouttelette  toujours  fraîche  même  sous  l'action  desséchante 
du  soleil.  Ainsi  le  drosera  boirait  largement,  mais  mangerait  peu 
par  ses  racines  :  la  nourriture  azotée  lui  parviendrait  par  les  feuilles 
comme  un  élément  utile,  sinon  absolument  indispensable  à  son 
développement  normal. 

Ces  réserves,  que  nous  croyons  devoir  faire  sur  le  dernier  acte 
(et  non  le  moins  important)  de  la  carnivorité  des  droseracées,  ne 
détruisent  pas  le  fait  même  de  la  digestion.  Pratiquement  il  peut 
manquer  à  cette  partie  du  phénomène  la  précision  et  la  démonstraj- 
tion  expérimentale  qu'on  est  en  droit  de  demander  à  toute  théorie 
nouvelle;  mais,  les  prémisses  étant  données,  je  veux  dire  la  capture 
d'une  proie,  puis  la  dissolution  de  cette  proie  au  moyen  d'un  suc 
en  tout  semblable  au  suc  gastrique,  on  se  demande  à  quoi  devraient 
aboutir  ces  préliminaires,  si  la  conséquence  n'en  devait  être  une 
utilisation  des  produits  ainsi  préparés...  Je  sais  bien  que  la  méthode 
sévère  de  la  science  moderne  se  méfie  de  plus  en  plus  des  raison- 
nemens  fondés  sur  l'idée  de  finalité,  mais,  qu'on  le  veuille  ou  non, 
les  considérations  de  ce  genre  seront  toujours  pour  quelque  chose 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  G43 

dans  les  hypothèses  qui  visent  à  la  simple  probabilité,  en  attendant 
la  certitude  qui  découle  de  l'évidence.  Darwin  lui-même,  malgré 
ses  efforts  pour  supprimer  les  causes  finales  dans  la  conception  des 
phénomènes  naturels,  cède  très  souvent  à  cette  tendance  des  meil- 
leurs esprits  à  admettre  un  fait  sur  de  simples  présomptions  lo- 
giques. Seulement,  à  côté  du  puissant  reraueur  d'idées,  du  théori- 
cien hardi,  du  novateur  audacieux,  il  y  a  chez  l'auteur  de  l'Origine 
des  espèces  l'observateur  exact,  l'expérimeniateur  patient  à  qui 
l'on  doit  les  .admirables  recherches  sur  la  fécondation  croisée  des 
plantes  et  sur  les  plantes  carnivores.  Qu'on  discute  loyalement  ou 
avec  passion  la  valeur  de  ses  théories,  ni  les  anathèmes,  ni  les 
dédains  ne  lui  raviront  ce  mérite  éminent  de  chercheur  aussi  infa- 
tigable qu'ingénieux. 

II.    —    LA    DIONÉE. 

Sous  ce  nom  poétique  de  dionœa  (Vénus  Dionée  ou  fille  de  Jupi- 
ter), le  naturaliste  anglais  Ellis  fit  connaître  vers  1768,  en  l'en- 
voyant à  Linné,  une  plante  étrange  entre  toutes.  11  l'avait  reçue  en 
1765  de  son  correspondant  américain  Pierre  GoUinson,  qui  la  te- 
nait lui-même  du  voyageur  John  Bartram,  botaniste  du  roi  à  Phila- 
delphie, un  des  premiers  et  des  plus  habiles  explorateurs  de  la  flore 
des  États-Unis.  Linné,  qui  connaissait  tant  de  plantes,  proclama  la 
dionée  la  plus  merveilleuse  de  toutes  ;  miraculum  naturœ,  écrit-il 
dans  son  style  enthousiaste.  Ce  n'est  pas  sur  un  exemplaire  sec 
qu'il  pouvait  ainsi  le  jug€r;  mais  Ellis,  empruntant  sans  doute  à  ses 
amis  d'Amérique  le  récit  des  faits  et  gestes  de  cette  plante  animée, 
avait  pu  lui  en  décrire  les  singularités  les  plus  saillantes.  Qu'on  se 
figure  une  herbe  à  feuilles  toutes  radicales,  étalées  en  rosette  sur 
le  sol  et  portant  chacune  au  bout  d'un  pétiole  dilaté  en  aile  un 
limbe  à  deux  lobes  arrondis  bordés  de  larges  cils  presque  épineux 
et  susceptibles  de  se  rabattre  l'un  vers  l'autre  en  se  fermant  comme 
les  deux  valves  d'un  piège  à  loup  dont  la  nervure  médiane  serait 
la  charnière.  Sur  chaque  valve,  à  la  face  supérieure  du  limbe,  trois 
pointes  ou  filamens  à  peine  visibles  sont  disposées  en  tiiangle  de 
façon  à  se  trouver  aisément  sur  le  passage  d'un  insecte  parcourant 
la  feuille.  Que  l'insecte  effleure  une  de  ces  pointes,  à  l'instant, 
comme  par  un  invisible  ressort,  les  deux  valves  se  rapprocJaent  et 
croisent  les  cils  raides  de  leurs  bords  qui  forment  barrière  au- 
tour de  l'insecte  captif.  Celui-ci ,  parfois  très  robuste ,  se  débat 
et  s'épuise  en  vains  efforts.  Ellis  trace  de  ce  petit  drame  un  ta- 
bleau tragique  dans  lequel  les  pointes  imperceptibles  du  limbe  ne 
seraient  rien  moins  que  des  poignards  donnant  le  coup  de  grâce  à 
la  victime,  à  peu  près  comme  dans  certains  récits  du  moyen  âge 


Qhk  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  statues  d'airain  transpercent  un  condamné  dans  leurs  affreux 
embrassemens.  Rien  ne  manquerait  d'après  Ellis  à  cet  appareil  de 
ruse  et  de  mort,  pas  même  l'appât  qui  séduit  l'insecte  par  la  gour- 
mandise et  que  représenteraient  des  glandes  rougeâtres  exsudant 
peut-être  une  liqueur  sucrée.  De  ce  roman,  car  c'en  est  un  sous 
cette  forme  exagérée,  il  reste  quelques  traits  exacts,  savoir  l'occlu- 
sion rapide  du  piège,  la  mort  finale  de  la  victime,  mais  par  un  pro- 
cédé tout  autre  que  le  poignard,  enfin  l'idée,  assez  hardie  pour  le 
temps,  que  les  insectes  saisis  pourraient  bien  servir  à  la  nourriture 
de  la  plante.  Linné,  frappé  sans  doute  de  quelques  exagérations 
d'EUis,  n'osa  pas  croire  à  la  carnivorité  de  la  dionée  :  à  ce  fait  vrai 
que  l'insecte  meurt  dans  le  piège,  il  substitua  de  parti-pris  une 
conception  erronée,  à  savoir  que  la  feuille  relâche  son  prisonnier 
dès  que  ce  dernier,  épuisé  d'efforts,  cesse  d'irriter  par  ses  mouve- 
mens  les  murs  de  sa  prison  vivante.  Appuyée  d'une  telle  autorité, 
l'erreur  fut  copiée  de  livre  en  livre,  jusqu'au  moment  où  l'observa- 
tion faite  sur  le  vif  permit  au  révérend  docteur  Gurtis  de  rectifier 
l'opinion  vulgaire  et  de  donner  une  sanction  positive  à  l'hypothèse 
vague  d'EUis. 

C'est  à  Willmington,  dans  la  Caroline  du  nord,  patrie  singulière- 
ment restreinte  de  la  dionée,  que  Curtis  put  observer  à  loisir  cette 
merveilleuse  plante.  Il  résuma  ses  recherches  dans  une  courte  no- 
tice publiée  en  IS'dli  et  constata  trois  faits  importans  :  d'abord  que 
la  sensibilité  (pour  employer  le  mot  consacré)  réside  dans  les  pe- 
tites pointes  du  limbe,  puis  que  l'insecte,  si  faible  qu'il  soit,  si  peu 
de  consistance  qu'aient  ses  tégumens,  n'est  pas  écrasé  par  les  valves, 
enfin,  et  c'est  là  le  point  capital,  qu'il  a  souvent  trouvé  les  victimes 
enveloppées  dans  un  fluide  mucilagineux,  paraissant  agir  sur  elles 
comme  dissolvant,  puisque  les  insectes  s'y  présentent  plus  ou  moins 
altérés  dans  leur  texture  {more  or  less  consumed).  Le  vague  de 
cette  dernière  expression  n'était  pas  fait  pour  donner  crédit  à  l'idée 
d'une  digestion  véritable.  On  pourrait  peut-être,  à  meilleur  titre, 
trouver  le  germe  de  cette  idée  dans  une  remarque  du  jardinier 
anglais  Knight,  antérieure  à  l'année  1818;  cet  observateur  original 
étendit  de  fines  lanières  de  bœuf  cru  sur  les  feuilles  d'un  pied  de 
dionée,  lequel  se  montra  plus  luxuriant  que  les  exemplaires  non 
traités  par  ce  procédé;  mais,  à  vrai  dire,  la  notion  très  nette  de  la 
carnivorité  de  la  dionée  n'apparaît  que  dans  les  recherches,  publiées 
en  1868  à  Philadelphie,  du  docteur  W. -M.  Canby,  botaniste  améri- 
cain résidant  à  Willmington,  au  centre  même  de  l'habitation  de  la 
plante.  Les  points  importans  de  ces  recherches  rappellent  exactement 
ceux  que  nous  a  montrés  le  drosera,  savoir  la  nature  dissolvante  et 
digestive  de  la  sécrétion  des  feuilles,  la  longue  durée  de  la  contrac- 
tion des  valves  lorsque  le  corps  embrassé  est  de  nature  animale, 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  645 

enfin  l'absorption  par  les  feuilles  des  produits  de  la  digestion.  Ce 
sont  là  des  faits  par  lesquels  toutes  les  droséracées  se  ressemblent; 
mais  il  y  aura  quelque  intérêt  à  noter  rapidement  les  singularités 
biologiques  qui  font  à  la  dionée  une  place  à  part  entre  toutes  les 
plantes  irritables  et  digérantes. 

Et  d'abord  une  différence  essentielle  distingue  l'appareil  de  cap- 
ture de  la  dionée  de  celui  des  rossolis.  Ces  derniers  sont  de  vrais 
pièges  agglutinans  dont  les  tentacules  retiennent  mécaniquement 
un  insecte  faible,  puis  se  replient  lentement  sur  le  captif,  l'enlacent 
plus  qu'elles  ne  l'enferment,  n'ont  en  aucun  sens  la  rapidité  de  dé- 
tente d'un  ressort,  tiennent  à  la  fois  de  la  toile  de  l'araignée  et  des 
bras  préhenseurs  de  l'hydre  ou  des  tentacules  des  anémones  de 
mer.  Une  certaine  continuité  de  pression  est  nécessaire  pour  le  jeu 
lent  de  cet  appareil;  le  simple  contact,  même  deux  ou  trois  fois 
répété,  ne  suffit  pas  pour  le  mettre  en  branle.  Chez  la  dionée  au 
contraire,  véritable  piège  à  détente,  le  contact  le  plus  léger,  celui 
d'un  fin  cheveu  qu'on  balance,  dès  qu'il  touche  un  des  poils  sen- 
sibles du  limbe,  en  fait  jouer  comme  par  un  ressort  subit  les  valves 
souvent  à  demi  fermées  :  elles  se  rapprochent  en  quelques  secondes, 
les  dents  marginales  se  croisent  comme  des  griffes  entrelacées. 
Voilà  la  feuille  devenue  prison  à  la  manière  d'une  coquille  bivalve. 
11  n'y  a  là  ni  viscosité,  ni  sensibilité  déterminée  sur  des  glandes;  les 
points  exclusivement  irritables  sont  les  petits  appendices  piliformes 
qui  se  dressent  presque  invisibles  à  la  surface  des  valves  et  dont 
la  structure  et  les  fonctions  méritent  une  étude  un  peu  détaillée. 

Ces  appendices  sont  à  peu  près  invariablement  au  nombre  de 
trois  à  la  face  supérieure  de  chacun  des  lobes  ;  dressés  lorsque  la 
feuille  est  ouverte,  ils  peuvent  s'abaisser  et  se  replier  par  une  arti- 
culation de  leur  base  à  mesure  que  les  valves  se  referment  :  admi- 
rable adaptation  qui  les  protège  contre  une  rupture  et  leur  conserve 
leur  intégrité  de  texture  et  de  fonction.  Ils  échappent  presqu'à  la 
vue  simple,  tant  ils  sont  grêles,  délicats  et  peu  colorés;  ce  sont  des 
filamens  en  alêne,  légèrement  dilatés  à  la  base,  sans  trace  de  vais- 
seaux quelconques  dans  l'axe,  ni  de  surface  sécrétante  sur  aucun 
point  de  leur  étendue.  Indifférens  à  la  pression  d'un  corps  léger, 
par  exemple  d'un  fragment  de  cheveu  d'homme,  qu'on  réussit  à  po- 
ser tout  doucement  sur  leur  sommet,  et  dont  la  dixième  partie  suffi- 
rait pour  infléchir  un  tentacule  de  drosera,  ils  sont  au  contraire  de 
la  sensibilité  la  plus  exquise  sous  le  choc  le  plus  insignifiant;  mais 
leur  rôle  est  moins  de  recevoir  l'impression  que  de  la  transmettre, 
car  ils  restent  droits  pendant  qu'ils  communiquent  l'ébranlement 
aux  valves,  et  ne  se  couchent,  suivant  toute  apparence,  que  sous  la 
pression  des  valves  rapprochées.  Il  y  a  là ,  fait  judicieusement  ob- 
server Darwin,  une  frappante  accommodation  de  moyens  au  but; 


Cil 6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

chez  le  drosera,  les  tentacules  peu\ent  se  mouvoir  lentement  sur 
une  proie  déjà  prise  par  la  glu;  chez  la  dionée,  si  le  mouvement 
n'était  subit,  la  proie,  libre  dans  ses  allures,  aurait  le  temps  de  se 
sauver.  Encore  un  hoirmage  indirect  rendu  à  la  théorie  des  causes 
finales  par  un  de  ses  adversaires  les  plus  déclarés! 

La  proie  ordinaire  du  drosera  consiste  généralement  en  petits 
diptères  à  corps  mou.  C'est  par  exception  qu'on  trouve  pris  d'autres 
insectes ,  par  exemple  de  petits  papillons  ou  même  par  accident 
une  grosse  libellule.  La  dionée  au  contraire  chasse  à  de  plus  gros 
gibier  et  particulièrement  aux  coléoptères,  dont  la  force  musculaire 
n'est  domptée  que  par  un  puissant  efforl..  De  là  ce  fait  bien  connu 
que  les  valves  sont  maintenues  l'une  contre  l'autre  par  une  force 
de  ressort  très  prononcée,  tellement  que,  séparées  par  violence, 
puis  relâchées,  elles  se  referment  avec  une  sorte  de  clappement.  Il 
arrive  néanmoins  que  des  coléoptères  très  robustes,  protégés  sans 
doute  par  la  cuirasse  de  leurs  tégumens,  parviennent  à  se  sauver 
de  l'étreinte  de  la  feuille  en  rongeant  rapidement  la  paroi  de  leur 
prison.  C'est  ainsi  que  le  docteur  Canby  a  vu  s'échapper  un  Uial- 
heureux  charançon ,  qui ,  replacé  sans  pitié  daus  une  nouvelle 
feuille,  y  a  trouvé  cette  fois  la  mort  et  la  tombe. 

La  manière  dont  se  comporte  ce  piège  animé  varie  suivant  la 
nature  de  l'objet  qu'il  emprisonne.  S'agit-il  d'un  insecte  ou  d'une 
substance  digestible,  l'occlusion  est  prolongée,  neuf  jours  par 
exemple  sur  une  mouche,  autant  sur  du  blanc  d'œuf  durci,  un  peu 
moins  sur  la  caséine  et  du  fromage  (ce  dernier  produit  détermine 
souvent  sur  les  feuilles  une  nécrose  superficielle  et  locale),  un  peu 
moins  sur  de  la  viande;  mais  ces  variations  de  durée  peuvent  tenir 
à  des  causes  très  diverses.  Le  seul  fait  certain,  c'est  que  sur  des 
substances  non  digestibles,  fragmens  de  bois,  liège,  papier  en  bou- 
lettes ,  la  feuille  se  rouvre  en  moins  de  vingt-quatre  heures  et  se 
montre  alors  toute  prête  à  recommencer  son  jeu.  Au  contraire, 
après  un  vrai  repas,  elle  se  rouvre  tardivement,  lentement,  comme 
fatiguée,  et  demande  un  certain  repos  avant  de  rentrer  en  action. 
On  dirait  que  la  digestion  l'a  rassasiée,  tandis  qu'un  repas  manqué 
lui  laisse  tout  son  appétit. 

Au  premier  temps  du  rapprochement  des  valves,  ces  surfaces, 
un  peu  concaves  au  repos,  commencent  à  se  toucher  par  leurs 
bords.  Il  existe  donc  un  vide  marqué  entre  les  deux  lobes  récem- 
ment fermés.  Ce  vide.persiste,  si  l'objet  pris  au  piège  n'est  pas  di- 
gestible; au  contraire,  s'il  s'agit  d'un  insecte  tant  soit  peu  gros,  la 
convexité  des  valves  se  déprime,  et  la  pression  graduelle  s'exerce 
sur  le  corps  sous-jacent,  à  tel  point  que  ce  corps  écrasé  ou  serré 
fait  enfler  en  bosse  la  portion  de  la  feuille  qui  le  recouvre.  Pour 
si  rapide  que  soit  du  reste  le  rapprochement  des  valves,  il  s'écoule 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  6Zi7 

un  certain  temps  avant  que  les  dents  marginales,  d'abord  entre- 
croisées par  leurs  pointes,  se  mettent  en  contact  par  leurs  bases 
élargies.  Dans  l'intervalle  donc,  il  reste  entre  ses  dents  rapprochées 
en  grille  des  vides  étroits  par  lesquels  de  petits  insectes  peuvent  s'é- 
chapper. Darwin,  en  constatant  ce  fait,  y  voit  un  avantage  pour  la 
plante  en  ce  sens  qu'elle  réserverait  sa  faculté  de  digestion  pour 
des  proies  d'un  assez  gros  volume,  laissant  fuir  le  menu  gibier  qui 
tiendrait  sans  profit  la  place  du  gros. 

Jusqu'ici,  nous  n'avons  vu  chez  la  dionée  que  des  organes  de 
préhension.  La  digestion  proprement  dite  exige  autre  chose,  et 
ce  quelque  chose  se  présente  sous  la  forme  de  glandes  à  la  fois 
sécrétoires  et  absorbantes.  Ces  glandes  recouvrent  la  face  supé- 
rieure de  la  feuille.  A  peine  visibles  à  l'état  de  repos,  elles  n'entrent 
en  action  comme  organes  sécrétoires  que  sous  la  stimulation  directe 
d'une  matière  digestible.  Cette  mise  en  activité  des  glandes  s'étend 
du  reste  de  proche  en  proche  dans  un  rayon  hmité  tout  autour  aussi 
bien  qu'au  contact  du  corps  stimulant.  Plus  tard  l'absorption  se  fait 
par  ces  mêmes  glandes,  en  tant  qu'on  peut  en  juger  du  moins  par 
les  modifications  survenues  dans  le  contenu  de  leurs  cellules  sous 
l'influence  de  la  digestion  ou  de  liquides  riches  en  azote.  La  na- 
ture acide  du  suc  digestif  rappelle  celle  du  drosera.  L'action  de  ce 
liquide  s'exerce  aussi  principalement  sur  les  matières  albuminoïdes 
à  l'exclusion  des  substances  qui  ne  renferment  pas  d'azote. 

Ici  viendrait,  si  le  sujet  n'était  trop  technique,  l'étude  des  causes 
et  du  mécanisme  des  mouvemens  des  organes  irritables  des  drosé- 
racées.  C'est  à  dessein  qu'on  omettra  cette  difficile  discussion.  Un 
fait  pourtant  veut  être  au  moins  rappelé  :  c'est  la  découverte  si  pi- 
quante du  docteur  Burdon  Sandersoa  sur  l'existence  chez  la  dionée 
de  courans  électriques  rappelant  à  beaucoup  d'égards  les  courans 
du  même  genre  dans  les  nerfs  et  les  muscles  des  animaux.  Dans 
la  feuille  de  la-  dionée,  il  existe  en  effet  un  courant  normal  qui 
s'accuse  par  la  déviation  à  gauche  d'un  galvanomètre  dans  le  cir- 
cuit duquel  on  a  interposé  la  feuille  avec  ses  valves  étalées.  Qu'on  la 
fasse  alors  contracter  en  touchant  un  des  filamens  irritables,  à  l'in- 
stant l'aiguille  du  galvanomètre  se  porte  à  droite,  puis  vient  à  son 
point  de  repos.  La  contraction  vitale  de  la  feuille  a  donc  troublé, 
puis  anéanti  le  co  irant,  de  même  que  la  contraction  d'un  muscle 
en  anéantit  momentanément  le  courant  électro-moteur  en  le  trans- 
formant en  force  musculaire. 

Si  curieux  que  soit  le  rapprochement  entre  une  plante  irritable 
et  des  animaux  supérieurs,  on  aurait  tort  d'en  conclure  à  l'existence 
formelle  d'un  tissu  nerveux  caractérisé  chez  un  végétal  quelconque. 
Que  l'équivalent  physiologique  des  nerfs  se  retrouve  peut-être  dans 
quelque  élément  constitutif  du  tissu  ou  du  contenu  cellulaire  de 


648  REVUE    DES    DEUÎL   MONDES. 

plante,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  absolument  nier  a  jyriori.  La  ma- 
nière dont  le  chloroforme  et  d'autres  anesthésiques  agissent  sur  des 
organes  de  plantes  dites  irritables  semblerait  même  faire  soupçon- 
ner chez  ces  plantes  quelque  chose  qui  correspondrait  dans  ses 
effets  au  système  nerveux  des  animaux;  mais,  bien  que  les  droséra- 
cées  doivent  tenir  un  très  haut  rang  entre  les  végétaux  impres- 
sionnables, certains  poisons  spéciaux  des  nerfs,  comme  le  venin  du 
serpent  à  lunettes  et  de  la  vipère,  n'ont  pas  altéré  la  motilité  des 
tentacules  du  drosera;  d'autres  poisons,  plus  spéciaux  aux  nerfs  des 
muscles,  tels  que  la  vératrine,  la  colchicine,  n'ont  agi  ni  comme 
poisons  ni  comme  agens  d'incurvation  de  ces  mêmes  organes  mo- 
tiles;  la  morphine,  l'atropine,  n'ont  produit  dans  ce  cas  aucun  effet 
sensible;  le  camphre  en  solution  a  singulièrement  excité  la  motilité 
des  tentacules;  en  vapeur  au  contraire,  il  a  joué  le  rôle  d'un  narco- 
tique. Du  reste,  les  nombreuses  expériences  faites  par  Darwin  sur 
le  drosera  au  moyen  d'acides,  d'alcalis,  d'alcaloïdes,  de  sels  miné- 
raux ou  organiques  variés,  présentent  trop  de  diversité  dans  leurs 
résultats  pour  que  l'on  puisse  encore  en  rien  conclure  de  très  net. 
Tout  l'arsenal  de  la  chimie,  de  la  pharmacie  a  été  mis  en  réquisi- 
tion pour  ces  essais;  mais  il  faudra  bien  du  temps  encore  pour  que 
les  conclusions  de  cette  étude  physiologique  puissent  se  condenser 
en  quelques  formules  simples  et  précises. 

En  attendant,  si  la  dignité  d'une  plante  dans  l'échelle  compara- 
tive de  la  vie  se  mesurait  à  la  vivacité  des  mouvemens,  la  dionée 
ne  serait  pas  seulement  un  merveilleux  appareil  de  chasse  aux  in- 
sectes, ce  serait  la  rivale  de  la  sensitive  par  les  phénomènes  d'une 
irritabilité  presque  animale.  Des  facultés  digestives  augmentent  en- 
core l'assimilation  des  droséracées  aux  vrais  animaux.  Constatons 
cette  analogie  sans  vouloir  en  exagérer  la  portée  ni  trop  en  préjuger 
la  véritable  signification.  La  sensibilité  proprement  dite  suppose  une 
perception  de  plaisir  ou  de  douleur  qu'on  ne  saurait  accorder  sans 
preuves  à  la  plante  la  plus  irritable.  La  vie  du  végétal ,  même  dans 
sa  manifestation  la  plus  haute,  ne  doit  guère  dépasser  ce  degré 
d'automatisme  et  de  mouvement  réflexe  qui,  chez  les  animaux  sar- 
codiques,  s'accuse  par  des  contractions,  des  expansions  de  la  sub- 
stance homogène,,  des  formations  de  cavités  digestives  temporaires, 
sous  l'influence  directe  du  contact  de  la  proie  avec  la  surface  du 
corps  :  l'intelligence,  la  volonté,  sont  évidemment  les  attributs 
d'organismes  dans  lesquels  la  pulpe  nerveuse  se  dessine  en  filets 
et  en  masses  définies  :  or,  sous  ce  rapport,  le  tissu  des  droséracées 
n'offre  aucune  particularité  saisissable  qui  distingue  ces  plantes  du 
commun  des  végétaux. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  6/i9 

III.  —  l'aldrovandie. 

Autant  la  dionée  avec  sa  large  rosette  de  feuilles  étranges  semble 
attirer  l'attention  des  simples  curieux,  autant  l'herbe  obscure  qui 
rappelle  le  nom  du  célèbre  naturaliste  bolonais  Ulysse  Aldrovandi 
semble  se  dérober  aux  regards  même  des  botanistes  les  plus  cher- 
cheurs. Plongée  dans  l'eau  stagnante  et  souvent  trouble  de  mares 
ou  de  fossés,  elle  y  laisse  flotter  librement  des  tiges  courtes,  abso- 
lument dépourvues  de  racines,  et  qui  portent,  serrées  en  verticilles 
de  sept  à  neuf  rayons,  de  petites  feuilles  d'une  structure  très  insolite 
que  nous  décrirons  plus  loin  pour  en  faire  connaître  les  fonctions. 
Rappelons  d'abord  les  singularités  de  distribution  géographique  de 
ce  type.  Gomme  pour  beaucoup  d'autres  plantes  à  vie  aquatique, 
l'aire  de  cette  distribution  est  à  la  fois  très  étendue  et  très  frac- 
tionnée :  très  étendue  en  ce  sens  que  deux  des  formes  de  la  plante 
qu'on  n'a  pu  bien  caractériser  comme  espèces  habitent  l'une  le  Ben- 
gale, l'autre  l'Australie,  —  très  fractionnée  en  ce  sens  que  les  habi' 
tats  de  la  forme  européenne  {aldrovanda  vesiculosa,  L.)  sont  dissé- 
minés à  de  larges  intervalles  en  Italie,  en  France,  en  Allemagne,  en 
Pologne  et  en  Russie.  En  France  même,  elle  a  disparu  d'Orange  et 
des  bains  de  Motlig  (Pyrénées-Orientales)  et  ne  se  trouve  plus  qu'à 
Raphèle,  tout  près  d'Arles  et  dans  l'étang  de  la  Ganau  (Médoc),  non 
loin  de  Bordeaux.  C'est  donc  par  excellence  une  rareté  botanique, 
et,  bien  qu'étudiée  avec  soin  par  des  observateurs  très  sagaces, 
elle  n'a  livré  qu'aux  plus  récens  le  secret  de  ses  appétits  carnivores. 
Encore  tout  n'est-il  pas  dit  à  cet  égard.  Il  est  bien  possible  que, 
sous  le  rapport  de  la  digestion ,  l'aldrovandie  tienne  à  la  fois  des 
droséracées,  qui  dissolvent  par  une  sécrétion  acide  les  proies  vi- 
vantes ou  les  substances  azotées ,  et  des  plantes  qui ,  comme  les 
utriculaires,  absorbent  principalement  les  produits  plus  ou  moins 
décomposés  des  mêmes  substances  organiques  :  il  y  aurait  là  pas- 
sage ou  plutôt  combinaison  de  deux  régimes,  l'un  franchement 
Carnivore  par  digestion,  l'autre  putrivore  par  simple  absorption  de 
matières  désorganisées;  mais  avant  d'entrer  dans  ces  hypothèses, 
examinons  de  plus  près  ce  que  la  structure  et  les  mouvemens  des 
feuilles  laissent  deviner  des  appétits  et  des  mœurs  de  l'aldrovandie. 

Chaque  feuille  de  cette  plante  se  compose  d'un  pétiole  élargi  en 
coin  et  portant  au-dessous  de  son  articulation  avec  le  limbe  de 
quatre  à  six  soies.  Le  limbe  lui-même  consiste  en  deux  lobes  ar- 
rondis presque  toujours  rapprochés  comme  les  deux  valves  d'une 
coquille,  et  qui  donnent  à  la  feuille  l'apparence  d'une  vésicule  close, 
d'où  le  nom  impropre  de  vesiculosa  appliqué  à  V aldrovandia  de 
Monti.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  pas  là  de  sac  clos,  et  l'idée  que  ces 


650  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prétendues  vésicules  seraient  des  appareils  de  flottaison  est  démen- 
lie  par  ce  fait  que  la  feuille  même  avec  ses  lobes  rapprochés  ne 
renferme  qu'accidentellement  des  gaz.  Ces  lobes  d'ailleurs  s'écar- 
tent spontanément  sous  une  température  assez  élevée  et  se  refer- 
ment comme  ceux  de  la  dionée  lorsqu'une  irritation  mécanique  ou 
autre  s'exerce  sur  des  filamens  ténus ,  articulés  et  transparens  qui 
se  dressent  sur  la  partie  de  leur  face  interne  adjacente  à  la  ner- 
vure moyenne.  C'est  ce  que  put  voir  en  1861,  sur  la  plante  de 
Raphèle,  M.  Auge  de  Lassus,  botaniste  de  Marseille;  c'est  ce  qu'ont 
revu  de  leur  côté  Stein  (1873)  et  Gohn  sur  la  plante  d'Allemagne. 
Le  jeu  de  ces  valves  rappelle  celui  de  la  dionée,  sauf  que  l'écarte- 
mentest  toujours  moindre  et  que  les  épines  très  courtes  des  borde 
ne  se  croisent  pas  en  forme  de  grille  autour  de  la  proie  emprison- 
née. Cette  proie  consiste  en  larves  d'insectes  aquatiques,  mais  très 
souvent  aussi  en  crustacés  de  petite  taille.  Que  ces  bestioles  frétil- 
lantes trouvent  dans  cette  prison  refermée  sur  elles  d'abord  une  cap- 
tivité sans  limites,  puis  la  mort,  c'est  ce  que  Darwin  assure  sur  la 
foi  de  Cohn,  dont  le  mérite  d'observateur  est  établi  par  des  ti-a- 
vaux  d'une  rare  distinction  et  d'une  réelle  autorité.  Mais  par  quelle 
voie  la  mort  atteint-elle  ces  victimes?  C'est  ce  qui  ne  se  dégage  pas 
avec  une  entière  netteté  des  observations  de  Cohn,  telles  que  Dar- 
win les  résume,  et  des  expériences  très  incomplètes  auxquelles 
l'auteur  anglais  a  pu  soumettre  l'aldrovandie  cultivée  en  aquarium. 
Les  données  obtenues  à  cet  égard  reposent  plutôt  sur  des  ana- 
logies anatomiques  que  sur  des  faits  positifs.  Il  suffira  d'en  rappe- 
ler brièvement  les  considérations  les  plus  générales. 

A  part  les  filamens  articulés  qui  sont  les  agens  ou  plutôt  les 'Con- 
ducteurs de  l'irritation  motile,  les  feuilles  de  l'aldrovandie  portent 
deux  sortes  d'appendices  épidermiques.  Vers  le  pourtour  de  chaque 
valve,  ce  sont  des  papilles  à  quatre  cellules  divergentes  foraiant 
comme  une  croix  grecque  en  miniature,  organes  dont  on  retrouve 
les  analogues  dans  toutes  les  utriculaires  et  qui  d'après  Darwin  sei- 
viraient  à  l'absorption  des  produits  de  décomposition  des  matières 
organiques.  Sar  la  partie  de  chaque  valve  qui  avoisine  la  charnière 
ou  nervure  médiane  se  pressent  de  petites  glandes  arrondies,  pres- 
que sessiles,  rappelant  par  leur  structure  les  glandes  qui  chez  la 
dionée  sécrètent  le  suc  digestif.  Qu'une  fonction  pareille  existe  chez 
les  glandes  de  l'aldrovandie,  c'est  ce  que  Darwin  suppose  plus  qu'il 
ne  le  prouve  :  les  faits  qu'il  cite  ne  sont  point  assez  positivement 
établis  pour  qu'il  en  ressorte  la  conviction  que  l'aldrovandie  est 
Carnivore,  au  même  degré  du  moins  que  les  autres  genres  de  cette 
famille.  Irritable,  motile,  elle  l'est  certainenient,  et  peut  à  ce  point 
de  vue,  par  le  mécanisme  de  ses  valves,  rappeler  assez  exactement 
la  dionée;  digérante,  elle  l'est  aussi  suivant  toute  probabilité;  mais 


LES    PLANTES   CAJÎNIVORES.  651 

le  degré,  le  mode  et  la  nature  de  ses  facultés  d'absorption  restent 
encore  un  problème  plein  d'incertitudes  et  de  lacunes.  Avis  aux  bo- 
tanistes assez  heureux  pour  avoir  le  loisir  et  l'occasion  de  scruter 
le  mystère  des  repas  de  cette  nymphe  des  eaux! 

En  choisissant  le  rossolis  à  feuilles  rondes,  la  dionée  attrape- 
mouches  et  l'aldrovandie  comme  types  des  mœurs  de  leur  famille, 
nous  n'avons  voulu  donner  de  ces  mœurs  qu'un  aperçu  général.  Ce 
serait  abuser  sans  doute  de  l'attention  des  lecteurs  non  botanistes 
que  pousser  plus  avant  cette  étude  des  droséracées.  La  plante  géante 
du  groupe,  le  drosophylhnn  du  Portugal  et  du  Maroc,  les  roridula 
du  Cap,  les  byblis  et  le  drosera  binata  de  la  Nouvelle -Hollande 
nous  présenteraient  encore  bien  des  nuances  dans  la  manière  de 
capturer  une  proie;  mais  il  faut  arrêter  ici  une  revue  que  trop  de 
détails  rendraient  fastidieuse.  D'ailleurs  d'autres  sujets  nous  ap- 
pellent et  vont  nous  montrer  sous  de  nouveaux  aspects  le  même 
problème  de  digestion  végétale. 

IV.    —    LES     UTRICULARIÉES. 

L'étude  des  mœurs  des  droséracées  nous  a  révélé  chez  ces  plantes 
singulières  des  habitudes  presque  animales  dans  leur  manière  de 
saisir  et  de  sucer  une  proie.  Toutes  sont  ce  qu'on  pourrait  appeler 
des  pièges  actifs,  dans  lesquels  un  mouvement  lent  ou  rapide  in- 
tervient pour  la  capture  des  insectes  :  toutes  digèrent  avec  une  pré- 
dilection marquée,  sinon  exclusive,  les  produits  vivans  ou  morts  qui 
peuvent  fournir  de  l'azote  h  leurs  tissus.  Ce  sont  là  les  carnivores 
par  excellence.  Ce  double  caractère  de  piège  actif  et  de  carnivorité 
se  rencontre  également  chez  des  plantes  qai  n'ont  aucun  rapport  de 
parenté  avec  les  droséracées,  mais  que  certains  caractères  de  leurs 
feuilles  m'avaient  fait  jadis  comparer  au  drosera,  analogie  que  les 
observations  originales  de  Darwin  viennent  de  mettre  en  pleine  lu- 
mière. 

Les  pinguicula  (tel  est  le  nom  de  ces  plantes,  que  traduit  en 
français  le  diminutif  grassette)  se  font  remarquer  par  un  certain 
éclat  humide  et  comme  onctueux  de  leurs  feuilles.  Dans  les  espèces 
d'Europe,  dont  les  joliis  fleurs  ressemblent  à  des  violettes,  ces 
feuilles,  étalées  en  rosette  sur  la  mousse  des  tourbières  ou  des  pe- 
louses, ont  la  forme  d'une  langue  à  bords  légèrement  enroulés,  à 
texture  molle  et  charnue.  Elles  sont  humectées  d'un  fluide  mucila- 
gineux  et  transparent,  qui  ne  perle  pas  en  gouttelettes  brillantes 
comme  chez  le  drosera,  mais  qui  s'accumule  souvent  dans  les  gout- 
tières des  bords  enroulés  ou  dans  les  parties  déclives  du  limbe. 
Cette  hqueur  est  évidemment  organique.  Elle  résiste  aux  lavages 
de  la  pluie  et  à  l'action  desséchante  du  soleil;  c'est  qu'elle  suinte 


652  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  poils  glanduleux  imperceptibles  à  l'œil  et  dont  le  microscope 
seul  fait  voir  la  très  élégante  structure.  Ce  sont  à  la  fois  des  or- 
ganes de  digestion  et  d'absorption.  Trop  courts  pour  pouvoir 
s'infléchir  à  la  façon  des  tentacules  du  drosera,  incapables  de  mou- 
vemens  pour  leur  propre  compte,  ils  n'en  sont  pas  moins  les  exci- 
tateurs des  mouvemens  lents  et  généraux  par  lesquels  le  limbe  de 
la  feuille  embrasse  et  englue  sa  victime. 

A  l'état  de  nature,  en  pleine  campagne,  les  feuilles  de  la  gras- 
sette  commune  se  montrent  presque  toujours  avec  des  insectes  ou 
des  débris  variés  de  plantes  adhérens  à  leur  surface.  On  pourrait 
croire  qu'il  n'y  a  là  qu'un  pur  accident,  et  sans  doute  la  chose  s'ex- 
plique ainsi  pour  des  brins  de  mousse,  des  feuilles  de  bruyères  et 
des  corps  inertes  que  le  vent  soulève  et  pousse  au  hasard  ;  mais  la 
présence  des  insectes  est  le  fruit  d'une  vraie  chasse,  d'un  acte  vital 
de  la  plante.  Qu'on  mette  en  eflet  au  bord  à  peine  infléchi  d'une 
feuille  une  rangée  de  petites  mouches,  lentement,  mais  sûrement, 
ce  bord  s'enroulera  sur  lui-même,  tandis  que  le  bord  opposé  reste 
immobile.  Le  même  phénomène  d'enroulement  se  produira  sur  des 
fragmens  de  viande  ou  de  blanc  d'œuf. 

Du  même  coup,  ces  substances  azotées  auront  provoqué  une 
sécrétion  plus  abondante  des  glandes,  auront  rendu  acide  cette 
sécrétion  qui  ne  l'était  pas  dans  les  glandes  au  repos ,  bref,  auront 
amené  chez  la  feuille  de  la  grassette  les  mêmes  phénomènes  de  dis- 
solution que  nous  ont  fait  voir  en  détail  les  droséracées.  Notons 
pourtant  une  difl"érence  :  les  préliminaires  de  la  digestion  chez  les 
drosera  sont  relativement  assez  rapides,  cinq  ou  six  minutes  suf- 
fisent pour  qu'un  tentacule  commence  à  se  mouvoir;  la  victime  est 
donc  vite  engluée  et  garrottée ,  mais  la  digestion  proprement  dite 
est  assez  longue,  sans  doute  parce  qu'elle  s'achève  tout  entière  sur 
le  point  où  la  proie  est  fixée.  Pour  la  grassette  au  contraire,  les 
préliminaires  sont  très  longs,  l'enroulement  de  la  feuille  extrême- 
ment lent;  mais,  une  fois  la  digestion  bien  en  train,  c'est-à-dire  la 
substance  nutritive  bien  imprégnée  de  suc  acide,  le  déroulement  de 
la  feuille  se  fait  en  peu  d'heures,  et  la  proie  ramollie  glisse  d'habi- 
tude dans  les  dépressions  de  la  feuille  où  s'est  ramassé  le  liquide 
sécrété  :  vingt-quatre  heures  parfois,  moins  de  quarante-huit 
heures  en  tout  cas,  séparent  l'enroulement  d'une  feuille  de  son 
retour  à  l'état  d'expansion  première.  Cette  rapidité  d'action  permet 
sans  doute  à  la  plante  de  renouveler  plus  fréquemment  ses  repas, 
mais  laisse  supposer  aussi  que  la  substance  fournie  par  les  proies 
vivantes  n'est  pas  toute  digérée  sur  place  et  qu'elle  achève  de 
l'être  sur  les  points  où  son  poids  la  fait  glisser.  Dans  ce  dernier  cas, 
il  est  même  à  présumer  que  la  digestion  proprement  dite  s'accom- 
pagne d'une  putréfaction  ultérieure  qui  n'est  plus  un  phénomène 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  653 

vital.  Le  fait  est  plus  probable  encore  pour  ce  qui  touche  aux  sub- 
stances végétales  qui,  d'après  Darwin,  subiraient  en  quelque  mesure 
l'action  digestive  du  suc  sécrété  par  la  feuille,  si  bien  que  la.  pin- 
guicula  serait  à  la  fois  herbivore  et  Carnivore.  Nul  doute  que  ces 
débris  végétaux  n'échappent  en  grande  partie  à  la  digestion  foliaire 
et  ne  se  réduisent  dans  le  sol  à  l'état  d'humus,  de  terreau,  maté- 
riaux de  la  sève  brute  dont  les  plantes  font  la  base  de  leur  ali- 
mentation ordinaire.  Ainsi  les  pin  guicula,  quant  à  leur  régime  mixte, 
feraient  le  passage  aux  népenthes  et  aux  sarraceniées.  Mais,  avant 
d'aborder  ces  dernières  plantes,  il  faut  s'arrêter  quelques  instants 
à  des  genres  de  la  famille  même  des  pinguicula  qui  vont  nous  mon- 
trer le  modèle  de  pièges  creux  fonctionnant  à  la  façon  des  souri- 
cières quand  ils  sont  à  l'air,  et  de  nasses  à  poissons  quand  ils  sont 
plongés  dans  l'eau  ou  dans  un  sol  très  humide. 

Le  premier  de  ces  genres  et  le  plus  connu  est  celui  des  utricu- 
laires.  Répandu  presque  dans  le  monde  entier,  ce  genre  compte  en 
Europe  des  espèces  aquatiques,  dont  les  fleurs  jaunes,  bizarres  de 
forme  et  délicates  de  texture,  émergent  du  miroir  liquide,  tandis 
que  les  organes  végétatifs  constituent  sous  l'eau  un  lacis  de  fila- 
mens  enchevêtrés.  De  petites  vésicules  translucides,  attachées  aux 
fmes  découpures  de  chaque  feuille,  ont  paru  longtemps  jouer,  chez 
des  plantes  submergées  et  sans  racines,  le  rôle  d'appareils  de  flot- 
taison :  pure  illusion  du  raisonnement,  que  l'observation  a  dissi- 
pée le  jour  où  l'on  a  vu  ces  vésicules  être  habituellement  rem- 
plies d'eau,  et  se  révéler  comme  des  engins  de  capture  pour  les 
animalcules  dont  fourmillent  les  eaux  stagnantes.  On  ne  saurait 
décrire  ici  la  structure  compliquée  de  ces  petits  appareils.  L'orifice 
étroit  qui  en  constitue  l'entrée  est  défendu  au  dehors  par  des  fila- 
mens  raides  et  divergens,  qui  forment  des  espèces  de  chevaux  de 
frise,  opposant  un  obstacle  aux  insectes  trop  volumineux  qui  vou- 
draient forcer  l'entrée  de  la  place.  La  pièce  principale  de  l'engin 
est  une  sorte  de  clapet  qui  s'ouvre  du  dehors  en  dedans,  comme 
une  trappe  libre  pour  l'entrée,  mais  obstinément  close  à  la  sortie  : 
c'est  une  porte  de  prison  refermée  sur  d'imprudentes  bestioles,  con- 
damnées à  la  mort  lente  sans  espoir  de  retour  à  la  liberté. 

Les  victimes  ordinaires  de  cette  prison  perpétuelle  sont  des  crusta- 
cés lilliputiens  (cyclopes,  daphnies,  cypris,  etc.)  ou  de  petites  larves 
d'insectes.  Toutes  ne  se  laissent  pas  prendre  dès  l'abord  :  il  en  est 
qui  semblent  se  méfier,  qui  rôdent  autour  de  l'entrée  fatale,  hési- 
tent, reculent,  puis  se  lancent  tête  baissée  dans  la  nasse,  dont  la 
valvule  cède  brusquement,  se  soulève  et  retombe  derrière  le  pri- 
sonnier. M'"*  Treat,  qui  décrit  au  long  ces  petits  manèges,  a  vu 
même  des  larves  allongées  pénétrer  lentement  dans  l'orifice,  comme 
si  la  vésicule  les  avalait  à  la  façon  d'un  serpent  de  petite  taille 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

engloutissant  peu  à  peu  une  grenouille  plus  grosse  cpie  lui.  Aucune 
irritabilité  spéciale  ne  semble  animer  la  valve  du  piège.  Les  poils 
glanduleux  dont  elle  est  couverte  ne  sont  ni  sécréteurs  ni  motiles. 
Ils  n'ont  donc  rien  de  commun  quant  à  leurs  fonctions  avec  les 
tentacules  du  drosera;  ils  rappelleraient  davantage  les  poils  glan- 
duleux et  sécréteurs  des  grassettes,  mais  rien  ne  prouve  qu'ils  ver- 
sent dans  le  liquide  des  vésicules  une  liqueur  susceptible  d'altérer 
la  vitalité  des  animalcules  captifs.  Ceux-ci  pourtant  meurent  assez 
vite,  après  quelques  jours  de  confînementj^pendant  lesquels  ils  ont 
tourné  et  retourné  dans  l'étroit  espace  de  leur  prison.  D'où  vient 
que  leurs  cadavres  sont  fréquens  dans  les  vésicules?  d'où  vient 
qu'on  les  trouve  souvent  à  l'état  d'informes  détritus?  M'""  Treat 
verrait  volontiers  dans  la  vésicule  un  estomac  qui  digère.  Darwin 
conserve  de  grands  doutes  à  cet  égard,  parce  qu'il  a  vu  de  la  chair 
et  du  blanc  d'œuf  durci  rester  trois  jours  et  demi  inaltérés  dans 
l'espace  où  meurent  les  animalcules.  Ceux-ci,  pense- t-il,  périraient 
plutôt  d'asphyxie,  pour  avoir  consommé  coQiplétement  l'oxygène 
de  l'eau  qui  remplit  leur  étroite  geôle.  Il  admet  pourtant  que  quel- 
que ferment  spécial  puisse  hâter  la  décomposition  de  leui*s  ca- 
davres, de  même  que  le  suc  du  papayer,  arbre  très  connu  dans 
les  régions  chaudes,  attendrit  d'abord,  puis  altère  rapidement  les 
viandes  qu'on  soumet  à  son  action.  Nous  touchons  là,  on  le  voit, 
à  cette  limite  vague  où  divers  modes  dé  nutrition  semblent  se  com- 
biner et  se  confondre. 

Parmi  les  utriculaires  des  contrées  intertropicales,  il  en  est  qui, 
vivant  dans  la  terre  ou  la  mousse  humide,  possèdent  néanmoins 
des  vésicules  sur  les  organes  souterrains  qui  leur  tiennent  lieu  de 
racines.  L'espèce  étudiée  par  Darwin,  la  jolie  utriculm^ia  moiitana 
des  Antilles,  présente  de  plus  cette  particularité  curieuse,  de  por- 
ter sur  les  divisions  capillaires  de  ses  rhizomes  des  tubercules  qui, 
au  lieu  d'ê(re,  comme  à  l'ordinaire,  des  réservoirs  de  nourriture, 
sont  plutôt  des  réservoirs  d'eau  contre  la  soif  à  venir.  Dépourvues 
de  fécule,  mais  très  gorgées  de  liquide,  leurs  cellules  semblent  par- 
tager ce  rôle  de  citernes  souterraines  avec  les  vésicules  elles-mêmes, 
qui  sont  remplies  d'eau  comme  celles  des  utriculaires  flottantes. 
Leur  proie  ordinaire  consiste  en  animalcules  terrestres,  notamment 
en  mites  ou  acariens.  Plus  compliqués  encore  sont  les  appareils 
vésiculaires  des  genlisea,  autre  genre  d'utriculariées  des  tropiques, 
si  com[)liqués  même  que  nous  renonçons  à  les  décrire,  renvoyant  à 
l'ouvrage  de  Darwin  pour  ces  détails  dans  lesquels  éclate  l'art  infini 
de  l'adaptation  des  moyens  au  but.  11  est  temps  d'ailleurs  de  sortir 
de  ces  minuties  microscopiques  :  d'autres  genres  vont  nous  présen- 
ter sous  des  proportions  relativement  grandioses  ces  appareils  de 
chasse  aux  insectes. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  655 


LES    NEPENTUES    ET    LES    S  ARR  AC  li  NIEES. 


Les  plantes  que  les  botanistes  appellent  nêpenthes  n'ont  rien 
de  commun  avec  le  népenthès  d'Homère,  ce  produit  magique  de 
l'Egypte  qui  chassait  la  mélancolie  et  les  chagrins.  Ce  sont  des 
herbes  grimpantes,  à  tige  ligneuse,  répandues  dans  les  régions 
chaudes  de  l'Inde,  de  l'Australie  et  des  Seychelles.  Les  feuilles 
présentent  la  composition  la  plus  étrange  :  elles  se  terminent  par 
des  urnes  élégantes  qui  sont  à  la  fois  des  pièges  creux,  des  réser- 
voirs d'eau  et  probablement  des  appareils  de  digestion.  Chez  quel- 
ques espèces,  les  urnes  sont  de  deux  sortes  :  celles  d'en  bas,  plus 
ventrues,  portées  sur  des  pédicules  raccourcis,  reposent  à  terre 
comme  alourdies  par  leur  contenu  liquide;  les  autres,  plus  allon- 
gées, balancées  au  bout  de  longs  pédicules  tordus  en  vrille,  sem- 
blent chasser  au  gibier  de  l'air  comme  les  premières  au  gibier  ter- 
restre. Dans  les  deux  cas,  ce  gibier  consiste  en  animalcules  d'ordre 
inférieur,  insectes,  araignées,  etc.,  mais  les  dimensions  de  quelques 
urnes  sont  telles,  qu'un  oiseau  et  même  un  mammifère  de  petite 
taille  pourraient  s'y  prendre  et  s'y  noyer.  Pour  compléter  la  ressem- 
blance avec  une  amphore,  il  ne  manque  rien  à  cet  appareil,  pas 
même  un  couvercle  à  charnière,  qui  tantôt  se  rabat  sur  l'orifice, 
tantôt  se  relève  à  demi,  et  plus  rarement  se  réfléchit  en  arrière 
conime  pour  découvrir  l'entrée  de  l'urne.  Dans  ce  dernier,  le  cou- 
vercle, n'ayant  point  à  servir  d'appât,  est  dépourvu  de  toute  glande 
à  nectar;  presque  toujours  au  contraire  des  glandes  nombreuses, 
couvrant  la  face  interne  du  couvercle,  y  versent  un  fluide  sucré 
qui  sert  de  leurre  aux  insectes  et  les  attire  à  l'entrée  du  gouffre 
béant.  L'entrée  elle-même,  par  un  raffinement  de  séduction,  est 
à  la  fois  attractive  et  conductrice  :  elle  forme  un  bourrelet  épaissi, 
humecté  par  une  liqueur  douceâtre,  et  dont  le  bord  roulé  en  de- 
dans s'infléchit  comme  l'entonnoir  d'une  souricière  ou  se  découpe 
en  pointes  crochues  assez  fortes  pour  retenir  au  besoin  un  oiseau 
qui  serait  prisonnier  dans  l'urne.  Celle-ci  présente  à  sa  face  in- 
terne deux  zones  distinctes  :  en  haut,  la  zone  lisse  et  sans  glandes 
d'où  l'insecte  se  précipite  faute  d'y  trouver  un  point  d'appui ,  — 
plus  bas,  la  zone  aquifère  où  des  milliers  de  petites  glandes 
versent  une  eau  limpide,  à  saveur  peu  accusée,  mais  à  réaction 
manifestement  acide.  Le  nom  de  dintUlaioria,  donné  par  Linné 
au  népenihes  des  Seychelles,  implique  l'idée  assez  juste  que  ce 
liquide  est  en  effet  un  produit  de  sécrétion  auquel  la  pluie  et  la 
rosée  ne  peuvent  se  joindre  que  d'une  manière  accidentelle.  Une 
fois  vidée,  l'urne  ne  renouvelle  son  eau  que  lentement  et  dans  des 
proportions  assez  faibles.  Il  s'en  reforme  néanmoins,  même  chez  des 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

urnes  prises  dans  les  serres  et  séparées  de  la  feuille.  L'introduction 
de  matières  inorganiques  dans  ce  fluide  n'en  augmente  pas  sensi- 
blement la  production  ;  au  contraire,  un  surcroît  d'activité  chez  les 
glandes  se  manifeste  lorsqu'on  plonge  dans  le  réservoir  des  ma- 
tières animales.  C'est  là  un  premier  indice  des  propriétés  diges- 
tives  du  liquide,  indice  dont  la  portée  s'accuse  plus  nettement  par 
son  influence  sur  la  chair  musculaire  et  le  blanc  d'œuf  durci  qu'il 
attaque  lentement,  mais  en  reproduisant  à  un  degré  moindre  les 
faits  signalés  chez  le  drosera.  En  somme  néanmoins,  la  puissance 
digestive  des  népenthes  est  déjà  singulièrement  réduite  en  compa- 
raison de  celle  des  droséracées;  nous  allons  voir  maintenant  cette 
faculté  s'afl'aiblir  encore,  disparaître  presque  dans  le  dernier  terme 
de  cette  série  de  végétaux  insectivores. 

Le  type  par  excellence  de  la  famille  des  sarracéniées,  le  sarrace- 
nia  de  Linné,  fut  dédié  par  Tournefort  sous  le  nom  de  sarracetia  au 
médecin  botaniste  Sarrazin,  qui  lui  en  envoya  de  Québec  l'espèce 
la  plus  connue.  Ce  sont  des  herbes  sans  tige  apparente,  habitant 
comme  les  drosera  les  terrains  humides  et  tourbeux,  et  dont  les 
feuilles,  groupées  en  touffes,  constituent  des  cornets  insensiblement 
atténués  à  leur  base,  largement  ouverts  au  sommet,  avec  l'orifice 
tronqué  du  côté  antérieur,  mais  relevé  au  côté  externe  en  une  lan- 
guette oblique,  continue  au  cornet  lui-même  au  lieu  de  former 
comme  chez  l'urne  des  népenthes  un  vrai  couvercle  à  charnière. 
C'est  donc  par  une  erreur  manifeste  que  le  célèbre  botaniste  Mori- 
son  parle  de  l'appendice  en  question  comme  d'un  opercule  articulé, 
susceptible  de  s'abaisser  ou  de  se  relever  suivant  les  cas.  Renché- 
rissant sur  cette  hypothèse  finaliste,  Linné  et  ses  disciples  en  vin- 
rent à  croire  que  le  prétendu  couvercle  se  rabaissait  en  temps  sec 
pour  soustraire  à  l'évaporation  l'eau  contenue  dans  le  cornet,  pro- 
vision préparée  par  la  nature  pour  étancher  la  soif  des  oiseaux  : 
prœhet  aquam  sitientihus  aviculis,  avait  dit  le  maître,  et  sur 
cette  parole  s'était  formée  la  légende  qui  faisait  du  sarracenia 
comme  une  source  bienfaisante  où  les  animaux  pouvaient  s'abreu- 
ver. Mieux  placé  pour  l'observation ,  puisqu'il  habitait  aux  lieux 
mêmes  où  croissent  ces  plantes,  l'auteur  d'un  magnifique  ouvrage 
sur  l'histoire  naturelle  de  la  Caroline,  Catesby,  n'avait  pas  mieux 
interprété  le  rôle  de  ces  réservoirs;  il  supposait  naïvement  que  des 
insectes  pouvaient  y  trouver  asile  et  refuge  contre  leurs  ennemis. 
Singulier  refuge  que  celui  dans  lequel  les  cadavres  des  insectes  s'ac- 
cumulent par  centaines,  englobant  les  victimes  encore  vivantes  dans 
un  mélange  infect  et  grouillant  où  la  mort  se  respire  avec  les  gaz 
délétères  et  prend  sa  forme  la  plus  repoussante,  comme  pour  accu- 
ser l'impassible  cruauté  des  lois  naturelles,  qui  détruisent  sans  cesse 
ce  qu'elles  ont  fait  vivre  un  jour. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  657 

En  dehors  de  toute  hypothèse  et  de  tout  raisonnement  fantaisiste, 
un  fait  se  détachait  pourtant  avec  évidence  :  c'est  que  le  liquide 
contenu  dans  ces  réservoirs  était,  au  moins  en  partie,  le  produit 
d'une  sécrétion.  Que  chez  des  espèces  à  cornets  ventrus,  largement 
ouverts,  la  pluie  intervienne  pour  augmenter  cette  provision,  c'est 
ce  qu'on  pourrait  aisément  admettre  pour  le  sarracenîa  purpiirea, 
dont  les  cornets  rebondis  s'étalent  en  rosette  sur  le  sol,  et  pour  les 
sarracenîa  flava,  etc.,  dont  les  cornets  longs  et  dressés  ont  leur 
opercule  vertical  à  côté  de  leur  orifice  béant.  Mais  chez  la  curieuse 
espèce  à  cornets  dressés,  qui  s'appelle  variolaris  (à  cause  des  mou- 
chetures de  ces  organes),  l'appendice  operculaire,  toujours  rabattu 
sur  l'orifice,  ferme  l'accès  à  l'eau  de  la  pluie  :  le  liquide  du  réser- 
voir n'a  donc  là  qu'une  origine  interne  et  vitale.  Aussi  est-ce 
d'après  cette  espèce  que  des  notions  plus  exactes  sur  la  fonction 
des  cornets  ont  commencé  à  se  faire  jour  dans  la  science:  notions 
bien  confuses  d'abord,  et  qui,  même  de  nos  jours  renferment  en- 
core une  large  part  d'incertitudes  et  d'inconnu. 

C'est  en  1791  que  l'un  des  vénérables  pionniers  de  la  flore  des 
États-Unis,  John  Bartram,  décrivant  le  fluide  du  sarracenîa  vario- 
larîs,  émit  sous  toutes  réserves  l'idée  que  ce  fluide  pourrait  bien  al- 
lécher perfidement  les  insectes  par  une  saveur  sucrée  et  finalement 
en  dissoudre  les  cadavres  au  profit  de  l'alimentation  de  la  plante. 
La  part  d'erreur  dans  cette  hypothèse,  c'est  l'idée  que  le  liquide 
servirait  d'appât.  On  sait  aujourd'hui  que  l'appareil  de  tentation  par 
la  gourmandise  réside  ailleurs  dans  des  glandes  spéciales.  Quant 
au  liquide  lui-même,  sécrété  dans  le  bas  du  cornet  par  d'autres 
glandes,  les  observations  récentes  d'un  botaniste  américain,  le 
docteur  Mellichamp,  ne  laissent  guère  de  doute  sur  le  fait  brut  qu'il 
aurait  sur  les  insectes  vivans  une  action  d'abord  anesthésique  (ou 
comme  stupéfiante),  puis  sur  leurs  cadavres,  aussi  bien  que  sur  la 
viande,  une  activité  particulière  provoquant  une  rapide  décomposi- 
tion putride.  Des  mouches  jetées  dans  l'eau  pure  en  échappent  fa- 
cilement parce  que  leurs  ailes  ne  se  mouillent  que  d'une  manière 
très  imparfaite  :  les  mêmes  insectes  restent  noyés  dans  la  liqueur 
un  peu  mucilagineuse  du  sarracenîa  varîolarîs.  Ils  y  deviennent 
comme  morts  après  une  demi-minute  d'immersion,  sauf  à  reprendre 
vie  en  une  demi- heure  ou  une  heure  lorsqu'on  les  a  soustraits  à  ce 
bain  forcé  d'un  instant.  Du  fait  qu'une  altération  putride  suit  rapi- 
dement l'action  du  liquide  sur  les  matières  azotées,  le  docteur 
Mellichamp  conclut  que  ce  fluide  n'est  pas  vraiment  digestif  à  la 
manière  des  sécrétions  des  droséracées.  Le  docteur  Hooker,  en 
rapportant  cette  opinion,  l'accepte  dans  une  certaine  mesure, 
avouant  l'ignorance  absolue  de  la  science  sur  la  manière  dont  les 

TOMB  XIII.  —  1876.  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

produits  de  cette  décomposition  seraient  absorbés  par  les  feuilles  et 
suivraient  pour  la  nutrition  de  la  plante  une  autre  voie  que  celle  des 
racines.  En  tout  cas,  une  accumulation  si  grande  de  matières  ani- 
males ne  saurait  que  profiter  à  la  plante  tn  lui  donnant  au  moins 
sous  forme  d'engrais  l'azote  qu'elle  réclame  pour  son  développe- 
ment. Même  réduits  à  ce  rôle  possible  de  simples  récolteurs  d'en- 
grais azotés,  les  cornets  des  sarracenia  n'en  sont  pas  moins  d'ad- 
mirables engins  de  capture,  avec  tous  les  raffmemens  de  séduction, 
d'impulsion ,  de  chute  et  de  noyade  que  comportent  ces  appareils 
perfides.  La  séduction  commence  à  longue  distance  de  l'entrée  du 
gouffre  :  car  les  glandes  à  liqueur  sucrée  n'occupent  pas  seulement 
l'orifice  du  cornet,  mais  encore  les  deux  côtés  d'une  membrane  éten- 
due en  forme  d'aile  tout  le  long  de  la  face  de  cet  organe.  C'est  en 
suivant  au  dehors  ce  double  sentier  enduit  de  nectar  que  les  insectes 
arrivent  à  l'entrée  de  la  cavité  :  plus  bas,  à  l'intérieur,  s'étend  une 
zone  veloutée  dont  les  papilles  coniques  défléchies  du  haut  vers  le 
bas  se  font  tapis  moelleux  pour  l'insecte  qui  descend,  mais  devien- 
nent pointes  de  cilice  pour  l'imprudent  qui  voudrait  rebrousser  che- 
min; plus  bas  encore,  la  surface  est  glanduleuse,  humide,  lisse  ,et 
glissante,  c'est  la  zone  où  l'msecte  perd  pied,  chancelle  et  se  pré- 
cipite; enfin  dans  le  fond  même  du  gouffre  où  l'eau  se  rassemble, 
des  soies  longues,  raides  et  défléchies  convergent  ou  s'entre-croi- 
sent,  opposant  aux  malheureux  noyés  qui  se  débattent  un  obstacle 
qui  les  ramène  de  plus  en  plus  au  fond  de  l'abîme. 

La  proie  ordinaire  des  sarracenia  consiste  en  insectes  de  divers 
ordres,  fourmis,  mouches,  grillons,  papillons,  etc.  Toute  cette 
légion  de  coureurs,  de  sauteurs,  de  voltigeurs,  cède  à  l'attrait  qui 
les  conduit  à  la  mort.  Quelques  privilégiés  néanmoins  trouvent  à 
côté  des  victimes  le  moyen  de  vivre  en  sécurité  juste  au-dessus  de 
l'abîme  ou  même  en  pleine  infection  dans  le  gouffre.  Résumons  à 
cet  égard,  et  pour  la  curiosité  du  fait,  les  observations  précises  et 
détaillées  du  savant  entomologiste  Charles  Riley.  A  l'entrée  même 
des  cornets  du  sarracenia  variolaris,  la  chenille  frétillante  d'un  pe- 
tit papillon  semblable  aux  teignes  rapproche  les  bords  de  l'oriiioe 
au  moyen  d'un  réseau  de  fils,  sauvant  ainsi  de  la  destruction  les 
petits  insectes  que  perdrait  leur  gourmandise.  En  même  temps,  elle 
dévore  le  tissu  même  du  cornet,  mais  en  ayant  soin  d'en  respecter 
l'épiderme  et  toute  la  partie  inférieure.  C'est  donc  un  hôte  qui  dé- 
vore sa  maison  en  en  ménageant  les  fondemens.  L'autre  parasite 
est  un  diptère,  très  voisin  de  notre  mouche  grise  de  la  viande.  A 
l'état  parfait,  c'est-à-dire  de  mouche  ailée,  la  femelle  pénètre  im- 
punément dans  le  cornet  et  dépose  dans  la  masse  putride  du  fond 
des  larves  voraces  dont  la  plus  forte  mange  les  autres,  lorsque  les 
cadavres  d'insectes  viennent  à  manquer  à  son  appétit  inassouvi. 


LES    PLANTES    CARNIVORES.  659 

Cet  hôte  immonde  est  donc  un  intrus  qui  vole  à  la  plante  une  par- 
tie de  sa  nourriture,  et  ne  travaille  que  pour  lui-même  dans  le 
combat  de  la  vie. 

Après  cette  esquisse  rapide  de  la  digestion  par  les  feuilles,  on  se 
demande  si  les  phénomènes  de  ce  genre  sont  enfermés  dans  le 
cercle  étroit  de  quelques  plantes,  ou  bien  si  l'observation  ultérieure 
pourrait  en  faire  retrouver  au  moins  la  trace  chez  des  végétaux  où 
rien  d'insolite  ne  semble  la  révéler.  Quelques  expériences  de  Darwin 
sur  des  saxifrages,  des  primevères  et  d'autres  plantes  à  poils  glan- 
duleux, des  observations  de  M.  le  docteur  Edouard  Heckel  sur  la 
manière  dont  les  feuilles  des  géraniums  et  les  glandes  florales  de 
la  parnassie  attaquent  et  ramollissent  la  viande  crue,  l'action  exer- 
cée dans  le  même  sens  par  les  feuilles  du  papayer,  voilà  des 
indices  bien  vagues  encore  sur  un  sujet  à  peine  effleuré,  mais  qui 
réserve  peut-être  aux  chercheurs  de  curieuses  découvertes.  En  gé- 
néral, dans  les  sciences,  il  ne  faut  pas  prononcer  vite  le  mot  «  im- 
possible. »  Combien  de  surprises  n'attendent  pas  encore  ceux  qui 
savent  sortir  des  sentiers  battus  et  suivre  des  pistes  nouvelles!  Qui 
présumait  par  exemple,  avant  que  l'expérience  l'eût  démonti-é,  que 
l'absorption  de  matériaux  nutritifs  pût  se  faire  directement  chez 
l'homme  lui-même  par  le  tissu  cellulaire  sous-cutané,  au  lieu  de 
suivre  le  chemin  banal  des  voies  digestives?  A  son  tour,  la  nutri- 
tion chez  les  plantes  comporte  bien  des  nuances  ou  des  types  dif- 
férens.  Il  y  a  d'abord  la  forme  la  plus  ordinaire,  absorption  de  sève 
brute  par  les  racines ,  élaboration  de  cette  sève  par  les  parties 
vertes  aériennes;  puis  viennent  les  végétaux  dits  saprophytes  ou 
humivores,  qui,  nourris  par  un  humus  très  riche  en  matières  or- 
ganiques à  demi  décomposées,  n'ont  qu'une  respiration  peu  active 
et  prennent  souvent  l'apparence  de  parasites  dépourvus  de  chlo- 
rophylle; ensuite  viennent  les  divers  degrés  du  parasitisme,  où 
des  sucs  élaborés  par  une  nourrice  étrangère  passent  à  peu  près 
tout  formés  dans  la  plante  qui  les  suce;  à  ces  groupes  de  plantes 
anomales  dans  leur  nutrition,  il  faudra  joindre  désormais  les  c«r- 
nivores  caractérisées  comme  les  droséracées  et  les  grassettes;  puis 
le  groupe  encore  mal  défini  qu'on  pourrait  nommer  provisoire- 
ment des  putrivores.  On  distinguerait  ainsi  ces  dévoreuses  de  dé- 
tritus animaux  plus  ou  moins  décomposés  des  vraies  mangeuses  de 
chair  qui  digèrent  une  proie.  Par  ces  dernières  se  resserre  de  plus 
en  plus  le  lien  qui  relie  l'une  à  l'autre  les  deux  formes  animale  et 
végétale  de  la  nature  organique.  Ainsi  se  dégage  de  l'observation 
des  détails  la  grande  loi  d'unité  qui  fait  de  l'univers,  du  cosmos,  le 
type  même  de  l'ordre  et  de  l'harmonie  e^  comme  l'expression  vi- 
vante d'une  intelligence  suprême. 

J.-E.  Plancuon. 


EL   RESUCITADO 


Il  y  a  quelques  années,  je  voyais  fréquemment  un  ancien  officier 
du  premier  empire.  Il  me  raconta  un  jour  un  épisode  de  sa  vie  mi- 
litaire dont  je  fus  vivement  frappé  et  auquel  des  événemens  plus 
rapprochés  de  nous  m'ont  fait  souvent  penser  depuis.  Voici  son 
récit,  tel  que  je  l'écrivis  alors  presque  sous  sa  dictée. 

Vers  la  fin  de  1810,  il  y  eut  un  moment  où  la  guerre  d'Espagne 
parut  entrer  dans  une  phase  heureuse  et  décisive.  Les  Anglais 
avaient  été  rejetés  en  Portugal,  où  Masséna  se  préparait  à  les  pour- 
suivre. Soult  achevait  la  conquête  de  l'Andalousie.  Il  n'y  avait  plus 
d'armée  régulière  espagnole  :  les  juntes  provinciales,  divisées  entre 
elles,  sans  communication  avec  la  junte  centrale,  ne  pouvaient  s'en- 
tendre sur  un  plan  de  défense.  Le  plus  grand  obstacle  à  une  prompte 
pacification  était  dans  les  innombrables  guérillas  qui  entretenaient 
l'esprit  de  résistance  en  même  temps  qu'elles  étaient  une  cause 
permanente  d'affaiblissement  pour  l'armée  d'occupation.  La  guerre 
de  détail  que  nous  étions  forcés  de  soutenir  contre  elles  minait  nos 
forces,  paralysait  nos  mouvemens,  et  l'événement  a  prouvé  que  le 
résultat  en  devait  être  à  la  longue  plus  désastreux  que  celui  des 
grandes  opérations. 

J'étais  alors  au  3*  corps,  qui,  après  le  siège  de  Saragosse,  avait 
été  mis  en  cantonnement  en  Aragon  pour  se  refaire  des  fatigues  et 
des  pertes  qu'il  avait  éprouvées.  Nous  étions  commandés  par  le 
général  Suchet,  qui  passait  avec  raison  pour  un  des  meilleurs  gé- 
néraux de  l'empire.  Par  la  sagesse  et  l'honnêteté  de  son  adminis- 
tration, il  faisait  vivre  sas  troupes  dans  l'abondance  sans  pressurer 
les  populations  :  elles  étaient  bien  habillées,  bien  armées,  toujours 
bien  approvisionnées,  et  par  conséquent  plus  disciplinées  qu'aucun 


EL   RESUCITADO.  061 

autre  corps  de  l'armée  d'Espagne.  Tacticien  aussi  habile  que  bon 
administrateur,  Suchet  déployait  contre  les  guérillas  une  activité  et 
une  audace  égales  aux  leurs.  Dans  le  cours  de  cette  année  1810  à 
1811,  nous  eûmes  de  fréquens  engagemens  avec  ces  partisans,  et 
presque  toujours  l'avantage  nous  resta.  Renovalès,  l'Empecinado, 
qui  infestaient  les  environs  de  Saragosse,  furent  obligés  de  chercher 
un  refuge  dans  les  Asturies;  Mina  fut  fait  prisonnier.  Ramon-Gayan 
se  vit  chassé  du  couvent  de  Notre-Dame  del  Aguilar,  dont  il  avait 
fait  une  forteresse;  Villa  Campa  et  Le  Capuchino  se  retirèrent  dans 
le  royaume  de  Valence.  Enfm  la  dernière  et  la  plus  redoutable  des 
bandes  qui  jusqu'alors  s'étaient  maintenues  en  Aragon  fut  presque 
entièrement  détruite  auprès  d'Origuela,  et  son  chef  y  fut  tué. 

Ce  chef  était  un  Valencien  nommé  Garcia  Navarre,  ancien  officier 
au  régiment  de  la  princesse.  Son  ardent  patriotisme,  de  réels  talens 
militaires,  joints  à  un  caractère  élevé  et  chevaleresque,  lui  avaient 
valu  une  sorte  de  célébrité  et  l'estime  même  de  ceux  qu'il  combat- 
tait. Sa  mort  eut  un  grand  retentissement  et  fut  un  deuil  public 
pour  les  Espagnols;  beaucoup  d'entre  eux  refusèrent  même  d'y 
croire,  et,  comme  Garcia  avait  |été  très  défiguré  par  ses  blessures, 
l'incrédulité  avait  beau  jeu.  Cette  question  fut  souvent  discutée 
dans  les  premiers  jours  qui  suivirent  l'affaire  d'Origuela;  elle  avait 
le  don  d'enflammer  tous  les  cerveaux,  chacun  affirmant  ou  niant 
la  mort  de  Garcia  Navarro  selon  son  intérêt  ou  son  désir.  Quoi 
qu'il  en  fût,  cette  mort  présumée  mit  fin  aux  hostilités  en  Aragon; 
cette  belle  province  jouit  momentanément  d'une  sorte  de  calme  et 
de  prospérité.  Après  l'émotion  poignante  qui  serrait  le  cœur  dans  le 
reste  de  l'Espagne  à  la  vue  de  tant  de  ruines  et  de  misères,  après 
avoir  respiré  un  air  saturé  de  haine  et  de  fureur,  on  se  sentait  re- 
naître en  pénétrant  en  Aragon. 

Après  l'affaire  d'Origuela,  à  laquelle  il  avait  pris  une  part  active, 
le  régiment  de  hussards  auquel  j'appartenais  fut  envoyé  en  canton- 
nement à  Albarracin.  Nous  y  menâmes  pendant  quelque  temps  la 
vie  calme  et  monotone  que  nous  aurions  eue  dans  n'importe  quelle 
petite  garnison  du  midi  de  la  France;  mais  un  jour  le  courrier  qui 
venait  une  fois  par  semaine  de  Saragosse  eut  un  assez  long  retard. 
Le  général  IL..,  qui  commandait  à  Albarracin,  conçut  quelque  in- 
quiétude sur  son  sort  et  envoya  un  détachement  à  sa  recherche. 
J'étais  dans  la  grande  rue  lorsque  ce  détachement  rentra.  Entre  les 
rangs  des  hussards  marchaient  quatre  mulets  sur  lesquels  on  avait 
placé  des  cadavres  sanglans,  tuméfiés,  noircis  par  le  soleil;  aux 
lambeaux  d'uniforme  dont  ils  étaient  couverts,  on  reconnaissait  les 
cavaliers  d'escorte  du  courrier.  Une  rage  impuissante  s'était  achar- 
née sur  eux,  même  après  la  mort  :  ils  étaient  criblés  de  blessures, 


662  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  leurs  membres,  brisés  à  coups  de  crosse,  avaient  à  chaque  pas 
du  mulet  des  tressaillemens  hideux. 

Cet  attentat  ne  fut  que  le  prélude  de  plusieurs  autres  qui  se  suc- 
cédèrent rapidement.  Une  petite  ganiison  qu'on  avait  laissée  au 
couvent  de  Notre-Dame  d'Aguilar  fut  surprise  et  égorgée  par  une 
guérilla  qui  s'était  spontanément  formée  dans  la  sieira  de  Montal- 
van  ;  les  bandes  que  nous  étions  parvenus  à  chasser  de  l'Aragon  y 
pénétrèrent  de  nouveau  sur  plusieurs  points  à  la  fois.  Dans  l'espace 
de  quelques  jours,  tout  le  fruit  de  nos  efforts  pendant  l'année  pré- 
cédente fut  perdu  ;  mais  ce  qu'il  y  eut  de  plus  étrange ,  c'est  que 
l'opinion  s'accrédita  parmi  les  Espagnols  que  le  promoteur  de  ce 
mouvement  n'était  autre  que  le  célèbre  cabecîlla  Garcia  Navarro. 
On  avait  beau  rappeler  toutes  les  circonstances  qui  ne  laissaient 
guère  de  doute  sur  sa  mort,  rien  n'y  faisait;  l'imagination  populaire, 
se  surpassant  elle-même,  en  tirait  des  conclusions  tout  à  fait  inat- 
tendues :  elle  prétendait  que  Dieu,  cédant  aux  sollicitations  du 
grand  saint  Jacques ,  patron  des  Espagnes,  avait  permis  à  Garcia 
Navarro  de  revenir  sur  la  terre  pour  achever  d'exterminer  les  Fran- 
çais. Le  clergé,  notre  implacable  ennemi  dans  la  Péninsule,  s'em- 
para de  cette  naïve  croyance;  ce  miracle  fut  annoncé  en  chaire  et 
célébré  par  des  prières  publiques,  indulgence  plénière  fut  promise 
à  qui  irait  s'enrôler  sous  la  bannière  du  céleste  partisan.  Ces  pré- 
dications eurent  un  plein  succès  sur  une  population  ignorante,  fa- 
natique et  exaltée  par  le  patriotisme  :  nombre  de  gens  qui  jusqu'a- 
lors n'y  avaient  pas  pensé  allaient  grossir  la  bande  du  prétendu 
Garcia  Navarro,  qu'on  ne  désignait  plus  que  sous  le  nom  de  el  Re- 
sucitado,  le  ressuscité;  ces  malheureux  croyaient  pieusement  ga- 
gner le  ciel  en  pillant,  brûlant  et  assassinant  en  si  sainte  com- 
pagnie. 

En  effet,  il  semblait  que  le  Ressuscité  eût  rapporté  de  l'autre 
monde  un  surcroît  de  haine  et  de  rage  contre  nous.  Autant  la 
guerre  qu'il  nous  avait  faite  autrefois  était  loyale,  généreuse 
même,  autant  celle  qu'il  nous  faisait  alors  avait  un  caractère  de 
sauvage  férocité;  sans  pitié  pour  ses  prisonniers,  tout  Français 
tombant  entre  ses  mains  était  un  homme  mort.  Les  cadavres  de 
nos  malheureux  compagnons,  que  nous  retrouvions  à  chaque  in- 
stant, portaient  les  traces  des  mutilations,  des  affreuses  tortures 
qu'ils  avaient  subies.  C'était  souvent  aux  portes  mêmes  des  villes 
que  nous  occupions  qu'avaient  lieu  ces  exécutions  barbares,  et 
pour  qu'il  ne  restât  aucun  doute  sur  l'auteur  de  ces  crimes,  le  Res- 
suscité, qui  avait  accepté  avec  empressement  son  surnom ,  laissait 
à  côté  des  cadavres  un  écriteau  ironique  ou  provocateur  par  lequel 
il  s'en  accusait. 


EL   RESUCITADO.  663 

C'était  la  sierra  de  Montalvan  qu'il  avait  choisie  pour  le  théâtre 
de  ses  exploits,  position  excellente,  car  de  là  il  surveillait  la  route 
de  Saragosse  à  Madrid ,  et  celle  qui  mène  de  Calatayud  à  Valence  ; 
il  se  tenait  ainsi  au  centre  de  nos  cantonnemens,  qu'il  isolait  les 
uns  des  autres ,  et  après  ses  rapides  expéditions  il  trouvait  un  re- 
fuge assuré  dans  des  montagnes  où  il  était  fort  difficile  de  le  pour- 
suivre. Lts  Espagnols  soupçonnés  de  favoriser  soit  de  cœur,  soit 
d'action  la  cause  du  roi  Joseph  n'étaient  pas  mieux  traités  que  les 
Français  :  il  brûlait  leurs  biens,  arrachait  leurs  oliviers  et  leurs  vi- 
gnes api  es  avoir  assouvi  sa  fureur  sur  leur  personne.  Il  en  résultait 
que  tout  Aragonnais,  soit  par  terreur,  soit  par  communauté  de 
haine  contre  nous,  était  devenu  complice  du  Resucitado;  le 
moindre  de  nos  mouvemens,  nos  préparatifs  les  plus  secrets,  lui 
étaient  dévoilés  d'avance;  les  siens  ne  nous  étaient  jamais  révélés 
que  lorsque  l'effet  s'en  faisait  sentir.  A  peine  savions-nous  au  juste 
à  quel  ennemi  nous  avions]  affaire.  D'abord  le  Resucitado  exis- 
tait-il réellement?  N'était-ce  pas  un  personnage  symbolique  sur  le 
compte  duquel  on  mettait  les  méfaits  de  plusieurs  chefs  de  guéril- 
las? Était-ce  un  nouvel  aventurier,  comme  il  en  apparaissait  à  cha- 
que instant,  se  parant  d'un  nom  que  lui  avait  décerné  la  crédulité 
populaire,  nom  bien  propre  à  augmenter  son  prestige  et  à  servir 
ses  projets?  Ceux  qui  prétendaient  que  le  Ressuscité  existait  réelle- 
ment se  montraient  peu  d'accord  dans  le  portrait  qu'ils  en  tra- 
çaient :  les  uns  le  dépeignaient  comme  un  homme  de  haute  taille, 
robuste,  au  visage  énergique,  à  la  barbe  et  à  la  chevelure  rousses; 
d'autres  le  représentaient  au  contraire  comme  un  élégant  cavalier 
d'un  aspect  plutôt  efféminé  qu'imposant.  Une  troisième  assertion 
eniîn  détruisait  les  deux  premières  :  personne,  disait-on,  n'avait 
vu  le  visage  du  Ressuscité,  qui  était  toujours  masqué,  coutume  as- 
sez répandue  parmi  les  guérilleros,  et  favorisant  singulièrement  le 
double  jeu  de  gens  qui,  dans  cette  guerre  de  surprises,  passaient 
souvent  d'un  camp  dans  l'autre.  Quoi  qu'il  en  fût,  l'effet  moral  était 
immense,  la  sécurité  de  la  province  profondément  troublée,  le  pres- 
tige des  armes  françaises  très  amoindri,  et  la  hardiesse  des  guéril- 
leros mettait  des  entraves  fort  gênantes  aux  opérations  par  les- 
quelles Suchet  préparait  la  conquête  du  royaume  de  Valence.  Ces 
opérations  nécessitaient  de  fréquens  convois  d'armes,  de  vivres, 
d'approvisionnemens  de  tout  genre.  Les  régmens  recevaient  des 
recrues;  le  Ressuscité  les  guettait  au  passage,  et  plus  d'un  de  ces 
convois  ou  détachemens  n'arriva  pas  à  destination. 

Nous  avions  alors  deux  escadj'ons  à  Montalvan,  destinés  à  faire 
partie  d'une  des  divisions  que  Suchet  emmenait  avec  lui;  il  s'agis- 
sait de  les  compléter  avec  des  recrues  que  nous  venions  de  recevoir, 


664  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  ce  fut  à  moi  qu'échut  le  périlleux  honneur  de  les  conduire  à 
destination. 

—  Ce  sont  des  brebis  qu'on  jette  dans  la  gueule  du  loup,  me  dit 
mon  colonel  après  m'avoir  donné  ses  instructions,  car  ce  détache- 
ment ne  vaut  pas  le  diable.  J'aurais  voulu  vous  confier  quelques 
gaillards  solides  pour  remonter  leur  moral,  mais  aujourd'hui  un  co- 
lonel ne  peut  disposer  d'un  homme  de  son  régiment. 

—  Dieu  protège  la  France!  dis-je  avec  un  sourire  de  modeste 
assurance  que  je  croyais  de  bon  goût  en  pareille  occasion. 

—  Ce  sont  les  prêtres  qui  vous  ont  appris  cela,  reprit  le  colonel. 
Au  fait,  on  serait  tenté  de  le  croire  à  voir  les  sottises  qu'on  commet 
journellement  et  dont  on  se  tire  quand  même.  Enfin  allez,  mon  cher 
ami,  et  si  vous  nous  revenez  entier,  vrai!  j'en  serai  ravi. 

Il  me  serra  la  main  avec  toute  la  chaleur  de  cœur  qu'il  cachait 
sous  des  formes  un  peu  rudes.  Le  lendemain  au  point  du  jour,  je 
me  mis  en  route. 

Du  premier  coup  d'œil,  j'avais  pu  m'assurer  que  mon  colonel  ne 
calomniait  pas  mon  détachement.  A  cette  époque,  la  nécessité  de 
combler  les  vides  que  la  guerre  faisait  sans  cesse  dans  les  régimens 
forçait  de  hâter  plus  que  de  raison  l'instruction  militaire  des  re- 
crues; à  peine  arrachés  à  leur  charrue,  les  pauvres  conscrits  étaient 
envoyés  en  Espagne,  en  Allemagne,  en  Italie;  en  route,  on  les  ini- 
tiait tant  bien  que  mal  à  leur  nouveau  métier,  et,  à  peine  arrivés,  on 
les  menait  au  feu.  Tels  étaient  ceux  que  je  conduisais  à  Montalvan, 
et  je  contins  plus  d'une  fois  un  sourire  en  voyant  leurs  jambes  en 
avant,  leurs  shakos  en  arrière ,  leurs  armes  à  la  diable,  et  l'expres- 
sion à  la  fois  glorieuse  et  inquiète  de  leurs  visages  imberbes.  J'avais 
encore  avec  moi  une  vingtaine  de  convalescens  qui  rejoignaient  leur 
corps,  et  un  convoi  de  mulets  portant  différens  objets  de  ravitaille- 
ment pour  la  garnison  de  Montalvan. 

Quelle  journée!..  Je  m'en  souviendrai  toute  ma  vie;  véritable 
chien  de  berger,  je  courais  sans  cesse  sur  le  flanc  de  ma  colonne 
pour  y  maintenir  l'ordre  et  pour  faire  marcher  mes  arriéras,  fort 
malintentionnés,  comme  tous  les  Espagnols.  Mes  éclaireurs  servaient 
en  dépit  du  bon  sens,  tantôt  marchant  sans  plus  de  précaution  que 
s'ils  eussent  été  sur  la  grande  route  de  leur  village,  tantôt  au  con- 
traire s' effrayant  de  tout,  prenant  les  buissons  pour  des  corps  d'ar- 
mée. Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  nous  arrivâmes  dans  un 
vallon  enclos  de  tous  côtés  par  une  chaîne  de  hauteurs;  de  grosses 
roches,  d'épaisses  broussailles,  quelques  maigres  bouleaux,  bor- 
daient le  chemin  que  nous  suivions,  et  qui  à  trois  ou  quatre  cents 
pas  plus  loin  grimpait  tout  droit  sur  une  crête  assez  élevée  pour  ca- 
cher l'horizon.  Un  joli  coupe-gorge!..  J'avais  hâte  d'en  sortir,  et 


EL    RESDCITADO.  665 

j'activai  de  mon  mieux  la  marche.  Tout  à  coup  je  vois  mes  deux 
cavaliers  de  flèche  s'arrêter  sur  la  crête,  lâcher  leur  coup  de  feu, 
et  revenir  au  galop  en  criant  comme  des  gens  qui  ont  perdu  la  tête  : 
—  Le  Ressuscité  !  le  Ressuscité! 

Je  crus  d'abord  à  une  panique  comme  celles  dont  ils  m'avaient 
déjà  donné  le  spectacle,  etje  courus  à  eux  en  les  gourmandantdeleur 
poltronnerie;  mais  cette  fois  l'affaire  était  plus  sérieuse.  En  arrivant 
sur  le  haut  de  la  crête,  où  je  les  ramenai,  je  vis  à  cent  pas  de  moi 
un  gros  bataillon  d'Espagnols  au-dessus  duquel  flottait  le  drapeau 
noir  avec  la  tête  de  mort  et  les  os  croisés  qui  annonçaient  la  gué- 
rilla du  Ressuscité.  Faisant  appel  à  tout  mon  sang -froid,  je  fis 
signe  au  maréchal  des  logis  que  j'avais  laissé  au  convoi  d'amener 
rapidement  le  gros  des  cavaliers  pour  occuper  la  hauteur;  mais 
au  même  instant  mon  arrière -garde  accourait  en  désordre  en 
criant  aussi  :  Le  Ressuscité  !  le  Ressuscité  !  Une  autre  troupe  d'Es- 
pagnols nous  prenait  en  queue,  et  de  toutes  les  roches,  de  toutes 
les  broussailles,  sortaient  des  hommes  armés  d'espingoles  et  de 
mousquets.  Ma  troupe,  paralysée  par  la  surprise  et  la  terreur,  eut 
un  moment  d'hésitation...  Il  n'était  plus  temps  :  les  Espagnols  gra- 
vissaient rapidement  la  hauteur;  je  fus  forcé  de  me  retirer  au  milieu 
d'une  salve  de  mousqueterie. 

Je  revins  vers  mes  conscrits ,  que  je  trouvai  dans  un  désordre 
inexprimable.  Pourtant,  l'émotion  d'un  premier  début  étant  sur- 
montée, ils  reprirent  courage  et  se  défendirent  fort  honorablement; 
il  est  vrai  qu'ils  savaient  que  le  Ressuscité  ne  faisait  pas  de  quartier. 
Malades  et  bien  portans,  tous  se  groupèrent  autour  de  moi  :  un  seul 
prit  honteusement  la  fuite  dès  les  premiers  coups  de  feu.  Il  arriva 
sain  et  sauf  à  Albarracin ,  où  il  se  vanta  de  s'être  échappé  en  se 
faisant  jour  au  travers  des  ennemis.  Il  fut  pendant  longtemps  l'ob- 
jet des  quolibets  de  ses  camarades ,  et  le  pauvre  diable  finit  par  se 
faire  tuer  tout  de  bon  en  cherchant  à  se  laver  de  sa  vantardise  et 
de  sa  poltronnerie. 

Les  Espagnols  étaient  au  moins  quatre  ou  cinq  contre  un.  Ils 
avaient  l'avantage  de  la  position  et  de  tirer  à  couvert,  aussi  vis-je 
mes  conscrits  tomber  un  à  un.  Il  y  avait  quelques  cavaliers  dans  la 
guérilla;  encouragés  par  notre  petit  nombre  et  la  faiblesse  de  notre 
feu,  ils  venaient  caracoler  autour  de  nous,  et  nous  menaçaient  de 
leurs  longues  lances.  Ceux-là  me  donnèrent  au  moins  le  plaisir  de 
la  vengeance  :  nous  en  piquâmes  quelques-uns,  le  maréchal  des 
logis  et  moi.  Sans  vanité,  je  puis  dire  que  la  guérilla  du  Ressuscité 
m'a  payé  le  sabre  qu'elle  me  prit  ce  jour-là;  mais  tout  a  une  fin! 
Après  mes  hussards,  ce  fut  le  tour  du  maréchal  des  logis.  Pauvre 
garçon!  il  mourut  en  brave.  Alors  je  me  trouvai  seul  combattant 


666  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore;  mon  cheval  ne  tenait  plus  debout  que  par  miracle,  car  il 
avait  peut-être  dix  balles  dans  le  corps  quand  un  de  ces  démons 
d'Espagnols  se  glissa  derrière  moi  et  lui  coupa  les  jarrets.  La  pauvre 
bête  m'entraîna  dans  sa  chute;  jo  fus  aussitôt  saisi  par  les  bras,  par 
les  jambes,  par  les  cheveux,  et  vingt  couteaux  menacèrent  ma  poi- 
trine. 

C'en  était  fait  de  moi  lorsqu'un  nouveau-venu,  se  jetant  au  mi- 
lieu des  guérilleros,  les  força  de  lâcher  prise.  Je  me  relevai  stupéfait 
d'être  encore  en  vie;  ma  première  pe-nsée,  tant  on  est  enragé  dans 
ces  momens,  fut  de  reprendre  l'offensive;  mais  j'étais  désarmé  et 
je  n'avais  plus  devant  moi  que  l'homme  qui  était  venu  à  mon  se- 
cours. Il  me  couvrait  résolument  de  son  corps  et  parlementait  avec 
mes  agresseurs,  qui,  revenus  de  leur  première  surprise,  voulaient 
de  nouveau  assouvir  leur  fureur;  je  compris  qu'il  cherchait  à  leur 
persuader  qu'avant  de  m'ôter  la  vie  il  fallait  me  conduire  à  leur 
chef,  qui  peut-être  serait  bien  aise  de  m'interroger.  Il  finit  par  leur 
faire  entendre  raison,  mais  vingt  fois  la  même  scène  se  reprodui- 
sit dans  le  trajet  que  je  fis  avec  eux;  à  chaque  instant,  mon  protec- 
teur relevait  le  canon  d'un  fusil  dirigé  contre  ma  poitrine.  Le  champ 
de  bataille  offrait  alors  un  spectacle  hideux  :  les  partisans  ache- 
vaient à  coups  de  crosse  ceux  de  mes  malheureux  soldats  qui  res- 
piraient encore;  d'autres  dépouillaient  les  morts  et  de  concert  avec 
les  arrieros  pillaient  le  convoi. 

On  me  conduisit  sur  un  monticule  où  l'on  avait  déjà  réuni  une 
dizaine  de  mes  hussards,  échappés  comme  moi  par  miracle  à  la 
mort.  Un  instant  après,  le  cahecilla  y  arriva  avec  ses  officiers.  Il 
me  parut  de  petite  taille  et  de  tournure  élégante;  il  maniait  avec 
beaucoup  de  dextérité  un  bel  andalou,  noir  comme  son  costume; 
il  était  masqué.  La  froideur  et  la  dignité  de  son  maintien  contras- 
taient avec  la  joie  du  triomphe  qui  enivrait  son  entourage. 

Un  al  ferez  ou  lieutenant,  après  avoir  pris  ses  ordres,  s'avança 
vers  nous.  —  Yous  savez,  nous  dit-il  en  français,  quel  est  le  sort 
réservé  à  ceux  de  vos  compatriotes  qui  tombent  entre  nos  mains. 
Pourtant  le  Resiicitado,  usant  de  générosité,  vous  offre  un  moyen 
d'échapper  à  la  mort  :  c'est  de  prendre  du  service  dans  sa  guérilla. 
Ceux  qui  jureront  de  nous  servir  avec  fidélité  seront  épargnés,  les 
autres  vont  être  passés  par  les  armes. 

L'hésitation  se  peignit  sur  le  visage  de  mes  conscrits.  Us  étaient 
jeunes  et  n'avaient  pas  l'esprit  trempé  contre  une  aussi  terrible 
éventualité;  je  vis  qu'il  fallait  prendre  l'avance  pour  éviter  que 
l'honneur  de  mon  régiment  fût  terni  par  une  honteuse  défection.  — 
Yous  plaisantez,  sehor,  répondis-je  avec  fermeté.  Le^  Français  ne 
désertent  pas  ainsi  leur  drapeau.  Faites  de  nous  ce  que  bon  vous 


EL   RESUCITADO.  667 

semble,  mais  aucun  de  mes  soldats,  j'en  suis  certain,  ne  voudra 
plus  que  moi-même  devenir  le  complice  de  gens  qui  assassinent 
leurs  prisonniers. 

—  Mettez  plus  de  ménagement  dans  vos  paroles^  ou  vous  pourriez 
vous  en  repentir,  répondit  l'Espagnol. 

Il  alla  rendre  ma  réponse  au  Ressuscité,  et  je  vis  qu'elle  deve- 
nait l'objet  d'une  discussion  très  animée  entre  les  officiers  de  la 
guérilla.  Le  plus  grand  nombre  insistait  pour  une  exécution  immé- 
diate, quelques  voix  s'élevaient  en  faveur  d'un  sursis.  Le  Ressus- 
cité trancha  la  question  par  quelques  mots,  et  Y  al  ferez  revint  vers 
nous.  —  Le  cabecilla  vous  donne  jusqu'à  demain  pour  réfléchir, 
dit-il.  En  attendant,  vous  allez  nous  suivi*e. 

En  effet,  les  partisans  se  disposaient  à  quitter  le  théâtre  de  leur 
victoire.  Nous  fûmes  attachés  par  couple  et  mis  sous  la  garde  spé- 
ciale des  cavaliers  de  la  guérilla.  Un  grand  nombre  de  paysans  qui 
s'y  étaient  réunis  pour  ce  coup  de  main  s'éloignèrent  après  avoir 
reçu  leur  part  de  butin  ;  il  en  fut  de  même  des  muletiers ,  que 
je  soupçonnais  fort  d'être  les  complices  du  Besucitado,  Réduite 
à  deux  ou  trois  cents  hommes,  la  guérilla  s'enfonça  dans  la  mon- 
tagne en  évitant  tout  chemin  frayé.  Pendant  cette  marche,  j'eus 
le  loisir  d'examiner  la  troupe  singulière  qui  m'avait  vaincu.  Pay- 
sans, bourgeois,  gentilshommes,  toutes  les  classes  de  la  société  s'y 
trouvaient  confondues  ;  on  y  voyait  des  prêtres,  des  étudians,  des 
déserteurs  de  l'armée  régulière  et  n.ême  des  représentans  des  dif- 
férentes nations  qui  combattaient  alors  en  Espagne  avec  ou  contre 
nous  ;  en  cherchant  bien,  je  crois  qu'on  y  eût  trouvé  des  Français. 
Les  exploits  antérieurs  de  la  guérilla  avaient  contribué  à  son  arme- 
ment et  à  son  équipement;  de  là  un  mélange  de  lambeaux  d'uni- 
formes de  toute  espèce  où  se  trahissait  le  goût  des  peuples  méridio- 
naux pour  les  broderies,  les  galons,  les  couleurs  éclatantes.  C'était 
en  un  mot  terrible  et  burlesque,  imposant  et  risible  :  on  aurait  cru 
voir  un  cortège  du  mardi  gras,  si  la  fière  allure  des  partisans,  si  la 
fièvre  généreuse  qui  brillait  dans  leurs  yeux  et  sur  leurs  mâles  vi- 
sages n'avaient  imposé  le  respect  dû  à  un  grand  peuple  qui  com- 
bat pour  sa  foi  et  son  honneur. 

Le  soir,  nous  traversâmes  une  petite  rivière,  alors  presqu'à  sec, 
et,  après  avoir  gravi  les  flancs  d'une  montagne  assez  abrupte,  nous 
arrivâmes  sur  un  plateau  d'où  l'on  dominait  une  partie  de  la  sierra 
Renovalesa.  Les  Espagnols  s'arrêtèrent  sur  ce  plateau  pour  y  passer 
la  nuit;  nous  fûmes  conduits  au  milieu  du  camp,  sous  un  groupe 
d'oliviers  sauvages,  aux  troncs  desquels  on  nous  attacha.  On  nous 
y  apporta  une  peau  de  bouc  remplie  d'eau  fraîche,  et  ceux  qui  se 
sentirent  quelque  appétit  reçurent  un  morceau  de  biscuit.  Je  ne  fus 


668  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pas  du  nombre,  j'étais  dans  un  accablement  profond,  non  que  je 
sentisse  ma  résolution  faiblir,  mais  j'avais  hâte  d'en  finir  avec  la 
vie,  et  je  trouvais  que  le  Ressuscité,  en  la  prolongeant  de  quelques 
heures,  commettait  une  cruauté  de  plus. 

Je  me  livrais  à  ces  tristes  réflexions  lorsqu'on  vint  me  chercher 
pour  me  conduire  en  présence  du  chef  de  la  guérilla.  Il  me  reçut 
sous  une  tente,  luxe  que  lui  seul  se  permettait,  mais  qui,  à  part 
l'avantage  d'avoir  un  abri,  ne  lui  assurait  guère  plus  de  bien-être 
qu'au  dernier  de  ses  soldats  ;  il  n'avait  d'autre  couche  que  la  terre, 
d'autre  oreiller  que  la  selle  de  son  cheval.  En  me  voyant  entrer,  il 
m'examina  un  instant  en  silence,  et,  après  m'avoir  demandé  si  je 
comprenais  l'espagnol,  il  me  fît  dans  cette  langue  quelques  ques- 
tions sur  les  forces  des  Français  et  sur  leurs  projets  en  Aragon.  Je 
ne  répondis  que  d'une  manière  évasive  et  il  n'insista  pas  :  les  Es- 
pagnols et  surtout  le  prétendu  Garcia  Navarro  savaient  parfaite- 
ment à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  sujet  ;  il  me  sembla  même  qu'il  mît 
un  certain  amour-propre  à  me  le  prouver,  car  il  me  dit  tout  à  coup  : 
—  Les  deux  escadrons  que  vous  avez  à  Montalvan  doivent  prendre 
part  à  la  pointe  que  Suchet  médite  sur  Valence.  C'est  un  brave  ré- 
giment que  le  vôtre,  je  le  connais  :  j'ai  eu  affaire  à  lui  à  Origuela 
et  dans  d'autres  circonstances  ;  mais  à  quoi  bon  la  valeur  quand  on 
a  Dieu  contre  soi  ? 

Passant  ensuite  à  un  autre  sujet  :  —  Vous  avez  fait  tantôt  une 
réponse  bien  hautaine  pour  un  prisonnier,  ajouta-t-il,  je  pourrais 
vous  en  faire  repentir;  mais  j'honore  au  contraire  les  hommes 
dont  l'approche  de  la  mort  ne  trouble  pas  le  cœur,  c'est  pourquoi 
j'ai  voulu  vous  renouveler  moi-même  la  proposition  qu'on  vous  a 
faite  en  mon  nom.  Réfléchissez-y  :  d'un  côté  la  mort,  de  l'autre  la 
reconnaissance  d'un  peuple  fier  et  généreux,  qui  ne  marchandera 
pas  les  honneurs  à  qui  aura  combattu  pour  son  indépendance. 

—  Merci,  senor  capitaine,  dis-je,  mais  ma  réponse  m'est  dictée 
par  les  paroles  flatteuses  que  vous  avez  bien  voulu  m'adresser;  je 
cesserais  d'en  être  digne,  si  j'acceptais  votre  offre. 

—  Vous  vous  trompez;  je  vous  estimerais  plus  encore,  si  je  vous 
voyais  mettre  votre  courage  au  service  d'une  cause  juste. 

Le  Ressuscité  se  jeta  alors  dans  une  longue  et  subtile  argumen- 
tation pour  me  prouver  que  je  pouvais  sans  déshonneur  passer  au 
service  de  l'Espagne.  Je  l'écoutais  distraitement,  car  cette  question 
était  déjà  jugée  dans  ma  conscience;  mais  je  me  laissais  aller  au 
charme  que  sa  voix  sonore  prêtait  à  la  langue  espagnole.  Certes  ia 
légende  qui  en  faisait  un  être  surnaturel  ne  rencontrait  en  moi 
qu'incrédulité,  et  pourtant  je  commençais  à  comprendre  ce  qui 
avait  pu  lui  donner  naissance.  Le  Ressuscité  avait  dans  toute  sa 


EL    RESUCITADO.  669 

personne  quelque  chose  de  frappant,  d'étrange  et  de  séduisant  :  il 
était  de  taille  moyenne,  —  comme  je  l'ai  dit,  —  mais  plus  élevée 
qu'elle  ne  m'avait  paru  lorsque  je  l'avais  vu  à  cheval.  Il  portait  le 
costume  national,  complètement  noir  et  sans  aucun  ornement,  et 
cette  simplicité  ajoutait  à  sa  distinction  sans  rien  ôter  de  sa  grâce 
et  de  son  élégance;  sous  son  masque,  on  devinait  que  son  visage 
devait  être  d'un  ovale  un  peu  allongé  et  de  proportions  régulières. 
Entre  le  velours  du  masque  et  la  chevelure  brune  qui  tombait  en 
boucles  autour  de  sa  tête,  on  voyait  une  partie  de  son  front,  dont  la 
pureté  et  la  belle  teinte  ambrée  indiquaient  la  jeunesse;  ses  yeux, 
brillans  comme  des  diamans  noirs,  avaient  une  grande  puissance  de 
fascination.  Lorsqu'à  travers  les  trous  du  masque  ils  se  fixaient  sur 
les  miens,  j'avais  peine  à  me  défendre  d'une  émotion  singulière. 

Son  geste,  sobre  et  contenu  d'abord  comme  celui  d'un  homme 
qui  veut  imposer  par  sa  froideur,  décelait  pourtant  une  nature  vive 
et  passionnée;  j'en  eus  bientôt  la  preuve  lorsque,  piqué  sans  doute 
du  peu  d'effet  que  produisait  sur  moi  son  argumentation,  il  s'anima. 
Il  me  parla  alors  sur  un  ton  très  pathétique  et  avec  une  véritable 
éloquence  de  l'injustice  de  notre  agression,  des  souffrances  de  l'Es- 
pagne, de  l'alliance  étroite  qui  avait  existé  autrefois  entre  les  deux 
peuples,  de  la  sympathie  que  la  France,  alors  qu'elle  était  elle- 
même  injustement  attaquée,  avait  trouvée  dans  sa  sœur  d'au-delà 
des  Pyrénées;  il  flétrit  le  pouvoir  despotique  qui  armait  l'une  contre 
l'autre  ces  deux  nobles  nations,  il  qualifia  notre  obéissance  d'escla- 
vage dont  tout  homme  devait  rougir. 

Il  y  avait  du  vrai  dans  tout  cela;  plus  d'un  officier  français  pensait 
comme  le  Ressuscité  tout  en  faisant  consciencieusement  son  devoir  : 
j'étais  du  nombre,  mais  j'ai  toujours  eu  pour  principe  qu'un  mili- 
taire doit  suivre  son  drapeau  partout  où  il  le  mène,  et  lui  rester 
fidèle  aussi  bien  dans  la  mauvaise  que  dans  la  bonne  fortune. 
Gomme  je  trouvais  alors  qu'il  y  avait  plus  de  dignité  dans  le  silence 
que  dans  une  vaine  discussion,  je  laissais  parler  le  Ressuscité,  qui, 
me  voyant  muet,  me  crut  presque  convaincu. 

—  Voyons,  monsieur,  me  dit-il  avec  chaleur  et  employant  cette 
fois  la  langue  française,  qu'il  parlait  assez  bien,  j'ai  fait  le  serment 
de  ne  jamais  épargner  un  des  vôtres  :  c'est  à  la  haine  implacable 
que  je  leur  porte  que  je  dois  la  confiance  et  le  dévoûment  des 
hommes  que  je  commande  :  s'ils  me  croyaient  capable  d'un  mouve- 
ment de  pitié,  je  perdrais  toute  autorité  sur  eux.  Pourtant  je  veux 
vous  sauver  la  vie;  je  le  veux,  j'y  tiens.  Je  suis  las  parfois  de 
meurtre,  tout  ce  sang  que  je  verse  me  fait  horreur,  je  voudrais  que 
des  lèvres  reconnaissantes  bénissent  ce  nom  de  Garcia  Navarro  que 
tant  d'autres  ont  maudit.  Profitez-en  donc,  je  vous  en  conjure,  vous 


670  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui,  le  premier  de  vos  compatriotes,  m'avez  inspiré  quelque  inté- 
rêt; je  ne  vous  demanderai  même  pas  vos  services,  je  n'exige  que 
le  serment  de  ne  plus  servir  contre  l'Espagne  et  la  promesse  de 
prier  pour  Garcia  îNavarro.  Le  voulez-vous? 

Le  Ressuscité  mit  un  charme  et  une  douceur  inexprimables  dans 
ces  derniers  mots,  et  en  même  temps  il  me  tendit  la  main.  Le  diable 
m'emporte!  il  m'avait  remué,  et  j'étais  ému  jusqu'aux  larmes;  je 
saisis  cette  main  .avec  un  véritable  élan,  et  elle  resta  un  moment 
dans  la  mienne,  tiède  et  palpitante  comme  un  oiseau  qui  s'y  fût 
blotti.  J'en  éprouvais  une  sensation  singulière  :  je  puis  vous  jurer 
qu'elle  n'avait  rien  du  froid  glacial  de  la  mort,  c'était  au  contraire 
comme  un  feu  qui  courut  dans  mes  veines  et  me  pénétra  jusqu'au 
cœur.  Peu  s'en  fallut  que  je  ne  misse  un  genou  en  terre  devant  le 
Ressuscité,  et  que  je  ne  me  déclarasse  son  homme-lige;  un  éner- 
gique effort  sur  moi-même  put  seul  m'éviter  ce  ridicule  essai  de 
trahison. 

—  Merci,  senor,  répondis-je  avec  fermeté,  je  conserverai  jus- 
qu'à mon  dernier  moment  le  souvenir  de  votre  courtoisie;  mais  je 
ne  peux  pas  plus  accepter  cette  proposition  que  l'autre. 

Cette  réponse,  toute  mesurée  qu'elle  fût,  fit  une  révolution  com- 
plète dans  les  dispositions  du  Ressuscité  :  il  retira  brusquement  sa 
main  que  je  tenais  encore,  et  d'une  voix  dure  et  hautaine  il  reprit 
en  espagnol  : 

—  Par  saint  Jacques,  c'en  est  trop!  Meurs  donc,  insolent  Fran- 
çais. 

D'un  geste,  il  me  fit  comprendre  que  notre  entretien  était  terminé. 
Avant  de  le  quitter,  je  hasardai  quelques  mots  en  faveur  de  mes 
compagnons;  ils  étaient  jeunes,  tout  nouveau-venus  en  Espagne, 
011  ils  n'avaient  pu  faire  encore  aucun  mal. 

—  Dieu  les  jugera,  dit  sèchement  le  Ressuscité. 

Explique  qui  pourra  le  cœur  humain  !  Loin  de  lui  garder  rancune, 
je  crois  que  le  sentiment  qui  dominait  en  moi  après  cette  entrevue 
était  l'admiration  et  une  sorte  de  sympathie  pour  l'étrange  person- 
nage que  je  quittais.  J'étais  d'ailleurs  fort  content  de  moi-même  et 
de  ma  fermeté.  Mes  conscrits  s'étaient  imaginé  que  le  Ressuscité  me 
faisait  venir  pour  m'annoncer  qu'il  nous  faisait  grâce  de  la  vie:  un 
gémissement  s'échappa  de  leurs  poitrines  lorsque  je  détruisis  cette 
illusion;  mais  ce  fut  tout,  et  îiprès  ce  moment  d'émotion  bien  natu- 
relle ils  acceptèrent  leur  sort  avec  une  admirable  résignation.  Eh 
quoi!  me  disais-je,  ces  pauvres  enfans  que  le  sort  a  faits  soldats, 
qui  n'ont  pas  d'ambition  et  qui  ne  peuvent  en  avoir,  que  l'honneur 
de  l'épaulette  ne  soutient  pas,  sont  aussi  fermes  que  moi  devant  la 
mort  ! 


EL   RESUCITADO.  671 

La  nuit  était  venue  :  la  plupart  des  partisans  se  reposaient.  Ceux 
qui  ne  dormaient  pas  causaient,  réunis  autour  des  feux  de  bivouac; 
une  voix  s'élevait  de  temps  en  temps,  fredonnant  les  couplets  d'un 
romuncero.  Peu  à  peu  ces  bruits  cessèrent,  et  le  camp  fut  plongé 
dans  un  profond  silence.  11  faisait  une  chaleur  étouffante,  un  vent 
chaud,  précurseur  de  l'orage,  soufflait  par  bouffées  et  desséchait  la 
poitrine,  le  ciel  était  noir  comme  de  l'encre.  La  sentinelle  chargée 
de  veiller  sur  nous,  le  dos  appuyé  contre  un  arbre,  luttait  pénible- 
ment contre  le  sommeil.  Un  de  ses  camarades,  le  seul  qui  fût  encore 
debout,  s'approcha  d'elle,  et  lui  proposa  de  la  remplacer  dans  sa 
faction.  Cédant  à  la  fatigue,  le  guérillero  accepta,  donna  son  mous- 
quet à  son  obligeant  camarade  et  se  coucha  au  pied  de  l'arbre,  où 
il  ne  tarda  pas  à  s'endormir.  Le  nouveau  factionnaire  se  promena 
quelque  temps  de  long  en  large,  puis,  se  rapprochant  de  l'arbre  où 
j'étais  attaché,  il  me  dit  vivement  et  à  voix  loasse  en  passant  : 

—  Voulez- vous  être  demain  à  Albarracin? 

—  Que  faut-il  faire  pour  cela?  répondis-je  lorsqu'il  revint. 

—  Vous  engager  sur  l'honneur  à  me  faire  avoir  un  sauf-conduit 
et  un  entretien  secret  avec  le  général  H***. 

—  Je  m'y  engage. 

—  Sur  le  salut  de  votre  âme,  sur  la  vie  de  votre  père? 

—  Sur  mon  salât,  sur  celui  de  mon  père. 

Le  partisan  s'approcha  de  moi,  et  d'un  seul  coup  de  la  navaja 
qu'il  portait  à  sa  ceinture  coupa  les  cordes  dont  j'étais  garrotté. 

—  Fuyez  en  rampant  au  milieu  des  broussailles,  me  dit-il,  et 
trouvez-vous  après-demain  à  midi  dans  la  boutique  de  Luis  Zapata. 

J'étirai  mes  membres  avec  délices,  et  j'allais  suivre  son  conseil 
lorsqu'une  réflexion  m'arrêta. 

—  Doucement,  dis-je,  vous  pouvez  bien  rendre  le  même  service 
à  mes  compagnons. 

—  Non,  ils  vous  feraient  découvrir. 

—  Alors  rien  de  fait. 

Je  m'assis  au  pied  de  l'arbre.  Le  partisan  fit  un  geste  de  colère. 

—  Chien  maudit  !  je  ne  sais  qui  me  retient  de  te  plonger  mon 
couteau  dans  le  cœur. 

—  A  votre  aise,  lui  dis-je;  mais  vous  ne  me  tuerez  pas  si  net  que 
je  ne  puisse  dire  pourquoi  mes  cordes  sont  coupées. 

—  Eh  bien!  prends  ce  couteau;  mais  je  te  préviens  que  tout  à 
l'heure,  si  tu  es  surpris,  je  serai  le  premier  à  tirer  sur  toi  comme 
sur  un  chien. 

11  me  donna  sa  navo.ja,  déposa  le  mousquet  auprès  du  faction- 
naire endormi  et  s'éloigna  rapidement.  Je  ne  me  possédais  plus  de 
joie;  je  coupai  aussitôt  les  cordes  de  mes  compagnons  d'infortune, 


672  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et,  après  leur  avoir  expliqué  ce  qu'ils  devaient  faire,  je  ne  pensai 
plus  qu'à  me  sauver  moi-même. 

Je  rampai  sur  les  pieds  et  sur  les  mains  en  me  cachant  de  mon 
mieux  au  milieu  des  touffes  de  bruyère.  L'obscurité  aidant,  je 
passai  ainsi  sans  être  aperçu  au  milieu  de  plusieurs  partisans  qui 
dormaient,  enveloppés  dans  leurs  manteaux.  Un  seul  fit  un  léger 
mouvement  et  se  souleva  sur  son  coude;  je  m'arrêtai  aussitôt,  re- 
tenant mon  souffle,  l'Espagnol  se  recoucha,  et  je  me  remis  à  ram- 
per vers  la  sortie  du  camp.  Je  n'en  étais  plus  qu'à  quelques  pas, 
lorsqu'un  cri  d'angoisse  et  de  douleur  retentit  à  peu  de  distance  : 
un  de  mes  malheureux  compagnons  avait  cessé  de  vivre!..  Instinc- 
tivement je  m'étais  soulevé,  une  sentinelle  s'élança  sur  moi;  je 
bondis  sur  mes  pieds,  et  je  lui  plongeai  la  navaja  dans  la  poitrine. 

Je  courus  alors  à  perdre  haleine  sans  savoir  où ,  ne  cherchant 
qu'à  fuir  les  lueurs  qui  s'élevèrent  tout  à  coup  des  feux  de  bivouac, 
que  les  partisans  avaient  ranimés.  J'étais  sur  une  pente  très  rapide, 
et  l'impulsion  de  la  descente,  jointe  à  celle  de  la  course,  rendait 
mon  élan  irrésistible  :  je  franchissais  des  obstacles  qui  en  plein  jour 
m'eussent  donné  le  vertige.  Vingt  fois  je  faillis  m'écraser  contre 
des  troncs  d'arbre  ou  des  roches;  mes  jarrets  pliaient  sous  moi. 
Tout  à  coup  je  vis  à  la  lueur  d'un  éclair  un  précipice  d'une  ef- 
frayante profondeur  où  j'allais  rouler,  si  j'avais  fait  encore  quel- 
ques pas. 

Haletant,  le  front  ruisselant,  je  m'arrêtai.  Des  bruits  sinistres  re- 
tentissaient au-dessus  de  moi  :  gémissemens,  détonations,  cris  de 
fureur  et  de  haine,  et  les  éclats  du  tonnerre  qui  se  rapprochait  à 
pas  de  géant.  En  ce  moment,  je  l'avoue,  mon  courage  faiblit;  je 
regrettai  presque  de  n'avoir  pas  attendu  la  mort  que  me  réservait 
le  Ressuscité,  moins  horrible  peut-être  que  celle  qui  m'attendait 
dans  les  gouffres  béans  que  l'obscurité  dérobait  à  ma  vue;  je 
me  sentais  plein  de  cette  faiblesse,  de  cette  lassitude  qu'éprouve 
l'homme  le  plus  courageux  lorsqu'il  se  voit  seul  pour  lutter  contre 
la  fureur  des  hommes  et  celle  des  élémens;  mais  tout  à  coup  j'en- 
tendis un  frôlement  de  branches  et  une  voix  qui  m'appelait  avec 
précaution.  —  Dieu  soit  loué!  me  dis-je,  je  ne  suis  pas  le  seul 
échappé  à  la  mort.  —  En  deux  bonds,  celui  qui  m'appelait  fut  auprès 
de  moi,  et  nous  nous  embrassâmes  comme  deux  frères.  C'était  un 
de  mes  jeunes  soldats,  un  Basque  nommé  Etcheverry.  —  Les  au- 
tres, me  dit-il,  ayant  tous  pris  du  même  côté  pour  sortir  du  camp, 
lui  seul  s'était  prudemment  dirigé  d'un  autre;  il  avait  pu  ainsi  pas- 
ser inaperçu  au  milieu  des  Espagnols  pendant  qu'ils  égorgeaient 
ses  malheureux  compagnons,  qui  moururent  tous  jusqu'au  dernier. 

Nous  nous  trouvions  sur  le  flanc  le  plus  escarpé  de  la  montagne. 


EL    r.ESUCITADO.  673 

au  point  où  la  pente  en  devenait  presque  verticale;  mais,  en  nous 
aidant  des  aspérités  du  roc  et  des  arbustes  qui  croissaient  çà  et  là, 
nous  pouvions  atteindre  une  de  ces  coulées  que  les  eaux  pluviales 
finissent  avec  les  siècles  par  creuser  dans  la  pierre.  En  la  suivant, 
nous  devions  gagner  le  lit  de  la  rivière  que  nous  avions  traversée 
dans  la  journée.  Etcheverry  passa  le  premier,  et  je  le  suivis  du 
mieux  que  je  pus.  Le  vent  soufflait  avec  force,  la  pluie  tombait  à 
flots  et  rendait  notre  descente  très  périlleuse;  vingt  fois  je  perdis 
l'équilibre  sur  la  roche  glissante,  et  je  ne  dus  la  vie  qu'à  l'énergie 
avec  laquelle  je  m'accrochai  aux  racines  ou  aux  branches  qui  se 
trouvaient  à  ma  portée.  J'enviai  l'adresse  et  le  sang-froid  d'Etche- 
verry,  qui  trouvait  encore  le  moyen  de  me  guider  de  ses  conseils  et 
de  m'olîrir  l'appui  de  son  bras  dans  les  passages  les  plus  périlleux. 
Son  instinct  de  montagnard  ne  s'était  pas  trompé,  nous  trouvâmes 
la  coulée  que  je  considérais  comme  le  port  de  salut;  mais  au  mo- 
ment d'y  descendre,  d'un  geste  Etcheverry  m'arrêta;  :  j'entendis 
les  pas  de  plusieurs  hommes  qui  s'y  étaient  déjà  engagés. 

—  Ils  nous  ont  devinés,  dit  Etcheverry;  ils  vont  nous  attendre 
en  bas,  prenons  d'un  autre  côté. 

Nous  rebroussâmes  chemin,  et  au  prix  de  mille  nouveaux  dan- 
gers et  de  nouvelles  fatigues  nous  finîmes  par  trouver  un  sentier 
de  chèvre  qui  nous  conduisit  sur  la  berge  du  torrent.  Je  n'oublierai 
amais  le  spectacle  qui  m'y  attendait.  L'orage  était  alors  dans  toute 
sa  violence  :  les  éclats  de  la  foudre  se  succédaient  sans  interrup- 
tion, répétés  par  l'écho  et  accompagnés  du  bruit  sourd  des  nappes 
d'eau  qui  descendaient  de  la  montagne,  entraînant  des  arbres,  des 
blocs  de  terre,  des  quartiers  de  roc;  des  éclairs  embrasaient  inces- 
samment l'atmosphère,  le  sol  tremblait  sous  nos  pieds,  nous  résis- 
tions avec  peine  au  vent  qui  s'engouffrait  dans  cette  gorge  étroite. 
Des  cimes  élevées  qui  nous  entouraient  de  toutes  parts,  nous  voyions 
descendre  des  cascades  aux  lueurs  phosphorescentes  dont  les  flots 
venaient  mugir  à  quelques  pas  de  nous.  Tout  à  coup  des  cris  de  dé- 
tresse retentirent  :  ils  étaient  poussés  par  les  partisans  que  nous 
avions  évités.  Ces  malheureux,  surpris  par  l'eau  dans  la  coulée, 
étaient  emportés  par  elle  avec  une  rapidité  vertigineuse  :  nous  les 
vîmes  passer.  Nous  étions  saisis  d'horreur;  le  même  danger  nous 
menaçait.  La  berge  étroite  sur  laquelle  nous  nous  tenions  était 
elle-même  envahie  par  l'eau,  qui  nous  montait  au-dessus  de  la  che- 
ville :  si  le  torrent  se  gonflait  encore,  nous  devions  inévitablement 
être  entraînés. 

Nous  passâmes  ainsi  une  heure  entre  la  vie  et  la  mort.  Enfin 
l'orage  se  calma,  et  nous  cherchâmes  un  moyen  de  traverser  le  tor- 
rent. Un  arbre  gigantesque,  arraché  du  flanc  de  la  montagne,  avait 

TOME  xiii.  —  1870.  43 


f^'- 


67/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

été  arrêté  dans  sa  course  par  le  bloc  de  rocher  dont  j'ai  parlé  :  ses 
racines  énormes  touchaient  notre  rive,  et  sa  tête  dépassait  de  beau- 
coup la  rive  opposée.  Il  nous  servit  de  pont,  et  malgré  l'impétuo- 
sité des  flots  qui  le  faisaient  vaciller  sous  nos  pieds,  nous  arrivâmes 
sur  l'autre  bord  sans  accident. 

En  nous  voyant  séparés  du  Ressuscité  par  cet  obstacle  que  nous 
avions  eu  tant  de  peine  à  franchir,  nous  nous  crûmes  sauvés.  Pour- 
tant que  de  périls  nous  menaçaient  encore  !  Et  d'abord  où  étions- 
nous?  quelle  direction  devions-nous  prendre?  Heureusement  Etche- 
verry  avait  entendu  dire  par  les  partisans  que  cette  rivière  était  la 
Turria,  qui  passe  à  Albarracin;  nous  n'avions  donc  pour  y  arriver 
qu'à  en  suivre  le  cours.  C'est  ce  que  nous  fîmes,  toutefois  avec  de 
longs  détours  pour  éviter  les  habitations  et  les  chemins  frayés.  Nous 
marchâmes  toute  la  journée,  mourans  de  fatigue  et  de  faim,  n'ayant 
pris  d'autre  nourriture  que  quelques  glands  ou  olives  sauvages  que 
nous  ramassâmes  en  route. 

Vers  le  soir,  nous  arrivâmes  à  Albarracin.  Depuis  la  veille,  on  y 
connaissait  notre  désastreuse  rencontre  avec  le  Ressuscité,  et  des 
détachemens  étaient  immédiatement  partis  pour  recueillir  les  survi- 
vans,  s'il  y  en  avait  encore;  mais,  à  vrai  dire,  on  ne  comptait  plus 
revoir  aucun  de  nous.  Notre  arrivée  causa  une  surprise  et  une  joie 
générales  :  mon  colonel  me  reçut  comme  son  enfant.  Le  général  H... 
voulut  me  voir  tout  de  suite.  Il  ratifia  avec  empressement  l'engage- 
ment que  j'avais  pris  en  son  nom. 

Depuis  longtemps  déjà  le  général  cherchait  à  se  créer  à  prix 
d'or  des  intelligences  dans  la  guérilla  du  Ressuscité;  mais  ces  ten- 
tatives avaient  échoué  devant  la  terreur  superstitieuse  qui  entou- 
rait le  mystérieux  cahecilla  et  devant  une  certaine  loyauté  presque 
générale  parmi  les  Espagnols ,  surtout  à  une  époque  où  leur  pa- 
triotisme était  surexcité  au  plus  haut  degré.  La  condition  que  mon 
libérateur  avait  mise  à  ses  services  semblait  nous  promettre  cette 
bonne  fortune  si  longtemps  désirée.  Le  général  me  recommanda 
de  ne  pas  manquer  au  rendez-vous  et  me  donna  carte  blanche  pour 
accorder  en  son  nom  tout  ce  qu'exigerait  l'inconnu,  dont  il  espérait 
se  faire  un  précieux  auxiliaire. 

Je  me  rendis  donc  le  lendemain  à  l'heure  indiquée  chez  Luis  Za- 
pata.  Luis  Zapata  était  un  barbier  tel  qu'on  n'en  trouve  que  dans 
la  Péninsule.  A  le  voir  et  surtout  à  l'entendre,  on  aurait  pu  croire 
qu'il  rasait  comme  le  père  du  bourgeois  gentilhomme  vendait  du 
drap,  uniquement  par  bonté  d'âme  et  pour  être  agréable  aux  hon- 
nêtes hidalgos,  ses  amis.  Sa  boutique  servait  de  lieu  de  réunion  aux 
oisifs  d'Albarracin  :  on  y  causait  des  affaires  du  jour,  et  Zapata, 
tout  en  savonnant,  rasant  et  fumant  sa  cigarette,  y  tenait  le  dé  de 


EL   RESUCITADO.  675 

la  conversation  avec  une  aisance  remarquable.  Il  se  montrait  en 
politique  d'une  impartialité  peu  commune,  déplorant  les  malheurs 
de  la  guerre  sans  en  rendre  aucun  parti  responsable  :  cette  impar- 
tialité, à  laquelle  nous  n'étions  pas  habitués,  avait  valu  à  Zapata  la 
clientèle  des  officiers  français,  et  j'ai  souvent  pensé,  —  depuis  que 
j'ai  acquis  plus  d'expérience  à  mes  dépens,  —  que,  vu  notre  légè- 
reté et  notre  étourderie  naturelles,  le  drôle  savait  ainsi  bien  des 
choses  qu'il  eût  mieux  valu  pour  nous  qu'il  ignorât. 

J'étais  depuis  à  peine  un  quart  d'heure  chez  Zapata  lorsque  je 
vis  entrer  l'homme  que  j'attendais.  Je  le  reconnus  aussitôt  pour  ce- 
lui qui  m'avait  une  première  fois  protégé  contre  la  fureur  des  gué- 
rilleros. C'était  un  homme  d'une  trentaine  d'années,  de  haute  taille; 
sa  barbe  et  ses  cheveux  roux  faisaient  un  contraste  singulier  avec 
les  chevelures  noires,  les  visages  basanés  des  autres  Espagnols  qui 
se  trouvaient  alors  chez  Zapata.  Il  me  parut  que  ceux-ci  le  con- 
naissaient ,  que  son  entrée  leur  causa  une  certaine  surprise ,  mais 
qu'ils  se  donnèrent  tacitement  le  mot  pour  respecter  son  incognito; 
de  mon  côté,  je  me  gardai  de  laisser  voir  qu'il  ne  m'était  pas  in- 
connu. Cette  comédie,  que  nous  nous  jouions  les  uns  aux  autres, 
dura  juste  le  temps  que  Zapata  mit  à  raser  le  partisan.  Celui-ci 
sortit  aussitôt  après.  Je  le  suivis  sans  affectation;  c'était  l'heure  de 
la  sieste,  il  n'y  avait  âme  qui  vive  dans  les  rues  d'Albarracin,  je 
pus  accoster  mon  homme  un  peu  plus  loin  sans  attirer  l'attention. 
Je  lui  remis  le  sauf-conduit  en  lui  disant  que  le  général  était  prêt 
à  le  recevoir. 

—  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'entends,  me  répondit-il.  J'ai  dit 
une  entrevue  secrète.  Ce  soir,  à  dix  heures,  derrière  le  couvent 
de  Santa-Engracia ;  lui  seul  et  vous,  s'il  veut  se  faire  accom- 
pagner. 

11  s'éloigna  rapidement  en  me  laissant  frappé  des  fauves  lueurs 
de  son  regard;  cet  homme,  me  dis-je,  doit  avoir  les  fureurs  du  tau- 
reau comme  il  en  a  la  force  et  l'encolure. 

J'allai  prévenir  le  général.  Le  couvent  de  Santa-Engracia  était 
situé  en  dehors  de  la  ville ,  dans  un  endroit  écarté ,  et  il  n'y  avait 
pas  longtemps  qu'un  soldat  français  y  avait  été  assassiné.  Ressi- 
court,  l'aide-de-camp  du  général,  trouvait  ce  rendez-vous  suspect 
et  voulait  tout  simplement  qu'on  prît  des  mesures  pour  s'assurer 
de  la  personne  du  partisan,  quitte  à  le  traiter  ensuite  avec  tous  les 
égards  possibles. 

—  Non  pas,  répondit  le  général ,  il  faut  être  homme  de  parole 
même  avec  les  coquins. 

Nous  allâmes  donc  seuls  au  rendez-vous.^  en  bourgeois  et  cachant 
chacun  une  paire  de  pistolets  sous  nos  manteaux  ;  nous  en  fûmes 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  peu  honteux  en  trouvant  notre  homme  seul  et  sans  armes.  Il 
eut  avec  le  général  un  entretien  qui  dura  environ  une  demi-heure, 
et  pendant  lequel  je  fis  le  guet;  le  partisan  s'éloigna  ensuite,  et 
le  général  revint  vers  moi  en  se  frottant  les  mains.  Je  brûlais  de 
savoir  ce  qui  causait  sa  joie,  mais  il  eut  la  malice  de  ne  m'en  rien 
dire. 

Quinze  jours  s'écoulèrent.  Un  soir,  l'aide-de-camp  du  général 
entra  dans  ma  chambre  :  —  il  était  armé,  botté,  en  tenue  de  cam- 
pagne. Je  vis  que  c'était  sérieux,  je  m'habillai,  je  pris  mes  armes, 
et  nous  sortîmes.  A  cinquante  pas  des  portes  de  la  ville,  une  ving- 
taine de  hussards,  enveloppés  dans  leurs  manteaux,  se  dissimu- 
laient à  l'ombre  d'un  petit  bois  d'aloès  et  de  cactus  qui  s'élevait  sur 
le  bord  de  la  route;  ils  avaient  amené  mon  cheval  et  celui  de  Ressi- 
court,  nous  nous  mîmes  en  selle  et  nous  partîmes.  Je  remarquai 
aussitôt  qu'aucun  des  bruits  qui  signalent  la  marche  d'une  troupe 
de  cavalerie  ne  trahissait  la  nôtre  :  les  pieds  des  chevaux  étaient 
garnis  de  feutre,  les  mousquetons  et  les  fourreaux  de  sabre  des 
cavaliers  étaient  entourés  de  linge  ou  de  drap.  A  une  demi-lieue 
d'Albarracin,  nous  prîmes  un  sentier  qui  conduisait  dans  la  sierra 
de  Terruel;  je  demandai  à  Ressicourt  si  c'était  dans  cette  ville  qu'il 
me  menait. 

—  Non,  me  répondit-il,  mais  nous  n'en  allons  pas  loin.  Nous  al- 
lons à  Alpuente,  où  j'espère  que  nous  rencontrerons  el  serior  Re- 
siicitado. 

—  Qui  peut  vous  le  fait  croire?  dis-je. 

—  C'est  le  grand  garçon  que  vous  avez  amené  l'autre  jour  au 
général  qui  nous  assure  qu'il  doit  y  passer  la  nuit. 

Je  tressaillis  malgré  moi. 

—  Vous  pouvez  vous  flatter  d'avoir  rendu  un  fameux  service 
au  roi  Joseph,  continua-t-il,  car  ce  gaillard-là  nous  met  au  cou- 
rant de  tous  les  faits  et  gestes  du  Ressuscité.  Il  nous  a  fait  savoir 
aujourd'hui  que  le  terrible  cabecilla  va  passer  cette  nuit  dans  la 
maison  de  son  beau-père,  et,  si  nous  menons  bien  notre  petite  ex- 
pédition, demain  il  ne  sera  plus  à  craindre. 

—  C'est  infâme  !  murmurai-je. 

—  Je  suis  de  votre  avis,  reprit  Ressicourt.  Ah  çà!  ajouta-t-il  en 
riant,  parlez  franchement  :  est-ce  que  vous  ne  vous  étiez  pas  douté 
que  le  Ressuscité  fût  une  femme? 

—  Une  femme  ! 

—  AUoQS  donc!  ne  faites  pas  l'étonné. 

—  Je  vous  assure,...  balbutiai-je. 

—  J'ai  peine  à  croire  que  vous  ne  vous  en  soyez  pas  aperçu,  re- 
prit l'aide-de-camp.  Oh!  c'est  une  histoire  romanesque...  Le  Res- 


El".  r.ESUcrTADO.  677 

suscité,  — le  vrai,  pas  celui  que  nous  allons  appréhender  au  corps, 
—  le  Ressuscité,  ou  plutôt  don  Garcia  INavarro,  comte  de  Guevara 
y  Alpuente,  pour  l'appeler  de  son  vrai  nom,  était  marié  depuis  peu 
lorsque  la  guerre  éclata.  Sa  jeune  femme,  qui  l'aimait  passionné- 
ment, le  suivait  dans  toutes  ses  campagnes  :  elle  était  auprès  de 
lui  lorsqu'il  fat  tué  à  Origuela.  La  douleur,  la  soif  de  la  vengeance, 
la  haine  qu'elle  avait  conçue  contre  les  Français,  lui  inspirèrent  la 
plus  étrange  des  résolutions  pour  une  femme.  Elle  réunit  les  dé- 
bris de  la  guérilla,  releva  les  courages  abattus  par  la  défaite,  et 
offrit  aux  partisans  de  les  conduire  elle-même  au  com.bat.  La  beauté, 
l'éloquence  de  Lucrezia,  —  c'est  le  nom  de  cette  femme,  —  élec- 
trisèrent  ces  hommes  rudes  et  fanatisés,  qui,  croyant  voir  en  elle 
un  personnage  surnaturel,  lui  donnèrent  eux-mêmes  le  nom  de 
Garcia  Navarro  et  jurèrent  de  lui  obéir  comme  ils  avaient  obéi  à  son 
époux.  De  là  la  légende,  de  là  cette  croyance  superstitieuse  propa- 
gée en  Aragon,  et  que  Lucrezia  se  garda  bien  de  démentir.  Le  pres- 
tige qui  l'entourait,  la  crainte  qu'elle  avait  su  inspirer,  étaient  tels 
que  nous  n'aurions  peut-être  jamais  su  à  quoi  nous  en  tenir,  si 
l'amour,  qui  l'avait  élevée,  ne  s'était  lui-même  chargé  de  la  faire 
tomber  dans  l'abîme.  Votre  libérateur  s'appelle  José  Navarro,  c'est 
le  propre  frère  de  don  Garcia.  Déjà  du  vivant  de  celui-ci  il  avait 
conçu  une  passion  irrésistible  pour  Lucrezia.  Son  frère  mort,  il  eut 
l'espoir  de  lui  succéder;  mais  cet  espoir,  qu'il  laissa  trop  paraître, 
le  rendit  odieux  à  la  veuve,  qui  par  ses  dédains  le  réduisit  à  un  tel 
désespoir  qu'aujourd'hui  il  nous  la  livre  pour  se  venger.  —  Mon 
cher,  le  Ressuscité  est  très  gênant.  Rassurez-vous  du  reste,  on  n'en 
veut  pas  à  la  vie  de  Lucrezia  :  on  se  contentera  de  l'enfermer  dans 
une  forteresse  jusqu'à  la  paix.  Le  général  a  même  promis  à  son 
sinistre  amoureux  qu'on  lui  rendrait  la  liberté  plus  tôt,  si  elle  con- 
sentait à  l'épouser,  et  il  a  voulu  que  vous  fussiez  de  ceux  qui  pren- 
dront le  Ressuscité  afin  de  vous  en  faire  un  titre  à  l'épaulette  de 
capitaine. 

—  Je  me  serais  passé  de  cet  honneur,  dis-je  d'une  voix  étran- 
glée. La  guerre  aux  femmes  n'est  pas  de  mon  goût. 

—  Ah!  mon  pauvre  ami,  seriez-vous  amoureux  de  Lucrezia?  dit 
Ressicourt  en  me  regardant  fixement. 

—  Quelle  folie!  m'écriai-je,  sentant  le  ridicule  dont  j'étais  près 
de  me  couvrir. 

Je  mentais,  car  en  analysant  mes  souvenirs,  —  ce  que  j'avais  fait 
mille  fois  depuis  quinze  jours,  —  j'en  étais  arrivé  à  deviner  ce  que 
Ressicourt  croyait  m'apprendre.  Dès  lors  la  séduction  que  Lucrezia 
avait  exercée  sur  moi  pendant  notre  entrevue  avait  fait  de  rapides 
progrès. 


678  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ISous  continuâmes  à  marcher  en  silence  :  je  craignais  de  laisser 
lire  dans  mon  cœur,  et  Ressicourt  ne. voyait  que  trop  ce  qui  s'y  pas- 
sait. A  une  heure  avancée  de  la  nuit,  nous  nous  arrêtâmes  sur  la 
lisière  d'un  petit  bois  d'où  nous  apercevions  une  vallée,  au  fond  de 
laquelle  le  Guadalaviar  roulait  ses  flots  argentés.  Sur  le  flanc  d'une 
colline  qui  dominait  la  rive  s'élevait  un  petit  château  que  la  lune 
éclairait  de  sa  lumière  douce  et  vaporeuse.  Quelques  beaux  arbres 
l'entouraient  de  leurs  masses  ombreuses,  et  complétaient  ce  pay- 
sage d'un  aspect  si  poétique  et  si  calme  que  j'en  fus  presque  ras- 
suré :  il  ne  me  paraissait  pas  possible  qu'un  lieu  si  enchanteur  et 
si  paisible  pût  voir  l'exécution  d'un  aussi  noir  complot.  On  n'aper- 
cevait pas  une  seule  lumière  sur  la  façade  du  château  :  peut-être 
était-il  inhabité ,  peut-être  le  Ressuscité  ^vait-il  soupçonné  le  dan- 
ger qui  planait  sur  sa  tête  et  n'était-il  pas  venu. 

Je  tressaillis  tout  à  coup  au  bruit  d'un  sifflement  particulier,  et 
un  homme  enveloppé  d'un  manteau  parut  sur  la  lisière  du  bois. 
Ressicourt  alla  à  sa  rencontre,  et,  après  avoir  échangé  quelques 
mots  avec  lui,  il  revint  vers  moi.  —  Le  renard  est  pris  au  piège, 
dit-il.  Et  voyant  le  mou  verni  ent  dont  je  ne  fus  pas  maître  :  —  Du 
courage,  mon  pauvre  ami.  Lucrezia  est  venue  ici  pour  assister  aux 
derniers  momens  du  comte  de  Guevara,  qui  l'aime  comme  la  fille 
de  son  sang,  comme  le  souvenir  vivant  d'un  fils  dont  il  était  fier. 
Ce  misérable  José  Navarro  n'a  pas  trouvé  d'autre  occasion...  Enfin! 
il  le  faut.  Observez-vous,  songez  que  votre  avenir  est  en  jeu.  Tenez  ! 
je  regrette  de  vous  avoir  amené  ici.  Voulez-vous  rester  clans  ce  bois 
et  attendre  mon  retour? 

Je  refusai  énergiquement ,  je  sentais  que  l'attente  m'eût  été  plus 
cruelle  que  la  vue  de  ce  qui  allait  se  passer;  je  dis  tout  simple- 
ment à  Ressicourt  que  j'étais  tout  disposé  à  faire  mon  devoir. 

Les  hussards  mirent  pied  à  terre,  nous  laissâmes  les  chevaux 
dans  le  bois  sous  la  garde  de  deux  d'entre  eux  ;  d'autres,  d'après 
les  indications  de  José,  allèrent  garder  les  différentes  issues  du 
château,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  l'entrée  principale. 

José  frappe  et  se  fait  reconnaître,  le  portail  s'ouvre  aussitôt.  Res- 
sicourt, le  sabre  au  poing,  s'élance,  suivi  des  hussards,  j'entre  avec 
eux;  dans  la  cour  nous  trouvons  cinq  ou  six  guérilleros  endormis, 
leurs  armes  hors  de  portée,  leurs  chevaux  débridés  et  attachés  au 
piquet  :  ils  sont  égorgés  avapt  même  d'avoir  reconnu  notre  uni- 
forme. Le  perron  est  escaladé,  la  porte  du  vestibule  enfoncée.  Deux 
hommes  sont  au  bas  de  l'escalier;  l'un  fuit,  l'autre  décharge  un 
pistolet  sur  Ressicourt  et  le  manque  :  Ressicourt  l'abat  d'un  coup  de 
sabre,  nous  montons  au  premier  étage  et  nous  nous  élançons  dans 
les  appartemens  à  la  recherche  du  Ressuscité.  José,  pâle  comme 


EL   RESUCITADO.  079 

un  spectre,  nous  guide;  mais  éperdu,  bouleversé,  il  semble  ne  pas 
mieux  connaître  les  lieux  que  nous-mêmes.  Nous  nous  trouvons  en- 
fin devant  une  porte  fermée  :  un  léger  filet  de  lumière  passe  sous 
le  seuil;  Ressicourt  donne  l'ordre  de  l'enfoncer  lorsqu'elle  s'ouvre, 
et  nous  voyons  paraître  le  Ressuscité,  le  Ressuscité  démasqué,  li- 
vrant à  notre  admiration  la  beauté  de  dona  Lucrezia,  plus  parfaite 
encore  que  mon  imagination  ne  l'avait  rêvée. 

Elle  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  nous  dit  à  voix  basse,  mais 
avec  un  geste  impératif  :  —  Silence,  messieurs,  respectez  les  der- 
niers momens  de  mon  père.  Je  ne  veux  faire  aucune  résistance. 

Je  ne  chercherai  pas  à  rendre  l'impression  que  produisit  sur  moi 
cette  apparition.  Ressicourt  avait  baissé  la  pointe  de  son  sabre  et  ne 
pensait  même  pas  à  prendre  l'épée  que  Lucrezia  lui  présentait  par  la 
poignée.  Nous  étions  tous  émus,  stupéfaits,  hésitans  :  nous  subis- 
sions l'influence  de  la  double  majesté  de  la  femme  et  de  l'ennemi 
vaincu.  Quant  à  Lucrezia ,  son  beau  visage  n'exprimait  que  la 
crainte  de  ne  pas  trouver  la  pitié  qu'elle  réclamait  pour  un  mou- 
rant. —  Le  comte  de  Guevara,  continua-t-elle,  n'a  plus  que  quel- 
ques momens  à  vivre,  une  heure  au  plus,  peut-être  moins,  je  vous 
donne  ma  parole  de  ne  pas  chercher  à  fuir.  Retirez-vous,  je  vous 
en  conjure,  jusqu'à  ce  qu'il  ne  soit  plus. 

—  Je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  accorder  cette  consolation, 
madame,  répondit  Ressicourt  avec  respect,  mais  d'un  ton  ferme; 
j'ai  des  ordres  précis,  et  je  craindrais  d'en  compromettre  l'exécu- 
tion. 

—  Ma  guérilla  est  trop  loin  pour  venir  à  mon  secours,  d'ailleurs 
je  m'engage... 

Ressicourt,  tout  en  s'inclinant,  fit  un  geste  indiquant  que  toute 
insistance  serait  inutile. 

—  Eh  bien!  je  vais  vous  suivre,  mais  ne  me  permettrez-vous  pas 
auparavant  d'embrasser  une  dernière  fois  mon  père? 

Pendant  que  l'aide-de-camp  hésitait,  une  voix  faible  et  trem- 
blante venant  de  la  chambre  du  comte  nous  fit  frissonner. 

—  Lucrezia,  mon  enfant,  dit-elle,  où  es-tu?  pourquoi  m'as-tu 
quitté? 

—  Le  jour  va  paraître,  mon  père,  il  faut  que  je  retourne  à  Notre- 
Dame  del  Aguilar. 

—  Déjà! 

—  Mon  absence  pourrait  être  connue. 

—  Tu  as  raison.  Pars!  mais  auparavant  viens  recevoir  ma  béné- 
diction, la  dernière,  je  le  sens. 

Après  avoir  consulté  Ressicourt  du  regard ,  Lucrezia  rentra  dans 
la  chambre  du  mourant.  Il  n'y  avait  pas  un  de  nos  hussards  qui  ne 


080  nr.vuE  des  deux  monde?. 

fût  ému  jusqu'aux  larmes;  quant  à  moi,  j'étais  dans  un  état  indes- 
criptible :  à  chaque  instant,  je  me  sentais  prêt  à  tirer  du  fourreau 
mon  sabre,  qui  n'en  était  pas  encore  sorti,  à  me  placer  entre  Lu- 
crezia  et  les  nôtres  en  leur  disant  :  —  Vous  ne  toucherez  à  cette 
admirable  femme  qu'après  m'avoir  arraché  la  vie. 

Un  soupir,  un  sanglot  étouffé,  c'est  tout  ce  que  nous  entendîmes; 
la  jeune  femme  sortit  de  la  chambre  de  son  beau-père  en  faisant 
signe  qu'elle  était  prête  à  nous  suivre.  Nous  nous  dirigeâmes  vers 
la  porte  de  sortie,  auprès  de  laquelle  José  était  resté.  Lucrezia 
l'aperçut;  elle  s'arrêta  surprise,  et  ses  beaux  traits  exprimèrent  le 
mépris. 

—  J'aurais  dû  m'en  douter,  murmura-t-elle. 

Elle  allait  franchir  le  seuil  de  la  porte  lorsqu'une  apparition  nous 
glaça  d'horreur.  C'était  le  comte  de  Guevara  qu'une  inspiration  fa- 
tale, un  moment  de  lucidité  surnaturelle  comme  en  ont  parfois  les 
mourans,  venait  d'éclairer  sur  le  danger  que  courait  sa  fille.  Par  un 
suprême  effort,  il  l'avait  suivie.  Il  nous  vit,  il  vit  le  visage  pâle  et 
bouleversé  de  José,  il  surprit  le  regard  méprisant  de  Lucrezia  et 
devina  tout.  C'en  était  trop  pour  le  vieux  gentilhomme,  une  affreuse 
révolution  se  fît  dans  tout  son  être  :  ses  cheveux  blancs  se  hérissè- 
rent, ses  yeux  lancèrent  un  dernier  éclair,  sa  main  tremblante 
s'étendit  vers  José  terrifié  ;  mais  avant  que  ses  lèvres  eussent  bal- 
butié une  malédiction,  le  vieillard  s'affaissa  sur  lui-même.  Nous 
nous  élançâmes  pour  le  recevoir  dans  nos  bras.  Le  comte  de  Gue- 
vara était  mort. 

Qu'on  juge  de  notre  embarras,  de  notre  désordre,  de  notre  con- 
fusion du  rôle  qui  nous  était  imposé  dans  cette  maison  en  deuil. 
Nul  de  nous  n'aurait  en  ce  moment  eu  le  courage  de  rappeler  à  Lu- 
crezia qu'elle  ne  s'appartenait  plus;  pourtant  notre  expédition  ne 
pouvait  réussir  que  par  la  promptitude  et  le  secret.  Nous  nous  étions 
audacieusement  avancés  fort  loin  de  nos  cantonnemens  dans  un  pays 
en  pleine  insurrection  :  à  Terruel ,  tout  près  de  nous,  il  y  avait  des 
troupes  espagnoles  du  corps  de  Blake.  Il  suffisait  qu'un  des  domes- 
tiques du  château  s'échappât  et  les  allât  prévenir  pour  que  les  rôles 
changeassent  complètement.  Aussi  Ressicourt  se  mordait  impatiem- 
ment la  moustache  en  voyant  le  temps  s'écouler  et  l'aube  blanchir 
la  campagne.  Enfin  Lucrezia  elle-même  fit  cesser  son  embarras  : 
après  avoir  prié  sur  le  corps  du  comte  de  Guevara,  elle  posa  ses 
lèvres  sur  son  front,  ferma  ses  yeux;  faisant  ensuite  le  signe  de  la 
croix,  elle  se  releva  et  nous  dit  :  —  Emmenez-moi  d'ici,  messieurs, 
car  je  n'y  vois  plus  que  sujet  de  douleur  ou  de  dégoût. 

Nous  rentrâmes  à  Albarracin  avec  le  même  bonheur  qui  avait 
présidé  à  cette  expédition.  La  nouvelle  de  la  prise  du  Ressuscité 


F.r,    RESUCITADO,  (581 

surprit  douloureusement  les  Espagnols,  qui  d'abord  aiïectèrent  de 
ne  pas  y  croii-e;  lorsque  le  doute  ne  fut  plus  possible,  ce  fut  comme 
un  deuil  public.  A  l'instant,  par  une  de  ces  conventions  tacites 
dont  les  peuples  opprimés  sont  seuls  capables,  toute  réunion  qui 
avait  une  apparence  de  fête  fut  suspendue;  les  femmes  ne  portèrent 
plus  ni  rubans,  ni  fleurs  dans  les  cheveux,  ni  aucun  des  ornemens 
dont  elles  rehaussent  habituellement  leur  beauté.  On  ne  voyait  que 
visages  sombres  et  attristés;  le  nouveau  malheur  qui  venait  de 
fondre  sur  l'Espagne  faisait  le  sujet  de  toutes  les  conversations. 

Comme  les  peuples  orientaux  dont  une  longue  fréquentation  leur 
a  fait  contracter  en  partie  les  idées  et  les  mœurs,  les  Espagnols  ne 
comprennent  pas  qu'on  n'use  qu'à  moitié  des  droits  de  la  force  et 
du  succès  :  à  leurs  yeux,  il  n'était  pas  douteux  que  Lucrezia  ne  fût 
sacrifiée  à  notre  vengeance.  11  n'en  pouvait  en  effet  être  autrement, 
car  le  Ressuscité  avait  à  sa  charge  trop  d'actes  de  cruauté,  condam- 
nés même  par  les  lois  de  la  guerre.  Loin  de  chercher  à  s'en  discul- 
per, Lucrezia  en  assuma  la  responsabilité  avec  une  sorte  d'orgueil. 
C'était  une  âme  trop  fortement  trempée  pour  fléchir  :  devant  le 
conseil  de  guerre,  elle  se  montra  dure,  froide,  insensible  à  tout 
autre  sentiment  que  celui  qui  lui  avait  mis  les  armes  à  la  main;  il 
était  néanmoins  aisé  de  voir  que,  jeune  fille  et  avant  que  la  douleur 
l'eût  éprouvée,  Lucrezia  devait  être  ornée  de  toutes  les  grâces  mo- 
rales de  la  femme  comme  elle  en  avait  toutes  les  beautés  physiques. 
La  mort,  en  frappant  Garcia  Navarro,  avait  du  même  coup  tué  la 
femme  en  Lucrezia;  ces  deux  âmes  indissolublement  unies  par 
l'amour  n'animèrent  plus  qu'un  seul  corps,  mais  celle  du  brave  et 
généreux  cabecilla,  impuissante  à  modifier  les  lois  éternelles  de  la 
nature,  ne  put  communiquer  à  Lucrezia  la  modération  qui  est  l'apa- 
nage de  la  force  comme  il  lui  avait  communiqué  les  autres  qualités 
viriles  dont  il  était  doué.  L'amour  de  la  patrie  était  devenu  dans 
cette  âme  ulcérée  une  sorte  de  passion  furieuse  à  laquelle  tout  était 
sacrifié;  il  excusait  les  cruautés  :  la  pitié  devenait  un  crime. 

—  Une  seule  fois,  disait  Lucrezia,  j'ai  failli  m'y  abandonner  : 
Dieu  m'en  a  punie.  Qu'il  me  rende  la  liberté,  je  serai  implacable. 

Un  tel  langage  détruisit  l'impression  favorable  qu'avaient  faite 
sur  l'âme  de  ses  juges  la  beauté  et  les  malheurs  de  Lucrezia  :  elle 
fut  condamnée  à  mort. 

Aussitôt  le  général  H...,  suivant  l'engagement  qu'il  en  avait  pris, 
adressa  au  roi  Joseph  un  recours  en  grâce.  Rarement  un  appel  à  la 
clémence  de  ce  bon  souverain  restait  sans  effet  :  cette  fois  sa  bonté 
naturelle  et  son  désir  de  plaire  aux  Espagnols  pouvaient  s'accorder 
avec  la  raison  d'état.  Puisqu'une  première  fois  les  prêtres  et  les 
moines  avaient  ressuscité  Garcia  Navarro,  le  meilleur  moyen  d'em- 


682  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pêcher  une  nouvelle  tentative  de  ce  genre  était  de  conserver  vivante 
celle  qui  s'était  parée  de  ce  nom,  et  de  la  faire  voir  captive  dans 
les  provinces  où  elle  était  le  plus  connue.  La  peine  de  Lucrezia  fut 
donc  changée  en  celle  de  la  détention,  et  l'on  donna  l'ordre  de  la 
conduire  à  la  forteresse  d'Irun  en  lui  faisant  traverser  avec  un  cer- 
tain apparat  l' Aragon,  la  Nouvelle-Castille  et  le  Guipuscoa. 

Quant  à  moi,  ces  événemens  m'avaient  mis  dans  un  état  voisin 
de  la  folie.  Pendant  le  procès  de  Lucrezia,  j'avais  bu  à  longs  traits 
le  poison  que  me  versait  l'enchanteresse.  La  sentence  prononcée 
contre  elle  me  causa  un  accès  de  fureur,  et  peu  s'en  fallut  que  je 
n'insultasse  les  membres  du  conseil.  Pendant  les  jours  qui  suivirent, 
je  faillis  avoir  vingt  duels  en  défendant  la  cause  de  l'accusée  contre 
ceux  qui  n'étaient  pas  aveuglés  comme  moi  par  la  passion.  Je  finis 
par  fuir  mes  camarades,  qui  m'étaient  devenus  odieux  :  je  ne  sortais 
plus  de  chez  Zapata,  où  je  trouvais  au  moins  des  gens  qui  pensaient 
comme  moi  :  je  m'y  montrais  plus  Espagnol  que  les  Espagnols,  et 
je  m'y  livrais  à  de  telles  intempérances  de  langage  que  je  ne  m'ex- 
plique pas  comment  je  ne  m'attirai  pas  quelque  méchante  affaire 
dans  un  temps  où  l'on  ne  badinait  pas  avec  les  bavards.  11  est  vrai 
que  nous  autres  militaires,  nous  jouissions  d'une  liberté  relative  sous 
ce  rapport  ;  l'empereur  savait  qu'il  suffisait  d'une  bataille  pour  dis- 
siper notre  mauvaise  humeur. 

Ma  joie  fut  grande  lorsque  j'appris  que  cette  tête  charmante  n'é- 
tait plus  menacée.  Il  fut  question  d'envoyer  Lucrezia  à  Irun,  et 
mon  cœur  battit  d'un  secret  espoir;  je  venais  d'être  nommé  capi- 
taine pour  la  part  que  j'avais  eue  à  la  capture  du  Ressuscité  :  c'était 
un  capitaine  qui  devait  commander  l'escorte,  et  aucun  de  mes  an- 
ciens ne  se  souciait  d'une  corvée  où  il  y  avait  beaucoup  de  respon- 
sabilité et  peu  de  gloire  à  gagner.  Je  fus  en  effet  désigné  malgré 
Ressicourt,  qui  s'y  opposa  autant  qu'il  le  put  sans  dire  le  motif  qui 
le  faisait  agir. 

J'étais  ravi,  j'étais  heureux;  pourtant  diverses  circonstances  au- 
raient dû  m'éclairer  sur  la  nature  des  dangers  que  j'allais  affron- 
ter. Chez  Zapata,  où  je  continuais  d'aller,  les  Espagnols  mettaient 
dans  leurs  rapports  avec  moi  une  déférence  et  un  liant  qu'ils  n'a- 
vaient avec  aucun  autre  Français  ;  je  reçus,  sans  savoir  comment, 
plusieurs  lettres  où  Ton  me  faisait  les  offres  les  plus  séduisantes, 
SI  je  consentais  à  prêter  les  mains  à  l'évasion  de  Lucrezia.  Enfin  la 
veille  de  mon  départ  je  reçus  une  visite  très  significative,  celle  de 
José. 

Il  entra  tout  à  coup  chez  moi.  Ses  traits  étaient  creusés,  son  teint 
marbré  de  teintes  sanguines  et  violacées  ;  son  regard  avait  perdu 
son  atonie  habituelle,  il  lançait  une  flamme  fiévreuse  et  semblait 


EL   RESUCITADO.  683 

égaré.  —  Vous  ne  me  reconnaissez  pas?  dit-il  en  se  méprenant  sur 
la  cause  de  ma  surprise.  Je  vous  ai  pourtant  sauvé  la  vie  deux  fois; 
je  viens  à  mon  tour  vous  demander  de  me  sauver  du  désespoir  :  le 
remords  me  tue ,  la  malédiction  s'accomplit.  Je  mourrai  damné,  si 
vous  ne  m'aidez  à  sauver  Lucrezia.  Mon  langage  vous  étonne,  car 
c'est  moi  qui  l'ai  vendue  :  j'étais  fou  lorsque  j'ai  commis  cette  in- 
famie; mais  je  sais  qu'elle  mourra  en  captivité,  et  je  ne  veux  pas 
qu'elle  meure.  Vous  non  plus,  car  vous  l'aimez  aussi,  je  le  sais.  Eh 
bien  !  sauvons-la  ensemble,  et,  lorsqu'elle  sera  libre,  elle  choisira 
entre  nous. 

Il  parlait  avec  volubilité;  la  surprise  m'avait  d'abord  rendu  muet, 
mais  l'indignation  me  rappela  à  moi-même.  —  Misérable  !  répon- 
dis-je,  je  croirais  être  le  plus  cruel  ennemi  de  Lucrezia,  si  je  la 
mettais  à  ta  merci. 

—  Vous  aussi,  reprit  José  d'un  ton  farouche,  vous  vous  croyez  le 
droit  de  me  mépriser  !  Et  qui  donc  est  le  plus  infâme  de  nous  deux? 
J'aimais  Lucrezia,  je  n'ai  reçu  d'elle  que  dédains  et  outrages  !  Vous 
étiez  son  ennemi,  elle  a  voulu  vous  sauver  la  vie,  et  c'est  vous  qui 
avez  été  autant  que  moi  l'instrument  de  sa  perte.  Croyez-moi,  nous 
nous  valons ,  sefior  Français ,  et  votre  hésitation  prouve  que  vous 
n'aimez  pas  Lucrezia  autant  que  je  l'aime. 

T—  Assez!  m'écriai-je,  cette  supposition  d'une  rivalité  entre  nous 
est  une  insulte;  je  ne  peux  avoir  aucune  prétention  à  l'amour  de  la 
seûora  de  Guevara,  et  je  la  respecte  trop  pour  supposer  qu'elle  éta- 
blisse jamais  entre  nous  le  parallèle  que  tu  oses  te  permettre.  J'ai 
combattu  le  Ressuscité  en  loyal  ennemi,  tu  es  seul  coupable  de  la 
trahison  qui  l'a  fait  tomber  en  notre  pouvoir  ;  c'est  en  vain  que  tu 
cherches  à  faire  rejaillir  sur  moi  une  part  du  mépris  que  tu  as  mé- 
rité. Certes,  si  mon  devoir  et  le  secret  désir  de  mon  cœur  pouvaient 
se  concilier,  demain  Lucrezia  serait  libre;  mais  ma  première  pensée 
serait  de  la  mettre  en  garde,  s'il  en  était  besoin,  contre  ton  infâme 
amour  et  ton  repentir  menteur. 

—  Soit!  n'en  parlons  plus,  dit  José.  Aussi  bien,  je  le  vois,  vous 
comptez  sans  doute  sur  ce  voyage  pour  vous  faire  aimer  ;  mais, 
sachez-le,  sehor  Français,  ni  vous  ni  aucun  de  vos  compatriotes  ne 
trouvera  grâce  aux  yeux  de  Lucrezia.  Si,  contre  toute  apparence, 
elle  oubliait  le  passé,  si  elle  donnait  à  un  autre  cet  amour  qu'elle 
m'a  refusé,  il  n'est  pas  d'asile  si  lointain  où  ma  vengeance  ne  sût 
l'atteindre. 

Le  lendemain,  je  revis  Lucrezia  à  la  geôle,  où  elle  fut  remise 
entre  mes  mains.  Elle  portait  les  vctemens  de  son  sexe  :  les  longs 
plis  de  sa  robe  noire  lui  donnaient  une  grâce  que  je  ne  lui  avais  pas 
encore  vue.  Elle  était  fort  pâle,  ses  yeux  paraissaient  agrandis  et 


684  REVIIF.    DES    nETJX    MONDES. 

brillaient  du  feu  intérieur  qui  la  dévorait.  J'étais  aussi  pâle  qu'elle 
en  m'inclinant  avec  respect  sur  son  passage  :  elle  me  reconnut. 

—  Chacun  son  tour,  monsieur,  me  dit-elle  avec  un  sourire  triste 
et  un  peu  forcô. 

Ce  voyage  fut  l'époque  la  plus  heureuse  et  la  plus  tourmentée 
de  ma  vie.  J'avais  une  escorte  suffisante  pour  braver  toute  attaque 
de  vive  force,  j'avais  des  lettres  de  service  qui  enjoignaient  à  toutes 
les  autorités  civiles  et  militaires  de  me  prêter  aide  et  protection; 
enfin,  quoique  mon  itinéraire  fût  tracé,  j'étais  libre  de  le  modifier 
et  de  régler  les  haltes  à  ma  guise.  Je  voyageais  fort  lentement, 
retardant  le  plus  possible  l'heure  de  la  séparation.  Je  voyais  Lu- 
crezia  tous  les  jours,  mais  tous  les  jours  j'acquérais  la  certitude 
que  Lucrezia  avait  deux  sentimens  qui  absorbaient  tout  son  être 
moral  et  la  mettaient  pour  jamais  à  l'abri  d'un  autre  amour  :  son 
ardent  patriotisme,  son  culte  pour  la  mémoire  de  Garcia  INavarro. 
Elle  m'apparaissait  toujours  polie,  mais  froide,  indifi'érente  à  tout, 
imposante  par  sa  dignité,  ne  se  plaignant  jamais  des  restrictions, 

—  bien  rares,  —  que  j'étais  parfois  obligé  d'apporter  à  l'accom- 
plissement de  ses  désirs ,  n'y  répondant  que  par  ces  paroles  de 
l'Évangile,  qui  semblaient  avoir  été  prononcées  exprès  pour  elle  : 
«  Bienheureux  ceux  qui  souff'rent  la  persécution  pour  la  justice.  » 

Nous  arrivâmes  à  Puerto  d'Irun,  bourgade  située  entre  cette 
ville  et  Hernani;  j'eus  la  faiblesse  de  m'y  arrêter  pour  retarder  de 
quelques  heures  le  moment  cruel  de  la  séparation.  J'avais  logé 
Lucrezia  dans  la  maison  de  l'alcade,  et  je  m'étais  établi  moi-même 
dans  la  maison  attenante;  je  venais  à  peine  d'y  entrer  lorsqu'on 
me  prévint  qu'un  cavalier  espagnol  demandait  à  me  parler.  Je  sor- 
tis et  me  trouvai  en  face  de  José;  je  tressaillis  comme  à  la  vue 
d'un  animal  venimeux,  car  j'avais  pour  lui  une  haine  égale  à  mon 
mépris. 

—  Ma  visite  vous  surprend-elle,  senor  officier?  dit-il  avec  un 
sourire  sardonique.  Je  vous  l'avais  pourtant  promise,  il  est  vrai 
que  c'était  dans  le  cas  où  la  senora  de  Guevara  répondrait  à  votre 
amour,  et  nous  n'en  sommes  pas  là;  mais  ce  n'est  pas  de  cela 
qu'il  s'agit  :  j'ai  un  ordre  dont  vous  pouvez  prendre  connaissance, 

—  ordre  signé  du  général  Suchet,  —  et  qui  vous  enjoint  de  me 
procurer  une  entrevue  sans  témoins  avec  la  prisonnière  confiée  à 
votre  garde. 

—  Tu  mens!  on  n'a  pu  te  donner  un  ordre  pareil,  dis-je. 

—  Le  voici ,  reprit  José  en  me  présentant  un  parchemin  revêtu 
du  sceau  du  général. 

J'y  jetai  à  peine  un  coup  d'œil,  et  le  lui  rendant  :  —  Qui  me 
prouve  que  cette  pièce  n'est  pas  fausse?  —  En  tout  cas,  je  suis 


EL    lîESUCITADO.  685 

seul  juge  de  l'opportunité  de  ces  entrevues,  et  je  n'autorise  pas 
celle-ci. 

—  Je  vous  fais  mon  compliment  sur  la  manière  dont  vous  res- 
pectez les  ordres  de  vos  chefs,  j'en  rendrai  compte  à  qui  de  droit; 
mais  soit!  Voulez-vous  au  moins  vous  charger  de  dire  à  la  senora 
qu'ayant  obtenu  l'autorisation  de  la  voir,  j'en  ai  été  empêché  par 
vous? 

—  Je  le  ferai  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  la  senora  m'en 
sera  reconnaissante. 

—  Voulez-vous  aussi  vous  charger  de  lui  remettre  ce  bijou  de  fa- 
mille? Elle  y  attache  un  grand  prix,  et  je  crois  lui  être  agréable  en 
le  lui  faisant  parvenir. 

Tout  en  me  consultant,  j'ouvris  l'écrin,  dans  lequel  se  trouvait 
une  bague  dont  le  chaton  était  formé  par  une  grosse  améthyste. 
Il  m'était  fort  désagréable  de  servir  de  messager  à  José ,  mais 
d'autre  part  je  croyais  procurer  un  moment  de  plaisir  à  Lucrezia; 
j'y  consentis. 

—  J'attends  ici  la  réponse,  dit  José. 

Sans  descendre  de  cheval,  il  alla  se  mettre  à  l'ombre  sous  un 
groupe  de  platanes  qui  s'élevaient  devant  la  maison  de  l'alcade. 

J'entrai  chez  Lucrezia  et  lui  remis  l'écrin  en  lui  disant  qui  l'avait 
apporté. 

—  Je  vous  remercie  de  m'avoir  évité  une  entrevue  qui  m'eût 
été  pénible,  dit-elle.  Veuillez  dire  à  mon  beau-frère  que  je  reçois 
avec  plaisir  cette  bague,  et  qu'en  faveur  de  la  bonne  pensée  qu'il 
a  eue  de  me  l'apporter,  je  m'efforcerai  d'oublier  le  mal  qu'il  m'a 
fait. 

—  Je  n'en  demandais  pas  davantage,  dit  José,  à  qui  je  rap- 
portai textuellement  cette  réponse.  Et  vous,  senor  officier,  sachez 
que,  quoi  que  vous  fassiez,  vous  ne  m'empêcherez  pas  de  voir  Lu- 
crezia. 

Il  rendit  la  main  à  son  cheval  et  s'éloigna  au  galop. 

Cet -incident  avait  allumé  mon  sang,  qui  n'était  déjà  que  trop 
agité  par  tant  de  causes  diverses  ;  pour  nie  calmer,  j'allai  visiter 
mes  postes;  je  revins  ensuite  au  logis  de  Lucrezia.  J'étais  invinci- 
blement attiré  vers  elle  :  la  pensée  de  cette  séparation  imminente 
me  rendait  fou. 

Je  trouvai  la  veuve  de  Garcia  Navarro  affaissée  plutôt  qu'assise 
dans  un  fauteuil,  à  côté  de  la  table  sur  laquelle  était  resté  l'écrin. 
Je  fus  frappé  de  sa  pâleur  et  de  la  contraction  de  ses  traits;  il  y 
avait  sur  la  table  un  verre  vide  au  fond  duquel  j'aperçus  les  résidus 
d'une  poudre  blanchâtre  mêlée  avec  de  l'eau;  à  côté  du  verre,  il  y 
avait  quelques  grains  de  la  même  poudre.  Le  chaton  de  la  bague 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'améthyste  était  ouvert.  Un  affreux  soupçon  traversa  mon  esprit. 

—  Qu'avez-vous  fait,  madame?  m'écriai-je. 

—  J'ai  changé  la  vie  pour  la  liberté. 

Je  m'élançai  vers  la  porte,  où  je  rencontrai  la  femme  de  l'alcade. 
—  Vite,  un  médecin!  dis-je,  la  senora  s'est  empoisonnée! 

Un  médecin  !  il  n'y  «n  avait  d'autre  à  Puerto  d'irun  qu'un  mal- 
heureux f rater.  Je  le  fis  venir  en  attendant  qu'un  cavalier,  que  j'ex- 
pédiai sur-le-champ  à  Irun,  m'en  ramenât  un  plus  sérieux.  Lucre- 
zia  était  d'une  pâleur  cadavérique,  on  la  porta  sur  son  lit.  Elle 
souffrait,  disait-elle,  horriblement;  pourtant  elle  refusait  énergi- 
quement  tous  les  contre-poisons,  et  paraissait  fermement  résolue  à 
en  finir  avec  la  vie,  ne  demandant  que  la  grâce  de  pouvoir  se  ré- 
concilier avec  Dieu.  Le  barbier-médecin  ayant  déclaré  que  la  mort 
était  imminente,  j'ordonnai  que  Lucrezia  pût  recevoir  les  derniers 
sacremens. 

En  Espagne,  cette  cérémonie  comporte  toujours  une  certaine 
pompe  religieuse  et  la  présence  d'un  nombreux  personnel.  Les 
confréries  de  péuitens  accompagnent  le  saint-sacrement,  et  le  cor- 
tège se  grossit  des  populations  qu'il  rencontre;  ces  pénitens  sont 
eux-mêmes  des  laïques  qu'un  zèle  pieux  pousse  à  endosser  le  froc 
et  la  cagoule,  souvent  pour  expier  certains  péchés.  Il  en  résulte 
qu'on  respecte  scrupuleusement  leur  incognito,  et  qu'aux  yeux  du 
peuple  le  violer  est  un  sacrilège  tout  comme  de  violer  le  secret  de 
la  confession. 

Je  vis  sortir  de  toutes  les  maisons  des  groupes  de  ces  pénitens  : 
il  y  en  avait  des  blancs,  des  noirs,  des  gris,  il  y  en  avait  de  toutes 
les  couleurs  et  de  toutes  les  tailles ,  car  en  Espagne  les  enfans 
jouaient  alors  au  pénitent  comme  chez  nous  ils  jouent  au  soldat. 
Tout  cela  entra  à  la  suite  du  curé  dans  la  maison  de  l'alcade  et 
dans  la  chambre  de  Lucrezia.  Le  flot  montant  toujours,  je  fus  obligé 
de  me  réfugier  dans  une  pièce  à  côté;  les  habitans  du  village  non 
enrôlés  dans  les  pénitens  étaient  réunis  devant  la  maison.  Mes  sol- 
dats, la  plupart  sans  armes,  étaient  perdus  dans  la  foule,  et  les 
sentinelles,  partageant  la  confiance  générale,  laissaient  entrer  et 
sortir  sans  difficulté.  De  nous  tous,  il  n'y  eut  qu'un  gendarme  qui 
fit  preuve  de  bon  sens  ;  il  me  dit  que  cette  foule  lui  était  suspecte 
et  qu'il  serait  prudent  de  la  contenir  un  peu  plus  loin  :  je  le  reçus 
assez  mal ,  et  je  méritais  le  regard  de  pitié  dédaigneuse  qu'il  jeta 
sur  moi  en  s' éloignant. 

Le  cortège  se  retira  quelques  momens  après.  Le  même  gen- 
darme, placé  auprès  de  la  porte  de  sortie,  examinait  avec  des  yeux 
de  lynx  les  pénitens  qui  défilaient  devant  lui.  Tout  à  coup  il  porta 
la  main  à  la  cagoule  de  l'un  d'eux;  les  Espagnols  se  jetèrent  sur  lui 


EL   KESUCITADO.  687 

avec  indignation,  les  sentinelles  vinrent  à  son  secours  :  on  se  poussa, 
on  se  menaça,  on  s'injuria.  Le  tumulte  se  propagea  sur  la  place,  je 
vis  les  couteaux  luire,  mes  soldats  entourés,  les  pénitens  fuyant 
dans  toutes  les  directions;  des  clameurs  de  colère  ou  d'effroi  s'éle- 
vaient de  cette  cohue,  et  la  voix  du  gendarme,  dominant  toutes  les 
autres,  jetait  ce  cri  d'alarme  :  —  Le  prisonnier  s'échappe! 

Une  sueur  glacée  mouilla  mon  dos  ;  j'entrai  dans  la  chambre  de 
Lucrezia,  et  sur  son  oreiller,  au  lieu  de  sa  tête  mourante,  je  vis  le 
visage  rose  et  gouailleur  d'un  garçon  de  quinze  ans.  La  rage  d'être 
joué  aussi  impudemment  me  transporta,  et  je  m'élançai  sur  la  place 
en  criant  :  —  Aux  armes  !  le  prisonnier  s'échappe  ! 

Heureusement  mes  soldats  s'étaient  ralliés  :  la  baïonnette  en 
avant,  ils  balayèrent  la  place;  j'ordonnai  qu'on  s'assurât  de  la  per- 
sonne de  l'alcade,  du  curé  et  du  barbier.  Mes  hussards  étaient 
montés  à  cheval,  je  sautai  sur  le  mien;  mais  de  quel  côté  diriger 
mes  recherches? 

Un  soldat  qui  était  allé  laver  du  linge  à  un  ruisseau  voisin  reve- 
nait en  courant  m'avertir  qu'il  avait  vu  José  sortir  du  village  avec 
un  pénitent  de  petite  taille;  je  courus  du  côté  qu'il  m'indiqua,  et 
derrière  un  buisson  où  des  chevaux  avaient  été  attachés  nous  trou- 
vâmes un  froc  et  une  cagoule.  Des  traces  toutes  fraîches  nous  per- 
mirent de  suivre  les  fugitifs  jusqu'à  une  lieue  de  là;  mais  alors,  le 
terrain  étant  pierreux,   les  empreintes  cessèrent  d'être  visibles. 

Néanmoins  je  parcourus  la  montagne  toute  la  nuit.  J'avais  la  tête 
en  feu.  Les  suites  fâcheuses  que  cette  aventure  devait  avoir  pour 
moi  m'affectaient  moins  péniblement  que  cette  fin  presque  triviale. 
J'étais  joué,  dupé  comme  un  sot,  mon  amour-propre  souffrait  cruel- 
lement et  la  jalousie  me  torturait,  car  Lucrezia  étant  descendue  du 
piédestal  où  mon  imagination  l'avait  élevée,  je  ne  doutais  pas  qu'elle 
n'eût  payé  de  son  amour  le  service  que  lui  avait  rendu  don  José, 
mais  sous  ce  rapport  du  moins  j'eus  une  terrible  satisfaction. 

Au  point  du  jour,  comme  j'allais  renoncer  à  une  poursuite  désor- 
mais inutile,  un  de  mes  hussards  vint  m'avertir  qu'il  avait  trouvé 
le  cadavre  de  don  José  dans  un  ravin  à  quelque  distance  de  là.  J'y 
courus  et  je  vis  en  effet  le  partisan  dont  le  corps,  déjà  froid  et  ri- 
gide, était  criblé  de  coups  de  poignard.  L'une  de  ces  armes  restée 
dans  la  plaie  fixait  à  la  place  du  cœur  une  sentence  de  mort  dont 
la  cruelle  ironie  trahissait  le  style  du  Resucitado.  Je  rougis  de  l'a- 
vouer, mon  cœur  en  fut  soulagé.  Je  compris  que  l'ardent  patrio- 
tisme de  Lucrezia  avait  pu  la  faire  transiger  avec  l'aversion  que  lui 
inspirait  son  beau-frère,  mais  qu'aussitôt  libre  elle  s'était  érigée  en 
juge  et  avait  livré  le  traître  aux  poignards  de  ses  guérilleros.  Dès 
lors  cette  femme  étrange  reprit  tout  son  prestige  à  mes  yeux. 


(388  «KVL1K    DES    DKUX    MONDES. 

Je  conduisis  à  Iran  le  curé,  l'alcade  et  le  barbier,  dont  la  com- 
plicité dans  l'évasion  de  Lucrezia  ne  me  paraissait  pas  douteuse; 
mais  on  n'accepta  pas  cette  monnaie  de  billon  en  échange  de  l'or 
que  j'avais  laissé  égarer.  Je  fis  deux  mois  d'arrêts  de  rigueur  dans 
la  forteresse,  et  sans  la  chaleureuse  intervention  de  mon  colonel,  je 
n'aurais  pas  évité  la  honte  d'être  renvoyé  dans  un  dépôt  à  l'intérieur. 
Lorsque  je  rejoignis  mon  régiment,  la  bande  du  Ressuscité  tenait 
de  nouveau  la  campagne  en  Aragon,  et  pendant  les  deux  années  que 
nous  passâmes  encore  en  Espagne,  elle  nous  fît  une  guerre  sans 
trêve  et  sans  merci.  Mon  régiment  se  mesura  plusieurs  fois  avec 
elle,  et,  pour  moi,  je  recherchais  avec  ardeur  toutes  les  occasions 
de  me  trouver  à  ces  combats.  On  me  croyait  poussé  par  le  désir  de 
la  vengeance;  il  n'en  était  rien.  J'obéissais  au  contraire  à  un  vague, 
mais  impérieux  besoin  de  me  rapprocher  à  tout  prix  de  celle  dont 
la  poétique  image  était  encore  gravée  dans  mon  cœur  en  traits  de 
feu. 

Il  ne  fallut  pas  moins  que  nos  revers  en  Russie  et  en  Allemagne, 
puis  la  chute  de  l'empire,  pour  servir  de  dérivatif  à  cette  folle  pas- 
sion. A  ce  moment,  le  sentiment  patriotique,  chez  nous  autres  mi- 
litaires, l'emporta  sur  tout  autre.  J'oubliai  Lucrezia  ou  du  moins 
son  souvenir  devint  plus  confus;  mais  lorsqu'en  1823  le  mouvement 
insurrectionnel  des  cortès  me  ramena  en  Espagne,  je  ne  revis  pas 
sans  une  vive  émotion  les  lieux  que  j'avais  parcourus  avec  elle,  et 
je  fus  de  nouveau  saisi  d'un  ardent  désir  de  la  rencontrer. 

Ce  désir  devait  être  satisfait  et  dans  des  circonstances  auxquelles 
j'étais  certes  bien  éloigné  de  m'attendre. 

Les  constitutionnels,  eux  aussi,  avaient  formé  des  guérillas;  mais 
ce  n'était  plus  le  saint  amour  de  la  patrie  qui  leur  mettait  les  armes 
à  la  main  :  aussi  l'esprit  de  ces  bandes  s'en  ressentait-il.  C'était 
pour  la  plupart  un  ramassis  de  pillards  et  de  vagabonds  que  sa  ma- 
jesté Ferdinand  envoyait  à  la  garote  quand  il  faisait  main  basse  sur 
eux. 

Quelque  temps  après  l'affaire  du  Trocadero,  j'étais  à  Cadix,  lors- 
que le  bruit  se  répandit  que  deux  de  ces  guérilleros  qui  étaient  de- 
puis plusieurs  jours  dans  les  prisons  de  la  ville  seraient  exécutés  le 
lendemain.  Leur  supplice  avait  été  retardé  jusque-là,  parce  que  l'un 
d'eux  appartenait  à  une  grande  famille  qui  faisait  des  démarches 
pour  lui  sauver  la  vie.  La  réponse  du  roi,  arrivée  le  jour  même, 
ordonnait  de  passer  outre  à  l'exécution. 

Je  faisais  alors  partie  du  détachement  des  gardes-du-corps  qui 
accompagnait  le  duc  d'Angoulême  et  j'étais  du  planton  chez  son  al- 
tesse le  lendemain  à  midi,  lorsque  la  cloche  se  mit  à  tinter,  comme 
c'est  la  coutume  eu  Espagne,  pour  annoncer   qu'un  condamné 


EL    RESUCITADO.  (589 

marche  au  supplice.  —  Tout  à  coup  la  porte  du  duc  d'Angoulême 
s'ouvre,  et  il  paraît  lui-même  tenant  un  papier  à  la  main. 

—  Vite  !  me  dit-il,  voilà  la  grâce  des  deux  condamnés;  courez!  Il 
n'y  a  pas  un  moment  à  perdre;  pourvu  qu'il  soit  encore  temps! 

La  place  où  l'on  avait  dressé  l'échafaud  était  peu  éloignée  du 
château  :  il  me  sembla  que  j'y  serais  plus  tôt  rendu  à  pied  qu'en 
allant  prendre  mon  cheval  aux  écuries  et  en  perdant  du  temps  à  le 
brider.  Je  me  mis  donc  à  courir  vers  la  ville;  mais  j'avais  compté 
sans  le  soleil  torride  qui  fait  de  Cadix  à  cette  heure  une  véritable 
fournaise,  sans  l'uniforme  dans  lequel  j'étais  sanglé,  sans  mes  bottes 
à  l'écuyère,  mon  long  sabre  et  mon  casque.  Il  y  avait  de  quoi  en 
mourir  :  bientôt  je  fus  en  nage,  haletant,  suffoqué. 

En  arrivant  sur  la  place,  je  vis  un  des  deux  condamnés  déjà  assis 
sur  le  fatal  fauteuil  et  le  carcan  vissé  autour  du  cou.  J'agitai  le 
papier  au-dessus  de  ma  tête  en  criant  :  grâce  !  La  foule  s'ouvrit  de- 
vant moi,  ou  plutôt  je  fus  porté  par  elle  jusqu'au  pied  de  l'écha- 
faud, où  je  remis  les  lettres  de  grâce  au  corrégidor.  Pendant  qu'il 
en  prenait  connaissance,  je  jetai  un  coup  d'oeil  sur  le  malheureux 
que  je  venais  d'arracher  à  la  mort.  —  C'était  elle  !  c'était  le  Resu- 
citado. 

Après  la  guerre  de  l'indépendance,  ne  pouvant  se  résigner  à  re- 
prendre la  quenouille  et  les  fuseaux,  Lucrezia  s'était  jetée  dans  la 
politique.  Le  mouvement  insurrectionnel  des  cortès  et  surtout  l'in- 
tervention française  lui  avaient  donné  le  prétexte  secrètement  dé- 
siré de  reprendre  les  armes;  mais  l'abîme  qui  séparait  ces  deux 
causes  existait  également  entre  les  bandits  qu'elle  enrôla  alors  et 
les  nobles  défenseurs  de  l'Espagne.  Elle  devint  victime  de  violences 
et  de  pillage  qu'elle  ne  put  empêcher,  et  fut  livrée  par  des  paysans 
aux  sbires  de  Ferdinand. 

Lucrezia  était  encore  belle;  mais  sa  beauté,  accentuée  par  l'âge, 
avait  alors  un  caractère  trop  masculin.  Le  charme  sous  lequel 
j'avais  vécu  pendant  plusieurs  années  en  fut  définitivement  rompu. 

Elle  resta  impassible  en  écoutant  la  lecture  des  lettres  de  grâce, 
de  même  qu'elle  avait  été  indifférente,  me  dit-on,  à  son  arrêt  de 
mort.  Elle  descendit  de  l'échafaud  et  passa  à  côté  de  moi  sans  avoir 
un  regard  de  reconnaissance  pour  celui  qui  venait  de  la  sauver. 
Me  reconnut-elle?  Je  ne  le  pense  pas,  je  n'avais  été  qu'un  des  in- 
cidens  de  sa  vie  aventureuse  et  peut-être  celui  qui  lui  avait  laissé 
le  moins  de  souvenir. 

J'ai  su  depuis  que  Lucrezia  avait  pris  le  voile,  et  que,  devenue 
supérieure  de  son  couvent,  elle  menait  ses  religieuses  à  la  baguette 
comme  autrefois  sa  guérilla. 

A.    FlÉVÉE. 
TOHB  XIII.  —  1876.  44 


LES 


PRÉVISIONS  DES  PESSIMISTES 

POUR  LE  PRINTEMPS  PROCHAm 


L'année  est  arrivée  comme  un  lion  et  s'en  est  allée  comme  un  mou- 
ton, disait  jadis  un  homme  d'état  anglais.  Puissions-nous  dans  onze 
mois  d'ici  en  dire  autant  de  l'année  1876!  Puisse-t-elle  démentir  toutes 
les  sinistres  prophéties  qui  ont  couru  et  courent  encore  à  son  sujeti 
Elle  est  venue  au  monde  précédée  d'une  fâcheuse  réputation.  Elle  ap- 
portait à  la  France  en  don  de  joyeux  avènement  les  élections  générales 
et  à  l'Europe  un  redoutable  problème  à  résoudre  dans  les  pays  du  Bos- 
phore et  du  Danube.  Des  troubles  à  l'intérieur  et  par  surcroît  une 
guerre  générale,  voilà  ce  que  nous  annoncent  les  pessimistes.  Rien  ce- 
pendant jusqu'aujourd'hui,  ils  sont  obligés  d'en  convenir,  ne  paraît 
justifier  leurs  appréhensions.  La  campagne  électorale  s'est  ouverte  dans 
un  ordre  parfait,  et  les  premiers  résultats  connus  ont  fait  monter  la 
rente.  D'autre  part,  il  semble  que  l'Europe  soit  animée  d'un  sincère  et 
vigilant  désir  de  maintenir  la  paix,  de  parer  par  des  expédiens  diplo- 
matiques aux  complications  d'où  pourrait  naître  le  conflit  général  qu'on 
redoute.  Les  pessimistes  ne  prennent  point  au  sérieux  ces  rassurantes 
apparences.  Ils  estiment  que  l'ordre  irréprochable  qui  règne  en  France 
sera  mis  avant  peu  à  de  rudes  épreuves,  et  que  l'entente  provisoire- 
ment établie  entre  les  puissances  rivales  qui  se  disputent  la  prépondé- 
rance dans  les  régions  danubiennes  n'est  qu'une  paix  plâtrée,  une  paix 
fourrée  ou,  pour  mieux  dire,  une  paix  boiteuse.  En  1568,  on  avait  bap- 
tisé de  ce  nom  peu  gracieux  la  trêve  trop  passagère  conclue  à  Longju- 
meau  entre  les  réformés  et  les  catholiques.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne 
se  sentant  de  force  à  écraser  leurs  adversaires,  ils  durent  se  résigner  à 


LES    PaÉVISIONS    DES    PESSIMISTES.  691 

rétablir  1  edit  d'Amboise  et  le  slaiii,  quo  ante  bellum.  Personne  n'accep- 
tait de  bon  cœur  cette  solution.  On  faisait  de  nécessité  vertu  et  on  se 
promettait  secrètement  d'en  appeler;  les  deux  partis  attendaient  l'oc- 
casion, et  l'occasion  ne  leur  manqua  pas,  —  Il  faut  se  défier  des  paix 
boiteuses,  disent  les  pessimistes.  Attendez  le  printemps,  vous  verrez  ce 
qu'il  nous  tient  en  réserve. 

Si  les  pessimistes  ont  raison,  si  le  printemps  prochain,  contrairement 
à  nos  plus  chères  espérances,  doit  déchaîner  sur  l'Europe  le  fléau 
d'une  nouvelle  guerre,  nous  aurons  du  moins  la  consolation  de  n'être 
point  surpris  à  l'improviste  par  nos  malheurs.  Non-seulement  les  pro- 
phètes les  auront  prédits,  mais  notre  arrêt  sera  prononcé  d'avance 
par  certains  journaux  à  qui  les  dieux  communiquent  leurs  secrets, 
et  qui  seront  les  tristes  hirondelles  de  ce  belliqueux  et  néfaste  prin- 
temps; 

argata  lacus  circumvolitavit  hirundo. 

Aujourd'hui  moins  que  jamais  aucun  gouvernement  ne  prendrait  sur  lui 
d'attenter  au  repos  de  TEurope  sans  y  avoir  préparé  les  esprits,  sans 
avoir  au  préalable  justifié  ses  desseins.  En  1869 ,  M.  de  Bismarck  disait 
au  Reichstag  que  dans  les  questions  brûlantes  il  importe  à  tout  gouver- 
nement de  s'assurer  les  sympathies  de  l'opinion  publique.  «  Rappelez- 
vous,  disait-il,  les  années  186^  et  1866,  les  journaux  publiaient  jour- 
nellement dépêche  sur  dépêche.  11  en  sera  toujours  de  même  en  pareille 
circonstance,  parce  que,  dans  la  situation  présente  de  l'Europe  et  dans 
l'état  de  la  civilisation  moderne,  il  est  impossible  d'entreprendre  de 
grandes  campagnes  politiques  ou  militaires  pour  des  motifs  secrets  et 
pour  des  raisons  de  cabinet  que  l'histoire  est  chargée  plus  tard  de  dé- 
voiler. On  ne  peut  plus,  à  mon  avis,  faire  la  guerre  que  pour  une  cause 
vraiment  nationale,  je  veux  dire  une  cause  dont  la  nécessité  s'impose 
aux  multitudes.  On  peut  donc  chaque  feàs  que  mous  commençons  à  pu- 
blier nos  dépêches  en  inférer  qu'entre  nous  et  le  gouvernement  auquel 
nous  nous  adressons  les  rapports  sont  tendus.  Nous  trahissons  par  là 
notre  désir  de  faire  connaître  au  public  l'état  des  choses,  parce  que 
nous  sommes  décidés  à  en  tirer  les  dernières  conséquences  et  que  nous 
prévoyons  que  l'appui  de  l'opinion  nous  sera  nécessaire.  Quand  il  se 
publie  des  dépêches  délicates,  c'est  un  symptôme  grave.  »  Ainsi  s'ex- 
primait le  seul  homme  d'état  qui  n'ait  jamais  enveloppé  dans  l'ombre 
d'un  mystère  jaloux  les  méthodes  particulières  de  sa  politique,  tant  il 
est  sûr  que  personne  ne  saura  s'en  servir  contre  lui,  ni  aussi  bien  que 
lui.  Or  jusqu'à  ce  jour  non-seulement  les  feuilles  officieuses  n'ont  pu- 
blié aucune  dépêche  délicate,  mais  on  ne  saurait  y  relever  aucun  télé- 
gramme significatif,  aucun  entrefilet  insidieux,  aucune  de  ces  corres- 
pondances destinées  à  dénoncer  les  intentions  belliqueuses  du  voisin  et 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  danger  de  ses  armemens.  Les  hirondelles  n'ont  pas  encore  paru,  leur 
voix  aiguë  ne  s'est  point  fait  entendre;  elles  nous  accordent  tout  au 
moins  un  délai  de  grâce  dont  nous  leur  sommes  fort  reconnaissans. 

Sans  contredit,  si  l'Europe  se  remettait  du  soin  de  ses  destinées  à 
certains  dilettanti  politiques,  à  certains  diplomates  de  rencontre  et  de 
hasard,  à  certains  touristes  qui  en  courant  les  grandes  routes  emploient 
leurs  loisirs  à  régler  le  sort  des  nations,  à  défaire  ou  à  refaire  la  map- 
pemonde, nous  pourrions  nous  attendre  à  tout,  et  les  catastrophes  dont 
on  nous  menace  ne  seraient  que  trop  certaines.  Ces  dilettanti  et  ces 
touristes  résolvent  les  problèmes  les  plus  ardus  avec  une  aisance,  avec 
un  sans-gêne,  avec  une  désinvolture  cavalière  qui  fait  frémir.  Leurs  in- 
tentions sont  excellentes,  ils  prétendent  faire  à  peu  de  frais  le  bonheur 
de  l'humanité.  Ils  assurent  que  leurs  remèdes  sont  absolument  inoffen- 
sifs. Grâce  à  la  liqueur  miraculeuse  qu'ils  colportent  dans  leurs  fioles, 
ils  se  chargent  d'opérer  les  patiens  avec  une  extrême  facilité  et  sans 
douleur.  C'est  en  Angleterre  surtout  que  fleurit  depuis  quelques  mois 
le  bel  art  d'extraire  à  l'Europe  ses  dents  malades  sans  lui  arracher  un 
cri  ni  une  plainte.  Voici,  par  exemple,  un  voyageur  anglais,  M.  Farley, 
qui,  dans  un  livre  intitulé  Turcs  et  Chrétiens,  résout  d'un  trait  de  plume 
la  question  d'Orient  à  l'universelle  satisfaction.  Il  va  sans  dire  que  cha- 
rité bien  ordonnée  commence  par  soi-même,  et  qu'avant  toutes  choses 
M.  Farley  donne  à  l'Angleterre  l'Egypte  et  l'île  de  Candie.  A  la  Grèce, 
il  octroie  la  Thessalie,  l'Épire,  le  sud  de  l'Albanie  et  les  îles,  à  l'excep- 
tion de  la  Crète.  Puis  il  fait  delà  Croatie  turque,  de  la  Bosnie,  de  l'Her- 
zégovine et  du  nord  de  l'Albanie  une  principauté  dont  il  offre  la  cou- 
ronne à  un  archiduc  autrichien.  La  Bulgarie  et  la  Macédoine  sont 
concédées  à  un  prince  anglais,  ou  peut-être  à  un  grand-duc  russe. 
Constantinople  devient  une  ville  libre  placée  sous  le  protectorat  de 
toutes  les  puissances,  à  moins  toutefois  qu'on  n'en  fasse  la  capitale  d'un 
empire  de  Byzance  gouverné  par  le  duc  et  la  duchesse  d'Edimbourg. 
Quant  aux  Turcs,  M.  Farley  les  renvoie  sans  plus  de  façons  de  l'autre 
côté  du  Bosphore,  où,  grâce  aux  excellens  conseils  qu'il  leur  donne,  ils 
ne  pourront  manquer  de  faire  l'admiration  de  la  terre  et  le  bonheur  de 
l'Asie  occidentale.  Il  les  voit  déjà  ressuscitant  l'empire  des  kalifes  et  son 
antique  splendeur;  Babylone  et  Ninive  renaissent  de  leurs  cendres, 
Palmyre  redevient  digne  d'Odénat  et  de  Zénobie.  Toutes  ces  résurrec- 
tions, tous  ces  partages  de  territoires  s'accomplissent  dans  la  minute, 
sans  effusion  de  sang,  presque  sans  coup  férir.  Il  suffit,  selon  l'hono- 
rable voyageur,  de  prouver  |aux  gens  par  raison  démonstrative  que  ce 
qu'on  leur  propose  est  conforme  à  leurs  véritables  intérêts  ;  Turcs  et 
chrétiens  n'ont  jamais  su  résister  à  de  solides  argumens  présentés  en 
bonne  forme,  et  l'éloquence  mène  le  monde.  On  se  rappelle  le  songe 
de  Platon  que  nous  a  raconté  Voltaire.  «  Voilà,  nous  dit-il,  ce  que 


LES   PRÉVISIONS    DES    PESSIMISTES.  693 

Platon  enseignait  à  ses  disciples;  quand  il  eut  cessé  de  parler,  l'un  d'eux 
lui  dit  :  «  Et  puis  vous  vous  réveillâtes,  »  Nous  souhaitons  ardemment 
que  ce  ne  soit  pas  le  bruit  du  canon  qui  réveille  M.  Farlej'. 

Les  cabinets  qui  jouent  aujourd'hui  le  rôle  prépondérant  et  décisif 
dans  le  règlement  de  la  question  orientale  n'ont  eu  garde  de  prendre 
pour  règle  de  leur  conduite  des  utopies  et  des  songes.  Ils  ont  reconnu 
qu'il  était  impossible  de  partager  l'empire  osmanli  de  manière  à  con- 
tenter également  l'Autriche  et  la  Russie,   que  cette  entreprise  était 
aussi  chimérique  que  la  quadrature  du  cercle  et  la  recherche  de  la 
pierre  philosophale.  Il  leur  a  paru  que  l'amélioration  du  statu  quo  était 
la  seule  solution  qui  répondît  aux  nécessités  du  moment,  que  tout  autre 
remède  serait  pire  que  le  mal.  Les  mesures  que  proposent  les  puis- 
sances équivalent,  comme  l'a  remarqué  lord  Stratford  de  Redcliffe,  à 
une  mise  sous  tutelle  de  la  Turquie;  mais  l'ancien  défenseur  obstiné 
de  l'intégrité  et  de  l'indépendance  de  l'empire  ottoman  confesse  que 
depuis  longtemps  cet  empire  est  virtuellement  sous  tutelle.  —  «  On  ne 
saurait,  écrivait-il  l'autre  jour,   arriver  à  aucun  résultat  désirable  en 
dépréciant  les  ressources  de  la  Turquie  et  en  contestant  à  ceux  qui  la 
gouvernent  la  faculté  de  faire  droit  aux  demandes  équitables  des  puis- 
sances et  de  redresser  les  griefs  de  leurs  sujets  chrétiens;  mais  il  y  a 
un  besoin  évident  d'influences  étrangères  pour  éclairer  les  classes  in- 
digènes, de  collaboration  du  dehors  pour  bien  modeler  les  réformes,  et 
par-dessus  tout  de  l'action  soutenue  des  gouvernemens  amis  pour  dé- 
sarmer les  résistances.  »  On  peut  espérer  que  la  Turquie  finira  par  se 
prêter  au  traitement  douloureux  que  ses  médecins  lui  prescrivent;  il  y 
va  pour  elle  d'être  ou  de  ne  pas  être.  Elle  a  essayé  de  prendre  les  de- 
vans,  elle  a  voulu  prouver  qu'elle  était  capable  de  se  soigner  et  de  se 
guérir  elle-même.  Par  le  firman  du  Ih  décembre  dernier,  elle  a  fait  à 
ses  sujets  chrétiens  plus  de  concessions  qu'on  n'aurait  osé  lui  en  de- 
mander. Convaincu  que  ses  docteurs  lui  ordonneraient  une  application 
de  sangsues,  le  malade,  plein  de  bonne  volonté,  s'est  déclaré  prêt  à  se 
saigner  jusqu'au  blanc  dans  la  vue  de  leur  plaire.  Les  docteurs  ont  ho- 
ché la  tête  d'un  air  sceptique;  ils  ont  répondu  qu'ils  se  défiaient  des 
ruses  des  moribonds  et  de  la  sincérité  des  saignées  qu'on  pratique  sur 
soi-même.  Ils  s'en  tiennent  à  leurs  fatales  sangsues.  Que  peut  un  ma- 
lade contre  six  médecins?  mais  il  faut  que  ces  médecins  s'entendent; 
si  deux  d'entre  eux  venaient  à  se  prendre  à  la  gorge,  tout  serait  perdu, 
et  les  pessimistes  auraient  raison. 

L'auteur  anonyme  d'une  brochure  qui  a  paru  récemment  sous  ce  titre  : 
la  France  et  l'Allemagne  au  printemps  prochain,  ne  doit  point  être 
compté  dans  le  nombre  des  pessimistes  à  outrance.  11  ne  désespère  pas 
du  maintien  de  la  paix;  il  a  seulement  des  inquiétudes,  et  en  vérité  qui 
n'en  a  pas?  Il  présume  que,  selon  toute  apparence,  le  projet  collectif  de 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réformes  rédigé  par  M.  le  comte  Andrassy  finira  par  être  accepté  à  Con- 
stantinople;  mais  il  craint,  et  ses  craintes  sont  fondées,  que  pour  étouffer 
l'insurrection  de  [l'Herzégovine  et  de  la  Bosnie,  la  garantie  des  puis- 
sances ne  doive  se  traduire  par  une  intervention  militaire.  Les  insurgés 
ne  déposeront  pas  les  armes;  ils  savent  qu'il  est  presque  impossible  au 
gouvernement  ottoman  de  faire  appliquer  les  réformes  dans  des  pro- 
vinces où  la  population  musulmane  balance  en  nombre  la  population 
chrétienne  et  lui  est  supérieure  en  richesse  comme  en  influence.  Il  fau- 
dra donc  intervenir  par  les  armes.  Cette  intervention  presque  inévitable, 
qui  s'en  chargera?  «  Supposer  que  l'Autriche-Hongrie  et  la  Russie  doi- 
vent intervenir  d'accord,  c'est  admettre  que  la  question  d'Orient  n'existe 
pas,  et  si  l'Autriche-Hongrie  intervient  seule,  c'est  la  Russie  mécon- 
tente et  lésée  dans  le  droit  qu'elle  revendique  de  veiller  sur  le  sort  des 
Slaves  chrétiens  en  Turquie,  »  Ce  raisonnement  est  d'une  incontestable 
justesse,  il  a  même  le  caractère  de  l'évidence  ;  aussi  nous  paraît-i!  ira- 
possible  que  le  cas  plus  que  vraisemblable  d'une  intervention  militaire 
n'ait  pas  été  prévu  dans  les  combinaisons  des  empereurs,  et  qu'on  ne 
se  soit  pas  mis  d'accord  au  préalable  sur  les  voies  à  prendre  et  les 
moyens  à  employer.  Ce  serait  admettre  qu'on  manque  à  Saint-Péters- 
bourg de  la  prudence  la  plus  vulgaire,  qu'on  y  vit  au  jour  la  journée, 
ou  qu'on  y  commet  les  plus  impardonnables  distractions.  Après  cela,  il 
est  difficile  à  un  homme  d'état  de  prévoir  tous  les  contingens  futurs  et 
tous  les  accidens  possibles,  et  laisser  une  part  à  l'imprévu,  c'est  laisser 
une  part  au  danger. 

Ce  qui  explique  les  inquiétudes  du  publiciste  anonyme ,  c'est  qu'il 
ne  croit  guère  à  la  sincérité  ni  à  la  durée  de  l'alliance  des  trois  empe- 
reurs. Comme  bien  d'autres,  il  y  voit  quelque  chose  de  louche,  il 
doute  que  tout  le  monde  aille  de  franc  jeu  dans  cette  affaire,  il  attribue 
à  l'un  des  alliés  ou  même  à  deux  des  vues  suspectes  et  des  arrière- 
pensées.  Les  sceptiques  se  sont  demandé  depuis  longtemps  si  l'insur- 
rection de  l'Herzégovine  avait  été  vraiment  spontanée,  si  une  main  ca- 
chée n'avait  pas  préparé  l'événement;  on  a  cherché  dans  cette  explo- 
sion une  intrigue,  et  dans  cette  intrigue  des  dessous  mystérieux.  Au 
printemps  dernier,  «  on  s'entretenait  à  Berlin,  dans  des  cercles  taxés 
alors  de  pessimisme,  de  la  probabilité  d'une  insurrection  dans  les  pro- 
vinces turques  voisines  de  l'Autriche...  Cette  circonstance  peut  réduire, 
sensiblement  la  part  de  collaboration  du  hasard  dans  les  événemens 
dont  le  bassin  du  bas  Danube  est  le  théâtre.  Si  les  trois  cours  du  nord 
avaient  été  d'accord  dès  l'origine  sur  la  nécessité  d'étouffer  l'insurrec- 
tion de  l'Herzégovine,  on  comprend  difficilement  que  cette  tâche  eût  été 
au-dessus  de  leurs  forces.  Les  insurgés  au  début  n'ont  vécu  que  de  to- 
lérance, d'espoir  et  de  publicité.  » 

Ce  n'est  pas  à  la  Russie  qu'on  est  tenté  de  s'en  prendre.  Les  senti- 


LES   PRÉVISIONS    DES    PESSIMISTES.  695 

mens  pacifiques  et  la  sage?se  bien  connue  de  son  empereur,  les  entre- 
prises considérables  qu'elle  a  sur  les  bras  dans  l'Asie  centrale,  l'état  de 
ses  finances,  l'organisation  encore  incomplète  de  son  armée,  sa  situation, 
de  grand  propriétaire  foncier  dont  les  biens-fonds  ne  sont  encore  que  d'un 
faible  rapport,  et  qui  est  moins  intéressé  à  s'agrandir  qu'à  augmenter 
son  revenu,  tout  cela  induit  à  penser  que  les  Russes  ne  se  soucient  pas 
d'engager  sur  les  rives  du  Bosphore  la  grande  et  décisive  partie,  et  qu'ils 
préfèrent  à  une  conquête  peut-être  embarrassante  le  protectorat  de  fait 
qu'ils  exercent  sur  la  faiblesse  et  sur  l'impotence  de  Tempire  osmanli. 
Ce  n'est  pas  à  Saint-Pétersbourg,  c'est  ailleurs  que  les  esprits  défians 
promènent  leurs  soupçons.  «On  peut  dire,  lisons-nous  dans  la  brochure, 
que  la  politique  de  l'Autriche-Hongrie  a  été  particulièrement  malheu- 
reuse, alors  que  c'est  l'apaisement  qu'elle  poursuivait.  Rien  ne  prouve 
en  effet  que  l'attitude  plus  que  ferme  du  comte  Andrassy  vis-à-vis  de 
la  Porte  dans  diverses  circonstances,  par  exemple  dans  l'affaire  des  trai- 
tés de  commerce  avec  la  Roumanie,  n'ait  pas  été  interprétée  par  les  fu- 
turs insurgés  dans  le  sens  d'un  encouragement.  Quant  au  voyage  de 
Tempereur  François-Joseph  en  Dalmatie  après  que  l'insurrection  eut 
éclaté,  il  est  hors  de  doute  que  les  insurgés  ont  cru  y  voir  la  preuve 
que  TAutriche-Hongrie  était  disposée  à  protéger  les  populations  chré- 
tiennes soumises  à  la  Turquie.  »  Bientôt  après,  la  politique  autrichienne 
fit  volte-face;  après  avoir  encouragé,  le  voulant  ou  ne  le  voulant  pas,  les 
illusions  des  insurgés,  elle  sembla  disposée  à  intervenir  militairement 
sur  leur  territoire.  «  Le  trait  commun  et  caractéristique  de  ces  deux 
manières  d'agir,  c'est  d'être  également  désagréables  à  la  Russie  et 
contraires  aux  intérêts  fondamentaux  de  TAutriche-Hongrie  elle-même.  » 
Aucun  pays  en  Europe  n'a  des  intérêts  plus  manifestes  ni  plus  impé- 
rieux, ni  des  règles  de  conduite  plus  nettement  tracées  par  les  circon- 
stances que  l'Autriche-Hongrie.  Une  seule  faute  commise  par  son  mi- 
nistre des  affaires  étrangères  suffirait  pour  mettre  en  péril  son  existence, 
et  de  toutes  les  fautes  la  plus  dangereuse  pour  elle  serait  d'aller  chercher 
à  l'orient  de  chanceuses  compensations  aux  pertes  qu'elle  a  essuyées 
à  l'ouest.  Sa  constitution  dualiste  est  un  chef-d'œuvre  d'équilibre  in- 
stable, qui  est  à  la  merci  du  moindre  accident.  Les  Magyars,  aussi 
attentifs  à  leur  bien  que  jaloux  de  leurs  droits,  ont  témoigne  plus  d'une 
fois  leur  répugnance  instinctive  pour  des  annexions  de  populations 
slaves  qui  compromettraient  leur  prépotence,  déjà  contestée.  Il  serait  à 
craindre  aussi  que  l'arrivée  de  ces  nouveaux  hôtes  ne  dégoûtât  à  jamais 
de  leur  maison  les  Allemands  d'Autriche,  qui  les  aiment  peu.  Ils  ne  se 
sentiraient  plus  chez  eux  dans  cet  empire  transformé  et  par  trop  bi- 
garré; ils  songeraient  à  s'en  aller  chercher  une  vie  plus  conforme  à 
leurs  inclinations  naturelles  sous  un  autre  toit,  près  d'un  autre  foyer, 
où  ils  seraient  les  bienvenus,  où  l'on  se  ferait  une  fête  de  les  recevoir. 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Autriche-Hongrie  est  un  corps  à  deux  têtes,  et  ces  deux  têtes  ont  sou- 
vent peine  à  s'entendre;  que  serait-ce,  s'il  y  en  avait  trois?  Que  se- 
rait-ce encore,  si  elle  venait.à  échanger  sa  bonne  tête,  celle  qui  raisonne 
en  allemand,  contre  une  autre  lête  à  demi  barbare,  dont  les  idées  se- 
raient celles  qu'on  peut  avoir  à  Trébigne,  à  Mostar  ou  à  Seraïevo? 

L'agrandissement  de  l'Autriche  à  l'est  ne  peut  être  désiré  que  par  les 
slavophiles  et  aussi  par  les  féodaux,  qui  savent  que  le  jour  où  on  entre- 
rait dans  l'Herzégovine  avec  l'intention  bien  arrêtée  d'y  rester,  la  der- 
nière heure  aurait  sonné  pour  une  constitution  qu'ils  détestent.  Au 
contraire,  tous  les  amis  sincères  de  cette  constitution  verraient  ces  pé- 
rilleuses conquêtes  avec  le  plus  vif  déplaisir.  Ils  sentent  qu'elles  ne 
pourraient  s'accomplir  sans  justifier  le  mot  de  l'homme  d'état  prussien 
qui  affirmait  naguère  «  que  l'Autriche  n'est  qu'une  expression  géogra- 
phique. »  Ce  même  homme  d'état  des  bords  de  la  Sprée  mettait  tous 
les  politiques  de  Vienne  au  défi  d'offrir  aux  peuples  de  l'empire  «  autre 
chose  que  des  alimens  qui  irriteront  leur  appétit  sans  le  satisfaire,  »  et  il 
prédisait  «  que  la  propagande  des  nationalités  conduirait  l'Autriche  à  sa 
perte.  »  Croirons-nous  que  le  comte  Andrassy  ne  s'appartient  plus,  qu'il 
accepte  aveuglément  les  conseils  qui  lui  viennent  d'un  pays  où  l'on  ne 
croit  pas  à  l'avenir  même  prochain  de  l'Autriche  et  où  ce  mot  terrible 
a  été  prononcé  :  «  La  montagne  restera  debout  jusqu'au  jour  où  une 
éruption  sociale  la  fera  sauter  ?  »  Croirons-nous  qu'il  s'est  laissé  cir- 
convenir par  quelque  redoutable  tentateur,  qu'on  a  su  lui  inspirer 
l'ambition  de  faire  grand  et  lui  persuader  que  les  peuples  qui  n'ont 
pas  les  mains  prenantes  sont  des  peuples  finis?  Croirons-nous  enfin 
avec  l'auteur  de  la  brochure  que  «  cette  politique  austro-hongroise,  à  la 
fois  indécise  et  agissante,  ressemble  à  s'y  méprendre  à  une  politique 
allemande  quant  au  but,  et  qu'il  n'était  pas  besoin  du  récent  article  de 
la  Correspondance  provinciale  pour  rappeler  brutalement  à  l'Autriche 
qu'elle  n'est  plus  libre  de  ses  mouvemens  ?  »  Tant  que  subsistera  l'ac- 
cord des  cabinets  de  Vienne  et  de  Saint-Pétersbourg,  il  ne  sera  pas  dé- 
fendu de  voir  l'avenir  sous  un  jour  moins  sombre.  Au  milieu  d'une 
Europe  avertie  et  réveillée,  la  politique  d'aventures  trouve  moins  de 
facilités  pour  mener  à  bonne  fin  ses  combinaisons  occultes  et  ses  des- 
seins inavouables.  —  Le  monde  se  gâte ,  disait  un  habile  homme  ;  il 
devient  soupçonneux  et  ne  veut  plus  qu'on  le  trompe.  —  La  défiance 
sera  l'ange  gardien,  le  génie  tutélaire  de  l'Europe,  et  où  serait-il  per- 
mis de  se  défier,  si  on  ne  se  défie  pas  à  Vienne? 

La  France,  elle  aussi,  a  profité  des  leçons  que  lui  ont  données  les 
événemens,  et  dans  ce  qui  regarde  son  ménage  intérieur  elle  a  appris 
à  se  défier  «  des  humeurs  inquiètes  et  brouillonnes.  »  On  demande 
aujourd'hui  des  comptes  et  des  explications  à  la  politique  d'aventures, 
on  est  curieux  de  savoir  d'où  elle  vient,  où  elle  va;  on  la  prie  d'ôter 


LES    PRÉVISIONS    DES    PESSIMISTES.  697 

son  masque,  de  montrer  son  visage  et  le  dessous  de  ses  cartes.  Ces  sa- 
lutaires dispositions  font  bien  augurer  de  l'avenir,  et  on  peut  croire  que 
les  pessimistes  se  trompent  dans  leurs  présages  et  dans  leurs  pronos- 
tics, quand  ils  nous  annoncent  pour  le  printemps  prochain  de  déplo- 
rables conflits  de  pouvoirs.  Rien  n'est  plus  rassurant  à  cet  égard  que  les 
professions  de  foi  des  candidats  au  sénat.  Tous  ou  presque  tous  ont  dû 
promettre  à  un  pays  affamé  d'ordre  et  de  paix  quïls  respecteraient  le 
statu  quo,  qu'ils  attendraient  patiemment  pour  faire  triompher  leurs 
idées  particulières  que  l'heure  légale  de  la  révision  fût  venue.  A  la  vé- 
rité, parmi  ces  candidats  et  ces  faiseurs  de  professions,  il  en  est  plu- 
sieurs qu'on  soupçonne  de  s'être  servi  de  la  parole  pour  dissimuler  leur 
pensée.  Leurs  allures  sont  suspectes,  ils  passent  pour  avoir  le  pied 
fourchu  ;  mais  ils  ont  eu  soio  de  s'en  cacher,  et  la  contrainte  qu'ils 
s'imposent  est  un  hommage  rendu  à  l'esprit  vraiment  conservateur  qui 
anime  la  France,  à  son  désir  très  sincère  de  voir  durer  le  plus  long- 
temps possible  les  institutions  qu'elle  s'est  données.  Pour  tout  résumer 
en  un  mot,  elle  exige  de  ses  mandataires  que  l'expérience  qui  sera  faite 
soit  loyale,  et  elle  souhaite  que  cette  expérience  réussisse.  Que  peut-on 
lui  demander  de  plus?  C'est  au  destin  et  à  ses  ouvriers  de  faire  le 
reste. 

Il  est  un  point  qu'il  faut  concéder  aux  pessimistes.  Ils  ont  raison  de 
croire  que  nous  sommes  menacés  à  brève  échéance  d'une  crise  ministé- 
rielle. Bien  avant  que  le  marronnier  du  20  mars  ait  revêtu  ses  premières 
feuilles,  le  cabinet  du  12  mars  aura  peut-être  vécu;  mais  les  crises  mi- 
nistérielles sont  des  accidens  inévitables  en  tout  pays,  et  il  ne  faut  pas 
les  inscrire  dans  la  liste  des  malheurs  publics.  Les  ministres  ne  sont  que 
des  locataires  dans  la  maison  de  l'état,  et  ces  locataires  n'ont  pas  dé  bail 
à  terme  fixe;  ils  doivent  se  tenir  toujours  prêts  à  sortir.  Le  malheur  est 
qu'ils  s'avisent  quelquefois  de  se  regarder  comme  des  propriétaires,  ils 
s'imaginent  que  la  maison  est  à  eux  ;  c'est  la  cause  de  presque  toutes 
les  révolutions.  Le  cabinet  du  12  mars  vit-il  encore?  A  vrai  dire,  il  se 
survit.  Il  a  failli  mourir  le  9  janvier.  On  est  parvenu  tant  bien  que  mal 
à  conjurer  la  crise;  mais  on  n'a  fait  que  du  replâtrage,  et  personne  ne 
croit  que  cette  réparation  hâtive  puisse  résister  au  premier  coup  de 
vent.  Si  jamais  traité  de  paix  mérita  l'épithète  de  boiteux,  c'est  celui 
qu'ont  signé  les  membres  du  cabinet  pour  en  revenir  provisoirement  à 
l'édit  d'Amboise.  Cette  paix  boite  très  bas  ;  on  ne  peut  douter  qu'elle 
ne  soit  caduque. 

La  crise  a  été  provoquée  par  M.  le  vice-président  du  conseil,  et  il  n'a 
pas  agi  sans  de  bons  motifs.  Ce  qu'on  lui  reproche,  c'est  d'avoir  attendu 
pour  entrer  en  campagne  le  départ  de  l'assemblée;  il  avait  l'air  de  vou- 
loir se  soustraire  à  son  contrôle.  Plus  d'une  fois  il  s'était  porté  garant 
de  l'homogénéité  du  ministère  et  de  l'entente  cordiale  qui  régnait  entre 


69S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ses  membres.  Tout  à  coiip  il  a  découvert  en  faisant  le  tour  de  son  champ 
que  ce  champ  n'était  pas  net,  et  qu'il  était  urgent,  toute  affaire  ces- 
sante, de  séparer  l'ivraie  d'avec  le  bon  grain.  Cette  ivraie  s'est  trouvée 
plus  difficile  à  arracher  qu'il  ne  l'avait  d'abord  pensé  ;  il  a  fallu  ajourner 
l'opération. 

M.  Buffet  possède  sans  contredit  plusieurs  des  qualités  qui  font 
l'homme  d'état;  il  fait  figure,  et  dans  ce  temps-ci  les  figures  sont  rares 
et  se  détachent  en  vigueur  sur  les  ombres  qui  les  environnent,  M.  le 
vice-président  du  conseil  sait  conduire  une  campagne,  choisir  le  terrain 
qui  lui  est  favorable,  y  attirer  l'ennemi,  le  forcer  d'y  livrer  bataille.  A 
la  tribune,  il  a  le  raisonnement  serré  et  nerveux,  une  incontestable 
puissance  de  dialectique,  le  talent  de  la  provocation,  de  la  réplique,  des 
ripostes  victorieuses.  Il  possède  cet  ascendant  que  donne  à  un  orateur 
l'art  de  simplifier  les  questions,  de  les  résumer  dans  une  formule.  De 
toute  l'histoire  de  notre  temps,  M.  Buffet  n'a  retenu  que  deux  dates,  lé 
coup  d'état  de  1851  et  la  révolution  de  septembre,  suivie  de  la  com- 
mune. C'est  au  travers  de  ces  deux  événemens  qu'il  voit  tous  les  au- 
tres, et  il  nous  rappelle  sans  cesse  que  la  politique  de  concessions  fait 
le  jeu  du  radicalisme,  que  le  radicalisme  conduit  inévitablement  à  la 
dictature,  que  la  France  est  un  pays  très  conservateur,  très  sujet  à 
s'alarmer,  et  que  les  libertés  publiques  n'ont  quelque  chance  de  s'éta- 
blir que  sous  un  gouvernement  fort,  qui  inspire  confiance  et  offre  des 
garanties  suffisantes  à  l'esprit  de  conservation.  Il  y  a  une  part  de  vérité 
considérable  dans  cette  doctrine  ;  mais  l'histoire  est  un  gros  livre  dont 
toutes  les  pages  sont  instructives.  Pourquoi  sauter  certains  feuillets  et 
des  chapitres  tout  entiers?  Est-il  permis  d'oublier  les  malheurs  qu'ont 
attirés  sur  ce  pays  la  raideur  outrée  de  quelques-uns  de  ses  hommes 
d'état  et  l'exagération  dans  la  politique  de  résistance?  L'esprit  dogma- 
tique de  M.  Buffet  s'est  attaché  exclusivement  aux  idées  qui  lui  plai- 
sent, à  un  certain  nombre  de  demi-vérités  qui  lui  cachent  les  autres  et 
qu'il  ne  se  lasse  pas  de  répéter,  sachant  bien  que  de  toutes  les  figures 
de  rhétorique  la  répétition  est  la  plus  puissante.  A  force  d'affirmer  un 
fait,  on  finit  par  le  créer,  et  à  force  de  répéter  à  une  naiion  qu'on  la 
protège  contre  le  péril  social,  on  finit  par  fépouvanter.  Eh!  sans  doute, 
la  peur  est  l'ennemie  mortelle  de  toutes  les  libertés  publiques,  mais 
rien  n'est  plus  terrifiant  que  de  s'entendre  dire  :  — Ne  craignez  rien,  nous 
veillons  sur  vous,  nous  employons  nos  jours  et  la  moitié  de  nos  nuits  à 
vous  sauver. 

Le  cabinet  du  12  mars  est  né  dans  des  circonstances  particulières  et 
très  compliquées,  et  il  ne  pouvait  être  qu'un  cabinet  de  transaction. 
M.  Buffet  aurait  au  besoin  tous  les  taleus,  il  n'aura  jamais  celui  de 
transiger.  Il  est  par  essence  un  intransigeant,  aussi  bien  dans  les  ques- 
tions de  personnes  que  dans  les  questions  de  conduite  politique.  Pour 


LES   PRÉVISIONS    DES    PESSIMISTES.  699 

lui,  tout  libéral,  même  le  plus  modéré,  est  un  radical  commencé,  un 
radical  à  l'état  de  germination,  et  dans  la  semence  il  voit  déjà  poindre 
le  fruit;  il  sait  que  tout  ce  qui  vient  du  dragon  lot  ou  tard  par  un  en- 
traînement fatal  retourne  au  dragon.  Quels  que  soient  ses  sentimens 
particuliers  pour  l'honorable  vice-président  de  l'assemblée,  il  estime  que 
les  opinions  de  M.  Martel  exhalent  un  parfum  suspect  et  comme  une 
vague  odeur  de  pétrole,  et  quand  on  lui  dit  :  — Si  M.  Martel  était  candi- 
dat quelque  part  en  concurrence  avec  tel  bonapartiste,  à  qui  donneriez- 
vous  votre  voix?  —  il  répond  sans  hésiter  :  —  Au  bonapartiste,  quoique 
M.  Martel  soit  mon  ami.  —  On  peut  aimer  beaucoup  les  gens,  mais  un 
homme  d'état  doit  résister  à  ses  sympathies  et  à  ses  affections,  et  rayer 
de  la  liste  de  ses  candidats  non-seulement  tous  les  enfans  de  Bélial, 
mais  tous  ceux  qui  les  tolèrent, 

Les  uns  parce  qu'ils  sont  médians  et  malfaisans. 
Et  les  autres  pour  être  aux  médians  complaisans. 

Quand  le  public  eut  constaté  que  le  ministère  du  12  mars  durait  au- 
delà  de  toute  espérance,  il  demeura  convaincu  qu'on  s'était  fait  des 
concessions  mutuelles,  qu'une  transaction  était  intervenue.  Il  n'en  était 
rien.  On  ne  s'entendait  qu'à  la  condition  de  ne  point  s'expliquer.  L'é- 
glise nous  enseigne  que  la  sagesse  de  Dieu  a  permis  le  mélange  de 
l'ivraie  et  du  bon  grain  pour  ménager  aux  méchans  des  moyens  de  con- 
version et  aux  bons  des  occasions  de  mérite.  Les  occasions  de  mérite 
ne  manquaient  point  dans  le  sein  du  conseil  ;  on  y  avait  des  égards  les 
uns  pour  les  autres,  on  pratiquait  le  support  et  la  patience  chrétienne, 
on  réprimait  avec  soin  ces  mouvemens  d'humeur  qu'inspire  la  vue 
d'un  visage  qui  déplaît;  mais  on  ne  cherchait  point  à  se  convertir  réci- 
proquement, on  sentait  que  cette  œuvre  était  au-dessus  de  l'effort  hu- 
main. Le  conseil  était  une  réunion  d'hommes  bien  élevés  qui,  pour  bien 
vivre  ensemble,  bannissaient  de  leurs  entretiens  un  sujet  désagréable, 
et,  chose  étrange,  invraisemblable  et  pourtant  vraie,  il  y  avait  un  en- 
droit en  France  où  l'on  ne  parlait  jamais  politique  :  c'était  le  conseil  des 
ministres.  Sans  doute  on  prévoyait  qu'un  jour  ou  l'autre  il  en  faudrait 
parler;  mais  on  atermoyait,  on  poussait  le  temps  avec  l'épaule.  A  quoi 
bon  troubler  par  d'aigres  discussions  les  agrémens  d'un  commerce 
honnête  et  civil?  Le  cardinal  de  Retz  prétendait  que  les  rois  et  les  peu- 
ples ne  s'accordent  jamais  mieux  que  dans  le  silence;  pour  les  ministres, 
le  silence  est  quelquefois  non-seulement  le  meilleur,  mais  le  seul  moyen 
de  s'accorder. 

Il  est  probable  que  cet  état  de  choses  se  serait  prolongé  jusqu'après 
les  élections,  si  M.  Buffet  avait  réussi  à  faire  nommer  par  l'assemblée 
des  sénateurs  inamovibles  auxquels  il  pût  accorder  sa  confiance.  Le 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

scrutin  a  trompé  son  attente  ;  il  a  jugé  que  la  caution  qu'on  lui  offrait 
n'était  pas  bourgeoise,  et  qu'on  venait  de  loger  dans  la  forteresse  du 
sénat  une  garnison  suspecte  d'entretenir  des  intelligences  avec  l'en- 
nemi. L'événement  ayant  tourné  contre  lui,  il  a  dû  éprouver  le  besoin 
de  réparer  son  échec  et  de  noyer  les  inamovibles  dans  une  majorité 
qui  lui  fût  acquise.  A  cet  effet,  il  fallait  faire  sentir  au  pays  et  aux 
4/i,000  électeurs  sénatoriaux  toute  l'action  du  gouvernement,  et,  pour 
avoir  des  coudées  plus  franches,  il  importait  d'épurer  le  cabinet,  d'en 
bannir  l'hérésie  politique  dans  la  personne  de  M.  le  ministre  des 
finances.  Par  malheur,  comme  on  sait,  M.  le  ministre  de  la  justice  té- 
moigna aussitôt  son  irrévocable  résolution  de  suivre  son  collègue  dans 
sa  retraite,  et  sa  ferme  attitude  a  déjoué  un  projet  qui  peut-être  n'avait 
pas  été  assez  mûrement  étudié.  Quelque  successeur  qu'on  donnât  à 
M.  Léon  Say,  le  cabinet  de  transaction  devenait  un  cabinet  de  parti. 
L'enseigne  et  la  raison  sociale  de  la  maison  étaient  changées,  et  c'est 
sur  leur  enseigne  que  le  public  juge  les  maisons.  On  peut  demander  à 
M.  le  garde  des  sceaux  beaucoup  de  concessions  et  de  pénibles  sacri- 
fices ;  mais  il  n'est  pas  homme  à  sacrifier  son  caractère. 

Les  conséquences  que  pouvait  avoir  la  dislocation  du  cabinet  ont 
effrayé  et  retenu  M.  Buffet.  Par  une  habile  manœuvre,  il  a  su  couvrir  sa 
défaite  des  apparences  d'une  victoire.  Il  faisait  un  crime  à  M.  Léon  Say 
d'avoir  recherché  les  suffrages  des  électeurs  de  Seine-et-Oise  dans  une 
compagnie  mêlée,  et  d'avoir  signé  un  manifeste  qui  n'était  pas  absolu- 
ment conforme  à  la  stricte  orthodoxie.  Quand  M.  le  vice-président  du 
conseil  se  fut  assuré  que  la  retraite  de  l'hérétique  entraînerait  de  graves 
complications,  il  oublia  subitement  les  griefs  qu'il  avait  contre  lui,  et 
dans  la  séance  du  conseil  qui  suivit  il  ne  dit  pas  un  mot  du  départe- 
ment de  Seine-et-Oise,  ni  de  M.  Feray,  ni  du  manifeste  où  il  avait  re- 
levé des  propositions  malsonnantes.  A  la  surprise  générale,  il  mit  la 
conversation  sur  la  politique,  sur  le  péril  social,  sur  l'union  conserva- 
trice, et  c'est  ainsi  que  le  cabinet  du  12  mars  ne  périra  pas  sans  qu'on 
y  ait  un  jour  du  moins  causé  politique. 

Rien  dans  ce  monde  n'est  plus  gênant  que  les  demi-vérités.  On  ne 
peut  leur  refuser  son  assentiment,  car  elles  sont  vraies;  mais  elles  ne 
le  sont  qu'à  moitié,  et  partant  elles  ne  sont  point  satisfaisantes,  et  voilà 
ce  qui  explique  l'embarras  qu'éprouvent  quelques-uns  des  collègues  de 
M.  Buffet  pour  juger  sa  politique.  Les  gens  qui  l'accusent  de  bonapar- 
tisme le  connaissent  mal.  Sa  véritable  pensée  est  que  le  bonapartisme 
n'est  pas  un  danger.  Il  juge  que  le  parti  de  l'appel  au  peuple  se  com- 
pose de  quelques  meneurs  militans  qu'il  est  facile  de  tenir  en  échec, 
et  d'une  foule  de  naïfs  prêts  à  se  rallier  au  gouvernement  établi,  pourvu 
qu'il  ressemble  un  peu  au  gouvernement  de  leurs  rêves.  Ces  naïfs  sont 
bonapartistes  par  la  seule  raison  qu'ils  croient  à  l'avenir  du  parti.  Ils 


LES   PREVISIONS   DES   PESSIMISTES.  701 

ressemblent  à  l'Irlandais  qui  s'agenouillait  à  Rome  devant  une  statue  de 
Jupiter,  en  s'écriant  :  «  0  Jupiter,  si  tu  reviens  jamais  au  pouvoir,  sou- 
viens-toi, je  te  prie,  que  je  te  fus  fidèle  dans  l'adversité.  »  Persuadez  à 
l'Irlandais  que  Jupiter  a  été  remplacé  d'une  manière  convenable  et  dé- 
finitive, et  il  renoncera  à  ses  génuflexions.  M.  Buffet  engage  les  bona- 
partistes à  devenir  les  amis  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon.  Quant 
aux  institutions,  il  leur  en  parle  aussi  peu  que  possible,  c'est  à  un  nom, 
c'est  à  un  homme  qu'il  s'efforce  de  les  rallier.  Cette  méthode  est  dan- 
gereuse, car  il  n'y  aura  jamais  pour  la  France  qu'un  véritable  gouverne- 
ment personnel,  c'est  l'empire,  et  il  lui  paraîtra  toujours  qu'un  gouver- 
nement personnel  sans  empereur,  c'est  un  gouvernement  personnel  où 
il  n'y  a  personne  et  qui  n'est  qu'une  pierre  d'attente.  Avant  peu,  le 
maître  reviendra,  on  lui  garde  sa  place,  et,  quand  il  l'aura  prise,  le 
passe-volant  disparaîtra. 

M.  Buffet  n'aurait  garde  de  conspirer  contre  les  institutions  qu'il  a 
contribué  pour  une  grande  part  à  donner  à  la  France;  toutefois  une 
sorte  d'invincible  pudeur  l'empêche  d'en  parler.  Il  faut,  à  son  avis, 
s'accommoder  de  la  république  quand  on  n'a  rien  à  mettre  à  sa  place; 
mais  il  ne  faut  pas  la  nommer.  Si  la  chose  est  tolérable,  le  mot  est  cho- 
quant, il  fait  toujours  mauvais  effet  sur  la  bonne  compagnie.  Ne  pou- 
vant faire  autrement,  un  homme  avait  épousé  une  femme  qu'il  trouvait 
fort  laide.  Elle  n'avait  pas  à  se  plaindre  de  lui,  il  lui  rendait  tous  ses 
devoirs;  seulement  il  n'eut  jamais  le  courage  de  la  présenter  à  ses  amis. 
M.  Buffet  a  épousé  la  république,  il  ne  la  trahira  pas;  mais  il  ne  faut 
pas  lui  demander  de  la  présenter.  Il  en  résulte  que  ses  collègues  ne 
peuvent  lui  imputer  que  des  péchés  d'omission.  Ils  approuvent  le  plus 
souvent  ce  qu'il  dit,  ils  lui  reprochent  seulement  de  ne  pas  tout  dire, 
ils  se  plaignent  de  ses  silences  volontaires,  systématiques  et  obstinés. 
Dans  les  séances  du  conseil  du  10  au  12  janvier,  ils  ont  vainement  tâché 
d'obtenir  de  lui  qu'il  en  dît  davantage;  il  leur  a  accordé  un  adverbe 
qu'ils  lui  demandaient,  il  s'est  montré  intraitable  sur  les  adjectifs,  et, 
quant  au  substantif  fatal,  il  eût  donné  sa  démission  plutôt  que  de  le 
prononcer.  Tout  a  fini,  non  par  des  chansons,  mais  par  une  proclama- 
tion, que  M.  Dufaure  et  M.  Léon  Say  n'auraient  pas  pu  signer  parce 
qu'ils  la  jugeaient  incomplète,  mais  qu'ils  pouvaient  accepter  parce 
qu'elle  ne  renfermait  rien  d'offensant  ni  pour  leurs  idées  ni  pour  leurs 
amis.  Ainsi  s'est  terminée  une  aventure  d'où  tout  le  monde  est  sorti  sain 
et  sauf  à  l'apparente  satisfaction  de  M.  Buffet.  Cependant  il  est  toujours 
désagréable  pour  un  habile  chasseur  de  revenir  de  la  chasse  sans  avoir 
rien  tué. 

Le  cabinet  se  remettra  difficilement  d'une  si  chaude  alarme,  et  ses 
jours  sont  comptés.  Les  élections,  quel  qu'en  soit  le  résultat,  créeront 
une  situation  nouvelle,  et,  selon  toute  vraisemblance,  le  ministère  du 


702  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

12  mars  fera  place  à  un  ministère  homogène,  où  il  sera  permis  de 
causer  politique.  Cet  inévitable  changement  n'a  rien  qui  puisse  effrayer 
les  esprits;  s'ils  avaient  des  inquiétudes,  la  loyauté  et  la  sagesse  du  pré- 
sident de  la  république  suffiraient  à  les  dissiper.  Il  n'y  a  pas  eu  en 
France  beaucoup  de  gouvernemens  plus  forts  ni  plus  respectés  que  celui 
de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon.  Tous  les  partis  ou  presque  tous  s'en- 
tendent pour  le  mettre  hors  de  cause  et  hors  d'atteinte  dans  leurs  dis- 
cussions. Il  ne  tient  qu'à  lui  de  maintenir  intacte  son  autorité  en  assurant 
leur  libre  jeu  aux  institutions  parlementaires.  Rien  n'est  plus  compro- 
mettant que  la  politique  de  coterie.  M.  le  maréchal  se  gardera  de  lier 
son  sort  à  celui  d'une  coterie,  ou  de  lui  servir  d'écran,  ou  d'épouser  ses 
haines  et  ses  préventions  ;  il  n'aura  de  parti-pris  dangereux  ni  contre 
certaines  choses,  ni  contre  certains  noms,  ni  contre  certains  hommes. 
Dans  les  temps  les  plus  prospères  de  l'empire,  le  roi  Léopold  disait  : 
«  L'empereur  Napoléon  III  est  si  fort  qu'il  durera  toujours ,  s'il  ne  fait 
rien.  »  Personne  ne  s'aviserait  de  demander  à  M.  le  maréchal  de  Mac- 
Mahon  de  ne  rien  faire  ;  mais  le  point  capital  pour  un  président  de  ré- 
publique comme  pour  un  roi  constitutionnel,  c'est  de  ne  pas  faire  de 
fautes,  et  surtout  d'éviter  soigneusement  toutes  les  imprudences  qui 
amoindrissent  une  situation. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier  1876. 

A  l'heure  où  nous  sommes,  le  scrutin  a  prononcé  souverainement.  Le 
second  acte  des  élections  générales  est  terminé  d'hier;  le  premier  acte, 
ou  le  prologue  si  l'on  veut,  a  été,  il  y  a  quinze  jours,  la  désignation  des 
délégués  municipaux  appelés  à  concourir,  avec  les  députés  de  chaque 
département,  avec  les  conseillers-généraux  et  les  conseillers  d'arrondis- 
sement, à  la  formation  du  sénat.  Cette  opération  préliminaire  s'est  ac- 
complie au  milieu  d'une  paix  profonde,  dans  une  certaine  obscurité  et 
d'une  manière  assez  énigmatique  pour  que  dans  Tintervalle  des  deux 
scrutins,  sur  des  résultats  épars  qui  n'avaient  encore  rien  de  définitif, 
les  partis  aient  pu  renouveler  leur  éternelle  bataille.  A  qui  la  victoire? 
—  A  l'union  conservatrice,  au  gouvernement,  c'est  bien  clair,  ont  dit 
les  uns;  —  aux  constitutionnels,  aux  républicains,  cela  n'est  point  dou- 
teux, reprenaient  les  autres. 

Les  savans  stratégistes  du  ministère  de  l'intérieur  et  des  comités  de  la 
gauche  se  sont  donné  la  satisfaction  de  passer  quinze  jours  à  débrouiller 
leur  échiquier,  à  recommencer  sans  cesse  les  dénombremens  de  fantaisie 
et  à  s'attribuer  complaisamment  le  succès  qu'ils  désiraient.  Évaluations, 
commentaires,  programmes,  réunions  électorales,  appels  aux  36,000  dé- 
légués municipaux  de  France,  rien  n'a  manqué.  La  vérité  est  que  toutes 
les  appréciations  et  toutes  les  contradictions  reposaient  sur  les  don- 
nées les  plus  incertaines,  que  personne  n'y  voyait  fort  clair,  qu'on  se 
trouvait  en  présence  d'un  procédé  d'élection  mis  en  œuvre  pour  la  pre- 
mière fois,  et  qu'au  lieu  d'attendre  simplement  ce  qu'allait  produire 
cet  assemblage  d'élémens  inconnus  dégagés  tout  à  coup  du  sein  de  la 
France,  on  aimait  mieux  se  défier  avec  des  jactances  et  des  fictions. 
Le  jour  du  vote  décisif  est  venu,  et  de  ce  scrutin  ouvert  dans  la  France 
entière  sort  un  sénat  dont  la  composition  trompe  peut-être  plus  d'un 
calcul  ou  plus  d'une  illusion,  qui  au  premier  coup  d'œil  reste  après  tout 
l'expression  assez  approximative  d'une  situation  compliquée,  la  repré- 
sentation vivante  des  courans  sérieux  et  permanens  de  l'opinion.  Cette 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

campagne  électorale  qui  vient  de  se  dérouler  sous  nos  yeux  pendant 
quelques  jours  à  Paris  et  dans  les  départemens,  ces  réunions,  ces  mani- 
festations contraires  qui  ont  eu  leur  retentissement,  ce  vote  d'hier,  cet 
ensemble  de  nominations,  tout  cela  est  de  nature  à  ramener  les  esprits 
»u  sentiment  de  la  réalité,  à  éclairer  ceux  qui  ne  demandent  qu'à  être 
éclairés,  en  montrant  ce  que  le  pays  veut  et  ce  qu'il  ne  veut  pas.  Tout 
cela  est  peut-être  aussi  la  préparation  significative  du  troisième  et  der- 
nier acte  des  élections  générales,  de  ce  nouveau  scrutin  d'où  sortira 
dans  vingt  jours  la  chambre  des  députés. 

Quelle  sera  la  majorité  dans  le  sénat  qui  vient  d'être  complété  par 
l'élection  du  30  janvier?  Ce  serait  sans  doute  une  présomption  singu- 
lière de  le  dire  dès  ce  moment,  de  chercher  à  prévoir  ce  que  seront  ou 
ce  que  feront  les  partis  qui  vont  se  retrouver  en  présence,  non  plus  dans 
une  assemblée  souveraine  comme  celle  qui  est  sur  le  point  de  disparaître, 
mais  dans  une  assemblée  élue  pour  être  un  des  ressorts  réguliers  d'une 
constitution  définie.  En  réalité  cependant  ce  sénat,  tel  qu'il  est,  a  une 
certaine  couleur  générale  que  les  circonstances  ne  peuvent  qu'accen- 
tuer. Le  vote  d'hier  a  eu  évidemment  ses  surprises  et  ses  petites  péri- 
péties. M.  le  vice-président  du  conseil  n'a  point  eu  décidément  le  bon- 
heur que  lui  promettaient  un  peu  trop  triomphalement  ses  amis  et  les 
flatteurs  de  sa  politique  ;  il  a  échoué  dans  son  département  natal  des 
Vosges.  M.  Buffet  n'a  eu  qu'une  compensation  dans  son  infortune  électo- 
rale, celle  d'avoir  pour  compagnon  M.  Dufaure,  qui  dans  la  Charente-In- 
férieure a  été  peut-être  la  victime  d'une  combinaison  mal  conçue,  d'une 
liste  médiocrement  composée.  Le  chef  du  cabinet  est  resté  sur  le  champ 
de  bataille,  les  autres  ministres  candidats  sénatoriaux  ont  été  nommés  : 
M.  Léon  Say  dans  le  département  de  Seine-et-Oise,  M.  Gaillaux  dans  la 
Sarthe,  M.  de  Meaux  dans  la  Loire.  Plus  heureux  que  M.  Buffet,  M.  le 
duc  de  Broglie  a  triomphé  dans  l'Eure  en  compagnie  de  M.  l'amiral  de 
La  Roncière  le  Noury.  M.  Bocher  a  grandement  réussi  dans  le  Calvados 
avec  la  pensée  de  conciliation  libérale  qu'il  représentait.  Les  bonapar- 
tistes n'ont  pas  eu  peut-être  tout  le  succès  qu'ils  attendaient;  ils  comp- 
tent encore  néanmoins  une  quarantaine  de  nominations.  Ils  ont  eu  leurs 
principales  victoires  en  Corse ,   dans  la  Charente-Inférieure ,  dans  la 
Gironde,  où  ils  ont  trois  élus,  un  ancien  ministre  de  l'empire,  M.  Béhic, 
un  ancien  sénateur,  M.  Hubert-Delisle,  un  ancien  magistrat,  M,  Raoul- 
Duval,  le  père  du  jeune  et  ardent  impérialiste  de  la  dernière  assemblée. 
Les  radicaux,  de  leur  côté,  ont  leur  contingent  dans  le  scrutin;  ils  ont 
enlevé  quelques  élections  dans  les  Bouches-du-Rhône,  le  Var,  la  Drôme. 
Les  légitimistes  purs,  absolument  irréconciliables,  sont  peut-être  ceux 
qui  ont  été  le  moins  favorisés. 

Qu'on  s'élève  au-dessus  de  ces  détails  pour  embrasser  l'ensemble  : 
deux  choses  apparaissent  assez  distinctement.  D'abord  il  n'est  pas  dou- 
teux que  dans  le  nouveau  sénat,  tel  qu'il  est  définitivement  composé, 


REYUE.   —   CHRONIQUE.  705 

sont  entrés  des  hommes  faits,  par  leur  position,  par  leurs  lumières  ou 
par  leur  expérience,  pour  honorer  et  éclairer  une  assemblée.  Ce  sénat, 
après  tout,  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  jouer  son  rôle  de  chambre  haute 
dans  les  institutions  créées  le  25  février.  De  plus,  il  est  certain  que,  si 
les  partis  extrêmes,  excentriques,  ont  leurs  représentans  dans  l'assem- 
blée nouvelle,  ils  sont  loin  de  dominer;  ce  n'est  pas  pour  eux  que  la  for- 
tune électorale  s'est  prononcée.  L'immense  majorité  sortie  du  scrutin, 
choisie  par  les  représentans  les  plus  naturels  du  pays,  est  visiblement 
modérée.  Elle  se  compose  des  plus  conservateurs  parmi  les  républicains 
et  des  plus  concilians,  des  plus  libéraux  parmi  les  anciens  monarchistes. 
Elle  s'étend  de  ces  régions  tempérées  de  la  gauche,  du  centre  gauche, 
où  ont  pris  position  des  hommes  comme  M.  Casimir  Perier,  M.  Labou- 
laye,  M.  Waddington,  M.  Feray,  à  cette  zone  où  se  tiennent  des  hommes 
comme  M.  Bocher,  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier.  Elle  a  pour  symbole 
commun  la  constitution  du  25  février,  qu'elle  accepte  sans  arrière-pen- 
sée, dont  elle  veut  faire  la  sincère  et  loyale  expérience.  Le  vote  du 
30  janvier  est  la  victoire  de  cette  majorité  constitutionnelle;  c'est  un 
vote  de  paix  intérieure,  de  bon  sens,  de  conciliation,  et,  si  l'on  voulait 
résumer  la  moralité  de  ces  élections  d'hier,  on  pourrait  dire  qu'elles 
sont  l'affirmation  de  la  politique  modérée;  elles  montrent  que,  si  le  pays 
est  toujours  conservateur,  il  ne  veut  pas  se  laisser  aller  aux  entraîne- 
mens  de  réaction,  et  que,  s'il  accepte  la  république  sans  résistance,  il 
veut  la  république  libre,  paisible  et  protectrice  de  tout  le  monde,  non  la 
république  agitatrice  et  menaçante  des  radicaux. 

C'est  la  signification  claire,  évidente  de  ces  élections  d'hier  et  du 
mouvement  d'opinion  dont  elles  sont  l'expression,  des  manifestations 
qui  les  ont  précédées,  de  toutes  les  tentatives  qui  ont  été  faites  pour 
détourner  le  pays  de  sa  ligne  de  modération.  A  Paris  même,  le  résul- 
tat du  scrutin,  si  étrange  qu'il  soit  encore  pour  une  telle  ville,  n'a 
point  été  ce  que  les  esprits  les  plus  extrêmes  auraient  voulu  et  comp- 
taient le  faire.  Sans  doute  les  radicaux  du  conseil  municipal  s'étaient 
arrangés  pour  avoir  des  élections  selon  leurs  vœux  en  imposant  leurs 
prétentions;  ils  avaient  eu  leurs  réunions  où  ils  se  figuraient  renouveler 
les  scènes  du  jeu  de  paume;  ils  avaient  rédigé  leur  programme  et  pré- 
paré leur  liste.  Ils  avaient  désigné  leurs  candidats  par  acclamation,  ils 
avaient  tout  d'abord  choisi  M.  Victor  Hugo  pour  lui  confier  la  mission 
de  représenter  le  conseil  municipal  dans  l'élection,  et  de  se  mettre  mo- 
destement lui-même  au  premier  rang  des  sénateurs  parisiens  avec 
M.  Louis  Blanc.  Malheureusement  le  programme  a  trouvé  des  contra- 
dicteurs, et  il  a  manqué  !  Ce  ne  sont  pas  les  candidats  des  radicaux 
extrêmes  qui  ont  eu  le  plus  de  succès.  M.  Louis  Blanc  a  échoué, 
M.  Floquet  n'a  pas  pu  réussir  à  faire  prendre  au  sérieux  sa  prétention 
de  représenter  Paris   dans  le  sénat.    M.   Victor  Hugo  lui-même  n'a 

TOMB  xm.  —  ISIC.  45 


706  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pu  être  élu  qu'avec  peine,  à  un  second  tour  de  scrutin,  et  il  a  failli 
être  devancé  par  un  simple  candidat  du  centre  gauche,  M.  Dietz-Monin. 
Voilà  une  médiocre  victoire  pour  l'amour-propre  d'Olympio!  Assuré- 
ment si  M.  Victor  Hugo  voulait  bien  se  contenter  d'être  simplement  un 
poète  de  génie,  un  des  plus  éminens  écrivains  de  la  France,  il  aurait 
toute  sorte  de  titres  à  être  dans  un  sénat  comme  il  a  autrefois  ambi- 
tionné d'être  dans  la-chambre  des  pairs  sous  la  monarchie  de  juillet; 
mais  cela  ne  lui  suffît  pas,  il  éprouve  le  besoin  d'être  plus  radical  que 
tous  les  radicaux,  de  se  tracer  à  lui-même,  comme  il  le  dit,  des  pro- 
grammes plus  larges  que  tous  les  programmes  révolutionnaires.  Une 
fois  lancé,  il  s'enivre  de  sa  propre  parole,  il  ne  s'arrête  plus  devant  rien, 
pas  même  devant  le  ridicule;  il  promulgue  solennellement  ses  théories 
financières  sur  «  l'impôt  diminué  dans  son  ensemble  et  proportionné 
dans  le  détail,  »  au  risque  de  ressembler  à  l'industriel  qui  perdait  sur 
chacune  de  ses  marchandises,  mais  qui  se  rattrapait  sur  la  quantité. 
M.  Victor  Hugo  dit  bien  d'autres  choses  dans  son  épître  apocalyptique  du 
«  délégué  de  Paris  aux  délégués  des  36,000  communes  de  France,  »  et 
il  ne  s'aperçoit  pas  que,  s'il  y  a  un  moyen  de  rendre  la  république  im- 
possible en  France,  c'est  de  la  représenter  sous  les  traits  qu'il  lui  im- 
prime. 

Non,  M.  Victor  Hugo  ne  s'est  point  aperçu  qu'il  se  trompait  de  date, 
que  toutes  ces  déclamations  révolutionnaires  ne  répondaient  à  rien,  et  il 
en  a  été  puni  aussitôt  :  lui,  le  «  délégué  de  Paris,  »  il  a  été  à  peine  nommé 
sénateur  au  quatrième  rang.  Le  premier  élu  a  été  M.  de  Freycinet, 
Tancien  délégué  militaire  de  Tours,  qui,  en  invoquant  en  sa  faveur  les 
souvenirs  de  la  défense  nationale,  s'est  présenté  comme  un  homme  de 
bon  sens,  de  connaissances  pratiques  et  de  modération  politique.  En 
réalité,  la  victoire  a  été  pour  M.  Gambetta,  qui  a  exercé  une  influence 
visible  sur  les  élections  parisiennes,  qui  a  le  mérite  de  comprendre  que, 
pour  fonder  un  régime  nouveau  tel  que  la  république,  il  faut  avoir  la 
complicité  du  pays,  et  que  pour  avoir  cette  complicité  la  première  con- 
dition est  de  rassurer  tous  les  intérêts,  de  rester  d'accord  avec  le  sen- 
timent public.  M.  Gambetta  sait  que,  pour  plaire  à  la  France,  pour 
accréditer  la  république,  il  faut  être  modéré,  conservateur,  et  ilparle 
en  conservateur,  en  homme  qui  sait  au  besoin  négocier  avec  toutes  les 
opinions.  11  a  parlé  ainsi  l'autre  jour  à  Arles,  et  tout  récemment  il  a  su 
fort  habilement  transporter  la  candidature  de  M.  Valentin  à  Lyon  pour 
éviter  de  combattre  M.  le  préfet  de  police,  M.  Léon  Renault,  qui  se  pré- 
sente pour  la  seconde  chambre  aux  électeurs  de  Corbeil.  C'est  avec  ces 
idées  de  conciliation  que  M.  Gambetta  a  certainement  contribué  pour  sa 
bonne  part  à  faciliter  le  vote  de  la  constitution  du  25  février,  c'est  en 
s'inspirant  jusqu'au  bout  de  la  même  pensée  qu'il  peut  aider  à  la  faire 
vivre  et  durer.  L'essentiel  est  que  les  élections  prochaines  de  la  seconde 


REVUE.    CHRONIQUE.  707 

chambre  comme  celles  qui  viennent  de  créer  le  sénat  assurent  dans  nos 
affaires  la  prépondérance  d'une  patriotique  et  libérale  modération. 

Ce  sont  les  partis  qui  divisent  et  fatiguent  la  France  en  créant  à  la 
surface  du  pays  une  sorte  de  mouvement  aussi  artificiel  que  stérile, 
expression  infidèle  de  la  réalité  des  choses.  C'est  par  elle-même,  en  de- 
hors des  partis  et  malgré  les  partis,  que  la  France  vit  et  se  sauve,  gar- 
dant toujours  son  ressort  et  son  élasticité,  cette  puissance  de  renouvel- 
lement qu'elle  ne  doit  qu'à  sa  vaillante  et  honnête  nature.  Que  de  fois 
depuis  cinq  ans,  si  elle  eût  ressemblé  à  ceux  qui  ont  la  prétention  de 
la  régenter,  de  parler  pour  elle  ou  de  la  représenter,  que  de  fois  la 
France  se  serait  arrêtée  abattue  et  découragée,  doutant  de  ses  propres 
ressources!  Elle  ne  s'est  point  laissé  abattre,  elle  s'est  retrouvée  promp- 
tement  elle-même.  Elle  ressemble  au  bon  laboureur  qui,  voyant  tout  à 
coup  sa  récolte,  fruit  des  labeurs  d'une  année,  emportée  par  un  oura- 
gan, se  sent  un  instant  vaincu  par  la  fatalité  des  élémens,  puis  se  re- 
met aussitôt  à  l'oeuvre,  ensemence;^de  nouveau  sa  terre  et  s'efforce  de 
réparer  le  mal  qui  lui  a  été  fait,  de  regagner  ce  qu'il  vient  de  perdre. 
Ainsi  a  fait  la  France,  elle  s'est  remise  à  l'œuvre,  elle  s'est  relevée  par 
le  travail  «t  l'économie,  provoquant  aujourd'hui,  de  la  part  des  étran- 
gers désintéressés,  ces  comparaisons  étranges  entre  les  vainqueurs  flé- 
chissant sous  le  poids  des  dépouilles  opimes,  du  butin  qu'ils  ont  conquis, 
et  les  vaincus  portant  sans  fléchir  les  oliarges  les  plus  accablantes.  Le 
secret  de  la  France  est  dans  ses  inépuisables  ressources  et  dans  sa  na- 
ture laborieuse.  On  a  pu  lui  prendre  des  provinces  et  de  l'argent,  on  ne 
lui  a  pas  pris  cette  sève  et  cette  activité  qui,  en  dehors  des  luttes  poli- 
tiques, restent  sa  force  permanente,  dont  les  effets  se  traduisent  dans 
un  commerce  incessamment  agrandi,  dans  un  budget  où  le  déficit  est 
comblé  par  le  mouvement  naturel  de  la  richesse  publique. 

C'est  la  vérité  rassurante  écrite  en  chiffres  qui  ont  leur  éloquence. 
Même  au  milieu  des  incertitudes  de  ces  dernières  années,  le  commerce 
français  n'a  cessé  de  s'étendre  :  il  n'était  guère  que  de  6  miUiards  en 
1869,  il  a  été  de  plus  de  7  milliards  1/2  en  1875,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
significatif,  c'est  que  la  balance  du  commerce,  défavorable  jusqu'en  1869, 
a  tourné  en  faveur  de  la  France  depuis  1873.  Les  exportations  de  Tan- 
née qui  vient  de  finir  ont  dépassé  de  3Zt9  millions  les  importations. 
Preuve  évidente  que,  malgré  des  souffrances  réelles  qui  durent  encore, 
qui  sont  surtout  sensibles  à  Paris,  le  travail  national  n'est  point  resté  en 
suspens.  Que  faudrait-il  pour  aider  à  ce  développement?  Une  ère  de 
sécurité  moins  disputée,  à  la  faveur  de  laquelle  on  pourrait  ouvrir  des 
voies  nouvelles  de  communication  et  multiplier  tout  ce  qui  est  un  sti- 
mulant pour  l'industrie,  pour  les  affaires.  Assurément,  dans  son  en- 
semble, ce  mouvement  commercial  est  le  signe  d'une  activité  régulière 
ininterrompue,  et  les  résultats  du  budget  de  1875,  tels  qu'ils  viennent 
d'être  publiés,  montrent  à  leur  tour  que,  malgré  la  lourdeur  du  fardeau, 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  France  ne  reste  pas  au-dessous  de  ses  engagemens.  Elle  fait  large- 
ment les  choses,  et  on  peut  même  dire  qu'elle  y  met  la  meilleure  vo- 
lonté, puisque  les  frais  de  poursuite  vont  en  diminuant.  Les  contribu- 
tions directes,  à  peu  près  fixes  par  leur  nature,  sont  nécessairement 
stationnaires.  C'est  sur  les  impôts  indirects  que  l'augmentation  est  par- 
ticulièrement sensible,  et  cette  augmentation  est  naturellement  propor- 
tionnée à  un  accroissement  de  consommation.  Les  impôts  indirects  ont 
dépassé  de  85  millions  effectifs  les  prévisions  budgétaires,  et  même 
toute  déduction  faite  des  nouvelles  taxes  ou  surtaxes  qui  ont  été  votées 
dans  le  courant  de  l'année,  qui  n'existaient  pas  dans  l'année  précé- 
dente, ces  impôts  ont  donné  au  trésor  en  1875  UO  millions  de  plus 
qu'en  1874.  Les  droits  d'enregistrement  inscrits  au  budget  pour  k^l  mil- 
lions se  sont  élevés  à  453  millions.  Sur  les  droits  de  douane,  l'augmen- 
tation est  de  13  millions,  elle  est  de  22  millions  comparativement  à 
l'année  antérieure.  Les  droits  sur  les  boissons  ont  dépassé  de  21  mil- 
lions les  évaluations  du  budget.  Le  tabac  a  donné  16  millions  au-delà 
du  chiffre  prévu  de  312  millions.  La  poste,  avec  tous  ses  services,  a  une 
augmentation  de  8  millions.  M.  le  ministre  des  finances  a  la  satisfac- 
tion de  voir  ses  prévisions  plus  que  justifiées  et  de  trouver  ainsi  dans 
ces  surcroîts  de  recette  de  quoi  combler  les  vides  qui  étaient  restés 
dans  le  budget. 

Assurément  ce  serait  une  témérité  ou  une  illusion  de  trop  se  fier  à  ces 
recettes  merveilleuses.  C'est  au  contraire  une  raison  de  plus  de  rester 
dans  la  limite  d'évaluations  modérées,  si  l'on  ne  veut  pas  s'exposer  aux 
déceptions  que  peuvent  infliger  des  incidens  inattendus.  Tout  ce  qu'on 
pourrait  faire  serait  de  profiter  de  cette  situation  régulière,  aisée,  pour 
revoir  certaines  parties  de  notre  système  fiscal ,  pour  ménager  dans 
un  avenir  prochain,  sans  se  hâter,  si  l'on  veut,  quelques  dégrèvemens 
nécessaires  et  pour  rétablir  enfin  par  degrés  une  proportion  plus  équi- 
table dans  la  distribution  des  charges  publiques.  La  France  a  sans  doute 
d'immenses  ressources  qu'elle  entretient,  qu'elle  renouvelle  sans  cesse 
par  son  travail  ;  mais  certainement  aussi  elle  a  besoin  de  toute  sa  pru- 
dence dans  ses  affaires  de  finances  comme  dans  sa  politique;  elle  a  be- 
soin d'une  sécurité  complète,  d'une  paix  intérieure  et  extérieure  long- 
temps maintenue  pour  vivre  avec  le  plus  colossal  budget  du  monde,  un 
budget  qui  dépasse  2  milliards  500  millions,  —  pour  porter  le  poids  d'un 
surcroît  annuel  de  800  millions  d'impôts  nouveaux.  C'est  là  ce  que  nous 
a  coûté  la  fatale  année  1870,  et  ce  n'est  pas  probablement  avec  les 
théories  économiques  de  M.  Victor  Hugo  ou  les  programmes  radicaux 
qu'on  espérerait  résoudre  l'éternel  problème  d'avoir  de  bonnes  finances 
par  une  bonne  politique. 

S'il  n'y  avait  que  la  France  à  consulter  aujourd'hui,  la  paix  serait 
certainement  assurée,  et  on  ne  songerait  pas  à  faire  des  brochures  sur 
ce  qui  pourra  arriver  au  printemps  prochain.  Ce  qui  arrivera  au  pria- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

temps  est  sans  doute  encore  l'inconnu;  c'est  le  secret  de  toutes  ces 
complications  qui  voyagent  sans  cesse  à  la  surface  de  l'Europe.  Pour 
le  moment  du  moins ,  la  diplomatie  semble  mettre  tout  son  zèle  à  ga- 
rantir la  paix  de  l'Occident  en  essayant  de  rétablir  la  paix  de  l'Orient. 
Le  meilleur  moyen  était  encore  de  s'entendre,  d'organiser  cette  action 
plus  ou  moins  collective  qui  se  résume  aujourd'hui  dans  l'adoption  de 
la  note  préparée  par  le  cabinet  de  Vienne,  par  le  comte  Andrassy.  Cette 
note,  elle  a  été  d'abord  concertée  entre  TAutriche,  la  Russie  et  l'Alle- 
magne; elle  a  été  communiquée  ensuite  à  la  France,  à  l'Italie  et  à  l'An- 
gleterre pour  devenir  le  point  de  départ  commun  des  démarches  qu'on 
se  proposait  de  faire  à  Constantinople.  Il  a  pu  y  avoir  des  nuances  dans 
la  manière  dont  la  note  du  comte  Andrassy  a  été  accueillie  à  Paris,  à 
Rome  et  à  Londres;  au  fond,  les  dispositions  ne  peuvent  être  sensible- 
ment différentes ,  et ,  si  l'adhésion  officielle  de  l'Angleterre  ne  date  que 
de  ces  jours  derniers,  elle  ne  pouvait  guère  être  douteuse,  elle  était 
dans  la  logique  de  la  situation.  L'Angleterre  a  peut-être  ressenti  quel- 
que humeur  de  se  voir  dans  la  nécessité  de  sanctionner  le  résultat  d'une 
délibération  diplomatique  à  laquelle  elle  n'avait  pas  directement  coo- 
péré; mais  en  même  temps  elle  n'a  pu  se  dissimuler  que  par  un  refus 
elle  allait  encourager  la  Turquie  à  résister  aux  représentations  de  la 
diplomatie  européenne,  et  elle  prenait  jusqu'à  un  certain  point  la  res- 
ponsabilité de  cette  résistance.  Elle  acceptait  dès  lors  le  rôle  d'antago- 
niste de  la  politique  concertée  entre  les  trois  empires  du  nord,  et  au  lieu 
d'apaiser  la  question  elle  l'aggravait  et  la  compliquait.  Elle  se  plaçait 
dans  l'alternative  de  s'effacer  complètement,  de  laisser  faire,  ou  de  se 
trouver  engagée  beaucoup  plus  qu'elle  ne  le  voulait.  L'adhésion  an- 
glaise, même  mitigée  par  certaines  réserves,  enlève  au  gouvernement 
turc  tout  espoir  d'un  appui  sérieux  et  direct  dans  ses  velléités  de  ré- 
sistance ;  elle  le  laisse  seul  en  face  de  l'Europe  disposée  à  soutenir  en 
commun  les  principales  propositions  de  réformes  formulées  dans  la  note 
du  comte  Andrassy.  Évidemment  le  cabinet  turc  aurait  pu  essayer  en- 
core d'éluder  et  de  temporiser,  s'il  s'était  trouvé  en  présence  d'une  Eu- 
rope coupée  en  deux.  Que  peut-il  répondre  sérieusement  aujourd'hui? 
Il  n'a  pas  même  la  raison  de  la  force  et  du  succès.  Depuis  près  d'un  an, 
il  en  est  à  se  débattre  contre  une  insurrection  qu'il  ne  peut  ni  vaincre 
ni  désarmer  par  ses  concessions.  Gomment  pourrait-il  repousser  les 
moyens  de  médiation  ou  de  pacification  qu'on  lui  offre  ei  invoquer  une 
indépendance  qui  ne  se  manifeste  que  par  l'impuissance  de  ses  armes 
et  par  une  sorte  de  banqueroute  vis-àvis2  de  ses  créanciers  euro- 
péens? 

Après  cela,  il  est  bien  certain  que  l'acceptation  de  la  note  autrichienne 
par  la  Turquie  ne  résout  rien,  que  le  problème  reste  entier,  que  la  dif- 
ficulté est  toujours  d'obtenir  la  soumission  de  l'Herzégovine,  de  donner 
un  caractère  de  réalité  aux  réformes  qu'on  propose  à  Constantinople. 


710  ilfiVUE   DES    DEUX   MONDES. 

A-1-011  prévu  toutes  les  éventualités?  Si  l'on  se  borne  à  présenter  un 
plan  de  réformes,  c'est  un  programme  de  plus  qui  risque  fort  d'être 
stérile;  si  l'on  veut  en  surveiller,  en  assurer  l'exécution,  l'intervention 
diplomatique  peut  conduire  plus  loin  qu'on  ne  le  croit  et  raviver  les 
complications  européennes  qu'on  s'efforce  de  conjurer  aujourd'hui.  Ce 
n'est  point  une  solution,  c'est  une  phase  nouvelle  de  la  question  d'Orient, 
où  l'Autriche  se  trouve  engagée  au  premier  rang,  faisant  de  sa  diplo- 
matie la  mandataire  de  l'Europe  à  Gonstautinople.  L'Autriche  réussira- 
t-elle?  Elle  est  certainement  une  des  puissances  les  plus  intéressées 
dans  les  affaires  orientales,  et  l'intérêt  traditionnel  qu'elle  défend  n'a 
point  diminué  depuis  les  révolutions  qui  l'ont  transformée,  qui  ont 
créé  l'empire  austro-hongrois  avec  son  laborieux  dualisme. 

C'est  cet  empire  tout  entier  qui  fait  aujourd'hui  une  perte  des  plus 
graves  par  la  mort  d'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  ré- 
concilier la  Hongrie  et  l'Autriche,  François  Deak.  Jusqu'au  bout,  il  a  été 
un  des  plus  purs  patriotes  de  la  Hongrie  sans  être  un  ennemi  pour 
l'Autriche.  H  était  né  en  1803,  et  depuis  sa  jeunesse  il  a  été  mêlé  aux 
affaires  de  son  pays  comme  un  conseiller  supérieur  dont  l'autorité  n'a 
fait  que  grandir  à  travers  les  événemens.  Deak  a  été  de  notre  temps  en 
Hongrie  un  de  ces  hommes  qui  sont  moins  des  chefs  de  partis  que  les 
les  chefs  d'une  nation,  qui  savent  allier  la  résolution  la  plus  énergique 
à  la  modération  la  plus  tranquille,  qui  ennoblissent  la  cause  qu'ils 
servent  en  restant  toujours  des  modèles  de  simplicité  et  d'honneur.  Sa 
force  était  sans  doute  dans  la  supériorité  de  son  intelhgence  politique, 
mais  aussi  et  avant  tout  dans  l'intégrité  de  son  caractère,  dans  un  res- 
pect absolu  de  la  vérité  et  du  droit,  dans  le  courage  qu'il  savait  montrer 
même  à  l'égard  de  ses  amis.  Il  lui  est  arrivé  un  jour  de  refuser  une 
élection  à  la  diète  parce  que  ses  amis  avaient  employé  la  captatioh  et 
la  violence.  C'est  le  secret  de  l'ascendant  croissant  de  cet  homme  qui  a 
toujours  été  plus  ardent  que  tout  autre  pour  l'autonomie  nationale  de 
son  pays,  mais  qui  n'a  jamais  poursuivi  l'émancipation  de  la  Hongrie 
que  par  les  moyens  légaux  et  réguliers,  qui  a  résumé  lui-même  son  ca- 
ractère et  son  rôle  dans  un  mot  :  «  Je  suis  un  réformateur,  je  ne  suis 
pas  un  révolutionnaire!  »  Un  moment,  il  avait  été  ministre  en  18/t8  avec 
le  comte  Bathianyi.  Les  événemens,  dépassant  ses  idées  toujours  libé- 
rales et  nationales,  mais  modérées  et  pratiques,  l'avaient  rejeté  dans 
une  retraite  d'où  il  ne  sortait  à  la  fin  de  1866  que  pour  reprendre 
l'œuvre  interrompue  de  l'affranchissement  national  de  la  Hongrie  sans 
rupture  avec  l'Autriche.  C'est  par  lui  surtout  qu'était  négociée  la  trans- 
action d'où  est  sorti  l'empire  austro-hongrois,  et  il  a  consacré  ses  der- 
nières années  à  consolider  le  succès  de  son  œuvre,  toujours  écouté 
et  respecté  par  ses  adversaires  comme  par  ses  amis,  populaire  dans  le 
sens  le  plus  honorable  et  le  plus  élevé  de  ce  mot.  Peut-être  aurait-il  pu 
jouer  une  dernière  fois  son  rôle  de  médiateur  dans  ces  luttes  nouvelles 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

qui  semblent  renaître  maintenant,  où  s'agite  un  parti  qui  voudrait  ra- 
mener 1  s  rapports  de  la  Hongrie  avec  l'Autriche  à  une  simple  union 
personnelle,  à  l'union  dynastique  déguisant  une  indépendance  à  peu 
près  complète.  Il  aurait  certainement  retrouvé  dans  un  moment  de 
crise  sa  puissante  autorité  morale.  Sa  vie  tout  entière  reste  la  plus  forte 
et  la  plus  instructive  école  pour  les  patriotes  et  les  hommes  d'état  de  la 
Hongrie. 

L'Espagne  touche-t-elle  à  la  fin  de  la  guerre  civile  et  à  la  régularisa- 
tion de  son  état  constitutionnel  ?  On  le  dirait  à  voir  l'allure  des  choses 
depuis  quelques  jours  au-delà  des  Pyrénées,  le  double  mouvement  qui 
s'accomplit  pour  faire  coïncider  un  effort  militaire  décisif  contre  Tin- 
surrection  carliste  et  la  réunion  des  eortès  à  Madrid.  Jusqu'ici,  malgré 
la  facilité  avec  laquelle  elle  a  été  rétablie  et  l'adhésion  presque  univer- 
selle qu'elle  a  rencontrée,  la  monarchie  restaurée  il  y  a  un  an  sous  le 
nom  du  jeune  roi  Alphonse  XII  n'a  été,  à  dire  vrai,  qu'une  sorte  de 
dictature  née  de  circonstances  extraordinaires.  Dès  les  premiers  jours, 
elle  s'est  trouvée  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés  possibles  :  difficul- 
tés militaires,  politiques,  financières,  religieuses,  intérieures  ou  exté- 
rieures. Elle  avait  tout  à  la  fois  les  provinces  du  nord  à  reconquérir  sur 
le  carlisme,  l'île  de  Cuba  à  pacifier,  des  armées  à  refaire,  des  finances 
à  retrouver,  une  légalité  constitutionnelle  à  dégager  de  la  désorganisa- 
tion où  les  événemens  révolutionnaires  avaient  laissé  l'Espagne.  Ce  n'é- 
tait point,  il  faut  l'avouer,  une  œuvre  facile  pour  un  pouvoir  nouveau  ; 
elle  a  pris  une  année  entière,  et  si  le  gouvernement,  dont  M.  Canovas 
del  Gastillo  n"a  cessé  d'être  l'inspirateur  et  le  guide,  ne  s'est  point  hâté, 
s'il  a  paru  quelquefois  déployer  plus  de  patience  que  de  décision,  il  a 
du  moins  marché  avec  sûreté,  sans  se  laisser  détourner  du  but  qu'il  se 
proposait,  au  milieu  de  tous  les  conflits  d'influences  et  d'une  multitude 
de  partis  créés  par  une  succession  de  régimes  éphémères.  Aujourd'hui 
cette  restauration  laborieuse  entre  dans  une  phase  d'action  plus  déci- 
dée. Les  opérations  militaires  reprennent  leur  activité  dans  le  nord,  et 
l'Espagne  a  été  tout  récemment  appelée  à  élire  les  deux  chambres  qui 
vont  reconstituer  la  monarchie  parlementaire  au-delà  des  Pyrénées. 

C'est  vraiment  d'ailleurs  une  guerre  assez  compliquée  que  cette 
guerre  civile  espagnole,  qui  implique  tout  à  jla  fois  une  question  de 
force  militaire  vis-à-vis  des  bandes  de  l'insurrection,  et  une  question  de 
politique  vis-à-vis  des  provinces  qui  restent  à  soumettre.  M.  Canovas 
del  Castillo,  sans  être  un  militaire,  ne  s'est  jamais  fait  illusion;  il  a  tou- 
jours cru  qu'il  fallait  du  temps,  il  Ta  cru  surtout  après  l'échec  de  la 
tentative  par  laquelle  on  avait  voulu,  il  y  a  un  an,  inaugurer  la  res- 
tauration d'Alphonse  XII.  Les  forces  libérales  n'étaient  pas  encore  suffi- 
santes. Depuis  un  an,  tout  a  changé  de  face.  Le  premier  coup  sérieux 
porté  à  la  cause  du  prétendant  a  été  cette  campagne  que  le  général 
Martinez  Campos  a  conduite,  il  y  a  quelques  mois,  et  qui  a  eu  pour  ré- 


712  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sultat  de  délivrer  la  ligne  de  TÈbre,  l' Aragon,  la  Catalogne,  en  rejetant 
l'armée  carliste  dans  les  massifs  montagneux  de  la  Navarre,  de  la  Bis- 
caye, du  Guipuzcoa.  Aujourd'hui  l'armée  libérale,  complètement  refaite, 
comptant  plus  de  100,000  hommes  avec  les  troupes  de  Martinez  Gam- 
pos,  qui  n'ont  plus  à  garder  la  Catalogne,  désormais  libre,  cette  armée 
se  dispose  à  attaquer  l'insurrection  dans  ses  derniers  retranchemens. 
Les  neiges  de  l'hiver  ont  pu  être  un  obstacle  depuis  un  mois;  mainte- 
nant le  signal  de  l'action  est  donné.  Les  forces  libérales  sont  divisées 
en  trois  groupes  principaux.  Tandis  que  Martinez  Campos  va  diriger  ses 
opérations  sur  la  Navarre,  le  général  Quesada  aborde  l'Alava  par  la  ligne 
de  Vittoria,  et  Moriones,  qui  a  débarqué  avec  une  partie  de  ses  troupes 
à  Saint-Sébastien,  est  déjà  en  plein  mouvement  sur  le  Guipuzcoa.  De 
toutes  parts  semble  s'engager  l'opération  si  longtemps  préparée,  si  sou- 
vent discutée  dans  les  conseils  de  Madrid. 

Le  prétendant  a  bien  pu  sans  doute,  lui  aussi,  profiter  du  répit  qu'on 
lui  a  laissé  dans  ces  derniers  mois  pour  grossir  et  réconforter  ses  ba- 
taillons. 11  peut  bien  encore  redoubler  de  jactance  et  parler  de  marcher 
sur  Madrid,  de  promener  son  drapeau  dans  toute  l'Espagne.  Au  fond,  il 
se  sent  menacé  dans  ses  ressources,  qui  diminuent  chaque  jour,  dans 
ses  communications  par  la  frontière,  dans  l'intégrité  même  de  son  ar- 
mée, affaiblie  par  les  désertions  des  chefs  et  des  soldats.  Son  dernier 
espoir  est  dans  la  force  de  ses  positions  et  dans  un  noyau  de  bataillons 
navarrais.  La  meilleure  preuve  qu'il  sent  l'extrémité  où  il  est  réduit, 
c'est  la  gravité  assez  émue  de  deux  lettres  qu'il  vient  d'écrire,  l'une  au 
grand-aumônier  de  son  armée,  l'autre  au  général  Elio,  qui  a  été  son 
conseiller  militaire  le  plus  autorisé,  qui  est  mort  ces  jours  derniers  aux 
environs  de  Pau.  Au  grand-aumônier,  il  demande  des  prières;  au  vieux 
Elio,  il  faisait  part  du  danger  qui  s'approche.  Et  c'est  pour  une  cause 
perdue  que  ce  triste  prétendant  se  donne  le  plaisir  sauvage  d'entretenir 
un  bombardement  aussi  impitoyable  qu'inutile  contre  de  malheureuses 
villes  comme  Saint-Sébastien,  Guetaria,  qui  ont  reçu  quelques  dix  mille 
obus  carlistes.  C'est  aux  chefs  de  l'armée  libérale  de  mettre  un  terme 
à  ces  barbaries  et  de  précipiter  le  dénoûment.  Ils  le  peuvent  évidem- 
ment aujourd'hui,  ils  ont  toutes  les  forces  nécessaires,  leur  plan  a  été 
suffisamment  miàri  depuis  trois  mois.  L'exécution  énergique  et  prudente 
des  mouvemens  stratégiques  qui  commencent  peut  arriver  à  faire  tom- 
ber toutes  les  positions  carlistes.  Une  action  un  peu  sérieuse  peut  ache- 
ver le  succès,  en  désorganisant,  en  décourageant  la  résistance  qu'il  faut 
s'attendre  à  rencontrer;  ce  serait  certes  la  meilleure  nouvelle  que  le 
gouvernement  pût  porter  aux  chambres  qui  viennent  d'être  élues,  qui 
doivent  se  réunir  prochainement  à  Madrid. 

Le  rétablissement  complet  du  régime  constitutionnel  par  la  convoca- 
tion des  cortès  a  été,  avec  la  fin  de  la  guerre  civile,  la  pensée  invariable 
du  gouvernement  depuis  un  an,  et  M.  Canovas  del  Castillo  a  mis  cer- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  713 

tainement  autant  de  dextérité  que  de  constance  à  poursuivre  le  double 
but,  à  préparer  le  succès  de  cette  politique.  Il  a  voulu  avant  tout  con- 
solider la  restauration  alphonsiste,  ménager  les  transactions  possibles 
entre  les  opinions  libérales  divisées  par  les  événemens  et  préserver  la 
monarchie  renaissante  de  l'excès  des  réactions  aussi  bien  que  du  dan- 
ger de  révolutions  nouvelles.  Les  élections  qui  viennent  de  se  faire  ne 
sont  que  le  dernier  mot  de  ce  patient  et  habile  travail  ;  elles  donnent 
une  immense  majorité  au  gouvernement.  Les  anciens  modérés,  devenus 
plus  ou  moins  absolutistes  dans  les  affaires  religieuses  comme  dans  les 
affaires  politiques,  ne  forment  qu'une  petite  minorité.  Les  amis  de 
M.  Sagasta,  qui  ont  servi  la  royauté  d'Amédée,  le  gouvernement  du  gé- 
néral Serrano,  et  qui  semblent  se  proposer  de  constituer  un  groupe  de 
libéralisme  progressiste  sous  le  régime  nouveau,  ceux-là  sont  également 
peu  nombreux.  Quant  aux  républicains,  ils  ne  compteut  que  trois  ou 
quatre  nominations,  et  le  plus  loyal,  le  plus  séduisant,  le  plus  honnête 
des  partisans  de  la  république,  Gastelar  lui-même,  a  échoué  à  Valence, 
il  n'a  réussi  qu'avec  peine  à  Barcelone,  ayant  à  triouipher  moins  des 
hostilités  ministérielles  que  des  ressentimens  de  ses  amis,  qui  l'accu- 
sent d'un  excès  de  modération.  Le  reste  des  élus  est  à  peu  près  acquis 
au  gouvernement,  et,  au  premier  rang,  M.  Canovas  del  Gastillo,  le  mi- 
nistre de  l'intérieur,  M.  Romero  Robledo,  le  minisire  des  colonies, 
M.  Ayala,  le  général  Pavia,  l'auteur  du  coup  d'état  de  187^,  ont  été 
nommés  à  Madrid. 

Toutes  les  difficultés  ne  sont  point  à  coup  sûr  vaincues  par  les  élec- 
tions, et  M.  Canovas  del  Gastillo  aura  sans  nul  doute  à  déployer  une 
certaine  énergie  pour  faire  sanctionner  ses  idées  de  libérale  tolérance 
dans  les  affaires  religieuses;  mais  enfin  ces  élections  récentes  complè- 
tent la  restauiation  monarchique  par  la  restauration  du  régime  parle- 
mentaire. Pour  la  première  fois  depuis  longtemps,  l'Espagne  va  retrou- 
ver des  cortès  régulières,  et  les  chambres  nouvelles  auront  à  s'occuper 
sans  perte  de  temps  de  deux  questions  pressantes  qui  dominent  toutes 
les  autres.  La  première  est  la  question  financière.  Depuis  un  an  c'est 
véritablement  un  problème  de  savoir  comment  le  ministre  des  finances, 
M.  Salaverria,  peut  suffire  à  toutes  les  dépenses  de  la  guerre  carliste. 
11  n'a  pu  indubitablement  y  suffire  que  par  des  expédiens  de  nature  à 
surcharger  une  situation  financière  déjà  si  étrangement  compromise 
par  tous  les  gaspillages  révolutionnaires.  Comment  sortir  de  là,  com- 
ment refaire  un  budget  à  demi  équilibré  et  rétablir  le  crédit  de  l'Es- 
pagne? Voilà  ce  que  les  chambres  vont  avoir  à  décider.  La  seconde 
question  d'une  gravité  réelle  est  celle  de  l'île  de  Cuba.  L'Espagne  est 
d'autant  plus  intéressée  à  en  finir  avec  l'insurrection  de  Cuba  que  de 
là  peuvent  naître  à  tout  instant  des  difficultés  avec  les  États-Unis.  Il  y 
a  deux  mois  à  peine,  le  cabinet  de  Washington  adressait  au  gouverne- 
ment de  Madrid  une  note  qui  n'était  point  précisément  sans  doute  une 


71/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

menace  directe  d'intervention,  mais  qui  laissait  entrevoir  cette  possibi- 
lité si  l'on  n'arrivait  pas  à  une  paix  prochaine.  L'Espagne  vient  d'en- 
voyer à  Cuba  un  nouveau  gouverneur,  le  général  Jovellar,  qui  a  quitté 
le  ministère  de  la  guerre  pour  aller  dans  les  Antilles.  Malheureusement 
le  général  Jovellar  a  déjà  commandé  à  Cuba,  et  il  n'a  pas  réussi  mieux 
que  d'autres;  celui  qui  lui  avait  succédé,  le  général  José  de  la  Concha, 
prétendait  même  qu'il  avait  réussi  moins  que  d'autres.  Et  voilà  com- 
ment tout  devient  complication  pour  les  pays  dont  les  affaires  sont  de- 
puis longtemps  embrouillées  par  les  révolutions  !  L'Espagne  a  aujourd'hui 
une  monarchie  constitutionnelle,  des  chambres  qui  vont  se  réunir,  un 
premier  ministre  habile  et  libéral  :  le  mieux  est  pour  elle  de  se  servir 
de  ces  forces  régulières  pour  retrouver  l'autorité  et  le  crédit  dans  la 
paix  intérieure  et  extérieure.  ch.  de  mazade. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


La  Savoie  ininsMelle,  par  M.  V.  Barbier;  Chambéry,  imprimerie  Bottero;  —  Paris,  Lemoigne. 

Depuis  l'annexion  à  la  France,  plus  d'un  heureux  changement  s'est 
opéré  dans  l'économie  industrielle  et  commerciale  de  la  Savoie;  mais 
le  progrès  n'a  pas  été  aussi  rapide  qu'on  l'avait  espéré,  et  il  importe 
d'étudier  les  innovations  qui  peuvent  encore  concourir  au  développe- 
ment de  la  prospérité  du  pays,  et  dont  les  effets  bienfaisans  ne  tarde- 
raient pas  à  se  faire  sentir,  si  les  principales  exploitations  étaient  cen- 
tralisées. C'est  toute  cette  histoire  de  l'industrie  en  Savoie,  des  phases 
successives  qu'elle  a  traversées,  que  M.  Barbier  vient  d'exposer  en 
deux  volumes  remplis  de  curieux  documens  qu'il  a  pu  se  procurer  grâce 
à  ses  fonctions  de  directeur  des  douanes.  On  y  trouve  à  côté  d'une 
description  des  différentes  fabriques  et  usines  de  ce  pays  pittoresque 
une  étude  complète  des  richesses  naturelles  qu'il  renferme,  et  qu'il 
semble  garder  avec  un  soin  jaloux.  Jusqu'ici  malheureusement  la  Sa- 
voie n'occupe  pas  encore  dans  le  tableau  de  la  production  française  la 
place  que  lui  assignerait  une  exploitation  plus  intelligente  de  ses  nom- 
breuses ressources;  il  suffît  pour  s'en  convaincre  de  lire  les  chapitres 
intéressans  que  M.  Barbier  a  consacrés  à  ses  diverses  industries.  Tout 
en  décrivant  les  appareils  les  plus  nouveaux  et  ceux  qui  ont  eu  le  plus 
de  succès  dans  les  expositions,  il  se  préoccupe  surtout  de  signaler  les 
matières  premières  qui  ne  sont  pas  suffisamment  connues  ou  qui  ne  sont 
pas  encore  employées  dans  le  pays  et  qu'il  y  aurait  avantage  à  y  intro- 
duire :  en  ce  qui  concerne  le  régime  agricole  et  industriel ,  il  montre 
qu'il  lui  reste  beaucoup  à  faire  pour  se  mettre  au  niveau  des  perfection- 
nemens  modernes,  mais  que,  s'il  veut  tenir  compte  des  procédés  nou- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  715 

veaux  que  les  découvertes  de  la  science  et  les  progrès  de  la  mécanique 
apportent  chaque  jour  dans  la  fabrication,  un  bel  avenir  lui  est  réservé. 

Quelles  sont  donc  les  industries  qui  offrent  certaines  garanties  de 
réussite?  En  première  ligne,  il  faut  placer  la  métallurgie.  Les  mines  de 
fer  et  de  cuivre  de  Saint-George-des-Hurtières,  qui  ont  été  exploitées 
depuis  les  temps  les  plus  reculés,  donnent  des  produits  abondans  et 
avantageux,  puisque  le  rendement  du  minerai  est  de  40  à  /j5  pour  100. 
Les  filons  qui  la  composent  ont  une  puissance  moyenne  de  k  ou  5  mètres 
sur  une  profondeur  de  450  mètres  et  une  largeur  de  150  mètres,  c'est- 
à-dire  que  ce  seul  gîte  est  assez  riche  pour  alimenter  plusieurs  hauts- 
fourneaux  pendant  plus  d'un  siècle.  Outre  ces  mines,  il  existe  un  grand 
nombre  de  filous  de  fer  spathique  à  Bonneval,  Orelle,  Saint-Alban-des- 
Hurtières,  Montgilbert  et  Montendry  en  Maurienne,  Arvillard  en  Savoie 
propre  et  Bonvillard  en  Tarentaise,  qui  pourraient  fournir  une  consom- 
mation, pour  ainsi  dire,  inépuisable  à  l'industrie  la  plus  active.  Les  mines 
de  cuivre,  de  plomb,  de  manganèse,  se  trouvent  répandues  un  peu  par- 
tout; malheureusement  les  plus  importantes,  comme  les  mines  de  galène 
argentifère  de  Mâcot  et  de  Pesey,  ont  été  abandonnées  depuis  quelques 
années,  et  il  serait  à  souhaiter  que  toutes  fussent  entre  les  mains  d'une 
puissante  compagnie  qui  par  une  exploitation  intelligente,  en  remplaçant 
les  procédés  primitifs  et  coiJteux  d'extraction  par  des  moyens  mécaniques 
partout  où  il  est  possible  de  le  faire,  saurait  leur  donner  leur  véritable 
valeur.  Dans  les  richesses  minéralogiques  de  la  Savoie  qui  peuvent  être 
d'un  grand  secours  pour  l'industrie  de  ce  département,  il  ne  faut  pas 
oublier  les  nombreuses  carrières  de  marbres  variés,  d'ardoises,  et  d'un 
^pse  particulier,  l'alabastrite,  ainsi  que  les  gisemens  considérables  de 
calcaire  asphaltique,  d'anthracite,  de  lignite  et  de  tourbe,  dont  l'ex- 
ploitation est  appelée  à  s'étendre  de  plus  en  plus.  On  en  aura  une  idée 
quand  on  saura  que  le  bassin  anthraciteux  qui  traverse  la  Savoie  pré- 
sente une  longueur  de  80  kilomètres  sur  une  largeur  de  15,  et  que  la 
hauteur  des  couches  superposées  varie  entre  1,000  et  2,000  mètres.  Ce 
bassin  est  l'un  des  plus  riches  de  la  France,  et  peut  fournir  une  quan- 
tité considérable  de  combustible  pour  le  chauffage  économique  de  nom- 
breuses usines. 

Après  la  métallurgie,  l'industrie  de  la  soie  est  celle  dont  on  peut  at- 
tendre le  plus  grand  développement,  si  on  en  juge  par  l'importance 
toujours  croissante  qu'elle  a  prise.  Le  climat  tempéré  de  la  Savoie  est 
éminemment  propre  à  la  culture  du  mûrier,  qui  réussit  dans  la  plupart 
des  vallées,  et  depuis  longtemps  les  diverses  manipulations  de  la  soie  y 
ont  été  pratiquées  avec  succès.  La  vente  des  cocons  aux  fabricans  de 
Lyon  procure  plus  de  500,000  francs  par  an  à  la  population  des  cam- 
pagnes, et  il  y  aurait  un  grand  avantage  à  établir  des  filatures,  comme 
on  l'a  fait  à  Chambéry,  près  des  lieux  mêmes  de  production  pour  favo- 
riser l'élevage  des  vers  à  soie.  La  fabrication  des  tissus  de  laine  et  de 


716  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toile  pourrait  occuper  aussi  beaucoup  plus  de  métiers  que  ceux  qui  exis- 
tent aujourd'hui,  le  climat  de  la  Savoie  étant  particulièrement  favorable 
aux  races  mérinos  à  laine  fine,  comme  le  sol  est  propice  à  la  culture 
du  chanvre.  Les  eaux  y  sont  en  général  propres  pour  la  teinture  des 
soies,  le  blanchissage  des  toiles,  l'impression  sur  étoffes,  la  papeterie,  etc. 
L'industrie  relative  au  tannage  et  à  la  préparation  des  peaux,  l'une  des 
plus  anciennement  connues,  offre  encore  des  élémens  de  prospérité 
qui  ne  feront  que  grandir,  si  l'on  parvient,  comme  on  l'a  tenté  avec  suc- 
cès, à  remplacer  dans  la  préparation  des  cuirs  l'écorce  de  chêne  par  le 
bois  de  châtaignier,  si  abondant  dans  cette  contrée.  Enfin  il  faut  men- 
tionner aussi  l'horlogerie  du  Faucigny,  qui  fait  vivre  un  grand  nombre 
de  communes. 

On  voit  par  ce  court  exposé  que  la  Savoie  possède  des  ressources  va- 
riées, et  qu'il  lui  sera  facile,  quand  elle  le  voudra  bien,  de  donner 
des  produits  qui  puissent  soutenir  la  comparaison  sous  le  rapport  de  la 
qualité  et  du  prix  avec  les  mêmes  articles  de  provenance  étrangère. 
Pour  arriver  à  ce  résultat,  elle  n'a  qu'à  suivre  l'exemple  de  l'Alsace 
et  à  profiter  comme  elle,  pour  l'installation  de  nouvelles  fabriques  et 
usines,  de  scieries  et  de  moulins,  de  l'énorme  force  motrice  que  plus  de 
mille  cours  d'eau  mettent  à  sa  disposition. 

La  spécialité  de  la  Savoie,  c'est  encore  l'élève  du  bétail,  qu'elle  doit 
perfectionner  dans  les  immenses  pâturages  qui  occupent  presque  le 
tiers  de  la  superficie  productive  du  pays,  et  la  fabrication  du  beurre  et 
du  fromage,  qui  ne  rapporte  pas  moins  de  27  millions  par  année  pour 
la  Savoie  et  la  Haute-Savoie.  L'annexion  a  amené  dans  ces  deux  dépar- 
temens  une  plante  nouvelle,  le  tabac,  qui  réussit  fort  bien  et  qui  mé- 
rite tous  les  soins  du  laboureur.  La  culture  en  est  des  plus  rémunéra- 
trices :  le  produit  moyen  à  l'hectare  a  été,  les  dix  dernières  années,  de 
1,177  francs  dans  la  Haute-Savoie,  de  1,330  francs  dans  la  Savoie,  et  il 
faut  espérer  que  la  récolte  de  cette  plante  ne  fera  qu'augmenter.  En 
dehors  des  richesses  qu'on  vient  d'énumérer,  la  Savoie  est  largement 
dotée  de  beautés  et  de  ressources  naturelles,  d'eaux  thermales  et  mi- 
nérales qui  pourraient  lui  apporter  un  notable  supplément  de  bien-être; 
mais  il  faudrait  pour  cela  que  les  habitans  fussent  plus  accueillans  pour 
l'étranger,  qui  seul  peut  faire  leur  fortune,  et  que  le  Club  alpin,  fondé 
à  Chambéry  depuis  peu,  se  mettant  sérieusement  à  l'œuvre,  fît  établir 
dans  les  sites  les  plus  pittoresques,  sur  les  montagnes  les  plus  fré- 
quentées et  dans  les  principaux  centres  d'excursion,  des  espèces  de  cha- 
lets où  le  touriste  pourrait  trouver  le  nécessaire  à  des  prix  modérés. 

Depuis  quelques  années,  de  louables  efforts  ont  été  faits  pour  amé- 
liorer la  situation  agricole  et  industrielle  de  la  Savoie.  Ce  n'est  plus  le 
pays  d'autrefois,  isolé  en  quelque  sorte  de  la  Suisse,  de  l'Italie  et  de  la 
France  par  le  manque  de  routes  praticables,  et  qui  fut  si  longtemps  privé 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  717 

des  avantages  qui  découlent  d'une  admirable  position  géographique.  De 
nombreuses  voies  de  communication  ont  été  ouvertes,  et  chaque  jour  on 
en  établit  de  nouvelles.  Sous  ce  rapport,  le  département  de  la  Savoie 
est  mieux  partagé  que  celui  de  la  Haute-Savoie;  ce  dernier  n'a  pos- 
sédé jusqu'en  ces  temps  que  le  tronçon  d'Aix  à  Annecy,  et  réclame  le 
prompt  achèvement  de  la  ligne  d'Annecy  à  Annemasse  et  Thonon  avec 
un  prolongement  jusqu'à  la  ligne  de  Lyon.  Un  chemin  de  fer  doit  aussi 
relier  cette  dernière  ville  à  Chambéry  par  la  montagne  de  l'Épine,  en 
ouvrant  un  débouché  plus  facile  aux  produits  de  la  Tarentaise.  C'est  là 
une  perspective  des  plus  rassurantes  pour  l'avenir  de  ces  deux  dépar- 
temens,  puisque  l'achèvement  de  ces  lignes  ne  peut  manquer  de  don- 
ner une  nouvelle  impulsion  à  l'activité  industrielle  du  pays.  Cependant 
pour  que  ces  heureuses  transformations  donnent  tout  l'effet  qu'en  at- 
tend le  commerce,  il  faudrait  que  les  tarifs  des  chemins  de  fer  fussent 
réduits  pour  le  transport  des  denrées  de  première  nécessité,  afin  qu'il 
soit  désormais  possible  au  cultivateur  comme  au  fabricant  d'exporter  à 
bon  marché  les  produits  indigènes.  Ouverte  alors  de  tous  les  côtés  par 
des  routes  qui  lui  amèneraient  les  marchandises  du  dehors  et  lui  per- 
mettraient d'exporter  les  siennes  à  bas  prix,  la  Savoie  verrait  s'établir 
de  nombreuses  fabriques  et  usines  à  proximité  des  voies  ferrées  ;  toute 
cette  population  laborieuse  qui  s'expatrie  si  facilement  resterait  dans 
ses  foyers  quand  elle  y  trouverait  un  travail  plus  rémunérateur,  plus 
certain  que  celui  qu'elle  va  chercher  à  l'étranger,  et  le  pays  entrerait 
dans  une  ère  de  prospérité  nouvelle.  C'est  là  l'heureux  avenir  que  lui 
promet  M.  Barbier,  qui  a  certainement  rendu  un  service  signalé  à  la 
Savoie  en  lui  révélant  les  richesses  réunies  sur  son  sol;  qu'elle  sache 
donc,  d'accord  avec  le  gouvernement ,  profiter  des  excellens  conseils 
contenus  dans  ce  livre,  qui  s'adresse  à  tous  les  patriotes  éclairés. 

J,    BERTRAND. 


La  Chance  ou  la  Destinée,  par  le  D'  Foissac,  Paris  1876;  J.-B.  Baillièro. 

Il  est  un  mot  qui  ne  se  prononce  jamais  sans  respect;  il  s'impose  à 
l'intelligence  et  à  la  conscience  des  peuples  et  des  individus,  et  tous  re- 
connaissent qu'il  faut  courber  la  tête  et  s'anéantir  devant  lui.  Les  Latins 
disaient  fatum,  nous  disons  destin  ou  fatalité.  Bien  hardis  ceux  qui  osent 
envisager  face  à  face  la  redoutable  divinité,  —  bien  téméraires  peut- 
être,  car  ils  ne  doivent  pas  se  dissimuler  que  la  solution  complète  du 
problème  ne  pourra  leur  appartenir. 

Pour  ce  problème  de  la  destinée  humaine,  deux  solutions  contraires 
se  partagent  le  monde.  Les  uns  soutiennent  la  liberté  de  l'homme,  les 
autres  admettent  son  asservissement  à  des  lois  inexorables  ou  surnatu- 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

relies  :  destinée,  nature  ou  providence,  dont  les  décrets,  sont  souverains 
et  impénétrables.  Cette,  dernière  théorie  ne  manque  pas  de  grandeur. 
A  chaque  existence  humaine,  un  but  suprême  est  assigné  ;  qu'importent 
les  tempêtes  et  les  orages!  qu'importent  les  revers,  les  chutes,  les  dé- 
sastres !  Fala  viam  im^nient.  L'étoile  de  César  ne  pâlira  qu'au  moment 
fixé  par  la  fortune,  et  si  l'heure  n'est  pas  venue  où  Napaléo.n  doit  mou- 
rir, les  boulets  se  détourneront  devant  lui. 

En  face  de  cette  opiaion  philosophique  qui  assigne  aux  choses  »n. 
ordre  immuable  et  nécessaire,  il  faut  placer  la  théorie  de  la  liberté  hu- 
maine. Que  cette  liberté  soit  restreinte  par  la  faiblesse  de  nos  forces 
morales  et  physiques,  cela  ne  peut  être  mis  en  doute  ;  mais,  quoi  qu'il 
en  soit,  elle  existe  et  suffit  aux  besoins  de  notre  conscience.  L'idée  de. 
notre  responsabilité  est  là  tout  entière.  Quand  on  se  trouve  au  détour 
d'une  route,  n'est-on  pas  libre  de  prendre  à  droite  ou  à  gauche?  Nous 
tournons  à  droite;  mais  si  nous  avions  été  à  gauche,  qui  sait  si  notre 
sort  n'eût  pas  été  modifié?  Chaque  pas  qtfon  fait  dans  l'existence  peut 
être  décisif  et  entraîner,  pour  le  reste  de  notre  vie,  une  suite  infinie  de 
conséquemces.  La  part  de  responsabilité  qui  nous  incombe  ainsi  est  im- 
mense; mais  il  serait  puéril  de  vouloir  s'y  soustraire.  Qu'importe  d'ail- 
leurs? le  voulût-on,  on  ne  le  pourrait  pas,  et  il  n'est  pas  un  seul  de 
nos  actes  qui  n'ait  son  influence  sur  notre  destinée  ultérieure. 

Le  livre  de  M.  Foissac  est  consacré  à  l'exposition  de  ces  deux  théo- 
ries, non  qu'elles  y  soient  formulées  en  toutes  lettres,  mais  elles  s'im- 
posent à  l'esprit  de  celui  qui  a  lu  son  livre  sur  la  Chance  ou  la  Destinée, 
livre  plein  de  faits  curieux  et  d'anecdotes  intéressantes.  Il  nous  a  semblé 
que  l'auteur  penchait  du  côté  de  la  théorie  qui  fait  à  la  Providence  et 
à  l'ordre  des  choses  une  si  large  place;  mais  pour  discuter  plus  profon- 
dément de  semblables  questions,  il  faudrait  faire  une  métaphysique 
inopportune.  Il  vaut  mieux  sans  doute  examiner  la  valeur  des  pressen- 
timens  et  des  songes,  auxquels,  avec  plus  d'imagination  que  de  cri- 
tique, M.  Foissac  attribue  une  certaine  autorité. 

Existe-t-il  une  prophétie  bien  authentique?  Le  goût  du  merveilleux 
est  tel  que  là  où  rien  n'était  prophétisé,  les  peuples  ont  vu  une  prédic- 
tion. Une  fantaisie  de  l'imagination,  une  apostrophe  poétique,  une  har- 
diesse de  langage  ont  été  prises  pour  des  prophéties.  La  prophétie  de 
Gazotte  est  une  amusante  histoire  que  Laharpe  a  spirituellement  inven- 
tée en  un  jour  de  verve.  Les  boutades  de  Swedenborg  étaient  fort  cu- 
rieuses, mais  nul  esprit  sérieux  n'y  ajoutera  foi.  Quand  Virgile  faisait  à 
Auguste  une  flatterie  plus  ou  moins  délicate,  annonçant  ua  enfant,  nou- 
veau, fils  des  dieux,  qui  devait  régénérer  le  monde,  il  ne  se  doutait 
guère  qu'il  annonçait  la  religion  chrétienne.  Les  prophéties  contenues 
dans  les  livres  saints  sont  ou  apocryphes  ou  tellemeut  vagues  qu'elles 
pouvaient  également  bien  s'appliquer  à  tous  les  hasards  de  l'avenir. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

Que  dîrons-nous  des  songes  et  des  prédictions  des  mourans?  Que 
Louis  XIII,  mourant,  ait  annoncé  six  jours  d'avance  la  bataille  de  Ro- 
croy  et  ait  déclaré  au  prince  de  Gondé  que  son  fils,  le  duc  d'Enghien, 
venait  de  remporter  une  grande  victoire,  nous  ne  verrons  là  rien  de 
surnaturel.  Le  duc  d'Enghien  commandait.  Les  deux  armées  étaient  en 
présence;  une  bataille  devait  avoir  lieu.  Quoi  d'étonnant  que  le  roi 
ait  voulu  croire  et  ait  cru  à  une  victoire?  Que  certains  hommes  sentent 
venir  la  mort,  le  fait  n'a  rien  non  plus  d'extraordinaire.  Pour  quelques 
exemples,  fort  rares  d'ailleurs,  de  semblables  prédictions,  combien  d'er- 
reurs ne  pourrait-on  pas  raconter!  mais  elles  ont  passé  inaperçues. 
Un  jour,  on  disait  devant  le  docteur  Sheridan,  grand-père  de  l'illustre 
orateur,  que  le  vent  venait  de  l'est.  «  Qu'il  souffle  de  l'est,  de  l'ouest, 
du  nord  ou  du  midi ,  s'écria-t-il,  l'âme  prendra  son  vol  vers  le  point 
qui  lui  est  fixé,  »  Ayant  dit  cela,  il  parut  s'endormir;  quelques  minutes 
après,  on  le  trouva  mort.  Les  histoires  des  grands  militaires  sont 
pleines  de  prédictions  semblables;  ils  étaient,  la  veille  du  combat, 
frappés  d'un  noir  pressentiment,  comme  Moreau,  comme  Desaix,  comme 
Cervoni,et  un  boulet  ou  une  balle  venaient  justifier  leurs  craintes. 
«  Lasalle,  dit  Napoléon,  au  miheu  de  la  nuit,  m'écrivit  du  bivouac,  sur 
le  champ  de  bataille  de  Wagram,  pour  me  demander  de  signer  sur 
l'heure  le  décret  de  transmission  de  son  titre  et  de  son  majorât  de, 
comte  au  fils  de  sa  femme,  parce  qu'il  sentait  sa  mort  dans  la  ba- 
taille du  lendemain,  et  le  malheureux  avait  raison.  5)  Certes  voilà  des 
faits  curieux,  mystérieux  en  apparence ,  mais  qui  au  fond  n'ont  rien  de 
fantastique  ni  de  surnaturel.  Il  serait  intéressant  de  savoir  combien  la 
veille  d'une  bataille  il  y  a  de  soldats  pressentant  leur  fin  et  survivant, 
et  combien,  se  croyant  préservés  des  balles  par  je  ne  sais  quelle  heu- 
reuse fortune,  vont  périr  sur  le  champ  de  bataille. 

Les  rêves  sont  quelquefois  tout  aussi  étoonans;  mais  quel  est  donc  le 
songe  qui  s'est  trouvé  réalisé  et  dont  l'authenticité  n'est  pas  douteuse? 
Parce  que  de  grands  esprits  y  ont  ajouté  foi,  est-ce  une  raison  pour  y 
croire?  Il  est  temps  que  le  merveilleux  laisse  place  à  la  psychologie  phy- 
siologique, qui  seule  peut  expliquer  les  bizarres  phénomènes  qui  se  pas- 
sent dans  l'inteUigence  de  l'homme  endormi. 

Il  est  certain  que  pendant  le  sommeil  l'intelligence  n'est  que  rare- 
ment anéantie,  et  que  les  idées,  pour  être  confuses  et  flottantes,  pour 
échapper  à  la  mémoire,  n'en  existent  pas  moins.  Un  savant  illustre,  un 
des  maîtres  de  la  science  moderne,  nous  disait  récemment  qu'il  avait 
essayé,  au  moment  du  réveil,  de  se  rappeler  le  songe  qu'il  faisait  à  ce 
moment  même,  et  qu'avec  un  peu  d'habitude  il  était  arrivé  à  pouvoir 
le  faire  constamment.  Eh  bien,  il  ne  lui  était  jamais  arrivé  d'être  ré- 
veillé au  milieu  d'un  sommeil  profond  :  toujours  il  se  rendait  compte 
qu'il  était  au  milieu  d'un  songe.  D'ailleurs  la  rapidité  de  la  pensée  et  du 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rêve  est  prodigieuse.  Un  individu  étant  endormi  est  réveillé  en  sursaut 
par  le  baldaquin  de  son  lit  qui  tombe.  Cette  contusion  provoque  une  sé- 
rie de  songes,  bien  plus  longs  à  raconter  qu'à  concevoir.  Notre  homme 
se  voit  transporté  sur  une  haute  montagne;  il  est  environné  par  une  foule 
hostile  :  on  le  précipite  du  haut  du  rocher,  et,  après  une  chute  qui  lui 
paraît  durer  des  siècles,  il  va  se  briser  la  tête  dans  un  ravin.  Et  toutes 
ces  conceptions  ont  duré  une  demi-seconde  à  peine,  le  temps  qu'il  faut 
pour  être  réveillé  par  une  pièce  de  bois  qui  tombe,  car  évidemment  le 
point  de  départ  du  rêve  tout  entier  avec  ses  formes  étranges,  c'est  la 
chute  du  rideau.  Que  l'on  se  rende  compte  ensuite  du  nombre  inouï 
d'idées  qui  peuvent  se  produire  et  se  produisent  en  effet  dans  l'espace 
d'une  nuit,  et  on  restera  confondu  devant  la  fécondité  de  l'intelligence. 
Qu'y  a-t-il  de  surprenant  à  ce  qu'au  milieu  des  conceptions  de  toute 
sorte  que  l'imagination  a  forgées  il  en  surgisse  une  ou  deux  qui  nous 
séduisent  et  passent  plus  tard  pour  une  prophétie  surnaturelle  au  lieu 
d'être  le  rêve  d'un  cerveau  congestionné  ou  anémié? 

C'est  qu'il  y  a  dans  l'intelligence  de  l'homme  des  faits  que  la  con- 
science peut  apercevoir,  et  d'autres  que  la  conscience  est  impuissante  à 
connaître.  L'inconscient  joue  sans  doute  un  rôle  considérable  dans  les 
phénomènes  psychologiques.  Toutes  ces  sympathies  inexplicables,  ces 
aversions  bizarres  que  nous  éprouvons  parfois  en  sont  les  effets  les  plus 
ordinaires.  Qui  sait  tout  l'ébranlement  qu'une  seule  pensée  communique 
au  cerveau?  Il  suffît  d'avoir  pris  du  hachich  pour  se  rendre  compte  de  la 
multiplicité  prodigieuse  de  nos  conceptions.  Il  est  très  possible  qu'à 
l'état  normal  il  n'y  ait  rien  de  moins,  mais  que  la  conscience,  par  la 
fixité  de  l'attention,  étant  concentrée  sur  un  seul  sujet,  tous  les  autres 
passent  inaperçus.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  dans  le  domaine  de  l'intelli- 
gence, soit  malade,  soit  excitée  par  des  substances  de  diverses  sortes, 
qu'il  faudra,  si  on  veut  faire  de  la  psychologie  sérieuse,  étudier  les  sen- 
timens  et  les  mouvemens  de  l'âme  humaine.  Quant  aux  prophéties,  aux 
pressentimens,  aux  songes  qui  présagent  l'avenir,  aux.  hallucinations 
divines,  ce  sont  des  fables  qu'il  faut  reléguer  dans  le  trop  riche  arse- 
nal des  superstitions  populaires,  et  si  la  foule,  y  trouvant  une  satis- 
faction à  je  ne  sais  quel  amour  inné  pour  le  merveilleux,  va  courir  au 
devant  d'un  miracle,  il  faut,  ainsi  qu'Horace,  regarder  passer  la  foule 
et,  se  détournant  d'elle,  mépriser  les  illusions  du  vulgaire  profane. 

CHARLES  RIGHET. 


Le  directeur-gérant,  C.  Bcloz. 


LE    FIANCE 


DE  M  "  SAINT-MAUR 


TROISIÈME    PARTIE    (1). 


VII. 


Pendant  que  le  vicomte  d'Arolles  était  à  l'Opéra-Comique,  Séve- 
rin  Mauboiirg  avait  eu  ses  émotions  d'un  autre  genre.  Il  avait  reçu 
la  visite  d'un  de  ses  anciens  camarades  de  l'École  des  Beaux- 
Arts,  garçon  de  talent,  mais  d'une  timidité  maladive,  qu'on  appe- 
lait le  petit  Antoine.  Dépourvu  d'entregent,  de  savoir-faire,  sen- 
sible aux  mouches,  mal  armé  pour  la  dure  bataille  de  la  vie,  il 
s'était  marié  à  vingt-deux  ans;  sa  femme  ne  lui  avait  apporté  en 
dot  que  la  beauté  du  diable,  et  lui  avait  donné  quatre  enfans.  II 
nouait  à  grand'peine  les  deux  bouts.  Séverin,  qui  l'estimait,  lui 
avait  rendu  quelques  services;  mais  le  petit  Antoine  jouait  de  gui- 
gnon.  Ayant  entendu  parler  du  concours  ouvert  dans  une  ville  du 
midi  pour  la  construction  d'un  théâtre,  le  programme  lui  avait  plu 
comme  à  Séverin.  Il  avait  pris  feu,  il  s'était  mis  au  travail  ;  il  lui 
semblait  que  sa  tête  était  grosse  d'un  chef-d'œuvre  sur  lequel  il 
fondait  déjà  son  avenir,  sa  cuisine  et  sa  gloire.  Il  lui  vint  aux 
oreilles  que  Séverin  concourait  aussi;  il  en  fut  consterné,  et  se  ren- 
dit incontinent  auprès  de  lui  pour  s'assurer  de  ce  qui  en  était, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  et  du  1"  février. 

TOME  Xin.  —  15  FÉVRIER  1870.  46 


722  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  Est-il  vrai  que  tu  concoures?  lui  demanda-t-il  d'un  ton 
guilleret  que  démentaient  sa  pâleur  et  le  tremblement  de  ses 
lèvres. 

—  On  te  l'a  dit? 

—  Oui,  et  je  quitte  la  place,  je  me  retire. 

—  Pourquoi  donc  cela'? 

—  Parce  que  tu  as  plus  de  talent  que  moi  et  de  la  corde  de 
pendu  dans  ta  poche.  Tu  es  un  rival  trop  redoutable...  Allons,  voilà 
ma  chance  ordinaire. 

Il  était  fort  ému  et,  pour  un  peu,  se  serait  rais  à  pleurer.  La 
lampe  de  Séverin  fumait;  il  s'occupa  de  l'arranger,  ce  qui  lui  donna 
deux  minutes  pour  tenir  conseil,  il  ne  lui  en  fallut  pas  davantage. 
Il  se  retourna  brusquement  vers  le  petit  Antoine  et  lui  dit  :  — 
On  t'a  mal  informé,  je  ne  concours  pas. 

—  Bien  sûr? 

—  Je  ne  concours  pas,  te  dis-je;  j'y  avais  pensé,  mais  je  n'ai 
pas  le  temps. 

Le  petit  Antoine  le  questionnait  du  regard,  il  cherchait  à  lire  sur 
son  visage;  puis  il  lui  sauta  ^u  cou  en  s'écriant  :  —  A  tout  hasard, 
merci  !  —  Et  il  se  sauva. 

Pendant  la  nuit  qui  suivit  cet  entretien,  Séverin  ne  rêva  pas, 
comme  le  vicomte  d'Arolles,  qu'il  cueillait  des  roses  au  bord  d'un 
précipice  ;  mais  il  lui  sembla  qu'on  venait  de  lui  faire  subir  une 
douloureuse  amputation.  11  découvrit  à  son  réveil  qu'il  s'était  am- 
puté lui-même,  que  le  chirurgien,  c'était  lui.  Était-ce  vraiment 
lui?  L'homme  qui  vient  d'imposer  à  sa  volonté  un  coûteux  sacrifice 
croit  découvrir  au  fond  de  son  être  quelque  chose  qui  le  dépasse  ; 
il  y  avait  en  lui  un  divin  prisonnier  dont  il  ne  soupçonnait  pas  la 
présence,  et  tout  à  coup  son  prisonnier  est  devenu  son  maître. 

Séverin  ouvrit  ses  cartons,  il  contempla  d'un  œil  morne  ses  des- 
sins et  ses  plans,  déjà  fort  avancés;  le  cœur  lui  saignait,  il  était 
amoureux  de  son  théâtre.  Il  ne  regrettait  pas  ce  qu'il  avait  fait  la 
veille,  mais  il  s'étonnait  de  son  courage  et  surtout  de  la  prompti- 
tude de  sa  décision.  Avait-il  agi  dans  la  plénitude  de  son  bon  sens, 
ou  avait-il  eu  un  transport  au  cerveau?  Il  donnait  secrètement  au 
diable  le  petit  Antoine  et  ses  doléances.  —  Les  bonnes  actions, 
pensa-t-il,  sont  vraiment  des  enfans  trouvés,  on  ne  leur  connaît  ni 
père  ni  mère;  mais  il  faut  avouer  que  les  enfans  de  l'amour  sont 
quelquefois  bien  gênans. 

Une  heure  plus  tard,  il  lui  vint  une  distraction  qui  changea  le 
cours  de  ses  idées.  M"*  Saint-Maur  était  à  Paris,  où  elle  faisait  un 
séjour,  comme  tous  les  hivers,  chez  sa  tante,  M'"^  de  Mirevieille. 
Avant  de  la  laisser  partir,  le  colonel  lui  avait  fait  promettre  qu'elle 


LE    FIANCÉ    DE    M"'^    SAINT-MAXJR.  723 

é^^te^ait  soigneusement  toute  rencontre  avec  son  cousin  ;  mais  le 
hasard  dispose  de  nous.  La  veille,  sa  tante  l'avait  conduite  à 
rOpéra-Comique.  Cachée  dans  l'ombre  d'une  baignoire,  son  cousin 
ne  l'aperçut  point;  il  était  trop  occupé  à  chercher  des  roses  rouges 
dans  une  première  loge.  Au  milieu  d'un  entr'acte,  elle  s'était  mise 
un  instant  sur  le  devant  de  la  baignoire,  et  M'"^  d'AroUes,  qui  ne  la 
connaissait  pas,  avait  dit  au  vicomte  :  — Te«ez,  vous  qui  êtes 
poète,  Maurice,  il  y  a  là-bas  une  tête  blonde  qui  doit  vous  plaire; 
elle  ne  ressemble  à  rien.  — Il  avait  approuvé  du  bonnet,  sans  re- 
garder ce  qu'on  lui  montrait.  S'il  n'avait  point  vu  sa  cousine,  sa 
cousine  l'avait  fort  bien  vu  et  beaucoup  regardé.  Elle  avait  fait  ses 
réflexions,  M""  de  Mirevieille  en  avait  fait  aussi  dans  un  autre  style. 
Sa  nièce  l'ayant  mise  au  courant  de  la  négociation  conduite  par 
Séverln,  elle  lui  proposa  de  mander  l'ambassadeur,  à  quoi  Simone 
consentit  avec  empressement. 

On  dépêcha  un  domestique  à  Séverin,  et  dans  l'après-midi,  toute 
affaire  cessante,  il  se  transporta  dans  la  rue  de  Miroménil  où  M"'^  de 
Mirevieille  habitait  un  petit  hôtel  entre  cour  et  jardin.  Pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie,  il  s'avisa  de  découvrir  que  la  rue  de  Miroménil 
n'est  pas  une  rue  comme  une  autre;  ce  jour-là  du  moins  elle  avait 
quelque  chose  de  particulier.  Il  découvrit  aussi  qu'il  était  agité, 
que  le  cœur  lui  battait  plus  vite  qu'à  l'ordinaire.  Il  s'arrêta  pour 
souffler,  il  se  disait  à  lui-même  :  — Eh  bien!  mon  fils,  qu'est-ce 
qui  te  prend  ? 

Il  trouva  M""  Saint-Maur  seule  avec  sa  tante.  En  le  voyant  en- 
trer, elle  se  leva  vivement  de  sa  chaise  et  rougit,  mais  elle  se  remit 
en  un  instant.  Il  parut  à  Séverin  qu'elle  avait  changé  depuis  quatre 
mois.  Elle  avait  toujours  sa  fine  taille,  son  sourire  ingénu,  sa  voix 
et  ses  cheveux  argentés;  mais  son  tour  de  gorge  s'était  arrondi, 
elle  avait  l'air  plus  formé,  plus  d'assurance  daus  le  regard,  plus  de 
décision  dans  les  mouvemens.  Elle  venait  de  doubler  un  cap  et  de 
traverser  la  crise  où  les  petites  filles  finissent,  où  la  femme  com- 
mence. Séverin  sentit  que  son  rôle  de  confident  devenait  plus  diffi- 
cile ou  plus  dangereux,  qu'il  n'en  avait  plus  l'esprit,  et  qu'il  avait 
eu  tort  de  venir. 

Elle  lui  tendit  la  main  en  lui  disant  d'un  ton  gai  :  —  Grondez-moi, 
monsieur,  grondez-moi  bien;  hier  soir,  il  m'a  fait  peur. 

Elle  comm  mça  de  lui  raconter  sa  soirée  théâtrale,  et  Séverin  fut 
bien  étonné  d'apprendre  que  Maurice  était  allé  à  une  première  re- 
présentation et  qu'il  avait  entendu  deux  actes  de  l'opéra  nouveau 
dans  la  loge  dj  la  comtesse  d'Arolles.  Il  en  tira  des  conjectures 
dont  il  n'eut  garde  de  faire  part  à  M"''  Saint-Maur. 

—  Précisons,  spécifions,  mademoiselle,  lui  dit-il,  car  il  me  faut 


724  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  faits.  Quelle  énormité  a  commise  ce  scélérat  pour  Vous  indispo- 
ser contre  lui? 

—  Aucune,  répondit-elle.  Je  ne  suis  qu'une  enfant,  et  je  n'ai  que 
des  enfantillages  à  vous  raconter. 

—  Sentait-il  le  soufre?  avez-vous  reconnu  le  pied  fourchu? 

—  Non,  mais  il  paraissait  préoccupé. 

—  On  le  serait  à  moins;  il  passera  ses  examens  dans  quinze 
jours. 

—  Était-ce  bien  sa  thèse  qui  l'occupait?  J'en  doute.  De  ma  place, 
je  lui  demandais  :  —  Qu'avez-vous?  et  son  visage  me  répondait  : 
—  De  quoi  vous  mêlez- vous? 

—  Voilà  qui  est  grave,  très  grave.  Enfin  où  est  le  corps  du  délit? 

—  Il  n'y  en  a  point,  mais  il  avait  un  certain  air... 

—  Au  nom  du  ciel,  quel  air  avait -il? 

—  Gomment  dire?..  Un  air  d'autorité  dédaigneuse.  Il  retournait 
la  tête  comme  pour  chercher  dans  la  salle  quelque  chose  qui  fût 
digne  de  lui,  et,  ne  trouvant  pas  ce  qu'il  cherchait,  il  fronçait  le 
sourcil.  Un  moment  j'ai  cru  qu'il  m'avait  aperçue.  Point  du  tout, 
et  je  soupçonne  que  si  quelqu'un  lui  avait  dit  :  —  M"^  Saint-Maur 
est  ici,  à  vingt  pas  de  vous,  —  il  aurait  eu  besoin  d'un  instant  de 
réflexion  pour  se  remettre  au  fait.  Il  aurait  répondu  :  —  M"^  Saint- 
Maur?  Attendez,...  ah!  oui,  je  sais  qui  c'est. 

—  Rien  n'est  plus  vraisemblable.  El  ensuite? 

—  Ensuite,  je  vous  l'ai  dit,  il  a  quitté  sa  place,  et  un  peu  plus 
tard  je  l'ai  vu  apparaître  dans  la  loge  de  la  comtesse  d'Arolles  que 
ma  tante  m'avait  nommée.  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  me  dire  que  si 
la  comtesse  avait  une  sœur  cadette  qui  fût  tout  son  portrait,  ce 
serait  vraiment  là  une  femme  pour  Maurice,  mais  que  pour  jouer 
dignement  ce  rôle  j'étais  vraiment  beaucoup  trop... 

—  Trop  quoi?  demanda-t-il. 

—  Trop  Seine-et-Marne,  répondit-elle  en  riant. 

M'"''  de  Mirevieille  était  surprise  et  un  peu  choquée  du  ton  con- 
fidentiel dont  M""  Saint-Maur  parlait  à  Séverin.  Elle  l'avait  écoutée 
sans  rien  dire ,  mais  non  sans  donner  quelques  marques  d'impa- 
tience. Elle  trouvait  que  sa  nièce  ne  le  prenait  pas  assez  haut  avec 
le  vicomte  d'Arolles  et  ses  ambassadeurs.  Elle  s'écria  :  —  Monsieur, 
il  ne  s'agit  pas  de  cela. 

—  Et  de  quoi  s'agit-il,  madame?  lui  demanda  Séverin  en  lui  fai- 
sant face. 

—  Le  vicomte  est  un  impertinent.  Il  nous  avait  parfaitement  re- 
connues, à  telles  enseignes  qu'au  dernier  entr'acte  M""^  d'Arolles 
lui  a  montré  ma  nièce  du  bout  de  son  éventail.  Croyez-vous  qu'il 
se  soit  dérangé  pour  venir  nous  rendre  ses  devoirs? 


LE   FIANCE   DE   m"^    SAINT-MAUR.  725 

—  Soyez  sûre,  madame,  que  sa  courtoisie  ne  s'est  jamais  trouvée 
en  défaut,  et  que  s'il  vous  avait  reconnues... 

—  S'il  n'a  pas  daigné  nous  reconnaître,  il  est  doublement  impar- 
donnable. Un  homme  qui  peut  passer  une  soirée  à  deux  pas  de  la 
personne  qu'il  doit  épouser  sans  que  rien  l'avertisse  qu'elle  est  là 
est  un  déplorable  fiancé. 

—  Et  un  homme  à  pendre,  fit  Séverin  en  souriant. 

—  A  pendre,  c'est  possible,  mais  en  tout  cas  à  ne  pas  épouser. 

—  Qu'en  pensez-vous,  mademoiselle?  dit-il  en  se  retournant  vers 
Simone. 

Elle  poussa  un  profond  soupir.  —  Je  pense,  répondit-elle,  que 
je  ne  sais  plus  où  j'en  suis,  et  que  je  serais  fort  obligée  à  la  tireuse 
de  cartes  qui  me  prédirait  mon  avenir. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  répéta  sèchement  M'"^  de  Mirevieille. 

—  Encore  un  coup,  de  quoi  s'agit-il?  demanda  Séverin  à  la 
douairière. 

—  Ce  monsieur  se  permet  de  traîner  les  gens.  Depuis  quatre 
mois,  on  n'a  pas  entendu  parler  de  lui  à  la  Rosière. 

—  Permettez,  madame,  vous  oubliez  qu'à  cet  égard  il  s'est  con- 
formé aux  instructions  nettes  et  précises  que  le  colonel  Saint-Maur 
m'avait  chargé  de  lui  transmettre. 

—  Il  est  des  cas,  monsieur,  où  la  désobéissance  est  le  premier 
des  devoirs...  Quand  on  n'est  pas  un  fat,  on  ne  laisse  pas  sécher  sur 
pied  une  charmante  fille,  car,  ne  vous  en  déplaise,  ma  nièce  est  une 
charmante  fille. 

—  Je  suis  entièrement  de  votre  avis,  s'écria  Séverin  en  at- 
tachant sur  M"^  Saint-Maur  des  yeux  qui  peut-être  parlaient 
trop. 

—  Sur  votre  honneur  et  conscience?  lui  dit  Simone,  qui  lui  jeta 
un  regard  droit  accompagné  d'un  indéfinissable  sourire. 

—  En  doutez-vous?  répondit-il  froidement. 

—  Il  faut  en  finir,  monsieur,  reprit  M'"**  de  Mirevieille.  J'ai  dé- 
cidé que  Simone  ne  quitterait  pas  Paris  sans  savoir  à  quoi  s'en  te- 
nir sur  les  intentions  de  son  cousin.  Nous  lui  donnons  vingt-quatre 
heures  pour  s'excuser  et  pour  se  déclarer.  Si  demain  soir  nous  n'a- 
vons pas  sa  réponse,  tout  est  rompu  entre  nous  et  lui.  Soyez  assez 
bon  pour  l'en  prévenir,  et  veuillez  lui  dire  aussi  que,  si  sa  hau- 
tesse  nous  dédaigne,  nous  en  sommes  d'avance  parfaitement  con- 
solées. 

—  Ah!  sur  ce  point,  madame,  lui  répliqua  Séverin,  permettez- 
moi  de  ne  pas  m'en  rapporter  à  vous. 

—  Je  vous  en  supplie,  s'écria  Simone,  laissez-le  bien  à  lui-même, 
ne  pesez  pas  sur  sa  décision. 


72B  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Tenez  pour  certain  que  j'aurai  soin  de  votre  fierté  comme  s'il 
s'agissait  de  la  mienne. 

—  Ma  fierté  est' hors  de  cause;  mais  si  j'osais  vous  dire  toute  ma 
pensée... 

—  Osez. 

—  Il  me  semble  que  le  meilleur  parti  à  prendre  dans  ce  monde 
est  de  ne  rien  désirer,  de' ne  rien  demander,  de  ne  rien  vouloir  et 
de  laisser  cheminer  les  évéïiemens.  Avec  tout  cela,  on  peut  être  mal- 
heureux, mais  on  n'est  pas  le  complice  de  son  malheur. 

—  Je  vous  répondrai  qu'il  ne  faut  pas  aller  à  l' Opéra-Comique 
pour  y  chercher  des  règles  de  conduite. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  d'hier  que  je  suis  devenue  superstitieuse,  cela 
date  de  plus  loin... 

Ce  qu'elle  allait  ajouter  lui  parut  difficile  à  dire,  et  se  jetant  dans 
une  traverse  pour  sortir  de  ce  mauvais  pas  :  —  Tenez,  reprit-elle, 
jypie  Xrimbt,  qui  est  une  personne  fort  raisonnable,  m'a  souvent  ré- 
pété :  Ma  chère  enfant,  ne  demandez  rien  à  Dieu  dans  vos  prières, 
vous  risqueriez  de  lui  demander  des  chagrins, 

—  Eh  bien  !  répliqua-t-il,  vous  direz  de  ma  part  à  M"''  Trimlet 
que  ce  qui  nous  manqu^e  le  plus  souvent,  c'est  le  courage  d'être 
heureux. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  interrompit  M'"''  de  Mirevieille,  à  qui 
il  parut  que  la  conversation  s'égarait;  nous  ne  sommes  pas  ici  pour 
approfondir  des  questions  de  haute  morale.  Nous'  vous  avons  fait 
venir,  monsieur  Maubourg,  pour  que  vous  nous  fassiez  justice  d'un 
impertinent;  vous  avez  vingt-quatre  heures,  ne  nous  demandez  pas 
une  minute  de  plus...  Et  surtout  gardez-vous  de  laisser  croire  au 
vicomte  que  ma  nièce  en  tient  pour  lai.  Les  peines  de  cœur,  je  con- 
nais cela.  C'est  une  affaire  de  trois  semaines^  comme  les  rhumes. 

En  sortant,  Severin  s'arrêta  un  moment  au  bas  de  l'escalier.  11 
avait  la  tête  lourde,  le  cœur  oppressé;  il  se  disait  :  —  Je  suis  par 
trop  complaisant,  mandit  soit  le  métier  qu'on  me  fait  faire!  Je  n'au- 
rais pas  dû  la  revoir.  Puis,  se  révoltant  contre  lui-même  :  —  Eh  ! 
bon  Dieu,  quand'  il  serait  vrai  que  je  la  trouve  charmante  et  que  je 
me  sens  poui-  elle  un  dangereux  attrait,  qu'est-ce  à  dire?  ni  elle,  ni 
lui,  ni  personne  ne  le  saura  jamais;  Quand  il  fut  dans  la  rue,  il  se 
redressa  comme  un  homme  qui  répond  de  lui-même  et  qui:  met 
les  passans  au  défi  de  le  détourner  de  son  chemin. 

Ce  soir-là,  il  devait  dîner  avec  Maurice,  qui,  par  extraordinaire, 
arriva  en  retard.  Il  fut  frappé  de  l'étrangeté  de  sa  figure,  qui  n'é- 
tait pas  celle  de  tous  les  jours.  Le  vicomte  avait  le  teint  échauffé, 
le  regard  étincelant,  le  pouls  fébrile,  des  saccades  dans  la  voix,  le 
parler  sec  et  cassant;  il  discourait  d'abondance  de  cœur  sur  la  pre- 


LE   FIANflÉ    DE    m"*    SAINT-MAUR.  727 

mlère  matière  venue,  mais  sans  suite,  avec  (tes  éclats  de  gaîté  qui 
sonnaient  creux,  s'espaçant  sur  des  vétilles,  brouillant  tous  les  tons 
et  tous  les  sujets.  Séverin  le  regardait  avec  étonnenirnt;  Maurice 
s'en  aperçut, 'et  peu  à  peu  il  se  calma. 

Entre  la  poire  et  le  fromage,  'd  lui  demanda  des  nouvelles  de  son 
théâtre;  Séverin  lui  raconta  la  visite  du  petit  Antoine,  et  le  vicomte 
fit  un  hautrle*GOrps.  Dans  la  disposition  d'esprit  où  il  se  trouvait 
depuis  vingt-quatre  heures,  son  romantique  ami  lui  lit  l'eflet  d'un 
héros  de  Berquin  ou  d'un  habitant  de  la  lune. 

—  As-tu  perdu  le  sens?  s'écria-t-il. 

—  Décidément  tu  ne  m'approuves  pas  ? 

—  Je  t'empêcherai  de  faire  une  sottise  aussi  musquée. 

—  Elle  est  irréparable,  je  me  suis  laissé  attendrir,  et  après  tout 
je  ne  regrette  rien.  Ma  carrière  est  faite,  je  vois  mon  chemin  de- 
vant moi.  Ge  pauvre  diable  est  chargé  de  famille:  puisse  son 
théâtre  l'aider  à  graisser  sa  marmite  !  S'il  n'a  pas  le  prk,  du  moins 
ce  ne  sera  pas  ma  faute.  En  admettant  que  j'eusse  accouché  d'un 
chef-d'œuvre,  que  m'aurait-il  rapporté,  ce  concours?  Un  peu  de 
cette  fumc^e  qu'on  appelle  la  ghùre.  Il  faut  la  laisser  à  ceux  qui 
n'ont  pas  de  quoi  s'acheter  des  régalias...  Tiens,  en  voici  que  je  te 
recommande,  ajouta-t-il  en  présentant  à  Maurice  son  étui  à  cigares. 

Le  vicomte  se  fâcha  tout  de  bon,  lui  fit  une  scène  et  finit  par  lui 
dire  :  —  Vois-tu,  mon  cher,  c'est  un  métier  de  sot  et  une  véritable 
preuve  d'insanité  d'esprit  que  de  se  sacrifier  à  qui  que  ce  soit.  La 
vie  est  un  con)bat.  Le  monde  appartient  aux  forts,  aux  habiles,  aux 
attentifs,  à  ceux  qui  n'ont  pas  de  distractions  ni  d'attendrissemens, 
et  c'est  affaire  à  Dieu  de  venir  en  aide  aux  infirmes  et  aux  distraits. 
Tu  as  du  talent,  prends-en  le  plus  grand  soin,  et  laisse  les  pau- 
vres diables  démêler  leurs  fuseaux  comme  ils  peuvent;  le  genre 
humain  t'en  saura  gré.  Tout  pour  les  uns,  rien  pour  les  autres,  c'est 
la  loi  de  la  nature.  Le  monde  te  paraît  mal  bâti?  Ce  n'est  pas  nous 
qui  l'avons  fait,  et  je  ne  vois  pas  d'autre  parti  à  prendre  pour  un 
homme  d'esprit  que  d'être  résolument  injuste  et  de  tout  s'accorder 
en  n'accordant  rien  aux  autres. 

—  Tu  parles  d'or,  lui  répondit  Séverin;  mais  je  veux  être  pendu 
si  tu  es  de  ton  avis. 

—  Pends-toi...  Depuis  quelque  temps  je  suis  furieusement  revenu 
de  toute  espèce  de  don-quichotiisme. 

—  Depuis  quand?  lui  demanda  Séverin. 

Maurice  le  regarda  sans  lui  répondre.  Us  demeurèrent  quelques 
instans  les  yeux  dans  les  yeux,  comme  s'ils  avaient  croisé  le  fer.  Ce 
fut  le  vicomte  qui  rompit  le  preniier.  —  On  étoufle  ici,  dit-il  en  se 
levant,  allons  nous  promener. 


728  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ils  sortirent  et  arpentèrent  l'asphalte.  —  A  propos,  dit  tout  à 
coup  Séverin,  tu  es  allé  hier  à  l'Opéra-Comique,  as-tu  été  content 
de  ta  soirée? 

Le  vicomte  fit  un  geste  de  surprise.  —  Qui  a  bien  pu  te  dire... 

—  Nous  avons  notre  police  secrète.  Je  me  suis  laissé  conter  que 
tu  as  fait  une  grande  station  dans  la  loge  d'une  femme  que  tu  ne 
peux  souffrir  et  que  tu  as  surnommée  la  perle  des  enfans  gâtés. 

—  C'est  encore  vrai.  On  m'avait  reconnu;  je  me  suis  trouvé  pris 
au  trébuchet.  Je  veux  bien  passer  pour  un  ermite,  mais  non  pour 
un  butor. 

—  Et  vous  avez  fait  la  paix? 

—  Oui. 

—  Une  paix  fourrée? 

—  Ma  belle-sœur  a  été  gracieuse,  et  je  crois  avoir  été  poli. 

—  Tu  ne  l'as  pas  été  avec  tout  le  monde.  Si  tu  avais  daigné  jeter 
les  yeux  sur  une  baignoire,  peut-être  aurais-tu  vu  quelqu'un  qui  te 
tient  de  près. 

—  Qui  donc? 

—  M"«  Saint-Maur. 

—  Bah  !  qui  pouvait  supposer?..  A  présent  que  j'y  pense,  j'ai  la 
vision  confuse  d'une  tête  blonde  qui  rimait  à  cela.  Elle  t'a  fait  part 
de  son  indignation  contre  moi? 

—  Nullement;  mais  par  le  plus  grand  des  hasards  j'ai  rencontré 
M™^  de  Mirevieille,  chez  qui  elle  est  en  séjour.  Elle  est  persuadée  que 
tu  avais  reconnu  ta  cousine  et  que  ta  conduite  équivaut  à  une  rup- 
ture. J'ai  pris  sur  moi  de  l'assurer  qu'il  n'en  était  rien,  qu'avant 
vingt-quatre  heures  tu  lui  aurais  donné  les  explications  les  plus 
satisfaisantes. 

—  Tu  t'es  bien  avancé,  lui  répondit  Maurice  d'un  ton  de  vive 
contrariété;  on  m'avait  donné  six  mois,  attendons  l'échéance. 

—  Eh  !  tu  sais  bien  que  tu  n'es  plus  libre. 

—  Quand  on  n'est  plus  libre,  on  se  libère,  répliqua-t-il  sèche- 
ment. 

—  Non,  on  ne  se  libère  pas,  repartit  Séverin,  et  il  ajouta  en 
baissant  la  voix  :  —  Tu  es  aimé  et  le  bonheur  est  là. 

—  Tu  es  un  drôle  de  corps!  s'écria  le  vicomte.  Tu  as  une  ma- 
nière tranquille,  simple  et  dégagée  de  vous  dire  des  choses  lugubres 
qui  vous  donnent  la  chair  de  poule...  Que  veux-tu?  Il  y  a  en  moi 
quelque  chose  qui  résiste  invinciblement  au  mariage. 

—  Tu  aurais  dû  t'en  aviser  avant  de  m'envoyer  à  la  Rosière. 

—  Je  ne  me  suis  jamais  donné  pour  un  homme  raisonnable. 

—  Encore  est-il  des  occasions  où  l'on  est  tenu  de  l'être,  il  y  va 
de  l'honneur...  Il  faut  que  je  te  quitte,  je  suis  en  affaires  ce  soir. 


LE   FIANCÉ   DE   m"^    SAINT-xAlAUK.  729 

Promets-moi  que  d'ici  à  demain  tu  prendras  ton  parti  en  galant 
homme. 

—  Je  te  promets,  lui  répondit  Maurice,  qu'avant  demain  soir  je 
prendrai  une  résolution  quelconque,  que  toutes  les  formes  seront 
sauvées  et  que  mon  ambassadeur  sera  à  couvert  de  tout  reproche. 

Ils  se  quittèrent  là-dessus,  un  peu  plus  froidement  que  d'habi- 
tude. Séverin  s'en  alla  à  ses  affaires,  le  vicomte  continua  sa  pro- 
menade. Il  traversa  la  place  de  la  Concorde  et  remonta  les  Champs- 
Elysées  jusqu'à  l'arc  de  l'Étoile.  Il  cherchait  la  solitude  et  ne  la 
trouva  point.  Quelqu'un,  visible  pour  lui  seul,  marchait  à  ses  côtés, 
réglant  son  pas  sur  le  sien.  C'était  un  fantôme  large  de  carrure;  il 
avait  le  cou  un  peu  engoncé,  de  l'autorité  dans  le  regard,  beaucoup 
d'esprit  dans  les  coins  de  lèvres.  Ce  compagnon  gênant,  dont  il  ne 
pouvait  se  débarrasser,  mettait  le  vicomte  d'AroUes  au  supplice.  Il 
se  flattait  par  momens  d'en  être  quitte,  il  croyait  le  voir  s'effiler, 
s'amincir  et  bientôt  se  dissiper  dans  l'air  comme  une  fumée;  mais 
l'instant  d'après  il  le  revoyait  à  côté  de  lui,  plus  opaque,  plus  dense 
que  jamais,  et  il  ne  pouvait  mettre  en  doute  son  effrayante  réalité. 
11  disputait  avec  lui,  il  lui  tenait  de  longs  raisonnemens  et  parfois 
lui  disait  des  injures.  Il  cherchait  à  lui  prouver  qu'il  n'avait  au- 
cune raison  de  l'aimer,  qu'il  avait  au  contraire  à  se  plaindre  de  lui, 
et  il  fouillait  dans  le  passé  avec  acharnement  pour  y  trouver  des 
griefs  qu'il  lui  jetait  à  la  face.  L'autre  lui  répondait  :  —  Tu  vou- 
drais bien  te  tromper  toi-même,  te  donner  le  change,  tu  n'y  réus- 
siras pas.  J'ai  toujours  été  pour  toi  un  frère,  presque  un  père.  Dans 
certaines  circonstances,  mon  affection  a  été  quelquefois  indiscrète 
ou  un  peu  tyrannique;  c'était  à  bonne  intention,  et  d'une  mouche 
on  ne  fait  pas  un  éléphant.  Tu  prétends  m' asseoir  sur  la  sellette  des 
accusés;  regarde-moi  bien,  je  suis  ton  juge  et  je  te  fais  peur. — 
Maurice  lui  criait  alors  avec  rage  :  —  Elle  m'aime  et  je  l'aime,  cela 
répond  à  tout.  —  Laisse  donc,  je  te  juge  et  je  te  fais  peur,  lui  ré- 
pliquait, l'ombre. 

Cet  entretien,  qui  n'en  finissait  pas,  mit  le  vicomte  sur  les  dents. 
Quand  il  se  retrouva  sur  le  boulevard,  il  avait  le  front  moite,  le 
teint  défait.  Pour  échapper  à  l'invisible  compagnon  qui  le  poursui- 
vait, il  entra  dans  un  petit  théâtre;  il  éprouvait  le  besoin  de  se  perdre 
dans  une  foule,  de  voir  des  faces  humaines  et  cite  les  entendre  rire. 
En  retournant  chez  lui  une  heure  plus  tard,  il  se  dit  que  la  vie  ne 
vaut  pas,  comme  charpente  de  pièce,  la  plus  vulgaire  opérette, 
puisque  le  vicomte  d'Arolles  pouvait  parcourir  toute  la  rue  Mont- 
martre sans  qu'un  passant  l'arrêtât  pour  lui  dire  :  —  On  vous  a 
trompé,  votre  frère  n'est  pas  votre  frère. 

Le  lendemain,  à  trois  heures  précises  de  l'après-midi,  le  vicomte 


730  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

d'Arolles  se  présentait  à  la  porte  d'un  hôtel  où  il  s'était  juré  de  ne 
plus  revenir.  Sa  belle-sœur  lui  avait  dit  :  —  Je  serai  seule.  L'es- 
pérance de  ce  tète-à-tète  lui  donnait  une  sorte  de  vertige,  le  trans- 
portait de  joie  et  d'épouvante.  Il  arrive,  il  traverse  un  vestibule;  en 
s'approcliant  du  salon,  il  croit  entendre  une  voix  d'homme  qui  lui 
était  connue.  Il  ne  se  trompait  point  :  quand  la  porte  s'ouvrit,  il 
aperçut  le  marquis  de  iSiollis,  qui,  tiré  à  quatre  épingles,  le  dosa 
la  cheminée,  se  pavanant  dans  sa  gloire,  semblait  vraiment  le 
maître  de  la  place.  Maurice  eut  grand'peine  à  dissimuler  son  déplai- 
sir et  sa  surpnse.  La  comtesse  lui  tendit  la  main  avec  une  sorte  de 
nonchalance,  lui  demandant  de  ses  nouvelles  comme  pour  la  forme. 
Il  tâcha  de  se  persuader  que  M.  de  Niollis  avait  été  introduit  par 
l'inadvertance  d'un  domestique  ;  bientô!  il  lui  vint  à  l'id  l-e  que  le 
fâcheux,  c'était  le  vicomte  d'Arolles,  qu'on  était  impatient  de  le 
voir  partir,  qu'il  venait  d'interrompre  un  important  et  savoureux 
entretien.  Il  régna  pendant  quelques  secondes  un  silence  embar- 
rassé. Après  avoir  décousu,  Gabrielle  avait  peine  à  recoudre;  elle 
mit  la  conversation  sur  la  politique;  puis  on  aborda  la  chronique 
du  jour,  et  le  marquis  en  prit  occasion  pour  placer  un  récit  qui  pa- 
rut mortel  à  Maurice.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  clair,  c'est  que  M.  de 
INiollis  ne  s'en  allait  pas;  ses  pieds  avaient  pris  racine,  et  il  sem- 
blait comme  incrusté  dans  la  cheminée.  Maurice,  dont  le  fort  n'é- 
tait pas  la  patience,  allait  se  lever,  quand  M'"''  d'Arolles  se  prit  à 
dire  :  —  J'ai,  moi  aussi,  messieurs,  une  histoire  à  vous  raconter; 
une  femme  de  mes  amies  se  trouve  dans  un  cruel  embarras. 

—  C'est  bien  invraisemblable,  comtesse,  répondit  le  marquis; 
les  femmes  sont-elles  jamais  embarrassées? 

—  Cela  se  rencontre.  Et  tenez,  marquis,  et  vous  aussi,  Maurice, 
peut-être  aurez-vous  un  bon  conseil  à  me  donner.  On  est  venu  m'en 
demander,  et  je  suis  restée  court. 

—  Ceci  est  encore  plus  invraisemblable,  chère  madame,  répliqua 
M.  de  INiollis. 

—  Attendez,  et  quand  vous  saurez  l'histoire...  Cette  pauvre 
femme,  dans  un  jour  de  désœuvretnent  et  d'ennui,  pour  tuer  le 
temps,  a  conçu  la  funeste  fantaisie  de  jouer  un  tour  de  sa  façon  à 
un  homme  qui  s'est  fait  une  réputation  d'indifférence  un  peu 
usurpée. 

—  Connaissons- nous  ces  deux  visages?  demanda. Maurice,  à  qui 
ce  préambule  causait  une  sueur  froide. 

—  Vous  avez  dû  les  apercevoir  dans  le  monde,  mais  on  croit 
connaître  les  gens,  et  souvent  on  s'y  trompe. 

—  Et  qu'a  donc  fait  cette  malheureuse?  demanda  à  son  tour  le 
marquis. 


LE   EIANCÉ    DE   m"*    SAINT-MAUR.  73i 

—  Elle  s'est  avisée  d'écrire  à  cet  indifférent  trois  lettres  anonymes 
en  style  assez  romanesque  ;  par  la  dernière  elle  lai  donnait  un  ren- 
dez-vous dans  un  lieu  public,  en  le  mettant  au  défi  de  la. recon- 
naître. Il  y  est  venu,  et  l'a  reconnue. 

—  Elle  devait  s'y  attendre,  tlit  M.  de  Niollis  en  jouant  avec  son 
lorgnon.  Un  homme  allumé  acquiert  des  vivacités  de  pénétration 
qui  dépassent  celles  d'un  chien  courant...  4 près  tout,  où  est  le  mal? 

—  Ah!  marquis,  elle  s'était  amusée,  et  sa  plaisanterie  a  été 
prise  au  sérieux,  presque  au  tragique.  On  se  croit  aimé,  passion- 
nément aimé...  Que  faire? 

—  Détromper  l'imbécile,  répondit  tranquillement  le  marquis. 

II  ne  s'aperçut  pas  qu'à  ce  mot  Maurice  avait  bondi  sur  sa  chaise 
et  dirigeait  sur  lui  un  regard  aussi  perçant  qu'une  pointe  d'acier. 
Ce  regard  lui  disait  clairement  :  Si  tu  as  deviné  ]e  nom  de  l'imbé- 
cile, tu  es  un  homme  mort.  —  Mais  M.  de  Niollis,  qui  avait  de  bonnes 
raisons  de  tenir  à  la  vie,  n'avait  rien  deviné.  11  ne  s'intéressait  guère 
qu'à  lui-même  et  aux  histoires  dont  il  était  le  héros  ou  le  conteur. 
Il  avait  écouté  M"^  d'Arolles  avec  une  attention  polie,  et  n'était 
préoccupé  que  de  savoir  si  le  vicomte  ne  viderait  pas  bientôt 'la 
place.  Si  profond  que  fût  son  chagrin,  si  bouillante  que  fût  sa  co- 
lère, Maurice  conservait  encore  assez  de  bon  sens  pour  rendre  jus- 
tice à  l'innocence  du  marquis.  Ses  traits  contractés  se  détendirent. 
Il  leva  nonchalamment  les  yeux  sur  un  tableau  stispendu  en  face  de 
lui,  récente  acquisition  du  comte  d'Arolles,  et  il  dit  à  sa  belle-sœur  : 
—  Voilà  un  beau  paysage;  n'est-ce  pas  un  Hobbéma,  madame? 

Elle  lui  répondit  :  —  Non,  c'est  un  Ruysdael.  —  Et  se  tom-nant 
vers  M.  de  i\iollis  :  —  Gonmie  vous  y  allez,  marquis!  Le  jeune 
homme  dont  je  vous  .parle  n'est  point  un  imbécile;  c'est  au  con- 
traire, à  te  qu'on  assure,  un  garçon  fin,  avisé,  fort  spirituel,  mais 
dont  l'esprit  va  trop  vite.  Je  donne  tous  !es  torts  à  la  femme. 

—  En  ce  cas,  pour  lui  apprendre  à  vivre,  repartit  M.  de  ?Jiollis, 
je  la  condamne  à  aimer  passionnément  ce  jeune  homme. 

—  Vos  remèdes  sont  terribles,  dit-elle,  et  je  doute  qu'ils  soient 
-goûtés.  Ne  pourriez-vous  trouver  autre  chose? 

—  Eh  !  vraiment,  madame,  de  quoi  vous  mettez-^vous  en  peine? 
lui  dit  Maurice  sur  un  ton  d'ironie  dédaigneuse.  Qui  vous  prouve 
que  l'imbécile  en  question  ne  se  soit  pas  amusé,  lui  aussi,  à  jouer  la 
comédie?  £t,  .en  fût-il  autrement,  accordons-lui  huit  jours  pour  se 
consoler  et  chercher  à  son  cœur  un  autre  emploi.  On  donne  huit 
jours  à  ses  domestiques,  on  peut  bien  les  donner  à  ses  chagrins, 
encore  le  plus  souvent  n'en  faut-il  pas  tant;  quand  on  juge  la 
femme  qu'on  aime,  on  n'a  plus  longtemps  à  l'aimer. 

Parlant  ainsi  il  se  leva,  s'approcha  du  tableau  qu'il  avait  regardé 


732  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

tout  à  l'heure,  l'examina  avec  soin.  —  Décidément,  dit-il,  voilà  un 
Ruysdael  qui  ressemble  beaucoup  à  un  Hobbéma.  —  Puis,  pirouet- 
tant sur  ses  talons,  il  prit  congé  de  sa  belle-sœur,  salua  le  mar- 
quis et  gagna  la  porte. 

Heureusement  pour  lui,  il  était  bouillonnant  de  colère,  et  la  co- 
lère est  une  précieuse  ressource  :  elle  grise  les  chagrins,  elle  les 
empêche  de  se  reconnaître.  Le  vicomte  se  sentait  comme  battu  par 
un  vent  de  tempête,  il  l'entendait  gronder;  il  y  avait  en  lui  une 
houle,  la  vague  écumeuse  se  dressait  de  toute  sa  hauteur  et  retom- 
bait sur  elle-même  avec  un  terrible  fracas.  Ce  grand  bruit  l'étour- 
dissait; il  se  crut  délivré,  guéri  comme  par  enchantement.  Il  lui 
semblait  que  cette  femme  était  sortie  de  son  cœur  et  qu'elle  n'y 
rentrerait  pas.  Il  lui  disait  :  —  Merci,  vos  remèdes  sont  efficaces; 
ils  sauvent  dans  la  minute  les  malades  qu'ils  ne  tuent  pas. 

La  première  chose  que  fit  cet  homme  en  colère  fut  d'acheter  un 
splendide  bouquet  qu'il  fit  porter  incontinent  dans  un  hôtel  de  la 
rue  de  Miroménil  ;  puis  il  se  rendit  à  son  cercle,  où  il  écrivit  à  un 
vieux  colonel  une  lettre  respectueuse,  quasi  filiale.  Aussitôt  qu'il 
l'eut  mise  à  la  poste,  il  se  transporta  de  sa  personne  dans  l'hôtel 
où  son  bouquet  l'avait  précédé.  M'"*=  de  Mirevieille  lui  fit  un  accueil 
assez  froid;  mais,  quand  il  le  voulait,  il  avait  la  langue  dorée.  Il 
fut  si  empressé,  si  gracieux,  si  séduisant,  il  se  donna  tant  de  peine 
pour  amadouer  la  bonne  dame  qu'elle  ne  lui  tint  pas  longtemps  ri- 
gueur. Elle  lui  tendit  une  main  de  réconciliation  en  le  traitant  de 
vilain  homme,  après  quoi,  ayant  sonné  sa  camériste,  elle  la  pria 
d'avertir  M""  Saint-Maur  qu'une  visite  l'attendait  au  salon. 

Simone  avait  éprouvé  naguère  en  présence  de  son  cousin  un  pé- 
nible accès  de  timidité,  qui  avait  glacé  sa  langue  dans  sa  bouche; 
elle  s'était  vue  hors  d'état  de  lui  prouver  qu'elle  n'était  pas  une 
sotte.  Depuis  ce  teijips,  il  s'était  passé  bien  des  choses  dans  sa 
tête,  pour  ne  rien  du'e  d'un  événement  qui  s'appelait  Séverin  Mau- 
bourg.  Elle  aborda  le  vicomte  d'un  air  aisé,  simple,  ouvert,  quoi- 
qu'un peu  réservé.  Elle  lui  parut  une  personne  toute  nouvelle  dont 
il  avait  à  faire  la  connaissance.  Il  constata  qu'elle  avait  des  yeux 
et  qu'ils  étaient  gris,  il  rendit  justice  à  ses  cheveux,  il  s'avisa  que 
sa  coiffure  allait  à  son  visage,  et  que  ce  visage  avait  un  charme 
d'étrangeté,  un  mystère  de  poésie  qui  manque  aux  beautés  clas- 
siques. Il  admira  surtout  son  air  de  vérité,  de  candeur,  de  jeunesse, 
la  pureté  de  son  regard,  la  grâce  de  son  sourire  aussi  frais  que  s'il 
n'avait  jamais  servi,  et  il  se  dit  que  les  femmes  qui  mentent,  n'eus- 
sent-elles que  vingt-cinq  ans,  sont  déjà  vieilles. 

M"*  Saint-Maur  ne  put  ignorer  l'heureuse  impression  qu'elle  pro- 
duisait sur  lui.  Il  s'en  expliqua  aussi  clairement  que  peut  le  faire 


LE   FIANCÉ    DE    m""    SAINT-MAUR.  733 

un  homme  délicat  dont  les  titres  et  papiers  n'ont  pas  encore  reçu 
le  dernier  visa.  Il  lui  échappa  pourtant  dans  le  feu  de  l'improvisa- 
tion quelques  phrases  inspirées  par  un  sentiment  passionné,  et  en 
les  débitant  il  monta  sur  ses  grands  chevaux  et  haussa  le  ton, 
comme  s'il  s'était  flatté  de  faire  porter  sa  voix  jusqu'au  milieu  du 
faubourg  Saint-Honoré.  Séverin  l'avait  averti  que  M"®  Saint-Maur 
avait  un  prodigieux  bon  sens;  il  l'oublia  et  ne  s'aperçut  point  que 
ce  bon  sens  s'étonnait  un  peu  de  sa  brusque  métamorphose  et 
croyait  y  découvrir  quelque  parti-pris  qui  n'était  pas  absolument 
naturel.  Simone  se  disait  :  Est-ce  bien  lui  qui  parle?  est-ce  bien 
à  moi  que  ce  discours  s'adresse?  En  revanche,  il  lui  plut  beau- 
coup par  le  vif  éloge  qu'il  fit  de  Séverin  Maubourg.  Elle  trouva 
que  cette  fois  il  avait  la  note  juste,  que  son  enthousiasme  était 
de  bon  aloi.  Il  lui  conta  l'histoire  du  petit  Antoine  et  l'extravagant 
sacrifice  que  lui  avait  fait  Séverin.  Ce  trait  enchanta  M"'^  Saint-Maur, 
mais  lui  donna  beaucoup  à  penser;  elle  se  demanda  si  l'ami  intime 
de  son  cousin  n'était  pas  de  ces  hommes  à  qui  les  sacrifices  ne  coû- 
tent rien.  Elle  dit  à  Maurice  :  —  M.  Maubourg  est  donc  un  homme 
parfait,  puisque  dans  l'occasion  ce  sage  est  capable  d'être  fou  ? 

—  Halte-là!  lui  répliqua-t-il.  Que  direz-vous  des  fous  qui  sont 
dans  l'occasion  capables  d'être  sages?  N'auraient-ils  que  la  seconde 
place  dans  votre  estime? 

M'"^  de  Mirevieille  répondit  pour  Simone  :  —  Rassurez-vous,  mon 
cher  vicomte,  les  jeunes  filles  bien  élevées  admirent  les  sages,  mais 
elles  ont  un  penchant  secret  à  aimer  les  fous. 

—  A  ce  compte  les  fous  ont  le  gros  lot!  s'écria-t-il. 

—  Dieu  leur  fasse  la  grâce  d'en  sentir  tout  le  prix  !  repartit  la 
douairière. 

L'instant  d'après,  en  reconduisant  Maurice,  elle  lui  dit  à  l'oreille  : 
—  Eh  bien!  que  vous  en  semble? 

—  Ah  !  madame,  lui  répondit  le  vicomte,  il  me  semble  que  votre 
salon  ressemble  prodigieusement  au  chemin  de  Damas. 

Une  demi-heure  plus  tard,  il  entrait  chez  Séverin.  11  lui  cria  du 
seuil  :  —  Consummatmn  est. 

—  Tu  as  rompu?  lui  demanda  Séverin  avec  une  poignante 
émotion. 

—  J'épouse.  Es-tu  content? 

—  Toi-même,  l'es-tu?  reprit  Séverin  en  tâchant  de  sourire. 

—  Mon  Dieu  !  oui ,  elle  est  charmante,  répondit-il  d'un  ton  bref. 

11  était  à  mille  lieues  de  se  douter  que  depuis  la  veille  au  soir  Sé- 
verin berçait  dans  son  cœur  une  inquiétude  mêlée  d'une  confuse  es- 
pérance. 11  se  disait  :  —  Et  pourtant,  si  Maurice  ne  veut  pas  de  son 
bonheur,  ne  pourrait-il  pas  arriver?..  —  Il  n'achevait  ni  sa  phrase 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  son  rêve,  mais  bientôt  il  les  recommençait.  11  y  avait  dans  sa  vie 
une  porte,  non  pas  ouveite,  mais  entre-bâillée,  par  laquelle  lui  ar- 
rivaient des  boulTées  d'air  frais  et  le  chant  lointain  d'un  oiseau.  La 
porte  venait  de  se  refermer  et  l'oiseau  de  se  taire.  11  parut  à  Sé- 
verin  qu'on  avait  subitement  muré  sa  vie;  il  se  sentait  prisonnier. 
Il  fit  un  énergique  eifort  sur  lui-même,  félicita  chaudement  Mau- 
rice d'avoir  pris  le  bon  parti.  Maurice,  qui  ne  tenait  pas  en  place, 
l'écoutait  à  peine,  et,  après  avoir  tourné  et  viré  dans  la  chambre,  il 
se  retira  aussi  brusquement  qu'il  était  entré. 

Le  lendemain,  Séverin  reçut  une  petite  lettre  que  M"^  Saint-Maur 
lui  avait  écrite  avant  de  quitter  Paris.  Elle  était  ainsi  conçue  : 

u  Monsieur,  quel  ambassadeur  vous  êtes  !  Tout  s'est  passé  comme 
vous  le  désiriez,  tout  arrivera  comme  vous  l'aurez  voulu...  Vous 
m'avez  dit  que  ce  qui  nous  manque  le  plus,  c'est  le  courage  d'être 
heureux.  J'emporte  votre  mot  à  la  Rosière,  et  je  tâcherai  d'avoir  ce 
genre  de  courage.  Peut-être  il  m'en  coûtera.  Vous  êtes  heureux, 
monsieur,  rien  ne  vous  coûte,  et  le  petit  Antoine,  dont  on  a  eu  l'in- 
discrétion de  me  parler,  ne  se  doutera  jamais  du  sacrifice  que  vous 
lui  avez  fait.  Je  m'aperçois  que  j'oublie  de  vous  remercier,  et  pour- 
tant je  n'avais  pas  d'autre  raison  de  vous  écrire.  Excusez-moi,  je 
vous  prie,  et  croyez  que  je  fais  des  vœux  bien  sincères  pour  votre 
bonheur.  » 

Cette  lettre  renfermait  un  sens  caché  que  Séverin  ne  devina 
point;  les  esprits  d'une  certaine  trempe  raisonnent  moins  juste  dans 
leurs  propres  affaires  que  dans  celles  des  autres.  Il  ne  put  cepen- 
dant échapper  à  ce  philosophe  que  M"*  Saint-Maur  lui  avait  écrit 
dans  un  moment  de  mélancolie.  —  Oui-dà,  se  dit- il ,  à  quoi  me 
suis-je  employé?  et  ce  mariage  aurait-il  pour  conséquence  de  faire 
trois  malheureux? 

Il  repoussa  cette  pensée,  et,  après  avoir  relu  le  billet  sans  le 
comprendre  davantage,  il  l'approcha  de  ses  lèvres,  l'en  écarta  vio- 
lemment et  le  brûla. 

VIII. 

Trois  semaines  après,  le  vicomte  d'Arolles  avait  obtenu  sa  licence 
avec  tous  les  honneurs  de  la  guerre.  Celte  brillante  léussite,  qui 
chatouilla  faiblement  son  orgueil,  lui  valut  de  son  frère  le  billet  que 
voici  : 

«  Gomme  on  se  trompe,  mon  cher  ami!  U  faut  que  je  te  confesse 
ma  bêtise.  Je  m'étais  fourré  dans  l'esprit  que  tu  ne  pouvais  pardon- 
ner à  Gabrielle  la  mauvaise  plaisanterie  qu'elle  t'avait  faife  un  soir 
à  la  Tour,  en  t'obligeant  de  croire  pendant  quelques  minutes  aux 


LE   FIANCÉ   DE   m"^   SAINT-MAUR.  735 

revenans.  Elle  m'a  appris  que  vous  vous  étiez  rencontrés  à  l'Opéra- 
Comique  et  que  tu  ne  lui  avais  point  fait  grise  mine.  Je  m'imagi- 
nais aussi  que  la  licence  te  servait  de  prétexte  pour  nous  bouder  et 
ne  pas  nous  voir,  et  te  voilà  licencié  de  vrai.  Je  te  croyais  étonnant, 
tu  es  tout  simplement  admirable;  mécréant  que  je  suis,  je  m'étais 
permis  d'en  douter.-  Il  me  tarde  de  te  dire,  parlant  à  ta  personne, 
tout  le  bien  que  je  pense  de  toi.  Démolis  bien  vite  ta  cellule  ou  saute 
par-dessus  ton  mur  et  viens  déjeuner  demain.  Nous  serons  seuls 
avec  Gabrielle,  qui  compte  sur  toi.  » 

Maurice  accepta  sans  hésiter  cette  invitation.  Qu'aurait -il  pu 
craindre?  Il  était  sûr  de  lui,  sûr  de  sa  volonté,  sûr  de  sa  colère  et 
de  son  mépris. 

Quand  il  arriva  chez  son  frère,  la  comtesse  était  seule  au  salon, 
assise  près  de  la  cheminée,  ses  coudes  sur  ses  genoux,  l'œil  fixé  sur 
un  grand  feu  qui  flambait.  Elle  était  enfoncée  dans  une  rêverie,  ce 
qui  étonna  Maurice;  il  n'imaginait  pas  qu'elle  fût  capable  de  rêver. 
Elle  ne  l'entendit  pas  venir  et  fut  plus  d'une  minute  sans  s'aperce- 
voir qu'il  était  là.  Elle  tressaillit,  se  leva  et  lui  dit  d'une  voix  ra- 
pide :  —  Je  vous  dois  des  explications. 

Il  recula  d'un  pas.  —  Des  explications,  madame?  A  propos  de 
quoi?  Tenez-les  pour  données,  je  les  tiens  pour  reçues. 

Elle  n'eut  pas  le  temps  de  lui  répondre,  le  comte  d'AroIles  venait 
d'entrer.  11  courut  à  son  frère,  le  contempla  d'un  air  attendri,  lui 
secoua  les  deux  mains,  s'écriant  comme  certain  personnage  de  Gil- 
Blas  :  —  Seigneur  licencié,  ornement  d'Ovieio,  flambeau  de  la  phi- 
losophie, excusez  mes  transports,  je  ne  suis  point  maître  de  la  joie 
que  votre  présence  me  cause!  —  Et  se  tournant  vers  sa  femme  : 
—  Votre  déjeuner,  ma  chère,  sera-t-il  à  la  hauteur  des  circon- 
stances? Yous  voyez  dans  ce  jeune  gentilhomme  la  huitième  mer- 
veille du  monde,  et  il  mérite  d'être  traité  comme  un  prince. 

Après  cela,  changeant  d'3  ton  :  —  Mon  compliment  sera  court, 
dit-il  à  Maurice  ;  tu  es  un  homme,  tu  sais  vouloir,  tout  est  là. 

—  Bon  Dieu  !  s'écria  le  vicomte  impatienté ,  que  de  discours  à 
propos  de  trois  boules  blanches! 

—  Il  n'y  a  pas  de  petites  choses,  lui  répliqua  Geoffroy,  il  n'y  a 
que  de  petits  hommes,  et  tu  n'en  es  pas...  mais  tu  as  mauvais  vi- 
sage, mon  pauvre  garçon,  je  te  trouve  maigri.  Nous  le  remplume- 
rons, n'est-ce  pas,  Gabrielle? 

La  comtesse  ne  lui  répondit  que  par  un  signe  de  tête  et  un  sou- 
rire incertain,  et,  le  déjeuner  étant  servi,  on  se  mit  à  table.  Pendant 
tout  le  repas,  le  comte  d'Arolles  fit  feu  de  tribord  et  de  bâbord;  le 
sang  lui  pétillait  dans  les  veines,  et  il  cherchait  à  mettre  en  gaîté 
son  frère,  qui  le  laissait  dire  et  observait  Gabrielle  à  la  dérobée. 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  parlait  peu,  avait  l'air  soucieux,  paraissait  souffrante.  Geoffroy 
lui  fit  la  guerre  sur  son  manque  d'appétit. 

—  Elle  traîne  depuis  quinze  jours,  dit-il  à  son  frère.  Ce  ne  sera 
rien.  C'est  un  tribut  qu'elle  paie  à  l'hiver. 

—  Et  au  monde,  ajouta-t-elle.  Je  sors  trop. 

—  Oh!  bien,  voilà  la  première  fois  que  vous  vous  plaignez  du 
monde. 

—  Il  nous  fait  une  vie  de  galère,  reprit-elle  avec  un  accent  de 
mélancolie. 

—  Mais  comme  on  l'adore,  cette  galère!  lui  dit  le  comte  en  la 
regardant  d'un  œil  d'admiration. 

Après  le  déjeuner,  quand  on  se  retrouva  au  coin  du  feu,  la  con- 
versation changea  de  thème.  —  Et  ton  mariage?  dit  Geoffroy  à  son 
frère  sans  autre  préambule. 

—  Il  se  porte  fort  bien,  répondit-il.  C'est  une  affaire  faite  ou  peu 
s'en  faut. 

—  Il  te  vient  donc  à  la  fois  tous  les  genres  de  sagesse? 

—  Un  instant,  ce  n'est  pas  par  sagesse  que  je  me  marie.  —  Et  il 
ajouta  :  —  Voyons,  nous  sommes  en  famille,  je  puis  être  impuné- 
ment ridicule...  Eh  bien!  j'oserai  vous  confesser  que  je  tourne  au 
jeune  premier,  que  je  suis  ridiculement  amoureux  de  M"^  Saint- 
Maur. 

Gabrielle  releva  la  tête  et  chercha  les  yeux  de  Maurice  sans  par- 
venir à  les  rencontrer. 

—  Si  tu  as  voulu  produire  un  effet,  s'écria  le  comte,  tu  ne  l'as 
pas  manqué.  Pour  ma  part,  j'ai  toujours  trouvé  Simone  charmante; 
mais  du  diable  si  je  m'étais  aperçu  que  tu  en  fusses  amoureux. 

—  Que  veux-tu?  je  la  voyais  au  travers  de  mes  souvenirs  d'en- 
fance... L'autre  jour,  je  l'ai  revue  à  Paris,  et  il  m'a  semblé  que 
je  venais  de  la  découvrir. 

—  Tu  as  été  subitement  touché  de  la  grâce? 

—  De  la  sienne,  dont  le  charme  est  incomparable. 

Gabrielle  le  regarda  de  nouveau  :  —  Mettez  donc  cela  en  vers, 
lui  dit-elle. 

—  Ne  le  découragez  pas,  ma  chère,  reprit  le  comte;  laissez-le 
nous  jouer  tranquillement  un  petit  air  sur  la  meilleure  de  ses 
guitares.  J'ai  toujours  trouvé  qu'il  jouait  de  cet  instrument  à 
ravir. 

—  Que  dites-vous  là?  répondit-elle.  On  ne  chante  pas  M"*  Saint- 
Maur  en  s' accompagnant  d'une  guitare;  on  prend  sa  lyre. 

—  On  y  ajoute  même  une  corde,  fit  le  comte. 

—  Puisque  vous  êtes  résolus  à  vous  moquer  de  moi,  repartit 
Maurice,  à  votre  aise,  je  rentre  dans  ma  coquille.  Après  tout,  la 


LE    FIANCÉ    DE    m"*    SAINT-MAUR.  737 

grande  affaire  de  ce  monde  n'est  pas  de  chanter  M"''  Saint-Maur, 
c'est  de  l'épouser. 

—  Ne  te  fâche  pas.  Tu  es  le  plus  délicieux  garçon  que  je  con- 
naisse. Je  te  demandais  d'épouser,  tu  as  poussé  la  complaisance 
jusqu'à  tomber  amoureux.  Te  voilà  bien;  quand  il  s'agit  de  me  faire 
plaisir,  tu  ne  regardes  pas  aux  frais. 

—  Mon  Dieu!  je  comprends  votre  surprise;  moi-même,  vous  me 
voyez  encore  ébahi  de  mon  aventure.  Le  fait  est  que  j'avais  eu 
comme  un  autre  le  mépris  de  la  jeune  fille.  Là,  franchement,  j'ai 
découvert  que  c'est  le  plus  sot  des  mépris,  et  que  la  chose  la  plus 
ravissante  de  l'univers,  c'est  une  jeune  fille,  quand  elle  est  blonde 
et  qu'elle  s'appelle  Simone.  Tenez,  j'ai  toute  honte  bue;  on  dira  de 
moi  que  je  me  décide  à  faire  une  fin,  je  vous  déclare  en  confidence 
que  ma  fin  est  un  commencement. 

—  A  merveille  !  s'écria  Geoffroy  ;  le  malheur  est  que  les  hommes 
finissent  d'ordinaire  par  où  ils  auraient  dû  commencer. 

—  Je  suis  fort  impatiente  de  faire  la  connaissance  de  M"*  Saint- 
Maur,  dit  la  comtesse  en  égratignant  de  ses  ongles  roses  l'écran 
qu'elle  tenait  à  la  main. 

—  Mais  vous  la  connaissez  déjà,  lui  répondit  Maurice. 

—  En  vérité? 

—  L'autre  soir,  au  théâtre,  vous  me  l'avez  montrée  en  me  di- 
sant :  —  Elle  ne  ressemble  à  rien  ;  ce  serait  un  joli  modèle  pour 
Chaplin. 

—  Il  me  semble  en  effet  me  souvenir...  elle  n'est  pas  mal,  re- 
partit la  comtesse,  et  il  lui  échappa  un  petit  rire  aigrelet  qui  ne  pas- 
sait pas  le  nœud  de  la  gorge.  —  Yoilà  qui  est  plaisant,  reprit-elle, 
sans  moi  vous  ne  l'auriez  pas  remarquée. 

—  Une  chose  plus  bizarre  encore,  c'est  que  je  ne  l'ai  pas  vue 
quand  vous  me  l'avez  montrée.  Ce  n'est  que  plus  tard,  en  sortant 
du  théâtre;...  mais  je  vous  ennuie. 

—  Tu  me  rajeunis,  lui  dit  son  frère. 

—  Je  venais  de  mettre  Gabrielle  en  voiture,  poursuivit  Maurice; 
je  me  retourne  et  j'aperçois  M"^  de  Mirevieille  qui  attendait  la 
sienne.  A  côté  d'elle  j'avise,  enveloppés  dans  un  capuchon,  deux 
yeux  du  gris  le  plus  doux,  qui  me  regardaient,  et  ce  regard  sem- 
blait sortir  du  fond  d'un  bois. 

—  Du  fond  des  gorges  de  Franchard,  fit  Gabrielle. 

—  C'est  possible.  Il  y  avait  dans  ces  yeux  gris  comme  une 
douce  sauvagerie  qu'étonnaient,  sans  l'éblouir,  les  grâces  artifi- 
cielles de  toutes  les  femmes  un  peu  trop  civilisées  qui  se  trou- 
vaient là. 

—  Bien  obligé  pour  la  civilisation,  lui  dit-elle. 

TOMB  XIII.  —  1876.  47 


738  REVUE    DES    DEUX   MONDES» 

—  Et  tu  as  incontinent  offert  ton  cœur  à  cette  fille  des  bois?  de- 
manda le  comte. 

—  Je  ne  lui  ai  rien  offert  du  tout,  pas  même  mon  bras.  J'étais 
stupéfait,  parfaitement  sot,  et  je  me  disais  :  Malheureux,  voilà  ton 
bonheur  qui  te  regarde!  C'est  tout  au  plus  si  je  conservai  assez  de 
présence  d'esprit  pour  aider  M'"^  de  Mirevieille  à  trouver  sa  voiture. 
Le  lendemain,  je  fus  moins  sot  et  plus  éloquent,  et  j'avançai  si  bien 
mes  affaires  que  le  surlendemain  je  vins  ici  pour  tout  vous  racon- 
ter; mais  j'ai  trouvé  dans  ce  salon  M.  de  NioUis,  qui  n'a  pas  dé- 
marré de  la  place,  et  j'ai  dû  garder  pour  moi  ma  nouvelle. 

—  C'est  vraiment  admirable!  s'écria  la  comtesse;  je  n'avais  ja- 
mais cni  à  Chactas,  j'y  crois. 

—  Et  moi,  je  serai  ton  père  Aubry,  dit  le  comte.  Si  tu  as  besoin 
d'un  conseil,  si  tu  désires  que  je  donne  un  coup  de  pied  jusqu'à 
Fontainebleau... 

—  ]Ne  te  dérange  pas,  lui  répondit  Maurice,  les  fers  sont  au  feu, 
et  je  n'ai  besoin  de  personne. 

Geoffroy  lui  frappa  sur  l'épaule  en  lui  disant  :  —  Que  tu  es  gen- 
til !  on  t'aurait  fait  exprès  que  tu  ne  me  plairais  pas  davantage... 
A  propos,  te  sens-tu  toujours  du  goût  pour  la  diplomatie? 

—  Pour  la  diplomatie  et  pour  les  voyages,  plus  que  jamais.  Si  je 
restais  à  Paris,  je  n'y  ferais  rien. 

—  Tu  auras  sous  peu  de  mes  nouvelles;...  mais  je  m'oublie,  je 
devrais  êtie  à  \ersailles.  On  nous  annonce  une  séance  orageuse.  Le 
cœur  vous  en' dit-il,  Gabrielle? 

—  Non,  répondit-elle  d'un  air  de  sombre  irritation;  je  ne  me  sens 
pas  de  force  à  résister  à  un  discours. 

—  Comme  la  grippe  vous  change  les  femmes  !  s'écria  Geoffroy. 
Soignez-vous;  dois-je  vous  envoyer  votre  médecin? 

Elle  lui  répondit  non  par  un  signe  de  tête.  Il  s'approcha  d'elle,  la 
baisa  au  front  et  dit  à  son  frère  :  —  Tiens-tu  compagnie  à  cette 
malade? 

—  Impossible,  à  mon  vif  regret;  je  suis  attendu  chez  moi. 

Le  comte  sortit  le  premier  du  salon;  Maurice  s'avança  vers  sa 
belle-sœur  pour  lui  dire  adieu.  Elle  l'attendait  debout  contre  la 
cheminée,  la  tête  haute,  le  regard  altier  et  provocant.  Il  soutint  ce 
regard  avec  un  calme  impassible. 

—  Vous  me  jugez  bien  naïve,  lui  dit-elle  en  faisant  danser  son 
écran  dans  sa  main;  votre  histoire  est  un  conte  bleu,  et  je  n'en 
crois  pas  un  seul  mot. 

—  Elle  est  cependant  vraie,  lui  répondit-il,  et  je  ne  m'explique 
pas  votre  incrédulité. 

Cela  dit,  il  la  salua  et  rejoignit  son  ft"è're  dans  l'antichambre. 


LE   FIANCÉ   DE   m"*   SAINT-àlAUR.  739 

A  quelques  jours  de  là,  le  vicomte  d'Aiolles  arrivait  à  la  Rosière, 
où  il  s'était  annoncé.  11  trouva  le  colonel  Saiut-iUaur  dans  la  meil- 
leure disposition  d'esprit,  tête  à  tête  avec  une  grande  carte  de  géo- 
graphie où  il  s'amusait  à  voyager  avec  le  doigt.  Il  venait  de  péné- 
trer au  cœur  de  l'Afrique  ;  il  revint  en  hâte  de  Tombouctou  pour 
ouvrir  ses  bras  à  son  neveu. 

—  Ah!  vous  voilà,  beau  sire,  s'écria-t-il.  Enchanté  de  vous  re- 
voir. Vous  aiTivez  ici  avec  l'intention  Jbien  arrêtée  de  me  demander 
ma  filîe  en  mariage? 

—  Effectivement,  colonel. 

—  Vous  en  avez  fini,  mon  prince,  avec  vos  atermoiemens?  Vous 
avez  bien  fait  toutes  vos  réflexions  ? 

—  Je  n'en  avais  point  à  faire. 

—  Et  votre  plus  cher  désir  est  d'épouser  cette  demoiselle  aujoui'- 
d'hui  même? 

—  Le  plus  tôt  possible. 

—  Tu  es  comme  le  lièvre,  toi.  Tu  te  donnes  du  temps  pour 
brouter,  pour  dormir,  pour  écouter  d'où  vient  le  vent,  et  puis  tu 
prencis  tes  jambes  à  ton  cou,  et  tu  crois,  mon  gas,  que  tout  est  fait. 

—  J'osais  l'espérer. 

—  Eh  bien!  tout  est  défait. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  demanda  Maurice  vivement  contrarié. 

—  il  est  arrivé  que  le  diable  s'est  fourré  au  travers  de  ce  ma- 
riage, et,  quand  je  le  bâtis  d'un  côté,  il  le  débâlit  de  l'autre.  Il  est 
arrivé  que  tu  ne  voulais  pas  et  qu'à  présent  c'est  Simone  qui  ne 
veut  plus...  A  son  lour,  elle  demande  du  temps  pour  réfléchir,  un 
mois,  deux  mois,  que  suis-je?  Je  l'ui  raisonnée,  je  l'ai  prise  par  tous 
les  bouts.  On  n'imagine  pas  toutes  les  objections  de  bibus  que  peut 
inventer  une  femme  qui  se  bute.  C'est  une  pluie  fine;  on  croit  que 
cela  ne  mouille  pas,  et  on  se  sent  trempé  jusqu'aux  os. 

—  Mais  enfin  quelles  raisons  vous  a-t-elle  données? 

—  D'où  sors-tu?  Est-ce  que  les  femmes  donnent  des  raisons?  Elle 
soutient  qu'on  t'a  mis  le  pistolet  sur  la  gorge,  que  ce  n'est  pas  trop 

l'un  mois  pour  s'assurer  que  tu  ne  te  repens  pas.  Le  fond  de  l'af- 
faire, à  ce  que  j'imagine,  c'est  que  sa  petite  fierté  veut  avoir  sa 
revanche  et  se  donner  le  plaisir  de  te  tenir  le  bec  tlms  l'eau,.  Tu 
l'as  balancée,  elle  le  balance...  Ne  prends  pas  cet  air  déconfit.  On 
prétend  que  dans  le  secret  de  son  cœur  elle  t'adore;  c'est  l'opinion 
de  M"*  Tiiadet  aussi  bien  que  de  ton  ami  l'ai'chitecte,  qui  par  pa- 
renthèse n'est  guère  poli,  il  n'a  pas  daigné  nous  faire  sa  visite  de 
digestion...  Tout  ce  que  je  sais,  pour  ma  pai't,  c'est  que  j'ai  dit  cent 
fois  à  cette  petite  des  horreurs  de  toi,  et  qu'elle  a  toujours  refusé 
de  les  croire. 


7/iO  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

—  Je  vous  suis  fort  obligé,  colonel.  Ne  pourrait-il  pas  se  faire 
qu'à  la  longue  vos  petites  calomnies  eussent  produit  quelque  im- 
pression ? 

—  Mes  calomnies?  Peut-on  te  calomnier?..  Je  lui  ai  dit  que  dans 
le  temps  tu  avais  tous  les  vices,  mais  que  tu  les  avais  crevés  sous 
toi.  Fais-lui  voir  leur  acte  de  décès,  enfin  sois  éloquent,  sois  habile, 
déploie  toutes  tes  grâces.  Elle  est  au  jardin,  va  lui  parler,  je  te 
donne  carte  blanche,  je  te  la  livre  pieds  et  poings  liés.  Fais  toi- 
même  tes  affaires;  si  je  m'en  mêle,  je  me  fâcherai,  elle  pleurera, 
et  je  ferai  des  bassesses  pour  avoir  la  paix.  Est-ce  compris? 

Le  vicomte  descendit  dans  le  jardin  et  se  mit  à  la  recherche  de 
sa  cousine.  Il  se  flattait  de  l'amener  sans  peine  à  composition,  et 
il  était  lui-même  impatient  de  s'engager  sans  retour.  Peut-être  res- 
semblait-il à  ce  joueur  malheureux  qui,  après  avoir  perdu  au  bac- 
carat la  moitié  de  sa  fortune,  craignant  de  perdre  l'autre,  s'en  alla 
trouver  le  concierge  d'une  prison  pour  lui  demander  en  grâce  de  le 
mettre  sous  clef.  Il  tardait  à  Maurice  d'être  le  prisonnier  de  sa  pa- 
role et  de  M"''  Saint-Maur;  mais  les  geôliers  ne  sont  pas  toujours 
d'humeur  à  mettre  les  gens  sous  clef.  M"^  Saint-Maur  n'était  pas 
seule  au  jardin,  elle  avait  sa  sœur  auprès  d'elle.  M""  Sophie  avait 
attrapé  ses  quinze  ans;  c'est  l'âge  de  l'ignorance,  mais  la  curiosité 
commence  à  poindre,  et  l'ignorance,  désireuse  de  s'instruire,  est 
un  tiers  fort  incommode  dans  un  entretien  d'amour.  Simone  lit  ac- 
cueil au  vicomte  ;  elle  ne  laissa  pas  de  prendre  sa  sœur  par  la  main 
et  ne  la  lâcha  plus.  Ce  garde  du  corps  mit  l'éloquence  de  Maurice 
à  la  gêne.  Il  attendit  pour  s'expliquer  un  moment  plus  favorable. 

On  était  à  la  mi-mars.  La  journée  était  belle,  et  le  soleil  prépa- 
rait en  secret  cet  heureux  coup  d'état  qu'on  appelle  le  printemps; 
il  promettait  des  fleurs  aux  pêchers  et  des  feuilles  à  tous  les  arbres 
qui  en  demandaient.  Le  vicomte  proposa  à  sa  cousine  de  faire  le 
tour  du  parc  et  de  descendre  jusqu'à  la  Seine.  Elle  y  consentit.  Il 
pelotait  en  attendant  partie  ;  il  était  aimable,  empressé,  bien  di- 
sant, approuvait  et  admirait  tout.  Simone  était  fort  édifiée  de  ses 
manières  et  de  son  langage;  toutefois  elle  le  soupçonnait  d'avoir  son 
dessein,  et  elle  se  tenait  sur  ses  gardes.  Elle  lui  répondait  avec  un 
peu  d'effort;  elle  avait  des  distractions  causées  par  des  inquié- 
tudes. Son  avenir  lui  appartenait  encore,  elle  n'avait  pas  prononcé 
le  oui  fatal.  Elle  priait  le  ciel  qu'il  la  ramenât  de  sa  promenade 
saine  et  sauve,  sans  s'être  liée  par  un  mot  irrévocable.  Il  lui  sem- 
blait, comme  naguère  à  Se  vérin,  qu'il  y  avait  dans  sa  vie  une  porte 
ouverte  par  laquelle  un  jour  ou  l'autre  pouvait  entrer  quelqu'un. 
Elle  démêlait  mal  les  intentions  de  ce  visiteur  que  sa  destinée 
attendait  en  silence.  Pensait-il  à  M"*  Saint-Maur?  N'y  pensait-il 


LE   FIANCE    DE    m"^    SAINT-MAUR.  741 

point?  Savait-on  bien  quels  étaient  ses  sentimens  et  ses  vues?  Plus 
d'une  fois  elle  avait  cru  surprendre  dans  son  regard  une  secrète 
émotion,  comme  si  son  cœur  lui  était  venu  subitement  dans  les 
yeux.  Sans  doute  il  n'avait  rien  dit  qui  pût  la  confirmer  dans  le 
soupçon  qu'elle  avait  conçu;  mais  avait-il  le  droit  de  parler?  11 
aurait  fallu  le  prendre  au  collet  en  lui  criant  :  —  Aimez-moi  donc, 
je  vous  permets  de  m' aimer.  —  N'osant  crier,  elle  lui  avait  écrit; 
avait-il  compris  son  billet?  La  situation  de  cet  homme  était  aussi 
délicate  que  sa  conscience;  cependant  tout  pouvait  s'arranger.  Il  ar- 
rive tant  de  choses  1  Le  point  est  de  ne  pas  se  presser.  Quel  malheur 
si  un  jour  Séverin  venait  frapper  à  une  porte  trop  lôt  fermée  en  di- 
sant à  M"*  Saint  Maur  :  —  C'est  votre  faute,  vous  ne  m'avez  pas  at- 
tendu! —  Et  voilà  pourquoi  M"^  Saint-Maur  s'était  emparée  de  la 
main  de  sa  sœur  et  la  gardait  résolument  dans  la  sienne  malgré  les 
efforts  que  faisait  cette  main  captive  pour  se  dégager. 

On  atteignit  l'extrémité  d'une  avenue  d'ormeaux  et  un  terre-plein 
qui  commande  la  vue  de  la  Seine.  Le  vicomte  s'assit  sur  un  banc;  il 
fallut  bien  s'asseoir  à  côté  de  lui.  Sophie  s'ennuyait  mortellement; 
la  conversation  n'était  pas  assez  gaie  pour  la  divertir,  ni  assez 
tendre  pour  l'émouvoir.  Elle  profita  de  la  circonstance  pour  s'écar- 
ter un  peu,  et,  quand  Simone  la  chercha  des  yeux,  elle  avait 
disparu. 

—  Il  est  donc  vrai  qu'il  vous  faut  un  mois  ou  même  deux  pour 
vous  décider?  demanda  Maurice  à  brûle-pourpoint. 

L'heure  fatale  était  venue.  Simone  se  résigna,  baissa  la  tête, 
détourna  les  yeux,  et  répondit  :  —  Ltes-vous  sûr  qu'en  sollicitant 
ce  délai  je  ne  songe  pas  à  votre  intérêt  plus  qu'au  mien? 

—  Les  juges  qui  punissent  un  coupable  l'assurent  toujours  que 
c'est  pour  son  bien,  répliqua- t-il  d'un  ton  presque  amer;  mais  le 
coupable  est  peu  reconnaissant  à  ses  juges  de  la  peine  qu'ils  se 
donnent  pour  l'amender. 

Elle  trouva  qu'il  le  prenait  un  peu  haut,  elle  fut  tentée  de  s'in- 
surger; il  avait  dans  les  yeux  quelque  chose  qui  lui  imposa. 

—  De  quoi  vous  punirais-je?  répondit-elle  doucement. 

—  Alors  c'est  une  épreuve? 

—  Peut-être. 

—  Soyez  persuadée  qu'elle  est  de  trop. 

—  Vous  le  dites  aujourd'hui;  mais  demain? 

Il  repartit  avec  une  énergie  d'accent  qui  ressemblait  à  de  la  co- 
lère :  — Je  vous  jure  que  demain,  comme  après-demain,  je  serai 
l'homme  que  vous  voyez  aujourd'hui.  Je  vous  jure  que  je  vous  ré- 
ponds de  votre  bonheur,  et  que,  si  vous  étiez  malheureuse  avec  moi, 
je  me  tiendrais  pour  un  misérable, 


11x1  REVUB  DES   DEUX   MONDES, 

M"^  Saint-Maur  fut  saisie  d'un  tremblement.  11  se  repentit  de 
l'avoir  effrayée,  et  il  prit  sa  voix  la  plus  caressante  pour  lui  dire  : 

—  Permettez-moi  de  penser  que  dès  cet  instant  nous  sommes  en- 
gagés d'honneur  l'un  envers  l'autre. 

Elle  regarda  couler  la  Seine,  elle  crut  voir  couler  sa  destinée.  Il 
lui  parut  que  tantôt  elle  s'était  livrée  à  de  sottes  rêveries,  qu'elle 
s'était  grossièrement  abusée,  qu'elle  avait  caressé  une  chimère  et 
fondé  son  avenir  sur  la  plus  trompeuse  des  espérances  :  elle  était 
folle  de  s'imaginer  que  Séverin  eût  pour  elle  plus  que  de  l'amitié; 
ce  sage,  cet  homme  de  volonté  <  t  de  devoir,  cette  tète  ronde,  ce 
puri:ain  savait-il  aimer,  ce  qui  s'appelle  aimer?  Elle  crut  entendi'e 
le  bruit  d'une  iporte  qui  roulait  pesamment  sur  ses  gonds,;  il  n'y 
avait  personne  derrière. 

Maurice  lui  avait  pris  la  main,  qu'il  porta  à  ses  lè'-res  en  disant  : 

—  J'attends,  ne  me  répondrez- vous  pas? 

Tout  à  coup  une  voix  cria  :  —  Les  voici,  mais  nous  arrivons  mal 
à  propos. 

Le  vicomte  se  leva  tout  d' une  pièce ,  il  aperçut  son  frère  et  un 
peu  plus  loin  sa  belle-sœur.  Heureuse  de  l'incident,  bénissant  le 
ciel  qui  l'avait  entendue,  Simone  courut  à  leur  reiiContre. 

—  Ma  charmante  cousine,  excusez  Gûotre  indiscrétion,  lui  dit  le 
comte  d'Arolles;  j'ai  de  bons  yeux,  et  ce  n'est  pas  ma  faute  si  le 
bocage  a  perdu  son  mybtère...  Vous  voyez  des  gens  qu'un  prochain 
départ  empêchera  de  signer  à  votre  contrat,  et  qui  n'ont  [-as  voulu 
se  mettre  en  route  sans  vous  avoir  présenté  leurs  meilleurs  sou- 
haits. Ma  femme  était  impatiente  de  faire  votre  connaissance. 

Puis,  allant  à  sonilrère  et  lui  prenant  le  bras,  il  le  tira  à  l'écart. 

—  Petit  Maurice,  commença- t-il,  j'ai  de  grosses  nouvelles  à  te  con- 
ter. Tu  es  trop  absorbé  dans  tes  amours  pour  soupçonner  ce  qui  se 
passe  dans  Landerneau  et  que  nous  sommes  en  pleine  crise  minis- 
térielle. On  m'a  offert  avec  insistance  le  ministère  de  l'intérieur.  J'ai 
refusé,  cela.t'étonne,  mais  tu  vas  me  comprendre.  Tu  sais  .ou  tu  ne 
sais  pas  que  j'ai  donné  à  plein  coiliir  dans  cette  grande  conspira- 
tion avortée  qu'on  appelle  l'entreprise  de  la  fusion.  Que  \ eux- tu? 
ma  simplicité  d'esprit  ne  pouvait  admettre  qu'un  prince  fût  capable 
de  refuser  une  couronne  plutôt  que  de  s'imposer  le  modeste  sacri- 
fice de  coudre  une  loque  tricolore  à  son  drapeau  blanc.  11  y  a  des 
incrédulités  fatales.  Quoique  Bernardin  de  Saint-Pierre  nous  en 
donne  sa  parole  d'honneur,  je  n'avais  jamais  cru  que  Virginie  eût 
mieux  aimé  se  noyer  que  d'ôter  sa  chemise.  Il  paraît  cependant  que 
l'histoire  est  vraie,  puisqu'elle  vient  de  se  répéter.  Bref,  je  me  suis 
outrageusement  trompé,  et  nous  voilà  réduits  à  ta  charmante  répu- 
blique, que  nous  tâcherons  de  rendre  décente  et  habitable;  mais  en 


LE   FIANCÉ    DE    m"^    SAINT-MAUR.  7^3 

ce  qui  me  regarde,  on  a  beau  dire  qu'erreur  ne  fait  pas  compte, 
j'estime  qu'il  faut  toujours  compter  avec  ses  erreurs.  Si  j'acceptais 
en  ce  moment  un  p  )riefeuille,  je  serais  tiré  à  deux  chevaux  entre 
les  engagHmens  que  j'ai  pris  et  ceux  que  je  devrais  subir.  Rien  n'use 
plus  vite  un  homm.e  d'état  que  les  collisions  de  devoirs  et  les  tirail- 
lemens.  Je  préfère  m'en  aller,  disparaître,  faire  le  plongeon...  Ras- 
sure-toi, je  ne  me  retire  pas  sur  le  fumier  du  bonhomme  Job.  On 
m'a  offert  une  ambassade,  je  l'ai  acceptée,  et  j'irai  passer  à  Gon- 
stantinople  le  temps  qui  sera  strictement  nécessaire  aux  mues  de 
ma  conscience.  Je  ferai  là-bas  de  profondes  réflexions,  ajouta-t-il 
en  riant,  sur  les  beautés  du  régime  républicain,  et  à  mon  retour 
j'aurai  la  tournure  et  les  opinions  d'un  ministre  vraisembhible  de 
la  république. 

—  Quand  pars-tu?  lui  demanda  Maurice  d'une  voix  fiévreuse. 

—  Le  plus  tôt  possible.  Ma  nomination  n'est  pas  encore  annoncée, 
mais  elle  est  décidée  depuis  huit  jours,  et  huit  jours  ont  suffi, à  ton 
admirable  belle-sœur  pour  avancer  beaucoup  ses  préparatifs  de 
départ.  Demain  je  l'emmène  à  la  Tour,  oîi  elle  a  de  grosses  affaires 
à  régler.  J'espère  que  dans  un  mois  je  pourrai  me  rendre  à  mon 
poste. 

Maurice  demeura  comme  perdu  dans  ses  pensées.  Sa  raison  lui 
criait  :  —  Tu  es  sauvé!  —  mais  il  est  des  momens  où  notre  raison 
nous  apparaît  comuie  uni3  étrangère  qid  ne  sait  pas  nos  secrets. 

—  Ah  çà!  j'aime  à  croire  que  tu  me  regrettes  un  peu,  lui  dit 
Geoffroy  en  le  tirant  doucement  par  l'oreille. 

—  Tu  n'en  doutes  pas? 

Le  comte  d'AroUes  se  mit  à  rire  et  s'écria;  —  Nigaud,  je  t'emmène. 

—  A  Gonstantinople? 

—  Apparemment.  Tu  es  si  bien  commencé!  je  prétends  achever 
mon  ouvrage.  Je  te  ferai  attacher  à  l'ambassade,  j'en  ai  déjà  touché 
un  mot  au  ministre.  Quand  tu  auras  le  pied  à  l'étrior,  je  piquerai 
1&  mule...  Marie-toi  bien  vite,  pom'suivit-il,  tu  viendras  nous  re- 
joindre là-bas.  Un  seul  toit,  une  seule  gamelle,  un  seul  cœur  à 
partager  entre  quatre,  voilà  une  partie  carrée  qui  est  tout  à  fait  de 
mon  goût. 

—  Un  instant,  s'écria  Maurice  éperdu,  il  faut  savoir  si  cette  par- 
tie est  du  goÛL  de  tout  le  monde. 

—  Et  qui  se  permettrait;  d'y  trouver  à  redire?  Serait-ce  Gabrielle 
par  hasard?  E'ie  m'en  a  donné  l'idée. 

Ces  paroles  portèrent  le  dernier  coup  au  vicomte.  Il  répondit  en 
cherchant  ses  mots  :  —  Je  lui  en  suis  fort  reconnaissant,  mais  c'est 
impossible.  Gertainement  Simone...  Elle  ne  consentira  pas  à  s'éloi- 
gner de  son  père...  Et  le  colonel  lui-même.... 


7A4  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Éternel  faiseur  de  difficultés!  répliqua  Geoffroy.  Ah  !  tu  t'ima- 
gines que  Simone...  Je  vais  de  ce  pas  la  consulter. 

A  ces  mots,  malgré  les  efforts  que  fit  son  frère  pour  le  retenir, 
il  se  dirigea  vers  le  banc  où  s'étaient  assises  la  comtesse  et 
M"*'  Saint-Maur. 

L'entretien  de  ces  deux  femmes  était  froid,  pénible,  contraint.  En 
venant  à  la  Rosière  pour  la  première  fois,  Gabrielle  s'était  promis 
d'y  instruire  un  procès,  d'y  faire  subir  à  M"''  Saint-Maur  un  inter- 
rogatoire en  forme;  elle  n'en  eut  pas  le  courage.  Elle  se  sentait  hors 
d'état  d'achever  une  phrase  oii  se  trouverait  le  nom  de  Maurice;  si 
accoutumée  qu'elle  fût  à  se  posséder,  elle  craignait  de  se  trahir  en 
le  prononçant.  Elle  ne  parlait  à  Simone  que  des  choses  les  plus  in- 
différentes, et  son  ton  était  sec,  avec  une  nuance  de  hauteur. 
M"^  Saint-Maur  n'éprouvait  qu'une  curiosité  bienveillante  pour  une 
femme  dont  elle  admirait  l'élégance  et  l'éblouissante  beauté;  mais 
il  lui  parut  que  la  comtesse  l'examinait  avec  une  attention  indis- 
crète, qu'elle  attachait  sur  son  visage  des  yeux  de  lynx  ou  de  basi- 
lic, qu'elle  l'analysait,  qu'elle  l'épluchait.  Elle  crut  découvrir  une 
dureté  cachée  dans  son  sourire,  une  secrète  malveillance  dans  son 
regard,  une  griffe  sous  sa  politesse,  un  scalpel  au  fond  de  ses  yeux. 
Les  femmes  du  monde  ne  se  doutent  pas  de  la  sûreté  de  clairvoyance 
avec  laquelle  les  âmes  droites  et  simples  les  pénètrent  souvent.  Tou- 
tefois M"^  Saint-Maur  résistait  à  son  impression,  qu'elle  traitait  de 
déraisonnable.  Elle  se  disait  :  —  Que  lui  ai-je  fait?  pour  quel  motif 
me  voudrait-elle  du  mal?  —  Son  impression  était  plus  forte  que 
son  raisonnement,  et,  en  dépit  de  sa  bonne  volonté,  elle  ne  par- 
venait pas  à  rompre  la  glace.  Elle  fut  charmée  de  voir  s'approcher 
le  comte,  qui  lui  cria  : 

—  Que  dirait  M'^'  Simone  Saint-Maur  si  on  lui  proposait  d'aller 
faire  un  tour  à  Gonstantinople? 

—  Elle  en  serait  fort  surprise. 

—  Et  sa  surprise  serait-elle  du  nombre  des  étonnemens  agréables? 

—  Pourquoi  pas?  répliqua-t-elle. 

—  Tu  l'entends,  Maurice...  Silence!  Ne  te  mêle  de  rien,  per- 
sonne ne  te  demande  ton  avis.  Je  me  réserve  l'avantage  de  traiter 
cette  affaire  avec  elle. 

Aussitôt,  offrant  son  bras  à  Simone,  il  l'entraîna  d'un  pied  gail- 
lard le  long  de  l'avenue  qui  conduisait  à  la  maison,  laissant  face  à 
face  son  frère  et  Gabrielle.  Ils  se  mirent  aussi  en  marche,  mais  à 
pas  comptés,  et  virent  disparaître  bientôt  à  l'un  des  tournans  du 
chemin  la  robe  lilas  de  M"^  Saint-Maur. 

La  comtesse  jeta  un  regard  en  dessous  à  Maurice,  qui  cheminait 
à  côté  d'elle,  muet  comme  un  tombeau.  Puis  elle  lui  dit  :  —  Je 


LE   FIANCÉ   DE   m""    SAINT-MAUR.  745 

VOUS  fais  mon  compliment,  elle  est  fort  bien,  et  vous  êtes  un  homme 
de  goût.  Quand  je  l'ai  vue  l'autre  soir,  j'ai  cru  retrouver  une  figure 
de  connaissance.  Sûrement  je  l'avais  rencontrée  quelque  part,  dans 
le  premier  roman  anglais  qu'on  m'a  permis  de  lire.  Elle  doit  s'ap- 
peler Evelina,  ou  Mary,  ou  Queechy,  et  sous  un  air  timide  elle  cache 
une  volonté  tenace.  Savez-vous  ce  qu'elle  compte  faire  de  l'homme 
qu'elle  croit  aimer?  Elle  l'épouse  pour  le  gouverner  et  le  convertir. 
L'amour  pour  ce  genre  de  blondes  est  une  tyrannie  douce,  une  vé- 
ritable direction  de  consciences.  La  vôtre  sera  en  de  bonnes  mains. 

Il  lui  répondit  :  —  Vous  m'avez  deviné.  J'avais  besoin  d'un  direc- 
teur ;  pouvais-je  en  trouver  un  plus  charmant  ? 

Elle  quitta  le  ton  de  l'ironie  pour  lui  dire  en  s'animant  :  —  Pre- 
nez-y garde,  je  soupçonne  ^1"*=  Saint-Maur  d'être  une  personne  très 
fière.  Elle  ne  voudrait  plus  de  vous,  si  elle  venait  à  se  douter  que 
vous  l'épousez  par  dépit. 

—  Où  prenez-vous,  s'il  vous  plaît,  que  je  l'épouse  par  dépit? 

—  Soyons  tous  les  deux  de  bonne  foi.  Je  suis  convenue  qu'elle 
est  charmante,  convenez  que  vous  ne  l'aimez  pas. 

—  Vous  vous  trompez  étrangement,  je  vous  affirme  que  je  l'aime. 

—  Vous  le  diriez  cent  fois  que  je  ne  vous  croirais  pas. 

—  Vous  m'en  croiriez  si  vous  connaissiez  comme  moi  M"^  Saint- 
Maur.  Elle  a  un  mérite  bien  rare  que  vous  ne  soupçonnez  point. 

—  Quel  mérite  ? 

—  Elle  a,  madame,  des  yeux  et  une  bouche  qui  n'ont  jamais 
menti. 

—  Quand  je  vous  disais  que  vous  l'épousiez  par  dépit,  répondit- 
elle  en  brassant  du  pied  un  amas  de  feuilles  sèches.  Elle  poursuivit 
d'une  voix  sourde  :  —  Vraiment  oui,  je  connais  des  femmes  qui 
mentent  ;  mais  les  unes  mentent  quand  elles  affirment  qu'elle  ai- 
ment, les  autres  quand  elles  soutiennent  qu'elles  n'aiment  pas.  Ces 
dernières  méritent  votre  indulgence.  Elles  se  défendent  comme  elles 
peuvent  contre  l'homme  qu'elles  redoutent  et  peut-être  contre  elles- 
mêmes.  Leurs  mensonges  sont  un  bouclier  derrière  lequel  s'abritent 
leur  repentir  et  leur  faiblesse. 

Elle  regarda  fixement  Maurice  :  —  Je  vous  ai  menti  une  fois,  re- 
prit-elle; mais  savez-vous  quand?  Il  me  semble  que  c'est  toute  la 
question. 

—  J'ai  renoncé  à  la  résoudre,  répondit -il  en  évitant  son  re- 
gard, et  vous  emporterez  votre  secret  à  Constantinople. 

Ils  se  turent  pendant  quelques  minutes.  Tout  à  coup,  s'arrêtant, 
Gabrielle  glissa  la  main  dans  une  poche  intérieure  de  son  mantelet 
fourré,  elle  en  tira  un  carnet  et  de  ce  carnet  un  papier,  qu'elle 
tendit  à  Maurice  en  lui  disant  :  —  Lisez. 


7/i6  /REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Après  un  moment  d'hésitation,  il  prit  le  papier  et  lut  ce  qui  suit  : 

<(  Je  vous  aime,  et  vous  le  savez  ;  mais  vous  affectez  de  ne  pas'le 
savoir.  Par  un  jeu  cruel  vous  feignez  de  ne  pas  me  comprendre  et 
vous  m'avez  toujours  empêché  de  m'expliquer.  Mon  supplice  ne 
peut  se  prolonger  indéfiniment.  Ce  que  vous  me  défendez  de  vous 
dire,  je  vous  l'écris.  Désormais  nous  ne  pourrons  plus  ignorer,  vous 
et  moi,  ce  que  nous  devons  penser  l'un  de  l'autre.  Je  suis  trop  mal- 
heureux pour  ne  pas  préférer  au  doute  qui  me  tourmente  la  plus 
funeste  des  certitudes.  Si  après  avoir  lu  cet  aveu  vous  me  permet- 
tez de  vous  revoir,  ce  sera  me  permettre  d'espérer;  si  vous  me  pu- 
nissez de  mon  audace  en  me  bannissant  de  votre  présence,  je  ne 
croirai  pas,  sachez-le  bien,  que>vous  m'ayez  sacrifié  à  votre  devoir. 
Vos  rigueurs  me  confirmeraient  dans  un  soupçon  qui  s'impose  à  mon 
esprit.  Depuis  quelques  mois,  il  y  a  dans  votre  cœur  une  passion 
mystérieuse,  contre  laquelle  vous  vous  défendez  mollement  ;  elle 
vous  cause  un  trouble  secret,  dont  les  symptômes  ne  m'ont  point 
échappé.  Qui  est  mon  rival?  Je  ne  le  sais  pas  encore;  mais  cet  in- 
connu fera  peut-être  votre  malhem*.  Mérite-t-il  vraiment  d'être 
préféré  par  vous  à  un  homme  dont  la  discrétion  vous  est  connue  et 
qui  saurait  cacher  au  monde  sa  gloire  et  son  bonheur?  » 

Après  avoir  lu  cette  lettre,  Maurice  la  froissa  dans  sa  main,  que 
la  fièvre  et  la  colère  faisaient  trembler.  Soudain  il  vit  accourir  au 
travers  d'un  taillis  la  jolie  levrette  de  M"**  Saint-Maur,  qui  était  à 
la  recherche  de  sa  maîtresse.  En  trois  bonds,  elle  atteignit  l'avenue. 
L'air  inquiet,  à  demi  farouche,  elle  s'approcha  de  la  comte&se  d^A- 
rolles,  tourna  en  cercle  autour  d'elle,  la  queue  basse,  le  museau 
frissonnant,  comme  si  elle  eût  flairé  un  ennemi.  Puis,  allant  à  Mau- 
rice, elle  se  dressa  sur  ses  pattes  de  derrière,  posa  les  pattes  de 
devant  sur  son  épaule,  allongea  vers  lui  sa  tête  fine  et  ses  yeux 
humides,  dont  le  regard  était  presque  humain .  11  est  question  dans 
les  Mille  et  une  Nuits  de  princesses  qui,  métamorphosées  en  chiennes 
par  la  baguette  d'un  enchanteur,  en  sont  réduites  à  parler  avec 'les 
yeux.  Le  regard  de  la  levrette  était  parlant;  il  disait  à  Maurice  : 
Défie-toi.  Il  la  caressa;  il  aurait  voulu  la  garder  auprès  de  lui  pour 
qu'elle  le  gardât  contre  lui-même,  mais  les  princesses  enchantées 
sont  courtes  dans  leurs  discours  comme  dans  leurs  apparitions,  il 
faut  saisir  leurs  averti ssen.ens  au  vol.  La  levrette  mordilla  un  in- 
stant la  main  droite  du  vicomte,  et  bientôt  fit  un  bond  comme  pour 
happer  le  papier  qu'il  tenait  dans  sa  main  gauche  et  qu'il  mit  hors 
d'atteinte.  Elle  reprit  terre,  tourna  une  seconde  fois  autour  de  Ga- 
brieîle,  et  repartit  comme  un  trait. 

Maurice  rendit  la  lettre  à  sa  belle-sœur  en  lui  disant  :  —  A  quelle 
fin  m'avcz-vous  fait  lire  cette  brûlante  déclaration? 


LE    FIANCÉ   DE   .m"'^   SAINTHSI.ïUR.  Ikl 

' —  Ne  vous  a-t-elle  rien  appris? 

—  Pardonnez-moi,  répondit-il  durement,  elle  m'a  appris  qu'un 
fat  irrité  peut  tout  se  permettre  avec  certaines  femmes  et  leur  jeter 
un  insolent  défi,  parce  qu'il  sait  bien  qu'elles  ne  se  fâchent  jamais. 

Elle  lui  repartit  avec  une  mansuétude  qui  Tétonna  :  —  Une  fois 
pour  toutes,  qu'entendez-vous  par  certaines  femmes? 

—  Celles  qui  n'ont  pas  de  cœur  et  qui  n'admettent  pas  qu'on  en 
ait.  —  Et,  se  calmant,  il  ajouta  :  —  Croj^ez  que  jo  vous  juge  sans 
colère;  mais  vous  conviendrez  que  j'ai  le  droit  de  vous  juger. 

—  Encore  ne  faut-il  calomnier  personne,  répliqua-t-elle.  Etes- 
vous  certain  d'avoir  la  dans  mes  pr-nsécs?  et  ne  serait-il  pas  pos- 
sible que  riiomme  qui  a  écrit  cette  lettre  me  connût  mieux  que 
vous? 

—  C'est  de  M.  de  Niollis  que  vous  entendez  parler? 

—  De  lui  ou  d'un  autre,  il  n'importe;  je  parle  d'un  homme  qui 
peut-être  m'a  devinée  et  qui  me  reproche  une  passion  mystérieuse 
à  laquelle  tour  à  tour  j'^.  m'abandonne  et  je  résiste.  S'il  a  dit  vrai, 
pensez-vous  que  je  sois  à  plaindre  ou  à  blâmer? 

Ils  étaient  sortis  de  la  forêt,  ils  longeaient  le  mur  de  clôture  du 
jardin.  Maurice  hâta  le  pas.  Gabrielle  se  plaça  devant  lui,  au  mi- 
lieu de  l'allée,  et  lui  barra  le  passage.  La  lèvre  plissée,  le  sourcil 
frémissant,  l'œil  en  feu,  elle  s'écria  :  —  Vous  ne  me  croyez  pas? 
Qu'exigez -vous  de  moi?  Quel  gage  de  ma  sincérité,  quelle  garantie 
puis-je  vous  donner? 

—  Un  second  éventail,  répondit-il  avec  un  sourire  amer.  Pour 
votre  bonheur  et  pour  le  mien,  vraies  ou  fausses,  vos  explications 
sont  venues  trop  tard. 

Elle  eut  un  emportement  de  hauteur  et  de  colère.  —  Yous  n'é- 
pouserez pas  M"*  Saint-Maur,  lui  dit-elle;  ce  mariage  serait  une 
mauvais;'  action. 

—  Pourquoi  donc,  je  vous  prie? 

—  Vous  n'avez  plus  le  droit  de  disposer  de  vous...  Yous  lui  offrez 
votre  cœur,  je  la  défie  de  m'en  chasser  ! 

Maurice  lui  iaiposa  silence  par  un  geste  énergique;  à  l'angle  de 
la  muraille,  il  avait  vu  apparaître  Simone.  Elle  venait  annoncer  à 
M'"^  d'Arolles  que  le  comte  l'attendait,  qu'il  était  pressé  de  retour- 
ner à  Paris.  Elle  n'avait  rien  entendu,  mais  ce  qu'elle  voyait  l'é- 
tonna.  Elle  pronenait  son  regard  de  Maurice  à  la  comtesse,  de  la 
comtesse  à  Maurice,  et  ce  regard  les  fit  pâlir  l'un  et  l'autre.  Le  vi- 
comte se  remit  le  premier  de  son  trouble.  Il  s'avança  vers  sa  cou- 
sine et  lui  ten  \\i  la  main;  elle  n'eut  pas  l'air  de  s'en  apercevoir.  Elle 
laissa  passer  devant  elle  la  comtesse  sans  la  quitter  des  yeux;  puis 
elle  dit  à  Maurice  :  —  Partez-vous  aussi? 


7/i8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Si  vous  me  le  permettez,  lui  répondit-il,  j'attendrai  le  der- 
nier train. 

—  Fort  bien,  dit-elle  d'un  ton  si  tranquille  et  si  posé  que  le  vi- 
comte se  rassura. 

—  Mon  cher  Maurice,  lui  cria  son  frère,  qui  venait  au-devant  de 
lui,  je  te  félicite  de  tout  mon  cœur.  Tu  épouses  non-seulement  la 
personne  la  plus  blonde  de  l'univers,  mais  la  plus  sensée,  la  plus 
avisée,  la  plus  réfléchie,  la  plus  raisonnable.  C'est  un  plaisir  que 
de  causer  affaires  avec  elle,  et  si  jamais  j'ai  un  cas  très  embrouillé 
à  débattre  avec  le  Grand-Turc,  c'est  elle  que  je  lui  enverrai  pour  le 
mettre  à  la  raison. 

—  On  en  dira  tant,  mademoiselle,  que  je  serai  jalouse  de  vous, 
dit  la  comt:sse  à  Simone  avec  un  sourire  forcé  et  un  frémissement 
dans  la  voix. 

Simone  la  regarda  sans  lui  répondre,  et  cette  fois  ce  fut  l'oiseau 
qui  fit  baisser  les  yeux  du  basilic. 

Après  le  départ  de  son  frère  et  de  sa  belle-sœur,  le  vicomte  d'A- 
rolles  fit  de  vaines  tentatives  pour  se  retrouver  un  instant  seul 
avec  sa  cousine.  Elle  évita  soigneusement  le  tête-à-tête.  Pendant  le 
dîner,  elle  parut  préoccupée,  pensive;  elle  cherchait  à  mettre  de 
l'ordre  dans  ses  idées,  à  démêler  certaines  sensations,  aussi  confuses 
que  vives,  qui  lui  causaient  une  sorte  d'effarement.  Que  signifiait 
le  tro^uble  subit  qui  s'était  peint  sur  deux  visages  au  moment  où 
elle  avait  paru  au  détour  d'une  muraille?  Les  rôles  étaient  donc 
renversés?  Comment  se  faisait-il  qu'on  eût  peur  d'elle,  qui  avait  eu 
souvent  peur  des  autres?  A  l'exemple  de  l'animal  «  inquiet  et  dou- 
teux »  de  la  fable,  à  qui  tout  donnait  la  fièvre,  elle  eût  dit  volon- 
tiers :  —  Ma  présence  effraie  aussi  les  gens  !  — ■  Elle  raisonnait  avec 
elle-même  sur  son  aventure,  où  sa  candeur  ne  voyait  pas  clair.  Le 
bandeau  de  l'innocence  sur  les  yeux,  elle  allait  et  venait  au  bord 
d'un  fossé. 

En  sortant  de  table,  le  colonel,  frappé  de  son  air  rêveur,  lui  pinça 
la  joue  en  lui  disant  :  —  Bon  voyage,  mademoiselle;  vous  voilà  déjà 
en  route  pour  la  Turquie? 

—  Il  est  bon  que  je  la  voie  en  rêve,  lui  répondit-elle,  je  ne  la 
verrai  pas  autrement. 

—  Qu'est-ce  à  dire?  Il  est  trop  tard  pour  réclamer;  ton  enjô- 
leur de  futur  beau-frère,  cette  gloire  de  la  tribune,  a  tiré  parole 
de  toi. 

—  C'était  un  badinage,  répliqua-t-elle  avec  une  douce  fermeté  ; 
j'aime  trop  la  Rosière,  je  n'irai  pas  à  Constantinople. 

Maurice  se  pencha  vers  elle  et  lui  dit  tout  bas  :  —  Parlez  pour 
moi  comme  pour  vous;  nous  n'irons  pas  là-bas,  c'est  trop  loin. 


LE   FIANCÉ   DE   m"^    SAINT-MAUR.  7^9 

Elle  poussa  un  soupir  de  soulagement,  et  ses  yeux  témoignèrent 
au  vicomte  beaucoup  d'estime  et  un  peu  de  reconnaissance. 

—  Mille  tonnerres  !  s'écria  le  colonel,  ces  êtres-là  sont  trop  em- 
brouillés pour  moi.  Gela  dit  blanc,  cela  dit  noir  dans  la  même 
minute.  Mademoiselle  Trimlet,  quand  donc  les  femmes  auront-elles 
le  sens  commun? 

L'excellente  demoiselle,  un  peu  piquée,  lui  repartit  de  son  ton  le 
plus  grenadier  :  —  Mais,  avec  votre  permission,  monsieur  le  colo- 
nel,  je  suis  une  femme,  moi  aussi. 

—  Si  peu  que  rien,  ma  chère,  lui  répondit-il  ;  faites-moi  ma  partie 
d'échecs. 

Simone  leur  apporta  l'échiquier,  et  courut  à  son  piano,  l'ouvrit, 
entama  un  nocturne  de  Chopin.  Gomme  elle  achevait  la  dixième 
mesure,  Maurice  lui  prit  les  deux  mains  et  lui  dit  : 

—  Persistez-vous  à  me  mettre  à  l'épreuve? 

—  Oui. 

—  Et  cette  épreuve  sera-t-elle  longue? 

—  Cela  dépend  de  vous...  Il  m'est  venu  un  caprice. 

—  Quel  qu'il  soit,  vous  serez  obéie. 

—  Le  départ  de  la  comtesse  d'Arolles  est- il  proche? 

—  Elle  partira  demain  soir  pour  la  Tour,  répondit  le  vicomte 
sans  oser  regarder  cette  timide  qui  était  devenue  intimidante. 

—  Ainsi  vous  ne  la  reverrez  pas? 

—  Je  lui  ai  fait  mes  adieux;...  mais  pourquoi  désirez- vous  que 
je  ne  la  revoie  pas? 

Elle  hésita  un  moment.  —  Je  crois  que  cette  femme  ne  m'aime 
pas,  et  je  sens  que  je  ne  peux  pas  l'aimer.  Avouez  que  tantôt  elle 
vous  disait  du  mal  de  moi. 

Comme  il  se  taisait,  elle  reprit  :  —  J'ai  votre  parole? 

—  Assurément,  mais  j'ai  la  vôtre  aussi.  Donnez-moi  l'assurance 
que  nous  sommes  engagés  l'un  envers  l'autre. 

—  C'est  Chopin  qui  vous  répondra. 

Gela  dit.  M"*  Saint-Maur  se  hâta  de  recommencer  son  nocturne. 
Le  vicomte  d'Arolles  entendit  mal  les  explications  que  devait  lui 
donner  Chopin.  11  comprit  seulement  que  sa  musique  renferme  un 
délicieux  poison  à  l'usage  des  âmes  tristes, 

Victor  Gherculiez. 

[La  quatrième  partie  au  prochain  n".) 


LES   PREUVES 


DE 


LA  THÉORIE  DE  L'ÉVOLUTION 

EN  HISTOIRE  NATURELLE 


La  science  n'a  pas  de  prétention  à  la  vérité  absolue,  elle  ne  connaît 
que  des  faits  constatés  ou  des  théories  dont  la  probabilité,  voisine 
de  la  certitude,  repose  sur  la  concordance  des  preuves  accumulées 
qui  militent  en  faveur  de  ces  théories.  Ainsi  en  astronomie  la  ro- 
tation de  la  terre  sur  elle-même  et  autour  du  soleil  est  un  fait 
confirmé  par  toutes  les  observations  directes  et  tous  les  calculs.  Il 
en  est  de  même  de  la  théorie  de  l'attraction.  Quand  Nevrton  en 
formula  les  lois,  des  objections  se  produisirent  de  toutes  parts  : 
elles  furent  toutes  réfutées,  et  les  progrès  ultérieurs  de  la  méca- 
nique céleste  confu-ment  tous  les  jours  l'existence  de  ces  lois.  En 
physique,  la  théorie  de  la  transformation  des  forces,  quoique  d'ori- 
gine récente,  domine  déjà  la  science  tout  entière;  les  difficultés 
disparaiss  nt  à  mesure  qu'elles  surgissent,  et  tous  les  jours  des 
preuves  nouvelles  s'ajoutent  à  celles  que  l'on  connaissait  déjà. 
Chaleur,  lumière,  électricité,  magnétisme,  ne  sont  pas  des  agens 
distincts,  des  fluides  impondérables,  comme  on  disait  autrefois,  ce 
sont  des  modes  de  mouvement.  En  chimie,  la  théorie  moderne  de 
l'atomidté  rend  compte  non-seulement  de  la  nature  des  combi- 
naisons connues,  mais,  permettant  en  outre  de  prévoir  les  combi- 
naisons possibles,  elle  devient  une  puissante  méthode  d'investigation 
qui  enfante  tous  les  jours  de  nouvelles  découvertes.  En  physiologie, 
la  doctrine  des  actions  réflexes,  malgré  son  origine  récente,  s'af- 
fermit également  par  l'addition  des  observations  et  des  expériences 
nouvelles  qui  la  confirment. 


lA    THÉORIE    DE   l'ÉVOLDTION,  751 

Comme  celui  de  la  physiologie,  l'objet  des  sciences  naturelles  est 
plus  complexe  que  celui  des  sciences  astronomiques,  physiques  ou 
chimiques;  les  faits  sont  moins  simples,  moins  nets,  les  phénomènes 
plus  compliqués,  les  expériences  moins  sûres,  les  déductions  plus 
difficiles.  Dans  l'être  organisé,  végétal  ou  animal,  des  appareils  mul- 
tiples et  variés  remplissent  des  fonctions  différentes  qui  s'influen- 
cent réciproquement.  Les  formes  ne  sont  plus  géométriques  comme 
celles  des  astres  et  des  cristaux  :  elles  sont  variables  ,avfic  l'âge, 
puisque  les  êtres  vivans  naissent,  s'accroissent  et  meurent.  L'en- 
semble de  ces  êtres  constitue  une  série  progressive  qui  se  compose 
de  créatures  de  plus  en  plus  parfaites,  depuis  ces  oi'ganismes  élémen- 
taires et  ambigus,  intermédiaires  entre  le  végétal  et  l'animal,  jus- 
qu'à l'homme,  glorieux  couronnement  du  règne  organisé.  Récem- 
ment encore  aucune  loi  générale  ne  reliait  ces  êtres  entre  eux  :  on 
avait  reconnu  leurs  affinités  réciproques,  traduites  par  la  méthode 
naturelle  en  botanique  et  en  zoologie;  mais  la  cause  de  ces  affini- 
tés, celle  du  développement  individuel,  les  liens  qui  unissent  les  vé- 
gétaux et  les  animaux  fossiles  aux  végétaux  et  aux  animaux  vivans, 
étaient  inconnus.  La  théorie  de  l'évolution,  émise  par  Lamarck  (1) 
dès  1809,  philosophiquement  comprise  par  Goethe,  définitivement 
formulée  par  Charles  Ikirwin  et  développée  par  ses  disciples,  relie 
entre  elles  toutes  les  parties  de  l'histoire  naturelle,  comme  les  lois 
de  Newton  ont  relié  entre  eux  les  mouvemens  des  corps  célestes. 
Cette  théorie,  connue  aussi  sous  les  noms  de  darwinisme,  transfor- 
misme, théorie  de  la  descendance,  a  été  maintes  fois  exposée.  Mon 
but  dans  cette  étude  est  de  montrer  qu'elle  a  tous  les  caractères 
des  lois  newtoniennes,  et  qu'elle  s'appuie  comme  elles  sur  une  con- 
cordance de  preuves  qui  se  multiplient  tous  les  jours.  Au  jugement 
des  esprits  non  prévenus  et  suffisamment  doués,  elles  lui  donnent 
donc  le  caractère  de  probabilité  voisine  de  la  certitude ,  postula- 
tum  de  la  vérité  dans  les  sciences  positives. 

I.    —    CONTt:VCITÉ    DE    LA    CRÉATION.    —    ATAVJSJTE. 

Le  point  de  départ  de  la  doctrine  de  l'évolution,  c'est  la  coiili- 
nuitè  de  la  création  sur  la  terre,  depuis  la  première  apparition  des 
êtres  organisés  jusqu'à  l'heure  actuelle.  Cette  continuité  est  une  dé- 
couverte des  temps  modernes.  Au  commencement  et  môme  au  mi- 
lieu du  xviii"  siècle,  les  naturalistes  ne  connaissaient  guère  que  les 
végétaux  et  les  animaux  vivans.  La  paléontologie  n'était  pas  encore 
née.  Cependant,  dès  la  fin  du  xvi*  siècle,  deux  grands  artistes,  Léo- 
nard de  Vinci  et  Bernard  Palissy  (2)  avaient  déjà  annoncé  que  la 

(1)  Voyez  une  étude  sur  Lamarck  dans  la  Revue  du  X'"''  mars  1873. 

(2)  Discours  admirables  des  pierres,  1580  [OEuvres  complètes),  édition  Cap,  p.  275. 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

terre  renfermait  des  coquilles  qui  avaient  vécu  dans  le  sein  de  mers 
disparues  dont  le  fond  émergé  constituait  le  squelette  des  continens 
actuels.  Leur  œil  exercé  avait  reconnu  l'analogie  de  ces  formes  nou- 
velles avec  les  formes  connues  des  coquilles  vivantes;  mais  c'est 
seulement  un  siècle  plus  tard  que  cette  vérité  fut  établie  scientifi- 
quement par  Stenon  et  Hooke,  puis  vulgarisée  par  Buffon.  Les  pro- 
grès de  la  paléontologie  ne  pouvaient  être  rapides.  Les  matériaux 
dont  elle  se  sert,  enfouis  dans  les  profondeurs  de  la  terre,  ne  sont 
le  plus  souvent  restitués  à  la  lumière  que  par  des  fouilles  entre- 
prises dans  une  intention  toute  différente  :  c'est  le  hasard  qui  les 
met  au  jour,  et  la  plupart  de  ces  restes  négligés,  dispersés,  oubliés, 
souvent  détruits,  sont  perdus  pour  l'étude.  On  ne  recueillit  d'abord 
que  des  débris  animaux,  ossemens,  carapaces  et  coquilles,  les  em- 
preintes végétales  conservées  dans  le  sein  de  la  terre  passaient 
complètement  inaperçues.  On  savait  seulement  qu'il  existait  des 
bois  silicifîés  fossiles,  semblables  au  bois  de  nos  arbres  vivans. 

L'ignorance  de  la  paléontologie  se  compliquait  chez  Linné  et  ses 
contemporains  d'une  idée  préconçue  :  ils  admettaient  a  priori  que 
les  espèces  avaient  été  créées  l'une  après  l'autre,  qu'elles  jouis- 
saient d'une  existence  propre  et  se  distinguaient  par  des  caractères 
dits  spécifiques  se  transmettant  héréditairement  par  voie  de  géné- 
ration. Ces  naturalistes  étaient  convaincus  que  ces  espèces  n'avaient 
d'autre  lien  entre  elles  qu'une  ressemblance  plus  ou  moins  étroite 
avec  d'autres  espèces  auxquelles  on  les  réunissait  pour  constituer 
le  groupe  conçu  sous  le  nom  de  genre  par  Tournefort.  Ce  préjugé, 
joint  à  l'absence  de  toute  notion  paléontologique,  empêchait  le  pro- 
grès qui  s'est  accompli  depuis;  il  se  faisait  dans  une  autre  direc- 
tion :  la  botanique,  science  purement  descriptive  à  cette  époque, 
avait  devant  elle  la  tâche  immense  de  découvrir,  de  reconnaître,  de 
décrire  et  de  classer  les  végétaux  vivans  à  la  surface  du  globe  :  elle 
y  suffisait  à  peine,  et  l'inventaire  est  loin  d'être  achevé. 

La  paléontologie  systématique  est  l'œuvre  du  xix®  siècle.  Sous 
l'impulsion  de  Cuvier,  celle  des  animaux  devança  celle  des  végé- 
taux. Cependant  ceux-ci  sont  étudiés  à  leur  tour  par  Schlotheim, 
Adolphe  Brongniart,  Corda,  Lindley  et  Goeppert;  mais,  la  plupart  des 
animaux  et  des  végétaux  découverts  dans  le  sein  de  la  terre  parais- 
sant fort  différens  de  ceux  qui  vivent  actuellement,  on  en  avait 
conclu  qu'il  y  avait  discontinuité  complète  entre  la  création  des 
êtres  organisés  vivans  et  celle  des  corps  organisés  fossiles.  Le 
génie  de  Cuvier  n'avait  cependant  pas  méconnu  que  les  espèces 
éteintes  rentraient  dans  le  cadre  général  du  règne  animal  et  com- 
blaient certaines  lacunes  entre  les  différens  ordres  dont  il  se  com- 
pose; mais  il  n'admettait  pas  que  les  animaux  vivans  fussent  les 
descendans  de  leurs  ancêtres  disparus.  La  géologie  de  cette  époque 


LA   THÉORIE    DE   l'ÉVOLUTION.  753 

était  favorable  à  l'opinion  de  Guvier  :  elle  enseignait  que  la  terre 
avait  été  le  théâtre  de  grandes  révolutions,  de  cataclysmes  épou- 
vantables dans  lesquels  tous  les  êtres  créés  avaient  péri.  Le  dé- 
luge biblique,  origine  première  de  ces  idées  préconçues,  était  un 
exemple  et  une  preuve  de  ces  cataclysmes.  Il  y  a  plus  :  le  soulève- 
ment des  montagnes,  attesté  par  le  redressement  et  le  contourne- 
ment  des  couches  déposées  d'abord  horizontalement  au  fond  de  la 
mer,  apparaissait  aux  yeux  des  géologues  comme  un  phénomène 
violent  et  subit  comparable  à  un  changement  à  vue  sur  la  scène 
de  l'Opéra  lorsque  les  montagnes  surgissent  au  coup  de  sifflet  du 
machiniste.  Ces  soulèvemens  semblaient  être  la  cause  de  cata- 
clysmes périodiques  entraînant  la  destruction  de  tous  les  animaux 
et  de  tous  les  végétaux  existant  alors.  La  science  moderne  a  fait 
justice  de  toutes  ces  suppositions.  Éclairée  par  la  physique  du 
globe  et  la  paléontologie,  l'histoire  de  la  terre  nous  enseigne  que 
notre  globe  n'a  pas  été  le  théâtre  de  révolutions  périodiques.  Ses 
archives,  représentées  par  les  différentes  couches  qui  composent 
l'écorce  terrestre,  renferment  les  débris  d'une  succession  d'ani- 
maux et  de  végétaux  commençant  par  les  organismes  les  plus 
simples  et  se  terminant  par  les  plus  complexes.  Semblables  aux  in- 
scriptions et  aux  médailles  sur  lesquelles  s'appuie  la  chronologie  de 
l'histoire,  ils  nous  dévoilent  la  progression  des  êtres  depuis  les  ter- 
rains les  plus  anciens  jusqu'aux  plus  modernes.  La  continuité  avec 
les  espèces  actuellement  vivantes  ne  saurait  être  niée  désormais  :  il 
n'y  a  pas  d'hiatus  dans  la  création. 

Donnons  d'abord  quelques  exemples  empruntés  à  la  botanique. 
Dans  nos  jardins  et  dans  nos  bois,  nous  sommes  entourés  de  végé- 
taux qui  vivaient  aux  époques  géologiques  antérieures  à  l'époque 
moderne.  Deux  espèces  d'érables  (1),  le  hêtre,  le  sapin  argenté,  le 
noyer  d'Amérique  à  feuilles  cendrées,  le  grenadier,  l'arbre  de  Ju- 
dée, le  laurier-rose,  les  pistachiers  lentisque  et  térébinthe,  l'arbre 
aux  quarante  écus  (2),  existaient  déjà  pendant  l'époque  tertiaire. 
Le  climat  de  cette  époque  ayant  été  plus  chaud  que  celui  de  la 
nôtre,  on  les  retrouve  à  l'état  fossile  dans  des  localités  où  ils  ne 
pourraient  plus  vivre  actuellement  :  le  grenadier  aux  environs  de 
Lyon,  le  laurier  des  Canaries  en  Provence,  le  gincko  au  Spitzberg, 
en  Sibérie  et  au  Groenland,  à  des  latitudes  où  aucun  arbre  ne  peut 
résister  actuellement  à  la  violence  des  vents  et  aux  rigueurs  de 
l'hiver.  On  a  retrouvé  le  même  arbre  à  l'état  fossile  près  de  Siniga- 
glia  en  Italie.  Ainsi  donc  le  gincko ,  qui  date  de  l'époque  jurassique, 

(1)  Acer  opuUfolium,  A.  monspessulanum. 

(2)  Gincko  biloba. 

TOMB   XHI.    —   ISie.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  propagé  en  rayonnant  pendant  l'époque  tertiaire  du  pôle  vers 
les  régions  méridionales.  Partout  il  a  succombé  par  suite  de  chan- 
gemens  climatologiques  auxquels  il  a  été  soumis,  excepté  en  Chine 
et  au  Japon,  où  il  est  encore  à  l'éiat  sauvage.  Réintroduit  en  Europe 
en  175/i,  il  s'accommode  très  bien  des  climats  de  l'Angleterre,  de 
la  France  et  de  l'Italie.  Voilà  donc  un  arbre  fossile  encore  vivant, 
ainsi  que  ceux  mentionnés  précédemment  avec  lui.  Il  en  est  de 
même  du  laurier-rose  {Nerium  oleander).  Spontané  dans  le  Var, 
la  rivière  de  Gênes,  la  Sicile,  le  midi  de  l'Espagne,  la  Grèce,  la  Sy- 
rie, etc.,  il  a  été  trouvé  fossile  dans  les  grès  tertiaires  inférieurs  de 
la  Sarthe,  dont  le  climat  présent  lui  serait  mortel. 

Ces  deux  exemples,  auxquels  nous  pourrions  en  joindre  beau- 
coup d'autres,  suffisent  pour  démontrer  que  la  flore  actuelle  n'est 
que  la  continuation  de  la  flore  fossile,  puisque  des  espèces  enfouies 
dans  le  sein  de  la  terre  vivent  encore  à  sa  surface;  mais  le  plus 
souvent  l'identité  des  formes  fossiles  avec  les  formes  vivantes  n'est 
pas  absolue  :  on  trouve  de  légères  nuances.  Comment  s'en  étonner, 
puisque  le  climat  auquel  l'espèce  actuelle  s'est  accommodée  est 
difl"érent  de  celui  auquel  l'espèce  fossile  était  soumise?  Les  in- 
fluences du  milieu  ambiant  sont  encore  manifestes  de  nos  jours.  En 
voyageant  du  sud  au  nord,  ou  en  s'élevant  de  la  plaine  sur  les 
Alpes  et  les  Pyrénées,  on  voit  les  espèces  se  modifier.  Les  bota- 
nistes leur  ont  donné  souvent  des  noms  différens,  mais  on  reconnaît 
très  bien  l'identité  originelle  en  suivant  pas  à  pas  les  modifications 
successives  qu'elles  subissent  (1).  Le  voisinage  de  la  mer,  l'humi- 
dité plus  ou  moins  grande  de  l'atmosphère,  la  nature  et  la  compo- 
sition chimique  du  sol  produisent  des  effets  semblables.  Il  est  grand, 
le  nombre  des  espèces  vivantes  que  l'on  peut  rattacher  ainsi  par 
voie  de  comparaison  aux  espèces  fossiles  ;  mais  il  en  est  beaucoup 
aussi  dont  la  généalogie  n'est  pas  encore  établie  et  ne  le  sera  peut- 
être  jamais.  Toutefois  on  peut  affirmer  dès  aujourd'hui  que  la  flore 
actuelle  est,  par  voie  de  descendance,  la  continuation  de  la  flore 
tertiaire. 

Cette  descendance  nous  est  encore  démontrée  par  les  phénomènes 
d^ atavisme  que  nous  présente  le  règne  végétal.  On  entend  par  ata- 
visme la  réapparition  chez  les  descendans  de  caractères  ou  de  par- 
ticularités qui  existaient  chez  les  ancêtres.  En  voici  quelques 
exemples.  Le  gincko,  dont  nous  avons  parlé,  a  les  feuilles  d'une 
fougère,  le  tronc  d'un  arbre  de  la  famille  des  conifères,  des  fleurs 
mâles  en  chatons  comme  celles  des  amentacées  (peupliers,  bou- 
leaux, etc.),  et  une  graine  nue  comme  celle  des  Cycas.  Ces  faits  et 
d'autres  plus  minutieux  prouvent  que  les  fougères  sont  les  ancê- 

(i)  Le  genévrier  de  la  plaine  devient  le  genévrier  nain  de  la  montagne,  le  Saxifraga 
aspera  devient  Saxifraga  bryoides,  le  pin  sylvestre  pin  de  montagne,  etc. 


LA    THÉORIE    DE   l'ÉVOLUTION.  755 

1res  communs  de  cet  arbre  et  des  cycadées;  il  possède  en  outre, 
par  anticipation,  les  chatons  mâles  des  amentacées,  qui  lui  succé- 
deront clans  l'ordre  hiérarchique  des  végétaux,  ordre  identique  à 
celui  de  la  succession  des  végétaux  dans  l'échelle  des  terrains  géo- 
logiques. Tout  le  monde  connaît  le  vulgaire  chardon  roulant  de  nos 
terrains  stériles;  il  fait  partie  du  genre  Eryngium,  famille  des  om- 
bellifères.  Celte  famille  appartient  à  l'embranchement  des  Dicoty- 
lédones^ et  comme  toutes  les  plantes  qui  germent  avec  deux  feuilles 
séminales,  la  plupart  des  Eryngium  ont  des  feuilles  à  nervures 
divergentes;  mais  un  certain  nombre  d'Eryngiion  américains  por- 
tent de  longues  feuilles  rubanées  à  nervures  {;arallèles  comme  celle 
des  ananas,  des  Pandamis,  des  Agave.  Ces  Eryngium  ont  donc 
conservé  par  atavisme  les  feuilles  des  végétaux  monocotylédones, 
leurs  ancêtres.  Les  Arum  ou  les  Smilax  au  contraire,  quoique  mo- 
nocotylédones, possèdent  déjà  par  anticipation  les  feuilles  diver- 
gentes des  dicotylédones,  leurs  successeurs.  De  même  \q2,  Acacia 
de  la  Nouvelle-Hollande  ont,  au  lieu  de  feuilles  composées  comme 
ceux  de  l'Afrique  et  de  l'Asie,  des  feuilles  à  nervures  parallèles,  pé- 
tioles élargis  appelés  pZ/yllodes,  analogues  aux  feuilles  rubanaires 
des  monocotylédones.  De  même  encore  certaines  renoncules  aqua- 
tiques rappellent  les  fluteaux  [Alisma]  de  nos  marais,  qui  appar- 
tiennent aux  monocotylédones.  La  crainte  d'entrer  dans  des  détails 
trop  techniques  et  de  citer  des  plantes  connues  des  seuls  botanistes 
m'empêche  de  multiplier  ces  exemples. 

Voyons  si  la  zoologie  confirme  les  vérités  générales  que  la  bota- 
nique nous  enseigne,  sachons  si  le  règne  animal  actuellement  vi- 
vant se  continue  également  sans  interruption  avec  le  règne  ani- 
mal fossile,  si  les  êtres  qui  se  meuvent  et  se  multiplient  autour  de 
nous  sont  les  descendans  de  ceux  dont  les  ossemens  ou  les  enve- 
loppes solides  reposent  depuis  un  nombre  incalculable  de  siècles  au 
sein  des  couches  géologiques.  Je  ne  parlerai  guère  que  des  mam- 
mifères pour  n'être  pas  entraîné  à  citer  des  animaux  inconnus  de  la 
plupart  des  lecteurs.  La  botanique  nous  a  appris  que  les  grandes 
divisions  du  règne  végétal,  les  monocotylédones  et  les  dicotylé- 
dones, comprenant  les  végétaux  supérieurs  ou  phanérogames,  ont 
été  précédés  dans  les  dépôts  plus  anciens  par  leurs  ancêtres  paléon- 
tologiques  immédiats,  les  fougères  et  les  lycopodes.  Il  en  est  de 
même  pour  les  mammifères  :  les  plus  inférieurs,  didelphos  ou  mar- 
supiaux de  l'Australie  (kangourous,  thylacine,  phascoiôme),  corres- 
pondent à  des  didelphes  fossiles,  les  T//ylacolherium  et  les  Phasco- 
latherium  de  l'étage  jurassique  de  Stonesfield  en  Angleterre.  Ce 
sont  les  mammifères  les  plus  anciens  que  l'on  connaisse.  Ainsi ,  dé 
même  qu'en  botanique  les  monocotylédones  et  les  gymnospermes 
ont  paru  avant  les  dicotylédones,  dont  l'organisation  est  plus  par- 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faite,  de  même  les  mammifères  inférieurs  ou  marsupiaux  ont  pré- 
cédé les  mammifères  plus  parfaits  dont  l'homme  fait  partie.  Dans 
les  deux  règnes,  l'ordre  paléontologique  et  l'ordre  hiérarchique  se 
confondent.  Les  êtres  organisés  les  plus  simples  ont  paru  avant  les 
plus  complexes,  les  inférieurs  avant  les  supérieurs.  Étudions  l'ori- 
gine de  quelques  ordres  bien  connus  de  la  classe  des  mammifères 
supérieurs. 

Quel  est  l'observateur,  artiste  ou  savant,  peu  importe,  qui  n'ait  été 
frappé  des  formes  étranges  et  massives  de  certains  animaux,  — 
éléphans,  rhinocéros,  hippopotames  et  tapirs,  —  qui  jurent  avec 
les  formes  habituelles  des  mammifères  appartenant  aux  ordres  voi- 
sins, chevaux,  cerfs,  gazelles,  taureaux  et  moutons?  La  science  con- 
firme ce  que  l'instinct  de  l'artiste  fait  pressentir.  Ces  animaux  mon- 
strueux sont  pour  ainsi  dire  des  étrangers  dans  la  création  actuelle, 
ce  sont  les  descendans  directs  et  immédiats  de  leurs  prédécesseurs 
éteints.  Dans  la  faune  fossile,  les  mastodontes  ou  éléphans  fossiles 
à  molaires  hérissées  de  tubercules,  ont  précédé  les  éléphans  à  mo- 
laires composées  de  lames  verticales  à  surface  lisse.  Cautley  et  Fal- 
coner  ont  découvert  dans  les  terrains  tertiaires  des  collines  de  Si- 
walik,  au  pied  de  l'Himalaya,  les  débris  d'un  animal  (1)  que  les 
naturalistes  ont  tantôt  classé  parmi  les  éléphans,  tantôt  parmi  les 
mastodontes  :  cet  animal  établit  donc  la  transition  entre  les  masto- 
dontes, genre  éteint,  et  les  nombreux  éléphans  qui  lui  ont  succédé. 
De  nos  jours,  il  n'existe  plus  que  deux  espèces  d'éléphans  vivans. 
Celui  de  l'Inde  diffère  à  peine  de  VElephas  antiquus  fossile,  fort 
voisin  lui-même  de  VElephas  meridiomdis,  également  fossile,  et 
trouvés  tous  deux  dans  les  couches  pliocènes  ou  tertiaires  supé- 
rieures de  France  et  d'Italie.  Quant  à  l'éléphant  d'Afrique,  il  se  rat- 
tache directement  à  VElephas  j^riscus  provenant  des  couches  les 
plus  récentes  du  Yal  d'Arno  en  Toscane.  Ne  sait-on  pas  aussi  qu'en 
1799  un  pêcheur  tongouse  découvrit  à  l'embouchure  de  la  Lena 
e*i  Sibérie  un  éléphant  en  chair  et  en  os,  couvert  de  crins  et  de 
laine,  conservé  dans  la  glace  qui  l'entourait;  c'est  VElephas  primi- 
genius  des  naturalistes.  Son  squelette  est  le  plus  bel  ornement  du 
musée  de  Pétersbourg. 

La  généalogie  des  rhinocéros  est  aussi  évidente  que  celle  des  élé- 
phans. La  souche  primitive  remonte  aux  Palœotherium ,  pachy- 
dermes dont  Cuvier  trouva  les  os  en  telle  abondance  dans  les  plâ- 
trières  de  Montmartre  à  Paris  qu'il  put  reconstituer  le  squelette 
complet  de  ces  animaux  :  l'une  des  espèces  était  de  la  taille  d'un 
cheval.  Ces  quadrupèdes  étaient  munis  d'une  trompe  comme  les  ta- 
pirs et  avaient  comme  eux  les  os  du  nez  très  courts.  Dans  les  rhino- 

(1)  Elephas  Cliftii  ou  Mastodon  elephantoïdes. 


LA  THEORIE  DE  L  EVOLUTION.  757 

céros  fossiles,  descendans  des  Palœotherium,  les  os  du  nez  sont  plus 
développés  et  portent  une  ou  deux  cornes.  Le  rhinocéros  unicorne 
d'Asie  se  rattache  à  deux  rhinocéros  fossiles,  celui  de  Sansan  dans 
le  Gers  et  celui  d'Eppelsheim  sur  les  bords  du  Rhin.  Les  affinités  du 
rhinocéros  bicorne  d'Afiique  avec  celui  provenant  des  argiles  rouges 
de  Pikermi,  près  d'Athènes,  ont  été  signalées  par  un  éminent  pa- 
léontologiste, M.  Gaudry,  qui  a  découvert  et  décrit  ce  dernier  ani- 
mal sous  le  nom  de  Rliinoceros  pachygnathus.  On  connaît  trois  es- 
pèces de  tapirs  vivans  :  une  dans  l'Inde,  les  deux  autres  dans 
l'Amérique  méridionale.  De  véritables  tapirs  fossiles  des  teriains 
tertiaires  supérieurs,  leurs  prédécesseurs  immédiats,  descendent 
eux-mêmes  des  Lop/nodon  du  commencement  de  l'époque  tertiaire. 
Etudions  encore  les  solipèdes,  représentés  actuellement  par  les 
différentes  espèces  de  chevaux  et  d'ânes.  Ce  qui  caractérise  ces 
animaux,  c'est  de  marcher  sur  un  seul  doigt  terminé  par  un  sabot, 
tandis  que  les  pachydermes  ont  deux  ou  plusieurs  doigts  ;  mais  la 
paléontologie  nous  a  fait  connaître  une  série  d'animaux  par  lesquels, 
en  partant  des  pachydermes,  on  arrive  insensiblement  aux  chevaux 
actuels  :  ainsi  VArchippus  avait  quatre  doigts  aux  pieds  de  devant; 
le  Palœotherium  trois,  celui  du  milieu  étant  plus  large  que  les 
deux  latéraux,  VHipparion  en  avait  trois  également,  mais  les  deux 
latéraux  étaient  très  amoindris.  Enfin  dans  le  cheval  actuel  les  doigts 
latéraux  sont  réduits  à  deux  stylets  osseux  cachés  sous  la  peau  et 
sans  usage  :  l'animal  marche  sur  un  seul  doigt.  De  même  l'os  ex- 
térieur de  la  jambe,  le  péroné,  entier  dans  le  Palœotherim?i,  se  ré- 
duit également  chez  le  cheval  à  un  court  stylet  incapable  de  forti- 
fier le  membre  dont  il  fait  partie.  Ainsi  le  cheval,  l'animal  le  plus 
rapide  et  le  plus  élégant  de  la  création,  descend  de  lourds  pachy- 
dermes antédiluviens.  On  sait  combien  l'homme  a  pu  faire  varier  et 
améliorer  les  races  chevalines  qu'il  a  créées  par  la  sélection  artificielle 
et  un  entraînement  judicieux.  L'animal  a  été  profondément  modifié 
dans  ses  formes  extérieures,  cependant  on  voit  quelquefois  réappa- 
raître le  second  doigt  ou  un  rudiment  du  cinquième  métacarpien  et 
un  autre  os  qui  existaient  chez  VIJipparion,  ancêtre  du  cheval.  Il 
existe  des  individus  qui  offrent  accidentellement  une  raie  noire  le 
long  de  l'épine  dorsale  ou  des  vergetures  sur  les  flancs,  indices  de 
la  parenté  du  cheval,  de  l'âne,  du  zèbre,  de  l'hémione  et  du  dauw, 
chez  lesquels  cette  raie  ou  ces  vergetures  sont  constantes  :  nouvelle 
preuve  qu'ils  ont  tous  une  souche  commune  dont  ils  sont  les  des- 
cendans diversifiés.  Donnons  un  dernier  exemple  emprunté  à  l'ordre 
des  carnassiers.  M.  Gaudry  a  découvert  dans  les  argiles  rouges  de 
Pikermi,  près  d'Athènes,  une  hyène  (1)  intermédiaire  entre  la  hyène 

(1)  Ilyena  eximia. 


758  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

rayée  et  la  hyène  tachetée  vivantes  qui  sont  ses  dérivés,  et  trois 
civettes  qui  se  rapprochent  de  plus  en  plus  des  hyènes  par  leurs 
caractères  ostéologiques.  Les  Amphycion  fossiles  sont  intermé- 
diaires entre  le  loup  et  le  chien  et  un  genre  parmi  les  canidés,  le 
Cynodon  se  rapproche  des  civettes.  Enfin  M.  Gaudry  a  rap[)orté  de 
Grèce  vingt-deux  crânes  et  les  membres  d'une  espèce  de  singe,  le 
Mesopithecus  Pentelici,  qui  relie  les  macaques  aux  semnopithèques. 

La  chaîne  des  animaux  est  donc  continue,  et  les  lacunes  qui  sem- 
blaient séparer  les  animaux  vivans  des  animaux  fossiles,  les  ani- 
maux fossiles  ou  les  animaux  vivans  entre  eux  se  comblent  journel- 
lement. On  connaît  en  paléontologie  les  passages  des  reptiles  aux 
oiseaux;  ceux  des  reptiles  aux  mammifères  existent  encore  en  Aus- 
tralie, ce  sont  les  monotrèmes  (ornithorhynque  et  [échidné);  quel- 
ques genres  d'animaux  inférieurs  ont  même  traversé  toute  la  série 
des  terrains  depuis  les  plus  anciens  jusqu'à  l'époque  actuelle  :  tels 
sont  les  encrines,  les  oursins,  les  térébratules  et  les  coraux  à  six  ou 
huit  rayons,  tandis  que  les  coraux  à  quatre  rayons,  leur  souche 
commune,  expirent  déjà  dans  la  période  houillère  (1). 

Les  phénomènes  d'atavisme  que  nous  avons  constatés  dans  le 
règne  végétal  existent  également  dans  le  règne  animal.  Nous  en 
avons  déjà  indiqué  quelques-uns  chez  le  cheval  dont  les  membres 
présentent  les  rudimens  avortés  et  sans  usage  des  os  qui  sont  en- 
tiers et  fonctionnaient  utilement  chez  les  Palœotherium.  Les  exem- 
ples foisonnent,  je  me  borne  à  en  indiquer  un  petit  nombre.  Les 
chiens  et  les  autres  carnivores  qui  marchent  sur  quatre  doigts  ont 
un  pouce  et  un  gros  orteil  avortés  munis  d'un  ongle,  mais  qui  ne 
porte  pas  sur  le  sol.  L'ornithorhynque  et  l'échidné  ont  conservé  le 
sternum  de  l'ichth.yosaure,  reptile  pélagique  éteint,  voisin  des  pois- 
sons. Chez  lui,  ce  sternum  soutenait  des  nageoires,  chez  les  mono- 
trèmes ce  sont  des  membres  antérieurs  dont  l'usage  est  de  fouir  le 
sol.  Dans  les  baleines  adultes,  les  dents  sont  remplacées  par  des 
fanons,  lames  parallèles  élastiques  implantées  dans  la  mâchoire 
supérieure  :  elles  ferment  la  vaste  gueule  de  l'animal ,  laissent 
échapper  l'eau  par  leurs  interstices,  mais  arrêtent  au  passage  les 
petits  animaux  dont  le  gigantesque  cétacé  se  nourrit.  Chez  la  jeune 
baleine,  on  voit  les  rudimens  de  dents  analogu'es  à  celles  des  rep- 
tiles et  des  genres  voisins,  les  cachalots  et  les  dauphins;  mais  ces 
dents  ne  poussent  par  et  sont  remplacées  par  des  fanons.  Il  en  est 
de  même  chez  les  rum.inans  (bœuf,  mouton,  cerf,  etc.);  les  incisives 
n'existent  qu'à  la  mâchoire  inférieure,  mais  sous  le  bourrelet  car- 
tilagineux de  la  mâchoire  supérieure  on  trouve  le  germe  des  dents 
qui  ne  se  sont  pas  développées.  Un  paléontologiste  distingué,  M.  le 

(1)  E.  Haockol,  Arabisclie  Corallen,  p.  i8. 


LA.   THÉOFxIE   DE    l'ÉVOLUTION.  759 

professeur  Rutimeyer  de  Bâle,  a  été  même  conduit  par  ses  études  à 
cons  dérer  tous  les  systèines  de  première  dentition  appelf^e  denti- 
tions de  lait  commg  ataviques  ou  héréditaires  et  les  dentitions  dé- 
finitives comme  acquises  ultérieurement.  Issus  des  sauriens  ou 
lézards  munis  de  deux  poumons,  les  serpens  n'en  ont  qu'un  seul 
qui  se  prolonge  dans  le  ventre,  mais  au  sommet  de  ce  poumon 
unique  on  découvre  une  petite  masse  avortée  qui  représente  l'autre 
poumon. 

Ces  organes  rétrospectifs  sont  en  général  rudimentaires  et  sans 
usage.  L'homme  lui-même  n'en  est  pas  dépourvu,  et  je  suis  forcé 
de  le  citer,  parce  qu'il  sait  par  son  expérience  personnelle  que  ces 
organes  ne  lui  sont  d'aucune  utilité.  Il  porte  sur  sa  poitrine  les 
traces  des  mamelles  qui  ne  se  développent  et  ne  fonctionnent  que 
chez  la  femme.  Ces  traces  sont  une  réminiscence  éloignée  de  l'her- 
maphroditisme  qui  caractérise  les  animaux  inférieurs.  Parmi  les 
muscles,  ceux  de  l'oreille,  incapables  de  la  faire  mouvoir,  re- 
présentent exactement  ceux  qui  impriment  des  mouvemens  si  ra- 
pides et  si  variés  à  l'oreille  du  cheval  et  de  l'âne.  Le  muscle  peau- 
cier,  au  moyen  duquel  ces  quadrupèdes  impriment  à  leur  peau 
des  secousses  vibratoires  pour  chasser  les  mouches  qui  l'incommo- 
dent, existe  également  sur  les  parties  latérales  du  cou  de  l'homme, 
mais  il  est  incapable  de  mouvoir  la  peau  et  reste  par  conséquent 
sans  usage.  Je  citerai  encore  le  plantaire  grêle,  auxiliaire  inutile 
des  muscles  puissans  du  mollet,  mais  dont  la  rupture  donne  lieu 
à  l'accident  connu  sous  le  nom  de  coup  de  fouet.  Mince  et  sans 
force  chez  l'homme,  ce  muscle  est  très  développé  chez  les  chats; 
aussi  est-il  le  principal  agent  des  sauts  prodigieux  qu'ils  exécutent 
pour  atteindre  leur  proie.  Les  muscles  pyramidaux,  réminiscence 
des  muscles  qui  ferment  la  poche  des  marsupiaux,  nous  reportent 
aux  mammifères  inférieurs.  La  caroncule  lacrymale  est  une  trace 
de  la  troisième  paupière  des  reptiles  et  des  oiseaux ,  le  coccyx  un 
rudiment  de  queue ,  l'appendice  vermiforme  de  l'intestin  giêle  le 
cœcum  des  rongeurs  réduit  à  la  grosseur  d'un  tuyau  de  plume. 
La  science  compte  déjà  plus  de  vingt  cas  authentiques  dans  les- 
quels un  grain  de  sable  ou  un  pépin  de  raisin  pénétrant  dans  cet 
étroit  cul-de-sac  ont  amené  une  péritonite  suivie  de  mort.  Ainsi 
donc  la  série  animale  comme  la  série  végétale  nous  ofïre  une  foule 
d'exemples  d'atavisme,  c'est-à-dire  d'organes  avortés  sans  usage 
pour  l'espèce  qui  les  présente,  mais  qui,  bien  développés,  fonc- 
tionnaient utilement  chez  d'autres  espèces  moins  élevées  dans  la 
série.  Ces  réminiscences  sont  des  preuves  inattaquables  en  faveur 
de  la  continuité  de  la  création  et  de  la  théorie  de  la  descendance. 

Depuis  peu  de  lemps,  les  anatomistes  sont  entrés  dans  une 
autre  voie  qui  a  déjà  conduit  à  des  résultats  importans  et  confir- 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

matifs  de  ceux  que  nous  avons  énoncés.  Les  muscles  chez  l'homme 
présentent  souvent  des  anomalies  dans  leurs  formes,  leurs  at- 
taches, leurs  divisions  en  deux  ou  plusieurs  faisceaux.  Jusqu'ici 
les  traités  d'anatomie  humaine  se  bornaient  à  signaler  ces  ano- 
malies, ils  ne  les  discutaient  pas.  On  les  croyait  rares,  elles  sont 
très  communes.  M.  John  Wood,  professeur  d'anatomie  au  King's 
collège  de  Londres,  n'a  pas  observé  moins  de  558  anomalies  sur 
36  cadavres  seulement  (1).  Or,  en  comparant  ces  anomalies  avec 
les  muscles  correspondans  des  animaux,  on  reconnaît  qu'elles  re- 
présentent l'état  normal  des  ordres  inférieurs  à  l'homme.  Ainsi 
MM.  Wood  et  Samuel  Pozzi  ont  observé  plusieurs  fois  chez  l'homme 
un  muscle  appelé  sternalis  brutorum  par  les  anciens  anatomistes. 
Ce  muscle  est  normal  chez  les  singes  supérieurs  jusqu'aux  cynocé- 
phales. D'autres  anomalies  sont  une  réminiscence  de  la  forme  ha- 
bituelle de  ces  muscles  chez  les  carnassiers,  les  rongeurs,  les  mar- 
supiaux et  même  les  reptiles.  On  observe  aussi  des  os  anormaux. 
M-.  Luschka,  professeur  à  Tubingue,  a  rencontré  sur  un  homme  des 
os  représentant  V episternum  de  beaucoup  de  mammifères.  Les  or- 
ganes intérieurs  ne  sont  pas  toujours  conformés  de  la  même  ma- 
nière ,  et  M.  Samuel  Pozzi  a  signalé  chez  l'homme  la  présence  acci- 
dentelle d'un  lobe  impair  du  poumon  appelé  azygos,  commun  à 
tous  les  quadrupèdes.  Je  m'arrête  de  peur  d'entrer  dans  des  détails 
trop  techniques,  et  me  borne  à  constater  que  les  anomalies,  confir- 
mant les  inductions  tirées  des  organes  rudimentaires,  proclament 
comme  eux  l'unité  et  la  continuité  dans  la  création  du  règne  ani- 
mal; mais  cela  ne  signifie  en  aucune  façon  que  l'homme  descende 
du  singe.  Des  écrivains  incompétens  attribuent  souvent  cette  opinion 
à  Darwin  et  à  ses  disciples;  c'est  une  assertion  complètement  erro- 
née. Aucun  zoologiste  sérieux  n'a  jamais  dit  que  l'homme  descendît 
des  singes  en  général  ou  d'un  singe  en  particulier,  mais  depuis 
Linné  tous  les  naturalistes  considèrent  l'homme  comme  faisant  par- 
lie  de  la  classe  des  mammifères.  Linné  le  plaçait  avec  les  singes 
dans  l'ordre  des  primates,  car  c'est  avec  les  singes  qu'il  a  le 
plus  d'analogies  morphologiques,  anatomiques  et  physiologiques. 
L'homme  est  sorti  du  règne  animal  tout  entier,  comme  le  prouvent 
la  structure  normale  de  ses  organes  en  fonction,  comparés  à  ceux 
des  mammifères  supérieurs,  les  organes  sans  fonctions  dont  les  ru- 
dimens  font  partie  de  son  économie,  et  enfin  les  anomalies  rétros- 
pectives qui  rappellent  l'état  régulier  de  ses  prédécesseurs  dans 
l'ordre  de  la  création. 

(1)  Variations  in  human  myology  observed  during  the  session  iS67-1S68  {Procee- 
dings  of  the  royal  Society,  t.  XVI,  p.  483). 


LA    THÉORIE    DE    l'ÉVOLUTIOX.  761 

II.    —    TRANSITIONS    ENTRE    LES    ÊTRBS    ORGANISÉS.    — 
NON-EXISTENCE    DE    L'ESPÈCE. 

Goethe,  âgé  de  quatre-vingt-deux  ans,  déclarait  (1)  que  Linné 
était,  après  Shakspeare  et  Spinosa,  l'auteur  qui  avait  fait  sur  lui 
la  plus  vive  impression.  En  parlant  ainsi,  il  avait  en  vue  la  Philoso- 
phia  hotanica  de  ce  naturaliste,  livre  plein  de  vues  prophétiques 
dont  l'avenir  a  consacré  la  justesse  :  chacune  est  condensée  dans 
une  courte  phrase  aphoristique,  presque  toutes  sont  devenues  des 
axiomes  de  la  science.  Une  de  ces  sentences  est  celle-ci  :  nalura 
non  fecit  saltus,  il  n'y  a  pas  de  lacunes  dans  la  nature.  En  effet,  si 
l'on  considère  l'ensemble  du  règne  organisé,  on  voit  que  les  formes 
végétales  et  animales  passent  insensiblement  les  unes  aux  autres  : 
individus,  espèces,  genres,  familles,  embranchemens,  règnes,  rien 
n'est  isolé,  tout  se  tient.  Dans  cet  immense  tableau,  il  n'y  a  pas  de 
couleurs  tranchées,  il  n'y  a  que  des  nuances  et  des  dégradations  in- 
finies. Les  exemples  sont  innombrables.  11  est  des  genres  où  les  bo- 
tanistes n'ont  pu  s'entendre  sur  la  distinction  des  espèces,  tant  elles 
se  confondent  les  unes  avec  les  autres.  Tels  sont  les  genres  rose, 
ronce  {[tubus],  Hieracium,  etc.  Dans  certaines  familles,  les  cruci- 
fères, les  ombellifères  par  exemple,  les  limites  des  genres  sont 
^tellement- indécises  qu'elles  n'ont  jamais  été  fixées  définitivement. 
Même  observation  pour  les  familles  :  le  genre  Verbascum  est  in- 
termédiaire entre  les  solanées  et  les  scrofularinées ,  le  genre  De- 
tarium  entre  les  rosacées  et  les  légumineuses,  V Aphyllantes  entre 
les  liliacées  et  les  joncées.  Les  classes  même  ne  sont  pas  séparées 
par  des  limites  infranchissables.  Les  nénuphars  sont  intermédiaires 
entre  les  monocotylédones  et  les  dicotylédones,  les  cycadées  entre 
les  fougères  et  les  gymnospermes.  Certains  champignons,  des  in- 
fusoires  problématiques,  oscillent  entre  les  végétaux  et  les  ani- 
maux. Toutes  nos  divisions  dites  naturelles  sont,  comme  Lamarck 
l'avait  déjà  dit,  réellement  artificielles. 

11  faut  en  dire  autant  du  règne  animal.  En  fait  d'espèces,  on 
trouve  tous  les  passages  imaginables  entre  la  grande  marte  brune  du 
Poitou  et  la  marte  zibeline  de  Sibérie,  qui  en  paraît  si  différente.  Les 
espèces  de  campagnols,  de  souris,  d'écureuils,  de  chiens  sauvages 
et  dans  les  mammifères  supérieurs,  la  famille  des  sapajous  {Cebus), 
sont  composées  d'espèces  si  semblables,  si  voisines,  se  confondant 
tellement  les  unes  avec  les  autres  que  l'accord  entre  les  zoologistes 
ne  se  fera  jamais.  Dans  les  oiseaux ,  les  ornithologistes  citent  le 
genre  vautour,  les  fauvettes  et  les  bécasseaux.  Dans  les  'poissons, 
les  ichthyologistes  se  perdent  dans  la  distinction  des  espèces  de 

(1)  OEuvres  d'histoire  imturelle,  traduites  par  Ch.  Martins,  p.  191. 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

morues,  de  salmones.  Les  malacologistes  ont  renoncé  à  se  mettre 
d'accord  dans  le  genre  hélice,  cône,  Unio,  huître  et  térébratules  vi- 
vantes ou  fossiles.  Rien  de  plus  frappant  qu'une  espèce  de  planorbe 
[Planorbisjnullifonnis)^  coquille  abondante  dans  les  calcaires  d'eau 
douce  de  Steinheim,  en  Wurtemberg.  Le  docteur  Hilgendorf  a  mon- 
tré que  cette  espèce  présentait  vingt-deux  variétés  de  formes  telles 
que  certaines  ressemblent  à  des  hélices,  d'autres  à  des  scalaires, 
genres  fort  diiïérens  du  genre  planorbe.  Trouvées  dans  des  couches 
géologiques  distinctes,  ces  formes,  loin  d'être  reconnues  comme 
des  variations  d'un  même  animal,  avaient  été  considérées  comme 
constituant  au  moins  douze  espèces  appartenant  à  plusieurs  genres 
séparés. 

Comme  transitions  entre  groupes  zoologiques,  je  citerai  le  ga- 
léopithèque,  intermédiaire  entre  les  singes  et  les  chauves-souris, 
la  loutre  entre  les  fouines  et  les  phoques,  le  bœuf  musqué  du  Groen- 
land entre  les  bœufs  et  les  moutons,  le  geai  entre  les  oiseaux  de  proie 
diurnes  et  les  passereaux.  Dans  les  reptiles,  les  lézards  ont  quatre 
pattes,  les  bimanes  les  deux  antérieures  seulement,  les  bipèdes 
et  les  chalcides  les  deux  postérieures,  le  Pseudopus  Pallasii  de  Dal- 
matie  de  petits  tubercules  sans  usage,  et  dans  l'orvet  de  nos  bois, 
les  membres  sont  cachés  sous  la  peau;  enfin  ils  disparaissent  avec 
l'os  sternal  dans  les  véritables  serpens  qui  sont  complètement  pri- 
vés de  membres.  On  voit  que  la  transition  est  aussi  ménagée  que 
possible.  Il  serait  inutile  de  multiplier  les  exemples,  la  loi  est  géné- 
rale et  sans  exception.  Les  lacunes  apparentes  se  comblent  journel- 
lement par  la  découverte  d'animaux  vivans  ou  fossiles,  et  la  chaîne 
interrompue  se  renoue  et  se  continue. 

Une  conséquence  nécessaire  de  la  loi  de  l'évolution  et  de  la  con- 
tinuité de  la  création,  c'est  que  l'espèce  n'existe  pas  telle  qu'elle 
était  comprise  par  les  naturalistes  du  temps  passé.  Pour  eux,  les  êtres 
organisés  avaient  été  créés  séparément,  et  ils  s'imaginaient  pouvoir 
discerner  ces  êtres  isolés  propagés  par  voie  de  génération  succes- 
sive. Ainsi  Linné  croyait  avoir  distingué  les  espèces  telles  qu'elles 
étaient  sorties  des  mains  du  Créateur.  Chez  ce  grand  naturaliste,  les 
facultés  synihétiques  et  analytiques  étaient  si  bien  équilibrées  que 
pendant  longtemps  on  admit  ses  espèces  comme  des  types  défini- 
tifs. Cependant,  en  examinant  les  plantes  de  plus  près,  on  finit  par 
apercevoir  des  difl'érences  qui  avaient  échappé  à  sa  sagacité  ou  qu'il 
n'avait  pas  jugées  assez  importantes  pour  motiver  l'établissement 
d'une  nouvelle  espèce  et  la  création  d'un  nouveau  nom.  Peu  à  peu 
on  divisa  et  on  subdivisa  les  espèces  linnéennes.  Dans  la  dore  de 
Suède,  le  pays  de  l'Europe  le  mieux  connu  sous  le  point  de  vue 
botanique,  Linné  comptait  en  17/i5  huit  espèces  du  genre  Uiera- 
ciumi  M.  Fries  en  18Zi6  en  énumère  seize.  Linné  distinguait  deux 


LA    THÉORIE    DE   l'ÉVOLUïION.  763 

espèces  de  roses,  M.  Fries  en  décrit  huit.  Il  en  a  été  de  même  dans 
les  autres  pays  de  l'Europe.  En  1815,  dans  sa  Flore  française,  De 
CandoUe  décrit  neuf  espèces  de  ronces  {Rubus),  et  en  18^8  MM.  Gre- 
nier et  Godron  en  comptent  2/i  dans  leur  Flore  de  France.  En  1869, 
M.  Gaston  Genevier  en  distingue  203  dans  la  seule  vallée  de  la  Loire. 
Tous  les  genres  ne  se  sont  pas  accrus  dans  cette  proportion,  mais 
tous  ont  vu  le  nombre  de  leurs  espèces  augmenter  rarement  par  la 
découverte  d'une  forme  entièrement  nouvelle  et  inconnue,  mais  le 
plus  souvent  parce  qu'on  a  séparé,  distingué  et  nommé  des  formes 
connues  que  l'on  réunissait  autrefois  sous  le  même  nom  spécifique. 
Quelques  botanistes  doués  au  plus  haut  degré  de  l'esprit  analy- 
tique, frappés  par  les  différences,  peu  sensibles  aux  analogies,  pous- 
sent la  multiplication  à  ses  dernières  limites,  et  comme  on  ne  trouve 
pas  deux  pieds  d'une  même  plante  qui  se  ressemblent  complète- 
ment, il  en  résulte  que  l'idée  d'espèce  se  confond  avec  celle  d'indi- 
vidu. En  effet,  un  observateur  attentif,  parcourant  habituellement 
une  allée  de  marronniers  ou  de  tilleuls,  trouvera  en  examinant  ces 
arbres  dans  les  quatre  saisons  de  l'année  que  chacun  d'eux  pré- 
sente quelque  particularité  qui  manque  à  son  voisin.  Plusieurs  bota- 
nistes, ayant  sous  les  yeux  de  nombreux  échantillons  d'une  même 
plante  recueillies  dans  une  même  localité,  sont  incapables  de  se 
convaincre  réciproquement  :  l'un  voudra  comprendre  tous  ces  in- 
dividus sous  un  même  nom,  c'est-à-dire  en  faire  une  seule  es- 
pèce; l'autre,  tenant  compte  des  différences  qu'ils  présentent  tou- 
jours, en  voudra  faire  deux,  un  autre  en  distinguera  trois  ou  quatre, 
désignées  chacune  par  un  adjectif  particulier.  L'espèce  n'existant 
pas,  c'est-à-dire  les  plantes  et  les  animaux  passant  des  uns  aux 
autres  par  des  nuances  insensibles,  le  conflit  est  sans  solution  ec 
l'accord  impossible.  La  notion  de  l'espèce  est  donc  une  notion  pu- 
rement subjective;  ainsi  que  Lamarck  l'avait  très  bien  compris, 
elle  n'a  d'existence  que  dans  l'esprit  du  naturaliste  qui  la  crée. 
Cependant  comme  il  faut  nommer  les  plantes  et  les  animaux  pour 
les  distinguer  entre  eux,  on  coniinuera  à  faire  des  espèces^  pour  me 
servir  du  terme  consacré,  mais  on  ne  se  querellera  plus.  Les  uns, 
doués  de  l'esprit  synthétique,  s'efforceront  de  ne  distinguer  que  des 
êtres  qui  ont  des  formes  très  différentes;  les  autres,  les  esprits  ana- 
lytiques, résisteront  à  cette  tendance,  et  ne  confondront  pas  des 
plantes  ou  des  animaux  qui  sont  semblables  sans  être  identiques. 
C'est  un  juste  équilibre  entre  ces  facultés  de  l'esprit,  l'analyse  et  la 
synthèse,  qui  fait  les  grands  classificateurs  :  Linné,  de  Jussieu,  La- 
marck, les  deux  De  CandoUe,  Cuvier,  Robert  Brown,  De  Blainville, 
Lindley,  Joseph  Hooker,  Bentham  et  leurs  imitateurs. 

Ce  serait  ici  le  lieu  de  parler  des  causes  multiples  qui  modifient 
les  plantes  et  les  animaux  dans  leurs  caractères  extérieurs  et  les 


76Ù  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

transforment  en  espèces;  mais  ce  long  chapitre  mériterait  une  étude 
spéciale.  Je  me  contenterai  d'énumérer  les  causes  principales  de  la 
transformation  :  d'abord  l'influence  du  milieu,  c'est-à-dire  les  chan- 
gemens  de  climat  et  de  conditions  d'existence  agissant  pendant  la 
longue  série  des  périodes  géologiques.  L'être,  s'adaptant  peu  à  peu 
au  nouveau  milieu  dans  lequel  il  se  trouve  placé,  se  modifie,  se 
métamorphose  et  devient  une  nouvelle  espèce.  Une  autre  cause  est 
l'hybridité,  c'est-à-dire  les  fécondations  croisées  donnant  lieu  à  un 
hybride,  un  métis  qui  se  propage  à  son  tour.  Dans  le  règne  animal, 
nous  connaissons  les  léporides  métis  du  lièvre  et  du  lapin,  dans  le 
règne  végétal  VAegilops  triticoîdes,  hybride  spontané  du  blé  et  de 
YAegilops  ovata,  très  commun  dans  le  midi  de  la  France.  Une  troi- 
sième cause  est  la  sélection  naturelle,  c'est-à-dire  la  survivance 
dans  la  lutte  pour  l'existence  des  espèces  les  mieux  douées.  Lutte 
des  végétaux  entre  eux,  des  animaux  entre  eux,  des  végétaux  avec 
les  animaux  :  lutte  incessante,  éternelle,  d'où  résulte  l'harmonie 
que  nous  admirons  dans  la  création.  Cette  lutte  produit  un  état 
stable,  mais  temporaire,  qui  nous  paraît  immuable  et  définitif,  parce 
que  nous  passons  vite  sur  la  terre  et  que  nous  observons  la  nature 
depuis  hier.  Notre  expérience  personnelle  est  presque  nulle,  et  celle 
de  nos  ancêtres  civilisés  insuffisante.  Nous  soupçonnons  à  peine 
les  changemens  qui  se  sont  opérés  avant  nous  :  ceux  qui  s'opè- 
rent sous  nos  yeux  nous  échappent  par  la  petitesse  des  effets, 
que  le  temps  seul  rend  appréciables.  Cette  lutte  des  êtres  organi- 
sés entre  eux  est  comparable  à  celle  de  forces  physiques  égales  et 
contraires  qui  s'annulent  réciproquement,  et  au  lieu  d'un  mouve- 
ment produisent  le  repos.  L'homme  lui-même,  quan^  il  a  voulu 
concilier  les  antagonismes  sociaux,  n'a-t-il  pas,  au  lieu  de  la  force 
qui  comprime,  essayé  d'opposer  ces  antagonismes  l'un  à  l'autre  et 
de  les  neutraliser  ainsi?  n'a-t-il  pas  inventé  l'équilibre  des  pou- 
voirs? En  cela,  il  ne  faisait  qu'imiter  la  nature,  et  les  fondateurs  du 
gouvernement  parlementaire  en  Angleterre  appliquaient  les  doc- 
trines de  leur  illustre  compatriote  Charles  Darwin  avant  même  qu'il 
fiit  né. 


III.    —   PREUVES    TIRÉES    DE    L'EMBR  YOLOG  lE.    —    ACCORD    DU    PRINCIPE 

DE  l'Évolution  avec  la  méthode  naturelle. 

Pour  démontrer  l'afiTmité  des  êtres  organisés,  nous  les  avons  con- 
sidérés jusqu'ici  dans  leur  état  adulte,  c'est-à-dire  l'animal  arrivé 
au  terme  de  sa  croissance,  la  plante  munie  de  ses  fleurs  et  de  ses 
fruits.  Nous  avons  trouvé  des  analogies  nombreuses  et  variées  entre 
ces  êtres  achevés;  mais  elles  le  sont  encore  plus  si  nous  les  consi- 
dérons dans  leur  première  période  de  développement»  dans  leur  état 


LA    THÉORIE   DE   l'ÉVOLUTION.  765 

embryonnaire.  Un  grand  fait  fondamental  nous  frappe  d'abord,  c'est 
que  tout  être  organisé,  végétal  ou  animal,  procède  d'une  cellule. 
La  loi  est  sans  exception  depuis  les  algues  élémentaires  qui  ont  ap- 
paru en  premier  lieu  dans  les  anciennes  mers  géologiques  jusqu'à 
l'homme,  le  dernier  venu  sur  le  globe  terrestre;  mais  dès  que  l'é- 
volution individuelle  commence,  des  différences  se  manifestent.  Chez 
les  végétaux  inférieurs  dits  inembryonnés,  la  cellule  séparée  de  sa 
mère  donne  directement  naissance  à  l'être  nouveau.  Chez  les  végé- 
taux supérieurs,  un  embryon,  une  plante  en  miniature  apparaît 
déjà  dans  la  graine  :  elle  est  munie  de  feuilles  primordiales  transi- 
toires appelées  cotylédons,  toujours  différentes  de  celles  que  la 
plante  portera  plus  tard.  Dans  les  monocotylédones,  qui  succèdent 
hiérarchiquement  et  géologiquement  aux  inembryonnés,  il  n'y  a 
qu'un  cotylédon  ;  dans  les  végétaux  supérieurs,  appelés  dicotylédo- 
nes, il  y  en  a  deux,  toujours  opposés  et  toujours  simples.  Ainsi  c'est 
dans  l'embryon  que  nous  trouvons  le  seul  trait  commun  à  chacun  des 
trois  grands  embranchemens  du  règne  végétal.  Si  nous  considérons 
maintenant  les  subdivisions  de  ces  embranchemens,  c'est-à-dire 
les  familles  naturelles,  nous  trouvons  avec  Jussieu  que  les  carac- 
tères tirés  de  l'embryon  et  de  ses  enveloppes,  c'est-à-dire  de  la 
graine,  sont  encore  ceux  qui  s'appliquent  le  plus  généralement  à 
toutes  les  plantes  d'une  même  famille.  Dans  les  unes,  l'embryon 
constitue  à  lui  seul  toute  la  graine  comme  dans  les  renonculacées 
et  les  crucifères;  dans  les  autres,  il  est  accompagné  d'un  corps  de 
nature  variable  appelé  albumen  ou  endosperme.  Sa  nature  fournit 
également  des  caractères  distinctifs  qu'on  chercherait  vainement 
dans  les  fleurs,  les  fruits  ou  les  feuilles.  Farineux  dans  les  gra- 
minées, l'albumen  est  huileux  dans  les  euphorbiacées,  corné  dans 
les  rubiacées ,  etc.  En  un  mot ,  les  caractères  tirés  de  l'embryon 
et  de  la  graine  sont  en  général  les  seuls  qui  soient  communs  à  tous 
les  végétaux  composant  les  divisions  et  les  subdivisions  du  règne 
végétal.  Les  plantes  ayant  toutes  une  origine  commune,  on  conçoit 
qu'il  en  soit  ainsi.  Leur  analogie  est  encore  évidente  dans  la  graine 
et  pendant  la  germination;  plus  tard  les  différences  se  manifestent  : 
elles  sont  dues  aux  déviations  spécifiques  résultant  du  développe- 
ment ultérieur  diversement  modifié  par  les  influences  variées  aux- 
quelles le  végétal  est  soumis. 

C'est  également  dans  l'embryologie  seulement  qu'on  a  pu  trouver 
en  zoologie  les  caractères  généraux  qui  s'appliquent  à  tous  les  ani- 
maux d'une  même  classe.  Les  petits  de  tous  les  mammifères  viennent 
au  monde  vivans  et  nus;  la  mère  les  nourrit  de  son  lait.  Ceux  des 
oiseaux,  des  reptiles  et  des  poissons  sont  renfermés  dans  un  œuf 
entouré  d'une  coquille  et  contenant  la  substance  nutritive  de  l'em- 
bryon dont  le  développement  a  lieu  pendant  l'incubation.  Malgré 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  différences,  tous  les  embryons  se  ressemblent  dans  les  pre- 
mières semaines  et  témoignent  ainsi  de  leur  origine  commune.  Ainsi 
les  embryons  de  l'homme,  du  chien,  de  la  tortue,  âgés  d'un  mois, 
et  celui  de  la  poule  au  quatrième  jour  de  l'incubation,  diffèrent  si 
peu  l'un  de  l'autre  qu'on  ne  saurait  les  distinguer  (1)  ;  mais,  au 
bout  de  six  ou  huit  semaines  pour  les  deux  mammifères  et  le  rep- 
tile et  de  huit  jours  pour  le  poulet,  les  traits  distinctifs  apparaissent 
et  s'accentuent  à  mesure  que  l'animal  s'accroît.  Aussi  le  fondateur 
de  l'embryologie  comparée,  l'illustre  Ernest  de  Baer,  avait-il  cou- 
tume de  dire  que,  s'il  oubliait  par  malheur  d'étiqueter  les  bocaux 
renfermant  les  embryons  très  jeunes  qu'il  recevait  de  toutes  parts, 
il  lui  était  dans  la  suite  impossible  de  dire  à  quelle  classe  d'animaux 
ces  fœtus  appartenaient.  Je  comprends  l'étonnement  des  commen- 
çans  et  des  gens  du  monde  lorsqu'ils  voient  que  les  caractères  gé- 
néraux des  grandes  divisions  du  règne  animal  et  du  règne  végétal 
sont  empruntés  à  l'embryon,  état  initial  et  passager  des  êtres  orga- 
nisés ;  mais ,  grâce  aux  doctrines  évolutionistes ,  il  est  clair  que 
l'embryon  seul  pouvait  fournir  ces  caractères,  car  seul  il  présente 
l'ensemble  de  ceux  qui  sont  fondamentaux  et  communs  à  toute  une 
classe;  plus  tard  ils  sont  masqués  par  le  développement  diversifié 
des  êtres  qui  la  composent. 

Quand  on  a  voulu  diviser  une  grande  classe,  les  mammifères  par 
exemple,  la  génération  a  encore  fourni  le  seul  trait  conmiun  qui 
s'appliquât  à  tous  les  animaux  compris  dans  les  trois  subdivisions 
principales.  Chez  les  mammifères  supérieurs,  le  foetus  acquiert  déjà 
un  grand  développement  dans  le  sein  de  la  mère  avec  laquelle  il 
communique  par  un  organe  spécial  appelé  placenta.  Dans  les  mam- 
mifères plus  inférieurs,  appelés  didelphes  ou  marsup  aux,  ce  fœtus 
est  expulsé  de  bonne  heure  et  déposé  par  la  mère  dans  une  poche 
lorsqu'il  pèse  à  peine  quelques  grammes;  il  se  greffe  sur  une  té- 
tine, grandit  dans  cette  poche,  et  s'y  réfugie  encore  au  moindre 
danger  lorsqu'il  est  assez  fort  pour  la  quitter.  Enfin  dans  les  mono- 
trèmes  ou  ornithodelphes,  le  mode  de  génération  est  intermédiaire 
entre  celui  des  vivipares  ou  mammifères  et  des  ovipares  ou  reptiles 
et  oiseaux. 

L'identité  originelle  des  espèces  d'un  même  ordre  nous  est  révé- 
lée également  par  l'embryologie  dans  les  rangs  inférieurs  du  règne 
animal.  Rien  de  plus  divers  que  les  genres  dont  se  compose  l'ordre 
des  crustacés.  Un  certain  nombre  d'entre  eux  avaient  été  rangés  ja- 
dis dans  la  classe  des  mollusques,  et  il  n'est  pas  de  zoologiste  qui 
ne  s'étonne  à  ses  débuts  de  voir  figurer  dans  un  même  groupe  des 
animaux  aussi  différons  qu'un  anatife,  un  crabe,  une  écrevisse,  une 

(1/  Voyez  Haeckel,  Histoire  de  la  Création  des  êtres  organisés,  traduction  française, 
pi.  II,  p.  271. 


LA  THEORIE  DE  L  ÉVOLUTION.  767 

lernocère  et  une  sacculine;  mais  la  consanguinité  de  ces  animaux 
nous  est  dévoilée  par  teur  forme  embryonnaire  appelée  JSauplius, 
qui  est  à  peu  de  chose  près  la  même  pour  tous.  De  là  cette  con- 
séquence naturelle  que  le  nauplius  est  le  type  originaire  qui  a 
donné  naissance  à  tous  les  crustacés.  On  pourrait  répéter  cette 
démonstration  pour  un  ordre  quelconque  en  s'appuyant  sur  la  pa- 
léontologie, qui  nous  prouve  constamment  que  ces  types  fonda- 
mentaux apparaissent  toujours  les  premiers  dans  le  sein  des  ter- 
rains avant  les  dérivés  qui  en  sont  sortis.  Ainsi  dans  les  reptiles  ce 
sont  des  animaux  resseuiblant  aux  piotées  actuels;  dans  les  batra- 
ciens de  petits  animaux  appelés  Protriton  par  M.  Gaudry,  intermé- 
diaires entre  les  batraciens  munis  d'une  queue,  comme  les  salaman- 
dres, et  ceux  qui  en  sont  privés  comnie  les  grenouilles,  issus  tous 
deux  d'un  type  commun,  le  Protriton. 

Ces  enseignemens  ne  sont  pas  les  seuls  que  nous  donne  l'em- 
bryologie :  au  lieu  d'embrasser  un  ordre  d'animaux  tout  entier,  si 
nous  considérons  un  animal  en  particulier  et  que  nous  suivions  son 
développeiDent,  nous  verrons  encore  la  grande  loi  de  l'évolution  se 
manifester  de  la  manière  la  plus  éclatante.  Je  prends  un  exemple 
généralement  connu  :  la  grenouille  commune.  La  femelle  pond  un 
œuf  fécondé;  mais,  quand  cet  œuf  éclot,  il  en  sort  un  être  bien 
différent  de  sa  mère,  un  têtard,  animal  aquatique,  muni  d'une 
longue  nageoire  caudale,  respirant  par  des  branchies  l'air  contenu 
dans  l'eau  et  mourant  asphyxié  si  on  le  sort  de  son  élément  liquide; 
c'est  un  poisson,  mais  ce  poisson  n'est  qu'un  état  transitoire  de  la 
grenouille.  On  voit  paraître  d'abord  les  pattes  de  derrière,  puis 
celles  de  devant.  Pendant  que  ces  pattes  s'allongent,  la  queue  se 
raccourcit  et  finit  par  disparaître  complètement.  Ces  changemens 
extérieurs  sont  accompagnés  de  modifications  intérieures  non  moins 
surprenantes.  Les  vaisseaux  qui  se  rendaient  aux  branchies  s'oblitè- 
rent peu  à  peu,  celles-ci  disparaissent  insensiblement  et  sont  rem- 
placées par  des  poumons  qui  respirent  l'air  de  l'atmosphère;  l'ani- 
mal purement  aquatique  est  devenu  amphibie;  le  têtard  s'est 
métamorphosé  en  grenouille. 

Ainsi  donc  le  batracien  a  d'abord  été  poisson  et  est  devenu  am- 
phibie par  suite  de  changemens  qui  s'opèrent  sous  nos  yeux;  mais 
cette  métamorphose  n'est  pas  spéciale  aux  batiaciens,  elle  s'opère 
chez  tous  les  animaux  à  l'intérieur  de  l'œuf  ou  dans  le  sein  de  la 
mère.  Dans  le  premier  mois  de  leur  vie  embryonnaire,  les  mammi- 
fères, les  oiseaux  et  les  reptiles  portent  sur  le  cou  des  fissures  in- 
dices des  branchies  des  poissons,  mais  ces  branchies  ne  se  dévelop- 
pent pas,  l'anitual  recevant  le  sang  de  la  mère  qui  a  respiré  pour 
lui  ou  se  nourrissant  aux  dé{)ens  du  jaune  de  l'œuf.  Le  cœur  de 
l'homme  et  le  système  de  vaisseaux  qui  en  procède  rappellent  d'à- 


768  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bord  celui  des  poissons,  puis  celui  des  reptiles,  et  c'est  pour  ainsi 
dire  la  première  inspiration  de  l'enfant  nouveau-né  qui,  fermant  la 
communication  des  deux  cavités  appelées  oreillettes,  le  transforme 
en  un  être  à  respiration  purement  aérienne  (1).  Au  commencement 
de  la  vie  fœtale,  les  quatre  membres  sont  représentés  par  de  simples 
palettes  attachées  directement  au  tronc;  le  bras,  l'avant-bras,  la 
cuisse  et  la  jambe  apparaissent  plus  tard,  et  chez  tous  l'appendice 
caudal  est  plus  ou  moins  développé.  Ces  embryons  ressemblent 
donc  à  des  poissons  comme  le  têtard  de  la  grenouille;  mais  par  suite 
d'une  évolution  progressive  ils  deviennent  mammifères,  oiseaux  ou 
reptiles,  suivant  qu'ils  proviennent  d'un  animal  appartenant  à  l'une 
de  ces  trois  classes;  c'est  l'évolution  .individuelle  connue  sous  le 
nom  à'ontogéme  par  opposition  à  la  j)f*^y^o génie,  qui  expliquait 
l'évolution  d'un  type  tel  que  le  Nauplius  par  exemple,  qui  donne 
naissance  à  toute  la  série  des  crustacés. 

Nous  ne  pouvons  pas  reconnaître  dans  les  végétaux  un  dévelop- 
pement semblable  à  l'évolution  ontogénique,  parce  que  ces  êtres 
sont  trop  simples  et  que  leur  hiérarchie  n'est  pas  évidente  comme 
celle  des  animaux.  Un  végétal  dit  supérieur  ne  diffère  pas  tellement 
d'un  végétal  inférieu-r  qu'on  puisse  apprécier  une  évolution  indivi- 
duelle. Cependant  il  y  a  dans  les  fougères,  après  leur  germination, 
un  état  transitoire  qui  rappelle  singulièrement  l'état  définitif  des 
végétaux  cellulaires.  La  grande  loi  de  l'évolution  se  manifeste  donc 
à  la  fois  dans  la  série  végétale  et  animale  depuis  l'apparition  de 
ses  premiers  termes  à  la  surface  du  globe  jusqu'aux  temps  actuels; 
elle  se  manifeste  également,  si  nous  considérons  à  part  une  classe 
de  végétaux  ou  d'animaux,  —  c'est  la  phylogcm'e,  —  et  enfin  elle 
se  révèle  dans  chaque  individu  en  particulier ,  puisqu'il  gravit  un 
certain  nombre  d'échelons  pour  atteindre  celui  où  se  trouve  l'être 
qui  lui  a  donné  naissance  :  c'est  Vontogénie. 

Signalons  une  dernière  concordance  de  preuves  qui  est  d'autant 
plus  convaincante  qu'elle  établit  une  étroite  solidarité  entre  l'an- 
cienne philosophie  des  sciences  naturelles  conçue  par  Linné,  déve- 
loppée par  Jussieu,  et  la  nouvelle  doctrine  dont  l'origine  remonte  à 
Lamarck.  La  méthode  naturelle,  c'est-à-dire  la  classification  des  êtres 
établie  sur  leurs  affinités,  avait  été  indiquée  par  Magnol  et  formulée 
par  Linné;  mais  c'est  Laurent  de  Jussieu  qui  en  fut  le  législateur  : 
c'est  lui  qui  établit  les  bases  sur  lesquelles  elle  repose  et  rédigea  le 
code  qui  la  régit,  dans  la  préface  du  Gênera  plantarum,  qui  parut 
en  1789.  A  cette  époque,  la  paléontologie  végétale  n'existait  pas, 
l'anatomie  végétale  naissait  à  peine,  on  ne  connaissait  qu'un  nombre 
de  plantes  fort  restreint  :  la  doctrine  de  l'évolution  n'était  pas  même 

(1)  Voyez,  pour  plus  de  détails,  A.  Sabatier,  Études  sur  le  cœur,  1873. 


LA   THÉORIE   DE    l'ÉVOLUTION.  769 

soupçonnée.  Guidé  par  l'instinct  du  génie,  Laurent  de  Jussieu 
cherche  et  trouve  dans  l'embryon  végétal  les  bases  de  la  classifica- 
tion naturelle;  il  comprend  que  cet  état  transitoire  est  le  plus  im- 
portant de  tous.  Aujourd'hui  nous  savons  pourquoi  il  en  est  ainsi; 
c'est  que,  les  végétaux  ayant  une  origine  commune,  l'embryon  ré- 
sume en  lui  les  traits  primitifs,  fondamentaux,  qui  s'effacent  lorsque 
les  végétaux  se  diversifient  en  se  développant.  L'ordre  que  Linné 
avait  déjà  établi  dans  la  classification  naturelle  des  végétaux  (1)  : 
acotylédones,  polycotylédones  [gymnosjjermes)^  monocotylédones 
et  dicotylédones,  Jussieu  le  conserve  et  le  justifie;  puis  il  subordonne 
successivement  les  organes  les  moins  importans  aux  plus  importans. 
Empruntant  après  l'embryon  ses  caractères  d'abord  à  ses  enve- 
loppes, c'est-à-dire  à  la  graine,  puis  au  fruit,  ensuite  aux  étamines, 
à  la  corolle,  au  calice  et  enfin  aux  organes  foliacés,  il  établit  la  sé- 
rie des  faniilles  naturelles.  Or  quel  est  l'ordre  de  cette  série?  C'est 
précisément  l'ordre  de  l'évolution  du  règne  végétal  depuis  les  ter- 
rains primaires  jusqu'à  l'époque  actuelle.  Ainsi  partant  d'un  prin- 
cipe rationnel,  la  subordination  des  caractères^  Jussieu  construit  la 
série  évolutive,  qu'il  ne  connaissait  pas,  telle  cependant  que  nous 
l'envisageons  aujourd'hui.  Quelle  preuve  plus  convaincante  de  la 
vérité  d'une  doctrine  pour  tout  homme  réfléchi  que  de  voir  un 
grand  esprit  arriver  par  des  voies  différentes  à  un  résultat  con- 
firmé un  siècle  après  lui,  grâce  aux  acquisitions  et  aux  progrès  des 
sciences  de  la  nature? 

Le  principe  de  l'évolution  n'est  point  limité  aux  êtres  organisés, 
c'est  un  principe  général  qui  s'applique  à  tout  ce  qui  a  un  com- 
mencement, une  durée  progressive,  une  décadence  inévitable  et 
une  fin  prévue.  L'application  de  ce  principe  est  destinée  à  hâter  le 
progrès  de  toutes  les  sciences  positives,  et  à  éclairer  d'un  nouveau 
jour  l'histoire  de  l'humanité  :  système  solaire,  globe  terrestre,  êtres 
organisés,  genre  humain,  civilisation,  peuples,  langage ,  religions, 
ordre  social  et  politique,  tout  suit  les  lois  de  l'évolution.  Rien  ne  se 
crée,  tout  se  transforme.  Salomon  l'avait  déjà  compris  lorsqu'il  di- 
sait :  Niliil  sub  sole  novi.  L'immobilité,  un  recul  définitif,  sont  des 
impossibilités  démontrées  par  l'histoire  et  confirmées  par  l'expé- 
rience de  tous  les  jours.  Les  changemens  brusques,  les  restaura- 
lions  violentes  ou  les  bouleversemens  complets  sans  racines  dans 
le  passé  n'ont  point  de  chances  dans  l'avenir.  Le  temps  est  l'auxi- 
liaire indispensable  de  toute  modification  durable,  et  l'évolution  de 
la  nature  vivante  est  le  modèle  et  la  règle  de  tout  ce  qui  progresse 
dans  l'oidre  physique  comme  dans  l'ordre  intellectuel  et  moral. 

Chaules  Martlns. 

(t)  Philosophia  bolanica,  p.  402. 
TOME  xiii.  —  1870.  ■49 


LES 


MAITRES  D'AUTREFOIS 


IV. 

L'ÉCOLE   HOLLANDAISE.   —   RUYSDAEL,   —   CUYP. 


I. 


La  Haye. 


Quand  on  n'a  pas  visité  la  Hollande  et  qu'on  connaît  le  Louvre, 
est-il  possible  de  se  faire  une  idée  juste  de  l'art  hollandais?  Très 
certainement.  Sauf  quelques  lacunes  rares,  tel  peintre  qui  nous 
manque  presque  absolument,  tel  autre  dont  nous  n'avons  pas  le 
dernier  mot,  et  la  liste  en  serait  courte,  le  Louvre  nous  offre  sur 
l'ensemble  de  l'école,  sur  son  esprit,  son  caractère,  ses  perfections, 
sur  la  diversité  des  genres,  un  seul  excepté,  —  les  tableaux  de  cor- 
porations ou  de  règénSy  un  aperçu  historique  à  peu  près  décisif  et 
par  conséquent  un  fonds  d'études  inépuisable. 

Harlem  possède  en  propre  un  peintre  dont  nous  ne  connaissions 
que  le  nom,  avant  qu'il  ne  nous  fût  révélé  très  récemment  par  une 
faveur  bruyante  et  fort  méritée.  Cet  homme  est  Frans  Hais,  et  l'en- 
thousiasme tardif  dont  il  est  l'objet  ne  se  comprendrait  guère  hors 
de  Harlem  et  d'Amsterdam.  Jean  Steen  ne  nous  est  pas  beaucoup 
plus  familier.  C'est  un  esprit  peu  attrayant  qu'il  faut  fréquenter  chez 
lui,  cultiver  de  près,  avec  lequel  il  importe  de  converser  souvent 
pour  n'être  pas  trop  choqué  par  ses  bruyantes  saillies  et  par  ses  li- 
cences, —  moins  éventé  qu'il  n'en  a  l'air,  moins  grossier  qu'on  ne  le 
croirait,  très  inégal,  parce  qu'il  peint  à  tort  et  à  travers,  après  boire 
comme  avant.  Somme  toute,  il  est  bon  de  savoir  ce  que  vaut  Jean 

(1)  Voyez  la  Revu&  des  f",  15  janvier  et  l"""  février. 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  771 

Steen  quand  il  est  à  jeun,  et  le  Louvre  ne  donne  qu'une  idée  très 
imparfaite  de  sa  tempérance  et  de  son  grand  talent.  Van  der  Meer 
est  presque  inédit  en  France,  et  comme  il  a  des  côtés  d'observa- 
teur assez  étranges  même  en  son  pays,  le  voyage  ne  serait  pas  inu- 
tile si  l'on  tenait  à  se  bien  renseigner  sur  cette  particularité  de  l'art 
hollandais.  A  part  ces  découvertes  et  quelques  autres  de  peu  de 
prix,  il  n'en  reste  pas  à  faire  de  notables  en  dehors  du  Louvre 
et  de  ses  annexes,  j'entends  par  là  certaines  collections  françaises 
qui  ont  la  valeur  d'un  musée  par  le  choix  des  noms  et  la  beauté 
des  exemplaires.  On  dirait  que  Ruysdael  a  peint  pour  la  France, 
tant  ses  œuvres  y  sont  nombreuses,  tant  il  est  visible  aujourd'hui 
qu'on  le  goûte  et  qu'on  le  respecte.  Pour  deviner  le  génie  natif  de 
Paul  Poiter  ou  la  puissance  expansive  de  Guyp,  il  faudrait  peut- 
être  quelque  effort  d'induction;  mais  on  y  arriverait.  Hobbema  au- 
rait pu  se  borner  à  peindie  le  Moulin  du  Louvre;  il  gagnerait  cer- 
tainement à  n'être  connu  que  par  cette  page  maîtresse.  Quant  à 
MetZLi,  Terburg,  aux  deux  Ostade,  surtout  à  Pierre  de  Hooch,  on 
pourrait  presque  les  voir  à  Paris  et  s'en  tenir  là. 

Aussi  j'ai  cru  longtemps,  et  c'est  une  opinion  qui  se  confirme  ici, 
que  quelqu'un  nous  rendrait  un  grand  service  en  écrivant  un 
voyage  autour  du  Louvre,  moins  encore,  car  la  vie  n'y  suffirait 
pas,  un  voyage  autour  du  salon  carré,  moins  encore,  un  simple 
voyage  autour  de  quelques  tableaux,  parmi  lesquels  on  choisirait, 
je  suppose,  la  Visite  de  Metzu,  le  Militaire  et  la  Jeune  Femme  de 
ïerburg  et  V Intérieur  hollandais  de  Pierre  de  Hooch.  Assuré- 
ment ce  serait,  sans  aller  bien  loin,  une  exploration  originale  et 
aujourd'hui  de  grand  enseignement.  Un  critique  éclairé  qui  se 
chargerait  de  nous  révéler  tout  ce  que  renferment  ces  trois  ta- 
bleaux, nous  étonnerait,  je  crois,  beaucoup  par  l'abondance  et  la 
nouveauté  des  aperçus.  On  verrait  qu'une  œuvre  d'art  bien  modeste 
peut  servir  de  texte  à  de  longues  analyses.  On  s'apercevrait  que 
l'étude  est  un  travail  en  profondeur  plutôt  qu'en  étendue,  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  d'en  élargir  les  limites  pour  en  accroître  la  force 
pénétrante,  et  qu'il  y  a  de  très  grandes  lois  dans  un  petit  objet. 

Qui  nous  a  jamais  défini  dans  son  intimité  la  manière  de  ces  trois 
peintres,  les  meilleurs,  les  plus  savans  dessinateurs  de  l'école,  du 
moins  en  fait  de  figures?  Le  Lansquenet  de  Terburg  par  exemple, 
ce  gros  homme  en  harnais  de  guerre,  avec  sa  cuirasse,  son  pour- 
point de  buffle,  sa  grande  épée,  ses  bottes  à  entonnoir,  son  feutre 
poS'^  par  terre,  sa  grosse  face  enluminée,  mal  rasée,  un  peu  suante, 
avec  ses  cheveux  gras,  ses  petits  yeux  humides  et  sa  large  main, 
potelée  et  sensuelle,  dans  laquelle  il  offre  des  pièces  d'or  et  dont  le 
geste  nous  éclaire  assez  sur  les  sentimens  du  personnage  et  sur 
l'objet  de  sa  visite,  — cette  figure,  un  des  plus  beaux  morceaux 


772  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

hollandais  que  nous  possédions  au  Louvre,  qu'en  savons-nous?  On 
a  bien  dit,  je  présume,  qu'elle  était  peinte  au  naturel,  que  l'expres- 
sion était  des  plus  vraies,  et  que  la  peinture  en  était  excellente. 
Excellente  est  peu  concluant,  il  faut  en  convenir,  lorsqu'il  s'agit 
de  nous  apprendre  le  pourquoi  des  choses.  Pourquoi  excellente? 
Est-ce  parce  que  la  nature  est  imitée  de  telle  façon  qu'on  croit  la 
prendre  sur  le  fait?  est-ce  parce  qu'aucun  détail  n'est  omis?  est-ce 
parce  que  la  peinture  en  est  lisse,  simple,  propre,  limpide,  aimable 
à  regarder,  facile  à  saisir,  et  qu'elle  ne  pèche  en  aucun  point  ni 
par  la  minutie,  ni  par  le  négligé?  Gomment  se  fait-il  que  depuis 
qu'on  s'exerce  à  peindre  des  figures  costumées  dans  leur  accepiion 
familière,  dans  une  attitude  posée,  et  certainement  posant  devant 
le  peintre,  on  n'a  jamais  ni  dessiné,  ni  modelé,  ni  peint  comme 
cela?  Le  dessin,  où  l'apercevez-vous,  sinon  dans  le  résultat,  qui 
est  tout  à  fait  extraordinaire  de  naturel,  de  justesse,  d'ampleur,  de 
finesse  et  de  réalité  sans  excès?  Saisissez-vous  un  trait,  un  contour, 
un  accent,  un  point  de  repère,  qui  sentent  le  jalon,  la  mesure  prise? 
Ces  épaules  fuyantes  en  leur  perspective  et  dans  leur  courbe,  ce 
long  bras  posé  sur  la  cuisse,  si  parfaitement  dans  sa  manche,  ce 
gros  corps  rebondi,  sanglé  haut,  si  exact  dans  son  épaisseur,  si  flot- 
tant dans  ses  limites  extérieures,  ces  deux  mains  souples  qui,  gran- 
dies à  l'échelle  de  la  nature,  auraient  l'étonnante  apparence  d'un 
moulage,  —  ne  trouvez-vous  pas  que  tout  cela  est  coulé  d'un  jet 
dans  un  moule  qui  ne  ressemble  guère  aux  accens  anguleux,  crain- 
tifs ou  présomptueux,  incertains  ou  géométriques,  dans  lesquels 
s'enferme  ordinairement  le  dessin  moderne?  Notre  temps  s'honore 
avec  raison  de  compter  des  observateurs  émérites  qui  dessinent  for- 
tement, finement  et  bien,  j'en  citerais  un  qui  physionomiqueinent 
dessine  une  attitude,  un  mouvement,  un  geste,  une  main  dans  ses 
plans,  ses  phalanges,  son  action,  ses  contractions,  de  telle  manière 
que,  pour  ce  seul  mérite,  et  il  en  a  de  plus  graads,  il  serait  un  maître 
incontesté  dans  notre  école  actuelle.  Comparez,  je  vous  prie,  sa 
pointe  aiguë,  spirituelle,  expressive,  énergique,  au  dessin  presque 
impersonnel  de  Terburg.  Ici  vous  apercevrez  des  formules ,  une 
science  qui  se  possède,  un  savoir  acquis  qui  vient  en  aide  à  l'exa- 
men, le  soutient,  au  besoin  y  suppléerait,  et  qui,  pour  ainsi  dire, 
dicte  à  l'œil  ce  qu'il  doit  voir,  à  l'esprit  ce  qu'il  doit  sentir.  Là,  rien 
de  semblable  :  un  art  qui  se  plie  au  caractère  des  choses,  un  savoir 
qui  s'oublie  devant  les  particularités  de  la  vie,  rien  de  préconçu,  rien 
qui  précède  la  naïve,  forte  et  sensible  observation  de  ce  qui  est;  en 
sorte  qu'on  pourrait  dire  que  le  peintre  éminent  dont  je  parle  a  un 
dessin^  tandis  qu'il  est  impossible  d'apercevoir  du  premier  coup 
quel  est  celui  de  Terburg,  de  Metzu,  de  Pierre  de  Hooch. 

Allez  de  l'un  à  l'autre.  Après  avoir  examiné  le  galant  soudard  de 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  773 

Terburg,  passez  à  ce  personnage  maigre,  un  peu  gourmé,  d'un 
autre  monde  et  déjà  d'une  autre  époque,  qui  se  présente  avec  quel- 
que cérémonie,  debout  et  saluant  comme  un  homme  de  qualité 
cette  fine  personne  aux  bras  fluets,  aux  mains  nerveuses,  qui  le  re- 
çoit chez  elle  et  n'y  voit  pas  de  mal.  Puis  arrêtez-vous  devant  V Inté- 
rieur de  Pierre  de  Hooch;  entrez  dans  ce  tableau  profond,  étouffé,  si 
bien  clos,  où  le  jour  est  si  tamisé,  où  il  y  a  du  feu,  du  silence,  un 
aimable  bien-être,  un  joli  mystère,  et  regardez  près  de  la  femme  aux 
yeux  luisans,  aux  lèvres  rouges,  aux  dents  friandes,  ce  grand  gar- 
çon à  mine  ingénue,  qui  fait  penser  à  Molière,  un  peu  benêt,  un 
fds  émancipé  de  xM.  Diafoirus,  tout  droit  sur  ses  jambes  en  fuseaux, 
tout  gauche  en  ses  grands  habits  raides,  tout  singulier  avec  sa  ra- 
pière, si  maladroit  dans  ses  faux  aplombs,  si  bien  à  ce  qu'il  fait, 
si  merveilleusement  créé  qu'on  ne  l'oublie  plus.  Là  encore  c'est 
la  même  science  cachée,  le  même  dessin  anonyme,  le  même  et  in- 
compréhensible mélange  de  nature  et  d'art.  Pas  l'ombre  de  parti- 
pris  dans  cette  expression  des  choses  si  ingénument  sincère,  que  la 
formule  en  devient  insaisissable;  pas  de  chic,  ce  qui  veut  dire,  en 
termes  d'atelier,  nulles  mauvaises  habitudes,  nulle  ignorance  affec- 
tant des  airs  capables  et  pas  de  manie.  Faites  un  essai,  si  vous  sa- 
vez tenir  un  crayon;  allez  copier  le  trait  de  ces  trois  figures,  es- 
sayez de  les  mettre  en  place,  proposez-vous  cet  exercice  difficile  de 
faire  de  cette  peinture  indéchiffrable  un  extrait  qui  en  soit  le  des- 
sin. Essayez  de  même  avec  un  dessinateur  moderne,  et  peut-être, 
sans  autre  avertissement,  découvrirez-vous  vous-même,  en  réussis- 
sant avec  le  moderne,  en  échouant  avec  les  anciens,  qu'il  y  a  tout 
un  abîme  d'art  entre  eux. 

Le  même  étonnement  saisit  quand  on  étudie  les  autres  parties 
de  cet  art  exemplaire.  La  couleur,  le  clair-obscur,  le  modelé  des 
surfaces  pleines,  le  jeu  de  l'air  ambiant,  enfin  la  facture,  c'est-à- 
dire  les  opérations  de  la  main,  tout  est  perfection  et  mystère.  A 
prendre  l'exécution  par  sa  superficie,  trouvez-vous  qu'elle  ressemble 
à  ce  qu'on  a  fait  depuis?  et  jugez-vous  que  la  manière  de  peindre 
aujourd'hui  soit  en  progrès  ou  en  retard  sur  celle-là?  De  nos  jours, 
est-ce  à  moi  de  le  dire?  de  deux  choses  l'une,  ou  l'on  peint  avec 
soin,  et  l'on  ne  peint  pas  toujours  très  bien,  ou  l'on  y  met  plus  de 
malice,  et  l'on  ne  peint  guère.  C'est  lourd  et  sommaire,  spirituel  et 
négligé,  sensible  et  fort  esquivé,  ou  bien  c'est  consciencieux,  ex- 
pliqué partout,  rendu  selon  les  lois  de  l'imitation,  et  personne,  pas 
même  ceux  qui  la  pratiquent,  n'oseraient  déclarer  que  cette  pein- 
ture, pour  être  plus  scrupuleuse,  en  est  ])lus  parfaite.  Chacun  se 
fait  un  métier  selon  son  goût,  son  degré  d'ignorance  ou  d'éduca- 
tion, la  lourdeur  ou  la  subtilité  de  sa  nature,  selon  sa  complexion 
morale  et  physique,  selon  son  sang,  selon  ses  nerfs.  Nous  avons  des 


'/HX  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

exécutions  lymphatiques,  nerveuses,  robustes,  débiles,  fougueuses 
ou  ordonnées,  impertinentes  ou  timides,  seulement  sages  dont  on 
dit  qu'elles  sont  ennuyeuses,  exclusivement  sensibles,  dont  on  dit 
qu'elles  n'ont  pas  de  fonds.  Bref,  autant  d'individus,  autant  de  styles 
et  de  formules,  quant  au  dessin,  quant  à  la  couleur  et  quant  à 
l'expression  de  tout  le  reste  par  l'action  de  la  main. 

On  discute  avec  quelque  vivacité  pour  savoir  lequel  a  raison  de 
ces  exécutans  si  divers.  En  toute  conscience,  personne  n'a  précisé- 
ment tort,  mais  les  faits  témoignent  que  personne  n'a  pleinement 
raison.  La  vérité  qui  nous  mettrait  tous  d'accord  reste  à  démontrer; 
elle  consisterait  à  établir  :  qu'il  y  a  dans  la  peinture  un  métier  qui 
s'apprend  et  par  conséquent  peut  et  doit  être  enseign«%  une  mé- 
thode élémentaire  qui  également  peut  et  doit  être  transmise,  — que 
ce  métier  et  cette  méthode  sont  aussi  nécessaires  en  peinture  que 
l'art  de  bien  dire  et  de  bien  écrire  pour  ceux  qui  se  servent  de  la 
pîirole  ou  de  la  plum.e,  —  qu'il  n'y  a  nul  inconvénient  à  ce  que  ces 
élémens  nous  soient  communs,  —  que  prétendre  se  distinguer  par 
l'habit  quand  on  ne  se  dislingue  en  rien  par  la  personne  est  une 
pauvre  et  vaine  façon  de  prouver  qu'on  est  quelqu'un.  Jadis  c'était 
tout  le  contraire,  et  la  preuve,  c'est  la  parfaite  unité  des  écoles,  oîi 
le  même  air  de  famille  appartenait  à  des  personnalités  si  distinctes 
et  si  hautes.  Eh  bien  !  cet  air  de  famille  leur  venait  d'une  éducation 
simple,  uniforme,  bien  entendue  et,  comme  on  le  voit,  bien  salu- 
taire. Or  cette  éducation,  dont  nous  n'avons  pas  conservé  une  seule 
trace,  quelle  était-elle?  Voilà  ce  que  je  voudrais  qu'on  enseignât  et 
ce  que  je  n'ai  jamais  entendu  dire  ni  dans  une  chaire,  ni  dans  un 
livre,  ni  dans  les  cours  d'esthétique,  ni  dans  les  leçons  orales.  Ce 
serait  un  enseignen>ent  professionnel  de  plus  à  une  époque  oii  pres- 
que tous  nous  sont  donnés,  excepté  celui-là. 

Ne  nous  fatiguons  pas  d'étudier  ensemble  ces  beaux  modèles. 
Regardez  ces  chairs,  ces  têtes,  ces  mains,  ces  gorges  nues  :  rendez- 
vous  compte  de  leur  souplesse,  de  leur  plénitude,  de  leur  coloris  si 
vrai,  presque  sans  couleur,  de  leur  tissu  compact  et  si  mince,  si 
dense  et  cependant  si  peu  chargé.  Examinez  de  même  les  ajuste- 
mens  et  les  accessoires,  les  satins,  les  fourrures,  les  draps,  les 
velours,  les  soies,  les  feutres,  les  plumes,  les  épées,  les  ors,  les 
broderies,  les  tapis,  les  fonds,  les  lits  à  tentures,  les  parquets  si 
parfaitement  unis,  si  parfaitement  solides.  Voyez  comme  tout  est 
pareil  chez  Terburg  et  chez  Pierre  de  Hooch,  et  cependant  comme 
tout  diffère,  comme  la  main  agit  de  même,  comme  le  coloris  a  les 
mêmes  élémens,  et  cependant  comme  ici  le  sujet  est  enveloppé, 
fuyant,  voilé,  profond,  comme  la  demi-teinte  transforme,  assombrit, 
éloigne  toutes  les  parties  de  cette  toile  admirable,  comme  elle  donne 
aux  choses  leur  mystère,  leur  esprit,  un  sens  encore  plus  saisissable, 


LES    MAITRES    û  AUTntFUlS.  775 

une  intimité  plus  chaude  et  plus  invitante,  —  tandis  que  chez  Ter- 
burg  les  choses  se  passent  avec  moins  de  cachotterie;  la  vraie  lu- 
mière est  partout,  le  lit  est  à  peine  dissimulé  par  la  couleur  sombre 
des  tentures,  le  modelé  est  dans  son  naturel,  ferme,  plein,  nuancé 
de  tons  simples,  peu  transformés,  seulement  choisis,  de  sorte  que 
coulecr,  facture,  évidence  du  ton,  évidence  de  la  forme,  évidence 
du  fait,  tout  est  d'accord  pour  exprimer  qu'avec  de  tels  personnages 
il  ne  doit  y  avoir  ni  détours,  ni  circonlocutions,  ni  demi-ieinies. 
Et  considérez  que  chez  Pierre  de  Hooch  comme  chez  Metzu,  chez  le 
plus  renfermé  comme  chez  le  plus  communicatif  de  ces  trois  peintres 
fameux,  vous  distinguerez  toujours  une  part  de  sentiment  qui  leur 
est  propre  et  qui  est  leur  secret,  une  part  de  méthode  et  d'éduca- 
tion reçue  qui  leur  est  commune  et  qui  est  le  secret  de  l'école. 

Trouvez-vous  qu'ils  colorent  bien  tout  en  colorant  l'un  plutôt  en 
gris,  l'autre  plutôt  en  brun  et  en  or  sombre?  Et  jugez-vous  que 
leur  coloris  n'a  pas  plus  d'éclat  que  le  nôtre  tout  en  étant  plus 
sourd,  plus  de  richesse  tout  en  étant  plus  neutre,  plus  de  puissance 
et  de  beaicoup  tout  en  contenant  moins  de  forces  visibles?  Quand 
par  hasard  vous  apercevez  dans  une  collection  ancienne  un  tableau 
de  genre  moderne,  fût-il  des  meilleurs  et  sous  tous  les  rapports  des 
plus  fortement  conçus,  passez-moi  le  mot,  c'est  quelque  chose  comme 
une  image,  c'est-à-dire  une  peinture  qui  fait  effort  pour  être  colorée 
et  qui  ne  l'est  point  assez,  pour  être  peinte  et  qui  s'évapore,  pour 
être  consistante  et  qui  n'y  parvient  pas  toujours  ni  par  sa  lourdeur 
quand  elle  est  épaisse,  ni  par  l'émail  de  ses  surfaces  lorsque  par 
hasard  elle  est  mince.  A  quoi  cela  tient-il?  car  il  y  a  de  quoi  con- 
sterner les  hommes  d'instinct,  de  sens  et  de  talent  qui  peuvent 
être  frappés  de  ces  différences?  Sommes-nous  beaucoup  moins  doués? 
Peut-être.  Moins  chercheurs?  Tout  au  contraire.  Nous  sommes  sur- 
tout moins  bien  élevés.  Supposons  que,  par  un  miracle  qui  n'est  pas 
assez  demandé  et  qui,  fût-il  imploré  comme  il  devrait  l'être,  ne 
s'accomplira  probablement  jamais  en  France,  un  Metzu  ou  un  Pierre 
de  Hooch  ressuscite  au  miheu  de  nous,  quelle  semence  il  jetterait 
dans  les  ateliers  et  quel  généreux  et  riche  terrain  il  trouverait  pour 
y  faire  éclore  de  bons  peintres  et  de  belles  œuvres.  Notre  ignorance 
est  d<mc  extrême.  On  dirait  vraiment  que  l'art  de  peindre  est  de- 
puis longtemps  un  secret  perdu  et  que  les  derniers  maîtres  tout  à 
fait  expérimcHtés  qui  le  pratiquèrent  en  ont  emporté  la  clé  avec 
eux.  II  nous  la  faudrait,  on  la  demande,  personne  ne  l'a  plus;  on 
la  cherche,  elle  est  introuvable.  11  en  résulte  que  l'individualisme 
des  méthodes  n'est  à  vrai  dire  que  l'effort  de  chacun  pour  imagi- 
ner ce  qu'il  n'a  point  appris;  que  dans  certaines  habiletés  pratiques 
on  sent  les  laborieux  expédiens  d'un  esprit  en  peine;  et  que  presque 
toujours  la  soi-disant  originalité  des  procédés  modernes  cache  au 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

font!  d'incurables  malaises.  Voulez-vous  avoir  une  idée  des  investi- 
gatioLs  de  ceux  qui  cherchent  et  des  vérités  que  nous  mettons  au 
jour  après  de  longs  efforts?  Je  n'en  donnerai  qu'un  exemple,  et  le 
voici. 

Notre  art  pittoresque,  genre  historique,  genre,  paysage,  nature 
morte  et  autres,  s'est  compliqué  depuis  quelque  temps  d'une  ques- 
tion fort  à  la  mode  et  qui  mérite  en  effet  de  nous  occuper,  car  il 
s'agit  de  rendre  à  la  peinture  un  de  ses  moyens  d'expression  les 
plus  délicats  et  les  plus  nécessaires.  Je  veux  parler  de  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  les  valeurs.  On  entend  par  ce  mot  d'origine  as- 
sez vague,  de  sens  obscur,  la  quantité  de  clair  ou  de  sombre  qui 
se  trouve  contenue  dans  un  ton.  Exprimée  par  le  dessin  et  par  la 
gravure,  la  nuance  est  facile  à  saisir  :  tel  noir  aura,  par  rapport 
au  papier  qui  représente  l'unité  de  clair,  plus  de  valeur  que  tel 
gris.  Exprimée  par  la  couleur,  c'est  une  abstraction  non  moins  po- 
sitive, mais  moins  aisée  à  définir.  Grâce  à  une  série  d'observations 
d'ailleurs  peu  profondes  et  par  une  opération  analytique  qui  serait 
familière  à  des  chimistes,  on  dégage  d'une  couleur  donnée  cet  élé- 
ment de  clair  ou  d'obscur  qui  se  combine  avec  son  principe  colo- 
rant, et  scientifiquement  on  arrive  à  considérer  un  ton  sous  le 
double  aspect  de  la  couleur  et  de  la  valeur,  de  sorte  qu'il  y  a  dans 
un  violet  par  exemple  non-seulement  à  estimer  la  quantité  de  rouge 
et  de  bleu  qui  peut  en  multiplier  les  nuances  à  l'infini,  mais  à 
tenir  compte  aussi  de  la  quantité  de  clarté  ou  de  force  qui  le  rap- 
proche soit  de  l'unité  claire,  soit  de  l'unité  sombre.  L'intérêt  de  cet 
examen  est  celui-ci  :  une  couleur  n'existe  pas  en  soi,  puisqu'elle 
est,  comme  on  le  sait,  modifiée  par  l'influence  d'une  couleur  voi- 
sine. A  plus  forte  raison,  n'a-t-elle  en  soi  ni  vertu  ni  beauté.  Sa 
qualité  lui  vient  de  son  entourage,  ce  qu'on  appelle  aussi  ses 
complémentaires.  On  peut  ainsi,  par  des  contrastes  et  des  rappro- 
chemens  favorables,  lui  donner  des  acceptions  très  diverses.  Bien 
colorer,  je  le  dirai  plus  expressément  ailleurs,  c'est  ou  connaître 
ou  bien  sentir  d'instinct  la  nécessité  de  ces  rapprochemens;  mais 
bien  colorer,  c'est  en  outre  et  surtout  savoir  habilement  rapprocher 
les  valeurs  des  tons.  Si  vous  ôtiez  d'un  Véronèse,  d'un  Titien,  d'un 
Rubens,  ce  juste  rapport  des  valeurs  dans  leur  coloris,  vous  n'au- 
riez plus  qu'un  coloriage  discordant,  sans  force,  sans  délicatesse 
et  sans  rareté.  A  mesure  que  le  principe  colorant  diminue  dans  un 
ton,  l'élément  valeur  y  prédomine.  S'il  arrive,  comme  dans  les  demi- 
teintes  où  toute  couleur  pâlit,  comme  dans  les  tableaux  de  clair- 
obscur  outré  où  toute  nuance  s'évanouit,  comme  dans  Rembrandt 
par  exemple,  où  quelquefois  tout  est  monochrome,  s'il  arrive,  dis-je, 
que  l'élément  coloris  disparaisse  presque  absolument,  il  reste  sur  la 
palette  un  principe  neutre,  subtil  et  cependant  réel,  la  valeur  pour 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  777 

ainsi  dire  abstraite  des  clioses  disparues,  et  c'est  avec  ce  principe 
négatif,  incolore,  d'une  délicatesse  infinie,  que  se  font  quelquefois 
les  plus  rares  tableaux. 

Ces  choses  terribles  à  énoncer  en  français  et  dont  vraiment  l'ex- 
position n'est  permise  que  dans  un  atelier  et  à  huis-clos,  il  m'a  fallu 
vous  les  dire,  puisque  je  n'aurais  pas  été  compris  sans  cela.  Or 
cette  loi  qu'il  s'agit  aujourd'hui  de  mettre  en  pratique,  n'imaginez 
pas  qu'on  l'ait  découverte;  on  l'a  retrouvée  parmi  des  pièces  fort 
oubliées  dans  les  archives  de  l'art  de  peindre.  Peu  de  peintres  en 
France  en  ont  eu  le  sentiment  bien  formel.  Il  y  eut  des  écoles  en- 
tières qui  ne  s'en  doutèrent  pas,  s'en  passèrent  et  ne  s'en  trou- 
vèrent pas  mieux,  on  le  voit  maintenant.  Si  j'écrivais  l'histoire  de 
l'art  français  au  xix*  siècle,  je  vous  dirais  comment  cette  loi  fut  tour 
à  tour  observée  puis  méconnue,  quel  fut  le  peintre  qui  s'en  ser- 
vit, quel  est  celui  qui  l'ignora,  et  vous  n'auriez  pas  de  peine  à  con- 
venir qu'on  eut  tort  de  l'ignorer.  Un  peintre  éminent,  trop  ad- 
miré quant  à  sa  technique,  qui  vivra,  s'il  vit,  par  le  fond  de  son 
sentiment,  des  élans  fort  originaux,  un  rare  instinct  du  pittores- 
que, surtout  par  la  ténacité  de  ses  efforts,  Decamps,  ne  s'est  jamais 
occupé  de  savoir  qu'il  y  eût  des  valeurs  sur  une  palette  ;  c'est  une 
grande  infirmité  qui  commence  à  frapper  les  gens  un  peu  avisés  et 
dont  les  esprits  délicats  souffrent  beaucoup.  Je  vous  dirais  égale- 
ment à  quel  observateur  sagace  les  paysagistes  contemporains  doi- 
vent les  meilleures  leçons  qu'ils  aient  reçues;  comment,  par  une 
grâce  d'état  charmante,  cet  esprit  sincère,  simplificateur  par  es- 
sence, eut  le  sentiment  naturel  des  valeurs  en  toute  chose,  les  étu- 
dia mieux  que  personne,  en  établit  les  règles,  les  formula  dans  ses 
œuvres  et  en  donna  de  jour  en  jour  des  démonstrations  plus  heu- 
reuses. C'est  désormais  le  principal  souci  de  tous  ceux  qui  cher- 
chent, depuis  ceux  qui  cherchent  en  silence  jusqu'cà  ceux  qui  le  font 
plus  bruyamment  et  sous  des  noms  bizarres.  La  doctrine  qui  s'est 
appelée  réaliste  n'a  pas  d'autre  fondement  sérieux  qu'une  observa- 
tion meilleure  et  plus  saine  des  lois  du  coloris.  Il  faut  bien  se 
rendre  à  l'évidence  et  reconnaître  qu'il  y  a  du  bon  dans  ces  visées, 
et  que  si  les  réalistes  savaient  plus  et  peignaient  mieux,  il  en  est 
dans  le  nombre  qui  peindraient  fort  bien.  Leur  œil  en  général  a  des 
aperçus  très  justes  et  des  sensations  particulièrement  délicates,  et, 
chose  singulière,  les  autres  parties  de  leur  métier  ne  le  sont  plus  du 
tout.  Ils  ont,  paraît-il,  une  des  facultés  les  plus  rares,  ils  manquent 
de  ce  qui  devrait  être  le  plus  commun,  si  bien  que  leurs  qualités, 
qui  sont  grandes,  perdent  leur  prix  pour  n'être  pas  enjployées 
comme  il  faudrait,  qu'ils  ont  l'air  de  révolutionnaires  parce  qu'ils 
affectent  de  n'admettre  que  la  moitié  des  vérités  nécessaires,  et 


778  r.EVUE  DES  deux  mondes. 

qu'il  s'en  faut  à  la  fois  de  très  peu  et  de  beaucoup  qu'ils  n'aient 
strictement  raison. 

Tout  cela,  c'était  Va  b  c  ôe  l'art  hollandais,  ce  devrait  être  Va  h  c 
du  nôtre.  Je  ne  sais  pas  quelle  était,  doctrinalement  parlant,  l'opi- 
nion de  Pierre  de  Hooch,  de  Terburg  et  de  Metzu  sur  les  valeurs, 
ni  comment  ils  les  nommaient,  ni  même  s'ils  avaient  un  nom  pour 
exprimer  ce  que  les  couleurs  doivent  avoir  de  nuancé,  de  relatif, 
de  doux,  de  suave,  de  subtil  dans  leurs  rapports.  Peut-être  le  co- 
loris dans  son  ensemble  comportait-il  à  la  lois  toutes  ces  qualités 
soit  positives,  soit  impalpables.  Toujours  est-il  que  la  vie  de  leurs 
œuvres  et  la  beauté  de  leur  art  tiennent  précisément  à  l'emploi 
savant  de  ce  principe.  La  différence  qui  les  sépare  des  tentatives 
modernes  est  celle-ci  :  de  leur  temps,  on  n'attachait  au  clair-obs- 
cur un  grand  prix  et  un  grand  sens,  que  parce  que  cela  paraissait 
être  l'élément  vital  de  tout  art  bien  conçu.  Sans  cet  artifice,  où 
l'imagination  joue  le  premier  rôle,  il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  plus 
de  fiction  dans  la  reproduction  des  choses,  et  partant  l'homme  s'ab- 
sentait de  son  œuvre  ou  du  moins  n'y  participait  plus  à  ce  mo- 
ment du  travail  où  sa  sensibilité  doit  surtout  intervenir.  Les  délica- 
tesses d'un  Metzu,  le  mystère  d'un  Pierre  de  Hooch  tiennent,  je 
vous  l'ai  dit ,  à  ce  qu'il  y  a  beaucoup  d'air  autour  des  objets , 
beaucoup  d'ombres  autour  des  lumières,  beaucoup  d'apaisemens 
dans  les  couleurs  fuyantes,  beaucoup  de  transpositions  dans  les  tons, 
beaucoup  de  transformations  purement  imaginaires  dans  l'aspect 
des  choses,  en  un  mot,  le  plus  merveilleux  emploi  qu'on  ait  jamais 
fait  du  clair-obscur,  en  d'autres  termes  aussi,  la  plus  judicieuse  ap- 
plication de  la  loi  des  valeurs.  Aujourd'hui  c'est  le  contraire.  Toute 
valeur  un  peu  rare,  toute  couleur  finement  observée,  semblent  avoir 
pour  but  d'abolir  le  clair-obscur  et  de  supprimer  l'air.  Ce  qui  ser- 
vait à  lier  sert  à  découdre.  Toute  peinture  dite  originale  est  un  pla- 
cage, une  mosaïque.  L'abus  des  rondeurs  inutiles  a  jeté  dans  l'excès 
des  surfaces  plates,  des  corps  sans  épaisseur.  Le  modelé  a  disparu 
le  jour  même  où  les  moyens  de  l'exprimer  semblaient  meilleurs  et 
devaient  le  rendre  plus  savant,  de  sorte  que  ce  qui  fut  un  progrès 
chez  les  Hollandais  est  pour  nous  un  pas  en  arrière,  et  qu'après  être 
sortis  de  l'art  archaïque,  sous  prétexte  d'innover  encore,  nous  y  re- 
venons. 

Que  dire  à  cela?  Quel  est  celui  qui  démontrera  l'erreur  où  nous 
tombons?  De  claires  et  frappantes  leçons,  qui  les  donnera?  H  y  au- 
rait un  expédient  plus  sûr  :  faire  une  belle  œuvre  qui  contînt  tout 
l'art  ancien  avec  l'esprit  moderne,  qui  fût  le  xix*  siècle  et  la  France, 
ressemblât  trait  pour  trait  à  un  Metzu,  et  ne  laissât  pas  voir  qu'on 
s'en  est  souvenu. 


LES   MAÎTRES    d'aUïREFOIS.  779 


II. 


De  tous  les  peintres  hollandais,  Ruysdael  est  celui  qui  ressemble 
le  plus  noblement  à  son  pays.  Il  en  a  l'ampleur,  la  tristesse,  la  pla- 
cidité un  peu  morne,  le  charme  monotone  et  tranf[uille.  Avec  des 
lignes  fuyantes,  une  palette  sévère,  en  deux  grands  traits  expressé- 
ment physionomiques,  —  des  horizons  gris  qui  n'ont  pas  de  limites, 
des  ciels  gris  dont  l'infini  se  mesure,  —  il  nous  aura  laissé  de  la  Hol- 
lande un  portrait,  je  ne  dirai  pas  familier,  mais  intime,  attachant, 
admirablement  fidèle  et  qui  ne  vieillit  pas.  A  d'autres  titres  encore, 
Ruysdael  est,  je  crois  bien,  la  plus  haute  figure  de  l'école  après 
Rembrandt,  et  ce  n'est  pas  une  mince  gloire  pour  un  peintre  qui  n'a 
fait  que  des  paysages  soi-disant  inanimés ,  et  pas  un  être  vivant, 
du  moins  sans  l'aide  de  quelqu'un. 

Considérez  qu'à  le  prendre  par  le  détail,  Ruysdael  serait  p'eut- 
être  inférieur  à  beaucoup  de  ses  compatriotes.  D'abord  il  n'est  pas 
adroit  à  un  moment  et  dans  un  genre  où  l'adresse  était  la  monnaie 
courante  du  talent,  et  peut-être  est-ce  à  ce  défaut  de  dextérité  qu'il 
doit  l'assiette  et  le  poids  ordinaire  de  sa  pensée.  Il  n'est  pas  non 
plus  précisément  habile.  Il  peint  bien  et  n'affecte  aucune  origina- 
lité de  métier.  Ce  qu'il  veut  dire,  il  le  dit  nettement,  avec  justesse, 
mais  comme  avec  lenteur,  sans  sous-entendus,  vivacité  ni  malices. 
Son  dessin  n'a  pas  toujours  le  caractère  incisif,  aigu,  l'accent  bi- 
zarre, propres  à  certains  tableaux  d'Hobbema.  Je  n'oublierai  pas 
qu'au  Louvre,  devant  le  Moulin  à  eau^  la  vanne  d'Hobbema,  une 
œuvre  supérieure  qui  n'a  pas,  je  vous  l'ai  dit,  son  égale  en  Hol- 
lande, il  m'est  arrivé  quelquefois  de  m'attiédir  pour  Ruysdael.  Ce 
Moulin  est  une  œuvre  si  charmante,  il  est  si  précis,  si  ferme  dans 
sa  construction,  si  voulu  d'un  bout  à  l'autre  dans  son  métier,  d'une 
coloration  si  forte  et  si  belle,  le  ciel  est  d'une  qualité  si  rare,  tout 
y  paraît  si  finement  gravé,  avant  d'être  peint,  et  si  bien  peint  par 
dessus  cette  âpre  gravure;  enfin,  pour  me  servir  d'une  expression 
qui  sera  comprise  dans  les  ateliers,  il  s'encadre  d'une  façon  si  pi- 
quante et  fait  si  bien  dans  l'or^  que  quelquefois,  apercevant  à  deux 
pas  de  là  le  petit  Buisson  de  Ruysdael  et  le  trouvant  jaunâtre ,  co- 
tonneux, un  peu  rond  de  pratique,  j'ai  failli  conclure  en  faveur 
d'Hobbema  et  commettre  une  erreur  qui  n'eût  pas  duré,  mais  qui 
serait  impardonnable,  n'eût-elle  été  que  d'un  instant. 

Ruysdael  n'a  jamais  su  mettre  une  figure  dans  ses  tableaux,  et, 
sous  ce  rapport,  les  aptitudes  d'Adrian  van  de  Yelde  seraient  bien 
autrement  diverses,  pas  un  animal  non  plus,  et,  sous  ce  rapport, 
Paul  Potter  aurait  sur  lui  de  grands  avantages ,  dès  qu'il  arrive  à 
Paul  Potter  d'être  parfait.  Il  n'a  pas  la  blonde  atmosphère  de  Cuyp, 


7S0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  l'ingénieuse  habitude  de  placer  dans  ce  bain  de  lumière  et  d'or, 
des  bateaux,  des  villes,  des  chevaux  et  des  cavaliers,  le  tout  des- 
siné comme  on  le  sait,  quand  Cuyp  est  de  tous  points  excellent.  Son 
modelé,  pour  être  des  plus  savans  lorsqu'il  l'applique  soit  à  des  vé- 
gétations, soit  à  des  surfaces  aériennes,  n'olTre  pas  les  difficultés 
extrêmes  du  modelé  humain  de  Terburg  ou  de  Melzu.  Si  éprouvée 
que  soit  la  sagacité  de  son  œil,  elle  est  moindre  en  raison  des  sujets 
qu'il  traite.  Quel  que  soit  le  prix  d'une  eau  qui  remue,  d'un  nuage 
qui  vole,  d'un  arbre  buissonneux  que  le  vent  tourmente,  d'une 
cascade  s'écroulant  entre  des  rochers,  tout  cela,  lorsqu'on  songe  à 
la  complication  des  entreprises,  au  nombre  des  problèmes,  à  leur 
subtilité,  ne  vaut  pas,  quant  à  la  rigueur  des  solutions,  Y  Intérieur 
galant  de  Terburg,  la  Visite  de  Metzu,  V Intérieur  hollandais  de 
Pierre  de  Hooch,  \  École  et  la  Famille  d'Ostade  qu'on  voit  au  Louvre, 
ou  le  merveilleux  Metzu  du  musée  Van-der-Hoop,  d'Amsterdam. 
Ruysdael  ne  montre  aucun  esprit,  et,  sous  ce  rapport  également, 
les  maîtres  spirituels  de  la  Hollande  le  font  paraître  un  peu  morose. 
A  le  considérer  dans  ses  habitudes  normales,  il  est  simple,  sérieux 
et  robuste,  très  calme  et  grave,  assez  habituellement  le  même,  à  ce 
point  que  ses  qualités  finissent  par  ne  plus  saisir  tant  elles  sont 
soutenues;  et  devant  ce  masque  qui  ne  se  déride  guère,  devant  ces 
tableaux  presque  d'égal  mérite,  on  est  quelquefois  confondu  de  la 
beauté  de  l'œuvre,  rarement  surpris.  Telles  marines  de  Cuyp,  par 
exemple  le  Clair  de  lune  du  musée  Six,  sont  des  œuvres  de  prime- 
saut,  absolument  imprévues,  et  font  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  chez 
Ruysdael  quelques  saillies  de  ce  genre.  Enfin  sa  couleur  est  mono- 
tone, forte,  harmonieuse  et  peu  riche.  Elle  ne  varie  que  du  vert  au 
brun;  un  fond  de  bitume  en  fait  la  base.  Elle  a  peu  d'éclat,  n'est 
pas  toujours  aimable  et,  dans  son  essence  première,  n'est  pas  de 
qualité  bien  exquise.  Un  peintre  d'intérieur  raffiné  n'aurait  pas  de 
peine  à  le  reprendre  sur  la  parcimonie  de  ses  moyens,  et  jugerait 
quelquefois  sa  palette  par  trop  sommaire. 

Avec  tout  cela,  malgré  tout  cela,  Ruysdael  est  unique  :  il  est  aisé 
de  s'en  convaincre  au  Louvre,  d'après  son  Buisson,  le  Coup  de  soleil, 
la  Tempête,  le  Petit  Paysage  (n°  h~h).  J'en  excepte  la  Forêt,  qui 
n'a  jamais  été  très  belle,  et  qu'il  a  compromise  en  priant  Rerghem 
d'y  peindre  des  personnages.  A  l'exposition  rétrospective  faite  au 
profit  des  Alsaciens-Lorrains,  on  peut  dire  que  Ruysdael  régnait 
avec  une  souveraineté  manifeste,  quoique  l'exposition  fût  des  plus 
riches  en  maîtres  hollandais  et  flamands,  car  il  y  avait  là  Vau  Goyen, 
Wynants,  Paul  Potter,  Cuyp,  Van  de  Velde,  Van  der  Neer,  Van  der 
Meer,  Hais,  Teniers,  Bol,  Salomon  Ruysdael,  Van  der  Heyden  avec 
deux  œuvres  sans  prix.  J'en  appelle  aux  souvenirs  de  tous  ceux 
pour  qui  cette  exposition  d'œuvres  excellentes  fut  un  trait  de  lu- 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  781 

mière,  Ruysclael  n'y  marquait-il  pas  comme  un  maître,  et,  chose 
plus  estimable  encore,  comme  un  grand  esprit?  A  Bruxelles,  à  An- 
vers, à  La  Haye,  à  Amsterdam,  l'effet  est  le  même;  partout  où 
Ruysdael  paraît,  il  a  une  manière  propre  de  se  tenir,  de  s'imposer, 
d'imprimer  le  respect,  de  rendre  attentif,  qui  vous  avertit  qu'on  a 
devant  soi  l'âme  de  quelqu'un,  que  ce  quelqu'un  est  de  grande 
race  et  que  toujours  il  a  quelque  chose  d'important  à  vous  dire. 

Telle  est  l'unique  cause  de  la  supériorité  de  Ruysdael,  et  cette 
cause  suffit  :  il  y  a  dans  le  peintre  un  homme  qui  pense,  et  dans 
chacun  de  ses  ouvrages  une  conception.  Aussi  savant  dans  son  genre 
que  le  plus  savant  de  ses  compatriotes,  aussi  naturellement  doué, 
plus  réfléchi  et  plus  ému,  mieux  qu'aucun  autre  il  ajoute  à  ses 
dons  cet  équilibre  qui  fait  l'unité  de  l'œuvre  et  la  perfection  des 
œuvres.  Vous  apercevez  dans  ses  tableaux  comme  un  air  de  pléni- 
tude, de  certitude,  de  paix  profonde,  qui  est  le  caractère  distinc- 
tif  de  sa  personne,  et  qui  prouve  que  l'accord  n'a  pas  un  seul  mo- 
ment cessé  de  régner  entre  ses  belles  facultés  natives,  sa  grande 
expérience,  sa  sensibilité  toujours  vive,  sa  réflexion  toujours  pré- 
sente. Ruysdael  peint  comme  il  pense,  sainement,  fortement,  lar- 
gement. La  qualité  extérieure  du  travail  indique  assez  bien  l'allure 
ordinaire  de  son  esprit.  Il  y  a  dans  cette  peinture  sobre,  sou- 
cieuse, un  peu  fière,  je  ne  sais  quelle  hauteur  attristée  qui  s'an- 
nonce de  loin,  et  de  près  vous  captive  par  un  charme  de  simplicité 
naturelle  et  de  noble  familiarité  tout  à  fait  à  lui.  Une  toile  de 
Ruysdael  est  un  tout  où  l'on  sent  une  ordonnance,  une  vue  d'en- 
semble, une  intention  maîtresse,  la  volonté  de  peindre  une  fois 
pour  toutes  un  des  traits  de  son  pays,  peut-être  bien  aussi  le  désir 
de  fixer  le  souvenir  d'un  moment  de  sa  vie.  Un  fonds  solide,  un 
besoin  de  construire  et  d'organiser,  de  subordonner  le  détail  à  des 
ensembles,  la  couleur  à  des  effets,  l'intérêt  des  choses  au  plan 
qu'elles  occupent;  une  parfaite  connaissance  des  lois  naturelles  et 
des  lois  techniques,  avec  cela  un  certain  dédain  pour  l'inutile,  le 
trop  agréable  ou  le  superflu,  un  grand  goût  avec  un  grand  sens, 
une  main  fort  calme  avec  le  cœur  qui  bat,  tel  est  à  peu  près  ce 
qu'on  découvre  à  l'analyse  dans  un  tableau  de  Ruysdael. 

Je  ne  dis  pas  que  tout  pâlisse  à  côté  de  celte  peinture,  d'éclat 
médiocre,  de  coloris  discret,  de  procédés  constamment  voilés;  mais 
tout  se  désorganise,  se  vide  et  se  découd.  Placez  une  toile  de  Ruys- 
dael à  côté  des  meilleurs  paysages  de  l'école,  et  vous  verrez  aussi- 
tôt apparaître  dans  ses  voisins  des  trous,  des  faiblesses,  des  écarts, 
une  absence  de  dessin  là  où  il  en  faudrait,  des  traits  d'esprit  quand 
il  n'en  faudrait  pas,  des  ignorances  mal  déguisées,  des  effacemens 
qui  sentent  l'oubli.  A  côté  de  Ruysdael,  un  beau  Van  de  Velde 
est  maigre,  joli,  précieux,  jamais  très  mâle  ni  très  mûr;  un  Guil- 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laiime  Van  de  Velde  est  sec,  froid  et  mince,  presque  toujours  bien 
dessiné,  rarement  bien  peint,  vite  observé,  peu  médité.  Isaac  Os- 
tade  est  trop  roux,  avec  des  ciels  trop  nuls.  Van-Goyen  est  par 
trop  incertain,  volatil,  évaporé,  cotonneux;  on  y  sent  la  trace  ra- 
pide et  légère  d'une  intention  fine,  l'ébauche  est  charmante,  l'œuvre 
n'est  pas  venue,  parce  qu'elle  n'a  pas  été  substantiellement  nour- 
rie d'études  préparatoires,  de  patience  et  de  travail.  Guyp  lui-même 
souffre  sensiblement  de  ce  voisinage  sévère,  lui  si  fort  et  si  sain. 
Sa  continuelle  dorure  a  des  gaîtés  dont  on  se  lasse,  à" côté  des 
sombres  et  bleuâtres  verdures  de  son  grand  émule,  et  quant  à  ce 
luxe  d'atmosphère  qui  semble  un  reflet  pris  au  midi  pour  embellir 
ses  tableaux  du  nord,  on  cesse  d'y  croire,  pour  peu  qu'on  con- 
naisse les  bords  de  la  Meuse  ou  du  Zuiderzée. 

En  général  on  remarque  dans  les  tableaux  hollandais,  j'entends 
les  tableaux  de  plein  air,  un  parti-pris  de  force  sur  des  clairs,  qui 
leur  donne  beaucoup  de  relief  et,  comme  on  dit  dans  la  langue  des 
peintres,  une  particulière  autorité.  Le  ciel  y  joue  le  rôle  de  l'aérien, 
de  l'incolore,  de  l'infini,  de  l'impalpable.  Pratiquement  il  sert  à 
mesurer  les  valeurs  puissantes  du  terrain,  et  par  conséquent  à  dé- 
couper d'une  façon  plus  ferme  et  plus  tranchée  la  silhouette  du  su- 
jet. Que  ce  ciel  soit  en  or  comme  chez  Guyp,  en  argent  comme  chez 
Van  de  Velde  ou  Salomon  Ruysdael,  floconneux,  grisâtre,  fondu 
dans  des  buées  légères  comme  dans  Isaac  Ostade,  Van-Goyen,  ou 
Wynants,  — il  fait  trou  dans  le  tableau,  conserve  rarement  une  va- 
leur générale  qui  lui  soit  propre  et  presque  jamais  ne  se  met  avec 
l'or  des  cadres  dans  des  relations  bien  décisives.  Estimez  la  force 
du  pays,  elle  est  extrême.  Tâchez  d'estimer  la  valeur  du  ciel,  et  le 
ciel  vous  surprendra  par  l'extrême  clarté  de  sa  base.  Je  vous  cite- 
rais ainsi  tels  tableaux  dont  on  oublie  l'atmosphère  et  tels  fonds 
aériens,  qu'on  pourrait  repeindre  après  coup  sans  que  le  tableau, 
terminé  d'ailleurs,  y  perdît.  Beaucoup  parmi  les  œuvres  modernes 
en  sont  là.  Il  est  même  à  remarquer,  sauf  quelques  exceptions  que 
je  n'ai  point  à  signaler  si  je  suis  bien  compris,  que  notre  école  mo- 
derne en  son  ensemble  païaît  avoir  adopté  pour  principe  que  l'at- 
mosphère étant  la  partie  la  plus  vide  et  la  plus  insaisissable  du  ta- 
bleau, il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  ce  qu'elle  en  soit  la  partie  la 
plus  incolore  et  la  plus  nulle. 

Ruysdael  a  senti  les  choses  différemment  et  fixé  une  fois  pour 
toutes  un  principe  bien  autrement  audacieux  et  vrai.  Il  a  considéré 
l'immense  voûte  qui  s'arrondit  au-dessus  des  campagnes  ou  de  la 
mer  comme  le  plafond  réel,  compacte,  consistant  de  ses  tableaux.  Il 
le  courbe,  le  déploie,  le  mesure,  il  en  détermine  la  valeur  par  rap- 
port aux  accitlens  de  lumière  semés  dans  l'horizon  terrestre  ;  il  en 
nuance  les  grandes  surfaces,  les  modèle,  les  exécute  en  un  mot 


LES    MAÎTRES    d'aUTUEFOIS.  783 

comme  un  morceau  de  preaiier  intérêt.  Il  y  découvre  des  arabesques 
qui  continuent  celles  du  sujet,  y  dispose  des  taches,  en  fait  des- 
cendre la  lumière  et  ne  l'y  met  qu'en  cas  de  nécessité.  Ce  grand  œil 
bien  ouvert  sur  tout  ce  qui  vit,  cet  œil  accoutumé  à  la  hauteur  des 
choses  comme  à  leur  étendue,  va  continuellement  du  sol  au  zénith, 
ne  regarde  jamais  un  objet  sans  observer  le  point  correspondant 
de  l'atmosphère  et  parcourt  ainsi  sans  rien  omettre  le  champ  circu- 
laire de  la  vision.  Loin  de  se  perdre  en  analyses,  constamment  il  syn- 
thétise et  résume.  Ce  que  la  nature  dissémina,  il  le  concentre  en 
un  total  de  lignes,  de  couleurs,  de  valeurs,  d'effets.  Il  encadre  tout 
cela  dans  sa  pensée  comme  il  veut  que  cela  soit  encadré  dans  les 
quatre  angles  de  sa  toile.  Son  œil  a  la  propriété  des  chambres 
noires  :  il  réduit,  diminue  la  lumière  et  conserve  aux  choses  l'exacte 
proportion  de  leurs  formes  et  de  leur  coloris.  Un  tableau  de  Ruys- 
dael,  quel  qu'il  soit,  —  les  plus  beaux  bien  entendu  sont  les  plus 
significatifs,  —  est  une  peinture  entière,  pleine  et  forte,  en  son 
principe,  grisâtre  en  haut,  brune  ou  verdâtre  en  bas,  qui  s'appuie 
solidement  des  quatre  coins  aux  cannelures  chatoyantes  du  cadre, 
qui  paraît  obscure  de  loin,  qui  se  pénètre  de  lumière  quand  on  s'en 
approche,  belle  en  soi,  sans  aucun  vide,  avec  peu  d'écarts,  comme 
qui  dirait  une  pensée  haute  et  soutenue,  et  pour  langage  une  langue 
du  plus  fort  tissu.  J'ai  ouï  dire  que  rien  n'était  plus  difficile  à  co- 
pier qu'un  tableau  de  Ruysdael  et  je  le  crois,  comme  il  n'est  rien 
de  plus  difficile  à  imiter  que  la  façon  de  dire  des  grands  écrivains 
de  notre  xvii*  siècle  français.  Ici  comme  là  c'est  le  même  tour,  le 
même  style,  un  peu  le  même  esprit,  je  dirais  presque  le  même  gé- 
nie. Je  ne  sais  pourquoi  j'imagine  que,  si  Ruysdael  n'avait  pas  été 
Hollandais  et  protestant,  il  aurait  été  de  Port-Royal. 

Vous  remarquerez  à' La  Haye  et  à  Amsterdam  deux  paysages  qui 
sont  l'un  en  grand,  l'autre  en  petit,  la  répétition  du  même  sujet.  La 
petite  toile  est-elle  l'étude  qui  a  servi  de  texte  à  la  plus  grande? 
Ruysdael  dessinait-il  ou  peignait-il  d'après  nature?  S'inspirait-il  ou 
copiait-il  directement?  C'est  là  son  secret,  comme  à  la  plupart  des 
maîtres  hollandais,  sauf  peut-être  Van  de  Velde,  qui  certainement  a 
peint  en  plein  air,  a  excelîj  dans  les  études  directes,  et  qui  dans 
l'atelier  perdait  beaucoup  de  ses  moyens,  quoi  qu'on  en  dise.  Tou- 
jours est-il  que  ces  deux  œuvres  sont  charmintes  et  démontreraient 
ce  que  je  viens  de  dire  des  habitudes  de  Ruysdael.  C'est  une  vue 
prise  à  quelque  distance  d'Amsterdam,  avec  la  petite  ville  de  Har- 
lem noirâtre,  bleuâtre,  pointant  à  travers  des  arbres  et  perdue,  sous 
le  vaste  ondoiement  d'un  ciel  nuageux,  dans  les  buées  pluvieuses 
d'un  mince  horizon;  en  avant,  pour  unique  premier  plan,  une  blan- 
chisserie à  toits  rougeâtres,  avec  une  lessive  étendue  à  plat  sur  des 
prés.  Rien  de  plus  naïf  et  de  plus  pauvre  comme  point  de  départ, 


784  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rien  de  plus  vrai  non  plus.  Il  faut  voir  cette  petite  tcile,  haute  de 
i  pied  8  pouces,  pour  apprendre  d'un  maître  qui  ne  craignit  jamais 
de  déroger,  parce  qu'il  n'était  pas  homme  à  descendre,  comment  on 
relève  un  sujet  quand  on  est  soi-même  un  esprit  relevé,  comment 
il  n'y  a  pas  de  laideurs  pour  un  œil  qui  voit  beau,  pas  de  petitesses 
pour  une  sensation  grande,  en  un  mot  ce  que  devient  l'art  de 
peindre  quand  il  est  pratiqué  par  un  noble  esprit. 

La  Vue  d'une  rivière^  du  musée  Van-der-Hoop,  est  la  dernière 
expression  de  cette  manière  hautaine  et  magnifique.  Ce  tableau  se- 
rait encore  mieux  nommé  le  Moulin  à  vent,  et  sous  ce  titre  il  ne 
permettrait  plus  à  personne  de  traiter  sans  désavantage  un  sujet  qui, 
sous  la  main  de  Ruysdael,  a  trouvé  son  expression  typique  incompa- 
rable. En  quatre  mots,  voici  quelle  est  la  donnée  :  un  coin  de  la  Meuse 
probablement;  à  droite  un  terrain  étage  avec  des  arbres,  des  mai- 
sons, et  pour  sommet  le  noir  moulin,  ses  bras  au  vent,  montant  haut 
dans  la  toile;  une  estacade  contre  laquelle  vient  onduler  assez  dou- 
cement l'eau  du  fleuve,  une  eau  sourde,  molle,  admirable;  un  petit 
coin  d'horizon  perdu,  très  ténu  et  très  ferme,  très  pâle  et  très  dis- 
tinct, sur  lequel  s'enlève  la  voile  blanche  d'un  bateau,  une  voile 
plate,  sans  aucun  vent  dans  sa  toile,  d'une  valeur  douce  et  tout  à  fait 
exquise.  Là-dessus  un  grand  ciel  chargé  de  nuages  avec  des  trouées 
d'un  azur  effacé,  des  nuées  grises  montant  directement  en  escalade 
jusqu'au  haut  de  la  toile;  pour  ainsi  dire  pas  de  lumière  nulle  part 
dans  cette  tonalité  puissante,  composée  de  bruns  foncés  et  de  cou- 
leurs ardoisées  sombres  ;  une  seule  lueur  au  centre  du  tableau,  un 
rayon  qui  de  toute  distance  vient  comme  un  sourire  éclairer  le 
disque  d'un  nuage.  Grand  tableau  carré,  grave  (il  ne  faut  pas 
craindre  d'abuser  du  mot  avec  Ruysdael),  d'une  extrême  sonorité 
dans  le  registre  le  plus  bas,  et  mes  notes  ajoutent  merveilleux  dans 
l'or.  Au  fond,  je  ne  vous  le  signale  et  n'y  insiste  que  pour  arriver  à 
cette  conclusion,  qu'outre  le  prix  des  détails,  la  beauté  de  la  forme, 
la  grandeur  de  l'expression,  l'intimité  du  sentiment,  c'est  encore  une 
tâche  singulièrement  imposante  à  la  considérer  comme  simple  décor. 

Voilà  tout  Ruysdael  :  de  hautes  allures ,  peu  de  charme,  sinon 
par  hasard,  un  grand  attrait,  une  intimité  qui  se  révèle  à  mesure, 
une  science  accomplie,  des  moyens  très  simples.  Imaginez-le  con- 
forme à  sa  peinture,  tâchez  de  vous  représenter  sa  personne  à  côté 
de  ses  tableaux,  et  vous  aurez,  si  je  ne  me  trompe,  la  double  image 
très  concordante  d'un  songeur  austère,  d'une  âme  chaude,  d'un  es- 
prit laconique  et  d'un  taciturne.  J'ai  lu  quelque  part,  tant  il  est 
évident  que  le  poète  se  révèle  à  travers  les  retenues  de  la  forme 
et  malgré  la  concision  de  son  langage,  que  son  œuvre  avait  le  ca- 
ractère d'un  poème  élégiaque  en  une  infinité  de  chants.  C'est  beau- 
coup dire  quand  on  songe  au  peu  de  littérature  que  comporte  un 


LES   MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  785 

art  dont  la  technique  a  tant  d'importance,  dont  la  matière  a  tant  de 
poids  et  de  prix.  Élégiaque  ou  non,  poète  à  coup  sûr,  si  Ruysdael 
avait  écrit  au  lieu  de  peindre,  je  soupçonne  qu'il  aurait  écrit  en 
prose  plutôt  qu'en  vers.  Le  vers  admet  trop  de  fantaisie  et  de  stra- 
tagèmes, la  prose  oblige  à  trop  de  sincérité  pour  que  ce  véridique 
et  clair  esprit  n'eût  pas  préféré  ce|langage  à  l'autre.  Quant  au  fond 
de  sa  nature,  c'était  un  rêveur,  un  de  ces  hommes  comme  il  en 
existe  beaucoup  de  notre  temps,  rares  à  l'époque  où  naquit  Ruys- 
dael, un  de  ces  promeneurs  solitaires  qui  fuient  les  villes,  fréquen- 
tent les  banlieues,  aiment  sincèrement  la  campagne,  la  sentent  sans 
emphase,  la  racontent  sans  phrase,  que  les  lointains  horizons  in- 
quiètent, que  les  plates  étendues  charment,  qu'une  ombre  affecte, 
qu'un  coup  de  soleil  enchante.  On  ne  se  figure  Ruysdael  ni  très 
jeune,  ni  très  vieux  ;  on  ne  voit  pas  qu'il  ait  eu  une  adolescence, 
on  ne  sent  pas  davantage  le  poids  affaiblissant  des  années.  Igno- 
rât-on qu'il  est  mort  avant  cinquante-deux  ans,  on  se  le  représen- 
terait entre  deux  âges,  comme  un  homme  mûr  ou  de  maturité  pré- 
coce, fort  sérieux,  maître  de  lui  de  bonne  heure,  avec  les  retours 
attristés,  les  regrets,  les  rêveries  d'un  esprit  qui  regarde  en  arrière 
et  dont  la  jeunesse  n'a  pas  connu  le  malaise  accablant  des  espé- 
rances. Je  ne  crois  pas  qu'il  eût  un  cœur  à  s'écrier  :  Levez-vous^ 
orages  désirés  î  Ses  mélancolies,  car  il  en  est  plein,  ont  je  ne  sais 
quoi  de  viril  et  de  raisonnable  où  n'apparaissent  ni  le  tumultueux 
enfantillage  des  premières  années  ni  le  larmoiement  nerveux  des 
dernières  ;  elles  ne  font  que  teinter  sa  peinture  en  plus  sombre, 
comme  elles  auraient  teinté  la  pensée  d'un  janséniste. 

Que  lui  a  fait  la  vie  pour  qu'il  en  ait  un  sentiment  si  dédaigneux 
ou  si  amer?  Que  lui  ont  fait  les  hommes  pour  qu'il  se  retire  en 
pleine  solitude  et  qu'il  évite  à  ce  point  de  se  rencontrer  avec  eux, 
même  dans  sa  peinture?  On  ne  sait  rien  ou  presque  rien  de  son 
existence,  sinon  qu'il  naquit  vers  J630,  qu'il  mourut  en  1681,  qu'il 
fut  l'ami  de  Berghem,  qu'il  eut  Salomon  Ruysdael  pour  frère  aîné 
et  probablement  pour  premier  conseiller.  Quant  à  ses  voyages,  on 
les  suppose  et  l'on  en  doute  :  ses  cascades,  ses  lieux  montueux, 
boisés,  à  coteaux  rocheux,  donneraient  à  croire  ou  qu'il  dut  étu- 
dier en  Allemagne,  en  Suisse,  en  Norvège,  ou  qu'il  utilisa  les  études 
d'Everdingen  et  s'en  inspira.  Son  grand  labeur  ne  l'enrichit  point, 
et  son  titre  de  bourgeois  de  Harlem  ne  l'empêcha  pas,  paraît-il, 
d'être  fort  méconnu.  On  en  aurait  même  la  preuve  assez  navrante, 
s'il  est  vrai  que  par  commisération  pour  sa  détresse  plus  encore 
que  par  égard  pour  son  génie,  dont  personne  ne  se  doutait  guère, 
on  dut  l'admettre  à  l'hôpital  de  Harlem,  sa  ville  natale,  et  qu'il  y 
mourut.  Mais  avant  d'en  venir  là  que  lui  arriva- 1- il?  Eut-il  des 

TOME  XIII.  —  1876.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

joies,  s'il  eut  certainement  des  amertumes?  Sa  destinée  lui  donnâ- 
t-elle l'occasion  d'aimer  autre  chose  que  des  nuages,  et  de  quoi 
souiïrit-il  le  plus,  s'il  a  souffert,  du  tourment  de  bien  peindre  ou  de 
vivre?  Toutes  ces  questions  restent  sans  rt^ponse,  et  cependant  la 
postérité  se  les  adresse.  Auriez-vous  jamais  l'idée  d'en,  demander 
autant  sur  Berghem,  Karel-Dujardin,  Wouwerman,  Gr!yen,Terburg, 
Metzu,  Pierre  de  Hooch  lui-même?  Tous  ces  peintres  brillans  ou 
charmans  peignirent,  et  il  semble  que  ce  soit  assez.  Rnysdael  pei- 
gnit, mais  il  vécut,  et  voilà  pourquoi  il  importerait  tant  de  savoir 
comment  il  vécut.  Je  ne  connais  dans  l'école  hollandaise  que  trois 
ou  quatre  hommes  dont  la  personne  intéresse  à  ce  point  :  Rem- 
brandt, Paul  Potter,  Raysdael,  Guyp  peut-être,  et  c'est  déjà;  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  les  classer. 

m. 

Guyp  non  plus  ne  fut  pas  très  goûté  de  son  vivant,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  peindre  comme  il  l'entendait,  de  s'appliquer  ou 
de  se  négliger  tout  à  son  aise,  et  de  ne  suivre  en  sa  libre  carrière 
que  l'inspiration  du  moment.  D'ailleurs  cette  défaveur  assez  natu- 
relle, si  l'on  songe  au  goût  pour  l'extrême  fini  qui  régnait  alors, 
il  la  partageait  avec  Ruysdael,  il  la  partagea  même  avec  Rembrandt, 
lorsque  vers  1650  Rembrandt  cessa  tout  à  coup  d'être  compris.  Il 
était,  comme  on  le  voit,  en  bonne  compagnie.  Depuis  il  a  été  bien 
vengé,  par  les  Anglais  d'abord,  plus  tard  par  l'Europe  entière. 
Dans  tous  les  cas,  Guyp  est  un  très  beau  peintre.  Eu  premier  lieu, 
il  a  ce  mérite  d'être  universel.  Son  œuvre  est  un  si  complet  réper- 
toire de  la  vie  hollandaise,  surtout  en  son  milieu  champêtre,  que 
son  étendue  et  sa  variété  suffiraient  à  lui  de  jner  un  intérêt  consi- 
dérable. Paysages,  marines,  chevaux,  bétail,  personnages  de  toute 
condition,  depuis  les  hommes  de  fortune  et  de  loisir  jusqu'aux  ber- 
gers, petites  et  grandes  figures,  portraits  et  tableaux  de  basses- 
cours,  telles  sont  les  curiosités  et  les  aptitudes  de  son  talent  qu'il 
aura  contribué  plus  qu'aucun  autre  à  élargir  le  cadre  des  observa- 
tions locales  où  se  déployait  l'art  de  son  pays.  Né  l'un  des  premiers 
en  1605,  de  toutes  les  manières  par  son  âge,  par  la  diversité  de  ses 
recherches,  par  la  vigueur  et  l'indépendance  de  ses  allures,  il  aura 
été  l'un  des  promoteurs  et  des  initiateurs  les  plus  actifs  de  l'école. 

Un  peintre  qui  d'une  part  touche  à  Hondekoeter,  de  l'autre  à 
Ferdinand  Bol,  et,  sans  imiter  Rembrandt,  qui  peint  des  animaux 
aussi  aisément  que  Van  de  Yelde,  des  ciels  mieux  que  Both,  des 
chevaux  et  de  grands  chevaux  plus  sévèrement  que  Wouwerman 
ou  Berghem  ne  peignent  les  leurs  en  p.Uit,  —  qui  seut  vivement  la 
mer,  les  fleuves  et  leurs  rivages,  qui  peint  des  villes,  des  bateaux 


LES   MAÎTRES    D'aUTREFOIS.  787 

au  mouillage  et  de  grandes  scènes~iT!aritimes  avec  une  ampleur  et 
une  autorité  que  Guillaume  Van  de  Yelde  ne  possédait  pas, —  un 
peintre  qui  de  plus  avait  une  manière  de  voir  à  lui,  une  couleur 
propre  et  fort  belle,  une  main  puissante,  large,  aisée,  le  goût  des 
matières  riches,  épaisses,  abondantes,  un  homme  qui  s'étend, 
grandit,  se  renouvelle  et  se  fortifie  avec  l'âge,  —  un  pareil  person- 
nage est  un  homme  vaste.  Si  l'on  songe  en  outre  qu'il  vécut  jus- 
qu'en 1691,  qu'il  survécut  ainsi  à  la  plupart  de  ceux  qu'il  avait  vus 
naître,  et  que  pendant  cette  longue  carrière  de  quatre-vingt-six  ans, 
sauf  un  trait  de  son  père  très  marqué  dans  ses  ouvrages  et  par  la 
suite  un  reflet  du  ciel  italien  qui  lui  vint  peut-être  des  Both  et  de 
ses  amis  les  voyageurs,  il  reste  lui,  sans  alliage,  sans  mélange,  sans 
défaillance  non  plus,  il  faut  convenir  que  c'était  un  fort  cerveau. 

Si  notre  Louvre  donne  une  idée  assez  complète  des  formes  di- 
verses de  son  talent,  de  sa  manière  et  de  sa  couleur,  il  ne  donne 
pas  toute  sa  mesure,  et  ne  marque  pas  le  point  de  perfection  qu'il 
peut  atteindre  et  qu'il  a  quelquefois  atteint.  Son  grand  paysage  est 
une  belle  œuvre  qui  vaut  mieux  par  l'ensemble  que  par  les  détails. 
On  ne  saurait  aller  plus  loin  dans  l'art  de  peindre  la  lumière,  de 
rendre  les  sensations  aimables  et  reposantes  dont  vous  enveloppe  et 
vous  pénètre  une  atmosphère  chaude.  Cest  un  tableau.  11  est  vrai 
sans  l'être  trop.  11  est  observé  sans  être  copié.  L'air  qui  le  baigne, 
la  chaleur  anibrée  dont  il  est  imbibé,  cette  dorure  qui  n'est  qu'un 
voile,  ces  couleurs  qui  ne  sont  qu'un  résultat  de  la  lumière  qui  les 
inonde ,  de  l'air  qui  circule  autour  et  du  sentiment  du  peintre  qui 
les  transfonne,  ces  valeurs  si  tendres  dans  un  ensemble  si  fort,  tout 
cela  vient  à  la  fois  de  la  nature  et  d'une  conception;  ce  serait  un 
chef-d'œuYre,  s'il  ne  s'y  glissait  des  insuffisances  qui  semblent  le 
fait  d'un  jeune  homme  ou  d'un  dessinateur  distrait.  Son  Départ 
jjour  la  promenade  et  sa  Promenade,  deux  pages  équestres  d'un 
si  beau  format,  de  si  noble  allure,  sont  aussi  remplies  de  ses  plus 
fines  qua'ités  :  le  tout  baigne  dans  le  soleil  et  se  trempe  dans  ces 
ondes  dorées  qui  sont  pour  ainsi  dire  la  couleur  ordinaire  de  son 
esprit.  Il  a  cependant  fait  mieux.  11  y  a  de  lui  des  choses  plus 
rares.  Je  ne  parle  pas  de  ces  petits  tableaux  trop  vantés  qui  ont 
passé  à  diverses  époques  dans  nos  expositions  françaises  rétro- 
spectives. Sans  sortir  de  France,  on  a  pu  voir  dans  des  ventes  de 
collections  particulières  des  œuvres  de  Guyp,  non  pas  plus  déli- 
cates, mais  [dus  puissantes  et  plus  profondes.  Un  vrai  beau  Guyp  est 
une  peinture  à  la  fois  subtile  et  grosse,  tendre  et  robuste,  aérienne 
et  ma-^sive.  Ce  qui  appartient  à  l'impalpable,  comme  les  fonds,  les 
enveloppes,  les  nuances,  l'effet  de  l'air  sur  les  distances  et  du  plein 
jour  sur  le  coloris,  tout  cela  correspond  aux  parties  légères  de  son 
esprit,  et  pour  le  rendre  sa  palette  se  volatilise  et  son  métier  s'as- 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souplit.  Quant  aux  objets  de  substance  plus  solide,  de  contours  plus 
arrêtés,  de  couleur  plus  évidente  et  plus  consistante,  il  ne  craint  pas 
d'en  élargir  les  plans,  d'en  étoffer  la  forme,  d'insister  sur  les  côtés 
robustes,  et  d'être  un  peu  lourd,  pour  n'être  jamais  faible  ni  par  le 
trait,  ni  par  le  ton,  ni  par  la  facture.  En  pareil  cas,  il  ne  se  raffine 
plus,  et,  comme  tous  les  bons  maîtres  à  l'origine  des  fortes  écoles, 
il  ne  lui  en  coûte  aucunement  de  manquer  de  charme,  lorsque  le 
charme  n'est  pas  le  caractère  essentiel  de  l'objet  qu'il  représente. 

Voilà  pourquoi  ses  cavalcades  du  Louvre  ne  sont  pas,  selon  moi, 
le  dernier  mot  de  sa  belle  manière  sobre,  un  peu  grosse,  abon- 
dante, tout  à  fait  mâle.  Il  y  a  là  un  excès  de  dorure,  du  soleil  et 
tout  ce  qui  s'ensuit,  rougeurs',  luisans,  reflets,  ombres  portées; 
ajoutez-y  je  ne  sais  quel  mélange  de  plein  air  et  de  jour  d'atelier, 
de  vérité  textuelle  et  de  combinaisons,  enfin  je  ne  sais  quoi  d'impro- 
bable dans  les  costumes  et  de  suspect  dans  les  élégances ,  d'où  il 
résulte  que  malgré  des  qualités  hors  ligne,  ces  deux  tableaux  ne 
rassurent  pas  absolument.  Le  musée  de  La  Haye  possède  un  Por- 
trait du  sire  de  Roovère  dirigeant  la  pêche  du  saumon  aux  environs 
de  Doordrecht,  qui  reproduit  avec  moins  d'éclat,  avec  plus  d'évi- 
dence encore  quant  aux  défauts,  le  parti-pris  des  deux  toiles  célè- 
bres dont  je  parle.  Le  personnage  est  un  de  ceux  que  nous  connais- 
sons. Il  est  en  habit  ponceau  brodé  d'or,  bordé  de  fourrures,  avec 
toque  noire  à  plumes  roses  et  sabre  courbe  à  poignée  dorée.  Il  monte 
un^;de  ces  grands  bais  bruns  dont  vous  connaissez  aussi  la  tête 
busquée,  le  coffre  un  peu  lourd,  les  jambes  raides  et  les  sabots 
de  mule.  Mêmes  dorures  dans  le  ciel,  dans  les  fonds,  dans  les 
eaux,  sur  les  visages,  mêmes  reflets  trop  clairs,  comme  il  arrive 
dans  la  vive  lumière  quand  l'air  ne  ménage  en  rien  ni  la  cou- 
leur, ni  le  bord  extérieur  des  objets.  Le  tableau  est  naïf  et  bien 
assis,  ingénieusement  coupé,  original,  personnel,  convaincu;  mais, 
à  force  de  vérité,  l'abus  de  la  lumière  ferait  croire  à  des  erreurs  de 
savoir  et  de  goût. 

Maintenant  voyez  Guyp  à  Amsterdam  au  musée  Six  et  consultez 
les  deux  grandes  toiles  qui  figurent  dans  cette  collection  unique. 
L'une  représente  Y  Arrivée  de  Maurice  de  Nassau  à  Scheveninguen. 
C'est  une  importante  page  de  marine  avec  bateaux  chargés  'de 
figures.  Ni  Backhuysen,  ai-je  besoin  de  le  dire?  ni  Van  de  Velde,  ni 
personne,  n'aurait  été  de  force  à  construire,  à  concevoir,  à  colorer 
de  la  sorte  un  tableau  d'apparat  de  ce  genre  et  de  cette  insigni- 
fiance. Le  premier  bateau  à  gauche,  opposé  à  la  lumière,  ;est 
un  morceau  admirable.  Quant  au  second  tableau,  le  très  fameux 
effet  de  lune  sur  la  mer,  je  relève  sur  mes  notes  la  trace  assez  suc- 
cinctement formulée  de  la  surprise  et  du  plaisir  d'esprit  qu'il  m'a 
causés.  «  Un  étonnement  et  une  merveille  :  grand,  carré;  la  mer, 


LES    MAÎTRES    D' AUTREFOIS.  789 

une  côte  escarpée,  un  canot  à  droite;  en  bas,  canot  de  pêche  avec 
figure  tachée  de  rouge;  à  gauche,  deux  bateaux  à  voiles;  pas  de 
vent,  nuit  tranquille,  sereine,  eaux  toutes  calmes;  la  lune  pleine  à 
mi-hauteur  du  tableau,  un  peu  à  gauche,  absolument  nette  dans 
une  large  trouée  de  ciel  pur;  le  tout  incomparablement  vrai  et 
beau,  de  couleur,  de  force,  de  transparence,  de  limpidité.  Un  Claude 
Lorrain  de  nuit,  plus  grave,  plus  simple,  plus  plein,  plus  naturel- 
lement exécuté  d'après  une  sensation  juste;  un  véritable  trompe- 
l'œil  avec  l'art  le  plus  savant.  » 

Comme  on  le  voit,  Cuyp  réussit  à  chaque  entreprise  nouvelle.  Et 
si  on  s'appliquait  à  le  suivre,  je  ne  dis  pas  dans  ses  variations, 
mais  dans  la  variété  de  ses  tentatives,  on  s'apercevrait  qu'en  chaque 
genre  il  a  dominé  par  momens,  ne  fût-ce  qu'une  fois,  tous  ceux  de 
ses  contemporains  qui  se  partageaient  autour  de  lui  le  domaine  si 
singulièrement  étendu  de  son  art.  11  aurait  fallu  le  bien  mal  com- 
prendre ou  se  bien  peu  connaître  pour  refaire  après  lui  un  Clair 
de  lune,  un  Débarquement  de  prince  en  grand  appareil  naval,  pour 
peindre  Boordrecht  et  ses  environs.  Ce  qu'il  a  dit  est  dit,  parce 
qu'il  l'a  dit  à  sa  manière,  et  que  sa  manière  sur  un  sujet  donné 
vaut  toutes  les  autres. 

Il  a  la  pratique  d'un  maître,  l'œil  d'un  maître.  Il  a  créé,  chose 
qui  suffît  en  art,  une  formule  fictive  et  toute  personnelle  de  la  lu- 
mière et  de  ses  effets.  Il  a  eu  cette  puissance  assez  peu  commune 
d'imaginer  d'abord  une  atmosphère  et  d'en  faire  non-seulement 
l'élément  fuyant,  fluide  et  respirable,  mais  la  loi  et  pour  ainsi  dire 
le  principe  ordonnateur  de  ses  tableaux.  C'est  à  cela  qu'il  est  recon- 
naissable.  Si  l'on  n'aperçoit  pas  qu'il  ait  agi  sur  son  école,  à  plus 
forte  raison  peut-on  s'assurer  qu'il  n'a  subi  l'influence  de  personne. 
Il  est  un;  quoique  divers,  il  est  lui.  Cependant,  car  il  y  a  suivant 
moi  un  cependant  avec  ce  beau  peintre,  il  lui  manque  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  fait  les  maîtres  indispensables.  Il  a  pratiqué  supérieure- 
ment tous  les  genres,  il  n'a  pas  créé  un  genre  ni  un  art;  il  ne  per- 
sonnifie pas  dans  son  nom  toute  une  manière  de  voir,  de  sentir  ou 
de  peindre,  comme  on  dirait  :  C'est  du  Rembrandt,  du  Paul  Potter 
ou  du  Ruysdael.  Il  vient  à  un  très  haut  rang,  mais  certainement  en 
quatrième  ligne,  dans  ce  juste  classement  des  talens  où  Rembrandt 
trône  à  l'écart,  où  Ruysdael  est  le  premier.  Cuyp  absent,  l'école 
hollandaise  y  perdrait  des  œuvres  superbes  :  peut-être  n'y  aurait-il 
pas  un  grand  vide  à  combler  dans  les  inventions  de  l'art  hollandais. 

lY. 

Une  question  se  présente,  entre  beaucoup  d'autres,  quand  on 
étudie  le  paysage  hollandais  et  qu'on  se  souvient  du  mouvement 


790  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

coTîeppondaiît  qui  s'est  produit  en  France  il  y  a  quarante-cinq  ans 
à  peu  près.  On  se  demande  quelle  fut  l'influence  de  !a  Hollande  en 
cette  nouveauté,  si  elle  agit  sur  nous,  comment,  dans  quelle  me- 
sure et  jusqu'à  quel  moment,  ce  qu'elle  pouvait  nous  apprendre, 
enfin  par  quels  motifs  sans  cesser  de  nous  plaire  elle  a  cessé  de 
nous  instruire.  Cette  question,  fort  intéressante,  n'a  jamais,  que  je 
sache,  été  pertinemment  étudiée,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  tenterai  de 
k  faire.  Elle  touche  à  des  choses  trop  voisines  de  nous,  à  des  con- 
temporains, à  des  vivans.  On  comprend  que  je  n'y  serais  pas  à 
l'aise.  Je  voudrais  seulement  en  poser  les  termes  élémentaires. 

Il  est  clair  que  pendant  deux  siècles  nous  n'avons  eu  en  France 
qu'un  seul  paysagiste,  Claude  Lorrain.  Très  Français,  quoique  très 
Romain,  très  poète,  mais  avec  ce  clair  bon  sens  qui  longtemps  a 
fait  douter  que  nous  fussions  une  race  de  poètes,  assez  bonhomme 
au  fond  quoique  solennel,  ce  très  grand  peintre  est,  avec  plus  de 
naturel  et  moins  de  portée,  le  pendant  dans  son  genre  de  Poussin 
dans  la  peinture  d'histoire.  Sa  peinture  est  un  art  qui  représente 
à  merveille  la  valeur  de  notre  esprit,  les  aptitudes  de  notre  œil, 
qui  nous  honore  et  qui  devait  un  jour  ou  l'autre  passer  dans  les 
arts  classiques.  On  le  consulte,  on  l'adoiire,  on  ne  s'en  sert  pas, 
surtout  on  ne  s'en  tient  pas  là,  surtout  on  n'y  revient  plus,  pas  plus 
qu'on  ne  revient  à  l'art  à'Esther  et  de  Bérénice.  Est-ce  tant  pis? 
est-ce  tant  mieux?  C'est  accompli,  donc  c'érait  inévitable.  Le 
xviii^  siècle  ne  s'est  guère  occupé  du  paysage,  sinon  pour  y  mettre 
des  galanteries,  des  mascarades,  des  fêtes  soi-disant  champêtres 
ou  des  mythologies  amusantes  dans  des  trumeaux.  Toute  l'école  de 
David  l'a  vis"iblement  dédaigné,  et  ni  Valenciennes,  ni  Bertin,  ni 
leurs  continuateurs  en  notre  époque,  n'étaient  d'humeur  égalfiment 
à  le  faire  aimer.  En  toute  sincérité,  ils  adoraient  Virgile  et  aussi 
l:a  nature.  En  toute  vérité,  on  peut  dire  qu'ils  n'avaient  le  sens  dé- 
licat et  vrai  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  C'étaient  des  latinistes  qui 
scandaient  noblement  des  hexamètres,  des  peintres  qui  voyaient 
les  choses  en  amphithéâtre,  arrondissaient  assez  pompeusement  un 
arbre  et  détaillaient  son  feuille.  Au  fond,  ils  goûtaient  peut-être 
encore  mieux  Delille  que  Virgile,  faisaient  quelques  bonnes  études 
et  peignaient  mal.  Avec  beaucoup  plus  d'esprit  qu'eux,  de  la  fan- 
taisie et  des  dons  réels,  le  vieux  Vernet  que  j'allais  oublier  n'est 
pas  non  plus  ce  que  j'appellerais  lUi  paysagiste  très  pénétrant,  et 
je  le  classerai  avant  Hubert  Robert,  mais  a\ec  lui  parmi  les  bons 
décorateurs  de  musées  et  de  vestibules  royaux.  Je  ne  parle  pas  de 
Demarne,  moitié  Français,  moitié  Flamand,  et  que  la  Belgique  et 
la  France  n'ont  aucune  envie  de  se  disputer  bien  chaudement,  et 
je  crois  pouvoir  omettre  Lantara,  sans  grand  dommage  pour  la 
peinture  française. 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  791 

Il  a  fallu  qiio  David  fût  mort  ou  h  peu  près  et  son  école  à  bout 
de  crédit,  qu'on  fût  à  court  de  tout  et  en  train  de  se  retourner 
comme  une  nation  le  fait  quand  elle  change  de  goût,  pour  qu'on  vît 
apparaître  à  la  fois  dm^;  les  lettres  et  dans  les  arts  la  passion  sin- 
cère des  choses  champêtres.  L'éveil  avait  commencé  par  les  prosa- 
teurs, puis  de  1816  à  1825  il  avait  passé  dans  les  vers.  Enfin  de 
182/i  à  1830  on  vit  que  les  peintres  avertis  se  mettaient  à  suivre. 
Le  premier  élan  nous  vint  de  la  psinture  anglaise,  et  par  consé- 
quent lorsque  Géricault  et  Bonington  acclimatèrent  en  France  la 
peinture  de  Constable  et  de  Gainsborough,  ce  fut  d'abord  une  in- 
fluence anglo-flamande  qui  prévalut.  La  couleur  de  Van-Dyck  dans 
ses  fonds  de  portraits,  les  audaces  et  la  fantasque  palette  de  Ru- 
bens,  voilà  d'abord  ce  qui  nous  servit  à  nous  dégager  des  froideurs 
et  des  conventions  de  l'école  précédente.  La  palette  y  gagna  beau- 
coup, la  poésie  n'y  perdit  pas,  la  vérité  ne  s'en  trouva  qu'à  demi 
satisfaite.  Notez  qu'à  la  uiême  époque  et  par  suite  d'un  amour  pour 
le  merveilleux  qui  correspondait  à  la  mode  littéraire  des  ballades, 
des  légendes,  à  la  couleur  un  peu  roussâtre  des  imaginations  d'a- 
lors ,  le  premier  Hollandais  qui  souffla  quelque  chose  à  l'oreille  des 
peintres,  ce  fut  Rembrandt.  A  l'état  visible,  à  l'état  latent,  le 
Rembrandt  des  brumes  chaudes  est  un  peu  partout  au  début  de 
notre  école  moderne.  Et  c'est  précisément  parce  qu'on  sentait  va- 
guement Rubens  et  Rembrandt  cachés  dans  la  coulisse  qu'on  fît  à 
ceux  qu'un  appela  des  romantiques  la  mine  ombrageuse  qui  les  ac- 
cueillit quand  ils  entrèrent  en  scène. 

Vers  1828,  on  vit  du  nouveau.  Des  hommes  très  jeunes,  il  y  avait 
dans  le  nombre  des  enfaas,  montrèrent  un  jour  des  tableaux  fort 
petits  qu'on  trouva  coup  sur  coup  bizarres  et  charmans.  Je  ne  nom- 
merai de  ces  peintres  émineus  que  les  deux  qui  sont  morts,  ou  plu- 
tôt je  les  nommerai  tous,  sauf  à  ne  parler  selon  mon  droit  que  de 
ceux  qui  ne  peuvent  plus  m'entendre.  Les  maîtres  du  paysage  fran- 
çais contemporain  se  présentèrent  ensemble;  ce  furent  M.VL  Fiers, 
Cabat,  Dupré,  Rousseau  et  Corot.  Où  se  formèrent-ils?  D'où  ve- 
naient-ils? Qui  les  avait  poussés  au  Louvre  plutôt  qu'ailleurs?  Qui 
le«  avait  conduits,  les  uns  en  Italie,  les  autres  en  Normandie?  On 
dirait  vraiment,  tant  leurs  origines  sont  incertaines,  leurs  talens 
d'apparence  fortuite,  qu'on  touche  à  des  peintres  moits  depuis  deux 
siècles  et  dont  l'histoire  n'a  jamais  été  bien  connue. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'éducation  de  ces  enfans  de  Paris  nés  sur 
les  quais  de  la  Seine,  formés  dans  les  banlieues,  instruits  on  ne 
voit  pas  trop  comment,  deux  choses  apparaissent  en  même  temps 
qu'eux  ;  des  paysages  naïvement,  vraiment  rustiques  et  des  for- 
mules hollandaises.  La  Hollande  cette  fois  trouvait  à  qui  parler; 
elle  nous  enseignait  à  voir,  à  sentir  et  à  peindre.  Telle  fut  la  sur- 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prise,  qu'on  n'examina  pas  de  trop  près  l'intime  originalité  des 
découvertes.  L'invention  parut  aussi  nouvelle  de  tous  points  qu'elle 
parut  heureuse.  On  admira;  et  Ruysdael  entra  le  même  jour  en 
France,  un  peu  caché  pour  le  moment  dans  la  gloire  de  ces  jeunes 
gens.  Du  même  coup  on  apprit  qu'il  y  avait  des  campagnes  fran- 
çaises, un  art  de  paysage  français  et  des  musées  avec  d'anciens  ta- 
bleaux qui  pouvaient  nous  enseigner  quelque  chose. 

Deux  des  hommes  dont  je  parle  restèrent  à  peu  près  fidèles  à 
leurs  premières  affections,  ou,  s'ils  s'en  écartèrent  un  moment,  ce 
fut  pour  y  revenir  ensuite.  Corot  dès  le  premier  jour  se  détacha 
d'eux.  Le  chemin  qu'il  a  suivi,  on  le  sait.  Il  cultiva  l'Italie  de  bonne 
heure  et  en  rapporta  je  ne  sais  quoi  d'indélébile.  Il  fut  plus  ly- 
rique, aussi  champêtre,  moins  agreste.  Gomme  eux,  il  aima  les 
bois  et  les  eaux,  mais  autrement.  Il  inventa  un  style;  il  mit  moins 
d'exactitude  à  voir  les  choses  qu'il  n'eut  de  finesse  pour  saisir  ce 
qu'il  devait  en  extraire  et  ce  qui  s'en  dégage.  De  là,  cette  mytho- 
logie toute  personnelle  et  ce  paganisme  si  ingénieusement  naturel 
qui  ne  fut,  sous  sa  forme  un  peu  vaporeuse,  que  la  personnification 
de  l'esprit  même  des  choses.  On  ne  peut  pas  être  moins  hollandais. 
Quant  à  Rousseau,  un  artiste  complexe,  très  dénigré,  très  vanté, 
en  soi  fort  difficile  à  définir  avec  mesure,  ce  qu'on  pourrait  dire  de 
plus  vrai,  c'est  qu'il  représente  en  sa  belle  et  exemplaire  carrière, 
tous  les  efforts  de  l'esprit  français  pour  créer  en  France  un  nouvel 
art  hollandais  :  je  veux  dire  un  art  aussi  parfait  tout  en  étant  natio- 
nal, aussi  précieux  tout  en  étant  plus  divers,  aussi  dogmatique  tout 
en  étant  plus  moderne.  A  sa  date  et  par  son  rang  dans  l'histoire  de 
notre  école,  c'est  un  homme  intermédiaire  et  de  transition  entre  la 
Hollande  et  les  peintres  de  l'avenir,  s'il  en  vient.  Il  dérive  des 
peintres  hollandais  et  s'en  écarte,  il  les  admire  et  il  les  oublie. 
Dans  le  passé,  il  leur  donne  une  main,  de  l'autre  il  fait  signe  à  ce 
qui  doit  être.  Il  invente,  il  provoque,  il  appelle  à  lui  tout  un  cou- 
rant d'ardeurs,  de  bonnes  volontés,  de  germes  à  naître.  Dans  la 
nature,  il  découvre  mille  choses  nouvelles.  Le  répertoire  de  ses 
sensations  est  immense.  Toutes  les  saisons,  toutes  les  heures  du 
jour,  du  soir  et  de  l'aube,  toutes  les  intempéries,  depuis  le  givre 
jusqu'aux  chaleurs  caniculaires,   toutes  les   altitudes  depuis  les 
grèves  jusqu'aux  collines,  depuis  les  landes  jusqu'au  Mont-Blanc, 
les  villages,  les  prés,  les  taillis,  les  futaies,  la  terre  nue  et  aussi 
toutes  les  frondaisons  dont  elle  est  couverte,  —  il  n'est  rien  qui  ne 
l'ait  tenté,  arrêté,  convaincu  de  son  intérêt,  persuadé  de  le  peindre. 
On  dirait  que  les  peintres  hollandais  n'ont  fait  que  tourner  autour 
d'eux-mêmes,  quand  on  les  compare  à  l'ardent  parcours  de  ce  cher- 
cheur d'impressions  nouvelles.  Tous   ensemble,  ils  auraient  fait 
leur  carrière  avec  un  petit  abrégé  des  cartons  de  Rousseau.  A  ce 


LES   MAÎTRES    d'aUTREFOIS.  793 

point  de  vue,  il  est  absolument  original,  et  par  cela  même  il  est  bien 
de  son  temps.  Une  fois  plongé  dans  cette  étude  du  relatif,  de  l'ac- 
cidentel et  du  vrai,  on  va  jusqu'au  bout.  Non  pas  seul,  mais  pour 
la  plus  grande  part,  il  contribua  à  créer  une  école  qu'on  pourrait 
appeler  l'école  des  senmtions. 

Si  j'étudiais  un  peu  intimement  notre  école  de  paysage  contem- 
poraine au  lieu  d'en  esquisser  les  quelques  traits  tout  à  fait  carac- 
téristiques, j'aurais  d'autres  noms  à  joindre  aux  noms  qui  précèdent. 
On  verrait  comme  dans  toutes  les  écoles,  des  contradictions,  des 
contre-courans,  des  traditions  académiques  qui  continuent  à  filtrer 
à  travers  le  vaste  mouvement  qui  nous  porte  an  vrai  naturel,  des 
souvenirs  de  Poussin ,  des  influences  de  Claude,  l'esprit  de  syn- 
thèse poursuivant  son  travail  opiniâtre  au  milieu  des  travaux  si 
multiples  de  l'analyse  et  des  observations  naïves.  On  remarque- 
rait aussi  des  personnalités  saillantes,  quoiqu'un  peu  sujettes,  qui 
doublent  les  grandes  sans  leur  trop  ressembler,  qui  découvrent  à 
côté  sans  avoir  l'air  de  découvrir.  Enfin  je  citerais  des  noms  qui 
nous  honorent  infiniment,  et  je  n'aurais  garde  d'oublier  un  peintre 
ingénieux,  brillant,  un  esprit  multiforme,  qui  a  touché  à  mille 
choses,  fantaisie,  mythologie,  paysage,  qui  a  aimé  la  campagne  et 
la  peinture  ancienne,  Rembrandt,  Watteau,  beaucoup  Gorrége,  pas- 
sionnément les  taillis  de  Fontainebleau  et  par- dessus  tout  peut- 
être  les  combinaisons  d'une  palette  un  peu  chimérique;  —  enfin 
celui  de  tous  les  peintres  contemporains  qui  le  premier  devina 
Rousseau,  le  comprit,  le  fit  comprendre,  le  proclama  un  maître  et 
le  sien,  et  mit  au  service  de  cette  originalité  inflexible  son  talent 
plus  souple,  son  originalité  mieux  comprise ,  son  influence  accep- 
tée, sa  renommée  faite.  Ce  que  je  désire  montrer,  et  cela  suffît  ici, 
c'est  que  dès  le  premier  jour  l'impulsion  donnée  par  l'école  hollan- 
daise et  par  Ruysdael,  l'impulsion  directe  s'arrêta  court  ou  dériva, 
et  que  deux  hommes  surtout  contribuèrent  à  substituer  l'étude  ex- 
clusive de  la  nature  à  l'étude  des  maîtres  du  nord  :  Corot,  sans 
nulle  attache  avec  eux,  Rousseau,  avec  un  plus  vif  amour  pour 
leurs  œuvres,  un  souvenir  plus  exact  de  leurs  méthodes,  mais  avec 
un  impérieux  désir  de  voir  plus,  de  voir  autrement,  et  d'exprimer 
tout  ce  qui  leur  avait  échappé.  Il  en  résulta  deux  faits  conséquens 
et  parallèles,  des  études  plus  subtiles,  sinon  mieux  faites,  des  pro- 
cédés plus  compliqués  sinon  plus  savans. 

Ce  que  Jean-Jacques  Rousseau,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Cha- 
teaubriand, Sénancour,  nos  premiers  maîtres  paysagistes  en  litté- 
rature, observaient  d'un  coup  d'oeil  d'ensemble,  exprimaient  en 
formules  sommaires,  ne  devait  plus  être,  quarante  ou  cinquante 
ans  plus  tard,  qu'un  abrégé  bien  incomplet  et  qu'un  aperçu  bien 
limité  le  jour  où  la  littérature  se  fit  purement  descriptive.  De 


794  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

même  les  besoins  de  la  peinture,  voyageuse,  analytique,  imita- 
live,  allaient  se  trouver  à  l'étroit  clans  le  style  et  dans  les  mé- 
thodes étrangères.  L'œil  devint  plus  curieux  et  plus  précieux;  la 
sensibilité,  sans  être  plus  vive,  devint  [)lus  nerveuse,  le  dessin 
fouilla  davantage,  les  observations  se  multiplièrent,  la  nature,  étu- 
diée de  plus  près,  fourmilla  de  détails,  d'incidens,  d'efiets,  de 
nuances;  on  lui  demanda  mille  secrets  qu'elle  avait  gardés  pour 
elle,  ou  parce  qu'on  n'avait  pas  su,  ou  parce  qu'on  n'avait  pas 
voulu  l'interroger  profondément  sur  tous  ces  points.  Il  fallut  une 
langue  pour  exprimer  cette  multitude  de  sensations  nouvelles.  C'est 
le  peintre  Rousseau  qui  presqu'à  lui  tout  seul  inventa  le  vocabu- 
laire dont  on  se  sert  aujourd'hui.  Dans  ses  esquisses,  dans  ses  ébau- 
ches, dans  ses  œuvres  terminées,  vous  apercevrez  les  essais,  les 
efforts,  les  inventions  heureuses  ou  manquées,  les  néologismes  ex- 
cellens  ou  les  mots  risqués  dont  ce  profond  chercheur  de  formules 
travaillait  à  enrichir  la  langue  ancienne  et  l'ancienne  grammaire 
des  peintres.  Si  vous  prenez  un  tableau  de  Rousseau,  le  meilleur, 
et  que  vous  le  placiez  à  côté  d'un  tableau  de  Ruysdael,  d'Hobbema 
ou  de  Wynants,  du  même  ordre  et  de  même  acception,  vous  serez 
frappé  des  différences,  à  peu  près  comme  il  vous  arriverait  de  l'être 
si  vous  lisiez  coup  sur  coup  une  page  d'un  descriptif  moderne,  après 
avoir  lu  une  page  des  Confessiom  ou  dîObermann;  c'est  le  même 
effort,  le  même  élargissement  d'études  et  le  même  résultat  quant 
aux  œuvres.  Le  terme  est  plus  physionomique,  l'observation  plus 
rare,  la  palette  infiniment  plus  riche,  la  couleur  plus  expressive,  la 
construction  même  plus  scrupuleuse.  Tout  semble  mieux  senti,  plus 
réfléchi,  plus  scientifiquement  raisonné  et  calculé.  Un  Hollandais 
resterait  béant  devant  tant  de  scrupules  et  stupéfait  devant  de  pa- 
reilles facultés  d'analyse.  Et  cependant  les  œuvres  sont-elles  meil- 
leures? sont-elles  plus  fortes?  sont-elles  plus  fortement  inspirées  et 
plus  vivantes?  Quand  Rousseau  représente  une  Plaine  sous  le  givre, 
est-il  plus  près  du  vrai  que  ne  le  sont  Ostade  et  Van  de  Velde  avec 
leurs  Patineurs?  Quand  Rousseau  peint  une  Pêche  aux  truites,  est- 
il  plus  grave,  plus  humide,  plus  ombreux  que  ne  l'est  Ruysdael  en 
ses  eaux  dormantes  ou  dans  ses  sombres  cascades?  Mille  fois  on  nous 
a  décrit  dans  des  voyages,  dans  des  romans  ou  dans  des  poèmes  les 
eaux  d'un  lac  battant  une  grève  déserte,  la  nuit,  au  moment  où  la 
lune  se  lève,  tandis  qu'un  rossignol  chante  au  loin.  Senancour  n'a- 
vait-il pas  esquissé  le  tableau,  une  fois  pour  toutes,  en  quelques 
lignes  graves,  courtes  et  ardentes?  Un  UDUvel  art  naissait  donc  le 
même  jour  sous  la  double  forme  du  livre  et  du  tableau,  avec  les 
mêmes  tendances,  des  artistes  doués  du  même  esprit,  un  même 
public  pour  le  goûter.  Était-ce  un  progrès  ou  le  contraire  d'un  pro- 
grès? La  postérité  en  décidera  mieux  que  nous  ne  saurions  le  faire. 


LES   MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  795 

Ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est  qu'en  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  de 
1830  à  1855,  l'école  française  avait  beaucoup  tenté,  énormément 
produit  et  fort  avancé  les  choses,  puisq'ie,  partie  de  Baysdael 
avec  des  moulins  à  eau,  des  vannes,  des  buissons,  c'est-à-dire  un 
sentiment  très  hollandais,  dans  des  formules  toutes  hollandaises, 
elle  en  était  arrivée  d'une  part  à  Cféer  un  genre  exclusivement 
français  avec  Corot,  d'autre  part  à  préparer  l'avenir  d'un  art  plus 
universel  encoie  avec  Rousseau.  S'est-elle  arrêtée  là?  Pas  tout  à 
fait.  L'amour  du  chez  soi  n'a  jamais  été,  même  en  Hollande,  qu'un 
sentiment  d'exception  et  qu'une  habitude  un  peu  singulière.  A 
toutes  les  époques,  il  s'est  trouvé  des  gens  à  qui  les  pieds  brûlaient 
de  s'en  aller  ailleurs.  La  tradition  des  voyages  en  Italie  est  peut- 
être  la  seule  qui  soit  commune  à  toutes  les  écoles,  flamande,  hol- 
landaise, anglaise,  française,  allemande,  espagnole.  Depuis  les  Both, 
Berghem,  Claude  et  Poussin,  jusqu'aux  peintres  de  nos  jours,  il 
n'est  pas  de  paysagistes  qui  n'aient  eu  l'envie  de  voir  les  Apennins 
et  la  campagne  de  Rome ,  et  jamais  il  n'y  eut  d'école  locale  assez 
forte  pour  empêcher  le  paysage  italien  d'y  glisser  cette  fleur  étran- 
gère qui  n'a  ja  nais  donné  que  des  produits  hybrides.  Depuis  trente 
aas,  on  est  ailé  beaucoup  pltis  loin.  Ce  n'est  plus  le  voyage  en  Ita- 
lie ,  c'est  le  voyage  lointain  qui  a  tenté  les  peintres  et  changé  bien 
des  choses  à  la  peinture.  Le  motif  de  ces  excursions  aventureuses, 
c'est  d'abord  un  besoin  de  défrichemens  propre  à  toutes  les  popu- 
lations accumulées  en  excès  sur  un  même  point,  la  curiosité  de  dé- 
couvrir et  coaime  ime  obligation  de  se  déplacer  pour  inventer.  C'est 
aussi  le  contre-coup  des  études  scientifiques  dont  le  progrès  ne 
s'obtient  que  par  des  courses  autour  du  g^obe,  autour  des  climats, 
autour  des  races.  11  en  est  résulté  le  genre  que  vous  savez  :  une 
peinture  cosmopolite,  plutôt  nouvelle  qu'originale,  peu  française  et 
qui  ne  représentera  dans  notre  histoire,  si  l'histoire  s'en  occupait, 
qu'un  moment  de  curiosité,  d'incertitude,  de  malaise,  et  qui  n'est  à 
vrai  dire  qu'un  changement  d'air  essayé  par  des  gens  assez  mal 
portans. 

Cependant,  sans  sortir  de  France,  on  continue  de  chercher  au 
paysage  une  forme  plus  décisive.  Il  y  aurait  un  curieux  travail,  à 
fah'e  sur  cette  élaboration  latente,  lente  et  confuse  d'un  nouveau 
mode  qui  n'est  point  trouvé,  qui  même  est  bien  loin  d'être  trouvé, 
et  je  m'étonne  que  la  critique  n'ait  pas  étudié  le  fait  de  plus  près 
au  moment  même  où  nous  le  voyons  s'accomplir  sous  nos  yeux. 
Un  certain  déclasseuient  s'opère  aujourd'hui  parmi  les  peintres. 
Il  y  a  moins  de  catégories,,  je  dirais  volontiers  de  castes,  qu'il 
n'y  en  avait  jadis.  L'histoire  confine  au  genre,  qui  lui-même  con- 
fine au  paysage  et  même  à  la  nature  morte.  Beaucoup  de  frontières 
ont  disparu.  Que  de  rapprochemens  le  pittoresque  n'a-t-il  pas  opé- 


796  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

rés!  Moins  de  raideur  d'un  côté,  plus  d'audace  de  l'autre,  des 
modes  nouvelles,  des  toiles  moins  vastes,  le  besoin  de  plaire  et  de 
se  plaire,  la  vie  de  campagne  qui  ouvre  bien  des  yeux,  tout  cela  a 
mêlé  les  genres,  transformé  les  méthodes.  On  ne  saurait  dire  à  quel 
point  le  grand  jour  des  champs,  entrant  dans  les  ateliers  les  plus 
auslères,  y  a  produit  de  conversions  et  de  confusions. 

Le  paysage  fait  tous  les  jours  plus  de  prosélytes  qu'il  ne  fait  de 
progrès.  Ceux  qui  le  pratiquent  exclusivement  ne  sont  pas  plus 
habiles;  mais  il  est  beaucoup  plus  de  peintres  qui  s'y  exercent.  Le 
plein  air,  la  lumière  diffuse,  le  vrai  soleil,  prennent  aujourd'hui, 
dans  la  peinture  et  dans  toutes  les  peintures,  une  importance  qu'on 
ne  leur  avait  jamais  reconnue,  et  que,  disons-le  franchement,  ils 
ne  méritent  point  d'avoir.  Toutes  les  fantaisies  de  l'imagination, 
ce  que  l'on  appelait  les  mystères  de  la  palette  à  l'époque  où  le 
mystère  était  un  des  attraits  de  la  peinture,  cèdent  la  place  à  l'a- 
mour du  vrai  absolu  et  du  textuel.  La  photographie  quant  aux  ap- 
parences des  corps,  l'étude  photographique  quant  aux  effets  de  la 
lumière,  ont  changé  la  plupart  des  manières  de  voir,  de  sentir  et 
de  peindre.  A  l'heure  qu'il  est,  la  peinture  n'est  jamais  assez  claire, 
assez  nette,  assez  formelle,  assez  crue.  Il  semble  que  la  reproduc- 
tion mécanique  de  ce  qui  est  soit  aujourd'hui  le  dernier  mot  de 
l'expérience  et  du  savoir,  et  que  le  talent  consiste  à  lutter  d'exacti- 
tude, de  précision,  de  force  imitative  avec  un  instrument.  Toute 
ingérence  personnelle  de  la  sensibilité  est  de  trop.  Ce  que  l'esprit 
imaginait  est  tenu  pour  artifice,  et  tout  artifice,  je  veux  dire  toute 
convention,  est  proscrit  d'un  art  qui  ne  devrait  être  qu'une  conven- 
tion. De  là,  comme  vous  vous  en  doutez,  des  controverses  dans  les- 
quelles les  élèves  de  la  nature  ont  le  nombre  pour  eux.  Même  il 
existe  des  appellations  méprisantes  pour  désigner  les  pratiques  con- 
traires. On  les  appelle  le  vieux  jeu,  ce  qui  veut  dire  une  façon  vieil- 
lotte, radoteuse  et  surannée  de  comprendre  la  nature  en  y  mettant 
du  sien.  Choix  des  sujets,  dessin,  palette,  tout  participe  à  cette  ma- 
nière impersonnelle  de  voir  les  choses  et  de  les  traiter.  Nous  voilà 
loin  des  anciennes  habitudes,  je  veux  dire  des  habitudes  d'il  y  a  qua- 
rante ans,  où  le  bitume  ruisselait  à  flots  sur  ks  palettes  des  pein- 
tres romantiques  et  passait  pour  être  la  couleur  auxiliaire  de  l'idéal. 
H  y  a  une  époque  et  un  lieu  dans  l'année  où  ces  modes  nouvelles 
s'affichent  avec  éclat  :  c'est  à  nos  expositions  du  printemps.  Pour  peu 
que  vous  vous  teniez  au  courant  des  nouveautés  qui  s'y  produisent, 
vous  remarquerez  que  la  peinture  la  plus  récente  a  pour  but  de  frap- 
per les  yeux  des  foules  par  des  images  saillantes,  textuelles,  aisément 
reconnaissables  en  leur  vérité,  dénuées  d'artifices,  et  de  nous  donner 
exactement  les  sensations  de  ce  que  nous  voyons  dans  la  rue.  Et  le 
public  est  tout  disposé  à  fêter  un  art  qui  représente  avec  tant  de 


LES   MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  797 

fidélité  ses  habits,  son  visage,  ses  habitudes,  son  goût,  ses  inclina- 
tions et  son  esprit.  Mais  la  peinture  d'histoire,  me  direz-vous?  D'a- 
bord, au  train  dont  vont  les  choses,  est-il  bien  certain  qu'il  existe 
encore  une  école  d'histoire.  Ensuite,  si  ce  vieux  nom  de  l'ancien 
régime  s'appliquait  encore  à  des  traditions  brillamment  défendues, 
fort  peu  suivies,  n'imaginez  pas  que  la  peinture  d'histoire  échappe 
à  la  fusion  des  genres  et  résiste  à  la  tentation  d'entrer  elle-même 
dans  le  courant.  On  hésite,  on  a  quelques  scrupules  à  s'y  jeter  et 
finalement  on  s'y  lance.  Regardez  bien  d'anm'es  en  années  les  con- 
versions qui  s'opèrent  et  sans  examiner  jusqu'au  fond,  ne  considé- 
rez que  la  couleur  des  tableaux.  Si  de  sombre  elle  devient  claire, 
si  de  noire  elle  devient  blanche,  si  de  profonde  elle  remonte  aux 
surfaces,  si  de  souple  elle  devient  raide,  si  de  la  matière  huileuse 
elle  tourne  au  mat,  et  du  clair-obscur  au  papier  japonais,  vous  en 
avez  assez  vu  pour  apprendre  qu'il  y  a  là  un  esprit  qui  a  changé 
de  milieu  et  un  atelier  qui  s'est  ouvert  au  jour  de  la  rue.  Si  je  ne 
mettais  d'exirêmes  précautions  à  vous  parler  de  choses  auxquelles 
je  m'interdis  de  toucher,  je  serais  plus  explicite  et  vous  ferais  saisir 
du  doigt  des  vérités  qui  ne  sont  pas  niables. 

Ce  que  je  veux  en  conclure,  c'est  qu'à  l'état  latent  comme  à  l'état 
d'études  professionnelles,  le  paysage  a  tout  envahi  et  que,  chose 
singulière,  en  attendant  qu'il  ait  rencontré  sa  propre  formule,  il  a 
bouleversé  toutes  les  formules  dont  on  se  servait  autour  de  lui.  Il  a 
causé  beaucoup  de  ravages,  troublé  de  bons  esprits  et  compromis 
quelques  talens.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  travaille  pour  lui, 
que  les  tentatives  essayées  sont  essayées  à  son  profit,  et  que,  pour 
excuser  le  mal  qu'il  a  fait  à  la  peinture  en  général,  il  serait  heu- 
reux que  ce  genre  de  peinture  y  trouvât  son  con)pte. 

Au  milieu  des  modes  changeantes,  il  y  a  cependant  comme  un 
filon  d'art  qui  continue.  Vous  pouvez,  en  parcourant  nos  salles 
d'exposition,  apercevoir  çà  et  là  des  tableaux  qui  détonnent  et  s'im- 
posent, par  une  ampleur,  une  gravité,  une  puissance  de  gamme, 
une  interprétation  des  effets  et  des  choses,  où  l'on  sent  presque 
la  palette  d'un  maître.  Il  n'y  a  là  ni  figures,  ni  agrémens  d'au- 
cune sorte.  La  grâce  en  est  même  absolument  absente;  mais  la 
donnée  en  est  forte,  la  couleur  profonde  et  sourde,  la  matière 
épaisse  et  riche,  et  quelquefois  une  grande  finesse  d'œil  et  de 
main  se  cache  sous  les  négligences  voulues  ou  les  brutalités  un 
peu  choquantes  du  métier.  Le  peintre  dont  je  parle,  et  que  j'aurais 
du  plaisir  à  nonnner,  joint  à  l'amour  vrai  de  la  campagne  l'amour 
non  moins  évident  de  la  peinture  ancienne  et  des  meilleurs  maîtres. 
Ses  tableaux  en  font  foi,  ses  eaux-fortes  et  ses  dessins  sont  égale- 
ment de  nature  à  en  témoigner.  iNe  serait-ce  pas  là  le  trait  d'union 
qui  nous  rattache  encore  aux  écoles  des  Pays-Bas?  En  tout  cas, 


79S  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

c'est  le  seul  coin  de  la  peinture  française  actuelle  où  l'on  soupçonne 
encore  leur  influence.  Je  ne  sais  pas  quel  est  celui  des  pdntres  hol- 
landais qui  prévaut  dans  le  laborieux  atelier  que  j^^  vous  signale.  Et 
je  ne  suis  p  is  bien  certain  que  Yan  der  Meer  de  Delft  n'y  soit  pas 
pour  le  moment  plus  consulté  et  plus  écouté  que  Ruysdael.  On  le 
dirait  à  un  certain  dédain  pour  le  dessin,  pour  les  constructions  dé- 
licates et  diiïiciles,  pour  le  soin  du  rendu  que  le  maître  d'Amster- 
dam n'aurait  ni  conseillé  ni  approuvé.  Toujours  est-il  qu'il  y  a  là 
le  souvenir  vivant  et  présent  d'un  art  partout  ailleurs  oublié. 

Cette  trace  ardente  et  forte  est  de  bjn  augure.  Il  n'est  pas  d'es- 
prit avisé  qui  ne  sente  qu'elle  vient  en  ligne  assez  directe  du  pays 
par  excellence  où  l'on  savait  peindre,  et  qu'en  la  suivant  avec  per- 
sistance le  paysage  moderne  aurait  quelque  chance  de  retrouver  ses 
voies.  Je  ne  serais  pas  surpris  que  la  Hollande  nous  rendit  encore  un 
service,  et  qu'après  nous  avoir  ramenés  de  la  littérature  à  la  nature, 
un  jour  ou  l'autre,  après  de  longs  circuits,  elle  nous  ramenât  de  la 
nature  à  la  peinture.  C'est  à  cela  qu'il  faut  revenir  tôt  ou  tard.  Notre 
école  sait  beaucoup,  elle  s'épuise  à  vagabonder;  son  fonds  d'études 
est  considérable;  il  est  même  si  riche  qu'elle  s'y  complaît,  s'y  ou- 
blie, et  qu'elle  dépense  à  recueillir  des  documens  des  forces  qu'elle 
emploierait  mieux  à  produire  et  à  mettre  en  œuvre.  Il  y  a  temps 
pour  tout,  et  le  jour  où  peintres  et  gens  de  goût,  où  tous  com- 
prendront plus  justement  que  les  plus  belles  études  du  monde  ne 
valent  pas  un  bon  tableau,  l'esprit  public  aura  fait  encore  une  fois 
un  retour  sur  lui-même,  ce  qui  est  le  plus  sûr  moyen  de  faire  un 
progrès. 

V. 

Je  serais  fort  tenté  de  me  taire  sur  la  Leçon  d analomie .  C'est 
un  tableau  qu'il  faudrait  trouver  très  beau,  parfaitement  original, 
presque  accompli,  sous  peine  de  commettre  aux  yeux  de  beaucoup 
d'admirateurs  sincères  une  erreur  de  goût,  de  convenance  ou  de 
bon  sens.  Il  m'a  laissé  très  froid,  j'ai  le  regret  d'en  faire  l'aveu. 
Et  cela  étant  dit,  il  est  nécessaire  que  je  m'explique  ou,  si  l'on 
veut,  que  je  me  justifie. 

Historiquement  la  Leçon  d'anatomie  est  d'un  haut  intérêt,  car 
on  sait  qu'elle  dérive  très  évidemment  de  tableaux  analogues  per- 
dus ou  conservés,  et  qu'elle  témoigne  ainsi  de  la  façon  dont  un 
homme  de  grande  destinée  s'appropriait  les  tentatives  de  ses  de- 
vanciers. A  ce  titre,  c'est  un  exemple  non  moins  célèbre  que  bien 
d'autres  du  droit  qu'on  a  de  prendre  son  bien  où  on  le  trouve, 
quand  on  est  Shakspeare,  Rotrou,  Corneille,  Calderon,  Molière  ou 
Rembrandt.  Notez  que  dans  cette  liste  des  inventeurs  pour  qui  le 


LES   MAÎTRES   d' AUTREFOIS.  799 

passé  travaille,  je  ne  cite  qu'un  peintre  et  que  je  pourrais  les  y 
mettre  tous.  Ensuite  par  sa  date  dans  l'œuvre  de  Rembrandt,  par 
son  esprit «t  par  ses  mérites,  elle  montre  le  chemin  qu'il  avait  par- 
couru depuis  les  tcàtonnemens  incertains  que  nous  révèlent  deux 
toiles  vraiment  trop  estimées  du  musée  de  La  Haye  :  je  veux  parler 
du  Saint  Siméonei  d'un  petit  Yiorira.ït  àe  Jeune  homme,  qui  me  pa- 
raît évidemment  être  le  sien  et  qui  dans  tous  les  cas  est  le  portrait 
d'un  enfant  fait  avec  quelque  timidité  par  un  enfant. 

Quand  on  se  souvient  que  Rembrandt  est  élève  de  Pinas  et  de 
Lastman,  et  pour  peu  qu'on  ait  aperçu  une  œuvre  ou  deux  de 
celui-ci,  on  devrait  être  moins  surpris,  ce  me  semble,  des  nouveau- 
tés que  Rembrandt  nous  montre  à  ses  débuts.  A  vrai  dire,  et  pour 
parler  sagement,  ni  dans  les  inventions,  ni  dans  les  sujets,  ni 
dans  ce  maricge  pittoresque  des  petites  figures  avec  de  grandes 
architectures,  ni  niême  dans  le  type  et  les  haillons  Israélites  de 
ces  figures,  ni  enfin  dans  la  vapeur  un  peu  verdâtre  et  dans  la  lu- 
mière un  peu  soufrée  qui  baignent  ses  tuiles,  il  n'y  a  rien  qui  soit 
bien  iiiai tendu,  ni  par  conséquent  bien  à  lui.  Il  faut  arriver  à  1632, 
c'est-à-dire  à  la  Leçon  d'anatornie ,  pour  apercevoir  enfin  quelque 
chose  comme  la  lévélation  d'une  carrière  originale.  Encore  con- 
vient-il d'être  jutte  non -seulement  avec  Rembrandt,  mais  avec 
tous.  11  faut  se  rappeler  qu'en  1632  Ravesteyn  avait  de  cinquante 
à  soixante  ans,  que  Frans  Hais  avait  quarante- huit  ans,  et  que  de 
1627  a  1633  ce  merveilleux  praticien  avait  fait  les  plus  considé- 
rables et  aussi  les  plus  parfaits  de  ses  beaux  ouvrages.  Il  est  vrai 
que  l'un  et  l'autre,  Hais  surtout,  étaient  ce  qu'on  appelle  des  .pein- 
tres en  dehors,  ce  qui  veut  dire  que  l'extérieur  des  choses  les  frap- 
pait plus  que  le  dedans,  qu'ils  se  .servaient  mieux  de  leur  œil  que 
de  leur  imagination,  et  que  la  seule  transfiguration  qu'ils  fissent 
subir  à  la  nature  c'était  de  la  voir  brillante,  charmante,  richement 
colorée,  élégamment  posée,  physionomique  et  vraie,  et  de  la  lepro- 
duire  avec  la  meilleure  palette  et  la  meilleure  main  du  monde.  II 
est  également  vrai  que  le  mystère  de  la  forme,  de  la  lumière  et  du 
ton  ne  les  avait  pas  exclusivement  préoccupés,  et  qu'en  p^-ignant 
prestement,  sans  grande  analyse  et  d'après  des  sensations  promptes, 
ils  ne  peignaient  que  ce  qu'ils  voyaient,  n'ajoutaient  ni  beaucoup 
d'ombres  aux  ombres,  ni  beaucoup  de  lumière  à  la  lumière,  et  que 
de  celte  façon  la  grande  invention  de  Rembrandt  dans  le  clair-obs- 
cur était  restée  chez  eux  à  l'état  de  moyen  courant,  mais  non  pas 
à  l'état  de  moyen  rare  et  pour  ainsi  dire  de  poétique.  11  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  si  l'on  place  Rembrandt  en  cette  année  1632 
entre  des  professeurs  qui  l'avaient  fort  éclairé  et  des  maîtres  qui  lui 
étaient  extrêmement  supérieurs  comme  habileté  pratique  et  comme 


800  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

expérience,  la  Leçon  cVanatomie  ne  peut  manquer  de  perdre  une 
bonne  partie  de  sa  valeur  absolue. 

Son  réel  mérite  est  donc  de  marquer  une  étape  dans  la  carrière 
du  peintre;. elle  indique  un  grand  pas  de  fait,  révèle  avec  évidence 
ce  qu'il  se  propose,  et  si  elle  ne  permet  pas  de  mesurer  encore 
tout  ce  qu'il  devait  être  peu  d'années  après,  elle  en  donne  un  pre- 
mier avertissement.  C'est  le  germe  de  Rembrandt  :  il  y  aurait  lieu 
de  regretter  que  ce  fût  déjà  lui,  et  ce  serait  le  méconnaître  que  de 
le  juger  d'après  ce  premier  témoignage.  Le  sujet  ayant  été  traité 
déjà  dans  la  même  acception,  avec  une  table  de  dissection,  un  ca- 
davre également  en  raccourci,  et,  on  peut  le  supposer,  la  lumière 
agissant  de  même  sur  l'objet  central  qu'il  importait  de  montrer,  il 
resterait  à  l'acquit  de  Rembrandt  d'avoir  mieux  traité  le  sujet  peut- 
être,  à  coup  sûr  de  l'avoir  plus  finement  senti.  Je  n'irai  pas  jusqu'à 
chercher  le  sens  métaphysique  profond  d'une  scène  où  l'effet  pitto- 
resque et  la  sensibilité  cordiale  du  peintre  suffisent  pour  tout  ex- 
pliquer. Et  je  n'ai  jamais  bien  compris  toute  la  philosophie  qu'on  a 
supposée  contenue  dans  ces  têtes  graves  et  simples  et  dans  ces 
personnages  sans  geste,  posant,  ce  qui  est  même  un  tort,  assez  sy- 
métriquement pour  des  portraits.  Je  crois  qu'en  se  bornant  à  re- 
garder la  peinture,  à  la  bien  juger,  à  la  froidement  examiner,  on 
sera  plus  près  de  la  vérité  et  aussi  de  la  justice  que  Rembrandt 
attendait  des  gens  de  goût. 

La  plus  vivante  figure  du  tableau,  la  plus  réelle,  la  plus  sortie, 
comme  on  pourrait  dire  en  songeant  aux  limbes  qu'une  figure  peinte 
doit  successivement  traverser  pour  entrer  dans  les  réalités  de  l'art, 
la  plus  ressemblante  aussi,  c'est  le  médecin,  le  docteur  Tulp.  Parmi 
les  autres,  il  en  est  d'un  peu  mortes  que  Rembrandt  a  laissées  en 
route  et  qui  ne  sont  ni  bien  vues,  ni  bien  senties,  ni  bien  peintes. 
Deux  au  contraire,  j'en  compterais  trois  en  y  comprenant  la  figure 
accessoire  et  de  second  plan,  sont,  à  les  bien  regarder,  celles  où 
se  révèle  le  plus  clairement  ce  point  de  vue  lointain,  ce  je  ne  sais 
quoi  de  vif  et  de  flottant,  d'indécis  et  d'ardent,  qui  sera  tout  le  gé- 
nie de  Rembrandt.  Elles  sont  grises,  estompées,  parfaitement  con- 
struites sans  contours  visibles,  modelées  par  l'intérieur,  en  tout 
vivantes  d'une  vie  particulière,  très  subtile,  infiniment  rare,  et  que 
Rembrandt  seul  aura  découverte  sous  les  surfaces  de  la  vie  réelle. 
C'est  beaucoup,  puisqu'à  ce  propos  on  pourrait  déjà  parler  de 
Rembrandt,  de  son  art,  de  ses  méthodes,  comme  d'un  fait  accom- 
pli; mais  c'est  là  tout,  et  c'est  trop  peu  quand  on  pense  à  ce  que 
contient  une  œuvre  de  Rembrandt  complète  et  quand  on  songe  à 
l'extraordinaire  célébrité  de  celle-ci. 

La  tonalité  générale  n'est  ni  froide,  ni  chaude;  elle  est  jaunâtre. 


LES    MAÎTRES    d' AUTREFOIS.  801 

Le  faire  est  mince  et  n'a  que  peu  d'ardeur.  L'effet  est  saillant  sans 
être  fort,  et-en  aucune  partie  des  étoffes,  du  fonds,  de  l'atmosphère 
particulière  où  la  scène  est  placée,  le  travail  ni  le  ton  ne  sont  très 
riches.  Quant  au  cadavre,  on  convient  assez  généralement  qu'il 
est  ballonné,  peu  construit,  qu'il  manque  d'études.  J'ajouterais  à 
ces  reproches  deux  reproches  plus  graves  :  le  premier,  c'est  qu'à 
part  la  blancheur  molle  et  pour  ainsi  dire  macérée  des  tissus,  ce 
n'est  pas  un  mort;  il  n'en  a  ni  la  beauté,  ni  les  laideurs,  ni  les 
accidens  caractéristiques,  ni  les  accens  terribles;  il  n'en  donne  pas 
l'idée,  n'en  éveille  pas  la  sensation,  toujours  poignante;  il  a  été  vu 
d'un  œil  indiffèrent,  regardé  par  une  âme  distraite,  et  c'est  un  grand 
tort  pour  le  tableau  et  un  sérieux  grief  contre  le  peintre.  En  second 
lieu,  et  ce  défaut  résulte  du  premier,  le  cadavre  n'est  tout  sim- 
plement, ne  nous  y  trompons  pas,  qu'un  effet  de  lumière  blafarde 
dans  un  tableau  noir.  Et,  comme  il  m'arnvera  de  vous  le  dire  plus 
tard,  cette  préoccupation  de  la  lumière  quand  même,  indépendam- 
ment de  l'objet  éclairé,  je  dirai  sans  pitié  pour  l'objet  éclairé, 
devait  pendant  toute  la  vie  de  Rembrandt  ou  le  merveilleusement 
servir  ou  le  desservir,  suivant  le  cas.  Ici  ce  fut  la  première  circon- 
stance mémorable  où  manifestement  elle  le  trompa  en  lui  faisant 
dire  autre  chose  que  ce  qu'il  avait  à  dire.  11  avait  à  peindre  un 
homme,  il  ne  s'est  pas  assez  soucié  de  la  forme  humaine;  il  avait 
à  peindre  la  mort,  il  l'a  oubliée  pour  chercher  sur  sa  palette  un  ton 
blanchâtre  qui  fût  de  la  lumière.  Je  demande  à  croire  qu'un  génie 
comme  Rembrandt  a  été  quelquefois  plus  attentif,  plus  ému,  plus 
noblement  inspiré  par  le  morceau  qu'il  avait  à  rendre. 

Quant  au  clair-obscur,  dont  la  Leçon  d'anatomie  offre  un  pre- 
mier exemple  à  peu  près  formel,  comme  nous  le  verrons  ailleurs 
magistralement  appliqué  dans  ses  diverses  expressions  soit  de  poé- 
sie intime,  soit  de  plastique  nouvelle,  j'aurai  d'autres  occasions 
meilleures  de  vous  en  parler.  Je  me  résume,  et  je  crois  pouvoir 
dire  qu'heureusement  pour  sa  gloire  Rembrandt  a  fait  de  bien 
autres  choses ,  qu'il  a  donné  même  en  ce  genre  des  notes  décisives 
qui  diminuent  singulièrement  l'intérêt  de  ce  premier  tableau.  J'a- 
jouterai que,  si  le  tableau  était  petit,  sous  tous  les  rapports  il  serait 
jugé  comme  une  œuvre  faible,  et  que,  si  le  format  donne  à  la  tenta- 
tive un  prix  qu'elle  n'aurait  pas  sans  lui,  il  ne  saurait  en  faire  un 
chef-d'œuvre,  ainsi  qu'on  l'a  trop  inconsidérément  répété. 

Eugène  Fromentin. 

(  La  suite  au  prochain  n°.) 


TOMB  xiu.  —  1876.  51 


LES    MÉMOIRES 


LORD   SHELBURNE 


Life  of  William,  cari  of  Slielbwnie,  aftm-wards  first  marquess  of  Lansdowne ,  wilh  extracts 
front  Itis  Papeis  and  cortespondeuce,  by  ioid  Edward  Fitzmaurice,  vol.  1",  1737-1766, 
London  1S75;  Wacmillan. 


Montaigne  dit  quelque  part  que  «  pour  veoir  un  homme  de  la 
conimune  façon,  à  peine  qu'un  artisan  lève  les  yeux  de  sa  besogne, 
là  où,  pour  veoir  un  personnage  grand  et  signalé  arriver  en  une 
ville,  les  ouvroirs  et  les  boutiques  s'abandonnent.  »>  Je  ne  sais  si 
de  nos  jours  le  peuple  a  conservé  la  même  ardeur  à  courir  à  ces 
spectacles,  car  il  pourrait  répéter  avec  la  a  vieille  au  chef  ridé  »  du 
poète  :  «  Un  roi!  sous  l'empereur,  j'en  ai  tant  vu  de  rois!  »  mais, 
lorsqu'un  éditeur  intelligent  ramène  sur  la  scène  «  un  de  ces 
hommes  dont  la  vie  et  les  opinions  peuvent  servir  de  patron,  »  le 
public  lettré  s'enipresse  de  faire  cortège  à  ce  personnage;  on  se  met 
aux  portes  pour  le  regarder,  pour  obseiver  sa  physionomie,  pour 
prendre  sa  mesure,  et,  s'il  daigne  nous  raconter  sa  vie,  nous  commu- 
niquer les  observations  qu'il  a  recueillies,  les  jugemens  qu'il  a  por- 
tés sur  les  hommes  de  son  temps,  on  se  serre  autour  de  lui,  on  ne 
se  lasse  pas  de  l'écouter,  on  lui  tient  fidèle  compagnie.  Faut-il  s'in- 
quiéter de  cette  disposition  persistante  des  esprits  et  se  persuader 
avec  des  moralistes  thagrius  que  cette  curiosité  indiscrète  est  un 
signe  d'impuissance,  que,  n'ayant  plus  l'énergie  de  «  faire  grand  » 
nous  nous  ingénions,  comme  les  vieillards,  à  ressaisir  dans  le  passé 
un  rtste  de  vie  qui  nous  échappe?  N'est-ce  pas  après  tout  le  plus 
noble  des  plaisirs,  la  distraction  la  plus  elïicace,  pour  une  race 
éprouvée  par  le  sort  comme  la  nôtre,  que  de  contempler  l'homme 


LES    MOIOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  803 

et  de  démêler  les  fds  compliqués  dont  est  faite  la  trame  de  la  vie? 
Et  si  Goethe  a  eu  raison  de  soutenir  que  la  «  véritable  étude  de 
l'humanité,  c'est  l'homine,  »  les  confideaces,  les  autobiographies, 
ne  sont-elles  pas  les  documens  indispensables  pour  mener  cette 
étude  à  bonne  fin? 

Si  l'on  avait  quelques  doutes  sur  l'intérêt  de  ces  Mémoires  ou  sur 
l'importance  de  lord  Shelburne  pour  l'histoire  politique  de  l'Angle- 
terre au  xviii'^  siècle,  nous  n'aurions  que  l'embarras  du  choix  pour 
lui  trouver  les  parrains  et  les  introducteurs  les  plus  accrédités.  Le 
chef  du  cabinet  actuel  de  Saint-James,  M.  Disraeli,  l'a  appelé  le 
ministre  le  plus  capable,  le  plus  accompli  du  xvni*'  biècle,  le  pre- 
mier grand  ministre  qui  a  compris  l'importance  de  la  classe  moyenne, 
et  Benih.:m  aimait  à  répéier  que  c'était  le  «  seul  ministre  qui  n'a- 
vait pas  peur  du  peuple.  »  Eniin,  s'il  est  vrai  qu'un  hamme  d'état 
ne  peut  pas  avoir  marqué  dans  l'histoire  de  son  pays  sans  avoir 
soulevé  contre  lui  bien  des  inimitiés,  Burke  s'est  chargé  de  fournir 
à  la  renommée  de  Shelburne  ce  murmure  d'insultes  qui  poursuit 
toujours  les  grands  acteurs.  «  S'il  n'était  pas  en  fait  de  moralité 
un  Catilina  ou  un  Borgia,  il  ne  fallait  en  rendre  grâce  qu'à  la  fai- 
blesse de  son  intelligence.  »  En  voilà  assez  pour  piquer  notre  cu- 
riosité :  à  coup  sûr,  nous  n'avons  pas  affaire  à.  une  de  ces  médio- 
crités effacées  dont  la  postérité  ne  s'occupe  pas. 

Sur  le  soir  de  la  vie,  lord  Shelburne  essaya  Aô  recueillir  ses  sou- 
venirs et  de  raconter  l'histoire  de  son  temps.  Il  a  laissé  deux  ver- 
sions, dirions-nous,  de  sa  biographie,  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de 
réduire  et  de  combiner  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière.  Aussi  la  tâche 
de  lord  E.  Fitzmaurice  n'a-t-elle  pas  été  très  facile.  Un  sentiment 
de  piété  filiale  a  retenu  la  plume  et  la  critique  de  l'écrivain;  il  s'est 
trouvé  devant  ces  manuscrits,  devant  le  journal  insignifiant  de  lady 
Shelburne,  comme  un  de  ces  auteurs  des  livres  sacrés  qui  juxtapo- 
saient les  documens  traditionnels  sans  oser  les  raccorder.  Il  en  ré- 
sulte que  l'ouvrage  ne  se  déroule  pas  facilement  selon  l'ordre  des 
temps;  il  ressemble  un  peu  à  ces  rivières  contrariées  par  des  bar- 
rages, q  li  sont  condamnées  quelquefois  à  remonter  leur  cours.  Le 
tissu  du  récit  est  un  peu  lâche  et  souvent  brisé  :  on  ne  peut  pas 
s'empêcher  de  songer  à  la  conversation  d'un  vieillard  qu'un  nom, 
un  souvenir  évoqué,  détournent  de  sa  route  et  précipitent  dans 
d'autres  réminiscences  dont  il  subit  l'enchantement,  et  qu'il  suit 
dans  le  chemin  de  traverse  oh  elles  l'attirent. 

11. 

William  Fitzmaurice,  depuis  comte  de  Shelburne,  naquit  le 
20  mai  1737  à  Dublin.  11  passa  les  quatre  premières  années  de  sa 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vie  dans  la  partie  la  plus  retirée  du  sud  de  l'Irlande,  sous  la  domi- 
nation d'un  vieux  grand-père,  Thomas  Fiizmaurice,  comte  de 
Kerry.  Ce  puissant  seigneur  avait  bien  le  caractère  le  plus  sévère, 
le  plus  obstiné  qu'on  pût  imaginer  ;  peu  intelligent,  mais  doué  de 
nerfs  solides  et  d'une  persévérance  que  rien  ne  lassait,  sans  grande 
éducation,  sauf  celle  qu'il  avait  reçue  à  l'armée,  où  il  avait  laissé  la 
réputation  d'un  homme  brave  et  actif,  un  bel  homme  d'ailleurs,  qui 
«  pour  mon  bonheur  et  celui  des  miens,  remarque  Shelburne, 
épousa  une  femme  très  laide,  la  fille  de  sir  WiUiam  Petty,  qui  ap- 
porta dans  notre  famille  tout  le  bon  sens  que  nous  avons  montré  et 
la  fortune  que  nous  conserverons,  je  pense.  »  Lord  Shelburne  n'eut 
pas  le  bonheur  d'être  élevé  par  cette  femme  judicieuse;  elle  mou- 
rut peu  de  mois  après  sa  naissance,  et  il  resta  sous  la  tutelle  de  ce 
terrible  grand-père  qui,  après  la  mort  de  sa  femme,  s'enferma 
dans  sa  vie  de  gentilhomme  campagnard.  La  monotonie  de  cette 
existence  n'était  troublée  que  par  l'arrivée  de  l'almanach  :  c'était  le 
grand  événement  de  l'année  ,  et  le  comte  de  Kerry  ne  pernit^ttait 
pas  qu'un  autre  que  lui  en  fît  la  lecture  à  toute  la  famille.  Cet  al- 
manach  lui  tenait  lieu  de  toute  autre  littérature;  il  le  lisait  tous  les 
soirs  jusqu'à  ce  que  celui  de  l'année  suivante  eût  paru.  Du  reste, 
c'était  un  homme  d'honneur,  d'une  justice  inflexible  et  qui  gouver- 
nait son  comté  comme  ses  enfans.  11  tenait  tout  ce  pays  barbare 
sous  sa  main  de  fer;  prompt  à  réprimer  toutes  les  violences,  il  fai- 
sait exécuter  les  lois  avec  un  soin  scrupuleux  et  assurait  aux  étran- 
gers le  respect  de  leurs  personnes  et  de  leurs  propriétés.  Jusqu'au 
sein  de  la  famille,  il  apportait  cet  esprit  de  rigoureuse  justice,  il  ne 
connaissait  pas  d'autres  principes;  aussi  ses  enfans  comme  ses  ser- 
viteurs avaient  peur  de  lui  et  ne  l'aimaient  pas.  Quant  à  lui,  il  ne  té- 
moignait d'affection  que  pour  son  petit -fils,  dont  nous  résumons  la 
biographie. 

Ce  n'était  pas  auprès  de  ses  parens  directs,  au  foyer  paternel, 
que  lord  Shelburne  pouvait  recueillir  des  impressions  plus  douces 
et  corriger  ce  tempérament  un  peu  farouche  qui  semble  avoir  été 
le  caractère  de  la  famille  pendant  plusieurs  générations.  Son  père 
avait  été  éteint  et  brisé  sous  cette  discipline  de  fer  qui  ne  permet- 
tait aucune  résistance,  et  quand  il  échappa  à  cette  contrainte  le 
pli  était  pris  ,  il  ne  put  pas  ressaisir  le  gouvernement  de  lui-même; 
il  ne  fit  que  changer  de  vasselage  et  tomba  sous  la  tutelle  de  sa 
femme ,  personne  très  passionnée,  irritable,  d'une  activité  dévo- 
rante, avide  de  pouvoir  et  d'argent  encore  plus.  Lord  Kildare,  dans 
une  lettre  qu'il  adressait  à  lord  Rolland  et  où  il  essayait  de  mar- 
quer tous  les  travers  de  caractère  et  les  défauts  de  Shelburne,  as- 
sure que  par  tous  ces  côtés  il  était  bien  le  fils  de  sa  mère.  Livré 
aux  exemples  et  aux  influences  de  la  maison  paternelle,  lord  Shel- 


LES    MÉMOIRES    DE   LORD    SHELBURKE.  805 

burne  fût  resté  une  sorte  de  sauvageon ,  un  de  ces  gentilshommes 
campagnards  qui  ne  rachètent  pas  leur  ignorance  par  la  distinction 
des  manières,  et  qui  sont  tout  ensemble  grossiers  et  vulgaires; 
mais  il  eut  le  bonheur  de  rencontrer  dans  sa  famille  une  femme 
d'une  beauté  d'âme  et  d'une  noblesse  rare.  C'est  h  elle,  à  lady 
Arabella  Denny,  qu'il  dut  d'entrevoir  un  autre  idéal  que  celui  de 
la  force  brutale  et  de  la  justice  implacable;  c'est  elle  qui  lui  fit 
connaître  et  aimer  les  deux  qualités  qui  font  la  dignité  et  l'agré- 
ment de  la  vie,  l'amabilité  et  l'indépendance  de  caractère.  Depuis 
la  mort  de  son  grand-père,  elle  avait  ménagé  à  l'enfant  délaissé 
cette  joie  de  se  sentir  aimé,  sans  laquelle  l'éducation  reste  une 
chose  apprise  qui  n'atteint  pas  aux  sources  de  la  vie.  Lord  Shel- 
burne  lui  en  a  conservé  une  reconnaissance  attendrie;  il  a  senti 
que  sa  nature  morale  s'était  éveillée,  s'était  épanouie  sous  le  doux 
rayonnement  de  ce  caractère  idéal.  A  la  fin  de  sa  carrière,  le  vieil- 
lard parlait  d'elle  avec  enthousiasme,  et  il  formait  le  projet,  si  la 
mort  lui  en  laissait  le  temps,  d'écrire  sa  vie,  car  il  prétendait  que 
c'était  une  mémoire  plus  digne  d'être  conservée  et  transmise  à  la 
postérité  que  celle  de  M'"«  Roland  ou  de  M'"^  de  Maintenon. 

C'était  assurément  une  apparition  curieuse  et  qui  pouvait  tenter 
le  pinceau  d'un  artiste.  Le  seul  trait  d'elle  qu'il  nous  ait  conservé 
révèle  une  nature  d'une  exquise  sensibilité  jointe  à  une  énergie  et 
à  une  force  de  volonté  dont  toutes  les  femmes  ne  sont  pas  capa- 
bles. Vivant  à  la  campagne  avec  son  mari,  elle  était  en  butte  aux 
poursuites  de  son  beau-frère,  être  grossier  et  sauvage,  un  peu  fou, 
et,  heureusement  pour  elle,  un  vrai  lâche.  En  parler  à  son  mari, 
c'était  brouiller  les  deux  frères  et  les  séparer  pour  jamais.  Elle  ré- 
solut de  se  débarrasser  elle-même  de  cet  ennemi.  Elle  s'exerça  en 
secret  à  tirer  au  pistolet;  puis,  quand  elle  fut  d'une  force  raison- 
nable, elle  pria  son  beau-frère  de  l'accompagner  dans  le  lieu  re- 
tiré où  elle  s'exerçait,  et  après  lui  avoir  donné  des  preuves  non 
équivoques  de  son  habileté,  elle  lui  déclara  brusquement  qu'elle 
avait  appris  à  tirer  pour  se  délivrer  de  ses  importunités,  et  que, 
s'il  ne  changeait  pas  d'attitude,  elle  saurait  bien  se  faire  justice.  De 
ce  moment  le  rustre  se  le  tint  pour  dit. 

L'éducation  de  lord  Shelburne  jusqu'à  l'âge  de  quatorze  ans  fut 
bien  négligée.  Envoyé  d'abord  dans  une  école  publique,  il  fut  placé 
bientôt  sous  la  direction  d'un  précepteur,  pendant  que  ses  parens 
vivaient  en  Angleterre.  Ce  précepteur  était  un  dergyman  de  l'es- 
prit le  plus  étroit,  descendant  d'une  famille  de  réfugiés  français, 
brave  homme,  d'un  bon  naturel,  mais  sans  grande  culture  et  pre- 
nant tout  au  tragique.  Le  jeune  Shelburne  répond  un  jour  à  l'inten- 
dant de  son  père  qui  lui  demandait  de  lui  faire  l'honneur  de  dîner 


806  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

chez  lui  ;  «  Je  veux  bien,  à  la  condition  qu'à  table  vous  ne  porterez  la 
santé  ni  de  mon  père  ni  de  ma  mère.  »  Cette  réponse,  rapportée  au 
précepteur,  lui  paraît  trahir  un  mauvais  cœur  ;  après  avoir  tenu 
conseil  avec  l'iatendant  et  pris  même  l'avis  d'un  troisième  person- 
nage, ils  tombent  d'accord  qu'il  convient  d'en  écrire  aux  parens, 
car  ce  propos  annonce  une  corruption  et  une  insen.^ibilité  ef- 
frayantes. Rien  cependant  n'était  plus  simple.  Le  jeune  homme  était 
écœuré  de  la  bassesse  et  des  flagorneries  de  l'intendant,  et  il  avait 
voulu  se  prémunir  contre  ce  débordement  de  viles  flatteries  et  de 
protestations  de  dévoûmenl. 

A  quinze  ans,  ses  parens  le  rappellent  à  Londres.  Il  y  jouit  de 
la  plus  grande  liberté,  il  va  et  vient  comme  il  lui  plaît,  il  fait  les 
connaissances  qui  lui  conviennent,  il  prend  son  plaisir  où  bon  lui 
semble;  ses  parens  n'exercent  sur  lui  aucun  contrôle,  sauf  sur 
l'article  argent,  et  n'avait  été  la  libéralité  de  quelques  vieilles 
tantes,  il  n'aurait  pas  pu  suffire  aux  i)lus  modestes  exigences. 
Avant  de  l'envoyer  à  l'université  d'Oxford,  son  père  le  prend  un 
jour  avec  lui  dans  ses  visites  aux  hommes  marquans  du  moment, 
afm  que  plus  tard  il  eût  le  plaisir  de  se  rappeler  qu'il  avait  vu  les 
célébrités  de  la  génération  précédente.  11  le  conduit  aussi  à  la 
chambre  des  communes  pour  entendre  parler  lord  NorLh,que  l'opi- 
nion publique  signalait  comme  un  orateur  d  stingué.  Le  futur  mi- 
nistre n'est  pas  encore  pénétré  de  l'utilité  d'assister  à  ces  tournois 
d'éloquence,  et,  sous  prétexte  qu'il  n'aime  pas  la  manière  de  lord 
INorth,  il  s'esquive  et  se  prive  du  plaisir  d'entendre  une  seconde 
fois  le  brillant  orateur.  Cette  éiourderie  lui  attire  une  sévère  alga- 
rade de  son  père,  qui,  dans  son  irritation,  lui  prédit  qu'il  ne  sera 
jamais  un  homme. 

A  l'université,  il  eut  encore  la  mauvaise  chance  de  tomber  sous 
la  direction  d'un  maître  fort  étroit  d'esprit;  il  lut  avec  lui  un  cer- 
tain nombre  d'ouvrages  sur  la  loi  naturelle  et  sur  les  lois  des  na- 
tions, un  peu  d'histoire,  du  Tite-Live,  et  traduisit  avec  soin  quel- 
ques-unes des  harangues  de  Démosthène.  Les  Discours  do  Machiavel 
sur  Tite-Live,  les  harangues  de  Démosthène,  fuent  une  profonde 
impression  sur  son  esprit.  11  suivit  assidûment  les  leçons  de  Black- 
stone  sur  le  droit  civil  et  politique  di  l'Angleterre  et  y  puisa  des 
connaissances  précieuses.  Quant  à  ses  condisciples,  ils  étaient  en 
général  assez  médiocres  :  aucun  n'a  marqué  plus  tard  ni  dans  la 
politique  ni  dans  les  lettres. 

Quand  la  guerre  èclaia  en  1757,  le  futur  lord  Shelburne,  qui  ne 
se  plaisait  pas  à  la  maison  paternelle,  désespérant  d'obtenir  la  per- 
mission d'aller  au  loin,  prit  le  parti  d'entrer  dans  l'armée.  Son  père, 
sur  les  conseils  de  son  ami  Fox,  le  plaça  dans  le  20'  régiment 


^.ï 


LES    MiiMOIBES   DE   LORD    SH«LBURNE.  807 

SOUS  les  ordres  du  général  Wulfe.  Cet  officier,  qui  devait  s'illustrer 
par  la  victoire  qu'il  remporta  sous  les  murs  de  Québec,  était  très 
connu  et  estimé  dans  l'armée  pour  plusieurs  faits  d'armes  très  bril- 
lans.  C'était  un  grand  bel  homme,  mince  et  bien  fait,  avec  des 
yeux  bleus  qui  dénotaient  plus  de  vivacité  que  de  pénétration.  A 
peine  la  nouvelle  recrue  était-elle  arrivée  au  régiment  qu'il  lui  de- 
manda combien  son  père  lui  allouait  de  pension,  et,  apprenant 
qu'elle  ne  dépassait  pas  600  livres  par  an,  il  lui  conseilla  tout  de 
suite  d'emprunier  pour  faite  face  aux  obligatioas  de  sa  nouvelle 
position  et  de  d  stnbuer  sa  paie  aux  officiers  malheureux.  Le  géné- 
ral ne  se  borna  pas  à  recommander  au  jeune  officier  ces  manières 
larges  et  généreuses,  il  s'attacha  à  élargir  ses  idées,  à  lui  ouvrir 
l'esprit  ;  il  lui  fit  lire  non-seulement  des  ouvrages  traitant  de  l'art 
militaire,  mais  aussi  des  livres  de  philosophie,  il  lui  inspira  le  goût 
des  lettres  et  lui  communiqua  sur  toutes  choses  des  sentimens  vrai- 
ment libéraux.  Malheureusement  Shelburne  ne  put  obtenir  l'auto- 
risation de  l'acconqjagner  en  Amérique,  et  après  son  dépari  il  fut 
attaché  à  la  personne  du  général  Clerke,  qui  reporta  sur  kd  une 
partie  de  l'affection  que  lui  avait  vouée  Wolfe.  Après  avoir  fait 
partie  de  l'expédition  contre  Rochefort,  il  servit  dans  la  guerre 
d'Allemagne,  sous  le  prince  de  Brunswick,  et  se  distingua  à  la  ba- 
li-ille  de  Minden  et  dans  la  retraite  qui  suivit  l'échec  du  prince  héré- 
ditaire à  Closter-Camp.  De  retour  en  Angleterre,  il  reçut  la  récom- 
pense de  sa  bravoure;  il  fut  promu  au  grade  de  colonel  et  désigné 
pour  être  un  des  aides-de-carnp  du  roi,  au  grand  scandale  des 
courtisans  et  des  amis  du  duc  de  Nevvcastle,  qui  s'alarmaient  de 
l'arrivée  à  la  cour  de  ces  nobles  de  campagne,  parmi  lesquels  l'op- 
position avait  recruté  ses  plus  vigoureux  champions. 

Avant  d'entrer  dans  le  récit  des  événemens  parlen;entaires  aux- 
quels il  a  été  mêlé  et  (ie  raconter  les  diverses  anecdotes  fpi'il  a  re- 
cueillies sur  les  personnages  éminens  qui  l'ont  précédé  dans  les 
conseils  du  gouvernement,  lord  Shelburne  se  demande  pourquoi  la 
monarchie  constitutionnelle  s'est  acclimatée  en  Angleterre  et  a 
réussi,  il  ne  se  laisse  pas  éblouir  par  le  tableau  lumineux  que  Mon- 
tesquieu a  tracé  dans  l'Esprit  des  lois  de  la  constitution  de  son 
pays.  En  véritable  Anglais,  en  homme  d'état  qui  connaît  tous  les 
détours  et  les  surprises  de  la  \ie  parlementaire,  il  cherche  dans 
les  faits  l'explication  de  cette  grandeur,  de  cette  sécurité,  de  ce 
bonheur,  en  un  mot,  dont  l'Angleterre  a  joui  depuis  la  révolution  de 
1688.  Si  la  dynastie  de  Hanovre  n'a  pas  repris  les  erremens  fami- 
liers aux  rois,  si  elle  n'a  pas  rétabli  les  prérogatives,  les  inunu- 
nités  royales  et  usurpé  le  pouvoir  que  la  nation  avait  racheté  à  si 
grand  prix,  l'honneur  n'en  revient  pas  à  ce  système  savant  de  freins 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  contre-poids  qui  distingue  la  constitution  anglaise.  L'explica- 
tion est  plus  simple  et  plus  dramatique,  La  dynastie  nouvelle  ne 
pouvait  pas  oublier  qu'il  existait  quelque  part  un  prétendant  dont 
les  droits  à  la  couronne  étaient  consacrés  par  les  principes  monar- 
chiques et  soutenus  par  les  sympathies  constantes  d'un  parti  puis- 
sant. Ce  souvenir  suffisait  pour  tenir  en  bride  l'esprit  royal  et  empê- 
cher le  retour  du  despotisme.  Pour  faire  échec  aux  revendications 
des  Stuarts,  pour  avoir  un  point  d'appui  dans  la  nation  et  ne  pas 
rester  isolé,  le  nouveau  roi  dut  se  jeter  dans  les  bras  des  vieux 
whigs  et  répudier  toutes  les  prétentions  et  les  allures  des  vieilles 
royautés,  en  un  mot  répéter  au  peuple  :  «  Nous  sommes  vos  es- 
claves et  vos  nègres.  »  D'autre  part  le  prétendant  n'était  pas  un 
danger  assez  redoutable  pour  mettre  tout  en  question  et  troubler 
cette  paix  relative  qui,  pour  un  grand  pays,  est  la  condition  du  tra- 
vail et  de  la  prospérité.  11  était  incapable  de  comprendre  son  temps 
et  de  s'accommoder  aux  transformations  qui  s'étaient  accomplies 
dans  les  mœurs  et  dans  les  idées  du  peuple.  Romanesque  et  igno- 
rant, il  vivait  de  cette  vie  de  chimères  et  d'imagination  qui  pouvait 
convenir  à  un  chevalier  errant ,  mais  qui  le  rendait  étranger  au  mi- 
lieu d'une  nation  active,  énergique,  dont  la  culture  et  les  progrès 
avaient  été  merveilleusement  servis  par  l'invention  de  l'imprimerie. 
Lord  Shelburne  avait  un  sentiment  très  net  des  conditions  de  la 
monarchie  constitutionnelle,  et  il  recommandait  chez  le  souverain 
une  qualité  qui  rarement  a  été  estimée  à  son  prix,  qu'il  appelle  l'm- 
dolence  et  qui  pourrait  être  mieux  comprise ,  si  nous  l'appelions 
le  tempérament  flegmatique.  Funeste  quand  elle  est  le  fruit  de  la 
faiblesse  ou  du  vice,  l'indolence  préserve  les  rois  de  cette  ingérence 
directe,  impérieuse  dans  les  affaires  du  pays,  qui  blesse  un  peuple 
fier  et  actif.  11  n'est  pas  donné  à  tous  les  hommes  d'être  assis  sur 
un  trône  et  de  savoir  ne  pas  jeter  à  tout  moment  leur  sceptre 
et  leur  épée  dans  la  balance  où  se  décident  les  destins  du  pays. 
Pour  cette  réserve,  pour  cette  modération,  qui  ne  sont  pas  l'ab- 
dication, il  faut  un  grand  esprit  et  aussi  un  grand  cœur,  ajoute 
lord  Shelburne.  11  faut  sentir  que  la  fonction  qu'on  remplit  n'est 
pas  stérile,  inutile  au  pays,  et  qu'elle  n'a  rien  de  semblable  à  cette 
position  du  grand-électeur  de  Siéyès,  condamné  à  ne  pouvoir  faire 
autre  chose  que  s'engraisser.  Il  y  aurait  peut-être  de  la  flatterie 
à  décerner  aux  George  cette  vertu  si  utile  aux  monarques  con- 
stitutionnels; l'honneur  en  revient  aux  circonstances  plus  encore 
qu'à  leur  sagesse.  Étrangers  à  la  langue  et  aux  mœurs  de  l'An- 
gleterre, ils  se  contentèrent  de  jouir  du  côté  théâtral  et  positif  de 
la  royauté,  et,  comme  leur  cœur  était  ailleurs,  ils  ne  se  passion- 
nèrent pas  pour  la  politique  d'un  pays  qui  n'était  pas  le  leur,  et  ils 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBDRNE.  809 

laissèrent  volontiers  de  vrais  Anglais  s'asseoir  au  timon  et  tenir  la 
barre. 

Lord  Shelburne  ne  rapporte  pas  au  génie  de  Guillaume  lïl  la  fon- 
dation et  le  succès  de  la  monarchie  constitutionnelle  en  Angleterre. 
Il  ne  partage  pas  l'admiration  de  ses  compatriotes  pour  ce  souve- 
rain et  ne  souscrirait  pas  au  portrait  que  Macaulay  en  a  tracé.  Il 
nous  le  dépeint  comme  un  Hollandais  fier  et  sagace,  dont  la  passion 
maîtresse  était  de  faire  la  guerre,  et  la  guerre  contre  la  France. 
Rien  de  plus  absurde  et  de  plus  faux  que  de  le  célébrer  pour  son 
amour  de  la  liberté.  Il  l'avait  vue  de  trop  près  en  Hollande,  et  il 
ne  s'était  occupé  que  de  la  miner  sourdement  dans  l'intérêt  de 
son  ambition.  D'une  main  habile,  il  avait  semé  dans  son  pays  tous 
ces  germes  de  confusion  et  de  corruption  qui  éclatèrent  après  lui, 
et  amenèrent  la  ruine  du  gouvernement  républicain.  Quand  le 
parlement  décréta  le  renvoi  de  sa  garde  hollandaise,  il  déclara 
qu'il  ne  l'eût  pas  souffert,  s'il  avait  eu  des  enfans  ou  une  posté- 
rité. On  ne  peut  pas  citer  un  seul  acte  de  réglementation  secon- 
daire qui  remonte  à  lui  et  qui  n'ait  pas  eu  pour  visée  de  ser- 
vir son  ambition.  L'histoire  de  ses  favoris  est  scandaleuse;  aucun 
d'eux  n'a  été  pour  l'Angleterre  un  ornement  ou  une  force,  et  il  les 
a  comblés  de  dotations  fastueuses  vraiment  insolentes  et  qui  n'é- 
taient pas  justifiées  par  des  services  éminens.  S'il  avait  distribué 
aux  protestans  français  réfugiés  après  la  révocation  les  confisca- 
tions faites  en  Irlande,  au  lieu  de  les  partager  entre  ses  favoris,  il 
aurait  assuré  pour  toujours  la  tranquillité  de  l'Irlande,  et  accru 
considérablement  la  richesse  et  l'industrie  des  deux  royaumes.  Il 
arriva  en  Angleterre,  comme  il  l'aurait  fait  pour  une  campagne, 
dans  le  dessein  de  servir  ses  projets  politiques  avant  tout  et  ensuite 
dans  l'intérêt  de  ses  compagnons  pour  les  enrichir  de  gros  béné- 
fices. —  La  sévérité  de  ce  portrait  nous  laisse  pressentir  que  l'au- 
teur sera  plus  indulgent  pour  l'adversaire  de  Guillaume  III.  En 
effet,  Louis  XIV  est  apprécié  par  lord  Shelburne  avec  une  sympa- 
thie qui  étonne  chez  un  Anglais.  Louis  XIV,  dit- il,  «  était  un  roi 
dans  toute  l'acception  du  mot.  Gomme  peu  de  rois,  il  s'était  iden- 
tifié avec  la  nation  et  ne  faisait  qu'un  avec  elle.  Sa  correspondance 
avec  Golbert  et  ses  autres  ministres  témoigne  d'une  grande  intelli- 
gence des  affaires  et  de  l'administration,  et  d'un  art  achevé  pour 
conserver  à  l'autorité  royale  son  prestige  et  ses  prérogatives.  Il 
avait  de  grandes  qualités,  sinon  de  grands  talens,  et,  s'il  a  montré 
une  âme  trop  portée  aux  pratiques  de  la  dévotion,  il  faut  bien  par- 
donner quelque  chose  à  ce  vieillard  chargé  d'ans  et  do  gloire,  qui 
voyait  descendre  à  l'horizon  l'astre  brillant  de  sa  fortune.  Ce  fut  du 
reste  la  faute  de  la  monarchie  plus  qiie  de  l'homme.  »  Nous  ne  re- 


810  BEVUE    DES    DEUX    MONDES, 

fusons  pa=?  à  Louis  XIV  un  talent  incomparaJDJe  pour  l'art  de  repré- 
senter cet  élément  pj^estigieux  du  pouvoir,  qui,  selon  la  fine  analyse 
de  M.  Bagehot,  est  une  des  forces  de  la  royauté,  surtout  aux  époques 
où  les  peuples  sont  conduits  par  l'ima^nnation  ;  mais  après  nous 
être  prosternés  devant  cette  majesté  ituposante,  nous  nous  éton- 
nerons que  Shelburne  puisse  lui  décerner  un  brevet  de  bon  admi- 
nistrateur au  mépris  de  ces  entreprises  inspirées  par  un  orgueil 
insensé  et  de  ces  mesures  funestes  qui  ont  amassé  sur  ses  succesr- 
seurs  l'orage  et  la  foudre,  et  qui  font  de  son  long  règne  comme  le 
suicide  de  la  monarchie. 

IL 

Des  mémoires  écrits  par  un  témoin  bien  placé  pour  observer, 
pour  recueillir  les  propos  ou  les  attitudes  qui  livrent  le  secret 
d'un  homme,  ont  tout  L'attrait  d'un  salon  où  se  rencontrent  les 
hommes  qui  marquent  dans  la  politique  ou  dans  les  lettres.  Sans 
l'ennui  de  se  soumettre  aux  exigences  de  la  vie  du  monde,  on  a 
la  comédie  dans  son  fauteuil ,  ou  voit  venir  sur  la  scène,  on  suit 
de  près  tous  ces  demi-dieux  que  le  public  aperçoit  d'en  bas  et  voit 
de  loin  passer  dans  le  rayon  doré  de  la  renommée.  On  surprend 
leur  physionomie  quand  ils  lèvent  le  masque,  quand  ils  déposent  le 
personnage  pour  laisser  apparaître  l'homme.  On  les  entend  livrer 
leurs  pensées  d"  derrière,  comme  dit  Pascal;  le  plaisir  et  le  profit 
sont  au  comble  quand  la  galerie  qu'on  vous  ouvre  est  aussi  riche, 
aussi  bien  choisie  que  celle  de  lord  Shelburne. 

Voici  d'abord  un  des  grands  ennemis  de  la  France,  le  duc  de 
Marlborough,  que  nous  avons  chansonné,  mais  dont  nous  n'avons 
pas  nié  les  talens  d'homme  ds  guerre,  comme  l'affirme  lord  Shel- 
burne en  laissant  entendre  que  le  vaincu  a  mauvaise  grâce  à  contes- 
ter la  valeur  d'un  général  qui  nous  a  toujours  battus.  Napoléon  en 
effet,  dont  les  jugemens  font  loi  en  cette  matière,  a  parlé  du  duc  dans 
les  termes  les  plus  flatteurs,  et  c'est  sous  ses  auspices  qu'a  paru 
en  France  la  meilleure  histoire  de  Jean  Churchill,  duc  de  },Iarlbo- 
rough;  mais  son  entreprise  et  sa  délicatesse  n'ont  pas  rencontré 
d'aussi  bons  garans.  Ou  sait  que  sous  le  règne  de  la  reine  Anne  ce 
fut  lui  qui  fut  roi,  grâce  à  l'ascendaut  que  la  duchesse  de  Marlbo- 
rough  exerçait  sur  la  reine,  et  dont  elle  abusait  indignement.  Elle 
avait  coutume  de  répéter  que  ce  n'éiait  pas  la  peur  du  diable  qui 
la  tenait  à  l'écart  de  certaines  intrigues,  mais  sa  résolution  arrêtée 
de  ne  dépendre  jamais  de  personne.  Jalouse  de  pouvoir,  impatiente 
de  tout  frein,  elle  s'abandonnait  à  ses  passions,  car  personne,  et 
pas  plus  son  mari  que  d'autres,  n'avait  d'autorité  sur  elle  pour  la 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  811 

retenir.  On  a  trouvé  parmi  les  papiers  conservés  à  Blenheim  (1)  la 
preuve  d'une  transaction  qui  peint  le  caractère  du  duc  et  de  la 
duchesse.  Un  vieil  ami'  du  duc,  un  cartiarade  d'enfance  qui  l'avait 
perdu  de  vue  pendant  plusieurs  années,  se  présenta  un  jour  à  lui 
pendant  qu'il  commandait  l'armée  dans  les  Flandres;  il  fut  reçu 
très  cordialement  par  le  duc,  qui  lui  demanda  ce  qu'il  pourrait 
bien  faire  pour  lui.  L'ami  confiant  lui  répondit  qu'il  serait  très 
heureux  d'obtenir  une  commission  de  chef  d'escadron  ou  de  lieute- 
nant-colonel. Là-dessus  i:  partit,  emportant  les  assurances  les  plus 
positives;  mais  le  temps  se  passait,  et  le  brevet  n'arrivait  pas.  Il  ne 
pouvait  pas  croire  que  la  duchesse  de  Marlborough  fût  la  cause  de 
ce  retard.  Enfin,  vaincu  par  l'évidence,  il  retourne  au  camp  du  duc 
dans  les  Flandres.  Le  duc  ne  lui  laissa  pas  la  peine  de  s'expliquer. 
Dès  qu'il  l'aperçut,  il  lui  déclara  que  le  plus  court  moyen  pour  en 
finir  était  de  faire  passer  à  la  duchesse  une  somme  de  300  livres,  et 
l'assura  que  lorsque  l'envoi  lui  serait  parvenu ,  elle  ferait  lever 
toutes  les  difficultés. 

Si  le  duc  et  la  duchesse  avaient  les  mains  ouvertes  pour  rece- 
voir, ils  étaient  tout  aussi  capables  de  garder  ou  de  déchirer  les 
pièces  compromettantes  que  des  naïfs  avaient  l'imprudence  de 
leur  confier.  Quand  lord  Oxford,  accusé  de  trahison,  fut  envoyé 
à  la  Tour  de  Londres,  il  reçut  du  duc  de  Berwick,  qui  lui  avait 
quelques  obligations,  une  lettre  originale  du  duc  de  Marlborough 
au  prùtcndant  pour  en  faire  l'usage  qui  lui  semblerait  bon  dans 
sa  position.  Son  avocat  lui  conseilla  d'envoyer  son  fils  chez  le 
duc  avec  une  copie  de  la  lettre,  mais  de  ne  se  dessaisir  à  aucun 
prix  de  cette  pièce,  car  il  savait  que  plus  d'une  fois  le  duc  s'était 
emparé  d'un  document  de  ce  genre  et  l'avait  lacéré.  Lord  Harley 
en  effet,  le  fils  de  lord  Oxford,  se  rendit  chez  le  duc,  et  lui  remit 
simplemeîit  la  lettre  de  la  part  de  son  père  sans  ajouter  un  seul 
mot.  Le  duc  la  lut  attentivement,  puis,  relevant  la  tête  :  «  Mjlord, 
dit-il,  ce  n'est  pas  mon  écriture.  »  Lord  Harley  répliqua  :  «  L'ori- 
ginal est  entre  les  mains  de  mon  père.  »  Là-dessus  ils  échangèrent 
de  profondes  révérences  sans  prononcer  un  mot  de  plus,  et  peu  de 
semaines  après  l'accusation  fut  abandonnée. 

Dans  l'année  1716,  lors  de  la  panique  qui  s'empara  de  tout  le 
pays  sur  la  nouvelle  qu'une  invasion  était  imminente,  le  duc  de 
Marlborough  était  presque  tombé  en  enfance,  et  la  couronne  ne 
pouvait  plus  compter  sur  son  épée  pour  repousser  l'ennemi  ;  mais 
dans  ce  péril,  on  essaya  de  réveiller  le  génie  assoupi  du  vieux  gé- 

(1)  Château  aux  environs  de  Woodstock,  I;âti  en  exécution  d'un  vote  du  parlement, 
pour  être  offert  à  Marlborough,  en  souvenir  de  la  bataille  de  ce  nom,  qu'il  avait 
gagi.ée  sur  les  Français. 


812  REVnB   DES    DEUX    MONDES. 

néral.  Les  envoyés  de  la  cour  le  trouvèrent  dans  un  fauteuil  avec 
toutes  les  apparences  d'un  vieillard  qui  radote,  et  tout  ce  qu'ils 
purent  tirer  de  lui,  ce  fut  :  «  concentrez  l'armée  et  n'éparpillez  pas 
les  corps.  »  Le  capitaine  tant  de  fois  victorieux  ne  pouvait  plus 
tracer  un  plan  de  campagne  et  mener  ses  soldats  à  la  victoire;  mais 
dans  ce  corps  usé  et  affaissé  il  avait  rassemblé  assez  de  lumière 
pour  donner  encore  un  bon  conseil,  et  de  sa  voix  cassée  il  leur 
avait  rappelé  les  règles  de  son  art,  et  la  tactique  qui  l'avait  illustré. 
Au  nombre  de  ceux  qui  ont  le  mieux  rempli  le  programme  de  la 
dynastie  de  Hanovre,  tel  que  l'a  tracé  Shelburne,  a  la  royauté 
sans  le  gouvernement  personnel  et  la  chambre  des  communes  fai- 
sant les  affaires  du  pays,  »  il  n'en  est  pas  de  plus  distingué  par  ses 
talens,  autant  que  par  sa  longue  administration,  que  Robert  Wal- 
pole. 

«  Comparé  à  tous  les  hommes  de  son  temps,  il  était  le  plus  capable 
de  conduire  la  chambre  des  communes;  la  rectitude  et  la  clarté  de  son 
esprit,  sa  fermeté,  son  expérience  des  affaires,  son  amabilité  et  sa  large 
hospitalité  de  gentilhomme  campagnard  le  désignaient  pour  remplir  ces 
fonctions.  C'était  tout  l'opposé  du  duc  de  Newcastle  :  il  avait  des  idées 
arrêtées  et  ne  laissait  à  personne  le  soin  de  penser  pour  lui.  Il  ne  souf- 
frait pas  qu'un  autre  s'occupât  de  son  ministère,  et  il  respectait  le  dé- 
partement de  ses  collègues.  Quand  on  lui  parlait  à  son  lever  d'affaires 
de  finances,  il  avait  l'habitude  de  répondre  :  «  Persuadez  Lowndes  (1); 
quant  à  moi,  je  n'ai  pas  d'objection.  »  Toujours  de  bonne  humeur  et 
d'un  caractère  très  égal ,  une  seule  fois  il  s'emporta  au  conseil  des  mi- 
nistres et  il  leva  la  séance  sur-le-champ,  disant  qu'un  homme  n'était 
pas  en  état  de  s'occuper  d'affaires  quand  il  n'était  plus  de  sang-froid  :  du 
reste  de  manières  grossières,  cynique  dans  ses  propos,  en  particulier 
sur  l'amour  et  les  femmes,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'être  leur  es- 
clave. Quand  un  de  ses  amis  venait  lui  parler  des  infidélités  de  Mrs..., 
il  lui  fermait  la  bouche  incontinent  et  déclarait  qu'il  ne  voulait  rien 
entendre  sur  ce  sujet,  car  il  ne  pouvait  pas  se  passer  d'elle.  Sans  scru- 
pule, il  pratiquait  largement  la  corruption  et  ne  s'en  cachait  pas.  Un 
jour,  pendant  la  confusion  qui  accompagnait  un  vote  de  la  chambre 
des  communes,  lord  Welcombe  se  trouva  à  côté  de  lui,  et,  se  penchant 
à  son  oreille,  Walpole  lui  dit  avec  ce  naturel  parfait  qui  indiquait  un  en- 
tier désintéressement  des  questions  morales  :  «  Jeune  homme,  je  vais 
vous  raconter  l'histoire  de  tous  vos  amis  à  mesure  qu'ils  passeront  de- 
vant nous.  Un  tel,  j'ai  sauvé  son  frère  de  la  potence,  celui-ci  de  la  mi- 
sère; les  deux  fils  de  cet  autre,  je  les  ai  placés...  »  Vingt  années  de  pou- 
voir se  résumaient  en  deux  mots  :  perfidie  et  ingratitude.  » 

(i)  Le  secrétaire  de  la  trésorerie. 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  813 

L'honneur  de  Walpole  est  d'avoir  ménagé  à  son  pays  une  longue 
période  de  paix  qui  fut  très  favorable  au  développement  de  la  pros- 
périté générale.  La  faute  la  plus  grave  qu'il  commit  fut  de  céder  à 
un  mouvement  malsain  de  l'opinion  publique  et  de  déclarer  la  guerre 
à  l'Espagne,  tout  en  étant  convaincu  de  la  puérilité  des  motifs  et 
des  conséquences  funestes  qu'elle  devait  entraîner.  Il  eut  la  main 
forcée  par  une  véritable  scène  de  tréteaux.  Lacordaire  a  cité,  dans 
une  de  ses  plus  belles  conférences,  comme  exemple  de  la  puissance 
de  la  parole,  ce  trait  d'un  matelot  anglais  entrant  au  parlement  et 
entraînant  le  vote  de  la  chambre  par  ce  simple  discours  :  «  Quand 
les  Espagnols  m'eurent  ainsi  mutilé,  ils  voulurent  me  faire  peur  de 
la  mort;  mais  j'acceptai  la  mort  comme  j'avais  accepté  l'outrage  en 
recommandant  mon  âme  à  Dieu  et  ma  vengeance  à  ma  patrie.  » 
M.  Reynald,  dans  son  excellente  Histoire  d'Angleterre,  a  détruit  en 
partie  cette  légende  dramatique;  il  prétend  que  le  matelot  n'était 
pas  une  victime  de  la  cruauté  des  Espagnols,  que  c'était  un  mauvais 
drôle  qui  avait  eu  les  oreilles  coupées  par  ordre  des  magistrats  an- 
glais ;  mais  voici  bien  une  autre  histoire  :  lord  Shelburne  assure 
que  l'alderman  Breckford  lui  a  raconté  que,  dans  sa  jeunesse,  il  fut 
chargé  d'amener  à  la  barre  de  la  chambre  des  communes  le  fameux 
matelot  Jenkins,  et*  que,  si  quelqu'un  avait  eu  la  fantaisie  de  lui 
ôter  sa  perruque,  il  aurait  constaté  que  le  drôle  avait  bel  et  bien 
ses  deux  oreilles.  Depuis  lors  la  mise  en  scène  a  été  bien  simpli- 
fiée, et,  pour  lancer  un  peuple  dans  les  aventures,  il  suffit,  comme 
on  sait,  d'une  dépêche  qu'on  ne  montre  pas. 

Au-dessus  de  Walpole,  le  plus  grand  parmi  ceux  qui  ont  assuré 
à  l'Angleterre  au  xviii*  siècle  la  supériorité  des  mers  et  la  première 
place  dans  le  concert  européen  fut,  tout  le  monde  le  nomme,  le 
premier  Pitt,  dont  la  gloire  est  consacrée  sous  le  titre  de  lord  Gha- 
tham.  Les  forts  et  les  puissans  n'exercent  pas  seulement  sur  l'ima- 
gination un  attrait  irrésistible;  ils  sont  aussi  pour  la  pensée  un  pro- 
blème toujours  nouveau,  dans  lequel  le  regard  curieux  ne  se  lasse 
jamais  de  plonger.  Écoutons  ce  qu'un  homme  de  la  génération  qui 
l'a  suivi,  qui  l'a  rencontré  et  observé  dans  les  conseils  du  pays,  peut 
avoir  à  nous  révéler. 

(c  Will  am  Pitt  n'était  pas  d'une  extraction  très  relevée.  Celui  qui  pa- 
raît être  le  chef,  le  fondateur  de  la  famille,  est  un  certain  gouverneur 
Pitt,  connu  sous  le  nom  de  Pitt  diamant,  parce  qu'il  se  trouvait  déten- 
teur d'un  énorme  diamant.  Ce  n'est  pas  de  la  médisance  de  rappeler 
que  la  folie  était  héréditaire  dans  la  famille  :  une  sœur  était  enfermée 
dans  une  maison  d'aliénés,  une  autre  s'était  jetée  dans  une  vie  de  dis- 
sipation et  de  désordre,  et  sa  conduite  était  si  scandaleuse  qu'elle  n'é- 


Sill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tait  plus  reçue  dans  la  bonne  compagnie.  Son  frère  aîné  n'était  pas  en- 
fermé, mais  il  était  obligé  de  mener  une  vie  très  retirée,  en  Angleterre 
d'abord,  puis  sur  le  continent,  et,  malgré  une  fortune  considérable  dont 
il  avait  hérité,  il  s'était  trouvé  bientôt  gêné,  sans  amis,  victime  de  sa 
générosité  tout  autant  que  de  la  mauvaise  gestion  de  ses  biens.  » 

Lord  Shelburne  le  rencontra  à  Ctrecht,  et  pendant  toute  une  soi- 
rée il  ne  fit  que  raconter  des  anecdotes  piquantes  sur  son  frère 
William,  et  lui  donner  les  noms  les  plus  outrageans,  le  traitant 
d'hypocrite,  d'imposteur,  de  misérable, 

«  Cadet  d'une  famille  sans  fortune,  William  Pitt  débuta  dans  la  vie 
par  le  métier  des  armes,  et  pendant  qu'il  était  cornette  de  cavalerie,  il 
ne  parut  pas  un  livre  sur  Fart  militaire  qu'il  ne  dévorât.  Esprit  ardent, 
doué  de  l'imagination  la  plus  éblouissante,  avec  un  grain  de  folie,  il 
s'appliqua  dès  ea  plus  tendre  jeunesse  à  l'étude  du  style,  à  l'art  d'ex- 
primer sa  pensée,  de  la  formuler  d'une  manière  saisissante;  totus  in  hoc, 
sans  paraître  se  soucier  beaucoup  de  toute  autre  science.  » 

Cependant,  pas  plus  que  lord  Grenville,  il  n'était  capable  de  bien 
tourner  une  lettre  ordinaire;  aussi  Wilkes  l'appelait  le  premier  ora- 
teur et  le  plus  mauvais  épistolier  de  son  temps.  Son  imagination 
était  si  puissante  que  les  choses  lui  apparaissaient  dans  une  lumière 
plus  intense  la  seconde  fois  que  la  première.  Ce  n'est  pas  à  pro- 
pos de  lui  qu'on  aurait  pu  dire  que  l'imagination  est  une  sensation 
afFaiblie. 

a  II  était  si  jaloux  de  ne  pas  faus?er  son  goût  qu'il  évitait  de  jeter 
les  yeux  sur  une  mauvaise  gravure.  iMaître  de  lui,  il  contenait  ou  sacri- 
fiait toute  autre  passion  pour  ménager  libre  carrière  à  son  ambition.  Il 
est  de  mode  de  soutenir  que  Pitt  était  violent,  impétueux,  romanesque, 
qu'il  méprisait  l'argent,  qu'il  était  ennemi  de  l'intrigue,  connaissait  mal 
les  hommes  et  ne  s'inquiétait  pas  des  conséquences.  Rien  n'est  moins 
exact  que  ce  jugement;  sans  avoir  recours  à  des  témoignages  particuliers, 
on  peut  dire  que  l'ensemble  de  sa  vie  le  dément.  Sans  doute  il  n'était  pas 
l'esclave  de  l'avarice  :  à  l'endroit  de  l'argent  comme  de  toute  autre  chose, 
il  savait  réprimer  ses  désirs;  mais  il  aimait  l'ostentation  à  un  degré  ri- 
dicule, prodigue  dans  sa  maison  et  dans  sa  famille  au-delà  de  toute 
prudence.  Certainement  son  mariage  n'avait  eu  rien  de  sentimental,  et 
les  conditions  qu'il  stipula  au  miOment  où  il  descendit  du  pouvoir  ne 
témoignent  pas  précisi'ment  d'une  complète  indifférence  à  l'endroit  de 
l'argent  ou  d'autres  avantages...  Du  reste  sa  maxime  favorite  était 
qu'avec  peu  de  chose  de  nouveau  on  pouvait  aller  très  loin,  obtenir  de 
grands  résultats.  II  savait  prendre  une  résolution  sur-le-champ  et  sans 
tergiverser.  Il  ne  se  donnait  pas  le  souci  de  ménager  les  individus,  car 


LES    MÉMOIRES    DE   LORD    SHELBURNE.  815 

il  pensait  qu'il  pourrait  agir  avec  plus  de  promptitada  et  mieux  saisir 
l'occasion,  s'il  n'avait  pas  l'embarras  de  gouverner  un  parti.  Toujours 
en  représentation,  jamais  naturel,  dans  un  état  perpétuel  de  tension  et 
de  contrainte,  incapable  d'amitié  ou  de  tout  sentiment  qui  y  ressem- 
blât, il  était  toujours  sur  le  qui-vive  et  n'avait  jamais;  d'abandon.  » 

Pendant  dix  ans,  il  avait  pu  entretenir  avec  lord  Shalburne  les 
rapports  d'affaires  les  plus  intimes,  le  recevoir  à  tout^  heure  à  la 
ville  ou  à  la  campagne,  sans  lui  offrir  un  verre  d'eau  ou  causer 
aveclui  cinq  minutes  dès  qu'il  ne  s'agissait  plus  d'affaires.  «  Grand 
de  sa  personne  et  aussi  bien  tourné  que  peut  l'être  un  martyr  de  la 
goutte,  avec  un  œil  d'épervier,  une  petite  tête,  une  figure  fine,  un 
long  nez  aquilin  et  parfaitement  droit,  de  très  bonne  compagnie,  il 
avait  conservé  toutes  les  manières  de  la  vieille  cour  avec  une  cer- 
taine dose  de  pédanterie,  en  particulier  quand  il  affectait  un  ton 
léger.  »  Cependant  lord  Shelburne  n'était  jamais  introduit  auprès  de 
lui  qu'après  avoir  reçu  un  ren riez-vous,  et  il  le  trouvait  toujours 
seul,  assis  dans  son  salon,  un  livre  ouvert  devant  lui,  et  à  la  cam- 
pagne le  chapeau  et  la  canne  à  la  main. 

Un  mois  avant  que  la  mort  de  son  père  (1761)  lui  ouvrît  la 
chambre  des  lords,  lord  Shelburne  avait  sollicité  la  place  de  contrô- 
leur de  la  maison  royale,  et  le  refus  que  le  nouveau  roi  opposa  à  sa 
requête  lui  donna  de  l'humeur.  Il  parla  même  de  se  retii'er  à  la 
campagne  et  de  se  consacrer  tout  entier  à  l'administratioa  de  ses 
terres;  mais  Fox,  un  vieil  ami  de  son  père,  l'en  dissuada,  lui  fai- 
sant remarquer  qu'il  était  encore  trop  jeune  pour  songer  à  la  retraite 
ou  à  la  philosophie.  Retenu  sur  la  scène  politique,  Shelburne  fut 
mêlé  dès  les  premières  heures  à  toutes  ces  intrigues  qui  coturaen- 
cent  avec  le  règne  de  George  lîl  et  qui  amenèrent  la  chuta  des 
whigs.  Élevé  dans  les  traditions  du  parti  tory,  il  avait  subi  plus 
tard  à  l'université  d'Oxford  l'açcendant  du  docteur  King,  un  jaco- 
bite  des  plus  fervens;  il  ne  fut  cependant  jamais  inféodé  à  aucun 
parti.  Sa  conduite  et  sa  ligne  politique  furent  plutôt  celles  d'un 
whig;  mais  il  ne  s'enrôla  pas  sous  cette  bannière.  Avec  la  per- 
spicacité qui  le  distinguait,  il  s'était  bien  aperçu,  en  entrant  dans 
la  vie  politique,  que  le  parti  whig  ne  vivait  plus  qae  de  son  capital 
et  qu'il  était  travaillé  par  des  fermens  de  dissension  intérieure  et  de 
décomposition.  En  effet,  à  l'avènement  de  George  III,  la  position 
des  partis  avait  été  sensiblement  modifiée.  Les  whigs  avaient  du  leur 
triomphe  et  la  longue  durée  de  leur  fortune  à  cette  peiiie  noblesse 
de  campagne  qui  s'était  constituée,  selon  M.  Disraeli,  après  la  sé- 
cularisation des  biens  ecclésiastiques.  Inquiets  sur  la  valeur  de 
leurs  titres  de  propriété,  ils  étaient  devenus  les  prétoriens  du  nou- 


816  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

veau  régime  et  avaient  exercé  une  surveillance  jalouse  sur  les  me- 
nées des  vieux  tories.  A  une  époque  où  le  capital  était  rare ,  l'in- 
struction peu.  répandue,  où  les  mouvemens  de  l'opinion  publique 
ne  pouvaient  pas  se  produire  comme  de  nos  jours,  ces  nobles  de 
campagne  étaient  les  maîtres  du  monde  politique  par  leurs  parens  ou 
les  gens  qu'ils  employaient.  Ils  n'avaient  pas  cependant  le  nombre 
avec  eux,  et  lord  Shelburne  prétend  que,  si  la  nation  avait  été  ap- 
pelée à  voter  par  tête,  les  Stuarts  auraient  été  restaurés  sans  diffi- 
culté; mais  la  classe  intelligente  et  active,  qui  dominait  dans  le  par- 
lement et  qui  formait  l'opinion  publique,  était  dévouée  au  parti 
whig.  Le  credo  whig  avait  pour  lui  toutes  les  faveurs,  et  quiconque 
voulait  réussir  dans  la  politique  se  déclarait  whig  comme  tous  les 
sectaires  se  réclament  du  nom  de  chrétien.  Cependant  les  oligarchies 
sont  le  gouvernement  le  plus  précaire;  dès  qu'elles  sont  menacées, 
elles  sont  vaincues;  elles  ne  peuvent  pas  supporter  un  échec  grave, 
et  la  possession  du  pouvoir  avait  développé  au  sein  du  parti  whig 
ces  jalousies,  ces  animosités,  ce  dédain  de  l'ennemi,  qui  sont  le 
présage  d'une  ruine  prochaine.  De  plus,  à  l'avènement  de  George  III, 
le  parti  jacobite  changea  brusquement  de  position,  et  leur  enleva 
un  moyen  facile  d'émouvoir  l'opinion  et  de  la  rallier  à  eux  en  évo- 
quant le  fantôme  du  roi  de  l'autre  côté  de  l'eau.  Désabusés  sur  le 
caractère  du  prétendant,  forcés  de  s'avouer  à  eux-mêmes  ses  fo- 
lies et  son  incapacité,  lassés  de  leur  vie  de  complots  ou  de  boude- 
rie sur  leurs  terres,  les  jacobites  profitèrent  du  nouveau  règne  pour 
rentrer  à  Londres  et  reprendre  leur  ancienne  position  à  la  cour.  Le 
roi  les  accueillit  avec  une  faveur  marquée.  Elevé  par  sa  mère  dans 
tous  les  préjugés  et  la  fierté  des  petites  cours  d'Allemagne,  il  se 
sentit  doucement  caressé  dans  ses  prétentions  au  droit  divin  par  les 
hommages  de  ces  partisans  des  Stuarts,  et  il  se  promit  de  se  servir 
de  leur  concours  pour  mettre  fin  à  la  suprématie  de  la  junte  whig. 
Les  whigs  reconnurent  bien  que  leur  empire  était  menacé,  que 
le  terrain  était  miné  sous  leurs  pas;  ils  ne  surent  pas  comment  faire 
face  au  danger.  La  noblesse  de  campagne  n'était  plus  l'arbitre  des 
destinées  de  la  nation;  d'autres  intérêts  avaient  grandi.  L'industrie, 
le  commerce,  avaient  enrichi  d'autres  classes  dont  l'influence  et 
l'opinion  ne  pouvaient  plus  être  négligées;  le  centre  de  gravité  du 
gouvernement  tendait  à  se  déplacer  et  la  politique  puritaine  n'était 
plus  de  saison.  Au  moment  où  les  tories  accouraient  en  foule  à  la 
cour  et  abjuraient  publiquement  leurs  sentimens  jacobites,  les  whigs 
ne  pouvaient  plus  se  poser  en  défenseurs  du  trône  et  du  protestan- 
tisme :  ce  rôle  était  fini;  il  aurait  fallu  trouver  d'autres  moyens 
pour  retenir  le  pouvoir.  C'était  l'heure  de  revendiquer  hautement 
l'extension  et  le  développement  des  principes  de  la  révolution  de 


LES   MÉMOIRES    DE   LORD   SHELBDRNE.  817 

1688,  le  progrès  de  la  liberté  civile  et  religieuse;  mais  dans  leur 
longue  administration  ils  avaient  subi  l'influence  assoupissante  du 
pouvoir,  ils  n'avaient  pas  rempli  leur  programme.  Insensiblement 
ils  avaient  repris  les  traditions  et  les  erremens  de  leurs  adver- 
saires; une  implacable  Némésis  les  poursuivait  et  allait  leur  faire 
expier  leur  infidélité  aux  principes  libéraux.  Leur  crédit  en  effet 
était  bien  compromis.  On  ne  voulait  pas  admettre  qu'il  pût  se  ren- 
contrer dans  ces  grandes  familles  de  la  révolution  un  seul  homme 
assez  désintéressé  pour  sacrifier  à  la  cause  de  la  liberté  une  place 
à  la  cour  ou  une  fonction  rétribuée;  on  ne  les  croyait  plus  en  état 
de  mener  avec  succès  les  affaires  à  l'intérieur,  ni  de  conduire  avec 
honneur  une  guerre  avec  l'étranger. 

III. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  circonstances  que  lord  Shelburne  entra 
dans  la  vie  publique  et  devint  un  auxiliaire  de  la  politique  de  lord 
Bute,  qui  de  concert  avec  le  roi  poursuivait  l'abaissement  du  parti 
whig.  Dès  l'avènement  de  George  III,  lord  Bute  avait  été  appelé  au 
conseil  privé,  admis  dans  le  cabinet,  et  c'était  lui  qui  devait  assurer 
le  triomphe  de  la  prérogative  royale,  et  rejeter  dans  l'ombre  la 
((  grande  connexion  »  que  protégeaient  la  popularité  et  l'énergie 
de  Pitt.  Pour  mener  à  bonne  fin  un  dessein  aussi  hardi,  il  fallait 
écarter  Pitt  et  prendre  en  main  la  direction  de  la  chambre  des  com- 
munes, où  la  voix  tonnante  du  grand  député  {great  commoner) 
pouvait  infliger  de  nouvelles  défaites  au  parti  de  la  cour.  Un  seul 
homme  pouvait  remp  ir  cette  mission ,  c'était  le  rival  d'éloquence 
de  Pitt,  Henry  Fox,  l'élève  de  Walpole.  Bute  chargea  Shelburne  de 
s'entendre  avec  lui.  Fox  ne  repoussa  pas  ces  ouvertures;  mais  il  fit 
marchander  son  appui  d'une  manière  honteuse.  Enfin  le  traité  est 
conclu  ;  Shelburne  en  écrit  les  termes  à  Bute  :  «  M.  Fox  assistera 
aux  séances  de  la  chambre  tous  les  jours,  et,  soit  en  prenant  la  pa- 
role, soit  en  gardant  le  silence,  comme  il  le  jugera  prudent  selon 
les  circonstances,  il  fera  de  son  mieux  pour  soutenir  les  désirs  de 
votre  seigneurie  et  n'acceptera  aucune  espèce  d'engagement  avec 
personne  autre.  11  tâchera  de  voir  votre  seigneurie  deux  fois  par 
semaine.  » 

Pour  favoriser  le  succès  de  sa  politique  intérieure,  Bute  avait  be- 
soin de  terminer  une  guerre  dispendieuse  et  de  ménager  à  son  ad- 
ministration le  prestige  d'une  paix  solide  dont  tout  le  pays  profi- 
terait pour  s'enrichir.  Lord  Shelburne  le  soutint  dans  cette  cam- 
pagne; il  y  apporta  même  la  fougue  de  la  jeunesse  et  se  prononça 
plus  tôt  que  le  ministre  ne  l'avait  souhaité  pour  le  rappel  des 

TOME  XIII.  —  1816.  52 


818  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

troupes  d'Allemagne,  lors  de  la  discussion  de  l'adresse  dans  la 
chambre  des  lords  (décembre  1761).  Le*' duc  de  Bedford,  quoique 
collègue  de  Bute,  avait  pris  la  résolution,  sans  consulter  le  ministre 
dirigeant,  de  proposer  un  amendement  tendant  à  la  paix.  Shelburne 
soutint  cet  amendement  à  la  chambre  des  lords  et  prononça,  à  cette 
occasion,  son  second  discours.  Il  insista  sur  la  nécessité  de  relever 
le  crédit,  de  ne  pas  prodiguer  en  dépenses  de  guerre  les  sommes 
destinées  à  éteindre  la  dette  ;  il  dénonça  à  la  vigilance  de  la  chambre 
l'état  de  la  flotte,  négligée  depuis  longtemps,  et  qui  cependant  était 
le  vrai  rempart  de  la  liberté  et  de  la  sécurité  du  pays.  Au  vote, 
l'amendement  fut  rejeté  par  105  voix  contre  16.  Cet  insuccès  jeta 
Bute  dans  un  abattement  et  des  alarmes  extrêmes.  Autour  de  lui,  on 
répétait  que  lord  Shelburne  était  fou.  Les  communes,  d'après  tout 
ce  qu'avait  recueilli  Bute,  n'étaient  pas  plus  favorables  à  cette  po- 
litique de  paix,  et  il  chargea  Fox  de  s'aboucher  avec  le  membre 
qui  devait  développer  un  amendement  dans  le  même  sens  que  ce- 
lui du  duc  de  Bedford,  afm  d'obtenir  qu'il  ne  le  présentât  pas; 
mais,  au  moment  de  faire  voter,  il  y  eut  dissentiment  dans  le  sein 
du  cabinet.  Le  duc  de  Newcastle  demandait  2  millions  pour  conti- 
nuer la  guerre  d'Allemagne  ;  lord  Bute  proposa  1  million.  Auprès 
de  ceux  qui  blâmaient  la  guerre,  il  se  prévalait  de  cette  position 
pour  les  convaincre  de  la  sincérité  de  sa  politique  de  paix.  Était-ce 
bien  le  motif  qui  avait  décidé  son  opposition  au  chiffre  demandé 
par  le  duc  de  Newcastle?  Shelburne  remarque  avec  finesse  que  les 
hommes  de  cette  trempe  ont  d'ordinaire  plus  d'un  motif  pour  agir, 
que  la  raison  qu'ils  donnent  au  public,  et  qu'ils  finissent  par  sou- 
tenir avec  conviction,  n'est  pas  la  vraie  raison,  la  raison  décisive; 
celle-là,  ils  la  taisent,  la  cachent  aux  autres  et  ne  se  l'avouent  pas 
à  eux-mêmes.  Ici  le  secret  de  la  tactique  de  Bute  c'est  qu'il  con- 
voitait depuis  longtemps  la  place  de  premier  lord  de  la  trésorerie; 
on  en  eut  bientôt  la  preuve  :  quand  le  duc  de  Newcastle,  blessé  de 
se  trouver  en  minorité  dans  le  cabinet,  eut  déclaré  qu'il  ne  pouvait 
pas  supporter  cet  affront  et  eut  donné  sa  démission.  Bute  fut  tout  de 
suite  chargé  de  le  remplacer. 

Cependant  tout  n'était  pas  gagné  :  il  fallait  faire  ratifier  par  le 
parlement  les  préliminaires  dont  les  termes  étaient  arrêtés  depuis 
le  mois  de  novembre,  et  Bute  avait  besoin  d'une  parole  éloquente 
pour  défendre  ce  projet  et  repousser  les  assauts  furieux  auxquels 
il  allait  être  exposé.  Un  seul  homme  pouvait  lui  offrir  toutes  les  qua- 
lités qu'il  cherchait,  c'était  Fox,  et  Shelburne  fut  chargé  de  nou- 
veau de  négocier  avec  lui.  Au  milieu  de  ces  négociations,  le  duc  de 
Cumberland  ouvrit  l'avis  qu'il  fallait  renvoyer  lord  Bute,  en  le 
comblant  de  faveurs  et  de  témoignages  d'estime,  et  confier  à  Fox 


LES    MÉMOIRES    DE   LORD    SHELBDRNE.  8l9 

le  poste  de  premier  lord  de  la  trésorerie,  avec  la  mission  de  con- 
duire les  débats  dans  la  chambre  des  communes.  Fox  ne  se  laissa 
pas  tenter  par  cette  insinuation  de  son  ancien  ami;  il  repoussa  vive- 
ment cette  ouverture,  comme  il  avait  refusé  déjà  d'entrer  dans  le 
cabinet  en  qualité  de  garde  des  sceaux.  Tout  en  devenant  le  leader 
des  communes,  Fox  conserva  sa  place  de  payeur  général.  Les  cu- 
pides ressemblent  aux  dévots,  ils  savent  toujours  découvrir  des 
accommodemens  pour  ne  pas  lâcher  leur  proie.  Il  prétendit  que 
c'était  un  devoir  pour  lui  de  ne  pas  sacrifier  les  intérêts  de  ses  amis, 
de  ses  employés,  que  l'on  répandait  déjà  le  bruit  qu'il  avait  reçu 
une  grosse  somme  d'argent  pour  défendre  le  traité  de  paix,  et  que, 
s'il  donnait  sa  démission  de  payeur  général,  on  ne  manquerait  pas 
de  s'écrier  que  c'était  pour  masquer  un  marché  honteux,  et  que  ce 
serait  confirmer  indirectement  ce  bruit  outrageant.  Tant  il  est  vrai 
que,  lorsqu'un  homme  politique  a  mauvaise  renommée,  tous  ses 
actes  sont  interprétés  dans  un  sens  fâcheux  pour  son  honneur. 

«  M.  Fox,  dit  Shelburne,  était  un  homme  d'affaires  d'une  haute  ca- 
pacité, d'une  activité  extraordinaire;  esprit  net,  pénétrant,  il  ne  man- 
quait ni  d'assurance,  ni  de  décision  dans  ses  rapports  avec  les  hommes. 
II  avait  appartenu  dans  les  commencemens  au  parti  tory.  Son  ambition 
avait  le  caractère  de  l'âge  moderne,  étroite,  intéressée,  en  un  mot 
Fambition  des  places  qui  avait  la  cour  pour  objet  et  la  corruption  pour 
moyen.  «  Je  vous  donnerai  tant  et  vous  me  donnerez  ceci  en  échange, 
et  nous  nous  moquerons  du  public.  »  Il  avait  tellement  l'habitude  de  ces 
marchés  qu'il  considérait  tout  autre  raisonnement  comme  une  perte 
de  temps,  ou  comme  un  signe  certain  de  folie  ou  de  la  plus  grande 
fourberie.  «  Tout  homme,  disait-il,  est  honnête  ou  malhonnête  selon  le 
sentiment  de  celui  qui  en  parle  ;  tout  homme  est  rusé.  Dieu  l'a  fait  ainsi 
et  lui  a  donné  la  ruse  au  lieu  de  la  force;  seulement  l'un  met  sa  ruse 
à  tromper  des  assemblées  publiques,  un  autre  des  particuliers,  des 
femmes...  »  Pour  lui,  l'esprit  public  était  l'esprit  d'une  faction,  c'était 
là  son  credo  politique;  mais  il  payait  ce  dédain  de  lopinion  par  une  cer- 
taine peur  du  public,  car  il  avait  le  sentiment  qu'on  ne  peut  pas  acheter 
le  concours  de  tout  le  monde,  et  qu'une  collaboration  ainsi  acquise  est 
toujours  incertaine.  Orgueilleux  plus  qu'on  ne  peut  dire,  envieux  jusqu'à 
l'amertume,  rancuneux,  ce  qui  s'accorde  bien  avec  ses  autres  qualités, 
si  l'on  y  prend  garde,  et  ce  que  sa  vie  a  bien  mis  en  lumière,  il  était 
du  reste  extraordinairement  sagace  et  pénétrant.  » 

Ce  portrait,  tracé  longtemps  après  les  événemens,  probablement 
dans  le  courant  de  l'année  1803,  se  ressent  un  peu  du  changement 
qui  se  produisit  dans  les  relations  de  Shelburne  avec  Fox  et  que 
nous  aurons  à  raconter.  Quoi  qu'on  puisse  penser  de  Fox,  c'était  un 


820  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

homme  de  résolution,  et,  du  jour  où  il  eut  accepté  la  direction  des 
communes  pour  enlever  la  ratification  de  la  paix,  il  n'hésita  pas 
sur  les  moyens,  et  appliqua  résolument  les  procédés  consacrés  au 
xviii^  siècle.  C'est  sous  cette  forme  dégagée  que  Shelburne  fait 
allusion  à  ce  scandaleux  trafic  de  voix  dont  Fox  fut  l'instigateur  et 
qui  changea  la  majorité  de  la  chambre.  Du  reste  la  composition 
des  communes,  et  à  peu  d'exceptions  près  des  collèges  électoraux, 
lui  rendit  sa  tâche  très  aisée.  Le  roi  avait  bien  jugé  cette  assem- 
blée et  son  nouveau  chef  quand  il  avait  dit  à  George  Grenville  : 
«  Pour  gouverner  des  gens  sans  scrupule ,  nous  ne  pouvons  pas 
prendre  des  saints.  » 

Le  vote  des  préliminaires  fut  suivi  d'une  hécatombe  des  grands 
seigneurs  whigs  et  de  tous  les  fonctionnaires  suspects.  Cependant 
Fox  poursuivit  sa  vengeance  jusque  sur  les  employés  de  l'ordre  in- 
férieur, et  Shelburne,  qui  avait  applaudi  à  la  destitution  des  per- 
sonnages politiques,  se  sépara  de  lui  très  nettement  sur  ce  point. 

«  La  majorité  qu'il  a  obtenue  a  tourné  la  tête  à  Fox.  Il  pense  qu'il  a 
rempli  tous  ses  engagemens  et  qu'il  ne  peut  pas  être  suffisamment  récom- 
pensé. Décidé  à  se  retirer  à  la  fin  de  l'année,  c'est-à-dire  à  siéger  à  la 
chambre  des  lords,  il  ne  s'occupe  plus  de  personne  et  ne  s'intéresse  plus 
aux  affaires  de  la  chambre.  Il  ne  songe  qu'à  ce  qu'il  pourrait  bien  de- 
mander pour  lui,  pour  son  frère,  ses  neveux,  ses  amis  ou  ceux  de  sa 
femme  et  ses  cliens.  Il  peuple  tous  les  emplois  de  ses  créatures,  et  s'at- 
tache à  chasser  tous  les  amis  du  duc  de  Newcastle,  sans  souci  de  ce  qui 
peut  arriver  après  lui,  ou  de  l'état  dans  lequel  il  laissera  l'adminis- 
tration. » 

Poursuivi  par  la  haine  des  tories  et  des  Écossais  qui  s'étaient 
un  moment  laissés  conduire  par  lui,  Fox,  dont  la  santé  n'était  pas 
bonne,  et  qui  aimait  les  doux  loisirs,  demande  à  quitter  la  chambre 
où  il  était  en  butte  aux  plus  violentes  attaques,  et  à  recevoir  le  prix 
du  service  signalé  qu'il  avait  rendu  à  la  couronne  et  à  sa  politique. 
Sa  prétention  était  d'obtenir  le  titre  et  le  rang  de  pair  et  de  con- 
server sa  place  de  payeur  général,  qui  lui  ménageait  le  maniement 
de  sommes  considérables  et  lui  assurait  d'énormes  profits.  Shel- 
burne servit  encore  d'intermédiaire  entre  Fox  et  Bute  au  sujet  de 
cette  place,  et  il  ne  pouvait  pas  cacher  l'étonnement  et  le  dégoût 
que  lui  inspirait  une  avidité  si  impudente. 

Il  aurait  fallu  un  talent  de  diplomate  bien  merveilleux  pour 
échapper  à  tous  les  écueils  dont  était  semée  une  négociation  aussi 
mesquine.  Fox  accusa  vivement  Shelburne  de  l'avoir  trahi,  d'avoir 
laissé  supposer  qu'en  acceptant  la  pairie  il  renoncerait  au  poste  de 
payeur  général  et  le  traita  d'infâme  menteur.  Walpole,  dans  ses 


LES   MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  821 

Mémoires,  insinue  que  Shelburne  convoitait  cette  place;  mais  la 
grande  fortune  de  Shelburne  l'élève  au-dessus  de  ce  soupçon,  et 
il  donnait  à  ce  même  moment  la  preuve  de  son  désintéressement 
en  refusant  la  place  de  secrétaire  d'état  et  de  président  du  comité 
du  commerce  [Board  of  trade).  Les  ennemis  de  Shelburne  se  sont 
emparés  de  cet  incident  pour  l'accuser  de  duplicité,  et  ils  ont 
prétendu  qu'il  avait  dépassé  Fox,  le  type  de  l'homme  rusé.  Pré- 
occupé de  défendre  des  intérêts  contraires,  jaloux  de  conserver  au 
gouvernement  l'appui  d'un  défenseur  comme  Fox,  Shelburne  a 
peut-être  atténué  ou  exagéré  quelqu'une  des  expressions  de  ses 
divers  interlocuteurs;  d'un  côté  il  faisait  espérer  au  roi  que  Fox 
donnerait  sa  démission,  et,  quand  il  causait  avec  celui-ci,  il  pas- 
sait légèrement  sur  l'importance  que  le  roi  et  son  ministère  at- 
tachaient à  la  résignation  de  son  emploi.  Bute  accepta  les  justifi- 
cations de  Shelburne  et  ne  lui  retira  pas  sa  confiance.  Il  essaya 
de  calmer  l'irritation  de  Fox,  et,  faisant  allusion  aux  bonnes  inten- 
tions du  négociateur,  il  qualifia  l'inexactitude  qu'on  lui  reprochait 
de  fraude  pieuse,  à  quoi  Fox  répliqua  vivement  '<  qu'il  voyait  bien 
la  fraude,  mais  qu'il  cherchait  en  vain  la  piété.  »  Après  une  entre- 
vue avec  le  roi,  dans  laquelle  il  témoigna  assez  d'aigreur.  Fox  finit 
par  obtenir  ce  qu'il  désirait;  il  devint  lord  Holland  et  resta  payeur 
général  jusqu'en  1765.  Cette  satisfaction  ne  suffit  pas  à  désarmer 
son  ressentiment,  et,  quoiqu'il  eût  déclaré  que  Shelburne  et  lui 
resteraient  bons  amis,  la  rupture  fut  complète;  il  ne  cessa  pas  de 
parler  de  Shelburne  dans  les  termes  les  plus  outrageans. 

Malgré  la  joie  bruyante  avec  laquelle  le  parti  de  la  cour  accueil- 
lit le  vote  de  la  paix,  la  prérogative  royale  n'avait  pas  encore  vaincu, 
et  les  parlementaires  n'étaient  pas  contraints  de  se  rendre  à  merci. 
Tout  à  coup  lord  Bute  fut  saisi,  au  milieu  de  son  triomphe,  par  un 
de  ces  mouvemens  de  lassitude  et  d'effroi  qui  s'emparent  quelque- 
fois des  ambitieux  dont  la  fortune  a  été  trop  rapide;  il  résolut  de 
se  retirer  de  la  scène. 

Il  aurait  désiré  que  Shelburne  fit  partie  du  nouveau  ministère 
comme  secrétaire  d'état  chargé  des  sceaux;  mais  Grenville,  qui  de- 
venait chef  de  la  nouvelle  administration,  objectait  la  jeunesse  de 
Shelburne,  son  inexpérience,  la  date  récente  de  son  entrée  à  la 
chambre  des  lords,  les  susceptibilités  des  vieux  pairs  et  l'impru- 
dence qu'il  y  avait  à  les  froisser  quand  une  partie  de  la  noblesse 
se  préparait  à  faire  une  opposition  ouverte.  En  apprenant  ces  diffi- 
cultés, Shelburne  se  déclara  prêt  à  s'effacer  et  à  laisser  occuper  le 
terrain  par  des  personnages  plus  autorisés.  Bute  ne  s'avoua  pas 
vaincu,  et,  imaginant  de  nouvelles  combinaisons,  il  fit  offrir  à  son 
protégé  la  présidence  du  Conseil  du  commerce.  Cette  place  ne  sou- 


822  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

riait  pas  à  Shelburne,  qui  n'avait  pas  d'ailleurs  grande  confiance 
en  ce  nouveau  ministère,  destiné,  peut-être  avant  un  an,  à  tomber 
sous  les  clameurs  de  l'opinion  publique.  Le  pouvoir  de  ce  conseil 
n'était  pas  en  rapport  avec  la  responsabilité  dont  il  était  chargé  de- 
vant le  public;  il  formulait  des  propositions,  indiquait  certaines 
mesures  à  prendre,  mais  les  moyens  d'exécution  lui  faisaient  dé- 
faut. Rarement  ceux  qui  avaient  précédé  Shelburne  dans  ces  fonc- 
tions avaient  eu  la  satisfaction  de  faire  quelque  bien,  de  voir  ap- 
pliquer leurs  idées.  Aussi  Shelburne  posait  pour  condition  à  son 
acceptation  qu'il  aurait,  comme  les  autres  secrétaires  d'état,  le 
droit  de  pénétrer  jusqu'au  roi;  Bute  lui  représenta  que  ce  serait 
semer  dans  le  nouveau  ministère  et  auprès  de  ses  collègues  des 
fermens  de  jalousie  et  de  discorde,  et  que  dans  l'intérêt  commun 
il  fallait  conserver  les  choses  sur  l'ancien  pied.  Shelburne  finit 
par  se  rendre  à  ces  considérations  et  écrivit  à  Bute  qu'il  n'y  au- 
rait pas  dans  le  cabinet  de  membre  plus  ferme,  de  meilleure  hu- 
meur et  moins  disposé  à  se  plaindre. 

IV. 

Les  difficultés  qu'avait  prévues  Shelburne  ne  tardèrent  pas  à  se 
produire.  Les  questions  coloniales  prenaient  une  importance  crois- 
sante et  soulevaient  des  problèmes  délicats  sur  le  fond  des  choses 
comme  sur  la  procédure.  Shelburne  n'était  pas  d'accord  avec  ses 
collègues.  L'Amérique  du  Nord  n'était  guère  à  cette  époque  qu'une 
expression  géographique,  et  la  partie  civilisée  était  divisée  en  gou- 
vernemens  aussi  différens  d'étendue  que  de  constitution.  C'était  une 
situation  qui  fait  songer  aux  petits  états  de  l'Italie  avant  1860,  avec 
cette  différence  que  tandis  que  les  royaumes  et  les  duchés  italiens 
présentaient  toutes  les  variétés  de  l'absolutisme,  tous  les  états  de 
l'Amérique  étaient  un  produit  sain  et  vigoureux  de  la  liberté  an- 
glaise. Le  gouvernement  dans  ces  colonies  était  réparti,  à  l'image  de 
la  métropole,  enti*e  un  gouverneur  et  un  conseil,  nommés  par  la 
couronne,  et  des  assemblées  librement  élues  par  les  colons.  Pour  les 
subsides  en  temps  de  guerre,  pour  leur  traitement  et  pour  les  autres 
dépenses  régulières,  les  gouverneurs  dépendaient  de  l'assemblée. 
Supportant  malaisément  cette  dépendance,  ils  auraient  voulu  s'af- 
franchir du  contrôle  permanent  de  l'assemblée,  qui  tous  les  ans  était 
appelée  à  voter  ces  dépenses,  et  ils  demandaient  que  ce  budget  fût 
voté  une  fois  pour  toutes,  comme  la  liste  civile  était  fixée  à  l'entrée 
de  chaque  règne  par  le  parlement.  Leurs  amis  et  patrons  à  Londres 
soutenaient  leurs  prétentions  et  y  voyaient  un  prétexte  pour  ré- 
clamer que  le  parlement  de  l'empire ,  passant  par-dessus  la  tête 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  823 

des  assemblées  coloniales,  imposât  lui-même  les  colonies  et  les 
fît  contribuer  aux  frais  généraux  du  gouvernement.  Shelburne,  qui 
avait  soutenu  une  lutte  avec  ses  collègues  sur  des  questions  de 
délimitation  des  états  et  qui  l'avait  emporté,  réserva  son  opinion, 
sous  le  prétexte  qu'il  n'avait  pu  encore  recueillir  tous  les  élémens 
d'une  solution.  Il  était  d'ailleurs  en  discussion  avec  lord  Egremont 
au  sujet  des  prérogatives  du  Conseil  du  commerce.  Le  roi  soutenait 
Shelburne  dans  ses  prétentions,  uniquement  pour  user  et  affaiblir 
ses  ministres  dans  des  dissensions  intimes  et  conserver  dans  toute 
sa  plénitude  la  prérogative  de  la  couronne. 

Le  dissentiment  éclata  sur  une  question  plus  brûlante,  sur  la  lé- 
galité du  mandat  d'arrêter  Wilkes,  le  fameux  pamphlétaire  dont 
l'histoire  a  été  racontée  dernièrement  ici -même  (1).  Halifax  en 
avait  assumé  la  responsabilité  sans  en  saisir  le  conseil  des  mi- 
nistres; tout  au  plus  avait-il  pris  l'avis  de  Grenville  et  d'Egremont, 
qui  composaient  avec  lui  le  triumvirat  directeur.  Dès  que  le  man- 
dat d'amener  avait  été  lancé,  Shelburne  avait  consulté  un  homme 
de  loi,  qui  lui  remit  une  note  fortement  motivée  et  très  sévère  pour 
Halifax.  Dégoûté  de  la  tournure  que  prenaient  les  affaires ,  il  ré- 
solut de  quitter  le  pouvoir;  mais  ses  amis,  notamment  lord  Bute, 
le  firent  revenir  sur  sa  détermination.  11  se  rendit  à  leurs  sages 
représentations,  persuadé  que  les  jours  de  ses  adversaires  étaient 
comptés  et  que  ce  n'était  pas  la  peine  de  se  quereller  avec  eux. 
En  effet ,  le  roi  était  excédé  des  façons  pédantes  de  Grenville,  et, 
poursuivi  du  désir  de  s'en  débarrasser,  il  était  disposé  à  rappeler 
non-seulement  Bedford,  mais  Pitt  et  Temple  lui-même.  Bute  reçut 
la  mission  de  former  un  nouveau  cabinet  et  d'entrer  en  négocia- 
tion avec  Pitt,  et  lord  Shelburne  fut  chargé  de  s'aboucher  avec  le 
représentant  de  Pitt.  Ses  dispositions  à  l'égard  de  «  l'idole  de  la 
multitude  »  étaient  toutes  changées.  Au  début  de  sa  carrière,  il 
était  plein  de  préjugés  contre  Pitt;  il  lui  reprochait  l'échec  de  l'ex- 
pédition sur  Rochefort,  dont  il  avait  fait  partie,  les  dépenses  énormes 
qu'entraînait  la  guerre  d'Allemagne,  sa  politique  belliqueuse,  ses 
rapports  avec  Newcastle  et  le  vieux  parti  whig,  dont  il  ne  pouvait  pas 
supporter  la  médiocrité;  enfin  il  avait  pris  parti  pour  lord  Bute, 
l'objet  des  assauts  furieux  de  Pitt.  Tout  avait  conspiré  pour  les  sé- 
parer; mais  en  1763  la  situation  n'était  plus  la  même,  la  paix  était 
faite  et  l'arrivée  de  Pitt  aux  affaires  était  la  condition,  —  qui  l'eût 
cru  quelques  années  auparavant?  —  du  maintien  et  de  la  durée  de 
la  paix.  Pour  contenir  l'ennemi  héréditaire  de  la  nation,  s'il  pou- 
vait être  tenté  de  prendre  sa  revanche,  il  fallait  à  la  tête  du  minis- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  1875. 


824  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

tère  un  homme  énergique  et  dont  la  renommée  dût  suffire  à  protéger 
le  pays.  Une  politique  pusillanime,  incertaine  dans  ses  vues,  trop 
complaisante  pour  l'étranger,  n'a  jamais  été  une  garantie  solide  de 
la  dignité  et  de  la  sécurité  d'une  grande  nation.  On  est  toujours 
tenté  de  mettre  le  pied  sur  ceux  qui  s'humilient  et  s'abandonnent. 
De  plus  Shelburne  n'avait  pas  pu  se  dérober  toujours  à  l'ascendant 
qu'exerçait  sur  tous  ceux  qui  l'approchaient  un  grand  esprit  comme 
Pitt.  Ajoutons  encore,  pour  expliquer  cette  conversion,  qu'il  avait 
appris  que  Pitt  s'était  exprimé  sur  son  compte  en  des  termes  très 
flatteurs,  et  la  louange  venant  d'une  pareille  bouche  ne  pouvait 
le  laisser  indiff'érent. 

Malgré  le  zèle  qu'il  apportait  à  ces  négociations ,  il  ne  put  les 
faire  aboutir  :  il  se  heurta  à  des  antipathies  personnelles.  Pitt  ne 
voulait  pas  laisser  rentrer  le  duc  de  Bedford  dans  le  ministère;  ce- 
lui-ci demandait  l'éloignement  de  Bute,  et  le  roi  finalement  ne 
voulut  pas  consentir  à  rappeler  aux  affaires  ces  whigs  dont  il  avait 
salué  la  chute  avec  tant  de  joie,  il  y  avait  peu  d'années.  Dès  qu'il 
fut  constant,  après  les  deux  entrevues  de  Pitt  avec  le  roi,  que  la 
combinaison  proposée  avait  échoué  et  que  le  roi,  malgré  son  dé- 
plaisir, garderait  son  ancien  ministère,  Shelburne  donna  sa  démis- 
sion de  la  présidence  du  Conseil  du  commerce,  Walpole,  toujours 
prompt  à  médire  de  son  prochain,  n'a  pas  manqué  d'insinuer  que 
Shelburne  avait  pressenti  la  prochaine  arrivée  de  Pitt  au  ministère 
et  qu'il  cherchait  dès  ce  moment  à  faire  sa  paix  avec  lui. 

Quelques  semaines  après,  quand  s'ouvrirent  les  débats  parle- 
mentaires à  propos  de  Wilkes,  lord  Shelburne  parla  dans  la  chambre 
des  lords  contre  la  motion  proposée  de  déclarer  que  «  le  privilège 
du  parlement  ne  s'étendait  ni  à  la  production  ni  à  la  publication 
de  libelles  séditieux.  »  A  la  vérité  il  glissa  dans  son  discours  un 
compliment  pour  lord  Bute  et  des  protestations  d'attachement  à  la 
couronne;  mais  toutes  ce  précautions  et  ces  réserves  n'eurent  au- 
©un  succès.  George  III  ne  pouvait  pas  supporter  la  moindre  oppo- 
sition. Il  avait  pour  devise  :  stet  pro  ralione  voluntas,  et  il  exigeait 
une  soumission  absolue.  Ceux  qui  osaient  la  lui  refuser  étaient  ses 
ennemis;  ses  ministres  ne  devaient  être  de  fait,  comme  de  nom,  que 
ses  serviteurs,  et  le  parlement  un  Ut  de  justice  pour  enregistrer  ses 
édits.  Aussi  ne  put-il  pardonner  à  Shelburne  de  s'être  permis  un  vote 
indépendant  sur  une  question  qui  lui  tenait  à  cœur  et  dont  il  avait  fait 
la  pierre  de  touche  du  dévoûment  à  sa  personne.  Shelburne,  sur  son 
ordre  exprès ,  fut  destitué  de  sa  place  d'aide-de-camp  du  roi ,  sous 
prétexte  «  qu'il  s'était  conduit  comme  un  homme  indigne  et  qu'il 
n'avait  pas  tenu  sa  parole.  »  Sa  majesté  eût  été  bien  embarrassée 
de  prouver  en  quoi  Shelburne  avait  manqué  à  ses  engagemens,  car 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SUELBURKE.  825 

dès  la  première  heure  il  avait  protesté  contre  le  caractère  arbitraire 
de  l'arrestation  de  Wilkes.  A  quelque  temps  de  là,  Shelburne  s'é- 
tant  présenté  à  la  cour  à  une  des  réceptions  officielles,  le  roi  feignit 
de  l'ignorer  et  adressa  la  parole  aux  deux  personnes  qui  étaient  à 
ses  côtés.  Heureusement  Shelburne  n'était  pas  de  ces  natures  ten- 
dres et  faibles  qu'un  regard  plus  sévère,  un  accueil  plus  froid,  ont 
plongées  dans  une  tristesse  inconsolable  et  qui  en  sont  morts.  Il 
supporta  noblement  sa  disgrâce,  accompagné  dans  sa  retraite  par 
la  faveur  populaire. 

Pendant  que  ses  amis  de  cour  accablaient  le  ministre  tombé  et 
s'acharnaient  à  noircir  son  caractère,  lord  Shelburne  goûtait  ces 
charmes  de  la  vie  à  la  campagne  qu'il  avait  vantés  autrefois  à  Fox 
lors  de  ses  premières  déceptions.  Dans  ce  magnifique  domaine  de 
Bowood,  qui  avait  été  détaché  des  forêts  de  l'état  pour  être  con- 
cédé à  des  courtisans  de  Jacques  P'',  il  s'occupait  d'agriculture,  fai- 
sait creuser  un  lac,  donnait  des  fêtes,  recevait  des  amis  et  ne  né- 
gligeait pas  les  lettres.  Il  achetait  des  manuscrits  sur  l'histoire 
d'Angleterre,  depuis  le  règne  d'Henri  VI  jusqu'à  la  chambre  étoi- 
lée,  et  depuis  cette  époque  jusqu'au  règne  de  George  III,  collection 
précieuse  qui  a  bien  manqué  d'être  dispersée  à  la  mort  de  Shel- 
burne. Ses  héritiers  immédiats  paraissent  avoir  partagé  le  senti- 
ment de  l'ignorant  de  la  fable,  «  le  moindre  ducaton  serait  bien 
mieux  mon  affaire,  »  et,  sans  l'intervention  d'un  commissaire-pri- 
seur  un  peu  plus  intelligent,  ils  auraient  livré  les  manuscrits  de 
Julius  Cœsar,  l'archiviste  de  Jacques  I"'  et  de  Charles  I"",  à  un  mar- 
chand de  fromage  qui  en  avait  offert  10  livres  (1). 

Tout  en  vivant  à  la  campagne,  Shelburne  allait  souvent  à  Lon- 
dres et  y  entretenait  de  nombreuses  relations  dans  la  haute  société. 
Il  était  le  centre  de  ce  petit  groujje  de  jeunes  orateurs  dont  parle 
Walpole,  qui  avaient  l'habitude  de  se  rendre  dans  Hill  Street,  où  ils 
se  rencontraient  avec  des  hommes  de  lettres  d'un  autre  âge  et  d'o- 
pinions poUtiques  très  diverses,  Johnston,  Goldsmith,  Reynold.  Là 
venait  aussi  Biackstone,  qui  rêvait  d'être  placé  à  la  tête  d'un  col- 
lège et  qui  développait  tout  un  plan  de  réformes,  reprochant  aux 
universités  d'être  organisées  pour  former  des  prêtres  et  de  négliger 
l'instruction  des  laïques.  Là  aussi  venait  pour  un  moment  Hume, 
qui,  en  retournant  en  Ecosse,  écrivait  à  Shelburne  une  lettre  d'a- 
dieu pleine  de  grâce  et  d'esprit. 

«  Je  suivrai  toujours  vos  succès  dans  la  politique  avec  un  intérêt  af- 
fectueux, et  je  n'aurai  qu'un  regret,  c'est  d'en  jouir  de  si  loin.  Je  me 

(I)  Le  British-Museum  les  possède  aujourd'hui.  Voyez  l'étude  de  M.  George  Pcrrot 
dans  la  Revue  du  1"  décenibie  18'- 5. 


826  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

rappelle  avoir  vu  chez  vous  un  tableau  qui  représente  un  Hottentot 
retournant  dans  les  bois  rejoindre  ses  compagnons  d'enfance  et  jetant 
derrière  lui  tous  les  beaux  habits  de  la  civilisation.  Je  ne  me  compare 
pas  tout  à  fait  à  lui,  car  je  retourne  vers  un  peuple  très  sociable  et  très 
civilisé.  Seulement  je  veux  indiquer  par  cette  allusion  que  la  force  de 
l'habitude  finit  par  rendre  tout  à  fait  impropre  au  commerce  du  grand 
monde  un  savant  voué  à  l'étude  et  à  la  retraite,  et  que  c'est  une  preuve 
de  sagesse  de  fuir  le  monde,  quand  Page  vous  a  fait  de  cette  habitude 
une  seconde  nature.  » 

De  cette  société,  Walpole  ne  faisait  pas  partie;  il  poursuivait 
même  celui  qui  en  était  le  centre  et  le  chef  d'une  haine  profonde, 
autant  du  moins  que  sa  nature  légère  le  permettait.  Il  était  de  la 
même  trempe  que  cet  Écossais  qui ,  pendant  la  plus  grande  par- 
tie de  sa  vie,  était  convaincu  que  son  frère  et  lui  étaient  les  seuls 
membres  de  l'église  visible,  et  qui  vers  la  fin  commença  d'avoir 
des  doutes  sur  la  fidélité  de  son  frère.  Walpole  avait  cru  trop  long- 
temps que  «  le  général  Conway  et  lui  étaient  les  seuls  qui  eussent 
de  l'intelligence  et  de  la  moralité;  mais,  vers  la  fin,  il  n'avait  plus 
la  même  confiance  dans  le  général.  » 

Au  commencement  de  l'année  1765,  Shelburne  épousa  lady  So- 
phia  Carteret,  la  fille  de  lord  Grenville,  dont  la  beauté,  dit  Wal- 
pole, ne  ressemblait  à  aucune  autre.  M.  Disraeli  a  supposé  que  cette 
alliance  n'avait  pas  été  étrangère  aux  appréciations  et  aux  sympa- 
thies politiques  de  Shelburne.  Quoi  qu'il  en  soit,  sur  le  chapitre  des 
vieux  whigs,  Shelburne  était  bien  à  l'unisson  avec  son  beau-père, 
qui  avait  eu  à  souffrir  plus  d'une  fois  dans  sa  carrière  de  leur  étroi- 
tesse  et'de  leur  esprit  de  camaraderie.  Par  une  étrange  coïncidence, 
ce  fut  pendant  que  Shelburne  se  mariait  que  se  traita  au  parle- 
ment cette  grosse  question  de  l'acte  du  timbre,  qui  devait  exercer 
une  influence  capitale  sur  toute  sa  carrière  politique.  Il  ne  put  as- 
sister que  de  loin  à  ces  mémorables  débats  et  féliciter  son  ami 
Barré,  qui  avait  eu  l'honneur  de  prononcer  un  de  ces  mots  qui  sont 
le  lendemain  populaires  et  ne  s'elfacent  plus  de  la  mémoire  de  ceux 
dont  ils  ont  traduit  les  sentimens._^Il  avait  appelé  les  Américains  les 
fils  de  la  liberté. 

Le  roi  donna  pour  la  première  fois  en  1765  des  signes  de  cette 
affection  mentale  qui  se  développa  dans  la  suite  et  fut  connue 
sous  son  vrai  nom.  Préoccupé  lui-même,  dans  l'intérêt  de  sa  dy- 
nastie, des  conséquences  que  pouvait  avoir  cette  maladie,  il  ré- 
digea de  sa  main  un  projet  de  loi  de  régence,  qui  lui  faisait  la  part 
du  lion.  Lord  Shelburne  se  fit  un  grand  honneur  en  attaquant  vi- 
goureusement le  bill  dans  la  chambre  des  lords.  Après  avoir  déclaré 


LES    MÉMOIRES    DE    LORD    SHELBURNE.  827 

que  le  bill  n'était  ni  sage  ni  nécessaire,  il  montra  que  le  roi  était 
exposé,  comme  toute  autre  personne,  à  se  tromper,  et  tout  parti- 
culièrement dans  les  questions  qui  touchaient  à  ses  intérêts  ou  à 
ceux  de  sa  famille  ;  puis  il  revendiqua  fièrement  les  droits  du  par- 
lement, qui  ne  peut  pas  être  réduit  à  la  simple  fonction  d'enregis- 
trer les  vœux  de  la  couronne,  et  il  continua  en  ces  termes  : 

«  Le  parlement  actuel  ne  me  paraît  pas  avoir  le  droit  de  faire  des  lois 
qui  lieront  les  parlemens  futurs,  et  précisément  sur  les  points  qui  n'in- 
téressent que  l'avenir,  à  moins  que  sa  sagesse  et  son  pouvoir  ne  soient 
tels  qu'il  puisse  découvrir  les  événemens  qui  ne  sont  pas  encore  nés, 
ou  arrêter  le  cours  des  affaires  humaines.  S'il  n'a  pas  ce  pouvoir,  com- 
ment pouvez-vous  croire  que  l'avenir  fera  le  sacrifice  de  ses  droits  par- 
ticuliers? Et  quel  rôle  fait-on  jouer  au  parlement  ?  Sauf  les  personnes  de 
la  famille  royale,  tous  les  autres  membres  du  conseil  de  régence  sont 
abandonnés  au  choix  du'roi  :  le  nom  même  du  régent  est  jusqu'ici  in- 
connu et  par  conséquent  ne  peut  pas  être  approuvé.  Les  dix  grands 
ofliciers  de  l'état  seront  ceux  qui  se  trouveront  en  fonction  au  moment 
de  la  mort,  or  il  se  peut  que  ces  dix  personnages  soient  les  plus  dan- 
gereux de  tout  le  royaume  et  que,  tout  en  étant  des  instrumens  utiles 
entre  les  mains  d'un  roi  sage  et  tenant  le  gouvernail,  ils  soient  de  leur 
personne  tout  à  fait  méprisables  sous  le  double  rapport  de  la  moralité 
et  de  l'intelligence,  et,  si  c'est  le  cas,  la  nation  pendant  une  minorité 
peut  être  gouvernée  par  les  hommes  les  plus  incapables,  à  l'exclusion 
de  ceux  qui  occupent  le  premier  rang  et  qui  possèdent  la  fortune,  le 
mérite,  les  talents  et  toutes  les  capacités.  A  ces  objections,  on  opposera 
comme  un  argument  irréfutable  la  haute  sagesse  du  roi;  mais  voilà  une 
argumentation  qui  n'est  pas  parlementaire  :  c'est  le  langage  des  es- 
claves, non  des  hommes  hbres.  La  sagesse  du  roi  peut  être  un  motif 
allégué  dans  le  privé;  ce  ne  doit  jamais  être  un  argument  à  produire 
en  public.  Quand  le  salut  de  l'état  est  en  jeu,  il  faut  supposer  que  tous 
les  hommes  sont  faillibles.  Bien  plus,  nous  ne  devons  pas  oublier  que 
cette  nomination  du  régent  et  du  conseil  de  régence  sera  probablement 
le  dernier  acte  de  sa  majesté,  alors  que  la  vieillesse  et  les  infirmités 
auront  affaibli  son  esprit,  et  que  l'intrigue  pourra  être  toute-puissante. 
Passe  encore  si  cette  loi  ne  devait  pas  produire  d'autre  mal  qu'une 
mauvaise  administration  pour  une  courte  période;  mais  ce  qu'il  y  a 
de  plus  à  craindre,  c'est  que  le  mépris,  le  ressentiment,  la  violence,  ne 
l'emportent  après,  et  que  l'autorité  légale  d'une  pareille  régence  ne  soit 
ouvertement  bravée  !  » 

Ces  argumens  n'eurent  pas  de  succès  auprès  d'une  assemblée 
que  le  roi  avait  intimidée  ou  séduite;  à  la  votation,  six  pairs  seule- 
ment se  levèrent  avec  Shelburne.  La  conduite  du  ministère,  dans 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  question  de  la  régence,  lui  avait  fait  perdre  beaucoup  de 
terrain,  et  George  crut  le  moment  favorable  pour  se  débarrasser 
des  longues  dissertations  de  Grenville,  qui,  tout  en  soutenant  la 
politique  du  roi,  l'avait  blessé  au  cœur,  en  refusant  d'inscrire  le 
nom  de  la  reine-mère  dans  l'acte  de  la  régence.  Après  des  essais 
infructueux  de  confier  les  affaires  à  Pitt,  le  roi,  ne  pouvant  plus 
supporter  les  insolences  de  Grenville  et  de  Bedford,  chargea  le 
marquis  de  Rockingham,  le  chef  du  jeune  parti  whig,  de  former  un 
ministère.  Shelburne  fut  sollicité  d'en  faire  partie;  mais  il  répondit 
que  sa  présence  au  ministère  serait  plus  nuisible  qu'utile  aux  inté- 
rêts de  sa  majesté,  et  que  sa  ligne  de  conduite  à  l'endroit  du  nou- 
veau cabinet  était  tout  entière  dans  ces  mots  :  «  les  mesures  et 
non  les  personnes.  »  11  tint  parole  en  effet,  et  il  contribua  par  un 
discours  très  énergique  au  rappel  de  Vacte  du  timbre;  mais  il  est 
des  victoires  qui  sont  funestes  à  ceux  qui  les  remportent  :  tel  fut 
le  cas  pour  lord  Rockingham.  L'opinion  publique  était  persuadée 
qu'il  n'avait  consenti  à  faire  rapporter  l'édit  du  timbre  que  sur  les 
objurgations  de  Pilt,  et  réclama  hautement  que  le  grand  député  fût 
placé  à  la  tête  du  ministère.  Rockingham  courba  la  tête  sous  l'orage; 
il  essaya  d'entrer  en  négociation  avec  Pitt  et  de  traiter  avec  lui  sur 
le  pied  d'égalité.  Le  roi  détestait  ces  ministres  qui  avaient  conservé 
leur  indépendance  et  n'avaient  pas  voulu  servir  sa  politique  per- 
sonnelle; il  s'empressa  de  profiter  de  la  défaveur  qui  s'attachait 
à  leurs  derniers  actes  pour  les  remercier  et  s'adresser  à  Pitt.  Il 
comptait  sur  son  influence  pour  désorganiser  tout  le  parti  libéral 
et  laisser  libre  carrière  à  la  prérogative  royale.  Pitt  cependant  ne 
se  laissa  pas  dicter  le  choix  de  ses  collègues  par  le  caprice  du  roi; 
tout  courtisan  obséquieux  qu'il  fût,  il  conserva  son  droit  d'initia- 
tive, et  en  juillet  1766  il  appela  au  poste  de  secrétaire  d'état  Shel- 
burne, malgré  le  déplaisir  très  vif  de  sa  majesté,  qui  n'oubliait  pas 
la  conduite  passée  de  ce  jeune  ministre. 

Nous  laissons  lord  Shelburne  au  comble  de  ses  vœux;  le  second 
volume  de  lord  Fitzmaurice  nous  promet  des  détails  inédits  sur  le 
rôle  du  parti  whig  pendant  la  révolution  française  et  nous  intro- 
duira dans  la  société  dont  Bowood  était  le  centre,  au  milieu  des 
Priestley,  des  Price  et  des  Bentham. 

Cette  histoire  du  parlement  anglais  au  jour  la  journée,  qui  nous 
conduit  derrière  la  scène  et  nous  montre  tous  les  ressorts  du  drame 
qu'on  applaudit  d'en  bas,  est  implacable  pour  toutes  ces  théories 
majestueuses  qui  prétendent  nous  expliquer  la  solidité  durégime 
monarchique  en  Angleterre  et  l'irrémédiable  fragilité  de  cet  éta- 
blissement dans  notre  pays.  On  insiste  d'ordinaire  sur  le  loyalisme 
de  l'Anglais,  sur  ce  sentiment  de  fidélité  et  de  respect  qui  l'attache 


LES  MÉMOIRES  DE  LORD  SHELBURNE.  829 

à  son  souverain  ;  on  en  fait  une  vertu  de  race,  comme  si  quelque 
bonne  fée,  celle  qui  décide  du  sort  politique  des  peuples,  déposait 
cette  vertu  dans  le  berceau  de  tout  enfant  qui  naît  sur  le  sol  de  la 
libre  Angleterre.  Et  cependant  au  xviii*  siècle,  pendant  que  le 
Français  léger,  irrespectueux  s'éprenait  d'enthousiasme  pour  son 
roi,  lui  décernait  le  doux  nom  de  Bien-Aimé,  et  frissonnait  de  dou- 
leur et  d'effroi  à  la  pensée  de  le  perdre,  le  maréchal  de  Berwick, 
engagé  dans  une  intrigue  qui  avait  pour  but  de  rétablir  les  Stuarts, 
pouvait  écrire  sans  être  démenti,  pour  justifier  ses  promesses  de 
succès  :  «  L'Anglais  naturellement  volage  se  courbera  devant  le 
fait  accompli  et  accueillera  avec  joie  le  prétendant  quand  il  le 
verra  conduit  au  parlement  par  la  reine  Anne.  »  Et  à  la  veille  de 
la  révolution,  en  1785,  un  Anglais  qui  voyageait  en  France,  en- 
tendait les  Français  reprocher  à  ses  compatriotes  d'avoir  décapité 
Charles  P''  et  se  glorifier  d'avoir  toujours  gardé  à  leur  propre  roi 
un  attachement  inviolable,  une  fidélité,  un  respect  que  nul  excès  ou 
sévérité  de  sa  part  n'avait  pu  ébranler  (1).  Tant  il  est  vrai  que  les 
peuples,  comme  les  individus,  sont  ondoyans  et  divers,  que  leur 
caractère  se  forme  et  se  trempe  au  feu  des  expériences  et  des  cir- 
constances successives  de  l'histoire  et  que  les  fatalités  de  race  ne 
sont  pas  la  clé  de  tous  les  problèmes.  Le  loyalisme  ne  pousse  pas 
spontanément  sur  le  sol  britannique,  et  il  n'est  pas  incapable  de 
s'acclimater  et  de  fleurir  sous  d'autres  zones  :  comme  tous  les  sen- 
timens  et  toutes  les  vertus  de  l'humanité,  il  s'est  développé  lente- 
ment, sous  l'influence  des  épreuves  et  des  luttes  de  la  réalité,  et 
il  n'a  vraiment  pris  racine  dans  le  cœur  de  la  nation  que  le  jour  où 
il  a  été  démontré  que  les  intérêts  du  peuple,  sa  grandeur  et  sa 
liberté  n'avaient  pas  de  garantie  plus  sérieuse,  de  boulevard  plus 
assuré  que  la  dynastie  de  Hanovre. 

De  toutes  les  théories  qui  veulent  expliquer  pourquoi  la  mo- 
narchie anglaise  n'est  pas  exposée  à  ces  tourmentes  périodiques 
qui  s'abattent  sur  le  continent,  il  n'en  est  aucune  de  plus  ingé- 
nieuse que  celle  de  cet  Anglais  dont  parle  Jackson  dans  ses  Mé- 
moires. Ce  personnage,  dont  le  nom  méritait  d'être  conservé  à 
la  postérité,  avait  passé  à  Paris  le  mois  de  novembre  de  l'année 
1802.  Or  l'automne  cette  année  avait  été  particulièrement  beau  : 
pas  de  brumes,  ni  de  pluie,  toujours  un  ciel  d'azur  sans  nuages. 
L'insulaire  n'y  comprenait  rien  ;  ce  beau  temps  lui  paraissait  inso- 
lent, comme  un  défi  à  son  pays  natal.  «  Ce  n'est  pas  le  temps  de 
la  saison,  »  s'écria-t-il  en  songeant  aux  brouillards  de  la  Tamise  ; 
«  le  caractère  dépend,  plus  que  vous  ne  pouvez  l'imaginer,  de 
l'état  de  l'atmosphère.  Quand  l'air  est  pesant  et  lourd,  il  met  du 

(1)  Taine,  Ancien  régime,  p.  15. 


830  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plomb  dans  la  cervelle,  et  nous  autres  Anglais  nous  devons  une 
bonne  partie  de  notre  bon  sens,  de  notre  respect  pour  Dieu  et  pour 
sa  majesté  notre  souverain,  pour  les  lois  du  pays,  à  l'action  cal- 
mante de  notre  climat,. tandis  que  cet  air  vif  et  léger,  ce  ciel  bril- 
lant surexcite  les  esprits  de  ce  peuple;  on  dirait  qu'ils  se  sont  tous 
mis  au  régime  du  vin  de  Champagne.  C'est  une  nourriture  qui 
manque  de  coi'ps,  de  substance  et  qui  les  prédispose  à  toute  sorte 
de  folie  ;  avec  le  temps,  ils  finissent  par  être  atteints  d'une  espèce 
de  deliriumtremeiis  moral  qui  en  fait  des  sauvages.  Ils  jettent  tout 
à  bas,  palais  et  églises,  rois  et  nobles,  tout  ce  qui  se  trouve  sur 
leur  chemin,  jusqu'à  ce  que  l'accès  soit  passé.  Alffrs,  s'il  se  rencontre 
un  homme  qui  ait  conservé  son  sang-froid  et  qui  ne  perde  pas  la 
tète,  il  peut  les  tenir  tous  sous  le  talon  de  sa  botte.  »  A  cette  tliéo- 
rie  d'un  Anglais  en  l'honneur  du  climat  insulaire,  on  peut  oppo- 
ser un  autre  essai  de  généralisation  tout  aussi  solide  et  non  moins 
piquant,  que  le  prince  de  Talleyrand  développait  un  soir  avec  une 
certaine  complaisance  à  lord  Aberdeen  clans  une  de  ces  réceptions 
brillantes  de  Holland-House  où  se  rencontraient  tous  les  talens, 
toutes  les  célébrités  de  l'Angleterre  et  du  continent.  La  théorie 
est  moins  brutale  et  moins  fataliste;  elle  asservit  moins  l'homme 
aux  influences  de  la  nature  et  elle  reflète  bien  ce  sentiment  déli- 
cat du  charme  et  du  danger  de  la  vie  sociale,  comme  le  cultivait 
l'ancienne  société  française.  |«  Je  m'explique  parfaitement  la  vi- 
gueur, la  virilité  du  caractère  anglais,  et  celte  dissipation,  cette  fri- 
volité, qui  nous  enlèvent  notre  énergie  et  font  du  Français  un  être 
léger  et  inconstant  :  cela  vient  tout  simplement  de  votre  habitude 
de  séparer  les  sexes  après  le  dîner.  »  Les  deux  théories,  malgré 
leur  origine  bien  diverse,  ont  ceci  de  commun  qu'elles  font  d'une 
certaine  lourdeur  et  pesanteur  d'esprit,  qu'elle  soit  le  produit  natu- 
rel du  climat  ou  le  fruit  des  libations  prolongées  après  le  départ 
des  dames,  la  condition  essentielle  d'un  établissement  politique  fort 
et  durable.  Si,  sous  cette  forme  humoristique,  il  faut  reconnaître 
cette  vérité  que  la  précipitation,  l'impatience,  la  mobilité,  l'esprit 
de  salon,  n'ont  jamais  rien  fondé,  et  que,  pour  doubler  le  cap  des 
tempêtes  et  ne  pas  sombrer,  les  nations  comme  les  navires  ont  be- 
soin de  lest,  pardonnons  à  nos  théoriciens  leur  prétention  dogma- 
tique et  souvenons-nous  de  la  leçon. 

Ces  Mémoires  de  lord  Shelburne,  il  faut  bien  en  convenir,  ne 
nous  présentent  pas  toujours  le  régime  parlementaire  sous  les  cou- 
leurs les  plus  attrayantes,  et  ceux  qui  sont  à  l'airùt  pour  saisir  au 
passage  et  dénoncer  les  misères,  les  lenteurs  ou  les  infamies  de  ce 
système,  pourront  ramasser  clans  ce  récit  d'un  témoin  et  d'un  ac- 
teur, plus  d'un  trait  empoisonné;  mais,  si  nous  ne  voulions  accepter 
que  les  hommes  et  les  institutions  qui  sont  à  l'abri  de  tout  reproche. 


LES    MÉMOIRES    DE   LORD    SHELBURNE,  831 

nous  devrions  nous  retirer  de  l'arène  où  nous  cherchons  à  tâtons  à 
serrer  toujours  de  plus  près  la  vérité  et  la  justice,  et  nous  réfugier 
sur  les  hauteurs  vertigineuses  de  la  vie  mystique.  Il  faut  bien  en 
prendre  notre  parti  :  le  bien  et  le  vrai  ne  descendent  pas  du  ciel, 
tout  parés,  comme  un  beau  saint  George  qui  terrasse  Satan  sans 
avoir  subi  ses  étreintes,  et  dont  l'armure  resplendissante  n'a  été  ni 
ternie  ni  salie  dans  la  lutte.  C'est  l'excellence  du  régime  parlemen- 
taire de  suffire,  comme  tout  organisme  sain  et  vigoureux,  à  la  double 
tâche  de  réparer  chaque  jour  les  dépenses  de  la  vie  et  d'expulser 
progressivement  les  élémens  morbides  qui  provoquent  la  fièvre  et 
le  désordre.  S'il  est  vrai,  comme  le  dit  le  cardinal  de  Retz,  qu'as- 
sembler les  hommes,  c'est  les  émouvoir,  il  est  tout  aussi  juste  de 
soutenir  qu'assembler  les  hommes,  c'est  les  moraliser.  M'"^  de  Staël 
a  bien  marqué  ce  caractère  de  toute  réunion  d'hommes  :  a  II  est 
souvent  arrivé,  dit-elle,  de  séduire  un  individu,  en  lui  parlant  seul, 
par  des  motifs  malhonnêtes;  mais  l'homme  en  présence  de  l'homme 
ne  cède  qu'à  ce  qu'il  peut  avouer  sans  rougir.  »  Cette  remarque 
suffît  à  la  justification  du  système  parlementaire  et  nous  explique 
comment  ces  parlemens  anglais  du  xviii®  siècle,  composés  par  des 
procédés  si  impurs ,  où  les  députés  n'avaient  pas  plus  de  honte 
à  accepter  des  liasses  de  billets  de  banque  que  les  ministres  à  les 
olTrir,  ont  cependant  servi  d'une  manière  efficace  la  cause  de  la 
liberté  et  du  progrès.  On  put  croire  un  moment  que  les  temps  pré- 
dits par  Montesquieu  étaient  arrivés  et  que,  le  pouvoir  législatif 
étant  aussi  corrompu  que  le  pouvoir  exécutif,  le  pays  était  perdu. 
Il  l'eût  été,  si  le  parlement  avait  délibéré  à  huis-clos  sans  souci  de 
l'opinion  publique;  mais  la  nécessité  de  plaider  sa  cause  devant  le 
public,  le  besoin  d'entretenir  des  relations  constantes  avec  la  nation 
qui  écoute  et  qui  juge,  l'obligation  de  former  l'opinion,  voilà  les 
agens  irrésistibles  qui  finissent  par  faire  sortir  le  bien  du  mal,  la  sa- 
gesse de  la  passion,  et  qui  assurent  le  triomphe  de  l'intérêt  général 
sur  toutes  les  intrigues  et  les  compétitions  personnelles.  Le  système 
parlementaire  offre  plus  de  prise  à  la  critique  et  à  la  déclamation, 
parce  que  tous  les  jours  il  soumet  le  gouvernement  à  la  malignité 
du  public  et  qu'il  ne  dissimule  aucune  de  ses  plaies;  mais  le  despo- 
tisme, sous  ses  formes  diverses,  a-t-il  bien  raison  de  triompher 
parce  qu'il  cache  sous  des  draperies  flottantes  toutes  les  parties 
gangrenées  sur  lesquelles  il  faudrait  appliquer  le  fer  et  le  feu?  Et 
vouloir  supprimer  dans  le  gouvernement  d'un  pays  les  agitations  et 
les  luttes  parlementaires,  n'est-ce  pas,  comme  l'a  dit  Macaulay, 
«  enlever  au  serpent  ses  sonnettes  et  lui  laisser  son  dard  ?  » 

Ernest  Fontanès. 


IVAN  LE   TERRIBLE 


ET 


LES  ANGLAIS  EN  RUSSIE 


M.  louri  Tolstoï  :  I.  Anglia  i  eïa  vidy  na  Rossiou  v  XF/"  viéké,  dans  le  Viestnik  Evropy 
d'août  1875.  —  IL  Pervyia  sorok  liet  snocheniï  mejdou  Rossieou  i  Anglieiou,  i553-i593 
(England  and  Russia),  Saint-Pétersbourg  1875. 


Dans  le  tableau  du  commerce  européen  avec  la  Russie,  la  France 
occupe  le  troisième  rang,  tant  pour  les  importations  que  pour  les 
exportations.  Elle  n'est  primée  que  par  l'Angleterre  et  l'Allemagne, 
c'est-à-dire  la  Prusse  accrue  des  états  de  la  confédération  du  nord. 
La  supériorité  de  l'Allemagne  s'explique  par  le  voisinage,  la  fa- 
cilité des  communications,  l'étendue  des  frontières  qui  la  mettent 
en  contact  avec  la  Russie,  et  aussi  par  cette  circonstance,  que  dans 
le  chiffre  des  importations  allemandes  doivent  figurer  beaucoup 
de  produits  d'origine  française.  La  supériorité  des  Anglais  tient  à 
un  plus  vaste  développement  de  leur  marine  marchande ,  à  une  ac- 
tivité plus  grande  de  leur  industrie,  à  la  variété  infinie  des  produits 
qui,  des  cinq  parties  du  monde,  naviguent  sous  leur  pavillon.  Tan- 
dis que  la  France  a  repris  l'avantage  sur  certaines  nations  dont  les 
vaisseaux  avaient  précédé  les  siens  dans  les  ports  russes,  sur  la 
Hollande  par  exemple,  dont  le  chiffre  d'affaires  avec  l'empire  des 
tsars  est  de  moitié  inférieur  au  nôtre ,  nous  sommes  restés  en  ar- 
rière des  états  britanniques.  Les  Anglais  sont  arrivés  les  premiers 


IVAN   LE    TERRIBLE.  833 

en  Russie,  et  dès  lors  ont  gardé  la  première  place  dans  son  système 
d'échanges. 

L'histoire  des  plus  anciennes  relations  de  l'Angleterre  avec  la 
Moscovie  appartient  à  l'âge  héroïque  de  la  navigation  et  du  com- 
merce européens.  C'est  le  temps  où  la  fureur  des  voyages,  passant 
des  Espagnols  et  des  Portugais  aux  peuples  riverains  de  la  Manche, 
pousse  les  Français,  avec  Jean  de  Léry  au  Brésil,  avec  Jacques  Car- 
tier au  Canada,  avec  nos  colons  protestans  à  la  Floride  (1).  C'est 
le  temps  où,  envieux  des  découvertes  de  Colomb,  de  Cortez  et  de 
Gama,  jaloux  de  s'ouvrir  une  route  vers  la  richesse  des  Indes,  les 
marins  anglais  se  répandent  d'un  pôle  à  l'autre,  à  la  recherche  de 
nouveaux  passages,  où  les  Cabot  vont  reconnaître  le  Labrador, 
Walter  Raleigh  découvrir  la  Louisiane,  Drake  renouveler,  après 
Magellan,  le  miracle  du  tour  du  monde,  où  Jean  Davvis  et  Frobisher 
s'enfoncent  dans  les  passes  glaciales  de  l'Amérique  du  Nord.  Parmi 
toutes  ces  témérités  auxquelles  s'essayait  la  marine  naissante  de 
l'Angleterre,  on  reconnaît  bientôt  un  vaste  plan  d'ensemble  dicté 
par  Giovanni  Cabotto  ou  John  Cabot,  ce  Vénitien  qui  fonda  la  gloire 
maritime  de  la  Grande-Bretagne,  et  poursuivi  par  son  fils  Sébastien. 
Sous  eux,  la  marine  anglaise,  trouvant  trop  étroite  pour  elle  ce 
monde  que  se  partageaient  les  Espagnols  et  les  Portugais,  veut  se 
frayer  une  issue  pour  s'en  échapper  et  découvrir  à  son  tour  des 
mers  vierges  et  des  océans  inexplorés.  En  l/i97,  John  Cabot  tente  le 
passage  par  le  nord- ouest  et  n'aboutit  qu'au  Labrador  et  à  Terre- 
Neuve;  de  1526  à  1530,  Sébastien  s'ingénie  vainement  à  chercher 
une  solution  de  continuité  dans  l'immense  barrière  que  lui  opposait 
à  l'ouest  le  continent  américain,  et  ne  rencontre  que  des  estuaires 
de  fleuves  là  où  il  espérait  des  détroits  ;  il  propose  alors  de  risquer 
le  passage  par  le  nord-est  en  s'élevant  le  plus  possible  vers  le  pôle 
et  en  débutant  par  le  formidable  périple  de  la  Scandinavie  lapone. 
Sans  doute  on  arriverait  dans  cette  mer  étrange  dont  parle  Tacite, 
«  mer  paresseuse  et  immobile,  qui  forme  la  ceinture  du  monde,  où 
l'on  entend  la  rumeur  du  soleil  qui  se  lève.  »  Une  compagnie  de 
marchands  aventuriers  se  forma  pour  la  découverte  «  des  régions, 
royaumes,  îles  et  endroits  inconnus,  encore  non  visités  par  la  voie 
de  mer.  »   Sébastien  Cabot ,  grand  pilote  d'Angleterre ,    en   fut 
nommé  gouverneur  à  vie.  Trois  vaisseaux,  sous  la  conduite  de  Wil- 
loughby  et  Chancellor,  cinglèrent  vers  les  espaces  mystérieux  du 
nord.  Il  fallait  des  hommes  fortement  trempés  pour  une  telle  en- 
treprise; l'envie  d'ouvrir  au  commerce  anglais  de  nouveaux  débou- 
chés n'eût  pas  suffi  pour  les  soutenir  au  milieu  de  périls  inouïs; 

(1)  Voyez  le  récent  livre  de  M.  Paul  GaffarcI,  Histoire  de  la  Floride  française. 
TOMB  XIII.  —  187G.  53 


8 SA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  y  fallait  de  plus  cette  héroïque  aspiration  à  l'inconnu  qui  fit  les 
Colomb  et  les  Gama.  Certes  ce  n'était  pas  un  vulgaire  chercheur 
d'épices  que  ce  Willoughby,  qui,  expirant  d'une  mort  lente  et 
cruelle  par  le  froid  et  la  faim,  au  milieu  de  son  équipage  décimé, 
de  ses  mains  raidies  et  glacées  essaya  de  consigner  sur  son  livre  de 
bord  et  de  faire  part  à  la  postérité  des  derniers  secrets  entrevus 
dans  l'ombie  de  la  mort. 

Sur  les  côtes  de  la  Scandinavie,  les  trois  vaisseaux  furent  assaillis 
par  une  formidable  tempête.  Chancelier,  qui  commandait  Y  Edouard 
Bonne- Aventure ,  perdit  de  vue  les  deux  autres  navires.  Vaine- 
ment il  relâcha  à  Vardehuus  en  Norvège,  dont  le  port  avait  été 
indiqué  d'avance  comme  lieu  de  rendez -vous  :  il  y  perdit  sept 
jours  à  les  attendre,  et  se  décida  à  poursuivre  seul  le  terrible 
voyage.  Il  doubla  heureusement  la  Laponie  et  le  cap  Sacré,  s'enga- 
gea dans  la  Mer-Blanche  et  vint  aborder  à  l'embouchure  d'un  large 
fleuve,  auprès  d'un  monastère.  Grande  fut  la  surprise  des  pauvres 
pêcheurs  du  littoral  en  voyant  apparaître  ce  monstre  inconnu,  le 
vaisseau  géant  des  mers  d'Europe.  On  apprit  d'eux  que  ce  fleuve 
était  la  Dvina  septentrionale,  ce  monastère  celui  de  Saint-Nicolas, 
et  qu'on  se  trouvait  dans  les  états  du  tsar  de  Moscou.  Quant  à  Wil- 
loughby, on  ne  sut  que  plus  tard  sa  tragique  destinée.  Pendant  l'hi- 
ver de  l'année  suivante,  les  autorités  russes  de  Kholmogory  eurent 
enfin  des  nouvelles  :  des  pêcheurs  avaient  trouvé  à  l'embouchure 
de  l'Arzina,  dans  la  Mer-Blanche,  deux  grands  vaisseaux;  ils  étaient 
retenus  par  les  glaces  et  les  gens  qui  les  montaient  étaient  morts. 
Sur  l'ordre  du  prince,  on  envoya  des  employés  chargés  de  mettre 
les  scellés  sur  leur  riche  cargaison  et  de  les  amener  dans  la  Dvina. 
Voilà  dans  quelles  circonstances  dramatiques  les  Anglais  firent  la 
découverte  de  l'empire  des  tsars,  alors  presque  aussi  peu  connu  de 
l'Europe  occidentale  que  l'empire  de  la  Chine  ou  le  royaume  fabu- 
leux du  Prêtre-Jean.  Le  développement  tout  particulier  de  son  his- 
toire, sa  situation  exclusivement  continentale,  loin  de  toute  mer 
fréquentée,  l'invasion  tatare,  qui  en  avait  fait  longtemps  un  pays 
vassal  du  grand  khan,  isolèrent  la  Russie  du  reste  de  l'Europe.  Ses 
voisins  immédiats.  Suédois,  Polonais,  porte -glaives,  étaient  seuls 
à  en  savoir  quelque  chose  :  les  Français  ou  les  Anglais  avaient  à  la 
découvrir  à  nouveau  pour  renouer  les  relations  interrompues  de- 
puis le  mariage  de  notre  Henri  P""  avec  une  fille  d'Iaroslaf.  Chan- 
cellor  arrivait  en  Moscovie  par  la  voie  de  mer,  peu  d'années  après 
qu'Herberstein  y  fut  parvenu  par  la  voie  de  terre  ou,  comme  les 
Russes  disaient  alors,  par  la  voie  des  montagnes.  Chancellor  avait 
lu  peut-être  les  curieux  Commentaires  d'Herberstein,  dont  la  pre- 
mière édition  remonte  à  15^9;  mais  il  eut  le  mérite  d'arriver  en 


IVAN    LE    TERRIBLE.  835 

Russie  par  des  voies  inconnues  avant  lui  et  de  la  retrouver  en 
quelque  sorte  sous  le  pôle.  Dès  lors,  entre  les  deux  lointains  em- 
pires d'Angleterre  et  de  Mo«covie,  les  relations  ne  cessèrent  plus; 
mais  dans  les  quarante  premières  années  le  commerce  anglais  avec 
la  Russie  rencontra  des  difficultés  de  toute  sorte.  Il  fallut  expédier 
bien  des  envoyés  de  Londres  à  Moscou  et  de  Moscou  à  Londres 
avant  d'arriver  à  un  état  de  choses  régulier. 

Sur  cette  période,  le  livre  de  M.  I-ouri  Tolstoï,  adjoint  au  procu- 
reur général  du  saint-sjmode,  nous  apporte  des  lumières  nouvelles. 
Hakluyt  au  xvi*  siècle,  dans  ses  Navigations  des  Anglais,  A.  Tour- 
guénief  en  1842,  dans  ses  Historien  liussiœ  jnonumenta,  M.  Hamel 
en  185/i,  dans  ses  Voyages  des  Anglais  à  la  Mer-Blanche,  M.  Bond 
en  1856,  dans  sa  Bussia  at  the  elose  ofthe  XVI"''  century,  avaient 
déjà  publié  un  certain  nombre  de  documens  se  rapportant  à  la  même 
période;  mais  M.  Tolstoï,  lors  de  son  voyage  à  Londres  en  1858,  put 
se  convaincre  que  ses  devanciers  n'avaient  pas  épuisé  tous  les  ma- 
tériaux du  sujet.  Dans  les  collections  du  State  PajJer  Office,  il  re- 
trouva une  trentaine  de  documens  en  langue  anglaise,  de  la  vieille 
écriture  du  xvi«  siècle,  pour  le  déchiffrement  desquels  il  eut  à  faire 
un  noviciat.  Ces  papiers  comprennent  les  lettres  échangées  entre  les 
souverains,  les  instructions  données  aux  envoyés  anglais  près  de  la 
cour  de  Moscou,  la  relation  de  leurs  entretiens  avec  le  tsar.  En  y 
joignant  une  vingtaine  de  documens  conservés  au  Brilish-Museum, 
ceux  du  Musée  Ashmole  à  Oxford,  ceux  des  archives  de  Moscou, 
M.  Tolstoï  a  pu  donner  une  collection,  plus  complète  que  s>^s  pré- 
décesseurs, des  pièces  relatives  à  la  période  de  1553  à  1593.  Sur 
quatre-vingt-deux  documens  publiés  par  lui,  trente-sept  sont  ab- 
solument inédits.  Ils  se  rencontrent  parfois  en  plusieurs  langues, 
en  slavon-russe,  en  anglais,  en  latin,  même  en  un  latin  fort  élégant 
lorsqu'ils  émanent  de  la  chancellerie  britannique.  Pour  ceux  de  ces 
documens  qui  ne  se  rencontrent  qu'en  une  seule  langue,  M.  Tolstoï 
en  a  donné  une  traduction,  en  anglais  moderne,  s'il  s'agit  d'un  vieux 
texte  russe,  en  russe  moderne,  s'il  s'agit  de  vieil  anglais.  L'étude 
historique  fort  curieuse  qu'il  a  publiée  d'abord  dans  le  Messager 
d'Europe  d'août  1875,  et  qui  sert  aujourd'hui  d'introduction  aux 
documens  originaux,  est  également  rédigée  dans  les  deux  langues. 
Son  livre  sera  donc  également  utile  et  commode  aux  lecteurs  d'Oc- 
cident et  de  Russie. 

I. 

Willoughby  et  Chancellor  savaient  si  peu  sur  quel  point  inconnu 
des  terres  boréales  ils  étaient  appelés  à  débarquer,  que  les  lettres 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Edouard  VI  dont  ils  sont  porteurs  sont  adressées  indistinctement 
«  à  tous  les  rois,  princes  et  seigneurs,  à  tous  les  juges  de  la  terre, 
à  leurs  officiers,  à  quiconque  possède  quelque  haute  autorité  dans 
toutes  les  régions  qui  sont  sous  le  ciel  immense  !  »  Avec  cette  sus- 
cription  un  peu  vague,  elles  parvinrent  cependant  à  Ivan  IV  Vassi- 
liévitch,  le  TeîTÎble.  A  l'embouchure  de  la  Dvina,  il  n'y  avait  pas 
encore  de  cité  d'Arkhangel  :  elle  devait  naître  vers  la  fin  du  siècle 
du  mouvement  d'échanges  inauguré  par  Ghancellor.  Les  officiers 
du  tsar,  qui  résidaient  au  fort  de  Kholmogory  sur  la  Dvina,  annon- 
cèrent à  leur  maître  la  surprenante  nouvelle.  Le  23  octobre  1553, 
sur  un  ordre  venu  du  Kremlin,  Ghancellor  partit  pour  cette  mysté- 
rieuse capitale  de  Moscou  où  trônait  le  tsar  terrible. 

Le  système  politique  des  états  occidentaux  prenait  chaque  jour 
un  développement  plus  considérable  qui  tendait  à  embrasser  le 
monde  entier.  Déjà  François  1"'  avait  mêlé  le  Turc  aux  affaires  eu- 
ropéennes, et  contre  les  Ottomans  Charles-Quint  avait  fait  appel 
aux  Persans.  La  Russie  ne  pouvait  longtemps  rester  en  dehors  du 
mouvement  :  au  temps  du  père  d'Ivan  IV,  le  baron  de  Herberstein 
fut  deux  fois  envoyé  d'Autriche  en  Moscovie.  La  relation  de  ce  qu'il 
y  avait  vu  eut  un  grand  succès  de  curiosité,  attesté  par  de  nom- 
breuses éditions  (1).  Plus  tard,  on  devait  s'arracher  les  livres  de 
Guagnino,  qui  est  plutôt  un  pamphlet  contre  Ivan  IV  et  son  peuple, 
—  du  jésuite  Possevino,  qui  s'occupe  surtout  de  la  Russie  en  vue 
d'une  union  possible  avec  l'église  romaine,  —  de  Fletcher,  qui 
montre  le  sens  pratique  d'un  véritable  Anglais  (2).  Tous  ces  ouvrages 
sont  dédiés  à  quelqu'une  des  têtes  couronnées  d'Occident  :  celui 
d'Herberstein  au  roi  de  Hongrie  et  de  Bohême  Ferdinand,  celui  de 
Guagnino  au  roi  de  Pologne  Etienne  Bathory,  celui  de  Possevino  au 
pape  Grégoire  XIII,  celui  de  Fletcher  à  la  reine  vierge  Elisabeth. 
Rien  ne  montre  mieux  combien  des  notions  à  peu  près  exactes  sur 
la  Russie  furent  rares  jusqu'à  la  fin  du  xvr  siècle  et  quelle  impor- 
tance on  commençait  à  y  attacher. 

Le  livre  même  d'Herberstein  prouve  aussi  à  quel  point  le  grand 
empire  du  nord  était  encore  en  beaucoup  de  ses  parties  une  terra 
incognita.  Herberstein,  aussi  consciencieux  et  aussi  exact  qu'Héro- 
dote pour  les  régions  qu'il  a  visitées,  donne  comme  lui  dans  les 

(1)  Herberstein,  Rerum  moscovitarum  commentarii ,  Vienne  1549,  Bâle  1556,  An- 
vers 1557,  Bâle  1571,  Francfort  1600;  traduit  en  allemand,  Vienne  1557-1618,  Bàlc 
1563,  Francfort  1579;  en  italien,  Venise  1558. 

(2)  Gujgnino,  Sarinatiœ  europeœ  descriptio,  Spire  1581.  —  Possevinus,  Moscovia, 
seu  de  rébus  moscoviticis,  Vilna  1586,  Anvers  1587,  Cologne  1595.  —  Fletcher,  Lon- 
dres 1590,  1623,  etc.,  réédité  dans  la  Bibliothèque  russe  et  polonaise  de  Franck,  Paris 
186i,  sous  ce  titre  :  la  Russie  au  seizième  siècle. 


IVAN   LE   TERRIBLE.  837 

fables  quand  il  veut  aller  au-delà.  L'ambassadeur  autrichien  repro- 
duit presque  dans  les  mêmes  termes  qu'Hérodote  la  légende  de  ces 
Scythes  qui,  rentrant  chez  eux  après  une  longue  absence,  trouvent 
leurs  foyers  occupés  par  des  bâtards  d'esclaves  et  qui  brisent  la  ré- 
sistance des  rebelles  en  leur  faisant  entendre  le  claquement  trop 
connu  de  leurs  fouets.  Hérodote  place  la  scène  dans  la  Tauride, 
Herberstein  à  Novgorod-la-Grande;  on  retrouve  aujourd'hui  cette 
légende  à  Mangoup-Kalé  (Crimée).  Herberstein  a  entendu  parler 
d'une  grande  chaîne  de  montagnes  qui  barre  comme  une  muraille 
le  chemin  de  la  Chine  et  qu'on  appelle  la  ceinture  du  monde ,  l'Ou- 
ral :  le  prince  Kourbski,  célèbre  comme  historien  d'Ivan  IV,  a  même 
conté  à  l'envoyé  de  Hongrie  que  les  Russes  avaient  mis  dix-sept 
jours  à  en  faire  l'ascension.  Au-delà,  à  l'embouchure  de  l'Obi,  s'é- 
lève l'idole  colossale  de  la  Zluta  Baba,  la  vieille  femme  d'or,  qui 
tient  un  enfant  dans  ses  bras,  et  devant  laquelle  des  trompettes 
d'airain  plantées  en  terre  sonnent  d'elles-mêmes  une  fanfare  per- 
pétuelle. Au-delà  encore,  sur  les  bords  de  l'Océan-Glacial,  habite 
la  nation  des  Loîikoniores,  qui  meurent  tous  à  la  saint  George  pour 
ressusciter  au  printemps.  Il  y  a  là  de  grands  fleuves  où  se  rencontre 
«  une  certaine  espèce  de  poisson  qui  a  la  tête,  les  yeux,  le  nez,  la 
bouche,  les  mains  et  les  pieds  d'un  homme,  qui  reste  muet  pour- 
tant et  qui  est  fort  bon  à  manger.  »  Or  c'est  précisément  cet  au-delà 
plein  de  mystères,  ces  régions  peuplées  dès  les  temps  d'Hérodote 
d'êtres  fantastiques  qui  attiraient  surtout  les  Anglais.  Cette  contrée 
miraculeuse  n'est-elle  pas  le  chemin  de  Cathay?  On  voit  aussi  dans 
Herberstein  de  quels  réels  dangers  et  de  quelle  effrayante  fantas- 
magorie est  entourée  la  navigation  dans  ces  mers  sauvages  du  nord 
qu'allaient  braver  les  découvreurs  britanniques.  Il  a  tout  un  chapitre 
sur  la  Mer-Glaciale,  sur  ce  Cap-Sacré  qui  se  dresse  sur  les  flots 
semblable  à  un  nez  gigantesque,  sur  ces  gouffres  qui  pendant  six 
heures  engloutissent  la  mer  et  pendant  six  autres  heures  la  revo- 
missent avec  les  carcasses  brisées  des  navires,  sur  cet  océan  qui  a, 
comme  celui  de  Barthélémy  Diaz,  ses  caps  des  tempêtes  et  ses 
génies  menaçans,  sur  les  merveilles  des  longs  jours  et  des  longues 
nuits  polaires.  Quoique  le  voyageur  autrichien  ait  assez  bien  dé- 
crit certaines  provinces  de  la  Russie  et  noté  la  distance  en  verstes 
d'une  ville  à  l'autre,  il  se  trompe  souvent;  les  cartes  qui  accompa- 
gnent les  éditions  successives  de  son  ouvrage  montrent  quelle  fausse 
idée  on  se  faisait  de  la  configuration  générale  du  pays.  La  Russie  y 
est  tellement  déprimée  du  nord  au  sud  que  la  Mer-Blanche  et  le 
Palus-Méotide  semblent  vouloir  fraterniser  et  confondre  leurs  flots 
comme  à  l'âge  préhistorique  de  la  période  glaciaire.  Le  dessinateur 
du  xvr  siècle,  sans  tenir  compte  des  steppes  nues  et  des  déserts  de 


838  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sable,  étend  sur  tout  cela,  de  la  Baltique  au  Volga,  une  épaisse  fo- 
rêt, tout  d'une  tenue.  Près  de  l'Oural,  on  n'oublie  jamais  de  repré- 
senter la  Zlata  Baba,  comme  chacun  se  l'imagine ,  tantôt  parée 
comme  une  courtisane  vénitienne,  tantôt  enveloppée  d'un  long  vê- 
tement comme  une  Turque,  tantôt  faite  comme  une  madone  qui 
tient  le  divin  bamhino  dans  ses  bras. 

Du  reste,  plus  on  étudiait  la  Russie,  plus  l'étonnement  redoublait. 
Il  semblait  que  tout  y  fût  au  rebours  de  l'Occident.  C'était  un  peuple 
chrétien  peut-être,  mais  à  coup  sûr  point  européen.  On  eût  dit  des 
musulmans  baptisés.  Dans  nombre  de  relations  au  xvi^  et  au 
XVII®  siècle,  la  Russie  n'est  jamais  décrite  qu'en  compagnie  de  la 
Perse  ou  de  la  Grande-Tartarie  :  on  la  prenait  toujours  pour  ce 
qu'elle  fut  longtemps,  une  dépendance  de  l'Asie.  Les  hommes  y 
étaient  vêtus  de  longues  robes  ou  cafetans,  de  longues  pelisses,  de 
bottes  orientales  à  bouts  recourbés,  de  bonnets  de  fourrure  qui  res- 
semblaient à  des  turbans  et  qui,  pas  plus  que  des  turbans,  ne  quit- 
taient leur  tête.  L'élégant  courtisan  des  fêtes  d'Elisabeth,  avec  ses 
pourpoints  courts,  ses  chausses  étroites  qui  collaient  sur  ses  jambes 
et  ses  cuisses,  sa  barbe  bien  taillée,  ses  moustaches  coquettement 
relevées,  n'en  revenait  pas  de  se  voir  au  milieu  de  ce  peuple  d'Orien- 
taux, cachant  leurs  formes  sous  d'amples  vêtemens  avec  une  sorte  de 
pudeur  bizarre,  comme  celle  qu'Hérodote  prête  aux  barbares  de  son 
temps,  nourrissant  de  longues  barbes  touffues  que  jamais  le  fer  ne 
touchait.  Ivan  IV  estimait  que  se  raser  la  barbe  était  un  crime  que 
tout  le  sang  d'un  martyr  ne  pouvait  racheter.  Ces  hommes  allaient- 
ils  à  la  guerre ,  leur  équipage  ressemblait  à  celui  des  Tatars.  Mal- 
gré les  progrès  des  armes  à  feu,  on  voyait  leurs  premiers  capitaines 
conserver  tout  l'équipement  asiatique,  armés  de  sabres  recourbés, 
d'arcs,  de  flèches,  hissés  sur  de  hautes  selles  turques,  les  genoux 
remontés  jusqu'à  l'arçon.  Ils  avaient  bien  des  arquebusiers  et  des 
canonniers;  mais  leur  point  d'honneur  à  propos  d'artillerie  était 
précisément  l'opposé  de  celui  des  Occidentaux.  Un  canonnier  italien 
qui  avait  sauvé  ses  pièces  au  péril  de  sa  vie  fut  durement  répri- 
mandé par  Vassili  IV.  «  Je  pourrai  toujours  fondre  des  canons, 
lui  dit  ce  prince  irrité;  mais  où  retrouverai-je  des  canonniers?  » 
Le  voyageur  européen  qui  avait  vu  les  cours  galantes  de  France 
ou  d'Italie,  ces  printemps  de  dames  dont  s'entouraient  un  Fran- 
çois I""  ou  un  Médicis,  s'étonnait  en  Russie  de  ne  pas  même  aper- 
cevoir de  femmes.  On  se  fût  cru  à  Gonstantinople,  tant  leur  ré- 
clusion était  sévère,  tant  l'appartement  d'une  matrone  russe  ou 
la  litière  d'une  tsarine  étaient  environnés  de  voiles  épais  et  de  re- 
doutables mystères.  Ce  qui  frappait  encore  les  observateurs,  c'était 
l'esclavage  sous  toutes  ses  formes,  afi'ectant  tous  les  phénomènes  de 


IVAN    LE    TERRIBLE.  839 

la  vie  sociale.  En  Occident,  le  servage  s'adoucissait  ou  se  transfor- 
mait; en  Pologne,  le  paysan  était  attaché  à  la  glèbe,  mais  du  moins 
le  noble  était  libre.  Dans  la  Russie  d'alors,  pas  une  échappée  de 
liberté  pour  personne.  Esclave  était  le  mougik  sous  le  joug  do- 
manial le  plus  dur,  bien  que  son  asservissement  ne  fût  pas  encore 
devenu  le  servage  légal;  esclave,  la  femme  de  toute  condition,  pay- 
sanne ou  boïarine,  livrée  a  l'autorité  absolue  de  son  époux  et  à 
l'arbitraire  des  corrections  conjugales;  esclaves  même  les  proprié- 
taires d'esclaves,  puisqu'à  leur  tour  ils  tremblaient  devant  le  tsar, 
armé  de  son  terrible  bâton,  maître  de  leur  vie  et  de  leur  mort. 
Esclave  enliu  le  tsar  lui-même,  garotté  dans  les  liens  de  l'étiquette 
byzantine,  environné  d'intrigues  et  de  sourdes  haines,  assailli  d'an- 
goisses et  de  terreurs  continuelles.  Dans  aucun  pays,  on  n'avait 
encore  vu  une  aristocratie  aussi  servile.  Une  pétition  s'appelait  en 
russe  un  battement  de  front  [tchélobitic] .  On  n'approchait  du  sou- 
verain qu'en  se  prosternant;  on  ne  lui  écrivait  qu'en  s'intitulant 
son  esclave  [kholop]  ;  les  plus  grands  seigneurs  signaient  leurs  re- 
quêtes non  pas  de  leur  nom,  Ivan  ou  Pierre,  mais  d'un  nom  de 
laquais,  Jeannot  ou  Pierrot  (Yania  ou  Pétrouchka).  La  formule  by- 
zantine «  Puis-je  parler  et  vivre?  »  se  retrouve  dans  celle-ci  :  «  N'or- 
donne pas  de  me  châtier,  ordonne-moi  de  dire  un  mot.  »  Le  caractère 
asiatique  de  cette  société  se  manifestait  dans  toutes  ses  œuvres.  Les 
cités  qu'elle  bâtissait  rappelaient  les  bourgades  royales  du  Turkes- 
tan.  Il  suiTisait  de  passer  d'une  ville  polonaise  dans  une  ville  russe 
pour  êtie  frappé  du  contraste.  Là-bas  des  rues  tortueuses,  mais 
bien  bâties,  de  hautes  maisons  de  pierre;  ici  des  chaumières  de 
sapins,  des  huttes  de  torchis  mêlées  à  des  palais  le  long  de  che- 
mins fangeux.  Pour  qui  avait  vu  Paris,  Londres  ou  Florence,  Mos- 
cou, malgré  les  splendeurs  du  Kremlin,  était  une  capitale  qui  n'é- 
tait pas  une  ville. 

Sans  doute  l'observateur  le  plus  attentif  devait  se  tromper  dans 
mainte  appréciation.  Cet  effroyable  esclavage  qui  semblait  d'insti- 
tution sécirdaire,  qu'il  eût  pu  prendre  pour  la  loi  même  de  cette  so- 
ciété, était  bien  plus  récent  qu'il  ne  l'imaginait.  En  réalité,  le  paysan 
croyait  toujours  à  son  droit  d'homme  libre;  le  noble  n'était  devenu 
le  kholop  du  prince  qu'après  une  lutte  acharnée.  On  était  asservi, 
mais  on  avait  conscience  d'une  dégradation.  Fletcher,  qui  vint  en 
Piussie  après  le  sanglant  règne  d'Ivan  IV,  trouva  cette  aristocratie 
mutilée,  décimée,  écrasée,  nullement  pacifiée.  Pour  éteindre  les 
grandes  familles,  empêcher  que  des  naissances  ne  vinssent  combler 
les  vides  laissés  par  la  hache,  le  pouvoir  en  était  venu  à  interdire 
le  mariage  à  certains  noms  fameux.  «  Mais,  ajoute  l'auteur,  ces  me- 
sures tyranniques  ont  rempli  le  pays  de  haines  et  de  mortelles  ran- 


8/iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cunes  qui  ne  pourront  s'assouvir  que  dans  les  feux  d'une  guerre 
civile.  »  De  ces  paroles  de  Fletcher,  la  période  des  troubles  allait 
faire  une  prophétie. 

Il  y  avait  déjà  plusieurs  siècles  que  durait  la  lutte  entre  les 
grands-princes  de  Moscou  et  l'aristocratie  russe.  Depuis  qu'il  n'exis- 
tait plus  de  principautés  indépendantes,  elle  se  continuait  dans  une 
arène  plus  circonscrite,  dans  la  cour  et  dans  les  conseils  du  prince. 
11  s'agissait  de  savoir  si  les  nobles  russes  annuleraient  le  tsar  et 
établiraient  une  république  royale  et  oligarchique  comme  en  Po- 
logne, ou  s'ils  deviendraient  les  esclaves  d'un  autocrate.  Pendant  la 
minorité  d'Ivan  le  Terrible,  les  princes  et  les  boïars  semblaient  avoir 
reconquis  une  partie  du  terrain  perdu  sous  son  père  et  son  aïeul  ; 
mais  le  jeune  souverain  annonçait  de  puissantes  capacités.  Vaine- 
ment on  s'étudia  à  corrompre  ses  mœurs  :  son  intelligence  native 
n'en  fut  pas  atteinte.  Il  en  devint  plus  cruel  peut-être  et  plus  dé- 
pravé, mais  non  moins  habile  et  redoutable.  Il  se  manifesta  brus- 
quement lorsqu'à  l'âge  de  treize  ans  il  fit  arrêter  en  plein  con- 
seil le  plus  insolent  de  ses  boïars  et  le  fit  dévorer  par  ses  chiens. 
Pourtant  les  années  qui  suivirent  cette  soudaine  révélation  furent 
assez  paisibles  :  il  se  laissa  même  entourer  de  conseillers  favorables 
aux  idées  anciennes  et  aux  anciens  droits.  Ce  moment  de  répit  dans 
la  lutte  intestine  fut  profitable  à  la  Russie.  C'est  alors  qu'eut  lieu 
un  événement  mémorable  dans  les  annales  russes  :  la  conquête  du 
royaume  de  Kazan,  qu'allait  bientôt  suivre  celle  du  tsarat  d'Astra- 
khan. Ivan  le  Terrible  à  cette  époque  était  un  beau  jeune  homme, 
de  haute  taille,  avec  de  fortes  épaules  et  une  large  poitrine  :  des 
yeux  bleus,  petits  et  vifs,  le  nez  aquilin,  trait  caractéristique  de 
cette  race  de  proie  qui,  de  rapines  et  de  coups  de  bec'  avait  fait  la 
Moscovie.  Il  avait  de  la  lecture,  était  fort  instruit  pour  l'époque.  11 
aimait,  chose  bizarre  chez  un  despote,  à  expliquer  ses  actes  par  la 
plume  et  la  parole.  A  plusieurs  reprises,  il  harangua  le  peuple  sur 
la  place  publique;  ne  pouvant  se  venger  autrement  de  son  traître 
Kourbski,  il  engage  avec  lui,  par-delà  la  frontière  qui  le  dérobait 
à  son  courroux,  une  polémique  fameuse.  Les  Anglais  allaient  trou- 
ver dans  Moscou  à  qui  parler. 

II. 

Lorsque  Chancellor  arriva  dans  la  capitale  du  tsar,  la  gloire 
de  Kazan  était  encore  récente  :  on  bâtissait  alors  pour  la  célé- 
brer la  magnifique  et  singulière  église  de  Yassili-Blagennoï;  mais 
Ivan  comprenait  que  la  conquête  du  Volga  ne  suffisait  pas  :  affran- 
chi de  l'Orient,  il  voulait  renouer  avec  l'Occident.  Il  rêvait  d'as- 


IVAN    LE    TERRIBLE.  841 

surer  à  la  Russie  un  débouché  sur  les  mers  germaniques  par  la 
conquête  de  la  Livonie.  Or  il  pressentait  que  les  ennemis  qu'il  allait 
trouver  sur  son  chemin,  les  Suédois,  les  Polonais,  les  chevaliers 
porte-glaives,  les  Allemands,  seraient  plus  redoutables  que  les 
Tatars.  Pour  vaincre  ses  adversaires  européens,  il  lui  fallait  les 
armes  et  les  arts  de  l'Europe.  Comment  se  les  procurer?  Ses  voisins 
savaient  que  l'infériorité  de  la  Russie  vis-à-vis  d'eux  tenait  sur- 
tout à  l'état  arriéré  de  sa  civilisation.  Ils  se  souciaient  peu  de  lui 
donner  ce  qui  lui  manquait.  Au  contraire  ils  faisaient  bonne  garde 
aux  frontières  moscovites,  arrêtant  les  artisans  et  les  ingénieurs 
que  le  tsar  faisait  venir  d'Occident.  Leur  jalousie  isolait  la  Russie 
mieux  que  ne  l'avait  fait  Xejoug  tatnr.  La  voie  des  montagnes  étant 
fermée  par  ses  ennemis,  il  ne  lui  restait  que  la  voie  de  mer,  celle 
de  la  Mer-Blanche;  mais  savait-on  seulement  si  elle  communiquait 
avec  les  mers  d'Europe?  L'apparition  d'un  navire  sur  ces  flots  dé- 
solés semblait  un  miracle  impossible.  Ce  miracle,  Chancellor  l'avait 
accompli.  On  comprend  avec  quelle  joie  Ivan  reçut  à  Moscou  le  hardi 
marin,  avec  quel  empressement  il  se  fit  traduire  cette  lettre  banale 
adressée  à  des  princes  inconnus  oii  la  chancellerie  anglaise  déve- 
loppait avec  complaisance  les  lieux-communs  sur  les  avantages  du 
commerce  en  général  et  la  sagesse  infinie  de  la  Providence,  qui  avait 
réparti  inégalement  les  productions  des  divers  pays  afin  que  tous 
les  hommes  fussent  obligés  d'entrer  en  relations  fraternelles.  Après 
avoir  admis  Chancellor  à  «  voir  sa  majesté  et  ses  yeux,  »  il  le  renvoya 
porteur  d'une  réponse  amicale  à  Edouard  VI. 

Marie  Tudor  venait  de  succéder  à  son  frère.  Elle  partageait  le 
trône  avec  son  époux  espagnol  Philippe  II.  Ils  s'empressèrent  de 
confirmer  l'établissement  de  la  compagnie  des  merchants  adventu- 
rers.  La  société  avait  le  droit  d'arborer  les  enseignes,  drapeaux  et 
étendards  de  la  couronne,  de  conquérir  et  de  recevoir  sous  le  pro- 
tectorat britannique  les  îles  et  les  cités  infidèles;  de  repousser  par 
la  force  ses  ennemis  et  même  les  concurrens  qui  oseraient  s'enga- 
ger dans  les  voies  nouvellement  découvertes.  Enfin,  clause  impor- 
tante, il  était  défendu  à  tout  Anglais  qui  ne  ferait  pas  partie  de  l'as- 
sociation, ou  ne  serait  pas  muni  de  son  autorisation,  de  commercer 
dans  les  mêmes  parages,  à  peine  de  confiscation  de  ses  navires  et 
marchandises.  C'était  à  peu  près  la  même  constitution  qui  fit  la 
compagnie  de  l'Amérique  du  Nord  et  la  compagnie  plus  fameuse 
des  Indes  orientales.  Qui  pouvait  savoir  si  cette  belliqueuse  oligar- 
chie des  marchands  de  la  Cité,  disposant  de  vaisseaux  de  guerre  et 
de  bandes  armées,  n'allait  pas  trouver  sous  le  pôle  un  Indoustan? 
Mais  il  y  avait  une  notable  différence  entre  l'Hindou  et  le  Slave  :  le 
Russe  n'était  un  Oriental  qu'en  apparence  et  par  accident. 


84*2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  1555,  Ghancellor  reparut  en  Moscovie  avec  deux  membres  de 
la  nouvelle  compagnie,  Grey  et  Killingsworth.  H  était  porteur  d'une 
lettre  de  ses  souverains  rédigée  en  trois  langues,  le  polonais,  le 
grec  et  l'italien.  Personne  alors  ne  savait  le  russe  en  Angleterre. 
Tous  les  Anglais  qui  prirent  passage  sur  ses  bâtimens  durent  prêter 
serment  sur  l'Evangile  qu'ils  serviraient  fidèlenaent  la  compagnie. 
On  était  tenu  de  respecter  les  lois  et  la  religion  du  pays.  Cette 
prescription  était  d'autant  plus  nécessaire  que  la  rage  des  contro- 
verses commençait  à  gagner  tous  les  sujets  d'Elisabeth  ;  il  y  avait 
sûrement  parmi  les  voyageurs  des  types  de  prédicans  et  de  puri- 
tains comme  ceux  qu'a  mis  en  scène  Walter  Scott;  dans  la  Rome 
moscovite,  toute  peuplée  de  moines,  livrée  à  des  superstitions  qui 
rappelaient  celles  des  papistes,  ils  ne  manqueraient  pas  de  signaler 
les  abominations  de  Bélial  et  les  idolâtries  chananéennes  ;  il  était 
bon  de  se  mettre  en  garde  contre  les  dangers  que  pouvaient  sus- 
citer leurs  déclamations.  Les  prêcheurs  de  1857  ont  poussé  à  bout 
les  musulmans  et  les  brahmanistes  de  l'Indoustan.  Les  orthodoxes 
russes  du  xvi*  siècle  eussent  été  encore  moins  endurans.  En  re- 
vanche, on  devait  s'appliquer  à  exploiter  la  Russie  de  son  mieux. 
On  devait  fixer  aux  marchandises  anglaises  les  prix  les  plus  élevés 
et  n'offrir  que  les  plus  bas  aux  denrées  indigènes,  «  ne  perdant  pas 
de  vue  que  c'est  sur  les  prix  du  commencement  qu'on  se  règle  tou- 
jours par  la  suite.  »  Les  envoyés  anglais  n'étaient  pas  depuis  dix 
jours  à  Moscou  qu'ils  furent  admis  à  l'audience  du  tsar.  Il  leur  ac- 
corda une  charte  qui  autorisait  la  compagnie  à  commercer,  sans 
payer  de  droits,  dans  toute  l'étendue  de  l'empire.  Les  différends 
entre  marchands  anglais  et  sujets  russes  durent  être  jugés  par  le 
tsar  lui-même. 

Le  commerce  britannique  allait  rencontrer  dans  la  Moscovie  des 
conditions  toutes  particulières.  On  y  trouvait  en  abondance  les  cuirs 
de  bœuf,  les  fourrures  de  zibeline,  de  castor,  d'hermine,  de  re- 
nard bleu  et  de  renard  noir,  la  cire,  le  miel,  le  chanvre,  le  suif, 
l'huile  de  phoque,  les  poissons  secs.  Dans  les  bazars  de  Moscou  et 
les  foires  du  Yolga  s'entassaient  le  thé  de  la  Chine,  les  soieries  de 
la  Perse,  les  étoffes  et  les  épices  des  Indes  ;  mais  la  Russie  d'elle- 
même  ne  donnait  guère  que  des  produits  bruts.  Peu  d'industrie  na- 
tionale, le  despotisme  l'avait  tuée.  Le  commerce  indigène  y  était 
languissant,  faute  de  sécurité.  Le  tsar  se  croyait  tout  permis  :  Ivan 
le  Grand,  l'aïeul  du  Terrible,  avait  ruiné  pour  toujours  le  commerce 
de  Novgorod  en  mettant  une  fois  la  main  sur  les  marchandises  al- 
lemandes; c'était  tuer  la  poule  aux  œufs  d'or,  mais  la  leçon  devait 
être  perdue  pour  ses  successeurs.  «  C'est  l'oppression,  dit  Fletcher, 
qui  ôte  au  peuple   russe  le  courage  de  travailler;  il  est  devenu 


IVAN    LE    TERRIBLE.  843 

ivrogne  et  paresseux  et  ne  sait  ce  que  c'est  que  l'épargne.  »  Le 
marchand  russe,  dès  qu'il  a  gagné  quelque  argent,  se  hâte  de  l'en- 
fouir, u  J'en  ai  vu,  dit  le  même  écrivain,  quand  ils  avaient  étalé 
leurs  marchandises  pour  qu'on  fît  son  choix,  regarder  derrière  eux 
et  du  côté  de  la  porte,  comme  s'ils  craignaient  quelque  surprise. 
Si  je  leur  en  demandais  la  raison,  ils  me  disaient  :  «  J'avais  peur 
qu'il  n'y  eût  ici  quelque  noble  ou  quelque  militaire  pour  me  prendre 
de  force  mes  marchandises.  »  Par  un  trait  qui  rappelle  encore 
l'Egypte  ou  l'Orient,  le  souverain  opposait  à  ses  propres  sujets  une 
déloyale  concurrence.  Au  Kremlin,  le  tsar  avait  ses  manufactures  de 
tissus,  ses  magasins  où  s'amassaient  les  fourrures  précieuses.  Quand 
il  envoyait  un  ambassadeur  en  Europe,  il  le  chargeait  d'en  vendre 
au  profit  de  la  couronne  une  certaine  quantité.  A  certains  momens,  il 
taxait  arbitrairement  tout  un  ordre  de  produits  indigènes,  les  peaux 
ou  la  cire  par  exemple,  contraignait  ses  marchands  à  les  lui  céder 
pour  un  prix  dérisoire  et  les  revendait  quatre  ou  cinq  fois  plus  cher 
aux  étrangers.  11  agissait  de  même  pour  les  produits  du  dehors,  ac- 
caparant d'un  seul  coup  toutes  les  soieries  d'Orient  ou  tous  les  draps 
d'Allemagne.  Il  exerçait  sur  les  foires  et  dans  les  ports  un  droit 
&Q  préemption  :  ainsi,  quand  on  apprenait  l'arrivée  des  navires 
britanniques,  ses  commis  se  rendaient  à  Arkhangel,  et  déclaraient 
que  les  Anglais  ne  pourraient  rien  vendre  aux  indigènes  avant  que 
les  magasins  de  la  couronne  ne  fussent  pourvus  :  les  étrangers  ne 
devaient  se  livrer  à  aucune  opération  avant  d'avoir  satisfait  à  celte 
exigence;  pendant  qu'on  sa  récriait  sur  les  prix  offerts  par  la  cou- 
ronne, qu'on  se  débattait  et  protestait,  le  temps  s'écoulait  :  on  avait 
bientôt  fait,  dans  ces  courts  étés  du  nord,  de  perdre  toute  une  sai- 
son. Défense  d'importer  en  Russie  le  tabac,  dont  l'usage  y  fut  long- 
temps interdit  sous  les  peines  les  plus  graves,  l'eau-de-vie  dont  le 
tsar  se  réservait  la  vente  dans  tous  les  cabarets  de  l'empire.  Défense 
d'en  exporter  certaines  denrées  précieuses.  Qu'on  ajoute  à  toutes 
ces  entraves  les  exactions  des  employés  subalternes,  les  habitudes 
tyranniques  et  les  brusques  caprices  d'une  autocratie  sans  contre- 
poids, l'insécurité  qui  résultait  d'une  loi  si  incertaine  que  Fletcher 
croyait  qu'il  n'y  a  pas  de  loi  en  Russie,  une  justice  vénale  et  sou- 
vent féroce,  les  soudaines  explosions  des  haines  populaires,  toujours 
en  éveil  contre  les  étrangers  et  les  hérétiques,  la  mauvaise  foi  in- 
signe du  marchand  moscovite,  qui  u  ne  croit  rien  de  ce  qu'on  lui 
dit  et  ne  dit  rien  qui  mérite  créance,  »  on  comprend  que  le  com- 
merce avec  la  Russie  ressemblait  beaucoup  à  ce  qu'était,  il  y  a 
quelque  cinquante  ans,  celui  de  la  Chine  ou  de  la  régence  d'Alger. 
L'étranger  s'y  sentait  sur  une  terre  hostile;  on  pouvait  même  dire 
que  tout  commerçant  y  était  comme  un  étranger.  Le  mot  gosi  a  con- 


844  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serve  la  double  signification  à^hôte  ou  étranger  et  de  marchand. 
Les  bazars,  quoique  entièrement  occupés  aujourd'hui  par  les  natio- 
naux, ont  retenu  l'ancienne  dénomination  :  gostinnii  dvor,  la  cour 
des  hôtes.  Or  les  hôtes  anglais  de  ce  temps-là,  confinés  dans  leur 
petite  slobode,  enfermés  dans  leur  factorerie  comme  dans  une  for- 
teresse, n'osant  trop  s'en  écarter,  autant  par  crainte  de  quelque 
mauvaise  affaire  que  par  respect  de  leur  règlement,  qui  leur  dé- 
fendait de  s'absenter  la  nuit  sans  autorisation,  subissant  le  contre- 
coup de  toutes  les  révolutions,  exposés  aux  caprices  d'en  haut 
comme  aux  fureurs  d'en  bas,  ne  pouvaient  subsister  que  sous  le 
régime  du  privilège.  La  charte  conférée  par  le  prince  seule  les  pro- 
tégeait, et  bien  imparfaitement. 

Il  ne  suffit  pas  à  Ivan  le  Terrible  de  bien  accueillir  les  Anglais  : 
il  voulait  entrer  en  relation  pour  son  compte  avec  cette  tsarine 
d'Angleterre  qui  de  si  loin  lui  adressait  des  visiteurs.  Son  envoyé, 
Osip  Népéi,  qui,  en  sa  qualité  de  gouverneur  de  Vologda,  une  des 
villes  où  s'établirent  les  Anglais,  s'était  déjà  un  peu  dégrossi  par 
la  fréquentation  de  ces  étrangers,  prit  passage  avec  Chancelier  sur 
Xdi  Bonne-Entreprise,  qu'accompagnaient  le  PA«72/'jw^-é'f-yI7«ri>  et  les 
deux  vaisseaux  de  l'infortuné  Willoughby.  Le  voyage  du  premier 
ambassadeur  russe  en  Angleterre  eut  lieu  dans  des  circonstances 
aussi  émouvantes  que  l'arrivée  des  Anglais  en  Russie.  Assaillis  par 
une  furieuse  tempête,  les  deux  vaisseaux  qui,  malgré  leurs  noms 
d'heureux  augure  (la  Bonne -C on fumce  et  la  Bonne- Espérance), 
avaient  déjà  eu  une  si  triste  destinée  avec  Willoughby,  périrent 
corps  et  biens.  La  Bonne-Entreprise,  que  montaient  Ghancellor  et 
JNépéi,  fut  lancée  par  la  tempête  dans  une  baie  d'Ecosse  et  s'y  ouvrit 
contre  les  rochers.  Ghancellor  s'oublia  lui-même  pour  ne  songer 
qu'à  sauver  Népéi  :  il  périt  avec  son  fils  et  presque  tous  ses  mate- 
lots. Il  semblait  que  ce  terrible  «  océan  germanique  »  de  Tacite  n'eût 
voulu  épargner  aucun  de  ceux  qui  avaient  violé  son  secret.  Les  dé- 
bris du  navire  et  les  marchandises  furent  pillés  parles  sauvages  ha- 
bitans  de  la  côte.  Népéi,  après  deux  mois  d'attente,  put  enfin  quitter 
l'Ecosse  et  partir  pour  Londres.  Une  réception  magnifique  y  atten- 
dait le  premier  envoyé  de  la  Russie.  Quatre-vingts  marchands, 
montés  sur  de  superbes  chevaux,  dans  leurs  plus  riches  vêtemens, 
avec  de  lourdes  chaînes  d'or  sur  la  poitrine,  allèrent  au-devant 
de  lui  jusqu'à  12  milles  de  Londres.  Népéi  put  voir  là  une  race 
de  négocians  qui  contrastaient  singulièrement  avec  les  pauvres 
mougiks  de  commerce  qu'il  avait  connus  en  Russie  :  audacieux, 
énergiques,  orgueilleux  de  leur  liberté  et  de  leur  puissance,  éta- 
lant cette  richesse  qu'ailleurs  on  enfouissait,  race  presque  héroïque 
d'exploiteurs  du  globe,  ils  tissaient  alors  le  premier  fil  de  ce  réseau 


IVAN    LE    TERRIBLE.  8/i5 

d'échanges  dont  ils  devaient  envelopper  les  deux  mondes  et  les 
cinq  océans.  A  li  milles  de  Londres,  on  fit  une  halte  pour  la  nuitée; 
de  nouveaux  escadrons  de  marchands,  suivis  d'innombrables  com- 
mis, vinrent  rejoindre  la  chevauchée.  Ce  fut  à  la  tête  d'une  armée 
que  ce  naufragé  fit  son  entrée  dans  Londres.  Aux  portes  de  la  ville, 
il  fut  harangué  par  le  lord-maire,  entouré  de  ses  conseillers  en 
robes  rouges.  Les  jours  suivans,  audience  du  roi  et  de  la  reine, 
service  solennel  à  la  cathédrale  de  Westminster,  dîner  splendide 
dans  la  salle  de  l'honorable  corporation  des  drapiers.  L'envoyé  mos- 
covite fit  d'ailleurs  une  bonne  impression;  les  commissaires  chargés 
de  négocier  avec  lui  se  louaient  de  son  intelligence  et  de  la  noblesse 
de  ses  manières.  Il  repartit  pour  la  Russie  avec  une  lettre  de  Phi- 
lippe et  Marie  qui  accordait  aux  marchands  russes  en  Angleterre 
toute  sorte  de  privilèges.  L'Angleterre  n'avait  rien  à  perdre  à  cette 
réciprocité. 

III. 

Népéi  était  accompagné  du  capitaine  Antoine  Jenkinson,  destiné 
à  jouer  un  rôle  important  dans  les  relations  des  deux  pays.  C'était 
un  admirable  type  de  marin  anglais,  hardi,  infatigable,  propre  à 
tout,  commerçant,  administrateur,  diplomate  à  l'occasion.  Il  avait 
visité  tous  les  états  de  l'Occident,  toutes  les  îles  et  tous  les  rivages 
de  la  Méditerranée,  la  Grèce  et  la  Syrie,  Damas  et  Jérusalem,  Malte 
et  les  côtes  barbaresques.  Un  tel  homme  qui  avait  tant  vu  devait 
plaire  à  Ivan,  qui,  dans  sa  vive  et  intelligente  curiosité,  comprenait 
qu'il  avait  tout  à  apprendre.  Ce  n'était  pas  seulement  la  Russie  qui 
s'ouvrait  à  l'Europe,  c'étaient  aussi  l'Europe  et  le  monde  entier  qui 
s'ouvraient  à  cette  casanière  Russie.  Resserré  dans  sa  petite  Mos- 
covie,  étouffant  entre  l'hostilité  de  la  Pologne  et  la  poussée  du 
monde  musulman,  Ivan  s'intéressait  à  ce  qu'il  y  avait  par-delà  la 
Pologne  et  l'Allemagne,  par-delà  les  états  de  l'ancien  monde,  par- 
delà  cet  océan  qui  dans  les  légendes  russes  marque  le  bout  de 
l'univers  et  sur  les  rivages  duquel  s'élèvent  les  colonnes  qui  sou- 
tiennent le  ciel.  Ivan  le  Terrible  aimait  à  écouter;  il  s'entourait  vo- 
lontiers de  conteurs  ambulans  et  de  chanteurs  de  ballades;  mais 
quels  contes  valaient  les  récits  que  pouvait  lui  faire  Jenkinson  :  les 
merveilles  de  la  civilisation  occidentale,  les  prouesses  inouïes  des 
marins  d'Europe,  l'Afrique  tournée  par  Gama,  l'Amérique  devinée  à 
travers  les  espaces  par  Colomb,  la  main-mise  d'Albuquerque  sur  les 
empires  de  l'Inde?  A  ce  prisonnier  du  Kremlin,  captif  de  ses  ter- 
reurs et  de  ses  préjugés,  Jenkinson  agrandissait  les  horizons,  révé- 
lait le  monde.  Il  lui  montrait  ces  routes  lointaines  des  océans  sur 


8A6  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

lesquelles  Ivan  rêvait  peut-être  une  marine  russe  qui  suivrait  ses 
aînées.  A  ce  jeune  prince  qui  ne  respirait  que  guerre  et  conquêtes, 
il  parlait  des  nouvelles  sciences  militaires.  Il  eut  sans  doute  plu- 
sieurs entretiens  avec  le  tsar  :  autrement  comment  expliquer  la 
confiance  qu'il  sut  lui  inspirer  et  les  longs  regrets  que  laissa  son 
départ?  Jenkinson  ne  perdait  pas  de  vue  lès  intérêts  de  la  com- 
pagnie. Il  fit  augmenter  ses  privilèges  et  demanda  pour  lui-même 
l'autorisation  de  suivre  le  Volga  pour  rechercher  la  route  des  Indes. 
Ivan  IV  ne  savait  rien  refuser  à  son  ami  Antone  Jankine.  Celui-ci 
descendit  le  grand  fleuve  de  l'est,  sillonné  aujourd'hui  de  centaines 
de  vaisseaux,  peuplé  sur  ses  rives  de  vivantes  cités,  mais  qui  cou- 
lait alors  parmi  les  déserts  et  les  faméliques  campemens  des  Nogaïs. 
Après  Astrakhan,  Jenkinson  atteignit  la  mer,  et,  le  premier  des  Eu- 
ropéens, déploya  le  pavillon  de  sa  nation  sur  les  flots  de  la  Cas- 
pienne. Il  prit  terre  sur  le  rivage  du  Turkestan,  chargea  ses  mar- 
chandises sur  des  chameaux,  et,  renouvelant  les  témérités  de  Marco 
Polo,  s'engagea  hardiment  dans  les  déserts  infestés  de  brigands, 
ignorant  les  langues  du  pays,  constamment  menacé  par  les  no- 
mades, sans  autre  escorte  que  des  barbares  à  peine  plus  sûrs  que 
les  bandits,  avec  deux  Anglais  seulement  pour  tout  réconfort.  Il 
atteignit  Boukhara  et  eut  la  chance  d'en  revenir  avant  le  sac  de 
cette  ville  par  le  khan  de  Samarcande.  De  retour  à  Moscou,  il  pré- 
senta au  tsar  des  ambassadeurs  que  lui  envoyaient  les  princes  de 
l'Asie,  un  mouton  de  Tartarie  et  vingt-cinq  prisonniers  russes  ra- 
chetés de  l'esclavage.  En  somme,  les  résultats  de  son  voyage  étaient 
négatifs  :  la  route  du  Turkestan  était  décidément  trop  peu  siire.  Il 
fallait  essayer  celle  de  Perse. 

En  1566,  Jenkinson  fit  une  seconde  fois  le  voyage  d'Angleterre 
à  Moscou,  non  plus  comme  agent  de  la  compagnie,  mais  comme  en- 
voyé de  la  couronne  et  porteur  d'une  lettre  d'Elisabeth.  Dans  les 
instructions  qui  lui  sont  remises  par  son  gouvernement,  on  voit 
percer  les  premières  jalousies  de  l'Angleterre  contre  ses  rivaux. 
Par  la  voie  de  terre,  les  Italiens  essayaient  de  se  glisser  à  Moscou. 
Par  mer,  les  vaisseaux  hollandais  et  flamands  venaient  disputer  aux 
Anglais  le  marché  d'Arkhangel.  Jenkinson  avait  ordre  de  demander 
l'expulsion  d'un  certain  Piafaëlo  Barberini,  qui  osait  faire  concur- 
rence à  la  compagnie  de  Moscou,  et  qui,  pour  comble  d'audace, 
s'était  présenté  au  tsar  avec  une  recommandation  surprise  à  la 
reine  d'Angleterre.  A  l'égai'd  des  Hollandais,  Elisabeth  priait  le  tsar, 
en  considération  des  grands  dangers  et  des  pertes  d'hommes  et  de 
biens  qu'avaient  alTroniés  les  Anglais  pour  découvrir  le  passage  du 
nord-est,  de  vouloir  bien  leur  assurer  le  privilège  exclusif  de  ce 
commerce. 


IVAN    LE    TERRIBLE.  8^7 

Au  moment  où  Jenkinson  arrivait  à  Moscou,  une  première  trans- 
formation venait  de  s'y  accomplir.  Ivan,  après  de  longues  hésita- 
tions ,  avait  brusquement  rompu  avec  ses  conseillers  Silvestre  et 
Adachef,  recommencé  la  guerre  contre  les  nobles.  Il  venait  de 
perdre  sa  femme,  il  les  accusait  même  de  l'avoir  empoisonnée.  Son 
second  mariage  eut  une  fatale  influence  :  ce  demi-barbare  épousait 
une  vraie  sauvage,  une  Tcherkesse,  qu'on  dut  baptiser  pour  en  faire 
une  tsarine  orthodoxe.  Avec  elle  approchèrent  du  trône  ses  pa- 
rens,  de  farouches  Asiatiques,  qui  renforçaient  encore  l'aspect  ta- 
tar  de  cette  cour.  Il  y  eut  à  ce  moment  plusieurs  exécuiions.  La 
fuite  du  prince  Kourbski  chez  le  roi  de  Pologne,  sa  lettre  provo- 
cante où  il  révélait  l'entente  de  tous  les  grands  seigneurs  contre  le 
nouveau  régime,  achevèrent  d'exaspérer  le  tsar.  Malgré  ses  victoires 
de  156/i  sur  les  Polonais,  les  Livoniens,  les  Tatars,  il  croit  ou  affecte 
de  croire  qu'il  n'est  plus  en  sûreté.  Subitement  il  quitte  Moscou 
avec  toute  sa  famille,  se  retire  à  la  Slobode  Alexandra,  abandonne 
l'empire  à  lui-même,  laisse  la  Russie  veuve  de  son  tsar;  puis,  quand 
le  peuple  entier  accourt  en  suppliant,  que  les  boïars  «  apportent 
leurs  têtes,  »  que  le  clergé  lui-même  promet  de  ne  plus  intercéder 
pour  les  nobles  disgraciés,  il  consent  à  reprendre  l'autorité;  mais 
quelle  singulière  organisation  il  donne  à  la  Russie  !  Il  en  fait  pour 
ainsi  dire  deux  empires,  Voprùchnina,  dont  il  se  réserve  l'adminis- 
tration, et  la  zemchichina  ou  le  pays,  qu'il  laisse  gouverner  aux 
boïars.  Entouré  d'une  garde  choisie  et  d'une  cour  de  dévoués,  de 
sa  capitale  nouvelle  de  la  Slobode  Alexandra,  il  guerroie  contre  la 
Russie  des  boïars  et  accomplit  d'effrayantes  justices.  Le  Terrible  se 
révèle  complètement.  Jenkinson  arrive  aux  portes  de  Moscou  au 
moment  où  l'on  célébrait  ses  noces  avec  la  Tcherkesse.  «  Le  tsar 
avait  ordonné,  raconte-t-il,  que  pendant  les  trois  jours  que  dure- 
raient les  fêtes  de  ce  mariage ,  les  portes  de  la  capitale  resteraient 
fermées,  en  sorte  que  personne,  ni  Russe,  ni  étranger,  ne  pût  de 
ces  trois  jours  entrer  en  ville.  La  cause  d'une  telle  mesure  est  res- 
tée inconnue  jusqu'à  présent.  »  Quand  Jenkinson  lui  fut  présenté,  il 
trouva  chez  le  jeune  souverain,  mûri  par  les  épreuves  et  la  mala- 
die, le  même  accueil  bienveillant.  Plus  il  se  défiait  des  siens,  plus 
augmentait  son  goût  pour  un  brave  et  intelligent  étranger.  Il  lui 
donna  des  lettres  de  recommandation  non-seulement  pour  le  sophi, 
mais  pour  d'autres  princes  d'Orient.  Jenkinson  fut  reçu  en  Perse 
assez  froidement  et  n'y  fit  pas  long  séjour.  En  chemin,  il  reçut  pour 
Ivan  lY  les  avances  de  plusieurs  potentats  qui  voulaient  être  reçus 
sous  la  protection  du  tsar  blanc.  Celui-ci  récompensa  son  diplo- 
mate bénévole  en  autorisant  les  Anglais  à  commercer  non-seule- 
ment sur  la  Dvina,  mais  sur  tous  les  fleuves  du  nord,  la  Mezen,  la 


ShS  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Petchora,  l'Obi.  Ils  s'établissaient  dans  presque  toutes  les  villes  de 
l'empire,  à  Pskof,  Astrakhan,  Kazan,  les  deux  Novgorod,  Narva,  qui 
venait  de  tomber  au  pouvoir  des  Russes. 

Les  défiances  d'Ivan  s'accroissaient  contre  son  entourage;  il  croyait 
à  une  entente  de  ses  ennemis  du  dedans  avec  ceux  du  dehors ,  le 
roi  de  Pologne  et  le  khan  de  Grimée.  Contre  ceux-ci,  les  Anglais 
l'aident  puissamment  en  lui  amenant  des  armes,  des  canons,  des 
ingénieurs.  Le  mécontentement  de  Sigismond  se  traduit  par  les 
notes  singulières  que,  de  1561  à  1569,  il  fait  passer  à  Elisabeth, 
et  dans  lesquelles  il  assimile  les  Russes  à  des  Barbaresques  aux- 
quels nulle  nation  chrétienne  ne  doit  porter  secours.  «  Nous  voyons 
par  cette  navigation  nouvelle  le  Moscovite,  qui  n'est  pas  seulement 
notre  adversaire  d'aujourd'hui,  mais  l'ennemi  héréditaire  de  toutes 
les  nations  libres,  se  munir  et  s'outiller  puissamment,  non-seule- 
ment de  canons,  de  boulets  et  de  munitions,  mais  surtout  d'arti- 
sans qui  continuent  à  lui  fabriquer  ces  armes,  jusqu'alors  inconnues 
dans  cette  barbarie...  Nous  ne  permettrons  pas  qu'une  telle  navi- 
gation reste  libre.  »  Sigismond  est  tellement  irrité  de  voir  le  tsar 
presqu'en  mesure  de  lutter  contre  lui  à  armes  égales ,  qu'il  laisse 
échapper  cet  aveu  singulier  :  «  il  semble  que  nous  ne  l'ayons  vaincu 
jusqu'ici  que  parce  qu'il  ignorait  les  arts  de  la  guerre  et  les  finesses 
de  la  politique.  Or,  si  cette  navigation  continue,  que  lui  restera-t-il 
à  apprendre?  »  Sigismond  en  vient  même  à  des  menaces  qui,  de  la 
part  de  la  Pologne  à  la  première  puissance  maritime  du  temps, 
pouvaient  paraître  déplacées,  a  Notre  flotte  saisira  tous  ceux  qui 
continueront  à  naviguer  par  ce  chemin  :  ils  seront  en  danger  de 
perdre  leur  vie,  leur  liberté,  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  »  Les 
Anglais,  contre  l'ennemi  du  dehors,  rendaient  au  tsar  le  service  de 
tenir  libres  la  Baltique  et  la  Mer-Blanche,  de  mépriser  les  décla- 
mations de  Sigismond  sur  les  Barbaresques  du  nord ,  de  braver 
cette  terreur  maritime  que  le  roi  de  Pologne  voulait  faire  planer 
sur  les  côtes  de  la  Russie,  d'armer  Ivan  contre  l'Europe  hostile  de 
tous  les  arts  de  l'Europe.  A  l'intérieur,  il  attendait  d'eux  un  ser- 
vice plus  grand.  Jamais  peut-être  on  n'a  vu  spectacle  plus  étrange. 
Yoilà  un  souverain  absolu,  le  plus  absolu  de  son  siècle,  dont  les  su- 
jets n'approchent  qu'en  se  prosternant,  dont  un  signe  fait  tomber 
les  têtes  et  dont  un  regard  fait  mourir.  Voilà  un  prince  dans  la 
force  de  l'âge,  un  victorieux  qui  naguère  a  conquis  deux  royaumes, 
brisé  pour  jamais  la  puissance  des  porte-glaives,  subjugué  la  Bal- 
tique allemande  et  dont  les  succès  arrachent  à  Sigismond  des  cris 
de  rage.  Eh  bien!  ce  tsar  environné  de  terreur  est  en  proie  lui- 
même  à  la  terreur;  la  confidence  de  ses  angoisses,  il  n'osera  la 
faire  qu'à  des  étrangers;  ni  les  triomphes  de  ses  armées,  ni  le  si- 


IVAN   LE   TERRIBLE.  859 

lence  d'une  cour  d'esclaves  ne  le  rassurent.  Dans  l'ombre  muette, 
il  montre  à  ses  nouveaux  amis  quelque  chose  d'effrayant,  qui  n'est 
visible  que  pour  lui.  Il  n'espère  de  refuge  que  sur  ces  vaisseaux  qui 
fortuitement  sont  arrivés  dans  la  Mer-Blanche,  d'asile  inviolable 
que  dans  la  lointaine  Angleterre,  malgré  les  mers  glacées  et  les 
océans  furieux.  Pour  assurer  sa  retraite  éventuelle  de  Moscou  à  la 
Mer-Blanche,  il  a  fait  fortifier  à  la  hâte  Yologda,  qui  se  trouve  à 
mi-chemin.  Jenkinson  a  vu  10,000  ouvriers  employés  à  ce  travail. 
Par  une  nuit  obscure,  à  travers  mille  détours  compliqués,  le  capi- 
taine anglais  est  amené  au  Kremlin,  dans  l'appartement  du  tsar,  et 
là,  en  présence  d'un  seul  interprète,  il  devient  le  dépositaire  du 
redoutable  secret  dont  la  révélation  rendrait  courage  à  la  rébellion 
et  ferait  dresser  la  tête  à  la  trahison.  Ivan  IV  demande  à  Elisabeth 
un  traité  d'alliance  offensive  et  défensive;  puis,  comme  clause  se- 
crète, l'engagement  réciproque  entre  les  deux  souverains  de  se 
donner  asile  dans  le  cas  où  les  succès  d'un  ennemi,  une  révolte  des 
sujets,  les  obligeraient  à  fuir  de  leurs  états.  Le  Terrible  se  hâte 
ensuite  de  renvoyer  Jenkinson  ;  il  l'expédie  par  la  voie  plus  rapide 
des  montagnes.  «  Et  surtout,  lui  dit-il,  reviens  vite,  il  me  faut  une 
réponse  avant  la  Saint-Pierre.  »  (Le  29  juin  1568.) 

IV. 

La  réponse  ne  vint  pas.  Un  point  surtout  dans  le  message  d'Ivan 
embarrassait  le  gouvernement  anglais  :  c'était  moins  cette  demande 
d'asile  que  la  proposition  d'alliance  offensive  et  défensive.  Ivan 
s'imaginait-il  que  l'Angleterre  irait  pour  lui  complaire  rompre  avec 
tous  les  ennemis  qu'il  s'était  mis  sur  les  bras  :  avec  la  Pologne,  le 
Danemark,  la  Suède,  l'empire  d'Allemagne?  Il  faut  bien  se  rendre 
compte  de  ce  qu'était  alors  la  Russie  :  un  simple  marché,  et  non 
pas  même  le  marché  le  plus  important  du  Nord;  le  commerce  avec 
la  Suède  et  la  Pologne  était  autrement  actif  et  sûr.  La  proposi- 
tion d'Ivan  parut  vraiment" absurde  aux  ministres  d'Elisabeth  :  c'é- 
tait presque  comme  si  aujourd'hui  le  roi  de  Dahomey,  en  échange 
d'une  liberté  absolue  de  commerce  dans  ses  états,  proposait  à  la 
France  une  alliance  offensive  et  défensive  contre  l'Angleterre,  l'Es- 
pagne et  le  Portugal.  Pour  s'éviter  l'embarras  d'une  réponse,  on  se 
garda  de  renvoyer  Jenkinson,  on  choisit  plutôt  un  autre  ambassadeur 
qui  à  l'occasion  pourrait  arguer  de  son  ignorance,  de  celle  de  son 
gouvernement,  dire  qu'on  a  mal  compris,  rejeter  la  faute  sur  les 
drogmans  qui  ont  mal  traduit  les  paroles  du  tsar.  Cet  émissaire  fut 
Randolph.  Les  instructions  qu'on  lui  donne  sont  des  plus  curieuses  : 
il  dira  que  Jenkinson  a  fait  la  communication  secrète  du  tsar,  mais 

TOME  XIII.  —  1876.  54 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  a  si  fort  étonné  qu'on  a  cru  qu'il  y  avait  erreur.  D'une  part, 
grâce  à  Dieu,  la  reine  ne  se  trouve  pas  en  danger  dans  ses  états; 
d'autre  part,  «  nous  n'avons  aucune  information  fâcheuse  sur  la 
situation  des  affaires  dudit  empereur,  de  la  sagesse  et  de  la  puis- 
sance duquel  nos  sujets  qui  trafiquent  dans  ses  états  nous  rendent 
le  plus  flatteur  témoignage.  Aussi  pensons-nous  que  notre  serviteur 
Antoine  Jenkinson  a  mal  saisi  le  sens  des  paroles  prononcées  par 
l'empereur.  »  Sur  le  point  de  l'alliance,  la  mission  de  Randolph 
consistera  à  éluder  toutes  propositions  formelles  :  «  l'alliance  ne 
nous  serait  d'aucune  utilité,  sinon  pour  faire  accorder  quelques  pri- 
vilèges à  nos  marchands.  »  L'aveu  est  ici  dépouillé  d'artifice.  :  on 
ne  considère  la  Russie  qu'au  point  de  vue  commercial;  en  politique, 
elle  ne  compte  pas.  Randolph  devait  remettre  à  Ivan,  comme  présent 
de  la  reine,  une  coupe  artistement  ciselée  :  il  aurait  soin  de  lui  faire 
remarquer,  à  ce  barbare,  le  fini  du  travail,  la  nouveauté  de  l'or- 
nementation, dont  le  prix  rehausse  singulièrement  celui  du  métal. 
En  passant  légèrement  sur  les  propositions  politiques  du  tsar,  l'An- 
gleterre insistait  d'autant  plus  sur  ses  propres  réclamations  com- 
merciales. Nous  avons  vu.  qu'Ivan  avait  conquis  Narva  et  pris  pied 
sur  la  mer  Baltique,  percé,  deux  siècles  avant  Pierre  le  Grand,  «  une 
fenêtre  »  sur  les  mers  d'Europe.  Quelques  Anglais  étrangers  à  la 
compagnie  de  Moscou  s'étaient  empressés  de  fonder  un  établisse- 
ment à  Narva.  Par  là  ils  étaient  en  mesure  de  fournir  des  armes  et 
des  canons  à  Ivan  plus  rapidement  encore  et  plus  sûrement  que  par 
la  mer  Baltique.  C'était  contre  eux  surtout  que  Sigismond  manifes- 
tait son  irritation.  Or  précisément  parce  que  le  port  de  Narva  est 
mieux  situé  que  celui  d'Arkhangel,  ils  menaçaient  de  ruiner  la  com- 
pagnie- de  Moscou.  Celle-ci  poussa  les  hauts  cris  :  de  Londres,  on 
envoya  Manley  et  Middleton  pour  verbaliser  contre  eux;  les  gens  de 
Narva  prirent  les  devants,  dénoncèrent  les  deux  messagers  au  voie- 
vode  moscovite  comme  des  imposteurs,  des  espions  de  Sigismond, 
des  faussaires  qui  avaient  supposé  des  lettres  de  la  reine.  Ils  furent 
assez  maltraités  et  coururent  risque  de  la  vie.  Elisabeth  demandait 
réparation  de  ces  mauvais  traitemens,  la  fermeture  du  comptoir  de 
Narva  et  le  châtiment  des  Anglais  récalcitrans.  Elle  expliquait  lon- 
guement au  tsar  comment  s'était  formée  la  compagnie  de  Moscou, 
comment  elle  avait  été  approuvée  par  le  parlement,  qui  «  est  le  con- 
seil suprême  de  notre  royaume,  et  qui  est  formé  des  trois  ordres  de 
la  nation,  clergé,  noblesse,  peuple.  »  Cette  leçon  de  parlementa- 
risme touchait  médiocrement  Ivan  IV.  Il  se  souciait  bien  de  la  dis- 
tinction entre  les  communes  et  la  chambre  haute,  les  lords  spi- 
rituels ou  les  lords  temporels!  En  revanche,  il  trouvait  que  le 
gouvernement  britannique  en  prenait  trop  à  son  aise;  de  sa  propo- 


IVAN   LE    TERRIBLE.  851 

sition  d'alliance  pas  un  mot;  sur  sa  demande  d'asile,  on  feignait 
d'avoir  mal  entendu;  à  tout  ce  qui  intéressait  sa  puissance,  sa  sécu- 
rité, sa  vie  même,  on  faisait  la  sourde  oreille.  On  demandait  tout, 
on  ne  voulait  rien  donner;  on  exploitait  la  Russie  en  la  méprisant. 
Dans  cette  crise  suprême  qu'il  traversait ,  dans  une  situation  tel- 
lement tendue  que  chaque  minute  pouvait  être  décisive,  sa  bonne 
sœur  Elisabeth  ne  cherchait  qu'à  gagner  du  temps ,  à  créer  des 
malentendus,  envoyant  Randolph,  qui  affectait  de  ne  rien  savoir, 
retenant  Jenkinson,  qui  d'un  mot  eût  tout  expliqué.  Pendant  qu'il 
avait  sur  les  bras  les  Livoniens,  la  Pologne,  les  Tatars,  les  Suédois, 
ses  émigrés  du  dehors,  ses  conspirateurs  du  dedans,  on  ne  voulait 
l'entretenir  que  de  réclamations  de  marchands,  de  rivalités  de  comp- 
toirs entre  les  Anglais  et  les  Hollandais.  On  n'en  voulait  qu'à  ses 
pelleteries,  à  son  chanvre  et  à  son  goudron.  Bien  plus,  on  lui  de- 
mandait de  fermer  son  port  de  Narva,  de  ne  voir  l'Europe  que  par 
les  yeux  des  Anglais  de  Moscou,  de  renoncer  à  la  Baltique.  Ivan  pa- 
raît d'abord  avoir  voulu  faire  sentir  tout  son  dépit  au  malencontreux 
ambassadeur.  Il  laissa  Randolph  se  morfondre  près  de  quatre  mois 
à  Arkhangel  sous  divers  prétextes  ;  mais  le  vrai  motif,  il  sait  bien 
le  faire  entendre  à  la  reine  :  c'est  qu'il  est  furieux  de  ne  pas  revoir 
Jenkinson.  «  J)'Anto?ie  Jenkine,  je  n'avais  aucune  nouvelle  ;  un  de 
tes  envoyés  est  venu  à  Narva,  d'autres  sont  venus  en  divers  lieux, 
se  disant  tes  envoyés.  Je  leur  ai  demandé  à  tous  si  Anlone  était  de 
retour  auprès  de  toi,  et  quand  on  le  renverrait  ici  ;  mais  ces  gens, 
pris  d'orgueil,  n'ont  pas  daigné  répondre.  Ils  ne  s'occupaient  que 
de  leur  gain,  méprisant  nos  hautes  affaires  d'empire,  et  pourtant 
en  tout  pays  c'est  l'usage  que  les  affaires  des  princes  passent  avant 
le  gain  des  particuliers.  »  Quand  Randolph  fut  enfin  autorisé  à  ve- 
nir à  Moscou,  défense  aux  Anglais  d'aller  au-devant  de  lui,  de  lui 
faire  une  réception;  ou  lui  fixa  une  heure  indue  (huit  heures  du 
matin)  pour  son  audience,  on  le  fit  attendre  deux  grandes  heures 
dans  l'antichambre.  Après  l'audience,  on  ne  l'invita  pas  à  dîner. 
Cet  ambassadeur  si  maltraité  devait  être  pourtant  un  diplomate  de 
quelque  mérite,  ou  bien  le  tsar  avait  malgré  tout  grand  besoin 
des  Anglais,  car  après  quelques  entrevues  très  secrètes  avec  le 
tsar,  où  il  se  rendait  déguisé  en  Russe,  il  obtint  de  lui  tout  ce  qu'il 
voulut.  La  compagnie  de  Moscou  vit  étendre  ses  privilèges;  celle 
de  Narva  fut  supprimée.  Seulement,  comme  Ivan  n'entendait  plus 
être  dupe  des  habiletés  britanniques  ni  laisser  prendre  aux  aflàires 
des  mougiks  de  commerce  le  pas  sur  les  affaires  d'état,  il  envoya 
avec  Randolph  un  ambassadeur  moscovite,  André  Sovine,  avec  mis- 
sion d'obliger  les  Anglais  à  s'expliquer.  Et  il  fallait  qu'on  s'expli- 
quât! car  Ivan  se  trouvait  alors  au  plus  fort  de  la  crise  intérieure. 


852  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

C'est  le  moment  où  meurt  sa  seconde  femme,  également  empoi- 
sonnée, à  ce  qu'il  prétend,  par  ses  boïars;  c'est  le  moment  où  il  fait 
périr  son  cousin  Vladimir  avec  tous  les  siens,  c'est  le  moment  où  il 
extermine  la  noblesse  russe  par  familles  entières  {vserodno)  avec  les 
femmes  et  les  enfans,  où,  sur  le  bruit  d'un  complot  pour  livrer  Nov- 
gorod aux  Polonais,  il  part  pour  cette  ville  et  y  exécute,  de  son 
propre  aveu,  1,505  habitans,  où,  sur  la  Place-Rouge  du  Kremlin, 
il  fait  périr  de  divers  supplices  120  condamnés.  On  a  voulu  révoquer 
en  doute  la  sincérité  de  ses  terreurs.  Parce  que  les  preuves  des  com- 
plots nous  échappent ,  il  ne  s'ensuit  point  qu'ils  n'aient  pas  existé. 
Ivan  nous  apparaît  en  sûreté  sur  le  trône  environné  de  silence  et  de 
servilité;  nulle  résistance  apparente,  mais  mieux  que  personne  il 
pouvait  saisir  les  murmures  suspects ,  les  chuchottemens  de  cette 
foule  prosternée,  le  sourd  travail  de  termites  qui  minait  son  trône. 
De  là  peut-être  ses  fureurs  soudaines,  inexplicables,  ses  empor- 
temens  de  taureau  sauvage  contre  un  ennemi  invisible.  En  1571, 
les  boïars  chargés  de  surveiller  les  gués  de  l'Oka  laissent  passer 
les  Tatars.  Moscou  est  brûlée  :  190,000  personnes  périssent.  Ivan, 
moins  eflrayé  de  l'invasion  que  de  l'attitude  de  ses  généraux,  s'en- 
fuit à  laroslavl  :  de  là  il  eût  gagné  Arkhangel  et  les  vaisseaux  an- 
glais. Dans  son  testament,  qui  est  de  1572,  il  déclare  à  ses  enfans 
que  sa  famille  et  lui  ne  sont  pas  solides  sur  le  trône  de  Russie,  et, 
ajoute-t-il,  «  si,  pour  la  multitude  de  mes  péchés,  la  colère  de  Dieu 
s'étend  sur  moi,  si,  proscrit  par  mes  boïars,  chassé  par  leur  révolte 
de  mon  trône,  je  suis  forcé  d'errer  par  le  monde,  ne  vous  décou- 
ragez pas.  »  Vers  cette  époque  s'opère  dans  la  physionomie  d'Ivan 
un  changement  singulier.  Ce  n'est  plus  le  bel  adolescent  qu'a  connu 
Chancellor  :  à  quarante  ans,  c'est  un  vieillard,  usé  par  les  excès, 
mais  bien  plus  encore  par  les  soucis  et  les  angoisses,  la  crainte  du 
poison  et  des  sorciers.  Sa  barbe  et  ses  sourcils  sont  tombés  :  il  est 
chauve,  pelé  comme  ces  vieux  tigres  qui,  dit-on,  ont  pris  goût  à  la 
chair  humaine  et  en  contractent  une  morbide  âcreté  du  sang.  Et 
cependant  en  1582,  quand  il  s'entretiendra  avec  Possevino,  que  de 
courtoisie  et  même  de  bonhomie,  quel  esprit  d'à-propos,  quelles 
piquantes  leçons  de  tolérance  au  missionnaire  latin  ! 

D'Angleterre  Sovine  ne  lui  apporta  qu'une  réponse  peu  satisfai- 
sante. Elisabeth  consentait  bien  à  faire  alliance  avec  lui,  mais  elle 
voulait  d'abord  être  mise  au  courant  de  ses  démêlés  avec  ses  voi- 
sins et  employer  ses  bons  offices  pour  une  médiation.  Elisabeth  lui 
promettait  un  asile  honorable  dans  ses  états  pour  lui,  pour  sa 
«  noble  impératrice,  »  pour  les  princes  «  ses  chers  enfans,  »  pour 
tous  les  siens.  Cet  engagement  était  contre-signe  du  grand-chan- 
celier Nicolas  Bacon,  des  lords  Parr,  Arundell,  Francis  Russell, 


IVAN    LE    TERRIBLE.  853 

Robert  Dudley,  Edward  Gleaton,  Howard  d'Eflîngham,  KnoUes, 
Groft,  William  Gecil.  La  reine  ne  stipulait  pour  elle  aucune  récipro- 
cité et  ne  prévoyait  pas  qu'elle  pût  jamais  avoir  besoin  d*un  asile. 
Pourtant  n'avait-elle  pas,  elle  aussi,  des  adversaires  à  redouter, 
l'Espagne  qui  préparait  l'Armada,  l'Irlande  frémissante,  le  pape  qui 
lui  cherchait  partout  des  ennemis,  les  moines  qui  d'avance  justi- 
fiaient son  assassinat,  sa  captive  même  Marie  Stuart,  dont  la  prison 
était  comme  le  centre  des  intrigues  domestiques  et  étrangères?  Elle 
avait  mêmes  ennemis  que  le  tsar  :  Sigismond  de  Pologne  était  dans  le 
nord  ce  que  Philippe  II  était  au  midi,  l'instrument  de  la  grande  réac- 
tion jésuitique;  mais,  précisément  parce  que  la  situation  était  fort 
sérieuse,  Elisabeth  ne  pouvait  se  prêter  au  caprice  du  tsar  mosco- 
vite, avouer  dans  un  traité  des  craintes  que  d'ailleurs  elle  n'a- 
vait pas,  prévoir  le  cas  où  elle  pourrait  déserter  le  combat  et  fuir  de 
ses  états.  A  ce  moment-là  même,  la  marine  anglaise  rendait  à  Ivan 
un  glorieux  service.  Les  eaux  de  la  Baltique  étaient  alors  infestées 
de  corsaires  polonais  ei  suédois  qui  cherchaient  à  réaliser  les  me- 
naces de  Sigismond  contre  les  importations  d'armes.  William  Har- 
rard,  avec  treize  vaisseaux,  les  attaqua  auprès  d'un  îlot  situé  à 
quelques  lieues  de  Narva,  Sur  six  navires,  il  en  brûla  cinq,  fit 
82  prisonniers,  les  offrit  en  présent  à  «  sa  hautesse  tsarienne  ;  » 
mais  ni  les  bonnes  paroles  d'Elisabeth  ni  le  présent  d'Harrard  ne 
purent  calmer  la  fureur  d'Ivan.  Ainsi  donc  on  méprisait  ses  af- 
faires d'état,  «  ses  hauts  intérêts,  »  on  les  sacrifiait  aux  vils  in- 
térêts des  négocians  anglais!  Ce  fut  sur  eux  que  tomba  son  cour- 
roux. Tous  leurs  privilèges  furent  révoqués,  toutes  leurs  marchan- 
dises saisies;  l'existence  même  de  la  compagnie  fut  en  danger.  Il 
écrivit  à  Elisabeth  une  lettre  irritée.  Il  lui  rappelait  comment  il 
avait  accueilli  les  premiers  Anglais  sous  Ghancellor,  et  cependant 
dans  la  lettre  d'Edouard  VI  à  tous  les  princes  du  nord  «  il  n'y  avait 
pas  un  mot  qui  nous  fût  adressé  personnellement.  »  Plus  tard  il 
avait  chargé  Jenkinson  d'une  mission  d'état  et  n'en  avait  jamais  eu 
de  nouvelles.  Envoyés  sur  envoyés  étaient  venus,  Manley,  Middleton, 
Goudman,  Randolph.  Pas  un  mot  de  Jenkinson;  toujours  des  affaires 
de  commerce.  Il  avait  expédié  Sovine  à  Londres,  et  à  Sovine  les 
boiars  d'Angleterre  n'avaient  encore  parlé  que  d'affaires  de  com- 
merce. Le  document  relatif  au  grand  secret  avait  été  bâclé  à  la 
hâte,  comme  un  passe-port,  sans  qu'on  eût  daigné  le  lui  faire  ap- 
porter par  un  ambassadeur.  «  Nous  croyions  que  dans  tes  états  tu 
étais  souveraine,  que  tu  gouvernais  toi-même  et  toi-même  veillais 
à  ton  honneur  de  souveraine  et  aux  intérêts  de  ton  état.  Voilà  pour- 
quoi nous  voulions  traiter  avec  toi  de  telles  allàires.  Est-il  vrai  que 
tes  ministres  gouvernent  sans  toi,  et  non-seulement  des  ministres, 


854  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  des  moujiks  de  commerce ,  qui  se  soucient  peu  de  notre  au- 
torité et  de  notre  honneur  de  souverains,  et  qui  ne  rêvent  qu'à  leur 
gain  de  marchands?  Et  toi,  ajoutait-il  avec  une  intention  piquante 
pour  la  reine-vierge^  tu  n'as  donc,  comme  une  simple  demoiselle, 
qu'un  rôle  de  jeune  fille?..  Tes  mougiks  de  coynmerce,  ils  vont  voir 
quel  commerce  ils  auront  chez  moi  !  L'empire  de  Moscou  jusqu'à 
présent  s'était  bien  passé  des  marchandises  anglaises.  Toutes  les 
lettres  et  privilèges  que  je  leur  avais  octroyés,  je  les  annule.  » 
Comme  la  reine  affectait  de  ne  pas  comprendre  les  motifs  de  sa  co- 
lère, il  précisa  de  nouveau  ses  griefs  :  «  On  ne  s'occupe  pas  de  la 
grande  affaire  dont  il  a  parlé  avec  Jenkinson;  on  s'obstine  à  ne  pas 
lui  envoyer  Jenkinson...  Sache  que  tes  marchands  resteront  dans 
notre  disgrâce  tant  que  tu  ne  nous  auras  pas  envoyé  un  a'ubassa- 
deur  sérieux,  et  avec  lui  Jenkinson.  »  C'était  toujours  le  brave  ca- 
pitaine anglais  qu'il  redemandait  à  tous  les  coins  de  l'horizon  avec 
une  fureur  croissante  et  l'irritabilité  maladive  d'un  despote  d'Asie. 
Nul  moyen  de  l'apaiser  et  de  sauver  la  compagnie,  si  on  ne  lui  ren- 
voyait son  ancien  favori. 

Jenkinson  enfin  débarqua  à  Rholmogory.  Il  trouva  le  commerce 
anglais  dans  une  terrible  situation.  Toutes  les  marchandises  étaient 
sous  le  séquestre;  les  employés,  à  l'exemple  du  maître,  se  croyaient 
tout  permis  envers  les  hôtes  anglais.  Jenkinson  lui-même  eut  à  subir 
leur  insolence.  Dans  le  désastre  de  Moscou,  le  bazar  anglais  avait 
été  incendié.  Ivan  lY  d'ailleurs  avait  bien  autre  chose  à  faire  que 
de  s'occuper  des  marchands  d'Angleterre.  D'abord  il  dut  acheter  au 
khan  de  Crimée  une  paix  humiliante;  puis,  sa  troisième  femme 
étant  morte,  il  ordonna  de  rassembler  à  la  Slohode  Alexandra  deux 
mille  jeunes  filles  parmi  lesquelles  il  fit  un  nouveau  choix;  enfin  il 
s'occupa  à  célébrer  ses  quatrièmes  noces.  Dans  l'intervalle,  il  avait 
châtié  un  certain  nombre  de  boïars  qu'il  accusait  d'intelligence 
avec  l'ennemi.  C'est  au  milieu  de  tant  de  soins  divers  qu'il  reçut 
son  cher  Jankine.  Celui-ci  a  raconté  l'entrevue  qu'il  eut  d'abord 
avec  le  tsar  dans  la  Slobode  Alexandra,  qui  chez  la  plupart  des 
écrivains  nationaux  devient  le  Plessis-les-Tours  du  Louis  XI  russe, 
la  Caprée  de  ce  Tibère  asiatique.  La  Slobode  était  une  forteresse 
avec  des  palais  de  bois  polychromes  et  des  églises  à  coupoles  d'or. 
Au  milieu,  séparée  des  autres  édifices  par  un  fossé  profond  et  par 
un  rempart,  s'élevait  la  splendide  demeure  du  tsar.  «  Pas  une  fe- 
nêtre ne  ressemblait  à  l'autre,  dit  un  romancier  (1),  pas  une  co- 
lonne n'était  faite  et  ornée  comme  les  suivantes;  une  multitude  de 


(Ij  Feu  le  comte  Alexis  Tolstoï  dans  son  Prince  Sérébranmj,  traduit  en  français 
sous  ce  titre  :  Ivan  le  Terrible,  ou  la  Russie  au  seizième  siècle,  Paris  1872,  p.  81. 


IVAN   LE    TERRTBLE.  855 

coupoles  couronnaient  l'édifice.  Elles  se  pressaient  les  unes  contre 
les  autres,  s'amoncelaient  et  se  pénétraient  réciproquement.  L'or, 
l'argent  et  les  faïences  peintes,  semblables  à  de  brillantes  écailles, 
revêtaient  le  palais  du  haut  en  bas.  Quand  le  soleil  l'éclairait,  on 
ne  savait  si  c'était  un  palais ,  un  bouquet  de  fleurs  géantes  ou  des 
oiseaux  de  paradis  volant  en  troupes  immenses  et  étendant  au  so- 
leil leur  plumage  d'or.  »  Lorsque  Jenkinson  eut  baisé  la  main  du 
tsar  et  fait  son  compliment,  Ivan,  suivant  l'étiquette  de  sa  cour,  se 
leva  et  dit  :  «  Ma  sœur,  la  reine  Elisabeth,  est-elle  en  bonne  santé?» 
A  quoi  l'envoyé  répondit  :  «  Dieu  a  donné  à  sa  majesté  la  santé  et 
la  paix;  ce  sont  les  grâces  qu'elle  te  souhaite,  à  toi,  milord,  son 
frère  bien-aimé.  »  Le  tsar  se  rassit,  ordonna  aux  assistans  de  se  re- 
tirer, à  l'exception  de  deux  ministres,  et  fit  signe  à  Jenkinson  d'ap- 
procher avec  son  drogman.  Pour  répondre  aux  griefs  allégués  par 
le  tsar,  Jenkinson  entreprit  l'apologie  de  son  gouvernement,  rap- 
pela quels  périls  avaient  bravés  les  Anglais  pour  ouvrir  la  route 
de  la  Mer-Blanche,  lui  apporter  malgré  les  menaces  de  Sigismond 
les  armes  nécessaires  à  la  victoire,  enfin  le  venger  des  écumeurs  de 
mer.  Ces  raisons  firent-elles  impression  sur  Ivan,  ou  céda-t-il  à  ce 
goût  si  vif,  tant  de  fois  manifesté,  pour  la  personne  du  capitaine 
anglais?  Dans  une  seconde  audience,  à  Staritsa,  le  tsar  parut  sur 
son  trône,  en  vêtemens  éblouissans,  la  couronne  sur  la  tête,  son 
fils  aîné  assis  à  côté  de  lui.  Il  déclara  qu'il  remettait  à  un  autre 
temps  les  négociations  sur  la  grande  affaire  :  la  situation  avait 
changé,  il  ne  se  croyait  plus  en  péril.  «  Dans  la  suite,  si  les  mêmes 
circonstances  se  représentaient,  on  reprendrait  les  négociations 
sur  le  même  sujet.  »  11  lui  dit  qu'à  sa  considération  il  oubliait 
les  mécontentemens  que  lui  avaient  donnés  les  marchands  anglais, 
et  leur  rendait  sa  faveur  et  tous  leurs  privilèges.  Il  l'aurait  fait  plus 
tôt,  si  la  reine  lui  eût  envoyé  plus  tôt  Jenkinson.  Comme  celui-ci 
insistait  pour  connaître  ceux  dont  le  tsar  avait  à  se  plaindre  :  «  Tu 
ne  sauras  pas  leur  nom,  répondit  Ivan.  Je  leur  ai  pardonné  toutes 
leurs  offenses.  Que  signifierait  mon  pardon  impérial,  si  je  les  faisais 
punir  par  votre  reine?  »  Alors  il  se  leva  de  nouveau,  ôta  son  bonnet 
et  dit  :  «  Transmets  à  notre  sœur  bien-aimée  notre  salut  cordial.  » 
Il  étendit  sa  main  pour  que  Jenkinson  la  baisât,  et  ordonna  à  son 
fils  d'en  faire  autant  et  de  saluer  également  la  reine  d'Angleterre.  Il 
fit  apporter  du  vin  et  des  liqueurs  qu'il  offrit  de  ses  propres  mains 
à  l'envoyé.  L'audience  de  congé  était  terminée.  Jenkinson  repartit 
pour  l'Angleterre. 

Pourtant  il  y  avait  une  clause  dont  l'obstiné  Moscovite  ne  dé- 
mordrait pas  facilement.  Elisabeth  lui  avait  assuré  un  asile  sûr 
dans  ses  états  d'Angleterre,  —  où  toutes  les  personnes  royales  n'é- 
taient pas  en  sûreté,  —  le  libre  exercice  de  sa  religion  et  tous  les 


856  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

honneurs  dus  à  son  rang.  Elle  refusait  toujours  de  stipuler  pour 
elle,  le  cas  échéant,  les  mêmes  avantages.  Ivan  attribuait  ce  refus 
à  un  orgueil  déplacé,  presque  insultant  pour  lui,  en  tout  cas  peu 
fraternel.  Le  20  août  157/i,  il  lui  écrivait  :  «  Si  tu  veux  que  nous  te 
portions  grand  amour  et  amitié,  avise  à  la  grande  affaire,  »  Dans  la 
même  lettre,  il  recommence  ses  doléances  contre  les  marchands  an- 
glais. Ils  sont  d'intelligence  avec  ses  ennemis,  avec  ses  ti-aitres.  «  Un 
homme  de  commerce,  dans  les  pays  étrangers,  doit  s'occuper  de  ses 
affaires  et  non  d'espionnage  et  de  brigandage;  plusieurs  de  tes  gens 
ont  mérité  de  ce  chef  la  peine  de  mort  ;  mais,  comme  nous  sommes 
un  souverain  chrétien,  ne  voulant  pas  verser  le  sang  de  ces  scélérats, 
j'ai  défendu  de  les  châtier.  »  Singulier  scrupule  de  clémence  chez 
le  Terrible  !  En  outre  il  sait  que  dans  les  rangs  suédois  il  y  a  des 
Anglais  qui  guerroient  contre  lui.  C'est  sur  ces  points  et  beaucoup 
d'autres  que  portera  la  mission  de  Daniel  Silvestre  à  Moscou  en 
1575.  Dans  les  instructions  qui  lui  sont  remises  au  nom  d'Elisabeth, 
on  trouve  la  liste  complète  des  griefs  d'Ivan  et  les  excuses  ou  expli- 
cations que  leur  oppose  Elisabeth.  Si  l'on  a  exporté  de  Russie  des 
marchandises  prohibées,  si  l'on  a  trompé  sur  l'origine  des  produits 
importés,  si  l'on  a  fait  lé  commerce  de  détail  en  violation  des  traités 
qui  n'autori-sent  que  le  commerce  en  gros  et  au  détriment  des  né- 
gocians  russes,  tout  s'est  fait  à  l'insu  de  la  reine,  à  l'insu  même 
de  la  compagnie,  et  déjà  on  y  a  mis  bon  ordre.  Que  des  Anglais  se 
soient  permis  de  railler  la  foi  et  les  rites  orthodoxes,  qu'ils  aient 
pu  s'exposer  au  danger  évident  d'irriter  un  si  puissant  prince,  cela 
est  à  peine  croyable  :  des  mesures  sévères  seront  prises;  les  Anglais 
ont  à  célébrer  leur  culte  dans  l'intérieur  de  leurs  maisons,  paisi- 
blement et  conformément  aux  privilèges  octroyés  par  le  cher  frère 
de  Moscou.  Des  bannis,  des  aventuriers  qui  ont  fui  d'Angleterre 
pour  échapper  à  la  vindicte  des  lois,  ont  pu  se  mêler  d'intrigues  ou 
prendre  du  service  chez  les  ennemis  d'Ivan;  mais  le  cas  a  dû  rester 
isolé.  Le  tsar  a  pris  pour  anglais  certains  régimens  écossais,  d'en- 
viron 4,000  hommes,  qui  sont  passés  au  service  de  Suède.  Ces 
Écossais  parlent  la  même  langue  que  les  Anglais,  mais  ils  ont  un 
souverain  particulier,  et  la  reine  d'Angleterre,  de  France  et  d'Ir- 
lande n'a  pas  d'autoriié  sur  eux.  La  reine  supplie  son  bon  frère 
de  considérer  que,  «  si  nos  sujets  apprenaient  que  nous  avons  ma- 
nifesté, mê'iie  dans  un  traité  secret  (or  le  secret  finira  toujours 
par  s'éventer),  la  moindre  crainte  d'un  changement  dans  leurs  dis- 
positions, cela  suffirait  pour  exciter  chez  eux  un  si  grand  méconten- 
tement que  notre  sécurité  en  serait  atteinte.  Nous  savons  que  notre 
bon  frère  ne  voudrait  pas  nous  exposer  à  un  tel  danger.  Nous  espé- 
rons donc  qu'il  se  contentera  de  notre  réponse.  » 

L'empire  de  Moscou,  malgré  son  apparente  unité  sous  un  pou- 


IVAN    LE    TERRIBLE.  857 

voir  absolu ,  subissait  alors  un  si  violent  travail  de  transforma- 
tion, que  d'année  en  année  il  se  manifestait  aux  étrangers  sous  les 
aspects  les  plus  divers.  A  quelques  mois  d'intervalle,  on  no  le  re- 
connaissait plus  :  cliaque  nouvel  ambassadeur  avait  affaire  à  une 
situation  nouvelle.  La  Âloscovie  et  son  tsar  étaient  inépuisables  en 
surprises  pour  les  hommes  d'Occident,  et  ces  surprises  dépas- 
saient en  étrangeté  tout  ce  que  présente  l'histoire  des  autres  peu- 
ples. La  Russie  était  comme  un  kaléidoscope  qui,  secoué  dans  la 
main  fiévreuse  d'Ivan,  offrait  sans  cesse  des  combinaisons  inatten- 
dues. Pour  les  Russes  eux-mêmes,  beaucoup  de  laits  restent  aujour- 
d'hui inexpliqués.  Chancellor  avait  trouvé  Ivan  dans  son  triomphe 
de  Kazan;  Jenkinson  l'avait  vu  en  1566  démembrant  lui-même  son 
empire,  créant  deux  Russies  ennemies,  se  ménageant  le  refuge  de 
Vologda  sur  la  route  de  la  Mer-Blanche;  Randolph  était  tombé  au 
milieu  des  massacres  de  JNovgorod  et  de  la  Place-Rouge.  Daniel 
Silvestre  allait  assister  à  une  nouvelle  évolution.  Ivan  avait  abdi- 
qué; lui-même  avait  donné  un  nouvel  empereur  à  la  Russie,  un 
Tatar  baptisé  l'année  précédente,  l'ancien  mourza  Saïn  Boulât,  de- 
venu le  prince  orthodoxe  Siinéon;  lui-même  lui  adressait  des  bat- 
temens  de  front  et  signait  :  «  Jeannot,  le  fds  à  Vassili.  »  Ivan  res- 
tait le  chef  de  Vopritchnina,  Siméon  était  le  prince  du  pays,  un 
fantôme  d'empereur,  né  d'un  caprice  du  Terrible,  qu'un  nouveau 
caprice  pouvait  replonger  dans  le  néant,  un  sosie  du  tsar,  une 
fausse  proie  par  laquelle  Ivan  IV  semblait  vouloir  amuser  la  haine 
de  ses  ennemis,  une  victime  dévouée  qu'il  faisait  asseoir  sur  son 
trône  ébranlé,  sous  la  menace  des  poignards  levés.  Cette  bizarre 
imagination,  qui  semble  empruntée  à  l'Orient  d'Hérodote  ou  des 
Mille  et  une  JSuits,  ce  conte  bleu  en  action,  était  bien  propre  à 
brouiller  les  idées  d'un  étranger.  La  Chine  ou  le  Thibet,  le  Mexique 
ou  le  Pérou  des  Incas,  aux  découvreurs  et  aux  conquérans  du 
xvi^  siècle,  n'avaient  rien  offert  d'aussi  fantastique.  Ivan  semblait 
prendre  plaisir  à  augmenter  encore  l'embarras  et  l'incertitude  des 
Anglais.  Un  jour,  il  disait  à  leur  envoyé  :  «  Tu  le  vois,  la  raison 
qui  nous  avait  porté  à  entrer  en  relations  avec  notre  sœur  était  la 
SLire  prévision  des  trahisons  qui  menacent  les  princes  et  qui  les 
exposent  comme  les  derniers  des  hommes  aux  retours  de  la  fortune. 
Alors  déjà  nous  n'avions  plus  confiance  en  notre  grandeur,  et  cette 
défiance  s'est  justifiée  :  nous  avons  remis  notre  royauté,  l'empire 
que  nous  gouvernions  de  si  impériale  façon,  aux  mains  d'un  étran- 
ger qui  ne  nous  esc  rien,  ni  par  le  sang,  ni  par  la  race,  et  qui  n'a 
pas  de  droit  au  trône.  Voilà  à  quoi  nous  a  réduit  la  conduite  scélé- 
rate et  perfide  de  nos  sujets,  qui  murmurent,  regimbent  contre  le 
devoir  d'obéissance,  et  trament  des  complots  contre  notre  personne. 
Tout  cela  ne  serait  pas  arrivé,  si  la  reine  eût  consenti  à  ma  proposi- 


858  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion.  Une  bonne  alliance  avec  elle  eût  affermi  notre  autorité...  Elle 
n'a  pas  fait  sagement  en  nous  repoussant.  »  Un  autre  jour,  il  disait 
tout  le  contraire  à  ce  même  Silvestre  :  «  Ne  t'imagiue  pas  que  nous 
n'ayons  pas  le  pouvoir  de  faire  ce  que  nous  promettons.  Il  est  vrai 
que  nous  avons  remis  l'empire  à  un  autre,  mais  nous  pouvons  le 
reprendre  à  notre  gré,  quand  il  nous  plaira.  Le  tsar  n'a  pas  reçu  la 
confirmation  du  couronnement  solennel  et  de  l'élection  populaire. 
Nos  sept  couronnes,  notre  sceptre,  nos  ornemens  tsariens  et  nos 
trésors  sont  restés  entre  nos  mains.  »  Puis  il  accusait  les  Anglais 
eux-mêmes  d'être  d'intelligence  avec  ses  traUres  et  d'avoir  fait 
échouer  la  négociation  qui  lui  eût  assuré  un  asile  au  jour  du  dan- 
ger :  accusation  grave  qui  dut  faire  trembler  Silvestre  pour  l'exis- 
tence de  la  compagnie.  L'envoyé  pouvait  croire  que  tout  cela  n'é- 
tait qu'une  mise  en  scène  pour  lui  en  imposer  et  pour  forcer  la 
main  à  la  reine.  On  doit  regretter  que  Silvestre,  préoccupé  unique- 
ment comme  ses  pareils  d'intérêts  mercantiles,  n'ait  pas  essayé 
une  explication  de  ce  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Jamais  on  ne  saura 
ce  que  pensaient  de  tout  cela  les  courtisans  aux  faces  blêmes,  muets 
de  terreur,  courbés  sous  cette  sinistre  fantaisie  du  maître,  comme 
des  sénateurs  romains  devant  le  turbot  de  Domitien  ou  le  cheval- 
consul  de  Néron. 

Elisabeth  vit  sans  doute  qu'avec  un  souverain  si  têtu  et  si  fan- 
tasque toutes  les  habiletés  étaient  perdues.  Dans  l'intérêt  du  com- 
merce anglais  elle  consentit  à  tout.  Silvestre  repartit  d'Angleterre 
pour  la  Russie  avec  une  lettre  telle  que  le  désirait  le  tsar.  Elle  ne 
devait  point  parvenir  à  son  adresse.  Silvestre  venait  de  débarquer 
à  Kholmogory;  un  coup  de  foudre  tomba  sur  la  maison  où  il  était 
descendu,  le  tua  avec  son  chien  et  l'un  de  ses  serviteurs,  réduisit 
en  cendres  ses  papiers  et  la  lettre  que  le  tsar  attendait  avec  tant 
d'impatience.  Le  superstitieux  Ivan  ne  put  manquer  d'y  voir  un 
fâcheux  présage.  Dieu  même  s'opposait  à  ce  qu'il  pût  trouver  un 
asile  en  Angleterre.  Il  s'inclina  et  dit  :  «  Que  la  volonté  de  Dieu 
soit  faite!  » 

V. 

Vers  1580,  la  fortune  de  la  guerre  tourne  décidément  contre 
Ivan  lY.  Il  a  échoué  dans  la  tentative  impossible  de  conquérir, 
avec  des  armées  à  demi-asiatiques,  la  Livonie,  défendue  par  les 
troupes  régulières  de  la  Suède,  de  la  Pologne  et  des  Allemagnes. 
Bien  plus,  les  vieilles  provinces  russes  sont  entamées  :  Etienne  Ba- 
thory  a  pris  Polotsk  et  mis  le  siège  devant  P^kof.  Dans  sa  détresse, 
Ivan  s'adresse  encore  à  la  reine  d'Angleterre,  au  commerce  bri- 
tannique. Comme  il  était  pressé  par  le  temps,  il  lui  fallut  expédier 


ITAN   LE   TEKRIBLE.  859 

son  messager  par  la  voie  de  terre,  à  travers  les  dominations  enne- 
mies. Surpris  avec  une  lettre  du  tsar,  la  mort  de  l'envoyé  était 
certaine.  Bathory  n'eût  pas  épargné  un  traître  à  la  cause  chré- 
tienne, qui  al'ait  chercher  des  armes  pour  les  Barbaresques  du 
Nord.  Un  homme  se  présenta  pour  remplir  cette  dangereuse  mis- 
sion; ce  fut  Horsey,  de  la  compagnie  de  Moscou.  La  lettre  à  Elisa- 
beth fut  glissée  dans  un  petit  tube  que  l'on  cacha  dans  la  crinière 
du  cheval.  Horsey  passa  heureusement,  s'embarqua  à  Hambourg, 
s'acquitta  de  son  message,  et  au  printemps  suivant  ramena  en 
Russie  treize  bâiimens  chargés  d'armes  et  d'artillerie. 

Ivan  vieillissait.  La  mort  de  son  fils  que,  dans  un  accès  d'aveugle 
fureur,  il  tua  d'un  coup  de  bâton,  semblait  l'avoir  abattu.  Pourtant 
cette  âme  énergique  que  tant  de  passions  n'avaient  pu  briser  finit 
par  se  ressaisir.  En  1582,  Ivan  songe  à  répudier  sa  septième  femme, 
Maria  Nagoï,  à  se  remarier.  Ce  sauvage  précurseur  de  la  réforme 
européenne  en  Russie  voulait  cette  fois  renoncer  aux  femmes 
d'Orient,  aux  Tcherkesses,  aux  Russes  ignorantes  et  incultes,  épou- 
ser une  femuie  d'Occident.  Il  avait  pensé  à  une  cousine  de  sa  bonne 
amie  d'Angleterre,  à  Marie  Hastings,  comtesse  de  Kent.  L'idée  d'un 
tel  mariage  avec  une  musulmane,  une  hérétique,  faisait  horreur  à 
la  Russie.  L'Anglaise  fût  venue  deux  siècles  trop  tôt  en  cette  Mos- 
covie  attardée  ;  les  temps  de  Catherine  P*  la  Livonienne,  de  Cathe- 
rine II  l'Allemande,  étaient  encore  éloignés.  En  ceci  comme  en  beau- 
coup de  choses,  le  Terrible  anticipait  désespérément  sur  son  époque. 
Cette  vitalité  d'Ivan,  celte  activité  sans  trêve,  cette  énergie  sans  cesse 
renaissante  qui,  du  plus  profond  du  deuil,  de  la  défaite,  de  la  décré- 
pitude, le  relançaient  sans  cesse  vers  de  nouveaux  projets,  avaient 
quelque  chose  d'effrayant  et  de  démoniaque.  Justement  on  venait 
de  brûler  à  Moscou  comme  sorcier  un  de  ses  anciens  confidens  al- 
lemands, le  médeoin  Bomélius.  D'autres  étrangers  suspects  l'entou- 
raient; c'étaient  ces  intrus  maudits  qui  sans  doute  surexcitaient  ce 
prince  demi-mort,  faisaient  sans  cesse  revivre  le  vieux  diable,  lui 
soufflaient  cette  idée  sacrilège  d'un  huitième  mariage,  et  avec  une 
hérétique.  La  nouvelle  fantaisie  d'Ivan  n'était  guère  mieux  goûtée 
en  Angleterre.  Elle  elfraya  la  reine  autant  que  sa  cousine.  Sans 
doute  la  tyrannie  d'Ivan  n'était  pas  faite  pour  faire  reculer  une 
Anglaise  de  ce  temps,  qui  svait  vu  celle  d'Henri  VIH  et  ses  sept 
mariages.  Les  places  publi(|ues  de  Londi'es,  où  avaient  flambé  tour 
à  tour  les  bûchers  des  catholiques  et  ceux  des  protestans,  n'avaient 
rien  à  reprocher  n  la  Place- Rouge  du  Kremlin.  Ce  qui  rebutait 
plutôt,  c'étaient  les  lacunes  étranges  de  cette  civilisation,  cette  ab- 
sence de  culture  et  de  confort,  ce  mélange  de  luxe  et  de  grossiè- 
reté, cette  splendeur  crasseuse  de  l'Asie  chrétienne;  c'était  ce  des- 
pote chauve  et  usé,  qui  avait  maltraité  brutalement  sa  belle-fille 


860  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

enceinte  et  qui  avait  le  sang  d'un  fils  sur  les  mains;  c'étaient  la 
détestable  réputation  des  oligarques  moscovites,  qui,  dit-on,  em- 
poisonnaient leurs  souveraines,  et  cet  air  malsain  de  l'apparte- 
ment impérial  où  tant  de  tsarines  à  la  fleur  de  l'âge  étaient  mortes 
mystérieusement  de  maladies  inconnues  (1).  Toute  l'habileté  d'Eli- 
sabeth consista  dès  lors  à  gagner  du  temps.  L'envoyé  Pisemski  fut 
longtemps  sans  voir  la  fiancée:  elle  était  alors  attaquée  de  la  pe- 
tite-vérole, et  la  reine  ne  voulait  ni  la  laisser  voir  à  l'ambassa'leur, 
ni  faire  faire  son  portrait  avant  que  toute  trace  de  la  maladie  eût 
disparu.  On  amusait  le  tapis  avec  l'éternel  projet  d'alliance  entre 
les  deux  états.  Enfin ,  après  avoir  été  reçu  en  audience  par  Marie 
Hastings,  Pisemski  repartit  pour  la  Russie,  accompagné  de  Jérôme 
Bowes. 

Qui  était  ce  Jérôme  Bowes?  Dans  l'instruction  qui  lui  fut  remise, 
il  est  dit  que  le  tsar  avait  demandé  l'envoi  d'un  ambassadeur  doué 
de  telles  et  telles  qualités,  «  précisément  celles  qu'à  notre  avis  vous 
possédez  complètement.  »  On  verra  jusqu'à  quel  point  Bowes  ré- 
pondait à  l'idéal  d'Ivan  IV.  Sur  la  question  commerciale,  Pisemski 
avait  proposé  à  Elisabeth  de  rétablir  la  liberté  absolue  du  com- 
merce avec  toutes  les  nations  européennes  :  c'est  de  ce  principe  de 
liberté  que  les  Anglais  s'alarmaient;  Bowes  avait  ordre  d'insister 
auprès  du  tsar  pour  le  maintien  de  leur  monopole;  il  devait  pro- 
tester également  contre  toute  taxe  imposée  à  leur  commerce.  La 
question  matrimoniale  était  encore  plus  délicate.  Bowes  avait  à  re- 
présenter au  tsar  que  la  santé  de  la  lady  était  restée  si  faible  par 
suite  de  sa  dernière  maladie  qu'on  désespérait  de  lui  voir  re- 
couvrer les  forces  nécessaires  pour  soutenir  les  obligations  du 
rang  impérial  :  un  si  long  voyage  sans  doute  lui  porterait  le  der- 
nier coup.  «  En  outre  il  nous  plaît  que  vous  employiez  les  meil- 
leures raisons  qu'il  se  pourra  pour  le  détourner  de  cette  idée,  in- 
voquant aussi  les  difficultés  auxquelles  il  faut  s'attendre  du  côté  des 
parens.  Il  est  peu  certain  qu'ils  consentent  à  une  séparation  qui 
les  privera  de  toutes  les  consolations  qu'on  espère  trouver  chez  ses 
enfans;  vous  expliquerez  que  sans  leur  libre  consentement,  lequel 
est  encore  fort  douteux,  ce  mariage  ne  pourrait  avoir  lieu,  car  en 
pareil  cas,  même  sur  les  familles  de  nos  plus  humbles  sujets,  en- 
core moins  sur  les  nobles  maisons,  nous  n'avons  d'autre  autorité 
que  celle  de  la  persuasion.  »  Bowes  devait  avoir  quelque  peine  à 
faire  entrer  ces  idées  sur  la  famille  anglaise  et  la  liberté  du  père  de 
famille  dans  la  tête  d'un  homme  qui  disposait  des  enfans  comme 
des  biens  de  ses  sujets  et  qui,  lorsqu'il  voulait  se  marier,  exerçait 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  octobre  1873,  les  Tsarines  de 
Moscou  et  la  Société  russe  à  l'époque  de  la  renaissance. 


lYAN   LE   TERRIBLE.  861 

une  sorte  de  presse  ou  de  conscription  de  toutes  les  belles  filles  de 
l'empire.  Comme  on  se  proposait  avant  tout  de  gagner  du  temps  et 
de  payer  le  tsar  de  bonnes  paroles,  il  était  inutile  que  l'envoyé  pro- 
longeât trop  son  séjour.  Sans  faute,  il  devait  revenir  par  les  départs 
maritimes  de  l'automne.  L'ambassade  de  Bowes  nous  est  surtout 
connue  par  ses  propres  doléances  et  par  les  critiques  d'Horsey.  A 
peine  a~t-il  mis  le  pied  sur  le  sol  russe  que  les  difficultés  surgis- 
sent. Il  accuse  devant  le  tsar  le  boïar  Ghtchelkalof  de  s'être  laissé 
corrompre  par  les  rivaux  de  l'Angleterre,  les  Hollandais.  Il  se  plaint 
des  agens  chargés  de  son  escorte,  qui  lui  ont  manqué  de  respect  et 
ont  voulu  le  noyer  dans  la  Dvina.  Le  jour  de  l'audience,  il  refuse 
l'attelage  qu'on  met  à  sa  disposition  sous  prétexte  que  les  chevaux 
n'ont  point  assez  bonne  mine  et  se  rend  à  pied  au  Kremlin.  Il  prend 
plaisir  à  rudoyer  le  tsar,  à  le  contredire  sur  les  points  les  plus  dé- 
licats, notamment  sur  celui  de  la  conversion  de  Marie  Hastings  à 
l'orthodoxie.  Quand  on  lui  cite  en  exemple  l'empereur  d'Allemagne 
ou  le  roi  de  France ,  il  répond  que  ces  souverains  ne  peuvent  se 
comparer  à  sa  reine.  Ivan  le  Terrible,  devenu  tout  à  coup  débon- 
naire, prend  patience,  cherche  à  amadouer  l'intraitable  insulaire,  à 
caresser  le  hérisson;  il  rosse  de  ses  propres  mains  Ghtchelkalof,  fait 
jeter  en  prison  les  tchinovniks  dont  Bowes  dit  avoir  à  se  plaindre. 
Parfois  aussi  la  patience  lui  échappe  :  il  le  traite  «  d'ambassadeur  ab- 
surde et  ignorant  »  et  le  fait  chasser  du  palais.  Puis  il  en  revient  aux 
moyens  de  douceur,  l'apaise  en  augmentant  son  train  de  maison, 
en  étendant  les  privilèges  des  Anglais.  Pris  d'un  accès  de  galante- 
rie chevaleresque  bien  étrange  chez  cet  incorrigible  épouseur,  il 
déclare  que  si  on  ne  lui  envoie  Marie  Hastings,  il  passera  la  merjDOur 
la  conquérir.  Le  dogue  britannique  devient  auprès  du  tsar  une  ma- 
nière de  favori  :  tous  les  courtisans  recherchent  ses  bonnes  grâces. 
On  avait  entendu  dire  au  tsar  :  «  Plût  à  Dieu  que  j'eusse  des  ser- 
viteurs aussi  fidèles  !  » 

Un  beau  jour  circule  dans  le  palais  une  étrange  nouvelle.  Ivan  le 
Terrible,  au  milieu  d'une  partie  d'échecs  avec  le  prince  Belski, 
est  tombé  tout  à  coup  en  défaillance.  Le  Terrible  est  mort.  Le  pa- 
lais fut  aussitôt  en  proie  à  une  violente  réaction  nobiliaire.  L'An- 
glais Buwes  éprouva  le  sort  des  favoris  insolens.  Il  s'était  fait  trop 
d'envieux,  trop  d'ennemis  pour  ne  pas  les  retrouver  à  ce  moment 
critique.  «  Ton  tsar  anglais  est  mort!  »  lui  cria  Ghtchelkalof.  Ici 
nous  allons  résumer  les  doléances  de  l'ambassadeur  :  on  l'enferme 
dans  son  propre  hôtel  avec  ses  gens  et  on  l'y  retient  prisonnier 
pendant  cinq  semaines  si  rigoureusement  qu'on  ne  laisse  même  pas 
entrer  son  médecin  et  que  ses  gens,  lorsqu'ils  mettent  le  nez  aux 
fenêtres,  sont  aussitôt  assaillis  de  pierres  et  d'ordures  par  les  sen- 
tinelles. Ghtchelkalof  [Shalkan,  comme  il  l'appelle)  se  présente  un 


862  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

jour  chez  lui,  accompagné  d'un  autre  boïar,  et  lui  signifie  que  le 
nouveau  tsar  entend  ne  pas  continuer  les  nc^gociations  commencées 
par  son  père.  On  le  saisit,  on  l'entraîne  violemment  pour  recevoir 
son  audience  de  congé;  on  lui  ôte  son  épée,  on  désarme  ses  gens, 
outrage  inoui  cà  un  ambassadeur.  Vainement  il  fait  observer  qu'on 
l'a  pris  en  pourpoint  court  et  qu'il  ne  peut  décemment,  en  cet  état, 
sans  épée,  se  présenter  devant  l'empereur  :  son  valet,  qui  lui  ap- 
portait un  long  vêtement,  est  à  moitié  assommé  par  les  Moscovites. 
On  prive  Bowes  de  son  drogman  pour  lui  ôter  toute  facilité  de  se 
plaindre  à  l'empereur.  Bref,  on  était  si  bien  disposé  à  lui  faire  un 
mauvais  parti  que  Ghtchelkalof  disait  le  lendemain  au  médecin  Ja- 
cobi  :  «  Il  peut  remercier  Dieu  ;  s'il  avait  regimbé,  on  l'aurait  taillé 
en  pièces  et  jeté  ses  morceaux  par  la  fenêtre.  »  Après  l'audience  du 
tsar,  qui  fut  courte  et  froide,  on  l'entraîna  au  dehors  avec  la  même 
violence.  Pour  partir,  on  ne  lui  fournit  que  des  chevaux  non  sellés  : 
ses  gens  furent  obligés  de  monter  à  cru.  On  lui  jeta  pour  ainsi 
dire  au  visage  les  présens  qu'il  avait  faits  au  feu  tsar,  et  de  la  part 
du  prince  actuel  on  lui  apporta  en  cadeau  trois  lots  de  zibeline,  qui 
ne  valaient  pas,  dit-il,  liO  livres,  les  plus  pelées  qu'on  eût  pu  trou- 
ver dans  Moscou.  Il  fut  trop  heureux  quand  il  se  vit  en  sûreté  sur 
le  pont  d'un  vaisseau  anglais;  il  y  reprit  aussitôt  toute  son  arro- 
gance et  donna  carrière  à  une  fureur  longtemps  contenue.  Il  jeta 
les  zibelines  sur  la  plage,  renvoya  outrageusement  la  lettre  impé- 
riale et  en  écrivit  lui-même  une  autre  où  il  exprimait  l'espérance 
que  le  nouveau  prince  ferait  couper  la  tête  à  ces  deux  coquins, 
Ghtchelkalof  et  Nikita  Romanof.  Il  eût  voulu  obliger  les  marchands 
à  faire  retraite  avec  leur  ambassadeur  outragé.  On  n'eut  garde  de 
lui  obéir;  le  commerce  anglais  lui  donnait  tort,  et  Horsey  écrivait 
à  Londres  :  «  Pourquoi  est-il  venu  ici?  Dieu  ait  pitié  de  nous  tous!  » 

Sous  les  deux  successeurs  du  Terrible,  son  fds  Feodor  et  l'usur- 
pateur Boris  Godounof,  les  négociations  de  l'Angleterre  avec  la 
Russie  ne  manquent  pas  d'intérêt.  En  1 588  eut  lieu  cette  ambas- 
sade de  Fletcher  qui  nous  a  valu  une  précieuse  relation  sur  la  Mos- 
covie  du  xvi«  siècle.  Pendant  cette  période,  les  rapports  commer- 
ciaux prennent  plus  de  régularité,  plus  de  sécurité.  Le  marché 
russe  s'agrandit  indéfiniment  vers  l'est  :  il  semble  que  ce  soit  pour 
les  Anglais  que  les  Moscovites  ont  conquis  la  Sibérie,  pacifié  le 
Volga,  pris  pied  dans  le  Gaucase.  En  revanche,  les  Russes,  avec 
une  finesse  diplomatique  déjà  remarquable,  une  intelligence  très 
nette  de  leurs  intérêts  propres,  obligent  peu  à  peu  les  Anglais  à  re- 
noncer à  un  privilège  exorbitant.  «  Nous  ne  voulons  pas  de  concur- 
rence, »  avait  dit  Bowes  :  il  leur  fallut  bien  tolérer  celle  des  Hol- 
landais, des  Flamands,  des  Français.  Ils  avaient  la  prétention  de 


IVAN    LE    TERRIBLE.  '  863 

trafiquer  sans  payer  de  droits  à  la  couronne  :  on  leur  fit  entendre 
qu'en  ne  payant  que  la  moitié  des  droits  ils  pouvaient  se  considérer 
encore  comme  une  nation  favorisée.  La  Russie  ne  voulait  plus  être 
exploitée  comme  une  colonie  conquise  par  les  armes  britanniques. 
Les  Anglais  crièrent  qu'on  les  ruinait  :  ils  ne  se  ruinèrent  pas,  et 
ils  sont  si  bien  restés  dans  le  pays  qu'au  bout  de  trois  cents  ans 
leur  commerce  y  a  conservé  le  premier  rang.  Dans  les  documens 
publias  par  M.  Tolstoï,  on  voit  reparaître  sous  les  règnes  de  Feodor 
et  de  Boris  beaucoup  de  questions  déjà  débattues  sous  le  règne 
précédent  :  je  n'y  reviendrai  pas.  D'ailleurs  je  n'ai  pas  voulu  seu- 
lement exposer  les  débuts  du  commerce  anglais  en  Russie,  j'ai 
voulu  montrer  la  Russie  du  xvi**  siècle  à  la  lumière  de  documens 
nouveaux.  J'ai  laissé  au  premier  plan  Ivan  le  Terrible,  un  des  per- 
sonnages les  plus  considérables  et  les  plus  discutés  de  l'histoire 
russe.  Après  tout,  son  règne  semble  un  épisode  du  grand  combat 
qui  s'est  livré  du  xv^  au  xvii''  siècle  dans  la  plupart  des  états 
d'Occident  entre  le  principe  oligarchique  et  le  principe  d'unité. 
Ivan  IV  appartient  au  groupe  historique  des  Charles  YII,  des 
Louis  XI,  des  Richelieu  de  France,  des  Ferdinand  d'Espagne,  des 
Henri  VII  d'Angleterre.  Il  a  livré  la  même  bataille  aux  forces  du 
passé  ;  mais  dans  un  pays  tout  asiatique  il  a  employé  les  atroces 
moyens  de  l'Asie.  Quant  à  son  caractère  moral,  on  ne  pourra  bien 
le  juger  que  lorsque  les  archives  du  xvi^  siècle  auront  livré  tous 
leurs  secrets,  lorsqu'on  trouvera  l'explication  des  faits  obscurs 
qui  abondent  dans  cette  histoire.  A  cette  enquête  nécessaire, 
M.  louri  Tolstoï  apporte  de  nouveaux  matériaux.  Bien  qu'il  semble 
incliner  lui-même  vers  l'ancienne  et  peu  bienveillante  appréciation 
de  Karamzine,  on  entrevoit  dans  les  documens  publiés  par  lui  un 
Ivan  IV  violent  et  fantasque,  mais  d'esprit  pénétrant  et  vigoureux, 
supérieur  à  son  siècle,  ayant  le  pressentiment  d'une  Russie  nou- 
velle dont  il  prépare  l'avènement  en  renouant  les  anciennes  rela- 
tions avec  l'Europe.  Ce  n'est  point  un  prince  vulgaire  que  nous 
montrent  les  rapports  de  Jenkinson,  de  Randolph,  de  Daniel  Sil- 
vestre,  de  Bowes.  Dans  une  barbarie  encore  crue,  il  a  des  instincts 
de  civilisateur,  sinon  de  civilisé.  Dans  un  siècle  de  fer,  chez  une 
nation  encore  tout  imprégnée  de  férocité  tatare,  il  a  déjà  bien  des 
traits  qui  annoncent  Pierre  le  Grand.  Ses  premiers  rap^)orts  avec 
l'Angleterre  préparent  l'entrée  de  la  Moscovie  dans  la  famille  eu- 
ropéenne. Ivan  IV  laissera  la  Russie  moins  asiatique  qu'il  ne  l'a 
trouvée. 

Alfred  Rambaud. 


LA 


PEINTURE  DE  BATAILLES 


LE  NOUVEAU  TABLEAU   DE   M.   MEISSONIEF*   —  L'EXPOSITION 
DES  ŒUVRES  DE  PILS. 


I. 

La  peinture  de  batailles  est  presque  aussi  ancienne  que  la  pein- 
ture elle-même.  L'art,  consacré  à  son  origine  à  la  seule  représenta- 
tion des  types  divins,  ne  tarda  pas  à  se  faire  humain.  Il  descendit 
de  l'Olympe;  après  avoir  montré  les  dieux,  il  montra  les  hommes. 
L'homme,  il  le  peignit  tout  d'abord  dans  son  acte  le  plus  terrible 
et  le  plus  sublime  :  le  meurtre  et  le  sacrifice  de  sa  vie.  Le  premier 
tableau  de  batailles  dont  parle  l'histoire  de  l'art  date  du  viii«  siècle 
avant  l'ère  chrétienne.  C'était  une  Bataille  des  Magnésiens,  peinte 
par  Bularque,  qui  fut  payée  son  pesant  d'or  par  le  fameux  roi  Can- 
daule.  Lçs  peintres  grecs  de  la  grande  époque  ont  aussi  pris  plus 
d'un  sujet  dans  les  fastes  militaires  de  la  Hellade.  Fresques  et 
panneaux,  œuvres  de  Panaenos  et  de  Polygnote,  tout  a  péri  dans 
le  grand  naufrage  de  la  peinture  antique,  et  les  descriptions  de 
Pline  et  de  Pausanias  sont  à  la  fois  trop  succinctes  et  trop  confuses 
pour  qu'elles  puissent  donner  une  idée  juste  de  la  manière  de  traiter 
les  tableaux  de  batailles  chez  les  anciens.  On  en  jugera  avec  plus 
de  certitude  par  la  grande  mosaïque  de  la  Bataille  cl  Arbelles.  Cette 
œuvre  est  une  vraie  page  d'histoire  militaire.  Inspirée  par  le  récit 
de  Plutarque,  elle  en  retrace  le  principal  épisode.  Darius  debout 
sur  son  char  et  entouré  d'une  troupe  de  cavaliers  perses,  la  lance 
basse,  prêts  à  recevoir  le  choc  de  l'ennemi,  occupe  la  droite  de  la 


LA    PEI>'TURE    DE    BATAILLES.  865 

composition.  Devant  le  char  royal,  au  milieu  d'un  amas  de  blessés, 
un  cheval  et  son  cavalier  frappés  en  même  temps  d'une  flèche  ou 
d'une  pierre  de  fronde  roulent  l'un  sur  l'auire.  A  gauche,  Alexandre, 
superbe  de  mouvement,  sans  casque,  l'épée  à  la  main,  charge  à  la 
tête  de  ses  hétaïres  d'élite.  Son  cheval,  piqué  aux  naseaux  par  la 
javeline  d'un  soldat  perse,  se  cabre;  mais  on  sent  que  rien  n'ar- 
rêtera l'élan  d'Alexandre  et  de  sa  troupe.  Les  Perses  ont  beau 
se  défendre,  ils  ne  pourront  trouver  que  la  mort  et  non  la  victoire. 
Il  faut  admirer  dans  cette  œuvre,  indépendamment  du  mouve- 
ment des  figures,  la  simplicité  et  la  précision  de  la  composition. 
On  sait  tout  de  suite  de  quoi  il  s'agit.  On  voit  l'action,  on  con- 
çoit les  péripéties  qui  l'ont  précédée,  on  en  pressent  le  dénoû- 
ment.  Eussent-ils  les  mêmes  costumes,  on  n'en  reconnaîtrait  pas 
moins  les  Perses  des  Grecs  par  les  positions  qu'ils  occupent. 

Cette  unité  de  composition ,  cette  netteté  et  cette  précision  dans 
l'interprétation  d'un  sujet  militaire,  on  les  chercherait  en  vain,  hor- 
mis chez  Raphaël,  chez  les  héritiers  des  artistes  de  l'antiquité,  chez 
les  grands  maîtres  de  la  renaissance.  Michel-Ange  et  Léonard  de 
Vinci,  luttant  l'un  contre  l'autre,  ont  fait  les  cartons  de  deux  ba- 
tailles mises  au  concours  par  la  république  de  Florence.  Ces  deux 
œuvres  rivales  ont  péri,  mais  pas  les  descriptions  de  Vasari,  de  Cel- 
lini,  de  Léonard  lui-même;  il  est  facile  sinon  de  se  les  représenter, 
du  moins  d'avoir  l'idée  des  principes  auxquels  les  deux  maîtres 
avaient  obéi.  Léonard  avait  à  peindre  la  bataille  d'Anghiari,  Michel- 
Ange  le  siège  de  Pise.  Or  tous  deux  avaient  conçu  la  bataille  dans 
son  caractère  archétypique  de  lutte,  non  dans  son  expression  de 
vérité  locale;  ils  l'avaient  généralisée  au  lieu  de  la  particulariser;  ils 
avaient  représenté  la  bataille,  ils  n'avaient  pas  représenté  une  ba- 
taille. Léonard  avait  bien  d'abord  songé  à  peindre  la  bataille  d'An- 
ghiari dans  tous  ses  épisodes.  Il  avait  résumé  pour  lui-même, 
d'après  les  récits  et  les  documens  écrits,  les  principales  alternatives 
du  combat  :  le  début  de  l'action,  le  pont  pris  et  repris  par  trois  fois, 
l'artillerie  placée  sur  une  hauteur  à  la  fin  du  jour  et  décidant  la  vic- 
toire en  jetant  le  désordre  dans  les  épais  bataillons  de  Guido  d'As- 
torre  et  de  Faenza.  Il  avait  étudié  son  sujet,  et  il  le  connaissait  à 
fond.  Son  projet  de  tableau  pourrait  être  signé  Thucydide  ou  Guic- 
ciardini;  mais  devant  son  carton  le  peintre  oublia  l'historien,  et  la 
bataille  se  réduisit  à  une  épique  mêlée  de  cavalerie  combattant  pour 
se  disputer  un  étendard.  Michel-Ange,  qui  voulait  à  tout  prix  que 
sa  science  du  nu  ne  fût  pas  perdue  sous  les  cuirasses  et  sous  les 
jambards,  imagina  de  représenter  les  soldats  se  baignant  dans  l'Arno, 
avertis  par  la  trompette  de  l'approche  de  l'ennemi,  et  courant  re- 
prendre leurs  armes.  L'idée  était  ingénieuse,  les  figures  admira- 

TOMB  XIII,  —  1876.  55 


866  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bles  de  formes  et  de  mouvement,  mais  Michel-Ange  n'avait  pas 
là  peint  le  siège  de  Pise  dans  sa  vérité  locale.  Ces  guerriers  sor- 
tant tout  nus  de  l'eau  étaient  aussi  bien  des  Grecs  surpris  par  les 
ïroyens  au  bord  du  Scamandre,  des  Carthaginois  surpris  par  des 
Romains  au  bord  du  lac  de  Trasimène,  des  croisés  surpris  par  des 
Sarrazins  au  bord  du  Jourdain,  que  des  Florentins  surpris  par  des 
Pisans  au  bord  de  l'Arno.  C'était  peut-être  agrandir  le  sujet  que  de 
le  concevoir  ainsi,  c'était  aussi  perdre  de  vue  l'idée  même  de  la 
composition,  le  but  du  concours,  le  siège  de  Pise  par  les  Floren- 
tins, la  consécration  d'un  des  fastus  de  l'histoire  de  Florence. 

Raphaël,  qui,  dit-on,  vint  tout  exprès  de  Rome  pour  voir  ces 
cartons,  les  admira  sans  doute';  mais,  lorsque  plus  tard  il  eut  à  exé- 
cuter les  dessins  de  la  Bataille  de  Constantin  contre  Maxence,  il 
ne  s'en  inspira  pas.  Il  revint  à  la  sage  ordonnance  des  traditions 
antiques.  Dans  la  fresque  que  Jules  Romain  a  peinte  d'après  les 
cartons  du  maître,  l'inîluence  de  l'art  de  l'antiquité  est  manifeste, 
les  réminiscences  des  bas-reliefs  et  des  frises  des  arcs  de  triomphe 
et  des  colonnes  sont  visibles.  On  pourrait  dire  que  c'est  la  même 
composition  que  la  Bataille  d'Arbelles  de  la  mosaïque.  Au  premier 
plan,  Constantin  charge  à  la  tête  de  ses  cavaliers,  dont  les  chevaux 
foulent  aux  pieds  cadavres  et  blessés.  Quelques  fantassins  engagent 
une  lutte  désespérée  avec  les  gardes  de  l'empereur,  saisissant  les 
chevaux  à  la  bride,  tandis  qu'ils  frappent  de  l'épèe  et  de  la  pique. 
A  droite,  dans  le  Tibre,  Maxence  éperdu  tâche  de  maintenir  son 
cheval  emporté  par  le  courant.  Autour  du  vaincu,  des  cavaUers 
tentent  de  gagner  la  rive  opposée  du  fleuve,  tout  couvert  de  ca- 
davres flottans.  Dans  le  fond,  au  milieu  d'une  mêlée  atroce,  un  gros 
de  cavaliers  s'engage  sur  le  pont  du  Tibre  en  sabrant  tout  sur  leur 
passage.  Raphaël  donc  n'a  pas  dédaigné,  comme  l'ont  fait  Léonard 
et  Michel-Ange,  de  se  limiter  dans  son  sujet.  11  a  su  peindre  la  ba- 
taille dans  toute  son  horreur,  luttes  corps  à  corps,  agonisans  foulés 
aux  pieds,  mêlée  et  massacre,  mais  il  a  su  représenter  aussi  la  vic- 
toire de  Constantin,  la  défaite  de  Maxence. 

Cette  composition  eût  pu  être  un  enseignement  pour  les  contem- 
porains et  les  successeurs  de  Raphaël.  Tous  cependant  suivirent 
les  principes  appliqués  par  le  Vinci  dans  le  carton  de  la  Bataille 
d'Anghiari.  Pielro  délia  Francesca,  Vasari,  Marto  Fiore,  Andréa 
Vicentino,  Dominique  Tintoret,  Pal  ma  le  jeune,  Bassano,  Marco 
Vecellio  et  tous  les  Vénitiens  dont  l'école  a  pour  caractéristique  le 
dédain  absolu  de  la  vérité  historique,  peignirent  beaucoup  de  com- 
bats, d'assauts,  de  victoires  et  de  déroutes,  soit  dans  des  tableaux, 
soit  dans  les  décorations  du  palais  ducal  à  Venise  et  du  palais  de 
la  Seigneurie  à  Florence;  mais  ni  combats,  ni  assauts,  ni  victoires, 


LA   PEINTURE    DE    BATAILLES.  867 

ni  déroutes  ne  montrent  quelles  troupes  combattent,  quelle  ville  est 
assiégée,  qui  est  victorieux  et  qui  prend  la  fuite.  Ce  sont  des  mêlées 
mouvementées  et  confuses,  avec  forêts  de  lances,  têtes  de  chevaux 
qui  se  cabrent,  croupes  de  chevaux  qui  reculent,  guerriers  écrasés, 
étreintes  d'homme  à  homme,  tournoiemens  d'épées,  de  panaches  et 
d'étendards.  Pendant  la  première  moitié  du  xvii^  siècle,  le  même 
style,  la  même  ordonnance,  ou  à  mieux  dire  la  même  absence  d'or- 
donnance, la  même  insouciance  de  la  vérité  locale,  restent  à  la  mode 
parmi  les  peintres  de  batailles,  en  Italie  comme  dans  les  Flandres, 
en  France  comme  en  Hollande.  Liheri,  Tempesta,  Gerquozzi,  dit  le 
Michel-Ange  des  batailles,  Gastelli,  Anielo,  Salvator  Uosa,  qui  résume 
la  manière  de  tous  ces  peintres  dans  son  admirable  bataille  du 
Louvre,  sont  pleins  de  feu,  de  fougue,  de  mouvement,  mais  ils  n'y 
atteignent  que  par  la  plus  absolue  confusion.  On  a  surnommé  Anielo 
«  l'oracle  des  batailles.  »  Dans  ses  toiles  pourtant,  cet  oracle  ne  fait 
jamais  pressentir  de  quel  côté  se  décidera  la  victoire.  Faut-il  parler 
ici  de  la  Bataille d'Arbelles  de  Breughelde  Velours?  11  serait  peut- 
être  plus  facile  de  faire  le  fameux  calcul  des  étoiles  du  ciel,  des 
gouttes  d'eau  de  la  mer  et  des  grains  de  sable  du  désert  que  de 
compter  les  innombrables  figures  de  ce  tableau.  C'est  une  immense 
mêlée  de  cavalerie,  s'étend ant  en  masses  confuses  et  serrées  des 
premiers  aux  derniers  plans,  ainsi  qu'un  vaste  champ  de  blé.  Lors- 
qu'on est  prévenu  par  le  catalogue,  on  parvient,  après  avoir  long- 
temps cherché,  à  décou\Tir,  relégué  au  troisième  plan,  un  petit 
Alexandre  secourant  la  femme  de  Darius.  Que  nous  sommes  loin  de 
la  mosaïque  antique  !  La  Bataille  d'Arbelles,  de  Breughel,  est  d'ail- 
Iturs  un  ravissant  tableau,  animé,  pittoresque,  amusant,  car  la 
gamme  des  couleurs,  trop  vive  et  trop  gaie  pour  un  tel  sujet,  em- 
pêche de  le  prendre  au  sérieux.  C'est  un  combat  pour  rire  en  dépit 
du  sang  qui  coule  des  blessures  et  des  cadavres  qui  jonchent  la 
terre.  On  sent  que  la  bataille  finie,  les  plaies  se  fermeront  d'elles- 
mêmes,  les  têtes  décollées  reprendront  leur  place,  les  bras  coupés 
reviendront  s'attacher  aux  épaules,  comme  après  ces  combats  de  la 
Walhalla,  le  paradis  des  héros  Scandinaves.  Dans  les  chocs  de  ca- 
valerie, les  assauts,  les  prises  de  ponts  de  Bourguignon,  de  Wou- 
vcrmans,  de  Joseph  Parrocel,  le  con.bat  est  encore  compris  selon 
le  style  du  Vinci,  dans  son  caractère  générique.  On  ne  saurait  dire 
la  fougue,  le  relief,  l'effet  de  ces  cavaliers  qui  lancés  au  galop  sur 
leurs  gros  chevaux  de  guerre  aux  larges  croupes  blanches,  se  sa- 
brent furieusement  ou  se  tirent  des  pistolades  en  plein  visage. 

Charles  Lebrun,  ce  peintre  épique  à  qui  il  n'a  manqué  pour  être 
un  grand  peintre  que  le  génie  de  l'exécution,  revint  le  premier  à 
la  niéihode  de  composition  de  la  Bataille  de  Constantin  de  ilaphaël. 


868  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  Batailles  d' Alexandre  nous  montrent  toujours  en  belle  place,  au 
premier  plan,  le  héros  de  l'action  et  le  héros  du  tableau,  Alexandre; 
mais  pourquoi  Lebrun  morcelle-t-il  ses  seconds  plans  et  ses  fonds 
en  une  infinité  d'épisodes  qui  nuisent  au  groupe  principal  et  enlè- 
vent son  unité  à  la  composition,  au  lieu  de  peindre  de  grandes 
masses  de  combattans,  comme  l'a  fait  Raphaël,  indiquant  par  leur 
position,  la  direction  de  leur  marche,  leur  allure  plus  ou  moins  ra- 
pide, plus  ou  moins  assurée ,  la  situation  présente  et  le  but  final  de 
l'action  ? 

C'est  de  Van  der  Meulen  que  date  la  peinture  officielle  de  ba- 
tailles telle  qu'elle  est  encore  en  honneur  de  nos  jours.  Nous  enten- 
dons par  peintures  officielles  de  batailles  les  grands  tableaux  où  il 
s'agit  moins  de  représenter  l'ensemble  ou  l'épisode  saillant  d'une 
action  de  guerre,  que  le  héros  qui  a  vaincu  ou  au  nom  duquel  on  a 
vaincu.  Dans  la  peinture  officielle,  la  bataille  est  personnifiée  par 
le  vainqueur,  souverain,  prince  ou  général,  que  ce  vainqueur  ait 
ou  non  pris  une  part  effective  au  combat,  que  sa  grandeur  l'ait  ou 
non  retenu  au  rivage.  Le  Passage  du  lîhin,  de  Van  der  Meulen, 
excellent  tableau  en  toutes  ces  parties,  est  à  la  fois  le  prototype  et 
un  des  chefs-d'œuvre  de  ce  genre.  Au  premier  plan,  à  cheval,  bien 
en  vue,  Louis  le  Grand,  entouré  de  généraux  et  de  gentilshommes, 
indique  du  bout  de  sa  canne  à  un  officier  le  lieu  où  celui-ci  doit  se 
porter.  Derrière  l'état-major,  au  troisième  plan,  des  pièces  en  bat- 
terie canonnent  la  rive  droite  du  Rhin  pour  protéger  le  passage.  La 
partie  gauche  du  tableau,  en  perspective,  est  remplie  de  cavaliers 
traversant  le  fleuve  à  gué  par  groupes  de  trois  ou  quatre.  Aux  der- 
niers plans  se  dessine  la  rive  ennemie  avec  ses  villages,  ses  bouquets 
de  bois,  ses  tertres  verts,  d'où  font  un  feu  nourri  l'artillerie  et  l'in- 
fanterie des  Hollandais.  Le  sujet  est  bien  exprimé.  C'est  le  portrait 
de  Louis  XIV  que  l'œil  aperçoit  d'abord,  et  l'action  cependant  n'est 
pas  toute  sacrifiée  au  roi.  Les  cavaliers  qui  passent  le  Rhin  ne  sont 
pas  tellement  éloignés  qu'on  ne  puisse  parfaitement  les  distinguer 
et  s'expliquer  leur  action.  Il  en  est  ainsi  de  la  plupart  des  tableaux 
de  Van  der  Meulen.  Voyez  le  Combat  près  du  canal  de  Bruges.  C'est 
la  même  composition  avec  Louis  XIV  au  premier  plan,  donnant  des 
ordres  à  un  officier-général  qui  galope  chapeau  bas  à  ses  côtés, 
et  dans  le  lointain  des  troupes  traversant  le  canal.  Voyez  la  Prise 
de  Valenciennes  :  le  roi  n'a  pas  quitté  le  premier  plan  et  continue 
à  donner  des  ordres  à  un  officier.  A  gauche,  au  second  plan,  deux 
compagnies  d'infanterie  sont  rangées  en  bataille.  Au  fond,  à  l'ex- 
trémité d'une  grande  plaine  sillonnée  par  des  troupes  marchant 
vers  la  place,  s'estompent  dans  la  fumée  les  fortifications  de  la  vi'lle 
assiégée. 


LA    PEINTURE    DE   BATAILLES.  869 

On  ne  peut  pas  dire  que  le  siècle  qui  a  vu  la  mort  de  Charles  XII, 
la  vie  tout  entière  de  Frédéric  II  et  la  naissance  de  Napoléon  ne  soit 
pas  un  siècle  guerrier.  On  compte  à  peine  cependant  trois  ou  quatre 
peintres  de  batailles  au  xviii^  siècle.  Il  y  a  Martin,  dit  Martin  des 
batailles,  il  y  a  Charles  Parrocel,  il  y  a  François  Casanova.  Tous 
trois  suivirent  la  tradition  de  Van  der  Meulen.  Les  premiers  plans  de 
leurs  tableaux  sont  occupés  par  le  roi  ou  le  général  commandant 
l'armée  entouré  de  son  état-major;  les  fonds  par  des  pièces  en  bat- 
terie, des  troupes  d'infanterie  et  de  cavalerie  marchant  à  l'attaque 
ou  chargeant  l'ennemi.  En  Italie,  Simonelli  peint  des  mêlées  con- 
fuses et  mouvementées  à  la  Salvator  Rosa. 

La  grande  épopée  de  la  république  et  du  premier  empire  donne 
une  vie  nouvelle  à  la  peinture  de  batailles.  Swebach  peint  les  ba- 
tailles de  Valmy,  de  Fleurus,  de  Jemmapes,  exprimant  avec  une 
vive  couleur  l'élan,  l'énergie  et  le  désordre  des  armées  improvisées 
de  la  convention  :  fusiliers  pieds  nus,  canons  traînés  par  des  atte- 
lages de  charrue,  hussards  Charaborand  à  la  perruque  poudrée, 
généraux  empanachés,  commissaires  aux  armées  dans  leur  sévère 
costume.  Carie  Yernet  fait  de  la  Bataille  de  Marengo  une  vaste 
toile,  plutôt  panorama  et  carte  stratégique  que  tableau,  où  l'on  suit, 
livre  et  plan  en  main,  tous  les  mouvemens  des  deux  armées.  Gros 
vient  enfin  porter  à  l'apogée  la  peinture  de  batailles.  Nul  mieux  que 
Gros  n'a  su  peindre  la  guerre  dans  ses  grandeurs  et  dans  ses  hor- 
reurs. Quel  mouvement,  quel  élan  dans  son  Bonaparte  au  pont  d' Ar- 
éole, dans  son  esquisse  du  Combat  de  Nazareth,  dans  ses  tableaux 
de  la  Charge  de  la  cavalerie  à  Aboukir  et  de  la  Bataille  des  Pyra- 
mides l  Quelle  désolation,  quelle  morne  tristesse  dans  son  Champ 
de  bataille  d'Eylau  le  lendemain  de  la  bataille!  Comme  le  peintre 
a  bien  su  exprimer  là  les  paroles  que  cette  plaine  de  neige,  cou- 
verte de  milliers  de  cadavres,  de  blessés,  de  chevaux  morts,  de  ca- 
nons démontés,  de  maisons  incendiées,  avait  arrachées  à  Napoléon  : 
«  ce  spectacle  est  fait  pour  inspirer  aux  princes  l'horreur  de  la 
guerre  !  »  Le  style  de  Gros  est  à  la  fois  typique  et  particulier.  Gros 
généralise  le  sujet  par  la  profonde  impression  que  son  tableau  in- 
spire; il  le  particularise  par  l'expression  de  la  vérité  locale.  Épique 
comme  un  poète.  Gros  a  le  tempérament  naturaliste  du  peintre. 
De  ce  double  don  viennent  l'effet  et  la  grandeur  de  sa  composition, 
l'énergie,  le  mouvement  et  le  relief  de  ses  figures.  Déshabillez  ces 
soldats,  vous  aurez  des  hommes.  Sous  ces  tuniques,  ces  cuirasses 
et  ces  dolmans,  il  y  a  de  la  chair  et  des  muscles. 

Gérard  est  inférieur  à  Gros  à  tous  les  points  de  vue;  mais  nous 
n'étudions  ici  les  peintres  de  batailles  que  dans  leur  esthétique, 
nullement  dans  leurs  qualités  de  peintre.  Sa  Bataille  d'Aiisterlitz 


870  RETUE  DES    DEUX  MONDES, 

est  absolument  officielle,  plus  officielle  que  toutes  les  toiles  de  Van 
der  Meulen  réunies.  Napoléon  entouré  de  son  état-major  et  placé  au 
centre  d'un  cercle  de  fantassins  l'arme  au  bras  et  de  cavaliers  cai-a- 
colant,  brandissant  leurs  sabres  et  agitant  des  drapeaux  pris  à  l'en- 
nemi, voilà  la  bataille  d'Austerlitz.  Ce  n'est  point  une  bataille.  Ce 
n'est  point  non  plus  Austerlitz,  du  moins  rien  ne  le  montre.  Ce 
pourrait  être  tout  aussi  bien  Wagram,  léna  ou  Friedland.  Ce  ta- 
bleau a  toutefois  un  mérite,  celui  d'avoir  servi  de  modèle  au  met- 
teur en  scène  de  l'ancien  cirque  olympique  pour  le  cinquième  acte 
des  pièces  militaires. 

La  peinture  de  batailles  ne  tomba  pas  avec  l'empire  le  jour  de 
Waterloo.  L'épopée  avait  pris  un.  11  appartenait  au  poète  comme 
Victor  Hugo,  à  l'historien  comme  M.  Thiers,  au  peintre  comme 
Vernet,  de  la  chanter,  de  la  raconter,  de  l'illustrer.  L'expédition 
d'Espagne,  la  conquête  de  l'Algérie,  la  création  de  la  galerie  des 
Batailles  à  Versailles,  allaient  bientôt  d'ailleurs  donner  et  sujets 
et  commandes  aux  peintres  de  batailles.  Si  Charlet  n'a  pas  la  puis- 
sance et  la  grandeur  de  Gros,  il  a  autant  que  lui  le  sentiment  du 
combat,  l'expression  de  la  vérité  locale,  plus  que  lui  la  profonde  con- 
naissance du  soldat.  La  Retraite  de  Russie  n'a  certes  pas  l'effet  du 
Champ  de  bataille  d'Eylau,  mais  elle  inspire  peut-être  une  im- 
pression égale.  Cette  longue  colonne  perdue  dans  l'immensité  de  la  ji 
steppe  blanche,  marchant  à  l'aventure  sous  un  ciel  gros  de  neige  '| 
et  semant  sa  route  incertaine  de  cadavres  et  de  moribonds,  est 
comme  une  vision  de  cette  tragique  retraite.  Ces  soldats,  grena- 
diers, chasseurs,  vélites,  cuirassiers  et  dragons  démontés,  dont  le 
visage  qu'ont  pâli  la  souffrance,  la  fatigue,  la  faim,  conserve  encore 
un  caractère  de  farouche  résolution,  sont  pris  sur  le  vif  par  la  double 
vue  du  poète  et  de  l'artiste. 

Horace  Vernet  a  livré  autant  de  batailles  sur  la  toile  que  Napo- 
léon en  a  gagné  sur  le  terrain.  Le  nombre  de  tableaux  militaires  que 
ce  maître  fécond  a  peints  est  incalculable.  Aussi  a-t-il  cru  devoir 
souvent  varier  sa  manière.  Malheureusement  pour  lui,  dans  la  plu- 
part de  ses  œuvres,  il  s'inspira  plutôt  de  la  composition  de  Gérard 
que  de  celle  de  Gros.  De  cinq  de  ses  œuvres  capitales,  la  Rataille 
de  Bouvines,  la  Rataille  de  Fontenoy,  la  Bataille  dié/ia,  la  Ba- 
taille de  Friedland,  la  Bataille  de  Wagram,  aucune  n'est  une  ba- 
taille. Bouvines  montre  Philippe-Auguste  déposant  sa  couronne  sur 
l'autel  pour  l'offrir  à  celui  de  ses  barons  qui  serait  plus  digne  que 
lui  de  la  défendre.  Fontenoy  représente  un  groupe  de  cavaliers 
apportant  à  Louis  XV  deux  drapeaux  pris  à  l'ennemi.  lêna,  c'est 
l'empereur  haussant  les  épaules  au  cri  iXEn  avant!  proféré  dans 
le  rang  par  un  jeune  soldat;  —  une  vignette  de  Raffet  dans  une 


LA    PEINTURE    DE    BATAILLES.  871 

toile  de  20  mètres  carrés!  Friedland,  c'est  l'empereur  donnant  des 
ordres  au  général  Oudinot.  Wagram,  c'est  Napoléon  entouré  de  ca- 
valiers et  lorgnant  de  l'éminence  où  il  est  placé  une  vaste  plaine  où 
l'on  aperçoit,  perdues  dans  la  fumée,  quelques  lignes  de  troupes. 
Dans  sa  Bataille  de  Somo-Sierra,Nei'ï\et  n'a  su  montrer  aussi  qu'une 
halte  de  chevau-légers  polonais  près  d'un  canon  démonté,  quand  il 
y  avait  à  représenter  l'incroyable  charge  de  ces  c:ivaliers  sur  les 
hauteurs  occupées  par  les  batteries  ennemies  qui  est  peut-être  le 
fait  le  plus  curieux  de  l'histoire  de  la  cavalerie.  Donc,  au  point  de 
vue  de  la  coaipréhension  et  de  l'expression  du  sujet,  il  est  hors  de 
doute  qu'il  faut  préférer  à  ces  tableaux  la  Prise  de  la  Smalah,  en- 
core que  ces  groupes  isolés  ayant  tous  la  même  importance  tien- 
nent du  panorama,  et  surtout  Y  Assaut  de  Conslantinc  et  la  Bataille 
de  Hanau.  Dans  la  Prise  de  Constantine,  Horace  Vernet  a  peint  le 
moment  décisif  où  le  colonel  Combes,  commandant  une  des  co- 
lonnes d'assaut,  escalade  la  brèche,  suivi  d'une  foule  de  soldats  du 
2«  léger,  la  baïonnette  en  avant.  Les  Kabyles  al^andonnent  la  posi- 
tion et  se  retirent  en  tiraillant.  Dans  la  Bataille  de  ILniau,  il  a  peint 
le  moment  critique  où  la  cavalerie  austro- bavaroise  vient  sabrer  sur 
leurs  pièces  les  artilleurs  de  la  garde  du  général  Drouot.  A  droite, 
une  compagnie  de  grenadiers  s'avance  pour  dégager  les  canonniers 
qui  se  défendent  à  coups  d'écouvillons,  de  leviers  et  de  crosses  de 
carabine.  A  gauche,  les  cuirassiers  et  les  dragons  vont  charger  la 
cavalerie  ennemie.  C'est  une  véritable  bataille,  très  animée,  très 
précise,  très  pittoresque;  mais  Horace  Yernet,  doué  d'une  facihté 
miraculeuse,  travaillait  vite,  ne  se  préoccupant  jamais  que  de  l'effet 
et  se  contentant  souvent  de  l'à-peu-près.  Aussi  ses  œuvres  ne  don- 
nent-elles pas  une  impression  profonde. 

Encore  que  Delacroix  n'ait  pas  été  un  peintre  de  batailles  dans  l'ac- 
ception exclusive  du  mot,  on  ne  saurait  ne  pas  le  citer  au  nombre  des 
maîtiV'S  de  ce  genre.  Sa  Bataille  de  Taillebourg  compte  parmi  les 
plus  beaux  tableaux  de  la  galerie  de  Versailles.  Ces  cavaliers  bardés 
de  fer,  aux  heaumes  empanachés,  qui  courent  frappant  de  la  lance 
et  taillant  de  l'épée,  sont  d'un  mouvement  et  d'une  furia  indicibles. 
L'âme  de  la  bataille,  le  caractère  typique  de  la  guerre,  n'existent  pas 
moins  là  que  dans  les  mêlées  de  Salvator;  mais  les  chevaliers  et 
les  gens  d'armes  de  Delacroix  ne  combattent  pas  pour  le  plaisir  de 
combattre,  il  est  bien  clair  qu'il  s'agit  pour  eux  d'enlever  le  pont  de 
Taillebourg.  Dans  plusieurs  tableaux  de  chevalet,  Eugène  Delacroix 
a  peint  des  chocs  de  cavaliers  arabes  où  l'on  retrouve  le  même 
mouvement  furieux ,  la  même  composition  raisonnée.  Ary  Schefier 
a  été  appelé  aussi  à  décorer  la  galerie  des  batailles.  Sa  Bataille  de 
Tolbiac  est  bien  comprise  et  bien  exprimée,  quoiqu'il  l'ait  conçue 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  un  style  un  peu  théâtral.  Clovis,  entouré  de  cadavres,  de  bles- 
sés et  de  guerriers  plus  disposés  à  lâcher  pied  qu'à  résister  à  l'effort 
suprême  des  Germains  qui  s'avancent,  lève  la  main  au  ciel  pour 
implorer  le  Dieu  de  Cloiilde.  Scheffer  a  été  moins  heureux  en 
traitant  un  autre  sujet  militaire.  Sa  Bataille  de  Ravenne  repré- 
sente non  pas  une  bataille,  mais  Gaston  de  Foix  ramassé  mort  sur 
le  champ  de  bataille.  C'est  un  Larmoyeur  exécuté  en  grand.  La 
Bataille  de  Tours,  de  Steuben,  a  des  qualités  de  composition  et  de 
mouvement.  Au  premier  plan,  la  mêlée  :  Abd-el-Rahman,  le  chef 
sarrasin  à  la  longue  barbe  blanche,  se  défend  furieusement  contre 
trois  soldats  francs.  La  cuisse  percée  d'une  flèche,  le  genou  appuyé 
contre  un  tertre,  il  tient  à  distance  avec  les  moulinets  de  son  large 
cimeterre  les  plus  hardis  assaillans.  Au  fond,  Charles  Martel,  bran- 
dissant sa  francisque,  arrive  à  la  tête  d'un  gros  de  cavaliers.  Dans 
le  Siège  de  Paris  par  les  Normands,  Schnetz  a  représenté  une  sor- 
tie de  la  garnison  assiégée.  Les  Normands,  surpris  et  ayant  à  peine 
le  temps  de  se  mettre  en  défense,  sont  taillés  en  pièces  par  la  cava- 
lerie parisienne.  Au  fond  se  dressent  sur  le  ciel  les  tours  crénelées 
et  les  hautes  murailles  de  la  ville.  Heim  s'est  inspiré  de  Bossuet 
pour  sa  Bataille  de  Rocroy.  C'est  Gondé  arrêtant  le  carnage,  «  joi- 
gnant au  plaisir  de  vaincre  celui  de  pardonner.  »  Dans  la  Bataille 
des  Dunes,  de  Franz  Larivière,  Turenne  n'est  pas  à  sa  place.  A  che- 
val, chargeant  entre  deux  escadrons,  il  a  plutôt  l'air  d'un  capitaine 
que  d'un  maréchal  de  France.  Eugène  Devéria  a  peint  d'un  pinceau 
coloré  la  Bataille  de  La  Marsaille.  Catinat,  dominant  un  champ 
de  bataille  plein  de  figures  et  très  mouvementé,  donne  l'ordre  de 
faire  avancer  les  réserves.  Dans  la  Bataille  de  Denain,  de  Jean 
Alaux,  œuvre  bien  composée,  Villars  à  pied,  à  la  tête  du  régiment 
de  Navarre,  enlève  les  reiranchemens  ennemis.  La  Bataille  de  Luiv- 
feld,  de  Couder,  très  harmonieuse  et  très  énergique  dans  sa  gamme 
enfumée,  représente  un  général  anglais  amené  prisonnier  au  maré- 
chal de  Saxe.  Le  Débarquement  de  l armée  française  en  Algérie, 
par  Raffet,  est  ingénieusement  composé.  Au  premier  plan,  des  cava- 
liers arabes  dispersés  fuient  à  toute  bride.  Dans  le  lointain  s'avancent 
plusieurs  bataillons  d'infanterie  précédés  par  un  rideau  de  tirail- 
leurs qui  font  le  coup  de  feu  avec  les  Arabes;  puis,  tout  au  fond,  la 
mer  et  les  voiles  blanches  de  l'escadre.  Hippolyte  Bellangé  a  fait 
une  Bataille  de  la  Moskowa  superbe  de  mouvement.  Le  tableau  re- 
présente la  célèbre  charge  de  cuirassiers  commandée  par  Murât. 
Rangs  serrés,  corps  penchés  en  avant,  têtes  collées  aux  cous  des 
chevaux,  épées  tenues  horizontales  et  pointes  en  avant  à  hauteur 
de  la  botte,  les  cuirassiers  courent  comme  une  trombe  de  fer  sur 
la  redoute  russe.  Les  premiers  escadrons  sont  déjà  entrés  dans  la 


LA.   PEINTURE   DE   BATAILLES.  873 

redoute  et  sabrent  les  canonniers  terrifiés.  Il  est  à  regretter  que 
l'exécution  de  l'œuvre  soit  trop  lâchée.  Si  cette  bataille,  qu'on  re- 
connaît tout  de  suite  pour  la  bataille  de  la  Moskowa ,  parce  que 
Bellangé  a  su  mettre  en  scène  l'épisode  saillant  et  décisif  de  cette 
grande  action  de  guerre,  avait  été  peinte  par  un  vrai  peintre,  ce 
serait  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  de  batailles. 

Les  nombreuses  campagnes  du  second  empire  mirent  fort  à  la 
mode  les  tableaux  militaires.  Combien  qui  saisirent  le  pinceau  aux 
échos  du  canon  de  la  Crimée,  de  la  Kabylie,  de  ritalie,  de  la  Chine 
et  du  Mexique  !  Combi-en  de  batailles  et  d'épisodes  militaires,  de- 
puis la  Prise  de  Malakof,  d'Adolphe  Yvon,  jusqu'à  la  Bataille 
de  Solferino,  de  Meissonier,  depuis  les  Francs-tireurs,  de  Beaucé, 
jusqu'à  V Embuscade  de  chasseurs,  d'Armand  Dumaresq,  depuis 
le  bcbarquejnent  en  Crimée,  de  Pils,  jusqu'à  V Attaque  du  Ma- 
melon vert,  de  Hersent.  La  Bataille  d  Inkermann  a  révélé  chez 
Gustave  Doré  une  vive  entente  de  la  composition  d'une  bataille. 
Le  jeune  peintre  a  représenté  la  prise  de  la  redoute  des  sacs  à 
terre,  opiniâtrement  défendue  par  les  Russes.  Au  premier  plan,  les 
zouaves  s'avancent  au  pas  de  course  contre  la  position  ennemie. 
Au  second  et  au  troisième  plan,  occupés  à  gauche  par  l' état-ma- 
jor des  généraux  Canrobert  et  Bosquet,  deux  autres  colonnes  de 
troupes.  Anglais  et  tirailleurs  indigènes,  s'élancent  à  l'assaut  de  la 
redoute.  Un  peloton  de  turcos  qui  l'a  déjà  escaladée  y  livre  aux  fu- 
siliers et  aux  artilleurs  ennemis  un  terrible  combat,  effroyable  tuerie 
où  l'on  s'étreint  corps  à  corps  et  où  l'on  risque  fort  de  mourir  étouffé 
si  les  baïonnettes  vous  épargnent.  M.  Protais,  dont  les  deux  tableaux 
Avant  le  combat.  Après  le  combat,  sont  devenus  populaires,  n'a 
peint  le  plus  souvent  que  des  épisodes  d'une  campagne.  Il  connaît 
bien  le  soldat,  avec  lequel  il  a  vécu  côte  à  côte  en  Crimée.  Ses  trou- 
piers sont  à  l'ordonnance  et  pittoresquement  campés;  on  ne  peut 
que  leur  reprocher  un  petit  air  sentimental  qui  séduit  les  âmes  sen- 
sibles, mais  qui  n'est  nullement  dans  le  caractère  du  soldat  fran- 
çais. Dans  la  Bataille  de  Solferino,  M.  Meissonier  a  montré  au 
premier  plan  l'empereur  et  son  état-major  regardant  la  bataille;  au 
loin,  on  pourrait  dire  à  la  cantonade,  des  lignes  d'infanterie  qui 
marchent  contre  les  positions  ennemies. 

Isidore  Pils  et  Adolphe  Yvon  personnifient  la  peinture  de  batailles 
sous  le  second  empire.  L'exposition  ouverte  ces  jours  derniers  nous 
permettra  d'étudier  plus  en  détail  l'œuvre  de  Pils.  Pour  M.  Yvon, 
chacun  connaît,  soit  par  l'original ,  soit  par  les  gravures  qui  en  ont 
été  faites,  la  Prise  de  la  tour  Malakof.  Conçue  un  peu  à  la  façon 
de  la  Prise  de  la  Stnala,  cette  toile,  avec  ses  divers  groupes  étages 
en  amphithéâtre,  a  le  défaut  de  rappeler  quelque  vaste  panorama. 


874  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Les  figures  du  premier  plan  sont  théâtrales;  les  Français  pensent 
plus  à  poser  qu'à  combattre.  A  la  vérité,  ils  n'ont  guère  à  com- 
battre, car  les  Russes  se  défendent  bien  faiblement,  —  beaucoup 
trop  faiblement  même  pour  l'effet  pictural  et  pour  la  vérité  histo- 
rique. M.  Yvon  a  peint  encore  une  Bataille  de  Solferino,  qui  se 
réduit  à  un  défilé  de  voltigeurs  de  la  garde  devant  l'empereur.  Un 
tableau  d'x\dolphe  Yvon,  moins  connu  que  V Assaut  de  Malakof, 
quoique  infiniment  plus  original,  est  la  Gorge  de  Malakof.  Les 
zouaves  et  les  lurcos  occupent  l'ouvrage  ,  mais  une  poignée  de 
Russes  en  tient  encore  la  gorge.  Il  y  a  un  effet  très  juste  et  très 
grand  dans  ces  hommes  placés  face  à  face  presqu'à  portée  de  baïon- 
nettes. A  leurs  gestes,  à  leur  attitude,  à  l'expression  sombre  et 
résolue  de  leur  visage ,  on  sent  qu'aucun  d'eux  ne  faiblira.  On  ne 
fera  pas  de  quartier  parce  qu'on  n'en  demandera  pas.  Les  coups 
de  feu  éclatent  dans  les  rangs;  bientôt  l'arme  blanche  jouera  son 
rôle  terrible.  Déjà  un  mur  de  cadavres  et  de  raourans,  la  tête  fen- 
due ou  la  poitrine  trouée,  s'élève  à  l'entrée  de  la  redoute. 

On  aurait  pu  croire  qu'après  la  funeste  guerre  de  1870  c'en 
serait  fait  de  la  peinture  de  batailles.  Cette  peinture  ne  doit-elle 
pas  naître  de  la  victoire  et  mourir  par  la  défaite?  Mais  loin  que  ce 
genre  soit  près  de  disparaître,  il  est  plus  que  jamais  en  faveur.  Dans 
les  dernières  années  de  l'empire,  le  public  était  las  des  tableaux 
de  batailles;  aujourd'hui  la  foule  se  presse  au  Salon  devant  les 
œuvres  de  MM.  de  Neuville,  Dupray,  Détaille,  Berne-Rellecour,  Lewis- 
Brown.  On  est  heureux  de  constater  ce  fait  qui  paraît  d'un  bon 
augure.  Le  vif  attrait  qu'ont  les  scènes  de  guerre  pour  la  généra- 
tion présente  semble  indiquer  que  l'esprit  militaire,  qui  sera  sa 
sauvegarde,  gagne  peu  à  peu  la  France.  M.  de  Neuville  et  la  légion 
de  jeunes  peintres  militaires  qui  marchent  avec  lui  n'ont  pas,  à  la 
vérité,  fait  de  grands  tableaux  représentant  l'ensemble  ou  l'acte 
décisif  d'une  bataille.  Ils  s'arrêtent  au  côté  épisodique  de  la  der- 
nière guerre  :  escarmouches,  attaques  de  maisons,  défenses  de 
fermes,  grand'gardes  surprises,  combats  d'avant- poste,  témoins 
de  tant  d'actes  héroïques.  Ils  peignent  avec  un  accent  de  vérité 
saisissant,  une  connaissance  profonde  du  caractère  de  la  guerre 
moderne,  un  sentiment  très  juste  du  soldat  au  feu.  Rien  de  théâ- 
tral, rien  de  forcé;  pas  de  phrases,  en  un  mi)t,  dans  le  tableau,  pas 
plus  qu'il  n'y  a  de  phrases  au  combat.  Pour  le  soldat,  c'est  une 
fonction  que  de  tuer  et  de  mourir;  il  l'accoiTiplit  simplement  comme 
on  accomplit  une  fonction.  Il  faut  citer  la  Relraile  d'artillerie  sous 
bois  de  M.  Détaille,  la  Grand' garde  de  M.  Dupray,  le  Bastion  de 
M.  Berne-Bellecour,  enfin  et  surtout  la  Dernière  Cartouche ,  le  Com- 
bat sur  une  voie  ferrée,  Y  Épisode  de  Villersexcl  de  M.  de  Neu- 


LA.    PEINTURE    DE    BATAILLES.  875 

ville.  Voici  de  vrais  soldats  et  de  vrais  combats.  C'est  une  puissante 
évocation  de  k  l'année  terrible.  »  En  voyant  ces  tableaux,  qui  peut 
s'empêcher  de  songer  à  l'humble  rôle  qu'il  a  joué  alors  et  ne  pas 
dire  :  C'est  cela?  Cette  jeune  école,  très  sincère  et  très  person- 
nelle, ne  saurait  manquer  d'appliquer  à  quelques  grands  ta- 
bleaux de  batailles  ces  qualités  de  composition,  d'observation,  de 
vérité  locale  et  de  sentiment  juste  du  combat.  Ce  jour-là,  si  la 
,  main  n'a  pas  trahi  la  pensée,  nous  aurons  à  saluer  un  vrai  peintre 
de  batailles. 

II. 

Le  nouveau  tableau  de  M.  Meissonier  a  pour  titre  :  iSOl ,  rien 
de  plus.  Les  gens  bien  informés  assurent  que  le  peintre  a  repré- 
senté la  bataille  de  Friedland.  En  elTet,  1^3  seigle  est  vert,  le  ciel 
est  bleu.  Ce  ne  saurait  donc  être  la  bataille  d'Eylau.  L'empereur 
est  présent,  il  ne  s'agit  donc  pas  des  combats  de  Deppen,  ni  d'Heils- 
berg.  Il  y  a  une  charge  de  cuirassiers,  et  les  cuirassiers  du  géné- 
ral Nansouty  chargèrent  à  Friedland.  Ainsi ,  tout  le  prouve,  c'est 
bien  la  bataille  de  Friedland,  livrée  le  Vh  juin  1807,  et  cependant 
ce  n'est  pas  la  bataille  de  Friedland,  ou  il  faudrait  admettre,  ce  que 
nous  nous  refusons  à  faire,  que  M.  Meissonier,  si  consciencieux  et 
si  exact  dans  l'imitation  des  choses  extérieures,  a  commis  un  grave 
anachronisme  d'heure,  sinon  de  jour.  La  bataille  de  Friedland,  qui 
fut  une  des  plus  longues  de  ce  siècle,  —  elle  dura  de  trois  heures 
du  matin  à  neuf  heures  du  soir,  —  eut  trois  phases  bien  marquées. 
Dans  la  matinée,  Lannes,  seul  avec  son  corps  de  27,000  hommes,  eut 
à  résister  près  de  huit  heures  durant  à  l'eiïort  des  75,000  hommes 
de  l'armée  de  Benningsen.  Napoléon  arriva  vers  une  heure  sur  le 
lieu  de  l'action,  mais  il  n'avait  pas  encore  autour  de  lui  les  forces 
nécessaires  pour  attaquer  les  positions  ennemies.  Toute  l'après- 
midi,  les  deux  armées  restèrent  sur  la  défensive.  Napoléon  attendant 
des  renforts,  Benningsen  reformant  ses  bataillons  décimés.  Le  soir» 
ce  fut  au  tour  des  Français  de  prendre  l'offensive.  Us  attaquèrent 
les  Russes  de  toutes  parts  et  les  mirent  bientôt  en  pleine  retraite. 
Or  les  3,500  cuirassiers  du  général  Nansouty,  détaches  du  corps  de 
cavalerie  de  Murât,  chargèrent  à  trois  ou  quatre  reprises  pour  ar- 
rêter la  marche  en  avant  des  colonnes  ennemies;  mais  ces  diverses 
charges  eurent  lieu  dans  la  première  période  de  la  bataille.  Avant 
même  l'arrivée  de  l'empereur,  les  cuirassiers  furent  placés  en 
réserve  et  ne  bougèrent  plus  de  la  journée.  Ce  fut  l'infanterie, 
secondée  par  l'artillerie,  qui  eut  alors  tout  le  rôle.  Le  1801  de  Meis- 
sonier n'est  donc  pas  Friedland,  ni  aucune  autre  bataille;  c'est  une 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

revue,  c'est  la  grande  revue  des  18,000  cavaliers  du  prince  Murât, 
passée  par  l'empereur  dans  les  plaines  d'Elbing  quelques  jours 
avant  la  reprise  des  opérations.  «  Cette  masse  énorme,  dit  l'histo- 
rien de  l'empire,  avait  tellement  ébloui  Napoléon,  si  habitué  pour- 
tant aux  évolutions  des  grandes  armées,  qu'écrivant  une  heure  après 
à  ses  ndnistres,  il  n'avait  pu  s'empêcher  de  leur  vanter  le  beau  spec- 
tacle qui  venait  de  frapper  sa  vue.  » 

Il  semble  que  dans  fœuvre  de  Meissonier  deux  tableaux  de  di- 
mension différente,  mais  conçus  d'après  la  même  idée,  se  fassent  pen- 
dant, se  complètent,  s'expliquent  l'un  par  l'autre  :  le  1807  et  le 
^814.  Le  peintre  a  voulu  résumer  en  deux  pages  plastiques  toute 
l'épopée  impériale;  1807,  c'est  le  nœud  glorieux  et  éblouissant 
d'une  action  dont  181Zi  est  le  tragique  dénoûmeiit.  En  1807,  Na- 
poléon a  vaincu  toutes  les  armées  de  l'Europe;  il  a  eu  Austerlitz,  il 
a  eu  léna,  il  a  eu  Eylau;  il  tient  sur  les  frontières  mêmes  de  la 
Russie  la  dernière  armée  moscovite  presqu'en  son  pouvoir,  il  va 
l'anéantir  à  Friedland,  et  six  jours  après  cette  bataille  il  signera  la 
paix  de  Tilsitt.  Jusque-là,  pas  un  revers,  pas  un  échec.  Napoléon 
a  parcouru  sur  un  char  triomphal  une  route  radieuse  de  gloire, 
dont  chaque  étape  a  été  une  grande  victoire.  Ses  soldats  le  sa- 
luent du  titre  d'empereur  d'Occident;  pour  plus  d'un  d'entre  eux 
il  est  un  dieu.  Si  en  effet,  au  lendemain  du  traité  de  Tilsitt,  Napo- 
léon fût  mort  subitement  par  quelque  cause  inconnue,  n'eût-on  pas 
été  en  droit  de  voir  en  lui  un  de  ces  héros  demi-dieux  des  âges  lé- 
gendaires enlevé  dans  l'Olympe  au  milieu  des  divinités?  Sa  mort 
eût  été  une  apothéose. 

C'est  l'apothéose  humaine  de  Napoléon  que  M.  Meissonier  a  voulu 
figurer  dans  le  d807,  de  même  que  dans  le  i8I4  il  avait  symbo- 
lisé la  chute  du  titan.  Or,  dans  ce  tableau  exposé  en  1867,  il  n'a- 
vait pas  peint  Napoléon  au  milieu  d'une  bataille  désespérée;  non, 
il  l'avait  représenté  chevauchant  par  quelque  triste  plaine  de  la 
Champagne,  avec  sa  dernière  armée  en  pleine  retraite.  Perdu  dans 
de  sombres  pensées,  la  tête  penchée,  comme  courbée  par  la  fa- 
talité, l'empereur,  se  laissant  conduire  par  son  cheval,  les  brides 
lâches,  plutôt  qu'il  ne  le  conduit,  passe  au  premier  plan,  suivi  d'un 
état-major  décimé ,  aux  physionomies  aussi  mornes,  aussi  déses- 
pérées que  la  sienne  même.  Au  second  plan,  dans  la  neige,  sous 
un  ciel  gris  et  bas,  chemine  avec  le  froid  au  corps  et  le  froid  au 
cœur,  une  longue  colonne  d'infanterie,  qui  tient  plus  d'un  trou- 
peau que  d'une  armée.  L'effet  est  sinistre,  l'impression  poignante. 
De  même  pour  l'apothéose,  M.  Meissonier  n'a  pas  peint  la  bataille,  il 
a  peint  la  veille  de  la  bataille,  qui  est  gagnée  d'avance.  Il  a  montré 
Napoléon  voyant  défiler  devant  lui  les  soldats  enthousiastes  de  cette 


LA    PEINTURE    DE   BATAILLES.  877 

immense  et  magnifique  armée  qui  aime  son  empereur  comme  un 
père,  l'adore  comme  un  dieu  et  est  prête,  s'il  lui  plaît,  à  pour- 
suivre la  conquête  du  monde. 

Compris  ainsi,  comme  une  revue,  non  comme  une  bataille,  le  ta- 
bleau de  M.  Meissonier  gagne  en  clarté;  la  composition  se  précise, 
le  sujet  apparaît.  Au  centre  ele  la  toile,  au  second  plan,  l'empereur 
domine  toute  la  scène  du  tertre  herbeux  où  il  se  tient  à  cheval. 
Son  état-major  se  groupe  à  ses  côtés.  Derrière  l'état-major,  à  droite, 
est  arrêté  l'escadron  de  service  des  guides,  qui  masque  en  partie 
un  régiment  d'infanterie,  l'arme  au  pied.  A  droite  aussi,  mais  à 
quelques  pas  en  avant  de  l'empereur,  quatre  guides,  le  sabre  au 
poing,  avant-garde  de  l'escorte  impériale,  maintiennent  leurs  che- 
vaux immobiles.  Non  loin  de  ces  guides  et  sur  le  même  plan ,  on 
voit  un  canon  démonté  et  un  schako  de  fusilier  abandonné.  Au 
fond,  une  longue  colonne  de  cavalerie  légère  et  d'artillerie  à  cheval, 
courant  à  fond  de  train,  fuit  dans  la  perspective.  A  la  gauche  de 
l'état-major  s'allonge,  du  troisième  au  dernier  plan,  une  longue 
colonne  de  grenadiers,  massés  par  divisions.  Venant  de  la  gauche 
au  premier  plan,  ou,  si  on  peut  dire,  en  avant  même  du  premier 
plan ,  sortant  de  la  toile ,  débordant  sur  le  cadre ,  un  escadron  de 
cuirassiers  lancés  au  grand  galop,  passe  comme  un  tourbillon  devant 
l'empereur.  Emportés  dans  une  allure  vertigineuse ,  debout  sur  les 
étriers,  agitant  les  lattes  en  l'air,  les  cuirassiers  crient  tous  d'une 
même  voix  un  retentissant  Vive  l'empei-eur!  Chevaux  bondissans  ou 
enfoncés  jusqu'au  poitrail  dans  le  blé  vert,  gestes  désordonnés, 
épées  tournoyantes  en  tout  sens,  corps  haussés  sur  la  selle,  jambes 
raidies  sur  les  étriers,  visages  animés,  yeux  brillans,  bouches 
grandes  ouvertes,  tout  crie  l'enthousiasme.  Excités  par  la  rapidité 
de  la  course,  par  le  vent  qui  leur  siffle  aux  «oreilles,  par  l'allure 
redoublée  des  sabots  des  chevaux,  par  l'éclair  et  le  cliquetis  des 
armes,  électrisés  par  la  vue  de  leur  empereur,  ces  hommes  ne  sa- 
vent pas  s'ils  vont  à  la  tuerie  ou  à  la  parade.  Et  que  leur  importe? 
Ils  sont  lancés,  et  rien  ne  saurait  arrêter  leur  élan.  Us  enfonceraient 
un  carré  ennemi  avec  le  même  entrain  qu'ils  foulent  ce  champ  de 
seigle  aux  pieds  de  leurs  chevaux. 

L'empereur,  à  ces  acclamations,  à  la  vue  de  ces  héros  obscurs 
qui  ont  sauvé  l'armée  à  Eylau  par  cette  terrible  charge  de  quatre- 
vingts  escadrons,  alors  que,  cerné  dans  le  cimetière,  il  avait  dit  à 
Murât  en  lui  montrant  les  profondes  colonnes  des  Russes  :  «  Nous 
laisseras-tu  manger  par  ces  gens- là?  »  l'empereur  se  découvre 
avec  un  geste  plein  de  noblesse  et  de  majesté,  exempt  de  toute  em- 
phase et  de  tout  caractère  théâtral. 

Derrière  le  premier  escadron  de  cuirassiers,  on  voit  d'autres  es- 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cadrons  prenant  déjà  le  galop  de  charge,  et  dans  les  derniers  loin- 
tains d'autres  escadrons  encore  arrivant  au  trot.  L'empereur  se 
trouve  ainsi  au  centre  d'une  sorte  d'hémicycle  dont  la  base  est  for- 
mée par  les  colonnes  d'infanterie  et  de  cavalerie,  les  côtés  par  les 
escadrons  qui  vont  ou  qui  viennent  de  défder,  le  sommet  par  l'es- 
cadron qui  passe  devant  l'état-major.  Le  mouvement  général  est 
presque  clairement  indiqué.  La  cavalerie,  massée  derrière  et  à  la 
gauche  de  l'empereur,  défile  devant  lui  en  faisant  un  long  circuit,  et, 
après  le  défilé,  elle  regagne  ses  cantonnemens  en  passant  à  sa  droite. 
Si  au  contraire  il  s'agit  d'une  bataille  on  ne  s'explique  rien  du  tout. 
Il  ne  paraît  pas  douteux  en  effet  que  ces  cuirassiers  vont  tourner  à  la 
droite  de  l'empereur  et  suivre  le  mouvement  des  batteries  d'artil- 
lerie qui  les  précèdent.  Dans  ce  cas,  Napoléon  et  toute  sa  garde 
tournent  le  dos  à  l'ennemi.  En  admettant  que  les  cuirassiers  se 
portent  en  avant,  face  au  spectateur,  que  signifient  ces  cavaliers 
lancés  à  fond  de  train  dans  la  direction  diamétralement  opposée? 
Ils  sont  donc  en  faite.  Or  M.  Meissonier  n'a  pas  voulu  mettre  une 
déroute  dans  l'apothéose  de  Napoléon,  ni  personnifier  1807  par  un 
corps  de  cavalerie  française  abandonnant  le  champ  de  bataille  de 
toute  la  vitesse  de  ses  chevaux.  Les  gens  bien  informés,  qui  tien- 
nent pour  la  Bataille  de  Friedland,  nous  objecteront  qu'il  n'y  a 
pas  de  pièces  démontées  sur  un  simple  champ  de  manœuvres,  et 
que  les  trompettes,  dans  un  défilé,  ne  sont  pas  placés  sur  le  flanc 
des  escadrons.  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  ceci  prouve  que,  pour  être 
bien  comprise,  la  composition  du  tableau  de  M.  Meissonier  aura 
besoin  d'une  longue  note  dans  le  livret  du  prochain  Salon.  C'est 
déjà  un  grave  défaut,  car,  si  la  composition  d'un  tableau  doit,  au 
point  de  vue  pictural ,  être  agencée  selon  certains  principes  tradi- 
tionnels, le  sujet  lui-même  doit  être  exprimé  d'une  façon  claire  et 
précise,  frapper  du  premier  coup  l'esprit  du  spectateur,  de  même 
que  l'effet  général  frappe  du  premier  coup  son  regard. 

Cette  réserve  faite,  on  ne  saurait  que  louer  l'habileté  de  la  com- 
position. Les  trois  groupes  principaux,  les  guides,  l'état-major,  les 
cuirassiers ,  ^sont  reliés  ingénieusement  entre  eux  par  les  lignes 
d'infanterie  et  de  cavalerie  des  troisièmes  et  des  derniers  plans. 
Aucune  place  de  la  toile  n'est  vide.  L'empereur  et  son  état-major, 
quoiqu'au  second  plan,  restent,  par  leur  position  sur  une  éminence, 
au  centre  du  tableau,  le  groupe  principal.  Ils  ne  sont  pas  sacrifiés 
aux  cuirassiers  qui  occupent  cependant  le  premier  plan.  C'est  sur 
l'empereur  que  tout  d'abord  se  jettent  les  yeux.  Un  effet  très  grand 
naît  du  magnifique  mouvement  des  cuirassiers  opposé  au  calme 
souverain  d  ;  l'état-major,  des  grenadiers  et  de  l'escorte  impériale 
et  à  la  majestueuse  simplicité  de  l'attitude  de  l'empereur.  La  cou- 


LA    PEINTURE    DE    BATAILLES.  879 

leur  est  harmonieuse,  mais  froide.  Tout  le  tableau  est  peint  dans  une 
gamme  verte  et  blanche  :  verte  par  le  champ  de  seigle  du  premier 
plan,  l'herbe  du  tertre,  les  uniformes  des  guiées,  le  frac  de  l'em- 
pereur; blanche  par  les  nuages  floconneux  qui  s'estompent  sur  le 
ciel,  le  cheval  de  l'empereur  et  celui  du  trompette,  les  plastrons, 
les  culottes,  les  guêtres,  les  bufïleteries  et  les  gants  des  fantassins 
et  des  cavaliers.  Les  taches  rousses  et  brunes  des  robes  des  che- 
vaux, les  notes  rouge  vif  des  plumets  et  des  pelisses  des  guides  et 
'des  fleurs  des  coquelicots  ne  parviennent  pas  à  réchauffer  cette 
froide  tonalité. 

L'ensemble  jugé,  nous  ai'rivons  aux  détails  avec  d'autant  plus  de 
plaisir  que,  si  M.  Meissonier  traite  souvent  en  maître  l'ensemble 
de  ses  œuvres,  il  est  toujours  impeccable  dans  les  détails.  Rien 
n'est  sacrifié,  rien  n'est  néghgé,  et  la  touche  est  si  légère  et  si 
ferme  à  la  fois,  si  vive  et  si  spirituelle,  que  tout  semble  fait  en  se 
jouant.  C'est  la  finesse  du  pinceau  poussée  à  la  perfection,  c'est 
l'exactitude  du  «  rendu  »  à  ses  dernières  limites.  Meissonier  ne 
donne  pas  l'image  de  son  modèle,  il  donne  le  modèle  lui-même; 
après  que,  par  quelque  secrète  opération  qui  tient  de  l'alchimie  et 
de  la  sorcellerie,  il  l'a  rapetissé  de  façon  à  le  faire  entrer  dans  un 
cadre.  Beaucoup  qui  admirent  autant  que  nous,  plus  que  nous  peut- 
être,  dans  les  petits  tableaux  de  Meissonier,  comme  le  Liseur,  la 
Lecture  chez  Diderot,  la  Rixe,  V Amateur  de  tableaux,  ses  qua- 
lités éniinentes,  son  exquise  finesse  de  pinceau,  sa  fermeté  de 
touche,  son  savant  modelé,  son  exactitude  scrupuleuse,  sont  portés 
à  les  lui  reprocher  quand  il  expose  des  œuvres  de  plus  grande  di- 
mension où  il  a  à  superposer  des  plans  et  à  faire  mouvoir  des  figures 
en  plein  air.  Ils  assurent  que  l'art  de  peindre  se  compose  de  sacri- 
fices, que  le  peintre  doit  sacrifier  cette  partie  de  son  tableau  pour 
mieux  faire  valoir  telle  autre,  qu'il  doit  atténuer  ce  ton-là  pour 
donner  plus  d'éclat  à  celui-ci,  qu'il  doit  traiter  largement,  par 
masses,  les  derniers  plans,  afin  que  les  premiers  aient  plus  d'effet 
et  de  relief.  Tout  ceci  est  fort  juste,  et  M.  Meissonier  le  sait  aussi 
bien  que  ses  critiques.  Si,  en  efl'et,  par  sa  minutieuse  recherche  des 
détails  dans  les  derniers  plans  qui  lui  fait  peindre  ses  artilleurs  lil- 
liputiens des  derniers  plans  du  même  pinceau  soigneux  que  ses 
guides  et  ses  cuirassiers,  il  arrivait  à  confondre  les  plans,  à  les  faire 
9mpiéter  les  uns  sur  les  autres,  pour  mieux  dire,  à  n'en  avoir  plus 
qu'un  seul  comme  dans  les  tableaux  primitifs,  la  critique  aurait 
raison  de  crier;  mais  si,  par  sa  science  de  la  perspective  aérienne, 
par  un  juste  sentiment  des  dégradations  de  lumière,  par  quelque  ar- 
tifice qui  est  son  secret,  M.  Meissonier  traite  avec  autant  de  soin  et 
d'exactitude  les  figures  des  derniers  plans  et  celles  des  premiers,  et 


880  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

que  toutes  cependant  restent  parfaitement  à  leur  place,  qu'a-t-on  à 
dire?  Qu'importe  qu'en  s'approchant  du  cadre,  en  mettant  le  nez  sur 
la  toile,  comme  on  dit,  on  distingue  tous  les  détails  de  l'uniforme  de 
soldats  occupant  le  sixième  plan,  si,  quand  on  s'en  éloigne,  tous  ces 
soldats,  peints  chacun  individuellement,  forment  une  masse  confuse 
et  donnent  l'impression  de  l'éloignement?  C'est  un  tour  de  force, 
une  difTiculté  vaincue.  C'est  même  plus  que  cela,  un  réel  effet  de 
vérité,  la  nature  prise  sur  le  vif.  Nous  voyons  un  homme  à  1,000  mè- 
tres, c'est  un  point  sombre.  Nous  prenons  une  lorgnette,  nous  com- 
mençons à  distinguer  la  coupe  et  la  couleur  de  ses  vêtemens,  nous 
savons  s'il  est  gros  ou  mince,  s'il  a  une  blouse  bleue  ou  une  redin- 
gote noire.  Nous  regardons  dans  une  longue-vue  marine,  nous  per- 
cevons alors  ses  traits,  la  nuance  de  ses  cheveux,  sa  cravate,  sa 
chaîne  de  montre.  Cette  chaîne  de  montre,  à  l'œil  nu  on  ne  la  voit 
pas  ;  cependant  elle  existe.  L'effet  donné  par  les  derniers  plans  de 
Meissonier  est  un  peu  de  même  nature.  A  une  dizaine  de  pas  de  la 
toile,  nous  apercevons  une  ligne  confuse  :  en  nous  approchant  nous 
savons  que  ce  sont  des  soldats  ;  nous  nous  approchons  davantage, 
nous  connaissons  l'arme  à  laquelle  ils  appartiennent,  presque  le  nu- 
méro de  leur  régiment. 

La  manière  de  M.  Meissonier  ne  doit  point  pour  cela  être  préco- 
nisée. Il  vaudra  toujours  mieux  appliquer  à  la  grande  peinture  les 
procédés  de  la  grande  peinture,  en  traitant  les  derniers  plans  lar- 
gement et  par  masses;  mais,  pour  rester  juste,  le  critique  doit  être 
éclectique  et  ne  pas  reprocher  à  Meissonier  de  ne  pas  peindre 
comme  Delacroix  :  ce  serait  permettre  à  d'autres  de  reprocher  à 
Delacroix  de  n'avoir  pas  peint  comme  Meissonier.  Ce  qui  est  bien 
est  bien.  Il  importe  peu  qu'on  parte  de  deux  points  opposés,  si  on 
arrive  au  même  but. 

Loin  qu'ils  soient  à  critiquer,  les  derniers  plans  du  d807  ont 
beaucoup  de  pittoresque  et  d'effet.  Le  peintre  a  très  habilement  tiré 
parti  de  la  longue  ligne  de  grenadiers  qui  se  tiennent  l'arme  au 
bras,  à  la  gauche  de  l'état-major.  Il  a  su  donner  une  variété  de 
physionomies  et  même  d'attitudes  à  tous  ces  soldats  condamnés  à 
l'immobilité  dans  le  rang.  L'un  incline  légèrement  la  tête  comme 
répondant  à  une  question  de  son  camarade,  qui  a  le  visage  tourné 
de  son  côté.  Celui-ci  se  tient  raide,  pareil  à  un  grenadier  du  gros 
Guillaume;  un  vieux  sergent  chevronné,  placé  en  serre-file,  se  re- 
tourne pour  regarder  si  le  défilé  est  près  de  finir.  Le  capitaine  de 
la  première  division,  fatigué  de  porter  son  épée  à  l'ordonnance, 
laisse  tomber  la  lame  dans  sa  main  gauche.  Tous  ces  soldats,  enle- 
vés d'une  touche  légère  et  spirituelle,  sont  naturels  et  vivans. 

Le  groupe  de  l'état-major,  qui  attire  tout  d'abord  les  yeux,  les 


LA   PEINTURE    DE   BATAILLES.  881 

retient  longtemps.  C'est  une  galerie  de  portraits  et  un  musée  de 
costumes.  L'empereur,  monté  sur  un  cheval  blanc,  porte  la  petite 
tenue  de  chasseur  à  cheval  de  la  garde  :  le  frac  vert,  les  culottes 
et  le  gilet  blancs,  la  grande  botte  et  le  fameux  petit  chapeau,  qui 
paraît  immense  aujourd'hui,  qu'on  semble  craindre  de  couvrir  la 
tête  des  soldats  et  des  officiers.  Ses  traits  marmoréens  sont  nette- 
ment accusés.  Napoléon,  qui  a  été  tour  à  tour  César  et  Auguste, 
a  eu  tour  à  tour  le  masque  énergique,  inquiet,  ardent,  roman- 
tique de  César  et  le  masque  impassible  et  sévère  d'Auguste.  A 
mesure  que  le  nouvel  empire  français  s'édifiait  à  l'imitation  de 
l'empire  romain,  la  tête  de  l'empereur  se  modifiait  et  s'accentuait 
dans  le  type  classique.  Meissonier  a  voulu  peindre  la  transition  du 
consul  à  l'empereur.  C'est  déjà  Napoléon,  et  c'est  encore^ Bonaparte. 
Le  corps  commence  à  prendre  un  peu  d'embonpoint,  il  tient  mieux 
à  la  selle  que  dans  le  Passage  du  Saint- Bernard ,  de  David.  Ce  n'est 
plus  le  maigre  et  nerveux  héros  de  Marengo,  mais  le  visage  reste 
jeune,  énergique,  animé,  assuré.  A  première  vue,  on  est  un  peu  dé- 
concerté par  ce  portrait,  car  on  a  toujours  à  la  mémoire  le  Napoléon 
à  Eylau  de  Gros,  le  corps  grossi  par  son  épaisse  pelisse  fourrée,  la 
face  déjà  envahie  par  la  graisse.  Gros,  qui  a  la  touche  un  peu 
lourde,  fait  de  l'empereur  un  portrait  ressemblant,  mais  ressem- 
blant par  anticipation.  Son  Napoléon  n'est  pas  le  Napoléon  de  1807, 
c'est  le  Napoléon  de  1812.  Si  on  consulte  la  collection  des  mon- 
naies napoléoniennes  depuis  l'an  x  jusqu'à  l'année  1814,  on  sera 
convaincu  que  le  portrait  de  Meissonier  réalise  mieux  le  type  des 
pièces  d'or  et  d'argent  frappées  en  1806  (1)  et  en  1807  que  ne  le 
fait  celui  de  Gros. 

A  la  droite  de  l'empereur,  cet  officier  qui  porte  en  bataille  son 
chapeau  bordé  de  menues  plumes  blanches  et  dont  le  cheval  impa- 
tient de  la  durée  du  défilé  tire  sur  la  bride  en  baissant  la  tête  et 
fouille  le  sol  du  pied,  c'est  Berthier,  maréchal  de  l'empire,  major 
général  de  l'armée.  La  plaque  de  grand  aigle  de  la  Légion  d'hon- 
neur étoile  sa  poitrine,  et  les  aiguillettes  de  l'état-major  s'arron- 
dissent en  tresses  d'or  sur  son  frac  bleu  foncé.  A  côté  de  lui,  cet 
officier  décoré  aussi  des  aiguillettes,  est  Savary,  aide-de-camp  de 
l'empereur.  A  gauche  de  Napoléon,  voici  Bessières,  maréchal  de 
France,  colonel  général  de  la  garde.  Derrière  ces  maréchaux  et  ces 
généraux  se  tient  un  officier  d'ordonnance  de  l'empereur,  recon- 
naissable  à  son  uniforme  entièrement  bleu  de  ciel.  Trois  cavaliers 

(1)  Particularité  curieuse  qui  sans  doute  a  été  déjà  signalée  :  les  pièces  de  5  francs 
de  1806  portent  en  exergue  sur  la  face  :  Napoléon  empereur,  et  au  revers  :  République 
française.  C'est  toujours  la  méthode  des  césars  romains,  qui  gouvernaient  en  despotcà 
tout-puissans  de  l'Asie  sous  le  couvert  de  l'étiquette  républicaine. 

TOME  XIII.  —  1876.  56 


882  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vêtus  du  dolman  et  de  la  pelisse  rouges,  chamarrés  d'or,  apparais- 
sent au  fond;  ce  sont  les  aides-de-carap  du  major-général.  Tous 
ces  officiers  ont  la  physionouiie  vivante  et  tranchée.  Leurs  divers 
uniformes  s'harmonisent  bien  entre  eux,  les  figures  sont  heureuse- 
ment groupées  de  façon  à  encadrer  et  à  faire  ressortir  celle  de  Na- 
poléon. Il  faut  louer  plus  encore  les  quatre  guides  d'avant-garde. 
Là  tout  est  accompli,  il  n'est  rien  à  reprendre,  la  critique  est 
muette.  Solides  à  cheval,  ne  faisant  qu'un  avec  leur  monture,  por- 
tant orgueilleusement  leur  bel  uniforme  :  dolman  et  culotte  vert 
foncé,  pelisse  rouge  et  épais  kolback  dont  les  poils  retombent  jusque 
sur  les  yeux,  ces  hommes  ont  une  attitude  aisée  et  martiale,  une 
mine  farouche  et  débonnaire.  On  voit  qu'ils  sont  fiers  d'être  l'avant- 
garde  de  l'escorte  impériale,  de  marcher  devant  leur  empereur  !  Le 
cheval  de  l'un  d'eux,  qui,  vu  en  raccourci,  de  face,  s' encapuchonné 
sous  la  main  rigide  de  son  cavalier,  est  vraiment  admirable. 

Les  cuirassiers  du  premier  plan  sont  loin  d'atteindre  à  cette  per- 
fection. Il  y  a  certes  dans  l'ensemble  de  ce  groupe  un  grand  effet 
de  mouvement  et  de  vie  :  chevaux  et  cavaliers  sont  bien  dans  l'ac- 
tion. Ils  courent,  ils  volent,  ceux-Là  cherchant  à  se  gagner  de  vitesse, 
ceux-ci  s'efîorçant  de  maintenir  leurs  montures  dans  le  rang.  Il  y  a 
certes  dans  les  détails  une  touche  sans  pareille,  un  relief  inoui,  une 
exactitude  merveilleuse;  mais  combien  aussi  il  y  a-t-il  de  fautes 
d'harmonie  et  de  mesure  !  Gomme  Géricault,  qui  eut  toujours  une  fu- 
rieuse passion  pour  les  chevaux,  qui  au  collège  rêvait  de  remplacer 
Franconi,  et,  raconte  un  contemporain,  s'attachait  des  barres  de  bois 
le  long  des  genoux,  en  dedans,  afin  de  se  courber  les  jambes  en  arc 
à  la  façon  des  cavaliers,  qui  en  1814  s'engageait  dans  la  cavalerie  et 
qui  plus  tard  se  promenait  chaque  jour  à  cheval  aux  Champs-Ely- 
sées et  au  bois  de  Boulogne,  Meissonier  aime  les  chevaux  à  la  folie. 
Il  connaît  le  cheval  à  la  fois  en  peintre,  en  professeur  à  l'École 
d'Alfort  et  en  sportman.  Il  l'a  étudié  à  l'écurie,  à  la  promenade,  aux 
courses,  dans  les  revues  et  jusque  sur  les  champs  de  bataille.  Peut- 
être  est-ce  cette  passion  des  chevaux  qui  a  nui  à  Meissonier  pour 
peindre  les  chevaux  des  cuirassiers.  Il  semble  qu'il  se  soit  trop  complu 
dans  cette  partie  de  son  travail.  Il  a  trop  caressé,  trop  lustré  de 
son  pinceau  ces  croupes,  ces  avant-trains  et  ces  encolures.  Il  ne  s'est 
jamais  résolu  à  les  abandonner.  Il  a  voulu  aller  au-delà  de  la  perfec- 
tion, tout  montrer,  tout  accuser,  ne  laisser  aucun  muscle  au  repos, 
aucune  veine  sous  le  poil.  C'est  ainsi  qu'il  est  arrivé  à  donner  à  ces 
chevaux  l'apparence  d'écorchés.  Trop  de  muscles,  trop  de  veines, 
trop  de  surfaces  luisantes.  «  Un  trop  grand  soin  nuit  souvent,  »  ai- 
mait à  dire  Apelles.  Cette  maxime  s'applique  à  merveille  aux  che- 
vaux de  Meissonier.  Un  cheval  lancé  au  galop  ne  saurait  être  peint 


LA   PEINTURE    DE   BATAILLES.  883 

avec  la  minutie  et  la  patience  qu'on  emploie  pour  une  figure  au 
repos.  Le  «morceau  »  ne  convient  guère  aux  ligures  en  mouvement. 
11  faut  qu'elles  soient  enlevées  par  des  touches  vigoureuses  sous 
peine  d'être  glacées  et  immobilisées  dans  leur  mouvement.  Meisso- 
nier  prouve  que  les  théories  ne  sont  pas  absolues.  Malgré  le  soin 
excessif  de  l'exécution,  ses  chevaux  galopent,  bondissent  et  se  ca- 
brent avec  toute  l'apparence  de  la  réalité  et  de  la  vie.  Encore  quel- 
ques critiques  de  détail.  Pourquoi  ce  même  type  d'Alsacien  blond 
empreint  sur  toutes  les  têtes  des  cuirassiers?  Nous  ne  savions  pas 
que  Napoléon  eût  appareillé  les  hommes  par  escadron  selon  leur 
type  et  la  couleur  de  leurs  cheveux,  à  l'imitation  du  tsar  Paul  P"",  qui 
avait  créé  le  régiment  des  grenadiers  au  nez  camard.  On  ne  sait  de 
quelle  épaule  sort  le  bras  du  cuirassier  placé  à  l'extrême  gauche  du 
tableau.  C'est  un  bras  isolé,  un  bras  perdu!  Cette  dislocation  est 
peut-être  vraie  dans  la  nature,  elle  est  choquante  et  inexplicable 
dans  un  tableau.  Le  cheval  blanc  du  trompette  d'ordonnance,  vêtu 
de  jaune,  couleur  distinctive  du  collet  du  12'^  cuirassiers,  est  trop 
lourd.  11  ne  fournirait  pas  une  charge.  Les  manches  des  tuniques 
ne  sont  peintes  que  par  demi-teintes,  ce  qui  leur  donne  un  ton  faux. 
Si  les  uniformes  ne  sont  pas  assez  bleus,  les  cuirasses  et  les  épées 
le  sont  trop.  Elles  n'ont  ni  les  éclairs  de  l'acier  fourbi,  ni  les  tons 
mats  de  l'acier  graissé.  M.  Meissonier  a  d'ordinaire  la  tonalité  lo- 
cale plus  juste. 

Tout  le  bruit  qui  s'est  fait  autour  du  1807  vient  surtout  du  prix 
excessif  que  ce  tableau  a  été  payé.  Bien  des  gens  admirent  dans 
cette  toile  les  billets  de  banque  qu'elle  représente,  et  s'amusent  à 
calculer  le  nombre  de  louis  que  chaque  figure  a  rapportés  à  l'au- 
teur. D'autres,  —  sans  parler  des  en\aeux,  —  s'irritent  d'un  tel 
prix,  se  demandant  avec  raison  ce  que  vaudra  un  chef-d'œuvre 
incontesté,  d'un  maître  ancien,  si  l'on  donne  300,000  francs  d'un 
tableau  fort  discutable  d'un  peintre  encore  vivant.  Dans  les  ateliers 
et  dans  les  salons,  on  discute  moins  en  réalité  le  talent  de  l'artiste 
que  la  folie  ou  la  sagesse  de  l'amateur.  Le  1807  vaut  peut-être 
300,000  francs,  mais  mérite-t-il  tout  ce  tapage?  M.  Meissonier  n'y 
montre  aucune  face  nouvelle  de  son  talent,  il  y  apparaît  avec  ses 
qualités  accoutumées  qui,  poussées  à  l'excès,  deviennent  des  dé- 
fauts; mais  il  y  reste  ce  qu'il  a  toujours  été,  un  peintre  de  grande 
manière,  quelle  que  soit  la  dimension  de  ses  tableaux. 

III. 

La  première  impression  qu'on  ressent  en  entrant  à  l'exposition 
des  œuvres  de  Pils  est  l'étonnement  du  petit  nombre  de  tableaux 


88Zl  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

exposés.  Lorsqu'on  a  vu  les  expositions  si  fournies,  si  variées,  si 
abondantes  de  Delacroix  et  d'Ingres;  lorsqu'on  s'imagine  ce  qu'eût 
pu  être  une  exposition  de  l'œuvre  entier  de  Gros,  de  David,  d'Ho- 
race Vernet,  d'Ary  Scheffer,  de  Delaroche;  lorsqu'on  se  rappelle 
l'exposition  à  ce  même  palais  des  Beaux-Arts  d'une  seule  partie  de 
l'œuvre  de  Paul  Baudry,  les  peintures  destinées  au  nouvel  Opéra, 
on  est  un  peu  surpris  du  maigre  héritage  de  Pils.  Quelques  grands 
tableaux,  la  Bataille  de  l'Aima,  le  Débarquemein  en  Crimée,  le 
Jeudi-saint,  une  dizaine  de  petites  toiles,  VÉcole  à  feu,  la  Tran- 
chée, les  Zouaves,  le  Rouget  de  Vlsle,  le  Retour  de  la  chasse,  puis 
une  multitude  d'aquarelles,  de  dessins,  d'ébauches,  d'esquisses,  de 
croquis,  c'est  là  tout.  On  a  compté  sur  une  promenade  dans  une 
exposition  et  on  ne  fait  guère  qu'une  visite  à  un  atelier,  à  l'é- 
poque des  envois  au  Salon.  Au  reste  la  fécondité  n'est  pas  le  génie. 
N'eût-il  fait  que  le  ISaufrage  de  la  Méduse,  Géricault  n'en  serait 
pas  moins  au  Panthéon  de  l'art.  Mais  Pils  n'est  pas  de  la  famille  des 
grands  peintres.  Sauf  sa  Bataille  de  VAlma,  le  Débarquement,  deux 
ou  trois  petits  tableaux  militaires  et  ses  aquarelles,  toutes  mar- 
quées au  signe  de  l'originalité,  pleines  d'air  et  de  pittoresque,  et 
lavées  d'une  touche  légère,  son  œuvre  sera  vite  oublié.  Peintre 
convenable,  soigneux,  élevé  à  une  bonne  école,  il  n'a  pas  de  qua- 
lité dominante.  Dans  presque  tous  ses  tableaux  d'histoire  ou  de 
genre,  la  composition  est  banale,  le  dessin  indécis,  la  couleur  sans 
éclat  et  sans  vigueur.  C'est  à  cause  du  sujet  qu'on  s'arrête  devant 
le  Rouget  de  Vlsle  chantant  la  Marseillaise.  Le  Retour  de  la  battue, 
peint  tout  entier  dans  une  gamme  gris-ardoise,  nous  montre  une 
réunion  de  chasseurs  devant  un  château  à.  tourelles  qui  est  un 
joujou.  Jamais  les  chasseurs  ne  pourront  entrer  par  ces  petites 
portes,  ni  se  tenir  debout  à  ces  petites  fenêtres.  L'esquisse  de  la 
Mort  d'une  sœur  de  charité  est  d'un  beau  sentiment,  mais  l'exécu- 
tion du  tableau  ne  vaut  peut-être  pas  mieux  que  celle  de  la  Prière 
à  l'hospice  et  du  Jeudi-saint. 

Pour  Pils,  hésitant  entre  les  tableaux  religieux,  les  sujets  mytho- 
logiques et  les  tableaux  de  genre,  la  campagne  de  Grimée  fut  le  che- 
min de  Damas.  Fils  d'un  soldat,  il  se  fit  peintre  de  soldats.  Au  Salon 
de  1855,  sa  Tranchée  devant  Sébastopol,  qui  rachète  sa  couleur  ter- 
reuse par  l'attitude  pittoresque  des  figures  et  une  certaine  origina- 
lité dans  l'expression  du  troupier  moderne,  fut  remarquée.  Le  prince 
Napoléon  lui  commanda  alors  le  Débarquement  en  Crimée.  Ce-  ta- 
bleau, qui  est  exposé  aujourd'hui  à  l'École  des  Beaux-Arts,  justifie  le 
succès  qu'il  obtint  au  Salon  de  1857.  Pils  a  heureusement  agencé  sa 
composition,  de  façon  à  contenter  et  le  public  et  l'auteur  de  la  com- 
mande. Au  premier  plan,  le  maréchal  Saint- Arnaud ,  déjà  malade, 


LA    PEINTURE    DE   BATAILLES.  885 

est  assis  sur  une  cantine  d'ofTicier.  Une  carte  clans  la  main  gauche, 
il  semble  désigner  de  l'autre  main  étendue  les  positions  que  doivent 
occuper  les  troupes.  Groupés  debout  autour  du  général  en  chef, 
le  prince  Napoléon ,  le  duc  de  Cambridge  et  le  général  Canrobert 
écoutent  ses  instructions.  Bosquet,  déjà  en  selle,  va  gagner  le  poste 
qui  lui  est  assigné.  Derrière  l'état-major,  dont  chaque  figure,  placée 
dans  une  attitude  naturelle,  est  un  portrait  très  ressemblant,  et  qui 
ne  pose  pas  comme  un  état-major  d'Horace  Vernet,  passe  une  co- 
lonne d'infanterie.  De  l'autre  côté  de  la  toile,  un  bataillon  de  chas- 
seurs est  arrêté  en  attendant  l'ordre  du  départ.  Les  soldats  ne  sont 
point  à  une  revue,  aussi  prennent-ils  les  poses  familières  au  trou- 
pier lors  des  pauses  des  étapes.  Les  uns,  assis  par  terre,  allument 
leur  pipe  ou  rajustent  une  guêtre  délacée;  les  autres  s'appuient  les 
deux  mains  sur  le  bout  du  canon  de  leurs  lourdes  carabines  ou 
donnent  ce  qu'on  appelle  le  «  coup  de  sac.  »  Le  second  plan  est 
occupé  par  une  batterie  d'artillerie  montée  qui  s'avance  au  pas  et 
dont  la  longue  file  de  cavaliers  et  de  canons  se  prolonge  en  perspec- 
tive jusqu'au  rivage.  Au  fond,  la  mer  couverte  de  voiles  étend  ses 
eaux  transparentes  sous  un  ciel  bleu,  un  peu  nuageux,  d'une  grande 
légèreté.  La  couleur  est  agréable  par  sa  clarté,  sans  avoir  pourtant 
ni  l'éclat  ni  la  puissance.  La  composition  est  habilement  entendue. 
Chacun  a  sa  place,  le  général  comme  le  soldat,  l'état-major  comme 
l'armée.  On  a  une  juste  idée  de  la  confusion,  des  tâtonnemens,  des 
marches  et  des  contre-marches  d'un  débarquement  en  pays  en- 
nemi. Les  généraux  ont  souci  de  leur  haute  mission,  de  leur  grave 
responsabilité.  Les  soldats  portent  sur  leur  visage  la  gaîté  d'hommes 
qui  voient  du  nouveau  et  qui  se  réjouissent  après  une  longue  tra- 
versée de  fouler  ce  «  sacro-saint  plancher  des  vaches,  »  si  cher  à 
Panurge. 

Dans  divers  tableaux  de  petite  dimension,  tels  que  l'Exercice  à 
feu,  les  Zouaves  à  la  tranchée,  et  surtout  dans  les  aquarelles,  Pils 
a  montré  les  mêmes  qualités  de  composition,  de  pittoresque  et  de 
réalisation  vivante  du  troupier.  Voyez  ces  zouaves  défilant  dans  la 
tranchée  au  pas  de  course,  le  corps  courbé  en  deux,  la  tête  baissée, 
le  fusil  tenu  horizontalement,  à  hauteur  de  la  hanche.  A  leur  allure 
martiale  on  devine  que  s'ils  se  cachent  ainsi  ce  n'est  pas  pour  évi- 
ter les  balles  de  l'ennemi;  c'est  pour  ne  pas  attirer  son  attention 
sur  le  hardi  coup  de  main  qu'ils  vont  tenter.  Dans  une  lettre  que 
désavouerait  peut-être  le  successeur  de  Montalembert  à  l'Académie, 
mais  que  reconnaîtrait  bien  le  commandant  en  chef  du  7*  corps 
d'armée,  le  duc  d'Aumale  a  caractérisé  d'une  façon  toute  pitto- 
resque le  talent  de  Pils,  peintre  de  soldats.  «  Vous  m'avez  envoyé, 
écrivait-il,  un  vrai  chef-d'œuvre,  trois  troupiers  en  chair  et  en  os, 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  parlent,  qui  remuent,. qui  vont  se  battre  et  qui  rosseront,  j'en 
suis  sûi*,  Arabes  et  Kabyles.  11  me  semble  que  j'ai  vu  ces  trois 
figures-là  et  que  je  connais  leurs  noms.  Celui  de  gauche  est  aussi 
bon  sujet  que  brave;  je  l'avais  fait  caporal,  il  a  dû  faire  son  che- 
min depuis.  J'ai  donné  quelque  part  une  pipe  au  clairon.  Quant  au 
troisième,  c'est  un  remplaçant,  il  est  pi^atiquc,  mais  vaillant,  et. 
lorsqu'on  l'a  mis  à  la  salle  de  police  pour  une  bordée,  on  l'en  fait 
sortir,  car  il  se  bat  si  bien!  Enfin  je  suis  ravi  de  voir  qu'il  y  a  en- 
core un  pinceau  pour  conserver  à  nos  neveux  le  type  de  ce  soldat 
français  que  nous  connaissons  et  que  mous  aimons....  » 

L'œuvre  capitale  de  Pils  est  la  Bataille  de  l'Aima.  Chacun  vou- 
dra revoii'  à  l'École  des  Beaux-Arts  cette  belle  page  d'histoire  mili- 
taire. On  connaît  dans  ses  grandes  lignes  la  marche  de  la  bataille 
de  l'Aima.  L'armée  russe  occupait  de  formidables  positions  :  elle 
était  massée  tout  entière  sur  des  hauteurs  escarpées,  dominant  la 
plaine  où  s'avançait  l'armée  alliée.  Une  heure  avant  l'action,  Men- 
chikof  écrivait  à  l'empereur  Nicolas  :  «  J'occupe  une  position  formi- 
dable; dans  six  semaines,  les  Français,  fussent-ils  100,000  hommes, 
ne  m'auront  pas  débusqué  d^ici.  »  Le  lendemain,  le  général  russe 
racontait  sa  défaite,  mais  il  disait  :  «  Il  faut  que  les  Français  soient 
fous!  »  L'audace  en  effet  avait  été  poussée  jusqu'à  la  folie.  A  une 
heure  de  l'après-midi,  alors  que  le  gros  des  Français  et  des  Anglais 
marchait  en  ligne,  à  découvert,  contre  les  positions  de  l'ennemi  et 
que  l'artillerie  entrait  en  action,  la  division  Bosquet,  qui  occupait 
l'extrême  droite  de  l'armée  et  que  secondaient  les  canons  de  la 
flotte,  franchissait  l'Aima  et,  sous  le  feu  des  Russes,  escaladait  avec 
deux  batteries  de  campagne  ces  hauteurs  escarpées  qui  semblaient 
inaccessibles  même  pour  les  zouaves.  Cette  position  enlevée,  la  ba- 
taille n'était  pas  encore  terminée,  mais  elle  était  déjà  gagnée. 

Le  tableau  de  Pils  représente  d'unie  façon  claire  et  précise  la  po- 
sition générale  des  deux  armées  ennemies  et  exprime  bien  l'impor- 
tant mouvement  de  la  division  Bosquet.  Si  on  ne  se  bat  pas  corps  à 
corps  dans  cette  bataille,  ce  n'en  est  pas  moins  une  bataille.  La  toile, 
d'une  très  grande  dimension,  embrasse  l'a  plaine  de  l'Aima,  coupée 
par  le  cours  sinueux  de  la  petite  rivière.  Au  fond  s'étend,  de  la 
droite  presque  jusqu'à  la  gauche,  la  chaîne  de  collines  aux  pentes 
roides  et  aux  arêtes  vives  qu'occupe  l'ennemi.  Dans  la  plaine,  on 
aperçoit  la  fimiée  noire  d'un  village  incendié  et  trois  lignes  de  corn- 
battans  perdus  datis  la  fumée  grise  de  la  canonnade.  Au  milieu, 
presque  au  pied  des  hauteurs,  c'est  la  division  Canrobert;  plus  à 
gauche,  en  échelon  en  arrière,  c'est  la  division  du  prince  Napo- 
léon; à  l'extrême  gauche  enfin,  c'est  le  corps  anglais.  Les  premiers 
et  les  deuxièmes  plans  sont  remplis  par  les  fantassins  et  les  artil- 


LA    PEINTURE    DE    BATAILLES.  887 

leurs  de  Bosquet.  Le  général ,  qui  a  pour  tout  état-major  un  officier 
d'ordonnance  et  un  porte-fanion,  franchit  l'Aima  à  gué.  Autour  du 
cheval  de  Bosquet,  en  avant,  en  arrière,  se  presse,  dans  le  lit  de 
la  rivière,  une  foule  de  turcos,  avec  de  l'eau  jusqu'à  mi-jambe,  se 
poussant  pour  suivre  leurs  tambours  et  leurs  clairons  qui,  déjà  par- 
venus sur  l'autre  rive,  se  dirigent  du  côté  des  Russes.  Un  clairon 
s'est  arrêté  mie  minute  pour  prendre  de  l'eau.  Agenouillé  et  la  main 
gauche  appuyée  à  terre,  il  remplit  son  bidon  à  la  petite  rivière.  Der- 
rière le  groupe  des  tambours ,  vus  de  dos ,  une  des  batteries  du 
commandant  Barrai,  dont  la  silhouette  se  détache  au-dessus  d'un 
caisson,  commence  à  gravir  les  premières  pentes  des  hauteurs.  On 
voit  que  ce  n'est  pas  sans  peine  que  s'accomplit  ce  tour  de  force. 
Les  chevaux  tirent  de  toute  leur  vigueur,  les  conducteurs  fouettent 
à  tour  de  bras,  les  servans  de  pièces,  aidés  par  les  tambours  algé- 
riens, poussent  énergiquement  à  la  roue.  Les  premières  pièces  d'une 
autre  batterie,  engagées  dans  le  cours  d'eau,  suivent  le  mouvement. 
A  l'extrême  droite,  au  troisième  plan,  les  têtes  de  colonne  des 
zouaves  escaladent  des  hauteurs  presque  à  pic.  Sur  la  rive  gauche 
de  l'Aima,  les  régimens  de  ligne  de  la  brigade  d'Autemarre  se  met- 
tent en  marche  pour  seconder  les  zouaves. 

L'aspect  un  peu  panoramatique  que  donnent  à  cette  œuvre  la 
composition  en  amphithéâtre  et  les  fonds  presque  vides  ne  lui  re- 
tire pas  son  caractère  de  tableau.  Il  n'y  a  pas  à  la  vérité  de  groupe 
principal,  mais  les  masses  du  premier  plan,  bien  liées  ensemble, 
forment  comme  un  seul  groupe  où  le  regard  se  porte  naturelle- 
ment. La  composition  est  excellente,  les  attitudes  des  figures  natu- 
relles et  animées,  l'ensemble  de  l'œuvre  enfin  a  de  l'effet  par  le 
mouvement,  l'entrain,  le  pittoresque;  mais  l'exécution  est  pauvre, 
sans  accent,  sans  vigueur.  Elle  n'a  ni  la  fougue,  ni  le  premier  jet, 
ni  l'énergie  grâce  auxquels  on  est  porté  à  pardonner  les  négligences 
et  les  incorrections;  elle  n'a  pas  non  plus  la  fermeté  de  touche,  la 
recherche  de  la  ligne,  la  perfection  du  modelé,  qu'on  admire  dans 
les  œuvres  où  le  génie  s'est  armé  de  patience.  La  couleur  générale- 
ment terne  et  noire,  sauf  dans  les  fonds  très  légers  et  très  aériens,  a 
parfois  d«  blessantes  crudités.  Le  groupe  des  tambours  de  turcos  est 
loin  d'être  harmonieux.  Le  cheval  du  général  Bosquet  et  celui  de 
son  aide-de-camp  ont  le  premier  des  tons  d'acajou,  le  second  des 
tons  de  palissandre  qui  appartiennent  plus  à  l'ébénisterie  qu'à  la 
peinture.  Les  esquisses  de  Pils  sont  supérieures  à  ses  tableaux, 
€elle  de  la  Bataille  de  l'Aima  est  d'une  tonalité  plus  fraîche  et 
plus  imprévue;  il  y  a  plus  d'énergie  et  plus  d'entrain  encore  dans 
les  artilleurs  qui  poussent  le  canon,  plus  de  furia  dans  les  zouaves 
qui  escaladent  les  hauteurs.  Il  a  fait  aussi,  pour  sa  Rêceplion  des 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chefs  arabes,  dont  on  se  rappelle  le  détestable  coloris,  et  qu'on  a 
sagement  agi  en  n'exposant  pas,  une  esquisse  pleine  de  feu,  de 
mouvement  et  de  couleur  qu'aurait  pu  signer  Delacroix.  La  main 
manquait  à  ce  travailleur  opiniâtre,  qui,  couché  six  mois  par  an 
pendant  toute  sa  vie  sur  son  lit  de  poitrinaire,  travaillait  le  reste 
du  temps  avec  un  acharnement  admirable,  faisant  pour  le  moindre 
tableau  des  esquisses  par  dizaines  et  des  études  par  centaines. 

Une  heure,  —  un  siècle  à  notre  époque  où  la  réputation  est 
comme  un  château  de  cartes  qui  s'élève  et  s'écroule  avec  une  égale 
rapidité,  —  Pils  passa  comme  un  grand  peintre.  On  ne  parlait  alors 
que  de  la  Bataille  de  l'Aima,  du  Débarquement,  des  Zouaves;  mais 
l'opinion  publique,  qui  s'égare  facilement  dans  l'enthousiasme,  a  de 
cruels  reviremens.  Pils,  d'ailleurs  de  plus  en  plus  souffrant,  eut  le 
malheur  de  se  faire  oublier  six  ans.  Devant  la  Réception  des  chefs 
arabes ,  en  1867,  on  ne  se  souvint  du  peintre  de  l'Aima  que  pour 
constater  sa  décadence.  Découragé,  miné  par  la  maladie,  Pils  en- 
treprit d'autres  travaux.  Il  était  presque  humilié  de  s'entendre  ap- 
peler sans  cesse  «  peintre  de  soldats.  »  Il  voulut  consacrer  les  der- 
nières années  de  sa  vie  de  souffrances  à  une  œuvre  qui  le  classât 
parmi  les  peintres  d'histoire.  Il  se  rappela  qu'il  avait  été  prix  de 
Rome,  qu'il  avait  tout  comme  un  autre  fait  des  études  d'après  le 
nu  et  d'après  l'antique.  Il  accepta  de  décorer  l'escalier  de  l'Opéra. 
Pils  se  trompait:  il  n'était  pas  né  pour  la  grande  peinture  mytholo- 
gique. Il  pouvait  bien  faire  escalader  par  ses  zouaves  les  crêtes  de 
l'Aima,  mais  les  cimes  de  l'Olympe  ne  se  prennent  pas  d'assaut. 
Ses  figures  étaient  trop  lourdes  de  formes  pour  qu'elles  pussent  se 
soutenir  sur  les  nuages  dorés  du  ciel  homérique.  Ses  qualités  de 
vie,  de  mouvement,  de  pittoresque,  son  vif  sentiment  du  type  mili- 
taire moderne  qui  est  la  caractéristique  de  son  talent,  n'allaient 
plus  que  lui  nuire.  Pour  réussir  dans  ce  nouveau  genre,  il  fallait 
qu'il  se  transformât,  qu'il  devînt  un  autre  peintre.  C'est  ce  qu'il 
fit.  La  métamorphose  lui  fat  funeste.  Il  était  Isidore  Pils,  il  ne  fut 
plus  qu'un  peintre  comme  il  y  en  a  tant,  habile,  ingénieux,  expé- 
rimenté, mais  dénué  d'originalité,  de  puissance,  de  noblesse.  Heu- 
reusement pour  ce  vaillant  artiste,  on  aura  vite  oublié  les  peintures 
de  l'Opéra,  les  Chefs  arabes,  le  Jeudi-saint,  et  on  se  souviendra 
du  peintre  de  VAlma,  ce  nom  qui  affligeait  tant  Pils,  et  le  seul  ce- 
pendant qui  pourra  le  faire  connaître  à  la  postérité. 

Cet  aveuglement  de  Pils,  dédaignant  son  plus  beau  titre  de  cé- 
lébrité, méconnaissant  son  tempérament  de  peintre  et  abandonnant 
le  genre  où  il  s'était  fait  une  juste  réputation  pour  chercher  ailleurs 
un  insuccès  mérité,  n'est  pas  unique  dans  l'histoire  de  l'art.  Gros, 
vaincu  par  les  conseils  de  son  ancien  maître  David  qui  du  fond  de 


LA    PEINTURE    DE    BATAILLES.  8S9 

l'exil  lui  écrivait  «  d'abandonner  les  sujets  futiles  et  les  tableaux  de 
circonstance  pour  faire  enliti  de  beaux  tableaux  d'histoire,  »  Gros  ne 
fit-il  pas  aussi  des  décorations  allégoriques,  et  ce  fameux  tableau 
di! Hercule  et  Dlomède  dont  les  violentes  critiques  poussèrent  au  sui- 
cide le  peintre  immortel  des  Pestiférés. 

D'après  la  rapide  revue  des  peintres  et  des  peintures  de  batailles 
que  le  iS07  de  Meissonier  et  l'exposition  des  œuvres  de  Pils  nous 
ont  entraîné  à  faire,  il  semble  que  tous  les  tableaux  de  ce  genre 
peuvent  se  diviser  en  quatre  principaux  groupes  :  les  batailles  ty- 
piques et  généralisatrices ,  celles  de  Michel -Ange,  du  Vinci,  de 
Salvator  Rosa  ;  les  batailles  stratégiques,  celles  de  Carie  Vernet 
d'Eugène  Lami,  de  Durand  Brager  et  de  l'aquarelliste  Jung;  les  ba- 
tailles officielles,  celles  de  Van  der  Meulen,  de  Parrocel,  de  Gérard; 
enfin  les  batailles  épisodiques,  celles  de  Charlet  et  de  la  jeune 
école  contemporaine.  Pour  réaliser  l'idéal  qu'on  se  fait  d'un  tableau 
de  batailles,  ne  faudrait-il  pas  que  ce  tableau  participât  à  la  fois 
de  ces  quatre  styles,  qu'il  fût  épique  et  mouvementé  comme  la 
Bataille  d'Anghiari,  précis  comme  la  Bataille  de  Marengo,  exact 
comme  le  Passage  du  Rhin,  vrai  comme  le  Combat  sur  une  voie 
ferrée?  Raphaël,  Gros,  Delacroix  ont  plus  ou  moins  atteint  à  cet 
idéal.  En  résumé,  un  tableau  doit  représenter  la  bataille  dans  son 
caractère  général  de  lutte,  de  tuerie  et  d'horreur,  mais  il  doit  aussi 
représenter  une  bataille  déterminée.  Pour  cela,  le  peintre  a  à  gar- 
der, malgré  la  confusion  des  mêlées  corps  à  corps,  un  certain  ordre 
qui  fasse  comprendre  la  marche  et  le  but  de  l'action];  il  a  à  choisir 
dans  les  différentes  péripéties  de  la  bataille  qu'il  veut  peindre  celle 
qui  est  restée  légendaire  ou  qui  a  décidé  de  la  victoire  :  l'attaque 
désespérée  de  la  colonne  anglaise  par  la  maison  du  roi  à  Fontenoi, 
la  charge  des  cuirassiers  à  la  Moskowa,  la  dernière  défense  de  la 
garde  à  Waterloo,  la  charge  de  la  cavalerie  anglaise  à  Balaklava. 
Enfin,  si  le  chef  d'armée  a  été  dans  l'action  même,  comme  Alexandre 
au  Granique,  César  à  Gergovie,  François  I"  à  Marignan,  Henri  IV  à 
Ivry,  Bonaparte  à  Arcole,  Napoléon  à  Arcis-sur-Aube,  le  peintre 
doit  le  mettre  dans  le  tableau.  Sinon,  il  doit  lui  préférer  le  véri- 
table héros  des  batailles  :  le  soldat. 

Henry  Houssaye. 


LES 


PRINCES  COLONISATEURS 

DE  LA  PRUSSE 


II. 

FRÉDÉRIC    LE    GRAND    (1). 
HohenzolUrnsche  Colonisalionen,  von  D'  Max.  Beheim-Schwarzbach,  Leipzig  1874. 


I. 

Le  règne  de  Frédéric  le  Grand  ouwe  une  période  nouvelle  dans 
l'histoire  des  princes  colonisateurs  de  la  Prusse.  Frédéric  ne  se  con- 
tente pas  en  effet,  comme  le  grand-électeur,  comme  les  rois  Frédé- 
ric I"  et  Frédéric-Guillaume  P'',  de  mettre  à  profit  des  circonstances 
extraordinaires  pour  acquérir  de  nouveaux  sujets  :  c'est  en  vertu 
d'un  plan  arrêté  d'avance  qu'il  provoque  une  immigration  régulière 
dans  ses  états.  Disciple  de  l'école  physiocratique ,  qui  eut  au 
xviii*  siècle  tant  d'illustres  adeptes,  il  professe  que  «  les  paysans 
sont  les  pères  nourriciers  de  la  société,  »  et,  pour  en  accroître  le 
nombre  dans  ses  provinces ,  il  fait  d'extraordinaires  efforts ,  com- 
mencés au  début  de  son  règne  et  poursuivis  jusqu'à  la  dernière 
minute  de  sa  vie.  Avec  lui,  la  colonisation  devient  une  pure  affaire 
économique;  aussi  ne  se  met-il  pas,  comme  ses  devanciers,  en  frais 
de  zèle  religieux  et  d'hypocrisie;  on  ne  trouverait  dans  ses  lettres, 

(1)  Voyez  la  Revtis  du  15  décembre  1875. 


PRINCES   COLONISATEURS    DE   LA    PRUSSE.  891 

billets  et  notes  marginales,  aucune  métaphore  biblique  :  ses  états 
sont,  non  point  une  terre  promise,  mais  une  terre  en  cours  d'ex- 
ploitation, et,  comme  il  sait  à  un  denier  près  le  prix  de  revient  d'un 
colon,  pas  une  fois  il  ne  parle  de  grâces  spéciales  octroyées  par  Dieu 
à  la  royale  maison  de  Brandebourg.  Certes  ses  prédécesseurs  avaient 
beaucoup  fait  pour  la  colonisation  de  la  monarchie,  mais  ils  lui 
avaient  laissé  beaucoup  à  faire.  A  son  avènement,  Frédéric  régnait 
sur  un  état  de  21Zi5  milles  carrés,  habités  par  environ  2,500,000  su- 
jets; or  la  seule  province  de  Brandebourg,  dont  la  superficie  ne  me- 
sure que73i  milles  carrés,  compte  aujourd'hui  2,900,000  habitans! 
Il  restait  donc  beaucoup  de  vides  à  remplir  dans  les  anciennes  pixD- 
vinces,  et  dans  les  nouvelles,  dans  la  Silésie  et  la  Prusse  occidentale, 
ces  conquêtes  de  Frédéric;  la  population  était  si  insuffisante  et  l'élé- 
ment slave  si  considérable  qu'il  fallait  une  large  infusion  de  sang 
germanique.  Enfin  la  guerre  de  la  succession  d'Autriche  et  celle  de 
sept  ans,  se  jetant  au  travers  des  efforts  de  Frédéric,  décimèrent  ses 
sujets  et  le  forcèrent  à  redoubler  de  peine  pour  guérir  les  maux 
dont  il  avait  été  le  témoin ,  en  même  temps  que  pour  achever 
l'œuvre  commencée  par  ses  ancêtres. 

Frédéric  voulut  que  la  colonisation  devint  une  branche  spéciale 
de  l'administration  prussienne,  comme  la  levée  de  l'impôt  ou  de 
la  milice.  Les  chambres  des  diverses  provinces,  sorte  de  directoires 
administratifs,  durent  se  rendre  compte  des  besoins  de  leurs  pays 
respectifs,  faire  le  relevé  des  maisons  inoccupées,  des  terrains  aban- 
donnés, évaluer  le  nombre  de  colons  qui  pouvaient  être  établis 
dans  leur  ressort,  et  classer  avec  méthode  ces  renseignemens  dans 
des  tableaux  à  plusieurs  colonnes,  dont  le  roi  lui-même  avait  donné 
le  modèle  et  qu'il  examinait  de  fort  près,  car  il  surveillait  à  tous 
moniens  les  chambres  provinciales.  On  trouve  mille  traces  de  son 
intervention  personnelle  :  que  de  promesses  signées  de  son  nom; 
mais  que  de  menaces  aussi!  Il  fallait  stimuler  le  zèle  de  fonction- 
naires déjà  surchargés  par  la  besogne  d'une  administration  bureau- 
cratique, et  qui  se  voyaient  par  surcroît  obligés  de  chercher  des 
colons,  de  veiller  à  leur  transport,  de  les  établir,  et  de  trouver  les 
ressources  nécessaires  pour  payer  la  dépense,  car,  si  le  roi  consen- 
tait à  les  aider,  comme  il  fit  souvent,  d'une  main  très  généreuse, 
il  voulait  qu'à  l'ordinaire  les  frais  de  la  colonisation  demeurassent 
à  la  charge  des  provinces  qui  en  devaient  profiter.  Bien  des  de- 
mandes d'argent  sont  impitoyablement  repoussées  par  lui,  «  Je  n'ai 
pas  le  sou,  »  écrit-il  en  marge,  ou  bien  :  «  Je  suis  pauvre  comme 
Job,  »  ou  bien  encore  :  «  J'ai  aujourd'hui  mal  à  l'oreille  et  je  n'en- 
tends pas  bien  ce  que  vous  voulez  dire.  »  Cependant  il  voulait  être 
servi  à  point  nommé.  L'infatigable  activité  de  ce  novateur  déconcer- 
tait des  gens  habitués  à  la  régularité  d'un  travail  routinier.  Comme 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  neuf  paraissait  mauvais  à  ces  vieux  serviteurs ,  ils  faisaient  les 
plus  respectueuses  observations  où  revenaient  sans  cesse  les  mots 
«  inutile  »  et  «  impossible,  »  qui  ne  plaisaient  point  à  Frédéric.  Des 
représentations  véhémentes  et  des  châtimens  bien  appliqués  vinrent 
à  bout  de  la  résistance  ouverte  ou  cachée.  C'est  avec  une  véritable 
indignation  que  le  roi  parle  des  récalcitrans  :  il  les  traite  d'indivi- 
dus H  méchans  et  sans  conscience;  »  il  les  accuse  d'avoir  fait  entre 
eux  «  une  entente  infernale  pour  maltraiter  les  colons  qu'il  appelle 
dans  sa  patriotique  sollicitude;  »  il  leur  enjoint  de  cesser  tout  de 
suite  une  «  conduite  honteuse,  impie  et  nuisible  au  pays.  »  Quand 
un  prince  comme  Frédéric  parlait  un  pareil  langage,  il  ne  restait 
plus  qu'à  obéir  :  c'est  ce  qu'on  fit,  et  tel  qui  au  fond  de  l'âme  pes- 
tait contre  les  ordres  du  prince  se  fit  gourmander  pour  des  excès  de 
zèle  commis  en  les  exécutant. 

Les  colons  eux-mêmes  causaient  au  roi  de  graves  embarras.  Il 
en  arrivait  de  tous  les  pays  du  monde.  Ce  n'étaient  plus,  comme 
jadis,  presque  tous  de  graves  et  pieux  réformés  conduits  par  leur 
conscience,  et  si  exacts  serviteurs  de  Dieu  qu'ils  devenaient  tout  de 
suite  les  serviteurs  du  roi.  Les  chambres  provinciales  n'avaient  pas 
tort  de  se  plaindre  qu'il  y  eût  parmi  eux  des  aventuriers.  Plus  d'un 
ne  se  fit  pas  scrupule  d'exploiter  malhonnêtement  le  bon  vouloir 
du  souverain.  On  en  signala  qui  s'étaient  fait  payer  à  deux  reprises 
les  frais  de  voyage,  ou  qui  plusieurs  fois  étaient  sortis  du  royaume 
pour  y  rentrer  et  toucher  chaque  fois  la  prime  d'arrivée.  D'autres 
croyaient  tout  naïvement  que  leur  présence  suffisait  au  roi,  et  que 
celui-ci  n'avait  rien  à  leur  demander,  si  ce  n'est  des  enfans.  «  Voici 
la  moisson  mûrej  disaient-ils  aux  inspecteurs  ;  qui  est-ce  qui  va  la 
couper?  »  Ils  s'estimaient  des  manières  de  personnages,  et,  quand 
ils  étaient  mécontens,  ils  menaçaient  de  s'en  aller,  en  donnant,  si  je 
puis  dire,  leur  démission  de  colons.  Un  jour  l'un  d'eux,  des  plus 
favorisés,  eut  l'audace  de  dire  au  roi  en  pleine  figure  qu'il  al- 
lait, avec  sa  famille,  chercher  un  pays  où  il  fît  meilleur  à  vivre. 
«  Tu  as  cent  fois  raison,  mon  ami,  repartit  Frédéric;  moi  qui  te 
parle,  si  je  connaissais  un  endroit  où  je  fusse  mieux  qu'ici,  j'irais 
bien  aussi.  »  Pourtant  les  désertions  l'exaspéraient;  mais  c'est  aux 
chambres  provinciales  qu'il  les  imputait.  En  vain  cherchaient-elles 
à  lui  représenter  que  les  déserteurs  étaient  des  ivrognes ,  et  leur 
départ  un  débarras  :  il  se  fâchait  tout  rouge,  prescrivait  un  redou- 
blement de  surveillance,  des  revues  deux  fois  la  semaine.  On  lui 
proposa  d'exiger  des  colons  le  serment  de  demeurer;  il  est  inutile, 
répondit-il,  de  multiplier  les  sermens,  car  on  en  viole  déjà  bien 
assez.  Il  recourut  pour  empêcher  ces  sortes  d'évasions  à  un  moyen 
plus  sûr  en  forçant  les  magistrats  du  lieu  à  payer  l'argent  dépensé 
pour  les  fugitifs.  Il  accordait  volontiers  à  ceux  qui  se  répandaient 


PRINCES    COLONISATEURS   DE   LA   PRUSSE,  893 

en  plaintes  sur  le  caractère  des  étrangers  que  «  la  première  géné- 
ration ne  vaut  pas  toujours  grand'chose  ;  »  mais  il  travaillait  pour 
l'avenir  et  voulait  que  tout  le  monde  patientât  comme  lui,  jusqu'à 
ce  que  la  discipline  prussienne  eût  fait  son  œuvre. 

Pour  aider  les  chambres  provinciales  dans  le  recrutement  des  co- 
lons, Frédéric  établit  deux  agences  spéciales,  l'une  à  Francfort-sur- 
le-Mein,  pour  l'Allemagne  du  sud,  l'autre  à  Hambourg  pour  l'Alle- 
magne du  nord  :  la  dernière  était  chargée  d'arrêter  au  passage  les 
émigrans  qui  se  disposaient  à  s'embarquer  pour  l'Amérique.  Toutes 
les  deux  faisaient  des  annonces  dans  les  journaux,  ou  bien  elles  en- 
voyaient dans  les  pays  où  ces  annonces  étaient  interdites  des  mes- 
sagers spéciaux,  qui  faisaient  de  la  propagande  occulte.  Le  recru- 
teur gagnait,  comme  on  dit  en  allemand,  une  «  douceur  »  par  tête 
de  recruté  :  c'étaient  trois  thaler  pour  un  maître  ouvrier  céliba- 
taire, cinq  thaler  pour  un  maître  ouvrier  marié.  Cette  industrie 
avait  sa  belle  et  sa  morte  saison.  «  Voici  le  printemps,  écrit  à  Fré- 
déric l'agent  de  Francfort;  le  temps  est  bon  pour  chercher  des  co- 
lons; »  mais  pour  que  les  affaires  marchassent  à  souhait  il  fallait 
que  quelque  calamité  s'abattît  sur  les  pays  circonvoisins.  Frédéric 
n'en  a  pas  laissé  passer  une  sans  en  tirer  quelque  profit.  La  persé- 
cution religieuse  sévit-elle  en  plein  xviii^  siècle,  comme  en  Saxe, 
comme  en  Autriche,  où  l'on  signale  en  1752  des  emprisonnemens 
et  des  transportations  d'hérétiques,  comme  en  Pologne,  où  la  no- 
blesse, élevée  par  les  jésuites,  ajoute  l'intolérance  aux  maux  dont  ce 
pays  allait  mourir,  aussitôt  le  roi  de  Prusse  intervient  ofTicielle- 
ment  auprès  des  gouvernemens,  officieusement  auprès  des  persécu- 
tés. Pour  attirer  ces  derniers,  aucun  moyen  n'est  omis,  si  petit 
qu'il  soit.  En  17A2,  on  mande  de  Glogau  à  Frédéric,  que  «  le  mo- 
ment est  opportun  pour  faire  profiter  laSilésie  des  persécutions  dont 
souffrent  les  pays  voisins.  »  Qu'il  plaise  seulement  au  roi  de  faire 
bâtir  dans  deux  villages,  à  la  frontière  de  Pologne  et  à  celle  de  Bo- 
hême, deux  églises  protestantes  où  le  service  divin  soit  célébré  en 
polonais  et  en  bohémien;  cela  fera  venir  un  grand  nombre  de  co- 
lons de  Silésie  et  en  outre  tous  les  dimanches  environ  sept  mille 
personnes  qui  «  par  la  consommation  qu'elles  feront  de  bière  et 
d'eau-de-vie  apporteront  de  l'argent  dans  le  pays.  »  Les  églises  ne 
coûteront  pas  cher;  il  suffira  qu'elles  soient  très  simples,  et  même 
«  il  est  inutile  d'y  mettre  des  portes.  »  Ne  voit-on  pas  bien  dans 
ces  détails  l'ingénieuse  parcimonie  d'une  petite  maison  qui  veut 
devenir  grande?  Mais  le  meilleur  moyen  d'attirer  des  persécutés, 
c'était  de  continuer  l'heureuse  politique  des  Hohenzollern.  Frédéric 
n'y  manqua  point,  lui  qui  voulait  que  dans  ses  états  chacun  gagnât 
le  paradis  à  sa  manière,  et  il  prouva  même  sa  tolérance  d'une  façon 
fort  originale  :  à  côté  de  tous  ces  persécutés,  qui  pour  la  plupart 


894  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

étaient  des  victimes  du  zèle  des  jésuites,  il  fit  place  un  beau  jour, 
•quand  ils  eurent  été  chassés  des  états  catholiques,  aux  jésuites  eux- 
mêmes. 

La  persécution  religieuse  n'était  pas  le  seul  fléau  qui  vint  en 
aide  aux  agensde  la  Prusse.  En  17A7,  la  Bohême  est  en  proie  à  une 
terrible  famine  :  rapport  en  est  fait  aussitôt  à  Frédéric,  qui  s'apitoie 
sur  la  (c  mauvaise  qualité  du  pain  »  mangé  par  les  pauvres  Bohé- 
miens, et  qui  espère  que  «  ses  sujets  profiteront  de  la  circonstance 
et  réfléchiront  aux  moyens  d'attirer  chez  eux  »  quelques-uns  des 
affamés.  En  1767,  la  ville  de  Lissa,  pour  la  troisième  fois  depuis 
un  siècle,  est  détruite  par  un  incendie.  «  N'y  a-t-il  pas  quelque  chose 
à  faire?»  écrit-on  à  Frédéric.  Le  roi,  sans  tarder,  publie  en  alle- 
mand et  en  polonais  une  patente  où,  après  quelques  mots  de  con- 
doléance sur  le  malheur  qui  a  frappé  la  pauvre  ville,  il  déclare 
avoir  entendu  dire  que  plusieurs  victimes  du  sinistre  «  laissaient 
voir  de  l'inclination  à  venir  s'établir  en  Silésie,  »  et  fait  l'habi- 
tuelle énumération  des  privilèges  qui  les  attendent.  Le  mauvais 
gouvernement  de  la  Pologne,  où  se  perpétue  l'anarchie,  et  de  cer- 
tains petits  états,  comme  le  Mecklembourg,  où  des  potentats  sans 
budget  se  ruinent  à  imiter  la  cour  de  Louis  XIV,  tout  est  prétexte 
à  Frédéric  pour  débaucher  les  sujets  de  ses  voisins.  Ceux-ci  se 
plaignent  les  uns  après  les  autres.  L'électeur  de  Saxe,  un  des  plus 
éprouvés,  écrit  au  roi  de  Prusse  que  «  sa  manière  d'agir  est  con- 
traire à  toutes  les  règles  du  bon  voisinage ,  »  et  qu'il  espère  la  voir 
bientôt  cesser  :  cette  espérance  fut  trompée,  car  les  agens  reçu- 
rent seulement  l'ordre  d'agir  avec  une  plus  grande  prudence.  Une 
lettre  de  Frédéric  à  son  représentant  près  de  la  cour  de  Vienne 
trace  de  point  en  point  la  ligne  de  conduite  qu'un  habile  homme, 
bien  pénétré  des  intentions  de  son  maître,  doit  tenir  en  pays 
étranger  pour  pratiquer  l'embauchage  des  colons,  tout  en  gardant 
l'honnêteté  des  apparences.  «  Vous  aurez  soin  de  mettre  en  cir- 
culation les  édits  que  je  vous  envoie,  mais  de  la  bonne  façon  et 
sans  que  vous  ayez  l'air  de  vous  y  intéresser.  Si  vous  apprenez 
qu'une  ou  plusieurs  familles  ayant  quelque  avoir  montrent  du  pen- 
chant à  venir  s'établir  dans  nos  états,  vous  devez  les  fortifier  de 
votre  mieux  dans  leurs  résolutions.  Si  elles  signalent  quelques 
desiderata,  faites-m'en  tout  de  suite  un  rapport  bien  détaillé.  Soyez 
assuré  de  mes  bonnes  grâces  spéciales  pour  vos  efforts;  mais  met- 
tez dans  toute  cette  affaire  de  si  grands  ménagemens  qu'on  ne 
puisse  jamais  vous  reprocher  d'induire  des  sujets  à  quitter  leur 
maître.  »  Il  paraît  que  ces  conseils  étaient  bien  suivis,  et  que  les 
souverains  ne  savaient  pas  mettre  la  main  sur  les  recruteurs  de 
Frédéric.  Ils  multiplient  les  édits  contre  «  le  crime  de  l'émigra- 
tion, »  et  l'on  en  trouve  où  perce  de  la  fureur  contre  les  «  émis- 


PRINCES   COLONISATEURS    DE   LA   PRUSSE.  895 

saires  et  négociateurs  d'émigration,  »  qui  devront  être  «  appré- 
hendés au  cou  sur  1&  moindre  soupçon,  et,  suivant  la  gravité  des 
circonstances,  punis  de  diverses  peines  corporelles,  même  de  la 
miort.  »  Rien  n'y  fit.  Quand  Frédéric  avait  un  intérêt  momentané 
à  ménager  un  prince ,  il  modérait  le  zèle  des  recruteurs ,  mais 
il  était  d'une  parfaite  indilTérence  pour  ceux  dont  il  n'avait  rien 
à  craindre  ni  à  espérer.  Sa  conduite  en  Pologne  fut  odieuse;  il 
tirait  de  ce  malheui'eux  pays  tout. ce  qu'il  y  pouvait  trouver  d'ou- 
vriers habiles  ou  laborieux  :  c'étaient  pour  la  plupart  des  Allemands 
entre  les  mains  desquels  était  presque  toute  l'industrie  des  grandes 
villes.  Les  agens  prussiens  n'y  mettaient  point  de  vergogne  :  «  Je 
fais  marcher  l'émigration  grand  train,  »  écrivait  Fun  d'eux  à  Fré- 
déric; mais  il  arriva  que  plusieurs  seigneurs  s'opposèrent  au  dé- 
part des  immigrans.  La  Prusse  était  encore  en  paix  avec  la  Pologne  : 
c'était  au  mois  d'avril  1769^;  le  roi  fit  pourtant  partir  trois  régi- 
mens.  Cette  petite  armée ,  sous  prétexte  d'aller  au-devant  d'un 
convoi  de  chevaux  de  remonte,  s'avança  jusqu'à  Posen,  et  ramena 
dans  ses  rangs  les  fugitifs,  après  avoir  tué  ou  dispersé  une  poignée 
de  Polonais  qui  avaient  cherché  à  lui  disputer  le  passage  d'un  pont. 
Ainsi  ce  n'était  pas  assez  que  les  calamités  de  toute  sorte  dont  étaient 
affligés  les  pays  voisins  enrichissent  la  Prusse,  comme  la  peste  a  en- 
richit le  noir  Achéron.  »  Quand  les  sinistres  auxiliaires  de  la  propa- 
gande prussienne  venaient  à  manquer,  Frédéric  ne  reculait  pas 
devant  ces  interventions  à  main  armée  qui  ressemblent  fort  à  du 
brigandage. 

IL 

Les  colons  recrutés  par  ces  moyens  divers  furent  répartis  entre 
les  provinces  de  la  monarchie  prussienne.  Parmi  les  anciennes,  la 
Lithuanie  et  la  Prusse  orientale  en  reçurent  au  moins  15,000;  la 
province  de  Magdebourg  et  de  Halberstadt,  20,000;  la  Poméranie, 
20, 00t>  également;  la  Nouvelle-Marche,  2^,000;  mais  la  plus  favo- 
risée fut  le  Brandebourg,  c'est-à-dire  le  pays  qui  était  immédiate- 
ment placé  sous  le  regard  de  Frédéric,  que  ce  prince  aimait 
comme  le  berceau  véritable  de  la  monarchie,  et  dont  il  a  voulu 
écrire  l'histoire  de  sa  propre  main.  Dès  son  avènement,  le  roi 
avait  ordonné  qu'on  lui  présentât  un  «  exposé  solide  et  bien  tra- 
vaillé, où  l'on  rechercherait  si  jadis,  avant  la  guerre  de  trente  ans, 
il  y  avait  dans  la  Marche  plus  et  de  plus  grands  villages  qu'au- 
jourd'hui, et  on  l'on  examinerait  s'il  ne  convenait  pas  d'en  créer 
de  nouveaux  et  d'agrandir  les  anciens.  »  On  lui  répondit,  qu'il  y 
avait  en  Brandebourg  plus  de  villages  qu'autrefois*  que  tout  y  était 
pour  le  mieux,  qu'on  y  pouvait  cependant  trouver  place  encore  pour 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

111  familles,  représentant  555  personnes  :  Frédéric  approuva  fort  la 
conclusion;  il  remercia  les  auteurs  du  travail,  et,  de  1740  à  1756, 
il  trouva  place  en  Brandebourg  pour  50,000  colons  !  Il  est  vrai  que 
des  marécages  avaient  été  desséchés,  les  bords  humides  et  malsains 
des  rivières  assainis  et  fertilisés;  le  bétail  paissait  et  les  paysans 
moissonnaient  en  des  endroits  où  l'on  n'avait  vu,  de  mémoire 
d'homme,  ni  bêtes,  ni  gens;  la  population  des  villes  s'accroissait 
énormément,  car  Berlin,  si  misérable  avec  ses  6,000  habitans,  au 
temps  dii  grand-électeur,  et  qui  n'en  avait  encore  que  68,931  à  l'a- 
vénement  de  Frédéric,  en  comptait  quinze  ans  après  100,336,  c'est- 
à-dire  près  de  32,000  de  plus!  C'est  au  milieu  de  cette  croissante 
prospérité  qu'éclata  la  guerre  de  sept  ans.  Toute  la  monarchie  fut 
couverte  de  ruines,  et  le  Brandebourg  très  éprouvé;  mais  à  quoi 
bon  peindre  encore  une  fois  la  désolation  de  cette  province?  On  y 
retrouverait  les  misères  que  nous  avons  dépeintes  en  parlant  de  la 
guerre  de  trente  ans ,  car  peu  de  pays  au  monde  ont,  dans  le  cours 
d'une  plus  laborieuse  existence,  essuyé  plus  d'orages  que  ce  pays 
de  Prusse!  Frédéric  voulut  mesurer  l'étendue  du  désastre  pour  y 
proportionner  son  effort  :  il  apprit  que  la  population  avait  décru  de 
66,8A0  âmes,  et  il  se  mit  à  l'œuvre;  il  y  apporta  une  telle  énergie, 
déclara  si  nettement  aux  faiseurs  de  remontrances  qu'il  donnait  des 
ordres  et  ne  recevait  pas  de  conseils,  aux  récalcitrans  qu'il  irait 
jusqu'au  bout  de  ses  desseins,  «  dussent  les  gens  crier  jusqu'au 
dernier  jour,  »  qu'en  1778  le  mal  était  plus  que  réparé.  La  popula- 
tion du  Brandebourg  a  gagné,  pendant  le  seul  règne  de  Frédéric, 
207,000  âmes.  11  faut  tenir  compte  de  l'accroissement  normal  qui 
vient  du  surcroît  des  naissances  et  ne  pas  oublier  qu'un  assez  grand 
nombre  d'étrangers  s'établirent  dans  la  Marche  sans  être  des  colons 
proprement  dits  ;  mais  une  appréciation  modérée  porte  le  nombre 
de  ces  derniers  au  moins  à  100,000  ! 

Pour  se  rendre  un  compte  exact  de  la  prodigieuse  activité  du  roi 
de  Prusse,  il  faudrait  faire,  par  le  menu,  l'histoire  de  la  colonisa- 
tion dans  chaque  province;  mais  on  risquerait  de  se  perdre  dans  la 
quantité  infinie  des  détails.  On  ne  peut  pourtant  parler  si  briève- 
ment de  la  Silésie,  car  ici  Frédéric  n'a  pas  voulu  seulement  aug- 
menter le  nombre  des  habitans  et  accroître  la  richesse  publique  au 
profit  de  son  armée  et  de  son  trésor.  Il  s'agissait  de  rendre  prus- 
sienne une  province  dont  l'acquisition  fut  la  plus  importante  de  son 
règne. 

Située  sur  le  revers  septentrional  des  Carpathes,  s'étendant  entre 
la  Bohême  et  la  Pologne,  la  Silésie,  pays  slave,  avait  été,  au  moyen 
âge,  rattachée  à  l'un  et  à  l'autre  des  deux  royaumes  slaves,  et  elle 
était  entrée  en  t526  dans  les  domaines  de  la  maison  d'Autriche, 
quand  les  Habsbourg  devinrent  rois  de  Bohême.  Gomme  les  desti- 


PRINCES   COLONISATEURS    DE   LA   PRUSSE.  897 

nées  de  l'Allemagne  auraient  été  changées,  si  l'Autriche,  au  lieu  de 
s'éprendre  d'une  ambition  cosmopolite,  de  combattre  pour  des  pos- 
sessions espagnoles,  italiennes,  néerlandaises,  hongroises,  d'égarer 
sa  politique  et  d'épuiser  ses  forces  sur  ce  trop  vaste  échiquier,  s'é- 
tait appliquée  à  fonder  solidement  sa  domination  sur  la  Bohême  et 
sur  la  Silésie!  L'élément  germanique  y  était  assez  fort  déjà  pour 
îja'elle  pût  consommer  dans  la  haute  vallée  de  l'Elbe  et  de  l'Oder 
l'œuvre  d'assimilation  que  les  margraves  de  Brandebourg  ont  me- 
née à  si  bonne  fin  sur  le  cours  inférieur  de  ces  deux  fleuves,  slaves 
jadis,  allemands  aujourd'hui.  Une  fois  les  Habsbourg  fortement 
établis  dans  toute  la  région  sud-est  de  l'Allemagne,  aucune  puis- 
sance n'eût  été  capable  d'arrêter  leurs  progrès  à  l'ouest  ;  la  Prusse 
ne  les  eût  pas  empêchés,  comme  elle  fit  en  1779,  d'annexer  la  Ba- 
vière, car  la  Prusse  ne  fût  pas  devenue  grande  puissance  :  la  Si- 
lésie, avant-garde  de  l'Autriche  dans  la  Basse-Allemagne,  attachée 
au  flanc  du  Brandebourg,  poussant  sa  pointe  septentrionale  entre 
Berlin  et  Posen ,  rendait  impossible  tout  développement  ultérieur 
de  la  monarchie  prussienne  vers  l'Orient. 

C'est  pour  toutes  ces  raisons  que,  l'année  même  de  son  avène- 
ment, à  la  nouvelle  que  la  mort  de  Charles  VI  ouvrait  la  succession 
d'Autriche,  Frédéric,  sautant  à  bas  du  lit  où  le  retenait  la  fièvre, 
rassembla  ses  troupes  et,  laissant  ses  ministres  arranger  des  men- 
songes diplomatiques,  conquit  en  quelques  mois  une  province  de 
600  milles  carrés,  habitée  par  1,200,000  habitans  :  il  augmentait 
ainsi  d'un  tiers  l'étendue  de  ses  états  et  le  nombre  de  ses  sujets. 
Aussitôt  commença  dans  toute  la  province  un  merveilleux  travail. 
Le  premier  soin  de  Frédéric  fut  de  se  fortifier  dans  sa  conquête  ;  il 
avait  trouvé  les  forteresses  dans  un  état  complet  de  délabrement  : 
en  peu  de  temps,  il  les  mit  en  état  de  défense.  La  province  reçut  un 
gouverneur  particulier  directement  placé  sous  les  ordres  du  roi. 
Une  sage  administration  financière  éleva  les  impôts  sans  provoquer 
de  réclamation,  parce  que  la  charge  en  fut  mieux  répartie.  D'ail- 
leurs l'argent,  au  lieu  d'être  chaque  année  transporté  au  château 
impérial  de  Vienne,  restait  dans  le  pays  pour  être  employé  à  sa  dé- 
fense et  à  des  améliorations  de  toute  espèce  :  sur  3,300,000  ihaler, 
Frédéric  n'en  réclama  que  17,000  pour  lui.  L'afiranchissement  in- 
tellectuel de  la  Silésie  commença  au  lendemain  de  la  conquête.  On 
n'y  pouvait  guère  lire  auparavant,  tant  était  longue  la  liste  des  livres 
interdits  par  la  censure  de  Vienne,  qui  se  montrait  plus  sévère  même 
que  la  congrégation  romaine  de  V Index:  des  ballots  de  livres  en- 
vahirent la  province,  et  les  Silésiens  n'en  purent  croire  leurs  yeux 
en  lisant  des  brochures  où  étaient  critiqués,  souvent  avec  hardiesse, 
les  actes  mêmes  de  leur  nouveau  souverain.  Les  haines  religieuses 

TOME  xiii.  —  1876.  57 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étaient  vives  entre  les  deux  confessions  qui  se  trouvaient  en  pré- 
sence, et  les  protestans,  longtemps  opprimés,  croyaient  le  moment 
venu  de  la  revanche;  mais  Frédéric  ménagea  les  catholiques.  Tout 
en  réduisant  le  nombre  des  jours  fériés,  qui  étaient  fort  nombreux 
et  qui  causaient  une  perte  de  travail  qu'un  contemporain  évalue  à 
5,100,000  journées  pour  dix  fêtes  et  deux  pèlerinages,  il  traita  le 
clergé  catholique  avec  beaucoup  d'égards,  laissant  même,  par  un 
privilège  inoui  dans  ses  états,  le  droit  de  battre  monnaie  au  prince- 
évêque  de  Breslau.  Il  ne  toléra  aucune  atteinte  à  la  liberté  de  con- 
science. Dn  jour,  c'était  au  lendemain  de  la  bataille  de  Striegau,  — 
comme  il  se  trouvait  à  Landshut,  —  2,000  paysans  vinrent  le  trou- 
ver, et,  l'entourant,  lui  demandèrent  de  leur  accorder  seulement  «  la 
très  gracieuse  permission  de  mettre  à  mort  tous  les  catholiques  des 
environs.  »  Le  roi  philosophe  eut  alors  une  inspiration  subite.  «  Ai- 
mez vos  ennemis,  s'écria-t-il,  bénissez  ceux  qui  vous  maudissent, 
rendez  le  bien  pour  le  mal,  priez  pour  ceux  qui  vous  insultent  et 
vous  persécutent,  si  vous  voulez  être  les  véritables  fils  de  mon 
Père  qui  est  au  ciel.  »  Les  paysans,  qui  ne  s'attendaient  pas  à  cette 
réédition  du  sermon  sur  la  montagne,  se  retirèrent  plus  calmes  et 
très  édifiés. 

Cependant  l'immigration  avait  commencé.  D'abord  était  arrivée 
l'armée  des  fonctionnaires  prussiens  :  les  commis  d'octroi,  pour  la 
plupart  anciens  sous -officiers  invalides,  que  l'on  voyait  assis  et 
fumant  à  la  porte  des  villes ,  assidus  au  poste  de  l'aube  à  la  nuit, 
malgré  la  médiocrité  de  leur  salaire,  —  les  percepteurs,  gardiens 
fidèles  du  coffre  de  bois  où  ils  enfermaient  leurs  recettes,  et  qui 
était  le  seul  ornement  de  leur  modeste  bureau.  Raides,  ponctuels, 
incorruptibles,  ils  donnèrent  aux  Silésiens  une  haute  idée  de  l'état 
qui  avait  de  si  zélés  serviteurs.  En  même  temps  qu'eux  étaient  arrivés 
les  soldats  prussiens.  L'Autriche  n'entretenait  que  2,000  hommes 
dans  la  province  :  Frédéric  en  mit  40,000.  Équipés,  exercés  comme 
s'ils  étaient  toujours  à  la  veille  d'entrer  en  campagne,  disciplinés  à 
la  prussienne,  ils  firent  faire  aux  habitans,  accoutumés  à  voir  les 
troupes  autrichiennes  s'endormir  dans  la  vie  de  garnison,  des  com- 
paraisons qui  n'étaient  pas  à  l'avantage  des  dernières.  La  Prusse 
avait  à  peine  pris  possession  de  sa  conquête,  et  déjà  ses  nouveaux 
sujets  sentaient  que  c'était  pour  l'éternité. 

A  leur  tour  arrivèrent  les  colons.  Frédéric  avait  refusé  de  s'oc- 
cuper de  colonisation  la  première  année.  «  D'abord  les  forteresses! 
avait-il  dit;  il  ne  faut  pas  brûler  la  chandelle  par  les  deux  bouts  !  » 
Le  roi  de  Prusse  avait  alors  d'excellentes  raisons  pour  ne  pas  faire 
double  dépense  :  il  lui  restait,  après  la  conquête  de  la  Silésie, 
150,000  thaler  pour  tout  avoir;  mais,  dès  qu'il  put  disposer  de 
quelques  ressources,  il  les  mit  au  service  de  son  idée  favorite. 


PRINCES  COLONISATEURS  DE  LA  PRUSSE.  899 

L'état  de  la  province  était  lamentable.  Telle  avait  été  l'incurie  de 
l'administration  autrichienne  qu'on  trouvait  en  cent  endroits  la 
trace  de  ruines  accumulées,  un  siècle  auparavant,  par  la  guerre  de 
trente  ans  :  dans  les  campagnes,  des  fermes  abandonnées,  dans  les 
villes  des  quartiers  rainés,  portant  sur  les  murs  noircis  des  mai- 
sons la  marque  de  l'incendie.  L'année  même  de  la  paix  de  Dresde, 
deux  édits  royaux  appelèrent  des  colons,  et  bientôt  les  villages  de 
la  montagne  se  peuplèrent  de  fileurs  qui  blanchirent  leurs  toiles  à 
l'eau  des  rivières,  et  les  jours  de  marché  remplirent  les  places  de 
petites  villes  comme  Hirschberg,  Landshut,  Waldenburg,  dont  la 
prospérité  s'accrut  tous  les  jours.  En  1759  et  en  1762,  de  nouveaux 
édits  spécialement  appliqués  à  la  Silésie  provoquèrent  une  immi- 
gration en  masse. 

Ici  comme  en  Brandebourg,  le  travail  fut  interrompu  par  la  guerre 
de  sept  ans ,  si  glorieusement  soutenue  par  Frédéric ,  précisément 
pour  la  défense  de  cette  province  que  la  reine  de  Hongrie  ne  pou- 
vait se  consoler  d'avoir  perdue.  On  sait  que  Marie -Thérèse  aimait 
la  Silésie  au  point  qu'elle  ne  pouvait  retenir  ses  larmes  à  la  vue 
d'un  Silésien  !  Frédéric  aimait  aussi  cette  province,  non  point  de 
cette  sentimentale  affection,  mais  de  l'ardent  amour  d'un  avare  qui 
a  conquis  un  trésor  sans  prix  et  qui  a  tremblé  un  moment  qu'on  ne 
l'arrachât  de  ses  mains.  Dès  qu'il  fut  hors  d'inquiétude,  il  se  remit 
à  l'ouvrage.  Prix  de  la  victoire,  la  Silésie  avait  été  le  théâtre  prin- 
cipal de  la  guerre;  c'est-à-dire  qu'elle  en  était  sortie  méconnais- 
sable. Pour  de  si  grands  maux,  Frédéric  voulut  de  grands  remèdes. 
Il  alla  visiter,  comme  il  disait,  «  l'enfant  qui  lui  était  né  dans  la 
douleur.  )>  Rien  ne  put  échapper  à  cet  œil  largement  ouvert,  à  la  fois 
énergique  et  lucide,  qui  voulait  tout  voir,  et,  par  un  don  de  nature, 
voyait  toutes  choses.  Le  roi  devinait  pour  ainsi  dire  la  qualité  des 
terrains,  comme  eût  fait  l'agriculteur  le  plus  exercé.  Sa  correspon- 
dance avec  le  gouverneur  de  la  Silésie  semble  celle  d'un  grand 
propriétaire  avec  son  régisseur.  «  Voyez  un  peu,  écrit-il  un  jour, 
s'il  n'y  a  pas  lieu  d'entreprendre  des  travaux  considérables  et  qui 
promettent  un  bon  revenu,  comme  desséchemens  de  marais...  Je 
crois  être  sûr  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire,  par  exemple  à  Oppeln 
et  dans  les  environs.  —  Il  n'y  a  rien  à  faire,  répond  le  gouverneur: 
le  sol  est  tourbeux;  on  n'y  trouverait  pas  de  quoi  nourrir  un  colon. 
—  Pensez-y  tout  de  même,  réplique  le  roi,  et  tenez  en  réserve  l'ar- 
gent nécessaire.  »  L'année  suivante,  nouvelle  objurgation  au  gou- 
verneur, nouvelles  doléances  de  celui-ci  sur  la  mauvaise  nature  du 
sol.  (c  Donnez-vous  donc  la  peine,  écrit  le  roi,  d'examiner  le  terrain 
soigneusement,  au  lieu  de  parler  ainsi  à  la  légère,  et  faites-vous 
aider  par  des  gens  qui  s'y  connaissent.  »  Or  il  se  trouva  que  Frédé- 
ric avait  raison,  car  l'agriculture  finit  par  faire  d'immenses  con- 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

quêtes  sur  le  sol  en  friche  de  la  Silésie.  Non  content  d'appeler  des 
colons  sur  les  terres  de  la  couronne,  Frédéric  résolut  de  persuader 
aux  grands  seigneurs  de  fonder  des  villages  sur  les  vastes  territoires 
mal  exploités  qu'ils  possédaient.  Afin  de  triompher  de  toutes  les  ré- 
sistances, il  fit  lui-même  la  propagande  de  ses  idées.  Il  y  mettait 
beaucoup  de  chaleur  et  il  aimait  à  s'imaginer  qu'il  convainquait 
tout  le  monde  :  le  moindre  signe  d'adhésion  lui  suffisait  pour  qu'il 
crût  ou  feignît  de  croire  qu'on  était  de  son  avis.  Un  jour,  étant  à 
Cosel,  il  entreprit  le  comte  Posadowski  sur  la  nécessité  de  faire  dé- 
fricher les  forêts  silésiennes  par  des  colons.  Le  comte,  adversaire 
déclaré  du  projet,  gardait  un  silence  prudent,  interrompu  de  loin 
en  loin  par  quelque  «  oui  »  timide,  arraché  par  la  politesse  et  par 
la  déférence.  Frédéric  n'en  demanda  point  davantage;  quelques 
jours  après,  occupé  à  convaincre  un  autre  interlocuteur,  il  lui  dit 
qu'il  avait  eu  avec  Posadowski  une  intéressante  conversation  où  il 
avait  gagné  l'approbation  sans  réserves  du  comte.  Celui-ci,  à  qui 
l'on  rapporta  le  propos,  en  fut  très  effrayé,  prévoyant  que  le  com- 
pliment royal  aurait  quelque  suite  fâcheuse;  en  effet,  il  n'attendit 
pas  longtemps  avant  de  recevoir  l'invitation  officielle  de  «  présenter 
un  rapport  sur  ses  projets  ultérieurs  de  colonisation.  » 

Quiconque  voulait  faire  sa  cour  au  roi  bâtissait  un  village  sur 
ses  terres.  «  Je  ne  puis  plus  servir  comme  soldat,  écrit  un  vieux 
gentilhomme  qui  quittait  le  service;  mais  je  veux,  comme  vas- 
sal, lui  prouver  mon  zèle,  car  sa  volonté  sera  pour  moi  jusqu'à 
la  tombe  le  plus  sacré  des  ordres,  »  et  il  fonde  une  colonie.  Ap- 
peler des  colons,  c'était,  pour  le  fermier  des  domaines,  le  moyen 
de  se  ménager  la  prolongation  d'un  bail  avantageux,  pour  le  con- 
damné, qui  avait  quelque  forte  amende  à  payer,  celui  de  se  li- 
bérer honorablement.  Un  ambitieux  souhaitait- il  d'ajouter  à  son 
nom  quelque  titre  envié,  de  s'appeler  par  exemple  «  monsieur  le 
conseiller  secret  »  :  —  «  Créez  un  village,  »  disait  Frédéric.  A  la  fin, 
quand  les  esprits  eurent  été  bien  préparés,  il  publia  un  édit  resté 
célèbre  en  Silésie  sous  le  titre  de  «  très  haute  déclaration ,  en 
vertu  de  laquelle  de  nouveaux  villages  doivent  être  bâtis  aux  en- 
droits convenables,  avec  une  large  assistance  en  argent  comp- 
tant, que  sa  majesté  a  très  gracieusement  résolu  d'accorder  aux 
propriétaires  de  domaines.  »  —  «  C'est  notre  très  gracieuse  vo- 
lonté que  chacun  de  nos  fidèles  vassaux  doit  bâtir  un  ou  plusieurs 
villages  sur  ses  terres,  s'il  se  trouve  en  situation  de  le  faire;  »  ainsi 
commence  l'édit,  et,  pour  juger  par  lui-même  si  ses  fidèles  vassaux 
étalent  «  en  situation  »  de  lui  obéir,  le  roi  demandait  des  rensei- 
gnemens  sur  «  la  grandeur  et  la  situation  des  forêts  qui  ne  pou- 
vaient être  mises  en  culture  que  par  des  colons,  sur  les  clairières 
qui  s'y  trouvaient,  sur  les  marais  qu'il  était  possible  de  dessécher  à 


PRINCES    COLONISATEURS    DE   LA    PRUSSE.  901 

l'aide  de  rigoles,  sur  les  étangs,  sur  les  champs  situés  trop  loin  des 
fermes  pour  pouvoir  être  commodément  labourés.  »  Il  indiquait 
l'étendue  minimum  que  devrait  avoir  le  territoire  de  tout  village, 
pour  l'établissement  duquel  il  serait  sollicité  un  subside,  le  plan 
des  maisons  et  les  matériaux  qu'il  y  fallait  employer.  11  déterminait 
la  part  contributive  de  l'état  dans  les  frais  d'établissement,  ordon- 
nait que  tous  les  colons  fussent  des  personnes  libres,  que  «  l'on 
pensât  à  l'enseignement  scolaire,  qui  est  si  nécessaire,  »  et  que  l'on 
réservât  une  maison  pour  un  «  bon  maître  d'école;  »  enfin  qu'on  se 
mît  à  l'œuvre  sans  retard,  afin  que  l'année  suivante  «  un  nombre 
appréciable  de  villages  nouveaux  »  fussent  déjà  debout.  L'effet  de 
cet  édit  fut  extraordinaire.  Les  opposans,  traqués  par  le  gouverne- 
ment de  la  province,  se  soumirent.  Le  roi  n'épargna  ni  son  argent 
ni  ses  faveurs.  Plusieurs  fois  par  an,  on  lui  envoyait  le  compte  des 
créations  nouvelles  ;  il  approuvait ,  félicitait ,  mais  toujours  il  sti- 
mulait à  faire  davantage.  A  la  fin  de  son  règne,  il  put  constater 
qu'il  avait  enrichi  de  plus  de  soixante  mille  sujets  sa  province  de 
Silésie. 

Non  moindre  fut  sa  sollicitude  pour  la  Prusse  occidentale.  On  sait 
que  ce  pays  fut ,  avec  l'évêché  d'Ermeland  et  le  district  de  la 
Neize,  la  part  de  Frédéric  dans  le  premier  partage  de  la  Pologne. 
Prêt  depuis  longtemps  à  profiter  de  ce  démembrement  prémédité, 
il  avait  envahi  sans  bruit  ces  territoires,  et  le  rapt  s'était  accompli 
sans  qu'une  goutte  de  sang  fût  versée.  Trente  ans  avaient  passé  sur 
la  tête  de  Frédéric  depuis  qu'il  avait  pris  possession  de  la  Silésie; 
pourtant  c'est  la  même  ardeur,  la  même  intrépidité  au  travail.  Il 
visite,  comme  il  dit  cyniquement,  «  son  petit  morceau  d'anarchie.  » 
H  n'est  que  trop  vrai  que  l'état  en  était  navrant.  «  Le  pays  est  dé- 
sert et  vide,  dit  le  rapport  ofiiciel  sur  le  district  de  la  Netze;  le  bé- 
tail est  mauvais  et  dégénéré,  les  instrumens  de  labour  sont  grossiers, 
on  ne  connaît  même  pas  la  charrue  de  fer;  les  champs  sont  épuisés, 
couverts  d'ivraie  et  de  pierres,  les  prairies  tournent  au  marécage, 
les  bois  sont  dévastés  par  les  tailles.  Les  forteresses,  la  plupart  des 
villages  et  des  villes  sont  en  ruines.  Les  habitations  ne  semblent 
pas  faites  pour  recevoir  des  hommes  :  ce  sont  de  misérables  huttes 
de  boue  et  de  paille,  construites  avec  le  goût  le  plus  primiiif  et  les 
plus  simples  moyens.  La  guerre  sans  fin,  les  incendies,  les  pestes, 
la  détestable  administration,  ont  dévasté  ce  pays  et  l'ont  démora- 
lisé. La  classe  des  paysans  est  perdue;  il  n'y  a  point  de  bourgeoisie  ! 
Les  marécages  et  les  bois  sauvages  prennent  la  place  où  jadis  (au 
temps  de  l'ordre  teutonique),  si  l'on  en  juge  d'a|)rès  les  cimetières 
allemands,  vivait  une  population  nombreuse.  »  Les  sombres  cou- 
leurs de  ce  tableau  ne  sont  pas  chargées;  il  est  certain  qu'un  quart 
au  moins  du  territoire  avait  été  laissé  sans  culture  et  que  les  villes 


902  l^EVUE   DES   DEUX   MONDES. 

étaient  peuplées  comme  des  villages  :  Bromberg,  qui  a  aujour- 
d'hui près  de  30,000  habitans,  en  comptait  alors  800  à  peine  ! 

Pour  relever  ce  pays  misérable,  Frédéric  employa  tous  les  moyens 
à  la  fois,  matériels  et  moraux  :  abolition  du  servage,  proclamation 
de  l'égalité  devant  la  loi,  de  la  liberté  de  conscience,  fondation 
d'écoles,  en  même  temps  secours  pécuniaires  aux  villes,  prêts  sans 
intérêts  aux  nobles  campagnards  indigens,  introduction  de  races 
de  chevaux  venus  de  Dessau  et  de  boucs  importés  d'Espagne,  dis- 
tribution gratuite  de  semences.  Le  pays  fut  divisé  en  petits  dis- 
tricts, dont  chacun  avait  son  préfet,  son  tribunal,  sa  poste,  son  ser- 
vice de  santé  ;  pas  une  ville  où  quelque  quartier  ne  s'élevât  du 
milieu  des  ruines;  partout  on  labourait,  on  piochait,  on  bâtissait. 
Au  bout  d'un  an,  Frédéric  écrit  à  Voltaire  :  «  J'ai  aboli  l'esclavage, 
j'ai  réformé  des  lois  barbares  et  j'en  ai  introduit  de  raisonnables; 
j'ai  ouvert  un  canal  qui  met  en  communication  la  Vistule,  la  Netze, 
la  Warta,  l'Oder,  l'Elbe;  j'ai  reconstruit  des  villes  qui  étaient  rui- 
nées depuis  la  peste  de  1704,  desséché  vingt  milles  carrés  de  ma- 
récages, introduit  dans  ce  pays  la  police,  dont  le  nom  n'y  était  pas 
même  connu.  »  Le  canal  dont  il  est  ici  question  fut  construit  avec 
une  rapidité  prodigieuse;  en  seize  mois  il  fut  achevé,  grâce  au  tra- 
vail de  nuit  et  de  jour  de  six  mille  ouvriers  et  à  une  dépense  de 
740,000  thaler.  Dans  l'été  de  1773,  Frédéric  eut  la  joie  de  voir 
des  bateaux  chargés  sur  l'Oder  descendre  la  Vistule.  En  même 
temps,  il  faisait  d'énormes  dépenses  pour  protéger  le  pays  contre  le 
fléau  périodique  des  Inondations.  Et  déjà  les  colons  arrivaient  de 
toutes  parts.  La  chambre  de  la  province  avait  reçu  les  instructions 
les  plus  précises,  (c  Qiwd  bene  notandum,  lit-on  en  marge  d'un  ordre 
de  cabinet,  tout  ceci  doit  être  observé  à  la  lettre,  ou  bien  gare  à  la 
chambre!  Il  faut  que  mes  ordres  soient  exécutés  ponctuellement  et 
tout  de  suite!  »  On  obéit.  Il  serait  fastidieux  de  relever  ville  par 
ville  le  résultat  de  ces  efforts.  Pour  ne  parler  que  de  Gulm,  la  mal- 
heureuse ville,  quand  elle  devint  prussienne,  avait  conservé  ses 
vieilles  murailles  et  ses  vieilles  églises;  mais  d'un  grand  nombre 
de  maisons  il  ne  restait  que  les  caves,  béantes  sur  la  rue,  et  habi- 
tées par  des  misérables.  Des  quarante  maisons  de  la  place  du  mar- 
ché, vingt-huit  n'avaient  plus  ni  fenêtres  ni  toits.  Frédéric  donna 
l'argent  à  poignées  :  2,635  thaler  pour  le  pavage,  36,884  pour 
quinze  établissemens  industriels,  5,106  pour  réparation  de  maisons, 
3,839  pour  les  bâtimens  publics,  80,343  pour  construction  de  mai- 
sons bourgeoises,  11,749  pour  une  église  et  pour  une  école  ;  73,223 
pour  l'établissement  de  colons,  cordonniers,  tailleurs,  jardiniers, 
maçons,  charpentiers,  drapiers,  marchands,  etc.  Quand  tout  ce 
monde  fut  en  place  et  tous  ces  bâtimens  debout,  Frédéric  put  se 
vanter  d'avoir  bâti  une  nouvelle  ville.  Quand  le  même  travail  eut 


r RINCES    COr.OXISATEDRS   DE    LA    PRUSSE.  903 

été  fait  dans  tout  le  pays,  il  put  se  vanter  d'avoir  créé  une  province 
nouvelle. 

HT. 

Somme  toute,  c'est  300^000  sujets  que  Frédéric  II  a  introduits, 
pendant  un  règne  de  quarante-six  ans,  sur  les  terres  de  la  monar- 
chie prussienne.  Il  les  a  répartis  entre  les  anciennes  viHes,  neuf 
cents  villages  nouveaux  et  plusieurs  milliers  d'établissernens;,  tout 
exprès  cré  s  pour  les  colons.  Qu'on  se  rappelle  maintenant  l'œuvre 
de  ses  devanciers  et  qu'on  l'ajoute  à  la  sienne,  on  arrive  à  cette 
conclusion  qu'en  1786  presque  le  tiers  de  la  population  prussienne 
était  composé  de  colons  ou  de  fils  de  colons  établis  en  Prusse  de- 
puis le  grand-électeur.  Pareil  fait  ne  se  retrouverait  dans  l'histoire 
d'aucun  autre  état  moderne. 

On  sait  déjà  d'où  sont  venus,  sous  les  prédécesseurs  de  Frédé- 
ric, ces  voyageurs  en  quête  d'une  patrie  nouvelle.  Pendant  le  règne 
de  Frédéric,  c'est  l'Allemagne  qui  a  fourni  le  plus  fort  contingent, 
et,  en  Allemagne,  la  Saxe,  le  Wurtemberg,  le  Palatinat,  l'Autriche. 
Hors  de  l'Allemagne,  la  Pologne  a  été  le  pays  le  plus  exploité  par 
les  recruteurs  prussiens;  mais  il  n'est  guère  de  nation  au  monde 
qui  n'ait  eu  ses  représentans  parmi  les  colons  de  Frédéric.  Des 
Français,  en  très  petit  nombre,  il  est  vrai,  vinrent  s'établir  en  Silé- 
sie.  Dans  presque  toutes  les  villes,  des  Italiens  tenaient  commerce 
de  ((  galanterie  »  et  de  «  délicatesses,  »  deux  mots  que  les  Alle- 
mands nous  ont  empruntés  :  galanterie  désigne  à  peu  près  toutes 
les  sortes  d'ornemens,  depuis  la  bijouterie  jusqu'à  la  passemente- 
rie, et  délicatesse  toute  sorte  de  comestibles,  parmi  lesquels  la 
charcuterie.  Frédéric  voulut  aussi  attirer  des  Grecs,  afin  de  nouer 
par  leur  entremise  des  relations  commerciales  avec  le  Midi  et  avec; 
l'Orient.  Il  chargea  un  agent  à  Venise  de  vanter  aux  Grecs  qui  ha- 
bitaient cette  ville  les  douceui'S  de  l'existence  qui  leur  était  réser- 
vée en  Prusse.  L'agent  se  mit  en  relations  avec  Theocletus  de  Po- 
lydes,  prélat  qui  se  donne  le  titre  solennel  de  Orientalis  ecclcsiœ 
Grœcœ  humilis  prœlalus,  abbas  infulalus  et  ckorepiscopus  Palia- 
niœ  eu  Bardorwn  in  Macedonia,...  etc.  »  Le  résultat  fut  médiocre 
d'ailleurs,  et  il  ne  vint  en  Silésie  que  quelques  Constantins  et  quel- 
ques Déinétrius.  Les  hôtes  les  plus  extraordinaires  de  la  monarchie 
prussienne  furent  assurément  les  tsiganes.  Frédéric  voulut  attacher 
au  sol  de  ses  états  jusqu'à  ces  étranges  émigrés  de  l'Orient,  qui, 
continuant  la  vie  nomade  des  anciens  jours ,  erraient  par  troupes 
nombreuses  dans  la  Prusse  orientale  et  en  Lithuanie,  détestés,  mais 
redoutés  par  les  habitans.  Frédéric  P""  avait  lancé  contre  eux  des 
édits  terribles,  ordonnant  qu'on  plantât  à  la  frontière  des  potences 


90Zi  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avec  cette  inscription  :  châtiment  de  la  canaille  tsigane ,  hommes 
et  femmes,  qu'à  leur  approche  les  milices  fussent  convoquées  parla 
cloche  d'alarme;  mais  les  tsiganes  revenaient  toujours,  enhardis 
par  la  peur  que  faisait  aux  autorités  prussiennes  leur  réputation  de 
sorciers.  Frédéric  II,  qui  avait  d'abord  renouvelé  contre  eux  les 
menaces  de  son  père,  finit  par  se  demander  s'il  n'y  avait  rien  à 
faire  de  ces  vagabonds.  Il  s'en  servit  d'abord  à  l'armée  comme 
espions;  il  les  fit  ramasseurs  de  chiffons  pour  ses  fabriques  de  pa- 
pier, et  il  finit  par  en  établir  dans  différens  endroits  quelques  colo- 
nies dont  on  reconnaît  aujourd'hui  encore  les  descendans  à  leurs 
traits,  à  leurs  mœurs  de  saltimbanques  et  de  musiciens  ambulans,  à 
l'habitude  de  voler,  qui  a  persisté  surtout  chez  les  femmes,  victimes 
d'un  atavisme  séculaire. 

C'est  donc  une  mosaïque,  patiemment  et  savamment  composée, 
que  la  population  prussienne  au  temps  de  Frédéric;  les  pièces  en 
sont  encore  distinctes,  bien  que  le  temps  en  ait  terni  et  quelque 
peu  confondu  les  couleurs.  Pour  ne  parler  que  des  principaux 
groupes  d'immigrans,  on  reconnaît  encore  dans  la  Prusse  orientale, 
à  de  certaines  particularités  du  langage  et  du  vêtement,  au  souve- 
nir qu'ils  ont  gardé  de  leurs  ancêtres,  aux  chansons  et  aux  contes 
du  foyer,  les  descendans  des  Salzbourgeois.  Dans  la  Prusse  occi- 
dentale, on  retrouve  d'un  coup  d'oeil  les  Souabes  qu'y  a  fait  venir 
Frédéric  II;  leurs  cheveux  noirs  et  leurs  yeux  de  couleur  foncée, 
leur  taille  svelte  font  contraste  avec  les  têtes  blondes,  les  yeux 
bleus,  l'épaisseur  des  gens  du  nord.  Ils  ont  plus  que  ceux-ci  l'es- 
prit d'initiative  et  l'entrain  au  travail.  Ces  Souabes  sont  arrivés 
presque  tous  pauvres  dans  leur  nouvelle  patrie,  attirés  par  les  édits 
de  Frédéric,  que  des  agens  leur  avaient  lus  sous  le  tilleul  du  village 
ou  dans  les  cabarets.  Bien  rares  furent  ceux  qui  partirent  alors, 
conduisant  des  chariots  où  ils  avaient  entassé  tout  ce  qui  se  pou- 
vait emporter,  depuis  les  ustensiles  de  ménage  jusqu'aux  paquets 
de  nippes  inutiles;  bien  rares  même  ceux  qui  poussaient  devant  eux 
quelque  maigre  troupeau  de  porcs  ou  d'oies  :  la  plupart  portaient 
leur  fortune  au  bout  de  leur  bâton.  Presque  tous  étaient  des  ma- 
nouvriers;  mais  quand,  arrivés  en  Prusse,  on  leur  donna  des  terres, 
ils  ne  firent  point  de  difficultés  pour  se  transformer  en  laboureurs. 
Tel  venu  pour  être  maçon  alla,  ceint  du  tablier  de  sa  corporation, 
ensemencer  sa  terre.  On  vit  derrière  la  charrue  de  jeunes  femmes 
qui  prenaient  vaillamment  la  place  de  leurs  maris  morts  en  route. 
Apres  à  la  besogne,  économes  jusqu'à  l'avarice,  ils  ont  quintuplé 
la  valeur  du  sol.  Leurs  descendans  ont  gardé  quelque  chose  de  leur 
humeur;  ils  sont  plaisans  avec  quelque  dureté,  aiment  à  railler  le 
voisin  au  risque  de  l'irriter,  et,  comme  jadis  dans  l'Allemagne  du 
Sud,  ils  échangent  de  village  à  village  de  grosses  plaisanteries  mé- 


PRINCES  COLONISATEURS  DE  LA  PRUSSE.  905 

chantes.  On  dit  que  les  femmes  d'origine  souabe  ne  résistent  guère 
aux  tentaiions  illégitimes,  et  que  c'est  encore  là  un  souvenir  de  la 
première  patrie.  Les  superstitions  de  ces  fils  de  colons  sont  celles 
de  la  Souabe,  d'où  leurs  pères  ont  rapporté  leurs  livres  magiques 
ou  prophétiques,  parmi  lesquels  V Albert  le  Grande  ou  les  secrets 
sympathiques  et  naturels  de  l'Egypte,  dûment  conservés  et  approu- 
vés, pour  bêtes  et  gens.  Le  patois  souabe  est  demeuré  la  langue  de 
leur  loyer,  celle  des  chansons  licencieuses  qu'ils  chantent  à  de  cer- 
taines fêtes,  sur  la  pelouse  des  danses,  ou  devant  la  maison  de  la 
bien-aimée.  Le  maître  d'école  s'irrite  contre  «  cette  affreuse  langue,  » 
contre  ce  Srhwoabsch,  comme  il  le  dit  en  parodiant  la  lourde  pro- 
nonciation des  Wurtembergeois;  mais  ceux-ci  persistent  dans  leurs 
habitudes,  et,  s'ils  ont  quelque  secret  à  se  dire  devant  des  étran- 
gers, ils  parlent  hardiment  tout  haut  dans  leur  vieil  idiome  :  le 
maître  d'école  lui-même  n'y  comprend  rien. 

A  quelques  minutes  de  Berlin  se  trouve  un  village  qui  offre  à  la 
curiosité  de  l'historien  les  plus  intéressantes  observations.  Ce  vil- 
lage, qu'on  appelle  Rixdorf,  n'a  pas  moins  de  7,000  habitans;  une 
partie  est  habitée  par  des  Allemands,  l'autre  par  des  Bohémiens. 
Ceux-ci  sont  divisés  en  plusieurs  communautés  religieuses,  celles 
des  calvinistes,  des  luthériens  et  des  frères  bohèmes.  Reste  des  hus- 
sites,  persécutés  partout,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  arrivés  sur  la 
terre  hospitalière  du  Brandebourg,  les  derniers  ont  conservé  le 
souvenir  de  l'ancienne  patrie  aussi  présent  que  s'ils  y  étaient  arrivés 
hier.  Ils  vivent  entre  eux,  formant  une  sorte  de  petite  république 
dont  les  lois  morales  sont  sévères,  car  toutes  sortes  de  plaisirs,  la 
danse  et  même  le  jeu  de  cartes,  y  sont  interdits;  contre  les  délin- 
quans  il  y  a  une  série  de  peines,  la  remontrance  du  pasteur,  la  cita- 
tion devant  «  les  anciens,  »  la  sommation  de  s'amender,  l'exclusion 
temporaire  de  la  table  sainte,  enfin  l'exclusion  de  la  communauté 
même.  Les  frères  bohèmes  parlent  l'allemand,  et  leurs  pasteurs  par 
ordre  des  rois  prêchent  en  cette  langue;  mais  ils  n'ont  point  oublié 
le  bohémien,  qu'ils  parlent  à  la  maison  et  qui  a  place  dans  l'ensei- 
gnement de  l'école.  C'est  dans  le  texte  bohémien  qu'ils  lisent  la 
Bible;  les  psaumes  sont  écrits  et  chantés  dans  les  deux  langues, 
et,  la  nuit  de  îNoël ,  après  la  prière,  qui  est  faite  en  allemand ,  on 
entend  tout  à  coup  retentir  le  Cas  rodosti,  hymne  bohémien  à  trois 
strophes,  dont  la  vieille  mélodie,  originale  et  saisissante,  rem- 
plit d'émotion  l'âme  des  assistans.  Longtemps  les  frères  bohèmes 
n'ont  pu  s'entendre  avec  la  communauté  des  calvinistes,  ni  avec 
celle  des  luthériens  qui,  elles-mêmes,  ne  s'accordaient  pas  entre 
elles.  Ces  trois  membres  exilés  d'une  même  famille  étaient  fort 
animés  les  uns  contre  les  autres,  se  querellant,  s'injuriant,  se  com- 
parant à  diverses  bêtes  de  l'Apocalypse.  Il  a  bien  fallu  pourtant 


906  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

qu'ils  se  tolérassent  à  la  fin  :  les  calvinistes  et  les  luthériens  ont 
encore  leur  église  à  part;  mais  ils  entretiennent  une  école  commune. 
Moins  austères  et  moins  fanatiques  que  les  frères  bohèmes,  ils  ont 
moins  fidèlement  gardé  l'empreinte  de  leur  origine.  Pourtant  ils 
n'ont  pas  oublié  leur  langue.  Dans  les  rues  de  Rixdorf,  on  entend 
les  Bohémiens  se  sépai'er  après  une  conversation  sur  les  mots  : 
Z  panem  bohem^  c'est-à-dire  «  avec  Dieu  Notre  Seigneur,  »  qui 
remplacent  Vadié  des  Allemands,  et  le  soir,  suivant  qu'on  se  pro- 
mène dans  telle  rue  ou  dans  telle  autre,  on  est  salué  par  le  gule 
nacht  des  Allemands  ou  par  le  dobre  noc  des  Bohémiens. 

La  langue  française  n'a  pas  eu  la  même  fortune  que  le  patois 
souabe  ou  la  langue  bohémienne  :  elle  a  disparu  de  partout.  S'il  y 
a  encore  quelques  églises  où,  comme  à  Berlin,  le  prêche  se  fait  en 
français,  il  y  a  plus  d'Allemands  que  de  fils  de  réfugiés  qui  viennent 
écouter  :  c'est  une  manière  d'exercice  à  l'usage  des  Berlinois,  En 
quelques  endroits,  par  exemple  à  Ziethen,  dans  l'Uckermark,  oii 
une  colonie  française,  éloignée  des  villes,  a  mieux  gardé  ses  souve- 
nirs, il  reste  au  milieu  de  l'allemand  du  pays  bon  nombre  de  mots 
français,  mais  défigurés.  Les  enfans  disent  aux  parens  mon  j!?2>,  ma 
mir-,  un  lit  s'appelle  une  kutsche  :  c'est  le  mot  couche  prononcé  à 
l'allemande;  groseille  est  devenu  gruselchen.  Les  noms  de  famille 
ont  subi  de  pareilles  altérations  ;  Urbain  s'est  changé  en  Irrbenk^ 
Dupont  en  Dippo,  Vilain  en  Villing.  Les  noms  de  baptême  demeu- 
rés français,  Jean,  Jacques,  Rachel,  sont  rendus  méconnaissables 
par  la  façon  dont  on  les  dit.  Il  est  pourtant  encore  des  morceaux  de 
langue  française  que  récitent  les  enfans  dans  les  familles  des  réfu- 
giés. Ce  sont  quelquefois  les  commanderaens  de  Dieu,  écrits  en  style 
du  XVI''  siècle,  et  l'on  est  un  peu  surpris  d'entendre  de  petites  filles 
réciter  ainsi  l'un  des  versets  :  «  tu  ne  paillarderas  pas.  »  Tous  enfin 
savent  répéter,  sans  la  comprendre,  la  confession  de  foi  calviniste  : 
le  dernier  souvenir  de  la  patrie  vit  dans  ces  quelques  lignes  pour 
lesquelles  les  arrière-grands-pères  des  Urbain  et  Dupont  ont  souf- 
fert les  dangers  et  la  douleur  de  l'exil  ! 

Il  y  a  d'autres  signes  auxquels  on  peut  reconnaître  les  colons 
d'origine  française.  Leur  physionomie  est  demeurée  telle,  qu'un 
Français,  transporté  d'un  village  de  France  dans  ce  village  de  Zie- 
then, éprouverait  une  singulière  impression  à  voir  aller  et  venir  des 
paysans  presque  tout  semblables  aux  nôtres,  aiLxquels  il  serait  tenté 
d'adresser  la  parole,  mais  qui  ne  la  comprendraient  pas  et  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  lui!  J'ai  eu,  dans  un  récent  voyage  en  Alle- 
magne, la  preuve  frappante  de  cette  persistance  de  la  physionomie 
française.  Un  soir,  à  l'orchestre  d'un  théâtre,  comme  je  regardais 
pendant  un  entr'acte  la  salle,  qui  était  très  pleine,  mon  voisin  me 
dit  ;  —  Vous  avez  un  compatriote  ici;  cherchez  bien  et  vous  le  trou- 


PRINCES    COLONISATEURS   DE    LA   PRUSSE.  907 

verez.  — Mon  regard  s'arrêta  bientôt  sur  quelqu'un  que  je  désignai, 
sans  hésiter,  à  mon  interlocuteur.  Je  ne  m'étais  point  trompé  :  la 
personne  que  j'avais  si  vite  découverte  était  un  membre  du  parle- 
ment d'Allemagne,  portant  un  nom  tout  français,  et  descendant 
d'un  réfugié.  En  le  regardant  bien,  j'aperçus  pourtant  quelque 
chose  d'étranger  sur  sa  figure  :  c'était  la  tête  d'un  Français,  mais 
d'un  Français  triste.  M.  Beheim-  Sch^varzbach  marque  fort  bien 
par  quelques  mots  en  quoi  les  fils  des  réfugiés  diffèrent  de  leurs 
compatriotes,  mais  aussi  en  quoi  ils  leur  ressemblent  :  u  Ils  sont, 
dit-il,  presque  tous  châtains;  leurs  yeux,  de  couleur  foncée,  sont 
brillans  et  curieux;  la  stature  est  moyenne,  élancée;  les  doigts  des 
femmes,  gracieux,  longs,  effilés,  se  distinguent  des  gros  doigts  lourds 
des  Allemandes;  mais  sur  les  visages  repose  le  calme,  le  flegme  de 
la  bonhomie  allemande,  qui  transforme  ces  physionomies  fran- 
çaises. » 

Plus  le  temps  marche,  plus  les  différences  s'effacent  :  le  mélange 
des  familles  de  provenances  diverses,  autrefois  rare,  devient  de 
plus  en  plus  fréquent;  la  rapidité  et  la  commodité  croissantes  des 
communications  font  que  tous  les  petits  groupes  d'étrangers,  autre- 
fois compactes,  se  dissolvent  et  s'éparpillent.  Il  y  a  longtemps  que 
les  privilèges  juridiques,  civils  et  autres,  accordés  aux  colons,  ont 
été  supprimés,  et  que  les  fils  des  réfugiés  sont  rentrés  dans  le  droit 
commun.  Les  seuls  mennonites  avaient  su  faire  respecter  jusqu'à 
nos  jours  l'exemption  du  service  militaire  qui  leur  fut  octroyée  par 
le  grand-électeur  et  confirmée  par  le  grand  Frédéric.  Après  que  la 
Prusse  fut  devenue  un  état  constitutionnel  et  que  la  volonté  du  roi 
cessa  d'être  la  loi  unique,  les  ministres  placèrent  encore  les  privi- 
lèges des  mennonites  au-dessus  de  la  constitution;  mais  en  1867 
le  parlement  de  l'Allemagne  du  nord,  malgré  les  protestations  qui 
se  firent  entendre  en  faveur  des  disciples  de  Menno ,  vota  l'ar- 
ticle 57  :  «  Tout  Allemand  doit  le  service  militaire,  et  ne  peut  se 
faire  remplacer  dans  l'accomplissement  de  ce  devoir.  »  Depuis  ce 
temps,  ces  ennemis  de  la  guerre  émigrent  en  masse.  Venus  de  Bo- 
hême en  Prusse,  ils  vont  de  Prusse  en  Amérique;  mais  qu'importe, 
dit  M.  Beheim-Schwarzbach  !  «  Ils  ont  donné  depuis  longtemps  tout 
ce  qu'ils  pouvaient  donner!  L'état  les  a  récompensés  assez  généreu- 
sement, et  l'état  est  un  organisme  vivant,  soumis  aux  lois  de  la 
croissance,  qui  ne  peut  se  laisser  comprimer  par  des  liens  qu'on  a 
jetés  sur  lui  il  y  a  plusieurs  siècles.  » 

Ces  étrangers  venus  de  tous  les  points  de  l'Allemagne  et  de  l'Eu- 
rope se  sont  donc  fondus  dans  la  population  :  il  n'y  a  plus  que  des 
Prussiens  en  Prusse.  Tous  ont  aux  heures  de  danger  témoigné  leur 
amour  à  la  patrie  adoptive  :  en  ISl/i,  les  mennonites,  ne  pouvant 
combattre,  avaient  donné  leur  or.  Il  ne  faut  point  s'aviser  de  parler 


908  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aux  fils  des  réfugiés  français  d'une  communauté  d'origine  :  les  plus 
bienveillans  se  tiâtent  de  déclarer  qu'ils  sont  de  «  vrais  et  sincères 
Allemands;  »  il  en  est  qui  choquent  les  Allemands  eux-mêmes  par 
l'intempérance  de  leur  germanisme,  comme  a  fait  ce  cuistre  qui,  au 
moment  où  allait  s'ouvrir  la  guerre  de  1870,  a  du  haut  d'une  chaire 
de  l'université  de  Berlin  demandé  pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  de 
porter  un  nom  français.  S'il  m'est  permis  d'invoquer  encore  une  fois 
des  souvenirs  personnels,  je  dirai  que,  si  j'ai  reçu  un  très  gracieux 
accueil  dans  la  petite  colonie  française  de  Hanau,  dont  les  dames 
avaient  prodigué  les  plus  charitables  soins  à  nos  prisonniers  ma- 
lades, c'est  avec  un  Français  berlinois  que  j'ai  échangé  les  seuls 
mauvais  propos  que  j'aie  essuyés  et  rendus  en  Allemagne  depuis 
la  guerre. 

En  disparaissant  dans  la  population  prussienne,  ces  étrangers  y 
ont  versé  leurs  génies  divers,  et  ils  ont  fait  qu'elle  ne  ressemble  à 
aucune  autre.  Une  race  nouvelle  s'est  formée  du  mélange  de  ces 
races.  Qu'on  veuille  bien  se  souvenir  que  cette  population  elle- 
même,  prise  dans  son  ensemble,  n'est  point  indigène  (1).  Les  pro- 
vinces sur  lesquelles  a  régné  Frédéric,  Brandebourg,  Poméranie, 
Prusse  orientale  et  occidentale,  Lusace,  Silésie,  n'étaient  habitées, 
au  VI*  siècle,  que  par  des  Slaves.  Pendant  le  moyen  âge,  des  immi- 
grans  venant  de  tous  les  cantons  d'Allemagne  et  de  Hollande,  se 
sont  dirigés  vers  ces  pays  :  moines  apportant  la  parole  chrétienne, 
marchands  en  quête  de  débouchés  nouveaux,  paysans  séduits  par 
l'appât  d'une  propriété  libre,  chevaliers  cherchant  aventures  et 
fiefs  au  détriment  du  païen,  margraves  qui  veulent  s'agrandir, 
toute  cette  foule  mêlée  de  prêcheurs,  de  vendeurs,  de  laboureurs, 
de  combattans,  pénètre  dans  les  petits  états  slaves,  et,  se  glissant 
ici  parmi  les  anciens  habitans,  là  se  substituant  à  eux,  elle  a  pré- 
paré l'extension  de  l'Allemagne  bien  au-delà  des  frontières  que 
lui  donnait  Tacite.  A  la  fin  du  moyen  âge,  il  y  avait  une  sorte  de 
nationalité  brandebourgeoise,  parlant  un  dialecte  spécial,  le  dia- 
lecte de  la  Marche,  dont  Luther  vante  les  qualités  dans  ses  Propos 
de  table;  mais  les  désordres  des  xiv^  et  xv«  siècles,  les  luttes  reli- 
gieuses du  XVI''  et  cette  terrible  guerre  de  trente  ans  ont  un  instant 
compromis  le  travail  des  siècles  :  c'est  alors  que  les  princes  coloni- 
sateurs ont  fait,  pour  réparer  le  mal,  les  efforts  dont  on  vient  de  lire 
l'histoire,  que  de  nouveaux  colons,  venus,  comme  les  premiers,  de 
tous  les  cantons  de  l'Allemagne,  et  auxquels  s'en  sont  joints  d'autres, 
venus  de  l'étranger,  ont  comblé  les  vides  de  l'ancienne  colonie;  qu'en 
un  mot  la  Prusse,  cette  œuvre  artificielle,  savante  et  forte,  commen- 
cée par  les  Ascaniens,  a  été  achevée  par  les  Hohenzollern. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  1875. 


PRINCES   COLONISATEURS    DE   LA   PRUSSE.  909 

Faut -il  faire  remarquer  que  chaque  fois  qu'un  ban  nouveau 
d'immigrans  est  arrivé,  il  a  provoqué  dans  le  pays  une  recrudes- 
cence de  travail?  L'ancien  habitant,  qu'une  catastrophe  a  plongé 
dans  la  ruine,  reste  comme  anéanti  sous  le  coup  qui  l'a  frappé.  Il 
ne  dispute  pas  à  la  végétation  sauvage  le  champ  qu'elle  envahit;  il 
ne  relève  pas  les  quartiers  déserts  d'une  ville  :  il  reste  cent  ans,  à 
Magdebourg  ou  à  Breslau,  sans  balayer  les  décombres  d'un  incen- 
die; mais  le  colon,  qui  de  très  loin  est  venu  tout  exprès  pour  labou- 
rer un  champ  ou  pour  bâtir  une  maison,  arrache  l'ivraie  et  déblaie 
les  ruines  :  le  plus  nonchalant  des  désœuvrés  d'Europe,  transporté 
sur  un  terrain  qu'on  lui  concède  en  Amérique  ou  en  Algérie,  ne 
sent-il  pas  en  lui  un  réveil  d'énergie?  C'est  en  partie  par  l'exemple 
de  ces  étrangers  que  la  population  prussienne  fut  entretenue  dans 
cette  perpétuelle  ardeur  au  travail  qui  a  permis  aux  sujets  de  tirer 
d'un  pays  pauvre  des  produits  inespérés,  aux  rois  d'entretenir  des 
forces  militaires  hors  de  proportion  avec  le  nombre  de  leurs  sujets, 
et  de  tenir  tête,  comme  a  fait  Frédéric,  aux  premières  puissances 
du  monde  coalisées  contre  lui. 

M.  Beheim-Schwarzbach  a  donc  écrit  un  chapitre  important  de 
l'histoire  de  Prusse  dans  son  livre  les  Colonisations  des  Ilohenzol- 
lern.  Nous  avons  loué  déjà  le  soin  et  l'impartialité  qu'il  a  mis 
dans  ce  travail;  il  y  a  pourtant  des  réserves  à  faire  sur  une  opi- 
nion exprimée  par  lui  dans  la  préface.  Il  est  vrai  que  la  Prusse  a 
reculé  vers  l'Orient  les  frontières  d'Allemagne  de  l'Elbe  à  la  Vis- 
tule,  et  qu'on  ne  saurait  apprécier  avec  justice  sa  fortune  pré- 
sente, si  l'on  ne  compare  à  l'histoire  de  ses  princes  celle  des 
princes  du  centre  et  de  l'ouest  de  l'Allemagne,  gens  naïvement 
égoïstes  et  superbes,  considérant  l'état  comme  un  instrument  tout 
exprès  inventé  pour  leur  commodité  personnelle.  Le  potentat  alle- 
mand qui  vendait  ses  sujets  au  roi  George  d'Angleterre  pour  être 
expédiés  comme  chair  à  canon  en  Amérique,  où  commençait  la 
guerre  d'indépendance,  fait  un  contraste  fort  instructif  avec  son 
contemporain  Frédéric  II,  qui  achetait  des  sujets,  pour  ainsi  dire, 
en  distribuant  aux  colons  de  l'argent  et  des  terres.  Mais  pourquoi 
donner  à  entendre  que  les  créateurs  de  la  Prusse  aient  jamais  songé 
à  travailler  pour  la  gloire  et  le  profit  de  l'Allemagne?  Rome,  qui 
fut  jadis  en  Italie,  comme  la  Prusse  en  Allemagne,  une  terre  d'asile; 
qui  prit  ses  citoyens  d'abord  parmi  les  tribus  voisines,  puis  dans 
toute  l'Italie,  comme  la  Prusse  a  pris  ses  sujets  d'abord  dans  les 
cantons  voisins,  puis  dans  toute  l'Allemagne,  —  qui  a  formé  de  ces 
élémens  divers  une  création  artificielle,  l'état  romain,  comme  la 
Prusse  a  formé  l'état  prussien ,  —  qui ,  ainsi  fortifiée  et  toujours 
croissant,  s'est  retournée  contre  l'Italie  pour  la  soumettre,  comme 


910  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

la  Prusse  contre  l'Allemagne,  Rome  s'est-elle  jamais  vantée  d'avoir 
vécu  et  travaillé  pour  l'Italie?  Elle  a  vécu  de  l'Italie,  et  non  pour 
l'Italie,  comme  la  Prusse  a  vécu  de  l'Allemagne  et  non  pour  l'Alle- 
magne. 

M.  Beheim-Schwarzbach  aurait  mieux  fait  de  s'étendre,  dans 
cette  préface,  sur  la  comparaison  qu'il  a  faite  entre  la  Prusse  et 
((  un  organisme  vivant,  »  et  de  retracer  avec  la  froideur  d'un  savant 
l'histoire  de  cet  organisme  guidé  par  le  besoin  de  vivre,  attirant  à 
lui,  pour  se  les  assimiler,  tous  les  élémens  nécessaires  à  son  exis- 
tence, croissant  lentement,  en  un  climat  et  sur  un  terrain  mé- 
diocre, subissant  des  crises  affreuses,  mais  se  refaisant  toujours, 
comme  l'arbre  refait  sa  branche  arrachée  par  l'ouragan,  puis  après 
avoir  franchi  sa  laborieuse  adolescence,  étonnant  le  monde  par  le 
déploiement  subit  de  forces  lentement  et  patiemment  acquises.  Bien 
juste  est  cette  métaphore  empruntée  au  monde  physique,  pour  être 
appliquée  à  un  état  dont  aucune  loi  morale  n'a  entravé  les  pro- 
grès. »  Un  moment,  l'écrivain  avoue  que  Frédéric,  pour  attirer  des 
colons  en  Silésie,  «  n'a  pas  rougi  d'employer  la  dissimulation,  la 
ruse,  la  force  ouverte,  que  souvent  peut-être  il  ne  s'est  pas  assez 
préoccupé  du  choix  des  moyens  et  n'a  point  connu  de  scrupules  !  » 
Il  eût  pu  ajouter  que  les  Hohenzollern  ont  annexé  des  provinces, 
comme  ils  ont  annexé  des  colonies,  reculé  leurs  frontières,  comme 
ils  ont  accru  la  population  de  leurs  états,  avec  ce  mépris  parfait 
des  organismes  faibles,  que  professent  dans  la  nature  les  organismes 
forts.  Enfin  il  avait  qualité  pour  mêler  quelques  conseils  à  l'enthou- 
siasme qu'il  professe  pour  l'état  des  Hohenzollern.  A  la  fin  de  son 
livre,  il  reproche  au  roi  Frédéric-Guillaume  II  d'avoir  pris  trop  de 
Pologne  d'un  coup,  au  lieu  d'imiter  la  discrétion  de  Frédéric  !e 
Grand,  qui,  s'étant  contenté  d'un  morceau  plus  petit,  se  l'est  mieux 
approprié.  Que  pense-t-il  donc  du  prodigieux  accroissement  de  la 
Prusse  contemporaine?  S'il  est  conséquent  avec  lui-même,  il  doit 
craindre  que  le  Palatinat  et  la  Souabe  ne  se  plient  point  aussi  aisé- 
ment au  système  prussien  qu'ont  fait  les  Palatins  et  les  Souabes 
transportés  par  petites  troupes  au-delà  de  l'Elbe,  et  dont  le  patois 
résiste  pourtant  encore  aux  colères  du  maître  d'école  prussien.  Les 
forts  sont  exposés  à  deux  sortes  de  dangers  :  trouver  plus  fort  que 
soi,  —  la  Prusse  n'en  est  pas  là,  —  mais  aussi  abuser  de  la  force, 
faire,  comme  on  dit,  des  excès,  d'où  vient  le  malaise,  avant-coureur 
de  la  maladie,  puis  la  maladie  elle-même.  Celle-ci  arrive  quelque- 
fois très  tard,  mais  elle  arrive.  Tout  organisme  vivant  est,  par  loi 
de  nature,  un  organisme  mortel. 

Ernest  Lavisse. 


LES 


OESERVATOIEES  DE  MONTAGNE 


LES  NOUVEAUX  OBSERVATOIRES  MÉTÉOROLOGIQUES 
DU    PUY-DE-DOME    ET    DU    PIC-DU-MIDI    DE    BIGORRE. 


Monter  au-dessus  des  nuages  pour  contempler  à  vol  d'oiseau 
l'œuvre  de  ces  dispensateurs  de  la  pluie  et  du  beau  temps,  voilà 
le  rêve  d'avenir  des  météorologistes.  Habitans  du  lit  de  l'océan 
aérien,  nous  subissons  les  effets  divers  de  ce  qui  s'élabore  au-dessus 
de  nos  têtes,  mais  nous  en  sommes  réduits  à  soupçonner  ce  qui  se 
passe  là-haut  dans  les  couches  où  les  météores  prennent  naissance. 
Observatoires  flottans,  les  ballons  pénètrent  bien  de  temps  à  autre 
dans  le  domaine  mystérieux  de  la  foudre  et  de  la  grêle.  Les  faits 
qui  ont  été  recueillis  occasionnellement  dans  ces  excursions  par  les 
hommes  dévoués  qui  s'y  sont  aventurés  offrent  sans  doute  un  très 
grand  intérêt;  mais  la  durée  des  voyages  aériens  est  toujours  fort 
limitée,  l'observateur,  entraîné  par  la  brise,  change  incessamment 
de  place,  et  les  catastrophes  qui  se  sont  multipliées  depuis  quelque 
temps  prouvent  assez  ce  que  nous  coûtent  de  pareilles  conquêtes  ar- 
rachées à  l'avare  fortune.  Évidemment  ces  sondages  accidentels  de 
l'atmosphère  ne  sauraient  donner  les  résultats  qu'on  peut  attendre 
d'un  observatoire  permanent  établi  au  sommet  d'une  montagne  éle- 
vée, à  quelques  milliers  de  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 

La  météorologie,  depuis  qu'elle  est  sortie  de  l'antique  ornière 
des  observations  locales,  isolées  et  sans  lien,  tend  à  devenir  une 


912  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

science  pratique,  à  longues  visées.  En  élargissant  son  horizon  pour 
embrasser  à  la  fois  de  vastes  étendues  de  pays,  elle  a  compris 
qu'elle  pouvait  désormais  aborder  la  recherche  des  lois  générales 
qui  régissent  le  cours  changeant  des  phénomènes,  et  que  la  con- 
naissance de  ces  lois  conduirait  bientôt  à  prévoir  l'avenir.  Un  vaste 
réseau  d'observateurs  couvre  aujourd'hui  la  surface  de  la  France; 
attentifs  à  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  ciel,  ils  accumulent  des 
notes  et  des  chiffres  qui,  réunis  et  groupés  méthodiquement,  con- 
stituent les  archives  du  temps  et  préparent  une  mine  inépuisable 
de  données  pour  ceux  qui  entreprendront  de  discuter  ces  maté- 
riaux. Les  États-Unis  à  leur  tour  ont  résolument  attaqué  le  pro- 
blème en  organisant  sur  une  grande  échelle  les  observations  si- 
multanées; en  1872,  ils  consacraient  à  la  météorologie  un  budget 
de  300,000  dollars  (1,500,000  fr.),  dont  le  chiffre  élevé  prouve 
assez  l'importance  que  ce  peuple  pratique  attache  à  cette  branche 
des  sciences  physiques.  La  plupart  des  nations  d'ailleurs  entrent 
avec  plus  ou  moins  de  succès  dans  la  voie  nouvelle,  et  les  stations 
se  multiplient  à  vue  d'œil.  Or  tous  les  hommes  compétens  sont  d'ac- 
cord sur  l'utilité  des  stations  de  montagne  pour  l'étude  des  phéno- 
mènes aériens.  L'établissement  d'observatoires  météorologiques  sur 
les  hauteurs  est  considéré  comme  un  desideratum  pressant  et  comme 
une  nécessité  qui  s'impose. 

I. 

Placées  au  centre  du  vieux  continent,  visitées  chaque  année  par 
une  foule  de  savans,  les  Alpes  ont  été  le  théâtre  des  premières 
tentatives  d'observation  dans  les  hautes  régions.  Aujourd'hui  on 
pourrait  citer  une  dizaine  d'établissemens  réguliers  fonctionnant 
sur  les  versans  suisses  et  italiens,  à  des  niveaux  qui  dépassent 
2,000  mètres.  On  sait  que  les  religieux  de  l'hospice  du  Saint-Ber- 
nard, dont  l'altitude  est  de  2,500  mètres,  font  depuis  nombre  d'an- 
nées des  observations  météorologiques  suivies  sous  la  direction  de 
M.  Plantamour,  qui  de  la  comparaison  des  résultats  obtenus  au 
Saint-Bernard  et  à  Genève  a  pu  tirer  des  données  précieuses  sur 
la  distribution  variable  des  températures  et  des  pressions  dans  cette 
couche  d'air  de  plus  de  2,000  mètres  d'épaisseur.  On  peut  citer 
encore  les  stations  alpestres  de  Val-Dobbia,  sur  le  Mont-Rose,  de 
Julier  et  du  Bernardin,  dans  les  Grisons,  du  Saint-Gothard ,  du 
Simplon,  dont  les  niveaux  sont  compris  entre  2,000  et  2,600  mè- 
tres. N'oublions  pas  la  station  hibernale  de  Saint-Théodule,  main- 
tenue pendant  plusieurs  années,  au-dessus  des  glaciers  de  la  Viége, 
à  une  altitude  de  3,333  mètres,  par  le  zèle  éclairé  de  M.  DoUfus- 


LES    OBSERVATOIRES    DE   MO^TAGI\E.  913 

Ausset.  Les  Russes  ont  des  postes  d'observation  à  des  altitudes 
considérables  dans  le  Caucase,  les  Anglais  en  ont  établi  dans  les 
monts  Himalaya.  Les  Américains  en  ont  plusieurs  à  des  niveaux 
fort  élevés;  il  suffit  de  citer  le  poste  de  Pike's  Peak,  dans  le  Colo- 
rado, qui  se  trouve  à  A, 340  mètres  au-dessus  de  la  mer,  —  ceux 
du  Mont- Washington ,  dans  le  New-Hampshire ,  du  Mont-Mitchell, 
dans  la  Caroline  du  Nord,  de  la  ville  de  Santa-Fé,  dans  le  Nouveau- 
Mexique,  situés  tous  à  des  altitudes  d'environ  2,000  mètres. 

La  plupart  de  ces  stations  sont  établies  dans  des  cols  de  mon- 
tagnes et  abritées  au  moins  d'un  côté  contre  les  vents.  On  a  choisi 
ces  emplacemens  à  cause  de  la  facilité  d'accès,  souvent  aussi  pour 
des  raisons  d'économie,  parce  qu'il  y  existait  déjà  des  maisons  de 
refuge  où  il  était  possible  de  s'installer  à  peu  de  frais.  Malheureuse- 
ment on  n'a  ainsi  qu'un  horizon  très  limité  et  l'on  se  trouve  gêné 
par  les  sommets  voisins.  Or  on  sait  combien  des  collines  de  faible 
hauteur  ou  même  un  simple  mouvement  de  terrain  dominant  un 
observatoire  peuvent  modifier  les  élémens  météorologiques.  Les  cols 
présentent  donc  des  conditions  tout  à  fait  anormales;  la  tempéra- 
ture, le  mouvement  de  l'air,  la  formation  et  la  précipitation  des 
brouillards,  y  sont  influencés  par  les  circonstances  locales,  par  la 
radiation  des  murs  de  rochers  voisins,  par  la  déviation  des  courans 
qui  s'engouffrent  dans  les  défilés.  Les  observatoires  de  montagne 
devraient  être  placés  sur  des  sommets  isolés;  encore  faut-il  que 
l'abord  n'en  soit  point  trop  difficile. 

Deux  points  surtout,  en  France,  avaient  paru  depuis  longtemps 
propres  à  l'établissement  d'observatoires  météorologiques  de  ce 
genre  :  ce  sont  deux  sommets  isolés  qui  commandent  chacun  un 
vaste  horizon,  —  le  Puy-de-Dôme  et  le  Pic-du-Midi  de  Bigorre.  Le 
Puy-de-Dôme  est  merveilleusement  situé  comme  échauguette  des- 
tinée à  surveiller  le  pays.  Sur  d'autres  montagnes  plus  hautes,  on 
peut  avoir  d'admirables  vues,  mais  non  un  tour  d'horizon  complète- 
ment dégagé  comme  du  sommet  de  ce  puy,  avec  les  volcans  éteints 
de  l'Auvergne  rangés  en  file  sur  8  ou  10  lieues  de  longueur  et  do- 
minés de  haut  par  la  cime  du  puy.  Du  sommet  du  Puy-de-Dôme, 
dont  l'altitude  est  de  1,463  mètres,  le  regard  embrasse  un  splen- 
dide  panorama  :  au  sud -ouest  apparaît  le  massif  du  Mont-Dore; 
vers  l'est,  mais  plus  loin,  on  découvre  les  montagnes  du  Forez;  à 
l'ouest,  ce  sont  les  vallées  de  la  Creuse  et  de  la  Gorrèze,  au  nord 
la  fertile  Limagne  aux  vingt  villes. 

On  sait  que  la  chaîne  des  puys,  qui  prend  pied  sur  le  plateau 
granitique  de  Clerraont,  se  compose  d'une  série  de  cônes  isolés  qui 
dépassent  le  plateau  de  100  à  300  mètres,  et  qui  sont  alignés  à  peu 
près  du  nord  au  sud.  Chacun  de  ces  cônes,  excepté  le  plus  élevé, 

TOME  XIII.  —  1876.  58 


914  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

porte  un  ancien  cratère  soit  à  son  sommet,  soit  sur  le  flanc;  ils  sont 
entièrement  formés  de  scories  et  accompagnés  de  longues  traînées 
de  roches  qui  ressemblent  à  des  coulées  de  lave  figées  d'hier.  Le 
Puy-de-Dôme,  bien  que  situé  dans  l'alignement  de  ces  petits  vol- 
cans, en  diffère  notablement  par  sa  nature.  Cette  protubérance  de 
roche  trachytique,  qui  domine  de  600  mètres  le  plateau  de  granit, 
apparaît  vers  le  centre  de  la  chaîne  des  Dômes  comme  une  masse 
qui  aurait  été  poussée  de  bas  en  haut  à  la  manière  d'un  coin.  On 
n'y  trouve  pas  de  cratère;  c'est  un  cône  assez  régulier,  à  tronca- 
ture légèrement  convexe.  Le  sommet  représente  une  plate -forme 
accidentée  de  quelques  hectares  d'étendue;  au  sud  se  montre  le  dos 
de  la  crête  rocheuse  qui  règne  sur  tout  le  flanc  méridional ,  dit 
M.  Faye,  «  comme  une  goutte  de  cire  qui  aurait  coulé  le  long  d'une 
bougie  ;  1)  au  nord  s'élève  un  petit  mamelon  qui  semble  être  de  ce 
côté  le  prolongement  continu  du  grand  dôme.  C'est  au  pied  de  ce 
monticule,  qui  devait  l'abriter  contre  les  vents  d'ouest,  que  fut  bâ- 
tie au  xii^  siècle  une  chapelle  dédiée  à  saint  Barnabe,  dont  quelques 
vestiges  existent  encore.  Saint  Barnabe  s'y  trouva  en  mauvaise  com- 
pagnie. Pendant  tout  le  moyen  âge  en  effet,  le  Puy-de-Dôme  pas- 
sait pour  le  rendez-vous  général  des  sorciers  de  France,  qui  y 
tenaient  leur  sabbat  tous  les  vendredis  :  c'était  le  Brocken  fran- 
çais. La  chapelle  fut  abandonnée  et  détruite  à  cause  des  profana- 
tions qui  s'y  commettaient  pendant  les  assemblées  des  sorciers.  Les 
ruines  de  l'édifice  ont  disparu  depuis  près  d'un  siècle  sous  l'effort 
des  nombreux  visiteurs  qui  se  sont  donné  le  plaisir  de  précipiter  les 
blocs  de  pierre  et  de  ciment  pour  les  faire  rouler  avec  fracas  sur 
les  flancs  de  la  montagne. 

Au  xvii"  siècle,  le  Puy-de-Dôme  fut  en  quelque  sorte  désensor- 
celé et  réhabilité  par  une  de  ces  hardies  tentatives  qui  ont  inau- 
guré la  naissance  des  sciences  d'observation.  C'est  là  que  Pascal 
fit  entreprendre  ce  qu'il  appelait  «  la  grande  expérience  de  l'équi- 
libre des  liqueurs,  »  c'est-à-dire  l'expérience  qui  démontra  définiti- 
vement la  pesanteur  de  l'air.  «  Et  parce  qu'il  n'y  a,  dit-il,  que  très 
peu  de  lieux  en  France  propres  à  cet  effet,  et  que  la  ville  de  Clermont 
en  Auvergne  est  une  des  plus  commodes,  je  priai  M.  Périer,  conseil- 
ler en  la  cour  des  aides  d'Auvergne,  mon  beau-frère,  de  prendre  la 
peine  de  l'y  faire.  »  Le  19  septembre  1648,  Périer  s'étant  procuré 
deux  tubes  de  verre  fermés  par  un  bout  seulement,  remplis  de 
mercure  et  renversés  sur  une  cuve  contenant  le  même  liquide, 
porta  l'un  de  ces  tubes  au  sommet  du  piiy  tandis  que  l'autre  restait 
dans  le  jardin  des  Minimes  à  Clermont,  entre  les  mains  du  père  Cha- 
tin,  qui  devait  «  observer  de  moment  en  moment  pendant  toute  la 
journée  s'il  arrivait  du  changement.  »  Au  départ,  le  niveau  de  la 


LES   OBSERVATOIRES    DE   MONTAGNE.  915 

colonne  mercurielle  était  dans  les  tubes  à  26  pouces  3  lignes  1/2  ; 
au  sommet  de  la  montagne,  Périer  le  vit  descendre  à  23  pouces 
2  lignes,  tandis  qu'il  n'avait  point  changé  à  la  station  inférieure.  Il 
y  avait  donc  une  différence  de  plus  de  3  pouces  entre  les  hauteurs 
du  baromètre  aux  deux  stations  extrêmes,  et  des  différences  moin- 
dres furent  constatées  aux  stations  intermédiaires.  On  sait  que  Pas- 
cal répéta  l'expérience  à  Paris,  au  haut  et  au  bas  de  la  tour  de 
Saint-Jacques  de  la  Boucherie,  qui  porte  aujourd'hui  sa  statue.  Il  fal- 
lut alors  se  rendre  à  l'évidence  et  reconnaître  que  les  effets  qu'on 
avait  si  longtemps  attribués  à  l'horreur  du  vide  étaient  en  réalité 
dus  au  poids  de  l'atmosphère.  Pascal  ne  renonça  pas  pourtant  sans 
effort  à  l'ancienne  théorie.  «  Je  n'estime  pas,  écrivait-il  encore  à 
son  beau-frère  quelques  mois  avant  la  grande  expérience,  je  n'es- 
time pas  qu'il  nous  soit  permis  de  nous  départir  légèrement  des 
maximes  que  nous  tenons  de  l'antiquité,  si  nous  n'y  sommes  obligés 
par  des  preuves  indubitables  et  invincibles;  mais  en  ce  cas  je  tiens 
que  ce  serait  une  extrême  faiblesse  d'en  faire  le  moindre  scru- 
pule. » 

La  pensée  d'utiliser  la  situation  exceptionnelle  de  cette  montagne 
pour  des  observations  météorologiques  devait  se  présenter  plus 
d'une  fois  à  l'esprit  des  savans  :  elle  semble  placée  là  en  vigie,  au 
sein  de  la  région  où  s'élaborent  les  nuages;  un  observateur  posté 
au  sommet  voit  en  quelque  sorte  le  mauvais  temps  germer  à  l'ho- 
rizon et  arriver  sur  lui.  Voici  une  expérience  souvent  racontée  par 
M.  Babinet.  Un  soleil  brillant  darde  ses  rayons  sur  la  plaine  fertile 
de  la  Limagne;  pas  un  nuage  dans  toute  cette  vaste  étendue,  par- 
tout le  calme  de  l'air  et  la  transparence  la  plus  parfaite.  Tout  à 
coup,  du  sommet  du  Puy-de-Dôme  on  voit  s'opérer  un  mouvement 
dans  cette  masse  si  calme;  les  arbres,  en  inclinant  leurs  têtes  vers 
la  montagne,  indiquent  que  c'est  vers  ce  côté  que  se  dirige  le  cou- 
rant. La  masse  d'air  devait  forcément  s'élever  le  long  des  flancs 
herbeux  de  la  montagne,  et,  en  montant,  se  dilater  et  se  refroidir.  Ea 
effet,  on  vit  bientôt  la  tête  du  courant  ascendant  se  troubler,  s'obs- 
curcir et  former  un  nuage  nettement  défini.  Peu  à  peu  le  nuage  se 
développa  et  couvrit  le  pays  jusqu'à  mi-hauteur;  la  teinte  du  sol 
arrosé  montra  qu'il  s'en  échappait  une  pluie  abondante.  Un  peu 
plus  tard,  quand  le  vent  eut  encore  élevé  le  nuage,  ce  furent  des 
flocons  de  neige  qui  en  sortirent,  donnant  aux  habitans  de  la  plaine 
le  spectacle  d'une  neige  d'été.  Les  observateurs  stationnés  sur  le 
pic  étaient  environnés  de  ténèbres;  un  caprice  du  vent  fit  plier  le 
courant  d'air  à  droite,  vers  la  chaîne  du  Mont-Dore,  et  tira  pour 
ainsi  dire  le  rideau  qui  leur  avait  dérobé  le  spectacle  de  la  Limagne 
d'Auvergne  avec  ses  cultures,  ses  arbres,  ses  roches  volcaniques  et 


916  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ses  rivières  qui  étincelaient  au  grand  soleil.  Il  ne  restait  du  mé- 
téore qu'une  plaine  de  neige  qui  blanchissait  le  sommet  du  puy,  et 
plus  bas  les  hautes  herbes  mouillées  par  la  pluie.  C'est  là  un 
exemple  entre  mille  des  facilités  qu'offre  une  pareille'  station  pour 
étudier  ce  qui  se  prépare  dans  le  ciel. 

Pourtant  le  projet  sérieux  de  la  fondation  d'un  observatoire  au 
sommet  du  Puy-de-Dôme  ne  date  que  de  sept  ou  huit  ans,  et  il  est 
dû  à  l'initiative  de  M.  Alluard,  professeur  de  physique  à  la  faculté 
des  sciences  de  Glermont-Ferrand,  dont  la  persévérance  a  fini  par 
vaincre  tous  les  obstacles.  C'est  au  commencement  de  l'année  1869 
que  M.  Alluard  fit  ses  premières  démarches  auprès  du  ministre  de 
l'instruction  publique  à  l'effet  d'obtenir  les  fonds  nécessaires  à  la 
création  d'un  observatoire  météorologique  au  sommet  du  puy  avec 
une  station  correspondante  à  Clermont,  et  qui  formerait  en  quelque 
sorte  une  annexe  de  la  faculté  des  sciences,  dont  il  utiliserait  les 
ressources.  Ce  projet  fut  bien  accueilli  par  M.  Duruy;  mais,  pen- 
dant qu'il  réussissait  à  Paris,  à  Clermont  il  rencontrait  une  résis- 
tance sourde;  on  le  traitait  de  chimère,  et  les  objections  se  multi- 
pliaient. 

Quand  on  parlait  de  la  difficulté  d'arriver  au  sommet  du  puy,  on 
oubliait  que  les  paysans  y  avaient  porté  bien  souvent  d'énormes 
fagots  de  bois  pour  y  allumer  des  feux  de  joie,  et  que,  le  jour  où 
l'évêque  de  Clermont  était  venu  prendre  possession  de  son  siège 
épiscopal ,  ces  paysans  lui  avaient  fait  à  la  hâte  un  chemin  très 
confortable  pour  le  mener  à  cheval  jusqu'au  sommet  du  puy  et  lui 
faire  contempler  de  là  son  magnifique  diocèse.  On  disait  encore 
que  les  neiges  supprimeraient  les  communications  avec  la  ville 
pendant  l'hiver.  A  ces  craintes,  il  était  facile  de  répondre  que  ceux 
qui  traceraient  la  route  sauraient  éviter  les  endroits  où  les  neiges 
s'accumulent  habituellement.  —  Mais  pendant  l'été,  reprenaient 
les  pessimistes,  vous  risquerez  d'être  foudroyés  par  toutes  les  nuées 
orageuses  qui  passent  au  Puy-de-Dôme,  —  et  iis  montraient  des 
éboulemens  qu'ils  attribuaient  à  des  coups  de  foudre.  Or  il  ne  pa- 
rait pas  que  les  bergers  et  les  moutons  qui  fréquentent  journelle- 
ment la  montagne  pendant  la  belle  saison  aient  jamais  été  frappés, 
et  les  éboulemens  sont  visiblement  dus  à  l'action  des  eaux  et  de  la 
pesanteur. 

La  disposition  des  esprits  changea  un  peu  après  la  visite  d'un 
savant  astronome  que  le  ministre  avait  chargé  d'étudier  sur  les 
lieux  le  projet  de  M.  Alluard.  Au  mois  de  mai  1869,  M.  Faye, 
ayant  fait  l'ascension  du  Puy-de-Dôme,  put  se  rendre  compte  de 
toutes  les  facilités  d'exécution  qu'on  y  rencontrait,  et  son  rapport, 
de  tous  points  favorable,  contribua  beaucoup  à  lever  les  dernières 


LES    OBSERVATOIRES   DE    MONTAGNE.  917 

difficultés.  Il  fut  reconnu  que  les  matériaux  de  construction  pou- 
vaient être  en  partie  pris  sur  place  :  on  avait  sous  la  main  la  domite, 
roche  légère,  poreuse,  facile  à  travailler;  la  crête  rocheuse  du  sud 
pouvait  fournir  de  la  pierre  plus  dure,  et  un  cratère  voisin,  le  Nid 
de  la  Poule  ou  le  puy  de  Parion,  de  la  pouzzolane.  L'eau  était  à 
mi-côte;  il  suffisait  de  porter  au  sommet  la  chaux,  les  pièces  de 
charpente  et  les  tuiles.  En  1870,  le  corps  législatif  vota  une  subven- 
tion de  50,000  francs,  qui  fut  maintenue  par  l'assemblée  nationale 
au  budget  rectificatif  de  1871  ;  puis  M.  Alluard  obtint  du  conseil- 
général  du  Puy-de-Dôme  un  crédit  de  25,000  francs,  et  la  ville  de 
Clermont,  malgré  une  situation  financière  peu  brillante,  accorda 
une  somme  égale.  Après  trois  ans  d'efforts,  on  disposait  donc  d'une 
somme  de  100,000  francs;  de  plus  le  conseil-général  du  dépar- 
tement consentait  à  prendre  l'établissement  sous  son  patronage 
spécial. 

Les  premiers  travaux  de  terrassement  entrepris  au  sommet  du 
Puy  amenèrent  une  découverte  d'un  haut  intérêt.  En  1873,  les 
ouvriers  qui  creusaient  une  tranchée  à  20  mètres  plus  bas  que  le 
sommet  mirent  au  jour  les  fondations  d'un  temple  romain.  Et  on 
avait  prétendu  que  la  montagne  était  inhabitable  !  L'Académie  des 
sciences,  belles-lettres  et  arts  de  Clermont-Ferrand  se  chargea  de 
continuer  les  fouilles.  On  eut  bientôt  mis  à  découvert  les  fonda- 
tions de  la  façade  sur  une  largeur  de  70  mètres  sans  en  atteindre 
les  angles.  Des  fragmens  de  marbre  très  variés,  —  des  marbres 
les  plus  recherchés  de  l'Italie,  de  la  Grèce  et  de  l'Afrique,  —  et 
de  pierres  d'ornementation  plus  dures,  telles  que  le  porphyre  et  la 
syénite,  attestaient  que  le  bâtiment  était  décoré  avec  luxe  à  l'in- 
térieur. Des  monnaies  d'empereurs  romains  permettaient  d'assi- 
gner une  date  à  ces  ruines.  La  partie  déblayée  présente  le  carac- 
tère des  constructions  de  la  belle  époque  romaine.  Les  maçonneries 
se  composent  d'énormes  pierres  de  taille  posées  à  sec,  sans  ciment 
ni  mortier,  et  reliées  par  des  crampons  de  fer;  le  remplissage  et 
les  parties  secondaires  sont  en  petit  appareil.  Ce  sont,  de  l'avis  des 
archéologues  compétens ,  les  ruines  du  plus  important  sanctuaire 
de  la  Gaule  romaine.  Grégoire  de  Tours,  qui  était  né  à  Clermont, 
parle  d'un  temple  appelé  Vasso  en  langue  gauloise,  qui  fut  détruit 
au  iii^  siècle  par  une  incursion  de  barbares ,  et  dont  les  ruines 
attestaient  de  son  temps  la  magnificence;  la  description  qu'il  en 
donne  s'accorde  de  point  en  point  avec  les  débris  trouvés  au  som- 
met du  puy.  Tout  porte  à  croire  que  ce  temple  était  dédié  à  Mer- 
cure, la  principale  divinité  des  Gallo-fiomains,  comme  l'affirme 
César  dans  ses  Commentaires.  On  sait  que  diverses  inscriptions, 
trouvées  dans  le  pays  de  Juliers  et  dans  les  environs  de  Dusseldorf, 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rappellent  des  vœux  faits  au  Mercure  auvergnat,  Merciirio  Arverno. 
Strabou  dit  également  que  Mercure  était  le  dieu  principal  des  Ar- 
vernes,  et  Pline  l'Ancien  mentionne  une  statue  colossale  de  Mercure, 
œuvre  du  statuaire  Zénodore,  qui  aurait  été  érigée  dans  cette  pro- 
vince. Peut-être  cette  statue  était-elle  placée  au  sommet  même  du 
Puy-de-Dôme.  A  chaque  coup  de  pioche,  on  découvre  des  morceaux 
de  moulures,  de  corniches,  de  frises  sculptées  ;  on  a  recueilli  des 
armes  de  fer,  des  objets  de  bronze,  des  monnaies  du  haut-empire, 
des  fragmens  de  vases  et  de  statues.  Enfin  on  a  trouvé  une  petite 
plaque  en  forme  de  cartouche  portant  une  inscription  dont  voici  le 
sens  :  dédié  à  la  divinité  d'Auguste  et  au  dieu  Mercure  Bumias 
[Domien)  par  Matutinius  Victorinus.  La  plaque  avait  été  sans  doute 
fixée  à  un  objet  votif.  D'autres  inscriptions  plus  ou  moins  lisibles 
confirment  l'hypothèse  que  le  temple  du  Puy-de-Dôme  était  un 
temple  de  Mercure. 

L'établissement  de  la  station  de  la  montagne  a  été  retardé  par 
des  difficultés  de  toute  sorte  dont  la  principale  a  été  la  nécessité 
de  recourir  à  une  expropriation  pour  cause  d'utilité  publique,  le 
sommet  du  Puy-de-Dôme  appartenant  à  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes. En  1872,  on  s'est  occupé  d'améliorer  l'état  des  chemins 
qui  conduisent  à  la  base  de  la  montagne;  puis,  sur  le  versant  sud- 
ouest,  on  a  refait  un  ancien  chemin  romain,  auquel  on  a  donné  une 
pente  de  15  centimètres  et  une  largeur  de  2  à  3  mètres ,  de  sorte 
que  l'ascension  du  pic  est  devenue  facile  à  pied  et  à  cheval.  C'est 
par  ce  chemin  qu'une  voiture  attelée  de  trois  mulets  portait,  quatre 
et  cinq  fois  par  jour,  des  matériaux  divers  de  la  base  au  sommet 
de  la  montagne.  La  même  année,  on  édifiait  des  baraques  à  la  base 
et  au  sommet  pour  loger  les  ouvriers. 

C'est  dans  le  courant  de  l'année  1873  que  furent  commencés  les 
travaux  de  construction.  Le  plan  de  l'observatoire  comprenait  : 
1°  une  tour  ronde  au  point  culminant  du  Puy-de-Dôme;  2°  un  bâ- 
timent d'habitation  placé  à  15  mètres  au-dessous  de  la  cime;  3°  une 
galerie  souterraine  qui  devait  relier  ce  bâtiment  à  la  tour.  La  tour  a 
un  étage  souterrain,  entouré  d'un  corridor  destiné  à  l'assainir,  puis 
un  rez-de-chaussée  complètement  aérien  éclairé  par  quatre  fenê- 
tres orientées  suivant  les  quatre  points  cardinaux.  Le  diamètre  de 
la  salle  circulaire  du  rez-de-chaussée  est  de  6  mètres;  les  murs 
ayant  1  mètre  1/2  d'épaisseur,  le  diamètre  extérieur  de  la  tour  est 
de  9  mètres;  elle  se  termine  à  une  hauteur  de  7  mètres  au-dessus 
du  sol  par  une  plate-forme  sur  laquelle  seront  installés  les  instru- 
mens  météorologiques  qui  doivent  être  exposés  à  l'air  libre. 

On  voit  que,  pour  soutenir  le  choc  des  vents,  qui  ont  parfois  au 
sommet  du  Puy-de-Dôme  une  violence  redoutable,  on  s'est  attaché 


LES    OBSERVATOIRES    DE   MONTAGNE.  919 

à  construire  non  pas  un  édifice  élégant ,  mais  de  véritables  case- 
mates adossées  au  roc  et  capables  de  défier  l'effort  des  tempêtes.  Le 
bâtiment  d'habitation,  qui  renferme  le  logement  du  gardien  et  quel- 
ques salles  pour  le  directeur,  est  bien  abriié  au  nord  et  à  l'ouest,  de 
manière  à  pouvoir  être  habité  toute  l'année.  Pour  diminuer  l'isole- 
ment du  gardien,  une  petite  hôtellerie  sera  annexée  à  l'habitation; 
elle  servira  à  loger  les  savans  qui  voudront  profiter  de  cette  instal- 
lation pour  y  faire  des  recherches  personnelles. 

Le  local  de  la  faculté  des  sciences  ne  pouvait  recevoir  une  sta- 
tion météorologique.  On  a  loué  pour  dix  ans,  dans  le  voisinage, 
une  maison  avec  un  jardin  et  une  portion  de  prairie.  L'escalier 
de  la  maison  est  dans  une  tour  carrée,  terminée  par  une  terrasse 
qui  se  trouve  à  20  mètres  au-dessus  du  sol.  On  y  a  construit  deux 
salles  situées  l'une  au-dessus  de  l'autre;  la  salle  supérieure  forme 
le  cabinet  de  travail  de  l'aide-physicien,  qui  de  là  aperçoit  la  mon- 
tagne et  peut  correspondre  avec  la  station  du  sommet  par  le  télé- 
graphe qu'il  a  sous  sa  main.  Dans  la  salle  située  au-dessous  sont 
placés  les  appareils  enregistreurs.  Les  autres  instrumens  sont  dis- 
posés sous  un  abri  dans  la  prairie.  Des  observations  trihoraires  s'y 
font  régulièrement  de  six  heures  du  matin  à  neuf  heures  du  soir, 
depuis  le^*"''  janvier  J87/i;  on  les  avait  faites  l'année  précédente 
dans  le  jardin  de  l'académie. 

Les  constructions  de  l'observatoire  sont  aujourd'hui  à  peu  près 
terminées,  et  avant  l'hiver  un  gardien  a  pu  s'y  installer  avec  sa 
famille.  Grâce  aux  précautions  prises,  il  a  passé  sans  souffrance  la 
période  de  froid,  qui  a  commencé  en  Auvergne  le  21  novembre,  et 
qui  n'a  pris  fin  que  le  12  décembre.  Cette  expérience  a  dissipé 
toutes  les  inquiétudes  relatives  à  la  possibilité  d'habiter  pendant 
toute  l'année  sur  le  sommet  du  Puy-de-Dôme.  Depuis  le  20  dé- 
cembre, des  observations  météorologiques  correspondantes  sont 
faites  régulièrement  de  trois  heures  en  trois  heures  au  sommet  du 
puy  et  à  la  station  de  la  plaine,  qui  est  munie  des  mêmes  appareils. 
Les  deux  stations,  dont  la  différence  de  niveau  est  de  1,100  mètres 
et  la  distance  à  vol  d'oiseau  de  10  kilomètres  environ,  sont  reliées 
par  une  ligne  télégraphique.  L'observatoire  du  Puy-de-Dôme  peut 
donc  être  considéré  comme  définitivement  fondé,  grâce  aux  efforts 
persévérans  de  M.  Alluard,  grâce  aussi  à  la  libéralité  de  l'état,  de 
la  ville  de  Glermont  et  du  conseil-général  du  département. 

IL 

Le  Pic-du-Midi  de  Bigorre  est  un  cône  de  gneiss  isolé  qui  repose 
sur  le  point  le  plus  avancé  du  principal  contre-fort  des  Pyrénées 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

centrales;  il  s'élance  à  une  hauteur  de  640  mètres  au-dessus  du 
massif  qui  lui  sert  de  base,  et  d'où  il  se  détache  au  col  de  Sencours, 
un  peu  au-dessus  du  lac  d'Oncet,  au  milieu  d'une  région  pastorale 
formée  de  petits  plateaux  herbeux  que  fréquentent  de  nombreux  trou- 
peaux pendant  environ  quatre  mois  et  demi  de  l'année.  Le  sommet, 
qui  se  termine  par  deux  mamelons  réunis  par  de  très  petites  plates- 
formes,  est  à  une  altitude  de  2,877  mètres  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer,  inférieure  seulement  de  527  mètres  au  point  culminant  de 
la  chaîne.  Avant  le  nivellement  entrepris  par  Reboul  et  Vidal  en 
1787,  c'est  même  le  Pic-du-Midi  qui  passait  pour  le  point  culminant. 
Situé  vers  le  milieu  de  la  chaîne  des  Pyrénées ,  il  commande  un 
des  plus  beaux  panoramas  de  l'Europe.  Sur  une  moitié  de  l'horizon, 
c'est  l'immense  plaine  qui  s'étend  à  perte  de  vue  vers  le  nord;  du 
côté  opposé,  on  voit  se  dresser  au  loin  les  hautes  cimes  de  la  chaîne, 
depuis  le  Pic-du-Midi  d'Ossau  et  la  Rhune  jusqu'à  la  Maladetta  et  aux 
sommets  des  Pyrénées  orientales.  Quand  l'air  est  très  pur,  on  dis- 
tingue même  à  l'horizon  les  pinèdes  du  littoral  océanien  et  l'immense 
ligne  bleue  de  la  mer,  éloignée  de  160  kilomètres.  Le  Pic-du-Midi  de 
Bigorre  se  trouve  ainsi  exposé  directement  au  choc  des  grandes  vagues 
atmosphériques  qui  nous  arrivent  de  l'Océan  et  balaient  la  plaine  de 
la  Gascogne.  Placé  d'ailleurs  au  centre  des  établissemens  thermaux 
des  Pyrénées,  à  quatre  heures  de  Barèges,  à  six  heures  de  Bagnères- 
de -Bigorre,  à  proximité  de  la  belle  route  qui  relie  ces  deux  stations 
par  le  col  du  Tourmalet,  le  pic  est  facilement  accessible  soit  à  pied, 
soit  à  cheval  (1). 

De  tout  temps,  la  ville  de  Bagnères  a  tenu  en  bon  état  de  viabi- 
lité un  chemin  bien  tracé  qui  permet  d'y  monter  sans  danger.  De 
plus  elle  entretenait  au  col  de  Sencours,  au  pied  du  cône,  un  cor- 
lail  ou  chalet  à  l'usage  des  pasteurs  auxquels  elle  afferme  ses  pâ- 
turages; ce  chalet  et  une  cabane  placée  plus  haut  encore,  qui  avait 
été  construite  en  1787  par  Reboul  et  Vidal,  servirent  longtemps  d'a- 
bri aux  touristes  surpris  par  le  mauvais  temps  ou  l'orage.  Depuis 
185Zi,  ces  abris  primitifs  se  trouvent  remplacés  par  une  hôtellerie 
confortable,  composée  de  deux  vastes  et  solides  corps  de  logis  avec 
leurs  dépendances,  qu'une  société  de  Baguerais  a  fait  bâtir  sur  un 
monticule  situé  immédiatement  au-dessus  du  lac  d'Oncet,  en  contre- 
bas du  pic.  Cette  hôtellerie,  fondée  sur  l'initiative  et  sous  la  direc- 
tion (lu  docteur  Costallat,  n'était  d'abord  destinée  qu'à  recevoir  les 
nombreux  touristes  qui  chaque  année  visitent  le  Pic-du-Midi;  on  y 

(1)  Le  col  du  Tourmalet,  dont  le  niveau  (2,120  mètres)  est  inférieur  de  250  mètres 
à  celui  du  col  de  Sencours  (2,370  mètres),  se  trouve  à  environ  3  kilomètres  de  ce 
dernier;  tous  les  deux  font  partie  du  faîte  qui  sépare  les  bassins  de  l'Adour  et  du  gave 
de  Pau. 


LES   OBSERVATOIRES    DE   MONTAGNE.  921 

a  trouvé  un  local  qu'on  a  pu  provisoirement  utiliser  comme  obser- 
vatoire en  louant  à  cet  effet  une  partie  des  bâtimens. 

Les  premières  cavalcades  qui  de  Bagnères  s'acheminent  vers  le 
pic  partent  très  souvent  en  juin,  quelquefois  en  mai  ou  même  en 
avril  ;  mais  le  pic  a  été  visité  aussi  plus  d'une  fois  par  des  caval- 
cades parties  de  Bagnères  au  cœur  de  l'hiver.  A  celte  époque  de 
l'année,  par  les  jours  clairs  et  froids,  on  y  monte  par  les  vallons 
d'Arises  et  de  Sencours,  et,  quand  la  neige  est  dure,  par  le  Tourma- 
let.  En  été,  on  a  encore  la  route  qui  de  Barèges  conduit  au  pic  par 
la  vallée  du  Bastan;  mais  ce  chemin  est  dangereux  pendant  l'hiver 
à  cause  des  avalanches  qui  alors  rendent  la  vallée  inhabitable.  On 
songe  maintenant  à  relier  le  col  du  Tourmalet  à  l'hôtellerie  de  Sen- 
cours par  une  voie  carrossable  qui  n'aurait  guère  plus  de  3  kilo- 
mètres de  longueur;  ce  tronçon  de  route  achèverait  de  mettre  l'éta- 
blissement en  communication  facile  avec  les  stations  thermales  des 
environs. 

Depuis  le  siècle  dernier,  le  Pic-du-Midi  de  Bigorre  a  fixé  l'atten- 
tion des  astronomes,  des  physiciens  et  des  naturalistes.  Le  premier 
savant  qui  ait  songé  à  la  création  d'un  observatoire  au  sommet  du 
pic  semble  être  l'astronome  François  de  Plantade,  à  qui  l'on  doit 
aussi  une  des  premières  descriptions  scientifiques  de  la  couronne 
lumineuse  des  éclipses.  Il  fit  plusieurs  voyages  au  pic,  et  il  y  mou- 
rut subitement  le  25  août  17^1,  ses  instrumens  d'observation  à  la 
main,  sur  un  mamelon  auquel  on  a  donné  son  nom.  C'est  ensuite 
Darcet  qui ,  après  avoir  mené  à  bonne  fin  diverses  recherches  dans 
les  Pyrénées,  obtient  en  1786  de  Philippe  d'Orléans  la  promesse 
d'une  somme  de  80,000  francs  qui  doit  être  affectée  à  la  fondation 
de  l'observatoire  du  Pic-du-Midi.  Les  événemens  qui  survinrent 
empêchèrent  l'accomplissement  de  ce  projet;  mais  pendant  les  vingt 
dernières  années  du  xviii''  siècle  beaucoup  d'observations  isolées 
ont  été  effectuées  au  sommet  du  pic  à  diverses  époques.  Il  faut  d'a- 
bord citer  le  nivellement  exécuté  en  1786  par  Vidal  etReboul,  «  afin 
de  graduer  cette  montagne  pour  les  observateurs  qui  voudront  s'y 
établir.  »  Les  deux  physiciens  de  Toulouse  laissèrent  sur  la  plate- 
forme du  sommet  une  cabane  dont  on  a  retrouvé  les  fondations 
sous  le  gazon  quand  la  société  Ramond  fit  construire  au  même 
point  un  petit  abri  appelé  Pavillon-Durcet,  qui  est  comme  la  pierre 
d'attente  du  futur  observatoire.  Le  chevalier  d'Angos  fit  au  Pic-du- 
Midi  de  longues  séries  d'observations  qui  n'ont  pas  été  publiées  (1). 
Viennent  ensuite  les  admirables  recherches  de  Ramond,  qui  servent 


(1)  D'après  M.  Vaussenat,  les  manuscrits  sont  éparpillés  entre  les  mains  des  héri- 
tiers et  aussi  au  ministère  de  l'intérieur. 


922  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

toujours  de  base  à  la  mesure  des  hauteurs  par  le  moyen  du  baro- 
mètre, et  les  travaux  d'une  foule  de  physiciens,  de  géologues  et  de 
botanistes  qu'il  est  inutile  d'énumérer.  Mentionnons  seulement  les 
expériences  comparatives  faites  en  186/1  par  MM.  Charles  Martins  et 
Roudier  à  Bagnères  et  au  Pic-du-Midi  sur  réchauffement  de  l'air  et 
du  sol  dû  aux  rayons  solaires.  Le  Pic-du-Midi  de  Bigorre  est  enfin 
une  excellente  station  géodésique.  Le  colonel  Peytier,  des  géogra- 
phes militaires,  a  campé  sous  la  tente,  sur  la  plate-forme  du  som- 
met, pendant  quinze  jours;  lorsqu'il  revint,  lui  et  ses  hommes 
étaient  basanés  comme  après  un  voyage  en  Afrique;  ils  avaient  les 
lèvres  et  les  oreilles  gercées  et  fendues  par  l'effet  de  l'air  et  du  so- 
leil trop  vifs.  Heureusement  ces  sortes  d'accidens  sont  faciles  à 
prévenir. 

Gomme  emplacement  d'un  observatoire  météorologique,  le  Pic- 
du-Midi  a  un  grand  avantage  sur  le  Puy-de-Dôme  :  c'est  que, 
grâce  à  une  élévation  presque  double,  la  cime  du  premier  est  la 
plupart  du  temps  au-dessus  des  orages.  Les  nuages  orageux  ont 
sur  cette  montagne  un  goulet  naturel  tout  près  d'un  petit  plateau,  à 
environ  200  mètres  au-dessous  du  sommet.  Le  pic  se  trouve  ainsi 
constamment  plongé  dans  une  atmosphère  lumineuse  et  légère  et 
en  dehors  de  toute  influence  due,  soit  aux  courans  des  basses  val- 
lées, soit  au  rayonnement  des  autres  sommets  de  la  même  chaîne, 
car  il  est  comme  une  sentinelle  avancée,  détachée  à  30  kilomètres 
du  massif  central,  qui  se  développe  devant  lui  de  la  Méditerranée  à 
l'Océan.  Il  faut  ajouter  que,  malgré  sa  grande  élévation,  le  Pic-du- 
Midi  se  dépouille  rapidement,  aux  premières  chaleurs,  des  neiges 
de  l'hiver,  ce  qui  est  une  excellente  condition  pour  l'établissement 
d'un  poste  permanent.  La  ligne  des  neiges  éternelles,  qui  dans  les 
Alpes  descend  jusqu'au  niveau  de  2,700  mètres,  se  relève  dans 
les  Pyrénées  jusqu'à  3,000  mètres  :  elle  passe  bien  au-dessus  du 
Pic-du-Midi. 

La  question  la  plus  grave  de  celles  que  soulève  l'établissement 
des  observatoires  de  montagne,  c'est  le  problème  de  l'hivernage 
sur  les  hauteurs.  A  cela  près  que  l'hiver  dure  ici  moins  long- 
temps, une  station  sur  un  pic  élevé  équivaut  à  un  séjour  sous  le 
cercle  polaire,  et  pour  se  faire  une  idée  des  difficultés  de  la  vie  dans 
ces  conditions,  on  n'a  qu'à  lire  les  relations  des  Ross,  des  Parry,  des 
Kennedy,  ou  celles  des  nombreux  marins  qui  dans  ces  dernières 
années  ont  encore  tenté  d'approcher  du  pôle  nord.  Puis  nous  avons 
les  rapports  des  courageux  observateurs  que  M.  Dollfus-Ausset  avait 
installés  sur  les  glaciers  de  la  Yiège,  dans  le  Valais.  Sans  les  ava- 
lanches, l'hôtellerie  du  Pic-du-Midi  serait  habitable  toute  l'année, 
malgré  son  altitude  de  2,238  mètres,  car  elle  est  exposée  au  midi, 


LES    0T5SERVAT0IRES   DE   MONTAGNE.  923 

à  l'abri  des  plus  mauvais  vents.  Beaucoup  de  stations  habitées  dans 
les  Alpes  ne  présentent  point  les  mêmes  avantages.  Le  fort  de  l'In- 
fernet,  à  Briançon,  suspendu  au  sommet  d'un  rocher  presque  à 
pic,  à  une  altitude  d'environ  2,i00  mètres,  et  celui  des  Têtes,  établi 
àAOO  mètres  plus  bas  sur  un  roc  aigu,  forts  qui  gardent  le  défilé 
du  Mont-Genèvre,  reçoivent  tous  les  vents  de  l'ouest,  du  nord  et 
de  l'est.  Le  village  chef-lieu  de  la  commune  de  Saint-Véran,  dans  les 
Hautes-Alpes,  qui  renferme  près  de  200  âmes,  est  situé  à  2,070  mè- 
tres, et  il  a  des  maisons  régulièrement  habitées  bien  au-dessus  de 
cette  altitude.  On  peut  citer  beaucoup  d'autres  villages  perchés  à 
des  niveaux  qui  approchent  de  2,000  mètres,  comme  ceux  des  Ay- 
gliers,  près  Briançon,  de  la  Bérarde  en  Oisans,  etc.  Pendant  l'hi- 
ver, les  maisons  y  sont  parfois  ensevelies  sous  la  neige,  et  l'on 
circule  de  porte  en  porte  par  des  galeries  de  communication.  Faute 
de  combustible  ligneux,  on  n'y  cuit  le  pain  qu'une  fois  l'an,  et  l'on 
garde  les  morts  de  l'hiver  pendant  plusieurs  semaines  au  grenier, 
le  sol  étant  trop  dur  pour  les  enterrer.  Dans  ces  villages,  l'habita- 
tion se  compose  généralement  d'un  rez-de-chaussée  bas  et  voûté; 
le  compartiment  où  se  parque  la  famille  n'est  séparé  de  l'étable  que 
par  une  cloison  qui  s'arrête  à  hauteur  d'homme,  afin  de  laisser  ar- 
river la  chaleur  dégagée  par  le  bétail.  Les  habitans  les  plus  riches 
font  la  cuisine  avec  une  sorte  d'anthracite  décomposé,  quelques- 
uns  ont  du  bois  de  bouleau  ou  de  mélèze  ;  la  plupart  ne  brûlent  que 
des  fientes  de  vache  séchées  au  soleil.  Dans  le  Haut-Dauphiné  et  la 
Maurienne,  il  y  a  des  mines  de  fer  exploitées  à  un  niveau  qui  dé- 
passe 2,000  mètres,  et  où  les  ouvriers  passent  l'hiver  dans  de  mau- 
vaises baraques  ;  on  est  obligé  d'y  travailler  l'hiver,  car  ce  n'est 
que  sur  la  neige  que  l'on  peut  en  descendre  économiquement  le 
minerai,  dans  des  paniers  en  forme  de  traîneaux  doublés  en  dessous 
d'une  peau  de  bouc.  La  caserne  des  mines  de  cobalt  et  de  nickel 
d'Allemont  en  Oisans,  que  M.  Vaussenat,  un  des  promoteurs  les  plus 
ardens  du  nouvel  observatoire,  a  établie  lui-même  en  1853  et  dans 
laquelle  il  a  hiverné  deux  fois  avec  une  centaine  d'ouvriers,  se 
trouve  à  une  altitude  de  2,150  mètres,  sur  une  crête  battue  par 
tous  les  vents. 

Les  inconvéniens  de  ces  habitations  sont  les  mêmes  que  ceux 
qu'on  aurait  à  supporter  dans  un  observatoire  construit  au  sommet 
du  Pic-du-Midi.  On  les  atténuerait  beaucoup  par  une  bonne  instal- 
lation :  des  locaux  bas,  voûtés,  à  demi  enterrés,  des  murs  épais,  un 
toit  balayé  par  les  vents  pour  éviter  l'enfouissement  sous  la  neige, 
et  des  caves  garnies  de  provisions.  Par  les  temps  clairs  et  froids, 
les  habitans  du  pic  pourraient  facilement  descendre  à  l'hôtellerie 
de  Sencours,  Enfin  un  fil  électrique  pourrait  diminuer  leur  isole- 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  en  les  mettant  en  communication  régulière  avec  Bagnères, 
dont  la  distance  à  vol  d'oiseau  n'est  que  de  10  kilomètres;  en  sui- 
vant les  crêtes,  le  télégraphe  n'aurait  pas  une  longueur  de  plus  de 
15  kilomètres.  Les  villages  échelonnés  à  la  base  du  pic  sont  habités 
par  des  montagnards  hardis  qui  en  tout  temps  répondraient  sans 
hésiter  à  un  appel  parti  du  sommet. 

La  Société  Ramond,  fondée  il  y  a  dix  ans,  avait  repris  cette  idée 
d'un  observatoire  à  ériger  au  Pic-du-Midi,  l'avait  faite  sienne,  et 
avait  entrepris  une  active  propagande  en  faveur  du  projet.  En  1869, 
le  Journal  officiel  annonçait  la  création  prochaine  de  cet  établisse- 
ment. Malheureusement  c'étaient  les  fonds  qui  manquaient.  C'est 
seulement  quatre  ans  plus  tard  qu'à  l'aide  des  souscriptions  et  des 
dons  recueillis  on  put  enfin  procéder  à  l'organisation  provisoire 
d'une  station  météorologique  sur  le  mamelon  Plantade,  à  l'altitude 
de  2, .370  mètres,  à  proximité  de  l'hôtellerie.  Grâce  au  dévoûment 
du  général  de  Nansouty,  de  MM.  Vaussenat  et  Peslin,  l'installa- 
tion fut  achevée  le  21  août  1873.  De  plus  un  baraquement  fut  éta- 
bli pour  les  ouvriers  qui  l'année  suivante  devaient  exécuter  les  ter- 
rassemens  au  sommet  du  pic. 

Une  collection  d'instrumens  avait  été  mise  à  la  disposition  de  la 
Société  par  M.  Charles  Sainte -Cl  aire  Deville,  inspecteur -général 
des  stations  météorologiques,  dont  le  zèle  infatigable  est  toujours 
au  service  de  toute  bonne  volonté,  et  qui  vient  de  lire  à  l'Académie 
des  Sciences  un  rapport  étendu  sur  l'observatoire  naissant.  On  avait 
trouvé  un  observateur  consciencieux,  M.  Baylac,  ancien  instituteur- 
et  ancien  militaire,  qui  fut  maintenu  pendant  soixante-dix  jours  à 
la  station  Plantade,  où  il  faisait  les  lectures  de  trois  en  trois  heures, 
de  sept  heures  du  matin  à  sept  heures  du  soir;  en  outre,  chaque 
jour  la  même  série  de  lectures  était  répétée  au  sommet  du  pic  à 
neuf  heures  du  matin.  L'absence  de  fonds  ne  permit  pas  d'étendre 
cette  première  campagne  au-delà  du  commencement  d'octobre. 
«  L'observatoire  a  été  fermé  le  9  octobre,  à  sept  heures,  les  vivres 
manquant  complètement,  »  dit  le  procès-verbal. 

L'année  suivante,  on  fut  déjà  en  mesure  de  soutenir  un  établis- 
sement continu.  L'observateur,  installé  dès  le  1""  juin,  resta  sur  le 
pic  avec  le  président  de  la  commission,  le  général  de  Nansouty,  qui 
avait  tenu  à  payer  de  sa  personne,  et  avec  l'hôtelier  Brau,  jusqu'au 
15  décembre,  époque  où  un  accident  força  les  habitans  de  la  sta- 
tion à  une  retraite  précipitée. 

Pendant  ces  six  mois  et  demi,  les  observations  trihoraires  ont  été 
faites  régulièrement  à  la  station  Plantade,  et,  sauf  quelques  jours 
d'interruption ,  on  a  répété  les  lectures  au  sommet  du  pic  à  midi 
43  minutes,  heure  concordant  avec  l'observation  simultanée  de 


LES   OBSERVATOIRES    DE    MONTAGNE.  9'25 

7  heures  35  minutes  du  matin  à  Washington,  car  ces  données  de- 
vaient être  envoyées  au  général  Albert  Myer,  chef  du  service  météo- 
rologique des  États-Unis.  En  prévision  d'un  long  séjour,  on  avait 
apporté  à  l'hôtellerie  de  Sencours  un  ample  approvisionnement  de 
vivres,  consistant  en  vin  rouge,  pain-biscuit,  conserves  de  légumes 
et  de  viandes,  extrait  Liebig,  sucre,  café,  thé,  lait,  rhum,  bougie, 
coke,  tout  cela  en  quantité  plus  que  suffisante,  car  on  comptait  en 
laisser  encore  en  partant.  Une  petite  pharmacie  complétait  ces  pro- 
visions d'hivernage.  L'hiver  avait  été  sensiblement  plus  précoce 
que  l'année  précédente  ;  par  deux  fois  dans  le  courant  de  novembre 
on  avait  dû  renoncer  à  l'observation  du  sommet,  il  y  avait  eu  péril 
très  réel.  En  fait  de  distractions,  la  chasse  d'une  hermine,  la  visite 
d'une  martre  qui,  après  avoir  mangé  quantité  de  noix,  de  lard  et 
d'autres  friandises,  ne  voulut  pas  se  laisser  prendre  au  piège  qui 
lui  fut  tendu,  les  rares  apparitions  de  quelques  oiseaux,  notamment 
du  pinson  des  neiges  [fringilla  nivalis),  étaient  des  événemens  qui 
comptaient  dans  cette  existence  de  stylites.  Au  commencement  de 
décembre,  quatre  membres  de  la  commission  firent  l'ascension  du 
pic  pour  rendre  visite  à  leur  collègue. 

C'est  un  accident  survenu  à  la  grille  du  poêle  de  fonte  vers  le 
10  novembre  qui  fut  la  cause  du  départ  prématuré  des  observa- 
teurs. Ils  avaient  d'abord  essayé  de  raccommoder  la  grille,  mais 
sans  succès;  il  avait  fallu  modifier  la  forme  du  foyer  en  l'élargis- 
sant considérablement.  De  ce  jour,  la  consommation  du  combus- 
tible avait  doublé,  tant  par  suite  de  cette  transformation  que  parce 
que  la  couche  de  neige,  en  dépassant  le  sommet  de  la  cheminée, 
l'avait  en  quelque  sorte  prolongée  et  par  suite  augmenté  chaque 
jour  le  tirage  à  mesure  qu'elle  s'entassait.  Les  vents  du  nord-est  et 
du  sud-ouest  apportaient  de  telles  quantités  de  neige  au  col  Sen- 
cours, que  le  15  novembre  il  y  en  avait  déjà  h  mètres  contre  la 
façade  nord  de  la  maison,  et  qu'on  sortait  de  plain-pied  du  premier 
étage.  A  force  de  travail,  on  parvint  à  la  maintenir  à  ce  niveau  jus- 
qu'au 2  décembre.  Le  3,  on  dut  se  décider  à  creuser  dans  la  neige 
une  galerie  de  7  mètres  de  long,  afin  d'arriver  sans  trop  de  difficulté 
à  la  plate-forme  de  l'observatoire. 

Jusqu'au  6  décembre,  Brau  avait  toujours  accompagné  au  som- 
met du  pic  M.  Baylac,  qui  allait  prendre  le  relevé  de  midi.  Le  7, 
ces  deux  hommes  ayant  été  renversés  deux  fois  par  le  vent  en  cô- 
toyant les  couloirs  d'Ardalos ,  M.  de  Nansouty  décida  que  jusqu'à 
nouvel  ordre  l'observation  du  sommet  serait  supprimée.  Le  9  et  le 
10,  la  tourmente  commençait,  préludant  par  le  bouleversement  de 
la  neige  et  lui  donnant  des  formes  fantastiques.  Des  instans  de 
calme  plat  succédaient  à  des  rafales  de  neige  où  un  homme  n'eût 


926  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pu  tenir  debout.  Pendant  toute  la  journée  du  11,  l'ouragan  fut  for- 
midable; à  onze  heures  du  soir,  un  bloc  de  neige  glacée  enfonça  la 
fenêtre  de  l'hôtellerie,  et  cela  par  un  froid  de  19  degrés  au-des- 
sous de  zéro.  En  un  instant,  le  général  et  M.  Baylac,  qui  s'étaient 
couchés  tout  habillés,  étaient  sur  pied,  et  sacrifiant,  le  premier  un 
matelas  de  sa  couchette,  l'autre  sa  paillasse  et  une  couverture,  ils 
parvinrent,  après  une  heure  de  travail  pénible,  à  masquer  l'ouver- 
ture par  oii  pénétraient  la  neige  et  le  vent.  Pendant  cette  opéra- 
tion, le  thermomètre  intérieur  était  tombé  de  6  degrés  au-dessus 
de  zéro  à  18  degrés  au-dessous.  «  Privés  de  notre  unique  fenêtre, 
dit  M.  de  Nansouty,  nous  fûmes  obligés  d'allumer  les  bougies  toute 
la  journée.  Je  me  voyais,  dans  un  avenir  très  prochain,  sans  com- 
bustible ni  lumière.  Cette  situation  me  fit  comprendre  une  fois  de 
plus  la  nécessité  de  quitter  la  station  dès  que  l'état  de  l'atmosphère 
le  permettrait.  » 

Le  12,  à  six  heures  du  matin,  la  porte  de  l'hôtellerie  fut  à  son  tour 
enfoncée.  On  mit  trois  heures  à  la  rétablir  en  luttant  contre  les  ter- 
ribles rafales  du  sud-ouest  qui  s'engouffraient  dans  le  rez-de-chaus- 
sée. Désormais  ce  rez-de-chaussée  n'était  plus  habitable.  Le  13, 
l'ouragan  parut  mollir,  et,  dans  la  soirée,  il  cessa  tout  à  coup, 
comme  il  avait  commencé  le  11,  par  une  secousse  sèche  qui  fit 
vibrer  et  changer  de  place  la  vaisselle  en  fer  battu  sur  les  étagères. 
Toute  la  nuit,  le  baromètre  resta  immobile,  et  le  matin  il  avait 
quelque  tendance  à  monter,  ce  qui  faisait  supposer  que  le  cyclone 
s'éloignait.  M.  de  Nansouty  donna  aussitôt  l'ordre  de  se  préparer  au 
départ. 

La  petite  troupe  quitta  la  station  le  lu,  vers  neuf  heures  du  ma- 
tin. Dans  la  nuit,  le  thermomètre  était  descendu  à  —  24°;  au 
moment  du  départ,  il  marquait  encore  lA  degrés  au-dessous  de 
glace.  La  neige  tombait  verticalement;  pas  un  souffle  de  vent.  Cha- 
cun portait  une  boussole.  Brau  ouvrait  la  marche,  frayant  la  route 
avec  sa  poitrine,  ses  mains  et  ses  genoux;  la  raideur  des  pentes  lui 
laissait  la  possibilité  de  pousser  la  neige.  Baylac,  derrière  lui,  élar- 
gissait le  passage;  puis  venait  le  général,  qui  avait  encore  souvent 
de  la  neige  au-dessus  des  hanches,  et  sa  chienne  Mira  fermait  la 
marche.  Vers  onze  heures,  voyant  qu'on  n'avançait  qu'avec  une  len- 
teur extrême,  on  résolut  de  changer  de  route  et  de  descendre  au  fond 
de  la  vallée  d'Arises  en  laissant  à  gauche  un  précipice  bien  connu  du 
guide.  Malgré  ses  efforts  pour  ne  pas  se  rapprocher  de  ce  mauvais 
endroit,  poussé  insensiblement  par  la  pression  des  neiges  sur  sa 
droite,  trompé  par  un  rocher  qu'il  prit  pour  un  autre,  aveuglé  par 
la  tourmente,  Brau  arrive  sur  le  bord  de  l'escarpement.  On  se 
figure  la  stupeur  de  ces  trois  hommes  en  voyant  le  vide  au  bout  de 


LES   OBSERVATOIRES   DE   MONTAGNE.  927 

leurs  bâtons.  Il  fallut  faire  demi-tour  et  remonter  50  mètres  à  pic; 
on  mit  une  heure  à  sortir  de  ce  mauvais  pas.  Enfin  on  arrive,  très 
fatigué  déjà,  au  fond  du  vallon.  Là,  le  terrain  devenait  presque  ho- 
rizontal; la  neige,  beaucoup  plus  molle  et  profonde  de  2  mètres,  ne 
cédait  plus  comme  sur  les  pentes;  il  fallait  des  efforts  inouis  pour  la 
déplacer. 

Vers  trois  heures,  on  était  au  Pont-de-Bois.  Il  restait  à  franchir  le 
goulet  d'Arises,  passage  devenu  méconnaissable  par  l'amoncelle- 
ment des  neiges.  En  sondant  le  terrain  à  chaque  pas,  on  arrive  en- 
fin à  l'endroit  où  le  chemin  en  corniche  longe  le  précipice.  «  Après 
un  temps  d'arrêt  pour  nous  bien  reconnaître,  dit  M.  de  Nansouty, 
je  distingue  un  petit  chêne,  un  coudrier  et  un  églantier  ayant  encore 
ses  feuilles,  qui  se  trouvent  sur  le  bord  même  du  sentier,  et  que  je 
reconnais  parfaitement.  Je  les  indique  à  Brau  comme  points  de 
direction  en  lui  recommandant  de  faire  tous  ses  efforts  pour  les 
conserver  à  sa  droite.  Nous  sommes  passés  à  25  centimètres  de  l'é- 
glantier, et  je  vous  avoue  sincèrement  que  j'ai  eu  froid  dans  le 
dos.  » 

A  quatre  heures  et  demie,  on  se  trouvait  devant  une  cabane  fermée 
et  abandonnée.  M.  de  Nansouty  souffrait  horriblement  de  crampes 
dans  le  haut  des  jambes,  et  ne  pouvait  plus  marcher  qu'en  se  fai- 
sant faire  des  ligatures  très  serrées  à  l'aide  de  deux  courroies.  Il 
aurait  voulu  passer  la  nuit  dans  cette  cabane;  mais  il  eût  fallu,  pour 
y  entrer,  enfoncer  la  porte  ou  briser  la  fenêtre.  On  reprit,  par  les 
pentes,  le  chemin  de  la  route  thermale,  que  l'on  atteignit  à  huit 
heures  du  soir.  A  partir  de  ce  moment,  il  y  eut  de  fréquens  éclairs, 
et  la  neige  nouvelle  émettait  une  lueur  phosphorescente  bleu  clair, 
surtout  lorsqu'on  la  remuait.  En  arrivant  à  Gripp  à  une  heure  du 
matin,  tout  le  monde  était  accablé  par  la  fatigue  et  tiraillé  par  la 
faim.  On  avait  mis  seize  heures  à  faire  un  trajet  qui  en  demande 
trois  en  été.  A  l'hôtellerie  de  Gripp,  les  trois  voyageurs  trouvèrent 
enfin  de  quoi  souper  et  dormir. 

Dès  le  1"  juin  1875,  M.  de  Nansouty  et  l'observateur  s'étaient 
de  nouveau  internés  à  l'hôtellerie  pour  l'hiver  entier.  Quelques 
jours  plus  tard,  ils  étaient  en  mesure  de  donner  une  preuve  de 
l'utilité  de  leur  poste  avancé,  car  le  22  juin,  à  la  veille  des  per- 
turbations atmosphériques  qui  devaient  amener  tant  de  désastres 
sur  le  midi  de  la  France,  ils  purent  transmettre  aux  communes 
les  plus  proches  et  jusqu'à  Tarbes  des  avis  qui  seraient  arrivés  à 
destination  plus  tôt,  si  on  avait  eu  un  fil  électrique  sous  la  main. 

Vers  le  milieu  du  mois  d'octobre,  leur  séjour  sur  les  hauteurs 
faillit  être  encore  abrégé  par  un  accident.  Après  une  terrible  tour- 
mente qui  avait  dure  du  12  au  là,  une  grosse  avalanche  vint  s'a- 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

battre  sur  la  maison  le  16,  à  1  heure  1/2  du  matin.  La  neige  de 
l'avalanche,  en  comblant  tout  le  creux  au  nord  de  la  maison  jusqu'à 
1  mètre  au-dessus  du  toit,  privait  les  habitans  de  leur  escalier  de 
communication  et  les  séparait  de  leur  combustible.  Ne  pouvant  plus 
sortir  du  premier  étage  par  la  porte  et  n'ayant  pas  d'échelle  pour  uti- 
liser leur  fenêtre,  ils  furent  obligés  de  percer  le  parquet  pour  des- 
cendre à  l'étage  inférieur.  Il  fallut  ensuite  dégager  la  cheminée,  dont 
le  conduit  était  plein  jusqu'au  rez-de-chaussée,  puis  allumer  avec 
grand'peine  un  feu  pour  se  sécher.  Le  fermier  de  l'hôtellerie  était 
descendu  la  veille  à  Campan,  et  il  était  impossible  qu'il  pût  remonter 
de  sitôt;  le  chemin  était  devenu  impraticable  en  raison  des  avalan- 
ches que  l'on  entendait  ronfler  à  chaque  instant.  Heureusement  on 
avait,  pour  aider  au  déblai,  un  .paysan  des  environs  qui,  surpris  par 
le  changement  de  temps,  se  trouvait  prisonnier  à  l'hôtellerie.  Le 
gros  de  l'avalanche  était  allé  s'engouffrer  dans  le  lac  d'Oncet,  qu'il 
faisait  déborder  :  le  petit  torrent  qui  s'en  échappe  laissait  voir  son 
lit  dégagé  de  neige  sur  plus  de  2  kilomètres.  A  huit  heures  du 
matin,  pendant  que  le  général  faisait  avec  son  aide  l'inventaire 
des  dégâts,  deux  vautours  se  présentèrent  :  ils  venaient  voir  si  l'ava- 
lanche leur  avait  préparé  un  festin  !  On  constata  que  le  vent  de  l'ava- 
lanche et  l'embrun  avaient  brisé  et  tordu  l'abri  météorologique, 
bien  qu'il  fût  construit  en  fer  et  en  fonte,  et  broyé  les  instrumens. 
Cette  catastrophe  ne  découragea  pas  nos  observateurs.  En  quel- 
ques jours,  le  désastre  était  en  grande  partie  réparé;  les  instrumens 
étaient  remplacés  et  installés  sous  un  abri  de  bois.  Afin  de  diminuer 
les  risques  de  l'isolement,  M.  de  Nansouty  a  engagé  deux  solides 
montagnards  pour  le  reste  de  l'hiver.  Depuis  ce  moment,  les  obser- 
vations ont  été  continuées  d'une  manière  très  régulière;  on  en  publie 
un  résumé  tous  les  quinze  jours.  De  temps  en  temps  des  visiteurs 
montent  par  la  route  de  Bagnères  :  le  jour  de  l'an  a  été  fêté  à  la 
station  Plantade  par  une  nombreuse  réunion  d'amis  de  la  science 
qui  étaient  venus  saluer  les  habitans  du  pic.  Tout  fait  espérer  que 
la  campagne  de  1875  pourra  être  menée  à  bonne  fin.  Toutefois 
cette  expérience  de  deux  ans  a  suffisamment  démontré  que  le  col  de 
Sencours  est  à  peu  près  inhabitable  en  hiver  :  il  est  trop  accessible 
à  l'accumulation  des  neiges  et  trop  ouvert  aux  coups  de  vent  d'est, 
sud  et  sud-ouest.  L'observatoire  qu'il  s'agit  de  bâtir  au  sommet,  à 
l'endroit  où  l'on  a  installé  le  Pavillon-Darcet,  ne  serait  exposé  qu'aux 
vents  du  sud,  et  il  serait  facile  de  le  défendre  contre  les  neiges 
d'apport.  La  comparaison  des  températures  notées  à  midi  au  som- 
met du  pic  et  à  la  station  Plantade  prouve  même  que  vers  le  milieu 
de  la  journée  il  ne  fait  pas  toujours  plus  froid  en  haut  qu'en  bas, 
en  dépit  d'une  différence  de  niveau  de  500  mètres,  à  laquelle  cor- 


LES    OBSERVATOIRES   DE   MONTAGNE.  929 

respond  en  moyenne  un  abaissement  de  température  de  3  degrés. 
Dans  la  première  quinzaine  de  janvier,  le  thermomètre  a  été  parfois, 
vers  midi,  un  peu  plus  élevé  au  sommet  qu'à  la  station.  En  re- 
vanche, les  minima  notés  au  sommet  ont  été  très  sévères  :  37°  au- 
dessous  de  zéro  le  9  janvier,  et  encore  —  23°  le  10,  puis  —  25°  et 
—  30°  le  12  et  le  13,  tandis  qu'à  la  station  Plantade  le  thermomètre 
à  minima  n'avait  marqué  que  —  17°,  —  15°,  — 17°  et  —  19°  les 
mêmes  jours.  C'est  la  seconde  période  de  grands  froids  traversée 
cet  hiver  par  les  habitans  du  pic  ;  la  première  avait  duré  trois  se- 
maines (du  21  novembre  au  13  décembre),  et  n'avait  pas  été  moins 
rigoureuse,  car  le  6  décembre  on  eut  —  20°  à  la  station. 

A  tous  les  points  de  vue,  il  est  donc  urgent  de  transporter  le 
poste  d'observation  au  sommet  du  pic.  Un  devis  largement  établi 
porte  les  frais  de  construction  à  30,000  francs.  La  commission  de 
la  Société  Ramond  a  fait  appel  à  tous  les  amis  de  la  science.  Les 
conseils-généraux  de  six  départemens  et  trois  villes,  Bagnères, 
Toulouse  et  Bordeaux,  ont  déjà  répondu  par  des  souscriptions.  La 
ville  de  Bagnères  abandonne  la  propriété  de  la  portion  de  la  cime 
qui  lui  appartient  et  autorise  la  Société  à  interdire,  sur  la  pente  de 
la  montagne,  le  parcours  des  moutons,  afin  de  rétablir  le  gazon- 
nement  de  la  surface.  Grâce  à  ce  concours  empressé,  on  a  pu,  l'été 
dernier,  poser  les  fondemens  de  la  maison  d'habitation,  que  l'on 
bâtit  à  7  mètres  au-dessous  du  sommet.  Cette  maison  est  en  partie 
souterraine  et  n'aura  d'ouverture  que  du  côté  du  midi;  elle  commu- 
nique par  un  tunnel  à  la  pièce  circulaire  voûtée  qui  doit  contenir  le 
baromètre,  les  appareils  magnétiques,  etc.  A  peu  de  distance  sera 
fixé  solidement  au  roc  l'abri  destiné  à  protéger  les  instrumens  qui 
doivent  être  exposés  à  l'air  libre. 

Pour  rendre  les  observations  du  pic  plus  utiles,  on  a  eu  l'heu- 
reuse idée  d'adjoindre  à  la  station  principale  des  postes  secondaires 
situés  à  des  niveaux  inférieurs.  On  a  choisi  à  cet  effet  quatre  sta- 
tions voisines,  deux  dans  la  montagne,  —  le  lac  d'Oredon  (1,900  mè- 
tres) et  Barèges  (1,230  mètres),  —  puis  deux  dans  la  plaine,  —  Ba- 
gnères (550  mètres)  et  Tarbes  (310  mètres).  Les  matériaux  recueillis 
depuis  trois  ans  par  les  hommes  dévoués  qui  consacrent  leur  temps 
et  leurs  forces  à  cette  œuvre  sont  déjà  nombreux,  et  le  peu  qui  en 
a  été  publié  jusqu'à  présent  prouve  que  les  observations  sont  faites 
avec  un  soin  des  plus  louables.  La  comparaison  des  moyennes  ther- 
mométriques et  barométriques  de  187 !i  avec  les  moyennes  décen- 
nales du  grand  Saint-Bernard  montre  un  accord  très  satisfaisant 
dans  la  marche  des  phénomènes.  Elle  tendrait  à  prouver  aussi  que 
la  température  des  Pyrénées  est,  à  niveau  égal,  de  3  degrés  plus  éle- 
vée que  celle  des  Alpes,  car  la  différence  moyenne  entre  la  station 

TOMB  XIII.  —  1876.  59 


930  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Plantade  et  le  Saint-Bernard  est  de  â%6,  et  se  rééuit  à  â°,0  lors- 
qu'on tient  compte  de  la  différence  de  niveau  des  deux  stations, 
qui  est  d'une  centaine  de  mètres.  On  en  a  conclu  qu'au  sommet 
du  Pic -du -Midi  la  température  moyenne  ne  doit  pas  descendre 
sensiblement  au-dessous  de  celle  de  l'hospice  du  Saint-Bernard, 
bien  que  l'altitude  du  pic  soit  supérieure  de  ZiOO  mètres  à  celle  de 
l'hospice. 

Voilà  où  en  est  l'observatoire  du  Pie -du -Midi  de  Bigorre.  Une 
œuvre  si  bien  commencée  sera  vite  achevée ,  surtout  si  elle  peut 
compter  sur  l'appui  de  l'état.  Nul  doute  que  la  Société  Ramond 
n'obtienne  bientôt  la  déclaration  d'utilité  publique  dont  elle  a  be- 
soin pour  devenir  légalement  propriétaire  des  terrains  que  lui  con- 
cèdent les  communes  de  Bagnères  et  de  Barèges,  et  des  construc- 
tions qu'elle  y  élève. 

Les  services  que  les  observatoires  de  montagne  sont  appelés  à 
rendre  sont  très  variés.  La  météorologie  et  la  physique  du  globe 
ont  singulièrement  élargi  leur  cadre  depuis  vingt  ans.  Si  les  varia- 
tions du  baromètre  sont  encore  jusqu'à  nouvel  ordre  les  symptômes 
les  plus  importans  à  consulter  pour  la  prévision  du  temps,  si  la  tem- 
pérature est  toujours  l'élément  qui  intéresse  le  plus  directeiaent  la 
vie  organique,  bien  d'autres  phénomènes  cependant  nous  permet- 
tent, pour  ainsi  dire,  de  tâter  le  pouls  de  la  nature.  On  mesure  main- 
tenant la  quantité  d'ozone  contenue  dans  l'air,  afm  d'en  apprécier 
la  salubrité  ;  on  en  détermine  la  transparence  optique  et  la  trans- 
parence chimique,  en  d'autres  termes  la  proportion  des  radiations 
chimiques  du  soleil  qu'il  laisse  arriver  jusqu'à  nous.  M.  Tyndall 
vient  de  démontrer  que  l'air  dans  lequel  un  rayon  de  soleil  ne  trace 
pas  de  sillon  lumineux,  qui  par  conséquent  ne  renferme  pas  de 
poussières  capables  de  diffuser  la  lumière,  a  aussi  perdu  le  pouvoir 
d'engendrer  la  vie,  c'est-à-dire  de  semer  les  germes  d'où  naissent 
les  fermentations  et  les  maladies  infectieuses.  C'est  une  nouvelle 
défaite  des  partisans  de  la  génération  spontanée,  et  un  beau  sujet 
d'expériences  pour  les  observateurs  placés  au-dessus  des  nuages. 

Que  d'autres  phénomènes  pourraient  être  en  quelque  sorte  sur- 
pris dans  leur  devenir  en  ces  hautes  régions!  La  grêle,  ce  météore 
si  redoutable  et  encore  si  mal  connu,  que  nous  ne  voyons  d'ordi- 
naire que  lorsqu'elle  tombe  sur  nos  récoltes,  —  les  tourbillons  qui 
naissent  du  contact  des  cirrhus  glacés  et  des  tièdes  courans  d'air 
qui  montent  de  la  terre,  —  les  effluves  électriques  qui  alimentent 
la  foudre,  mais  dont  on  peut  à  chaque  instant  reconnaître  la  sourde 
présence  en  dressant  un  mât  armé  de  pointes,  —  tout  cela  rentre 
dans  le  cadre  d'études  des  nouveaux  observatoires.  On  y  songe  en- 
core à  surveiller  les  oscillations  du  sol.  Des  séismographes  enregis- 


LES    OBSERVATOIRES    DE    MONTAGNE.  931 

treront  les  tremblemens  de  terre,  assez  fréquens  dans  la  région  py- 
rénéenne. Pour  constater  les  mouvemens  lents  du  sol,  on  a  placé 
en  lS7!i  quatre  repères  au  niveau  de  la  surface  du  Lac -Bleu,  au 
pied  du  Pic -du -Midi;  ces  repères  sont  formés  par  le  rocher  lui- 
même,  dérasé  horizontalement  et  recouvert  d'une  chape  de  ciment. 
La  limpidité  de  l'atmosphère  des  montagnes  se  prête  aussi  admi- 
rablement aux  études  d'astronomie  physique.  On  peut  citer  comme 
une  expérience  concluante  à  cet  égard  l'expédition  de  M.  Piazzi 
Smyth  au  pic  de  Ténérifïe.  A  une  hauteur  de  S, 000  mètres,  <ies 
instrumens  qui  en  Angleterre  montraient  tout  au  plus  les  étoiles  de 
10«  grandeur  atteignaient  alors  les  étoiles  de  la  l/|^  Le  Pic-du-Midi 
notamment  serait  un  précieux  belvédère.  Déjà  MM.  Maxwel  Lyte  et 
Michelier  y  ont  photographié  l'éclipsé  de  soleil  du  18  juillet  1860 
par  un  temps  superbe,  alors  qu'immédiatement  au-dessous  la  val- 
lée de  l'Adour  était  couverte  de  nuages  qui  cachaient  le  pic  aux  ha- 
bitans,  et  qu'il  pleuvait  à  Bagnères.  Les  travaux  de  spectroscopie, 
l'exploration  de  la  surface  si  tourmentée  du  soleil,  l'étude  des  co- 
mètes et  des  nébuleuses,  pourraient  s'y  faire  dans  des  conditions 
exceptionnellement  favorables,  comme  le  prouvent  les  résultats  ob- 
tenus par  M.  Young  sur  le  Mont-Sherman,  aux  États-Unis.  Reste  à 
savoir  si  un  séjour  prolongé  à  une  altitude  aussi  considérable  que 
celle  du  Pic-du-Midi  (c'est  exactement  celle  de  la  ville  de  Quito) 
ne  finirait  point  par  exercer  sur  les  tempéramens  l'action  débili- 
tante dont  M.  le  docteur  Jourdanet  a  signalé  les  effets,  et  qui  com- 
mence à  se  manifester  vers  2,000  mètres.  Jusqu'à  présent,  les  rap- 
ptwts  du  général  de  Nansouty  et  les  récits  -des  tt)uristes  qui  sont 
montés  à  la  station  Plantade  ne  mentionnent  aucun  symptôme  ée 
ce  genre,  et  on  pourrait  en  tout  cas  y  soustraire  le  gardien  du  pic 
en  le  relevant  de  temps  à  autre.  Gomme  Lyncéus,  le  guetteur  de 
Faust,  le  gardien  pourra  dire  :  «  Ce  n'est  pas  pour  mon  seul  agré- 
ment que  je  suis  placé  en  cet  endroit  et  si  haut.  «  Mais  le  pays, 
qui  profitera  de  leur  dévoûment,  ne  voudra  pas  marchander  à  ces 
énergiques  pionniers  de  la  science  l'appui  moral  et  matériel  dont 
ils  ont  besoin. 

R.  Radau. 


LA 


SOCIÉTÉ  DES  AGRICULTEURS 

DE   FRANCE 


La  septième  session  générale  de  la  Société  des  agriculteurs  de  France 
va  s'ouvrir  le  15  mars  à  Paris.  Composée  de  ceux  que  le  progrès  agri- 
cole intéresse,  depuis  le  fermier  le  plus  modeste  jusqu'au  châtelain  le 
plus  opulent,  cette  société  a  en  outre  ouvert  ses  rangs  aux  hommes  les 
plus  marquans  dans  l'industrie  et  les  sciences,  et  elle  a  inscrit  parmi 
ses  membres  honoraires  de  grandes  illustrations  aristocratiques  de  Tlta- 
lie,  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre.  Gréée  à  peine  depuis  quelques  an- 
nées, elle  a  pris  un  grand  développement,  qui  est  la  meilleure  preuve 
de  son  utilité. 

L'époque  où  nous  vivons  marquera  en  effet  par  une  sorte  de  crise 
pour  l'agriculture  française.  Le  haut  prix  de  toutes  les  choses  de  la  vie 
a  sans  nul  doute  apporté  une  amélioration  notable  dans  le  sort  des  cul- 
tivateurs, qui  les  produisent  et  qui  les  vendent;  mais  ce  progrès  ne  s'est 
point  réalisé  sans  plus  d'une  compensation  fâcheuse  pour  eux.  Ainsi  la 
construction  des  voies  de  communication  qui  facilitent  l'écoulement  des 
produits  du  sol  a  enlevé  des  bras  nombreux  à  la  culture,  La  population 
rurale  en  a  été  comme  décimée.  L'union  patriarcale  des  familles  de 
paysans  traditionnellement  nombreuses  est  à  tout  jamais  détruite.  Elle 
était  autrefois  la  base  du  travail  agricole.  Jadis  il  était  nécessaire  de 
produire  à  peu  près  tout  sur  un  même  domaine;  la  liberté  des  échanges 
a  fait  succéder  à  cette  antique  nécessité  la  tendance  obligatoire  à  la 
spécialisation  des  produits.  Tous  ces  changemens  sont  arrivés  d'une 
façon  un  peu  subite  pour  notre  agriculture,  qui  y  était  mal  préparée  par 
un  manque  trop  général  d'instruction.  La  tradition,  d'autres  diront  la 
routine,  lui  avait  pleinement  suffi  pour  ses  anciens  erremens;  mais  cette 


LA.   SOCIÉTÉ    DES    AGRICULTEURS    DE    FRANCE.  933 

tradition  la  laissait  un  peu  dépaysée  sur  ce  nouveau  théâtre  où  elle  était 
amenée  presque  à  son  insu. 

Plus  que  jamais  notre  agriculture  avait  besoin  de  s'instruire  et  de  se 
renseigner.  Sans  nul  doute  les  journaux  spéciaux,  les  brochures,  les  li- 
vres sont  fort  utiles  pour  l'expansion  de  l'instruction;  mais  ils  s'adres- 
sent surtout  aux  jeunes  générations.  Les  réunions,  les  discussions  pu- 
bliques conviennent  bien  mieux  pour  l'enseignement  des  hommes  déjà 
faits,  de  ceux  qui  écoutent,  mais  qui  n'ont  pas  le  temps  de  lire.  Il  était 
donc  urgent  de  convoquer  de  grandes  assemblées  périodiques  où  les 
agriculteurs  venus  de  tous  les  points  de  la  France  pourraient  discuter 
en  parfaite  connaissance  la  grande  cause  du  progrès  agricole,  pour  le- 
quel il  ne  saurait  y  avoir  qu'une  noble  et  patriotique  émulation  sans 
aucune  mesquine  rivalité.  Il  était  urgent  de  réunir  ces  agriculteurs  en 
une  vaste  association  disposant  d'abondantes  souscriptions ,  grâce  aux- 
quelles elle  pourrait  distribuer  des  encouragemens  efficaces. 

Ce  vigoureux  projet  de  substituer  ainsi  l'initiative  privée  à  la  tutelle 
administrative  a  été  conçu  et  mené  à  bonne  fin  par  M.  Lecouteux,  écri- 
vain agricole  distingué  autant  qu'excellent  praticien.  Son  plan  d'une 
vaste  association  d'agriculteurs  s'étendant  sur  toute  la  France  reçut  im- 
médiatement un  sympathique  accueil  de  la  part  de  tous  les  hommes 
de  progrès  que  leurs  goûts  ou  leurs  intérêts  rattachent  à  l'agriculture. 
Grâce  aux  persévérans  efforts  des  promoteurs  de  l'œuvre,  plus  de  deux 
mille  adhésions  furent  acquises  avec  une  promptitude  étonnante  dans 
un  pays  aussi  peu  habitué  que  le  nôtre  aux  idées  d'association.  Il  fallait 
à  cette  société  naissante  le  patronage  d'un  homme  éminent,  capable  de 
la  garantir  des  ombrages  d'un  gouvernement  peu  soucieux  du  réveil  de 
l'esprit  public  en  France.  M.  Drouyn  de  Lhuys  accepta  une  présidence 
temporaire  que  les  suffrages  de  l'association  lui  ont  constamment  con- 
servée depuis  sa  fondation. 

La  première  session  de  la  société  a  eu  lieu  au  mois  de  décembre  1868. 
Depuis  cette  époque,  une  réunion  générale  s'est  tenue  chaque  année  à 
Paris,  excepté  en  1871,  année  malheureuse  et  fatale  héritière  de  la  dé- 
claration de  guerre  de  1870.  La  durée  des  sessions  est  de  huit  jours  en- 
viron. L'assemblée  se  divi?e  en  sections,  dont  les  membres  passent 
chaque  matinée  dans  le  huis-clos  de  leurs  bureaux  respectifs,  étudiant 
les  questions  de  leur  compétence.  Les  rapports  ainsi  préparés  dans  les 
sections  sont  ensuite  lus  à  tour  de  rôle  dans  la  réunion  générale  qui  suit 
dans  la  journée.  L'allluence  y  est  toujours  nombreuse,  et  les  débats  sont 
souvent  fort  animés.  Les  grandes  questions  intéressant  l'agriculture  en- 
tière de  la  France,  telles  que  les  traités  de  commerce,  les  impôts,  l'u- 
tilisation des  cours  d'eau  pour  l'irrigation  et  la  fécondation  du  sol,  les 
ravages  du  phylloxéra,  les  progrès  de  l'industrie  chevaline,  les  réformes 
à  introduire  dans  les  concours  régionaux  agricoles,  les  progrès  de  l'in- 


934  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

struction  dans  les  campagnes,  toutes  ces  questions  ont  été  traitées  avec 
rimporfance  qu'elles  méritent,  par  des  hommes  occupant  de  grandes 
situations  agricoles  dans  le  nord,  dans  le  midi  et  dans  le  centre  de  la 
France.  Fort  souvent  des  vœux  très  sagement  motivés  ont  été  adressés 
aux  ministres  de  l'agriculture  et  des  finances,  et  ont  été  pris  en  consi- 
dération dans  les  décisions  administratives. 

La  société  ne  reste  point  inactive  entre  les  sessions.  Pour  l'étude  des 
questions  demandant  un  mûr  et  long  examen,  elle  nomme  des  commis- 
sions dont  les  membres  viennent  souvent  de  fort  loin  afin  d'assister  aux 
convocations  qui  leur  sont  faites.  C'est  ainsi  que  la  question  des  engrais 
commerciaux  est  soumise  à  une  commission  permanente  dont  les  tra- 
vaux ont  fourni  aux  cultivateurs  les  plus  utiles  moyens  de  contrôle.  Une 
commission  de  législation  donne  gratuitement  aux  sociétaires  des  con- 
sultations de  droit  rural.  Les  travaux  des  sessions  générales  et  les  re- 
cherches des  commissions  sont  publiés  chaque  année  dans  un  annuaire 
d'un  format  important,  et  dans  des  bulletins  mensuels  expédiés  aux  so- 
ciétaires. Ces  publications  constitueront  de  très  précieuses  archives  agri- 
coles. C'est  ainsi  qu'au  moyen  d'une  modeste  souscription  (1)  annuelle, 
tout  agriculteur  peut  prendre  part  à  des  réunions  intéressantes,  recevoir 
des  publications  instructives,  et  se  faire  directement  renseigner  sur  les 
faits  de  culture,  de  zootechnie  ou  de  jurisprudence  rurale  le  concernant 
spécialement.  Nous  allons  essayer  de  donner  un  aperçu  rapide  des 
questions  qui  ont  excité  le  plus  d'intérêt  dans  les  réunions  de  la  so- 
ciété. 

Les  instrumensde  préparation  du  sol  ont  partout  conservé  jusqu'à  ces 
derniers  temps  leurs  antiques  formes  et  leur  primitive  simplicité.  C'est 
ainsi  qu'on  voit  au  musée  égyptien  de  Boulak  une  colonne  découverte 
par  M.  Mariette,  sur  laquelle  sont  représentés  les  divers  travaux  de  la 
terre.  Ces  dessins  agricoles,  qui  sont  sans  nul  doute  les  plus  anciens  du 
monde,  furent  gravés  aune  époque  bien  reculée,  au  temps  où  les  Celtes, 
nos  ancêtres,  vivaient  misérablement  de  pêche  et  de  chasse,  étaient  en- 
core ignorans  de  toute  espèce  de  travail.  Eh  bien  !  les  outils  figurés  sur 
la  pierre  égyptienne  sont  absolument  les  mêmes  que  ceux  avec  lesquels 
les  fellahs  actuels  préparent  lears  champs  limoneux.  Plus  loin  en  Asie, 
l'informe  croc  de  bois  muni  d'un  soc  en  porcelaine  que  le  Chinois  pousse 
tandis  que  sa  femme  le  haie  devant,  se  perpétue  depuis  des  milliers 
d'années  sur  les  bords  marécageux  du  Yang-tse-kiang.  Chez  nous,  la 
lourde  charrue  encore  usitée  en  Normandie  est  bien  la  même  que  celle 
que  la  reine  Mathilde  a  brodée  sur  ses  tapisseries  conservées  à  Bayeux. 

(1)  La  société  se  compose  1°  de  membres  ordinaires  versant  une  cotisation  annuelle 
de  20  francs,  2"  de  membres  fondateurs  qui,  outre  cette  cotisation  annuelle,  paient 
une" somme  de  100  francs  à  leur  entrée  dans  la  société,  3"  de  membres  donateurs 
a3^nt  fait  une  donation  de  1,000  francs  au  minimum. 


LA    SOCIÉTÉ   DES    AGRICDLTEURS    DE   FRANCE.  935 

Les  progrès  et  l'accroissement  de  puissance  des  outils  agricoles  ne 
datent  réellement  que  des  progrès  mêmes  de  la  métallurgie.  C'est  seu- 
lement en  substituant  le  fer  au  bois  que  l'on  a  pu,  vers  le  commence- 
ment de  ce  siècle,  fouiller  le  sol  plus  énergiquement  et  obtenir  de  lui 
de  plus  abondantes  récoltes.  L'introduction  en  France  des  instrumens  de 
culture  perfectionnés  ne  remonte  guère  au-delà  de  la  fin  de  la  restau- 
ration; elle  est  due  à  Mathieu  de  Dombasle,  ce  bienfaiteur  de  l'agricul- 
tiu*e  française. 

Quand  les  instrumens  agricoles  sont  mus  par  des  animaux,  la  puis- 
sance s'en  trouve  bornée  par  les  limites  mêmes  de  la  force  de  ces 
animaux.  Pour  aller  au-delà,  l'action  de  la  vapeur  doit  être  substituée 
à  celle  des  chevaux  ou  des  bœufs.  Les  premiers  essais  de  l'emploi 
de  ce  moteur  pour  la  culture  ont  été  faits  en  Angleterre,  dès  le  début 
de  ce  siècle;  mais  c'est  seulement  depuis  une  vingtaine  d'années  que 
la  chose  a  passé  dans  le  domaine  de  la  pratique.  11  est  facile  de  se 
rendre  compte  du  principe  même  de  ce  travail  :  une  machine  locomo- 
bile  est  amenée  sur  le  bord  du  champ  à  cultiver;  elle  met  en  mouve- 
ment un  tambour  autour  duquel  s'enroule  un  câble  en  fil  d'acier  qui 
tire  soit  une  charrue,  soit  une  herse,  un  rouleau  ou  un  semoir.  Dès 
que  l'instrument  est  arrivé  au  terme  de  sa  course,  il  change  de  cap 
et  se  trouve  tiré  par  un  second  câble,  qui  est  mû  au  moyen  de  poulies 
de  renvoi.  Tel  est  l'appareil  le  moins  coûteux;  la  locomobile  pouvant 
servir  aux  divers  travaux  intérieurs  de  la  ferme,  les  autres  engins  sont 
seuls  imputables  en  totalité  au  prix  de  revient  de  la  culture  à  vapeur. 
Mais  ce  mode  de  transmission  de  mouvement  est  fort  compliqué,  quel- 
que ingénieuses  que  soient  les  dispositions  inventées  par  les  construc- 
teurs anglais  tels  que  MM.  Howard,  Fowler,  Fisken,  car  ils  sont  habiles 
et  nombreux,  les  fabricans  anglais  qui  cherchent  la  solution  pratique 
et  économique  de.  ce  grand  problème,  avec  une  ardeur  bien  justifiée 
par  la  faveur  publique  s'attachant  en  Angleterre  au  labourage  à  va- 
peur. Pour  obtenir  un  travail  plus  rapide  et  plus  énergique,  on  a  été 
conduit  à  l'emploi  d'un  double  moteur;  alors  deux  locoiuobiles  se  pos- 
tent parallèlement  à  chaque  extrémité  du  champ,  tirant  alternative- 
ment la  charrue  et  avançant  d'un  pas  à  chaque  nouveau  sillon. 

Pour  adapter  les  instrumens  aratoires  à  la  culture  à  vapeur,  il  a  fallu 
créer  des  types  nouveaux  de  charrues ,  de  herses  et  de  semoirs,  bien 
autrement  puissans  et  coûteux  que  les  anciens  outils,  auxquels  ils  res- 
semblent à  peu  près  comme  ces  magnifiques  paquebo's  traversant  l'o- 
céan ressemblent  aux  modestes  caravelles  de  Christophe  Colomb  qui 
l'ont  passé  les  premières.  A  ce  point  de  vue  de  l'outillage,  la  perfec- 
tion semble  atteinte  dans  la  culture  à  vapeur.  Les  progrès  à  réaliser 
doivent  d  sormais  porter  sur  la  mise  en  mouvement;  il  y  a  encore  place 
à  de  grandes  améliorations  quant  à  la  simplicité,  au  prix  des  appareils 
et  à  l'utilisation  de  la  vapeur. 


936  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  avantages  et  les  difficultés  de  la  culture  à  vapeur  ont  été  sérieu- 
sement discutés  dans  les  réunions  de  la  Société  des  agriculteurs  de 
France.  En  réduisant  dans  les  exploitations  le  nombre  des  bêtes  de 
trait,  la  vapeur  réserve  une  plus  large  part  aux  animaux  de  rente;  cha- 
que kilogramme  de  charbon  brûlé  pour  la  préparation  du  sol  équivaut 
à  une  certaine  quantité  de  fourrage  dont  on  peut  disposer  pour  des 
bœufs  ou  des  moutons  destinés  à  l'alimentation  publique. 

A  un  autre  point  de  vue,  la  vapeur  a  l'incontestable  mérite  de  fournir, 
comme  sans  effort,  des  labours  profonds  que  l'on  ne  peut  obtenir  des 
animaux  qu'au  prix  d'une  lenteur  extrême  et  d'une  fatigue  excessive 
pour  les  conducteurs,  aussi  bien  que  pour  les  attelages.  Énergiquement 
fouillée  et  ameublie  jusque  dans  le  sous-sol,  la  terre  se  dessèche  moins 
au  soleil  et  s'engorge  moins  d'humidité;  elle  donne  de  plus  riches  ré- 
coltes. Certes,  si  tous  nos  champs  de  France  pouvaient  obtenir  graduel- 
lement la  perméabilité  à  l'air,  à  la  chaleur  et  à  la  lumière  que  donne 
la  culture  à  vapeur,  la  production  agricole  s'en  trouverait  accrue  dans 
d'incalculables  proportions.  Comme  rapidité  d'exécution,  les  appareils 
les  plus  puissans  peuvent  cultiver  profondément  quatre  hectares  par 
jour,  et  travailler  superficiellement  une  étendue  plus  que  double  de 
celle-là,  tout  en  n'exigeant  que  quatre  hommes  pour  la  manœuvre  des 
outils  ou  l'approvisionnement  des  moteurs.  Il  est  constaté  que,  pour 
exécuter  un  semblable  travail  dans  un  même  temps,  il  faudrait  au 
moins  dix  charrues  des  plus  fortes,  chacune  étant  conduite  par  deux 
hommes  et  attelée  de  quatre  chevaux  les  plus  vigoureux.  Deux  locomo- 
biles  et  quatre  ouvriers  font  donc  le  labeur  de  vingt  laboureurs  et  de 
quarante  forts  chevaux.  Dans  ces  conditions,  il  est  possible  de  donner 
aux  opérations  agricoles  une  célérité  inconnue  jusqu'à  nos  jours.  Les 
labours,  les  hersages,  les  semailles  peuvent  ainsi  s'exécuter  en  temps 
opportun,  moins  exposés  aux  risques  de  mauvais  temps  que  la  culture 
traînant  en  langueur  avec  des  moyens  impuissans. 

Ces  contrariétés  du  temps  sont  d'autant  plus  grandes  que  le  climat 
d'une  contrée  est  moins  beau.  Dans  le  midi  de  la  France,  on  peut  pro- 
fiter des  magnifiques  et  lumineuses  journées  qui  y  sont  si  nombreuses, 
pour  confier  au  sol  la  semence,  espoir  du  laboureur;  mais  la  période 
propice  est  déjà  moins  longue  dans  le  nord  de  notre  pays;  elle  se  trouve 
encore  raccourcie  plus  près  du  pôle.  La  culture  à  vapeur  donne  donc  à 
l'homme  une  sécurité  plus  grande  pour  la  production  de  sa  nourriture, 
éternel  sujet  d'angoisses  pour  lui;  en  cela,  elle  marque  un  nouvel  et 
important  triomphe  dans  la  lutte  incessante  qu'il  soutient  contre  la  na- 
ture, cette  dure  mère  qui  n'accorde  ses  dons  qu'au  labeur  opiniâtre  de 
ses  enfans. 

Les  difficultés  de  cette  culture  sont  en  proportion  de  ses  avantages. 
Un  appareil  ordinaire  rendu  d'Angleterre  en  France,  coûte  environ 
/iO,000  francs.  L'amortissement  d'un  tel  capital,  qui  doit  être  réalisé 


LA    SOCIÉTÉ   DES   AGRICULTEURS    DE    FRANCE.  937 

moyennement  en  dix  ans,  l'entretien  et  la  réparation  des  divers  engins,, 
le  charbon  et  la  solde  des  mécaniciens,  tout  cela  constitue  de  gros 
frais,  dont  le  remboursement  exige  que  l'appareil  ne  chôme  guère 
dans  l'année.  C'est  un  fait  acquis  qu'un  tel  outillage  ne  paie  ce  qu'il 
coûte  que  s'il  s'applique  tu  moins  à  la  culture  de  500  hectares  de 
terres.  D'aussi  vastes  champs  cultivés  sont  rares  dans  une  même  ex- 
ploitation en  France,  Ce  mode  de  culture  ne  saurait  donc  s'y  généraliser 
qu'au  moyen  d'associations  entre  des  propriétaires  d'une  même  contrée 
ou  au  moyen  d'entrepreneurs  de  labours,  comme  il  en  existe  de  l'autre 
côté  du  détroit. 

Cet  essai  d'association  et  d'entreprise  a  été  fait  dans  nos  départemens 
de  l'est,  mais  sans  grand  succès.  On  a  vite  reconnu  que  ces  puissantes 
locomobiles,  qui  se  changent  en  machines  routières  pour  les  dépla- 
cemens,  se  détérioraient  très  vite  par  suite  des  trépidations  résultant 
de  la  marche  sur  les  chemins  mal  empierrés.  La  clientèle  d'un  appareil 
à  vapeur  doit  donc  être  étendue,  et  pourtant  il  la  faut  concentrée  sur 
un  étroit  espace.  Les  champs  eux-mêmes  ne  conviennent  pas  quand  ils 
sont  trop  petits.  Une  parcelle  mesurera  au  moins  3  hectares  pour  qu'elle 
vaille  la  peine  que  l'on  y  installe  de  lourds  engins,  peu  commodes  à  re- 
muer, surtout  par  les  mauvais  chemins.  De  plus  les  champs  obstrués 
par  des  racines  d'arbres  ou  des  blocs  de  rochers  nécessitent  au  préalable 
un  coûteux  défonçage  opéré  à  bras;  il  faut  les  dégager  de  ces  écueils 
cachés  qui  provoqueraient  de  ruineuses  ruptures  dans  l'appareil.  Quant 
aux  terrains  de  montagne,  quelle  que  soit  leur  qualité,  ils  resteront 
toujours  hors  la  loi  de  la  culture  à  vapeur. 

Voilà  de  bien  nombreuses  réserves;  elles  expliquent  comment  le  la- 
bourage à  vapeur  s'est  moins  répandu  en  France  qu'en  Angleterre,  où  un 
ciel  moins  clément  impose  une  plus  grande  promptitude  dans  les  tra- 
vaux agricoles,  tandis  que  le  sol  moins  morcelé  et  plus  assoupli  par  la 
culture  s'y  prête  mieux  à  la  manœuvre  de  ces  puissans  engins.  En  outre 
une  plus  grande  rareté  de  la  main-d'œuvre  agricole  y  rend  l'application 
de  ces  rapides  machines  plus  nécessaire  que  chez  nous. 

Le  premier  agriculteur  qui  ait  employé  en  France  la  culture  à  vapeur 
d'une  façon  continue  est,  je  crois,  M.  Decauviile,  fermier  de  l'impor- 
tante terre  de  Petit-Bourg,  près  de  Paris.  Il  était  presque  le  seul  à  en 
faire  usage  quand  survinrent  la  guerre  et  l'invasion,  nous  assaillant  en 
pleine  sécurité  de  paix,  avec  l'incendie  et  la  destruction  pour  sombre 
cortège.  Privés  de  tous  leurs  attelages,  quelques  fermiers  des  environs 
de  Paris  ont  alors  songé  à  faire  venir  d'Angleterre  des  appareils  qui  leur 
ont  été  très  utiles  pour  remettre  leurs  champs  en  culture,  après  le  dé- 
part de  l'ennemi  ;  mais  leur  exemple  a  fait  peu  de  prosélytes.  Pourtant 
ce  mode  de  culture  semblerait  devoir  s'appliquer  judicieusement  sur 
les  fertiles  plaines  qui  entourent  la  plupart  de  nos  grands  centres  de 


938  RETUE  DES   DEUX   MONDES. 

population.  Dans  ces  régions,  les  cultivateurs  sont  à  proximité  des  ate- 
liers de  réparation  et  des  dépôts  de  charbon  :  les  routes  sont  en  général 
assez  bonnes  pour  le  déplacement  des  locomobiles  ;  le  prix  de  la  main- 
d'œuvre  y  est  toujours  plus  élevé  qu'en  rase  campagne,  où  le  manque 
de  capitaux,  les  difficultés  des  communications  et  les  moindres  facilités 
pour  la  vente  des  produits  imposeront  longtemps  encore  des  procédés 
de  culture  plus  simples. 

Mais  il  est  d'autres  machines  également  d'origine  anglaise,  telles  que 
les  faucheuses  et  les  moissonneuses,  qui  se  sont  répandues  chez  nous 
avec  une  rapidité  étonnante  dans  un  pays  où  le  morcellement  du  sol 
prédispose  peu  à  l'emploi  d'engins  coûteux.  Il  s'est  même  fondé  en 
France  plusieurs  usines  importantes  exclusivement  consacrées  à  la  fa- 
brication de  ces  machines,  qu'elles  construisent  avec  une  perfection  ne 
laissant  rien  à  envier  aux  produits  anglais  ou  américains.  Néanmoins 
l'importation  des  instrumens  de  provenance  étrangère  est  encore  consi- 
dérable chez  nous.  Nos  constructeurs  doivent  donc  s'efforcer  de  l'em- 
porter sur  leurs  concurrens  par  l'excellence  de  leurs  outils  comme 
par  la  réduction  de  leurs  prix,  d'autant  plus  que  les  produits  étran- 
gers ont  à  supporter  des  frais  de  transport  et  des  droits  de  douane  très 
élevés.  Avec  quelques  efforts  de  la  part  de  nos  fabricans,  la  construc- 
tion du  matériel  agricole  peut  devenir  l'une  des  branches  les  plus  pro- 
spères du  travail  national. 

Si  le  labourage  à  vapeur  est  destiné  à  soulager  l'excès  de  fatigue  des 
animaux,  le  fauchage  et  le  moissonnage  mécaniques  sont  surtout  appelés 
à  adoucir  la  trop  grande  peine  de  l'homme.  C'est  de  grand  matin,  bien 
avant  le  jour,  que  le  cultivateur  s'arme  de  la  faux  ou  de  la  faucille  et  se 
rend  au  travail  ;  saisi  d'abord  par  une  fraîcheur  et  une  humidité  péné- 
trantes, il  reçoit  bientôt  les  rayons  du  soleil,  dont  rien  ne  l'abrite,  quand 
il  s'épuise  par  les  efforts  musculaires  les  plus  violens.  Le  labeur  continue 
jusqu'à  la  fraîcheur  du  soir,  parfois  meurtrière  pour  sa  poitrine  baignée 
de  sueur.  Le  plus  souvent  sa  nourriture  n'est  pas  assez  substantielle 
pour  réparer  l'épuisement  causé  par  ces  travaux  toujours  exécutés  au 
milieu  d'une  sorte  de  surexcitation  morale.  Il  en  résulte  des  maladies 
qui,  suivant  les  prédispositions  locales,  prennent  le  caractère  de  fluxions 
de  poitrine,  de  fièvres  intermittentes  ou  typhoïdes,  maladies  qui  dé- 
ciment cet  autre  soldat  sur  son  champ  de  bataille,  et  dont  la  crainte  est 
Tune  des  causes  de  la  désertion  des  campagnes.  En  rachetant  l'homme 
de  ses  plus  durs  travaux,  les  faucheuses  et  les  moissonneuses  procure- 
ront une  bienfaisante  amélioration  dans  la  santé  publique  à  la  cam- 
pagne. A  ce  point  de  vue,  l'économie  qu'elles  peuvent  apporter  est  vrai- 
ment incalculable. 

Préoccupée  de  la  diffusion  des  machines  par  voie  d'entreprise,  la  So- 
ciété des  agriculteurs  a  fondé  en  1874  un  prix  de  1,000  francs  et  des 


LA    SOCIÉTÉ  DES   AGRICULTEURS    DE   FRANCE.  939 

médailles  pour  les  entrepreneurs  de  moissonnage  mécanique  pouvant 
justifier  de  la  plus  grande  étendue  moissonnée  par  leurs  appareils.  L'en- 
trepreneur à  qui  le  prix  a  été  décerné  a  moissonné  plus  de  900  hectares 
dans  le  département  de  la  Marne,  à  l'aide  de  cinq  machines.  Enfin  la 
Société  organise  tous  les  ans  un  concours  de  moissonneuses  à  la  colonie 
de  Mettray,  dont  Texploitation  lui  sert  d'école  expérim-entale. 

Geite  société  n'a  pas  encore  créé  de  concours  spéciaux  pour  les  animaux 
de  la  ferme;  mais  chaque  année  elle  décerne  des  médailles  d'honneur 
aux  exposans  les  plus  méritans  dans  les  expositions  des  comices  canto- 
naux. Secondée  par  le  zèle  de  ses  membres,  elle  a  institué  une  grande 
enquête  sur  l'état  du  bétail  en  France.  Les  résultats  très  intéressans  en 
sont  publiés  dans  ses  bulletins  mensuels. 

C'est  seulement  depuis  uue  trentaine  d'années  que  la  préoccupation 
de  l'amélioration  de  nos  races  domestiques  est  devenue  sinon  générale, 
du  moins  très  commune  parmi  tous  les  cultivateurs.  Jusque-là  de  grands 
propriétaires  isolés  avaient  seuls  essayé  d'acclimater  quelques  espèces 
étrangères,  plutôt  par  faste  que  par  véritable  intérêt  agricole;  mais  les 
attrayantes  études  sur  l'agronomie  anglaise,  publiées  dans  la  Revue  par 
M.  Léonce  de  Lavergne,  ont  puissamment  contribué  à  éveiller  le  goût  du 
progrès  chez  nos  éleveurs  et  à  appeler  la  faveur  publique  sur  leurs  es- 
sais. Leurs  premières  tentatives  furent  marquées  par  d'inévitables  tâ- 
toonemeas  et  par  un  entraînemeat  parfois  irréfléchi  vers  certaines  races 
que  les  Anglais  ont  poussées  à  un  engraissement  excessif;  mais  l'expé- 
rience a  parlé  :  elle  conseille  sagement  de  conserver  la  plupart  de  nos 
races  indigènes,  dont  quelques-unes  présentent  une  haute  valeur,  tant 
par  leur  nombre  que  par  leurs  qualités  héréditaires.  Sans  doute  des 
croisemens  faits  avec  réserve  peuvent  encore  accroître  la  perfection  de 
quelques-unes  de  nos  espèces  les  plus  fines;  mais  tout  mélange  doit 
être  repoussé  de  nos  races  des  pays  montagneux,  où  un  climat  sévère, 
un  sol  peu  fertile,  ne  se  prêtent  pas  à  l'introduction  d'animaux  trop 
délicats,  dont  l'effet  serait  du  reste  de  compromettre  la  rusticité  et  l'ap- 
titude au  travail  des  espèces  indigènes. 

C'est  donc  par  une  meilleure  nourriture  et  par  le  choix  de  bons  re- 
producteurs, qui  ne  sont  eux-mêmes  que  le  résultat  de  soins  antérieurs, 
que  l'on  doit  surtout  chercher  à  développer  toutes  les  bonnes  qualités  et 
à  atténuer  les  difformités  de  la  plupart  de  nos  vieilles  races  françaises. 
Aussi  les  agriculteurs  se  préoccupent-ils  surtout  de  régulariser  le  ré- 
gime de  leur  bétail,  et  de  faire  en  sorte  qu'à  l'abondance  qui  règne  en 
été  il  ne  succède  pas  d-î  trop  grandes  privations  en  hiver.  Pour  ce^la, 
les  pays  les  plus  fertiles  ont  la  betterave,  cette  corne  d'abondance  de 
l'agriculture  moderne,,  dont  la  pulpe  reste  au  bétail  après  la  fabrica- 
tion du  sucre.  Les  pays  les  plus  pauvres  utilisent  l'ajonc  toujours  vert; 
ceux  dont  la  fertilité  est  moyenne  cultivent  le  maïs,  qui,  haché  et  mis 
en  .silos,  douiie  une  nourriture  fermentée  très  agréable  au  bétail. 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  cultivateurs  sont  surtout  excités  à  mieux  soigner  leurs  animaux, 
depuis  les  facilités  de  vente  apportées  par  le  développement  du  réseau 
des  chemins  de  fer.  Sous  cette  influence,  chaque  contrée  s'est  vue, 
comme  à  son  insu,  entraînée  vers  la  production  spéciale  la  plus  conve- 
nable à  son  climat  et  à  son  sol.  L'élève  du  mouton  l'a  emporté  dans 
certaines  régions,  tandis  que  la  race  bovine  prédomine  de  plus  en  plus 
dans  d'autres  localités.  Il  s'est  même  établi  des  distinctions  pour  cette 
race  ;  ainsi  certains  pays,  particulièrement  ceux  de  montagne,  se  sont 
spécialisés  plus  qu'autrefois  pour  l'élevage  des  jeunes  animaux,  qui  sont 
vendus  vers  l'âge  de  deux  ans  pour  les  travaux  de  la  plaine.  Transpor- 
tés sur  un  terrain  plus  fertile,  et  soumis  à  une  alimentation  plus  nour- 
rissante, ces  animaux  acquièrent  en  travaillant  un  développement  plus 
considérable  que  celui  qu'ils  auraient  atteint  avec  de  plus  maigres 
fourrages.  Quand  ils  sont  parvenus  à  leur  complète  croissance,  ces 
mêmes  bœufs  sont  dirigés  vers  les  contrées  aux  gras  pâturages,  où  ils 
sont  soumis  à  un  rapide  engraissement.  Depuis  que  ces  contrées  peuvent 
s'approvisionner  facilement  d'animaux  tout  formés,  elles  ont  graduel- 
lement renoncé  à  l'élevage,  qui  peut  s'opérer  plus  économiquement 
dans  les  pays  de  moindre  fertilité. 

Au  moyen  des  chemins  de  fer,  il  s'est  donc  établi  une  sorte  de  divi- 
sion du  travail  dans  la  production  agricole,  en  ce  qui  concerne  la  race 
bovine.  Certains  pays,  tels  que  le  centre  de  la  France,  encore  très  pau- 
vres hier,  se  sont  rapidement  élevés  à  un  état  de  notable  aisance,  par 
le  développement  que  l'exportation  de  leurs  jeunes  animaux  a  pris  dans 
ces  dernières  années.  D'autre  part,  les  contrées  que  leur  nature  pré- 
dispose plus  à  la  culture  des  céréales  qu'à  celle  des  fourrages,  n'ont 
plus  à  se  préoccuper  de  la  production  de  leurs  animaux  de  travail,  pour 
laquelle  elles  manquaient  complètement  defaciUtés.  Dans  ces  nouvelles 
conditions,  la  population  bovine  de  la  France  tend  à  prendre  un  déve- 
loppement dont  elle  aurait  été  incapable,  si  chaque  pays  était  resté  dans 
l'ancienne  nécessité  de  faire  naître,  de  faire  croître  et  d'engraisser  son 
propre  bétail.  La  production  agricole  ne  salirait  faire  exception  aux  lois 
de  la  division  du  travail  qui  régissent  les  autres  branches  de  l'industrie 
humaine. 

Malheureusement  cette  bienfaisante  spéciahsation  se  manifeste  moins 
dans  la  production  chevaline,  qui  est  devenue  depuis  la  guerre  le  sujet 
des  plus  vives  préoccupations,  à  cause  des  intérêts  les  plus  graves  qui 
s'y  rattachent.  Ce  n'est  point  une  simple  affaire  d'économie  pour  les 
acheteurs  et  de  gain  pour  les  producteurs  qui  est  ici  en  jeu,  comme 
pour  les  autres  industries  agricoles.  Notre  agriculture  doit  s'efforcer  de 
produire  un  plus  grand  nombre  de  chevaux,  pour  la  sauvegarde  même 
de  notre  nationalité  sans  cesse  menacée.  Le  développement  de  la  pro- 
duction chevaline  est  en  effet  une  des  nécessités  de  la  réorganisation  de 
notre  armée  de  défense.  Il  faut  bien  plus  de  chevaux  qu'autrefois  pour 


LA   SOCIETE    DES    AGRICULTEURS    DE    FRANCE.  9^1 

le  service  d'une  artillerie  devenue  plus  lourde  et  plus  considérable, 
pour  l'approvisionnement  de  corps  de  troupes  plus  nombreux,  pour  la 
remonte  d'une  cavalerie  destinée  forcément  à  être  augmentée.  Comme 
l'on  ne  saurait  compter  pour  ce  recrutement  sur  l'importation  étran- 
gère, qui  ne  fonctionne  qu'en  temps  de  paix,  l'on  voit  que  le  développe- 
ment de  la  production  chevaline  en  France  intéresse  notre  sécurité  elle- 
même. 

Quelque  notables  qu'aient  été  les  progrès  de  cette  industrie,  elle  n'a 
pu  suivre  d'un  pas  égal  l'accélération  de  la  demande.  Si  dans  cer- 
tains départemens  la  production  a  atteint  une  prospérité  et  même  un 
éclat  sans  pareils,  dans  d'autres  elle  est  restée  statiounaire;  elle, a 
même  complètement  rétrogradé  dans  une  grande  partie  de  la  France. 
La  région  du  nord-ouest  se  trouve  dans  le  premier  cas.  L'humidité  du 
climat  y  favorise  merveilleusement  la  végétation  des  fourrages,  que  la 
fertilité  du  sol  et  les  soins  de  la  culture  contribuent  à  rendre  aussi 
substantiels  qu'ils  sont  abondans.  Sous  l'influence  d'une  bonne  alimen- 
tation, les  jeunes  chevaux  prennent  de  belles  et  vigoureuses  formes; 
leur  force  est  encore  accrue  par  les  travaux  modérés  de  culture  aux- 
quels le  sol,  de  nature  légère  et  presque  partout  en  plaine,  permet  de 
les  utiliser.  Cet  exercice  les  assouplit  et  les  développe,  tout  en  diminuant 
leurs  frais  d'entretien. 

Dans  cette  région  se  trouve  la  plantureuse  Normandie,  d'où  viennent 
ces  superbes  attelages  de  voiture  de  luxe  admirés  dans  nos  grandes 
villes.  Là  se  rencontre  aussi  la  verte  Bretagne,  dont  les  chevaux  plus 
robustes  traînent  vaillamment  les  lourdes  charges  à  de  rapides  allures. 
L'élevage  du  cheval  s'y  pratique  dans  les  conditions  les  plus  économi- 
ques et  les  plus  avantageuses;  aussi  les  cultivateurs  s'y  sont-ils  habi- 
tués de  longue  main  à  donner  à  leurs  animaux  ces  soins  attentifs  que 
l'on  prodigue  à  tout  ce  qui  cause  la  fortune.  Le  paysan  y  est  homme  de 
cheval.  D'autres  régions,  particulièrement  celles  du  nord,  seraient  éga- 
lement aptes  à  l'industrie  chevaline,  grâce  à  la  fertilité  du  sol;  mais 
l'extension  donnée  à  la  culture  de  la  betterave  tend  à  y  éliminer  le  che- 
val au  profit  du  bœuf,  qui  convient  mieux  aux  durs  travaux  de  cette 
plante,  dont  il  utilise  du  reste  la  pulpe, nourrissante. 

Arrivons  à  la  région  montagneuse  du  centre  de  la  France.  Le  sol  y 
est  peu  fertile,  et  les  fourrages  qu'il  produit  sont  impuissans  à  donner 
aux  animaux  cette  puissance  musculaire,  à  laquelle  la  nerveuse  ardeur 
de  la  race  ne  peut  suppléer  qu'imparfaitement.  Doux,  sobres,  intelli- 
gens,  résistans  à  de  longues  marches  par  les  chemins  lesjplus  difficiles, 
pourvu  que  l'allure  soit  modérée,  ces  chevaux  de  montagne  convenaient 
parfaitement  au  cavalier  d'autrefois,  allant  pia?îo  e  lontano;  mais  ils  ne 
répondent  plus  aux  exigences  actuelles  de  rapide  locomotion.  Le  type 
le  plus  remarquable  de  ces  races  était  le  chevaljlimousiu,  qui  disparaît 


9A2  REVtE    DES    DEUX   MONDES. 

chaque  jour,  comme  ces  êtres  que  la  géologie  nous  montre  s'éteignant 
dès  qu'ils  ne  se  trouvent  plus  dans  le  miliea  convenable  à  leur  existence. 

On  ne  saurait  non  plus  méconnaître  que  la  production  chevaline  a 
fortement  diminué  dans  une  grande  partie  du  midi  de  la  France.  La 
cause  paraît  surtout  devoir  en  être  attribuée  aux  modifications  graduel- 
lement introduites  dans  la  production  agricole  par  les  incessans  progrès 
du  morcellement  du  sol.  De  grands  domaines  capables  d'entretenir  de 
nombreux  chevaux  sur  les  vastes  terrains  livrés  à  la  dépaissance^  ont 
été  divisés  en  exploitations  moins  étendues,  qui  ne  peuvent  que  difficile- 
ment nourrir  une  poulinière  et  sa  suite  de  poulains,  car  dans  les  con- 
ditions où  l'élevage  s'est  jusqu'ici  pratiqué  dans  le  midi  comme  dans 
le'centre,  l'éleveur  doit  garder  tous  ses  produits  jusqu'à  la  période  du 
complet  développement,  jusqu'à  l'âge  où  il  peut  les  livrer  à  la  remonte 
ou  au  maquignon.  Dans  ces  conditions,  la  petite  propriété  s'est  trouvée 
frappée  d'interdit  au  point  de  vue  de  cet  élevage  ;  elle  s'est  donc  tour- 
née vers  la  production  de  l'espèce  bovine,  dont  elle  écoule  aisément  les 
jeunes  animaux.  Elle  évite  ainsi  l'encombrement  de  ses  étables,  et  elle 
réalise  à  court  terme  la  valeur  de  chaque  produit,  alors  qu'elle  aurait 
à  courir  durant  trois  et  quatre  ans  des  risques  nombreux,  avant  de  tou- 
cher le  prix  d'un  cheval  adulte.  Les  éleveurs  deviennent  de  plus  en  plus 
rares  dans  le  midi  de  la  France  aussi  bien  que  dans  le  centre;  mais 
tout  changerait  si  l'écoulement  des  poulains  était  assuré  dès  le  sevrage. 
Le  prix  élevé  que  ces  jeunes  animaux  atteignent  depuis  quelques  an- 
nées, engagerait  un  grand  nombre  des  petits  propriétaires  de  ces  ré- 
gions à  livrer  à  la  reproduction  la  jument  que  d'ordinaire  chacun  d'eux 
emploie  à  son  service.  Ils  pourraient  ainsi  sans  grand  embarras  réaliser 
tous  les  ans  un  profit  de  200  à  300  francs,  qui  les  encouragerait  à  l'é- 
levage. 

En  regard  de  ces  régions  aptes  à  faire  naître  et  aptes  à  cela  seul  se 
trouvent  sur  les  rives  des  fleuves,  sur  les  bords  de  l'Océan,  des  con- 
trées de  gras  pâturages  consacrés  à  l'élevage  de  la  race  chevaline  autant 
qu'à  celui  de  la  race  bovine.  Là  sont  entretenues  comme  poulinières 
un  grand  nombre  de  jumens  dont  on  ne  peut  tirer  aucune  utilisation 
pour  le  travail.  Gela  augmente  si  fâcheusement  les  frais  de  la  produc- 
tion chevaline,  que  les  possesseurs  de  ces  pâturages  auraient  un  notable 
avantage  à  importer  du  dehors  des  poulains  d'un  an  à  deux  ans.  Ils  se 
débarrasseraient  ainsi  d'un  effectif  de  poulinières  coûteux  à  nourrir, 
coûteux  à  remplacer  en  cas  de  mortalité,  tandis  que  ces  mêmes  mères 
seraient  rendues  aux  travaux  de  culture,  ce  qui  est  leur  place  véritable. 
Ces  régions  à  pâturages  sont  donc  propres  à  élever  et  non  à  faire  naître. 

On  se  demande  naturellement  par  quelles  causes  cette  répartition  des 
rôles  entre  les  pays  de  naissance  et  les  pays  de  croissance  ne  s'est  point 
déjà  faite  pour  la  race  chevaline  aussi  bien  que  pour  la  race  bovine.  La 


LA   SOCIÉTÉ   DES    AGRICULTEURS    DE    FRANCE.  943 

raison  en  est  dans  la  lenteur  extrême  avec  laquelle  les  chemins  de  fer 
ont  pénétré  dans  les  pays  qui  auraient  pu  faire  naître  des  poulains  en 
abondance.  Pour  en  sortir,  ces  jeunes  chevaux  auraient  eu  à  subir  les 
fatigues  d'un  long  voyage,  auxqiielles  ils  savent  moins  bien  résister  que 
les  taureaux  du  même  âge.  A  présent,  le  transport  de  ces  jeunes  ani- 
maux peut  s'effectuer  d'un  pays  à  l'autre  aussi  rapidement  qu'économi- 
quement et  sans  le  risque  des  maladies  qui  sont  la  suite  des  souffrances 
e  n  route.  Les  chemins  de  fer  ont  donc  levé  l'obstacle  le  plus  grave  à  l'é- 
tablissement d'un  tel  courant  commercial  ayant  d'autant  mieux  sa  raison 
d'être  qu'il  enlèverait  les  jeunes  poulains  aux  sois  peu  fertiles  où  ils  sont 
condamnés  à  une  croissance  lente  et  chétive,  et  qu'il  les  amènerait  dans 
de  fertiles  pâturages,  où  ils  prennent  un  magnifique  développement, 
tout  en  conservant  cette  élégance  native  du  cheval  méridional.  Ces  ani- 
maux pourraient  quitter  les  pâturages  vers  l'âge' de  trois  ans  pour  se 
rendre  dans  les  plaines  à  sol  léger,  où  la  culture  se  pratique  à  l'aide  de 
chevaux  soumis  à  un  labeur  modéré;  ils  paieraient  une  partie  de  leurs 
frais  d'entretien  et  deviendraient  de  robustes  bêtes  de  travail  ou  de 
vaillans  chevaux  d'armes,  au  lieu  des  modestes  montures  qu'ils  auraient 
été  en  restant  sur  leurs  montagnes  natales.  Ces  pays  convenant  à  l'em- 
ploi agricole  du  jeune  cheval  devraient  être  spécialisés  pour  l'éducation 
des  poulains  de  trois  ans  et  débarrassés  du  soin  de  les  faire  naître. 

Il  y  a  donc  d'utiles  et  indispensables  rapports  à  établir  entre  les  pays 
de  naissance  et  ceux  d'éducation;  mais  les  poulains  sont  eu  si  petit  nombre 
siaT  les  marchés  du  centre  et  du  midi,  que  les  adieteurs  du  dehors  ne  s'y 
présentent  point,  dans  la  crainte  d'un  dérangement  inutile.  Il  n'y  a  point 
d'exportation  faute  de  production,  et  point  de  production  faute  d'expor- 
tation. Pour  sortir  de  ce  cercle  vicieux,  il  faut  que  dans  chaque  contrée 
susceptible  de  devenir  un  centre  de  production,  il  soit  établi  de  grands 
concours  de  poulains  suivis  de  ventes  publiques.  Encouragés  par  l'es- 
poir des  récompenses  autant  que  par  la  confiance  de  trouver  un  facile 
débit  de  leurs  jeunes  animaux,  les  petits  propriétaires  livreraient  leurs 
jumens  de  service  à  la  reproduction,  tandis  que  les  acheteurs  étrangers 
seraient  amenés  à  ces  grandes  réunions  hippiques  par  la  certitude  de 
ne  pas  manquer  de  choix  au  milieu  d'animaux  si  nombreux.  Pour  cela, 
il  ne  serait  pas  nécessaire  d'accroître  beaucoup  le  chiffre  des  primes 
actuellement  allouées  par  l'état,  par  les  départemens  et  par  les  diverses 
sociétés  agricoles  ;  il  suffirait  de  faire  un  meilleur  emploi  de  ces  res- 
sources en  ne  les  éparpillant  plus  dans  des  petits  concours  d'arrondisse- 
ment et  même  de  canton.  De  telles  exhibitions  sont  généralement  trop 
peu  nombreuses  pour  constituer  de  vrais  marchés  ayant  de  la  notoriété 
et  attirant  des  acquéreurs  du  dehors.  EIl€s  ne  sauraient  être  fruc- 
tueuses au  point  de  vue  de  la  vente,  ce  qui  est  le  but  même  de  toute 
production.  H  est  du  reste  d'usage  que  le  transport  des  animaux  pre- 


9hh  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nant  part  à  de  tels  concours,  soit  opéré  par  les  chemins  de  fer  avec  des 
réductions  de  tarif  qui  favoriseraient  singulièrement  l'exportation  des 
poulains  même  à  de  très  grandes  distances  des  lieux  de  provenance.  Il 
appartient  aux  sociétés  hippiques  et  agricoles,  surtout  à  la  grande  So- 
ciété des  agriculteurs  de  France,  de  diriger  les  concours  de  poulains 
vers  ces  voies  nouvelles,  qui  sont  seules  capables  de  provoquer  une  ju- 
dicieuse répartition  des  rôles  entre  les  diverses  régions  de  la  France, 
et  de  les  appeler  toutes  à  participer  selon  leurs  moyens  au  progrès  de  la 
production  chevaline. 

Il  ne  suffit  pas  d'accroître  la  production,  il  faut  encore  l'améliorer  ; 
aussi  s'est-on  vivement  préoccupé  depuis  la  guerre  d'un  meilleur  re- 
crutement des  haras  de  l'état.  Après  bien  des  tâtonnemens,  on  semble 
fixé  sur  cette  difficile  question  du  choix  des  races  à  employer  dans  les 
diverses  régions  chevalines.  Sans  abandonner  le  pur-sang  anglais,  il  y  a 
sans  doute  à  en  user  d'une  façon  moins  excessive  que  l'avait  fait  l'ad- 
ministration antérieure  des  haras.  On  paraît  devoir  le  réserver,  en  se  te- 
nant à  un  dosage  rationnel,  pour  les  régions  où  la  race  a  déjà  acquis  un 
suffisant  degré  de  finesse  et  d'élégance.  C'est  ainsi  que  l'on  finira  de  con- 
stituer en  Normandie  un  croisement  d'une  inappréciable  valeur.  Quant 
à  nos  grosses  races,  on  a  d'abord  cherché  par  une  discrète  infusion  du 
pur-sang  à  leur  donner  plus  de  nerf,  sans  trop  diminuer  leur  masse, 
qui  est  une  des  conditions  de  leur  admirable  force;  mais,  expérience 
faite,  il  est  préférable  de  recourir  à  ce  type  anglais,  autre  que  celui  du 
cheval  de  course,  qui  provient  du  Norfolk.  Fortement  musclée,  la  race 
de  ce  comté  produit  plus  sûrement  le  vrai  modèle  du  cheval  de  trait. 
Quant  aux  races  du  midi,  le  choix  est  tout  indiqué  par  les  magnifiques 
croisemens  que  l'on  peut  obtenir  avec  le  cheval  arabe. 

Jugeant  avec  raison  que  des  sessions  générales  tenues  chaque  année 
à  Paris  ne  sauraient  faire  pénétrer  son  influence  jusque  dans  les  masses 
profondes  des  cultivateurs,  la  société  veut  se  mettre  en  rapports  plus 
intimes  avec  le  pays;  pour  cela,  elle  excite  ses  divers  membres  à  se 
réunir  périodiquement  au  chef-lieu  du  département  qu'ils  habitent.  Tout 
en  préparant  pour  la  discussion  en  session  générale  celles  des  questions 
qui  intéressent  le  plus  leurs  localités,  ces  réunions  doivent  surtout  faire 
une  active  propagande  en  vue  d'augmenter  les  souscriptions  et  d'ac- 
croître les  ressources  de  la  société. 

Mais,  à  part  quelques  exceptions,  ces  assemblées  n'ont  pu  encore 
aboutir  à  une  sérieuse  organisation.  L'insuccès  de  ces  réunions  formées 
dans  chacun  de  ces  petits  états  politiques  que  l'on  nomme  départemens 
ne  saurait  étonner,  quand  on  considère  le  déplorable  état  de  division 
dans  lequel  est  tombé  notre  malheureux  pays  depuis  que  des  factieux, 
enhardis  par  des  connivences  administratives,  jettent  à  pleines  mains  la 
dissension  dans  une  nation  qui,  lasse  des  restaurations  aussi  bien  que 


LA    SOCIÉTÉ    DES    AGRICULTEURS    DE    FRANCE.  945 

des  révolutions,  ne  demande  que  la  paix  du  travail.  Cet  état  d'agitation 
des  esprits  passera  sans  nul  doute  avec  le  nécessaire  raffermissement 
des  institutions  actuelles ,  mais  il  laissera  des  traces  profondes.  Bien 
que  la  bannière  de  la  Société  des  agriculteurs  de  France  soit  préservée 
de  toute  couleur  de  parti  et  qu'elle  n'ait  d'autre  cri  de  ralliement  que 
le  mot  de  bien  public,  on  doit  éviter  de  la  planter  au  centre  même  des 
luttes  électorales. 

Il  faut  évidemment  élargir  le  théâtre  de  ces  assemblées  par  l'adjonc- 
tion de  deux  ou  trois  départemens,  groupés  autant  par  le  voisinage  que 
par  la  similitude  des  conditions  agricoles.  Tout  porte  en  efïet  à  croire 
qu'en  adoptant  à  peu  près  l'ancienne  division  provinciale  de  la  France 
on  pourrait  constituer  des  réunions  agricoles,  considérables  par  le 
nombre,  et  d'autant  plus  dégagées  de  tout  souci  étranger  que  les  mem- 
bres seraient  plus  éloignés  de  l'arène  ordinaire  de  leurs  compétitions 
politiques. 

Il  existe  du  reste  déjà  plusieurs  de  ces  sociétés  très  florissantes,  très 
utiles  par  l'ardeur  d'étude  qu'elles  entretiennent  en  province,  où  les  es- 
prits manquent  trop  souvent  des  saines  excitations  du  travail.  Il  suffit  de 
citer  l'association  bretonne,  qui,  despotiquement  détruite  après  le  coup 
d'état,  s'est  relevée  plus  active  que  jamais  depuis  la  guerre.  Le  pro- 
gramme de  ces  sociétés  dépasse  en  général  le  cercle  des  préoccupations 
agricoles  pour  s'étendre  aux  études  historiques  et  linguistiques,  aux 
recherches  archéologiques  intéressant  chaque  province,  de  façon  à  offrir 
de  l'attrait  à  toutes  les  activités  intellectuelles.  Néanmoins  les  sections 
de  ces  sociétés  qui  s'occupent  des  questions  agricoles  et  des  intérêts 
industriels,  devenus  étroitement  liés,  sont  généralement  très  nom- 
breuses; leurs  membres,  déjà  pour  la  plupart  affiliés  à  la  Société  des 
agriculteurs  de  France,  pourraient  devenir  les  correspondans  tout  trou- 
vés de  l'association  mère.  Leur  groupement  serait  ainsi  tout  formé  pour 
les  concours  régionaux  d'agriculture,  dans  lesquels  les  délégations  de  la 
Société  des  agriculteurs  sont  naturellement  appelées  à  se  réunir.  —  Sou- 
haitons bon  succès  à  cette  société,  au  nom  même  des  intérêts  agricoles, 
qui  doivent  être  chers  à  tous,  au  nom  de  l'amélioration  matérielle  et  du 
perfectionnement  moral  de  la  population  des  campagnes.  C'est  la  réali- 
sation de  ces  progrès,  inséparables  l'un  de  l'autre,  que  la  Société  pour- 
suit avec  le  plus  patriotique  dévoûment. 

FÉLIX   ViDALIN. 


TOMB  xin.  —  1876.  60 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  février  1876. 

Les  élections  du  sénat  ont  été  la  première  et  significative  expression 
de  l'opinion  intime  de  la  France,  le  premier  signe  sensible  des  disposi- 
tions que  le  pays  porte  à  la  formation  des  nouveaux  pouvoirs  publics. 
Elles  ont  évidemment  trompé  Pattente  de  ceux  qui  cherchaient  avant 
tout  et  à  travers  tout  ime  victoire  de  parti;  elles  n'ont  répondu  ni  aux 
calculs  ministériels,  ni  aux  jactances  bonapartistes,  ni  aux  impatiences 
radicales.  Elles  ont  créé  tout  simplement  une  première  assemblée  d'ua 
caractère  modéré,  dont  les  élémens,  assez  disparates  si  l'on  veut,  ne 
peuvent  se  combiner  et  s'équilibrer  que  dans  une  politique  de  concilia- 
tion libérale  et  conservatrice,  de  sincérité  constitutionnelle.  Aujourd'hui 
il  s'agit  de  savoir  si  le  vote  du  30  janvier  qui  a  fait  le  sénat  sera  con- 
firmé, modifié  ou  démenti  par  le  vote  du  20  février  qui  va  faire  la 
chambre  des  députés,  si  ces  élections  qui  se  préparent  vont  ouvrir  une 
période  d'ordre  régulier  et  pacifique  par  l'accord  de  tous  les  pouvoirs, 
ou  si  elles  vont  livrer  à  de  nouvelles  crises  d'incohérence  le  régime  pour 
lequel  M.  le  président  de  la  république  demandait  récemment  encore  le 
bénéfice  d'une  loyale  épreuve. 

C'est  la  question  qui  s'agite  dans  la  France  entière  comme  à  Paris, 
au  milieu  de  ce  tumulte  de  manifestes,  de  programmes  et  de  réunions 
électorales,  où  les  partis  semblent  une  fois  de  plus  se  disputer  le  repos 
et  l'avenir  du  pays.  Avant  huit  jours,  tout  sera  décidé,  la  France  aura 
parlé.  Jusqu'à  ce  moment,  la  campagne  est  ouverte,  et  vraiment  elle 
offre  une  certaine  variété  d'incidens  où  tout  le  monde  a  son  rôle.  M.  le 
vice-président  du  conseil,  battu  aux  élections  sénatoriales,  croit  sans 
doute  relever  sa  politique  par  ses  candidatures  multiples  et  des  àpretés 
d'humeur  qui  vont  jusqu'à  provoquer  la  démission  de  M.  le  préfet  de 
police.  Le  «  comité  de  l'union  conservatrice,  »  présidé  par  M.  le  général 
Changarnier,  rédige  des  listes  variées  et  des  bulletins  à  côté  du  a  co- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9!l7 

mité  national  conservateur,  »  où  se  cache  le  bonapartisme  le  plus  in- 
corrigible. Le  radicalisme  parisien  est  occupé  à  donner  des  représenta- 
tions de  sa  façon,  et  M.  Gambetta  déploie  son  éloquence  voyageuse  du 
nord  au  midi,  de  Lille  à  Marseille  et  à  Bordeaux.  Il  est  partout,  excepté 
à  Paris,  livré  pour  le  moment  à  l'intempérance  des  candidats  et  des  dis- 
coureurs de  fantaisie. 

Il  faut  en  prendre  son  parti,  c'est  un  accès  de  fièvre  à  passer.  Ce  qu'il 
y  a  de  triste  pour  les  esprits  sensés,  c'est  qu'évidimmjnt  celte  lutte 
électorale  est  mal  engagée;  elle  se  ressent  d'une  situation  toujours 
équivoque  où  se  trouvent  en  présence  des  opinions  qui,  si  elles  ve-naient 
à  triompher,  ne  tarderaient  pas  à  jeter  le  pays  dans  des  crises  nouvelles 
sans  s'inquiéter  d'une  constitution  de  plus  ou  de  moins.  On  a  l'air  de  se 
battre  par-dessus  la  constitution,  le  plus  souvent  en  dehors  de  la  con- 
stitution, M.  le  vice-président  du  conseil  sein'jle,  il  est  vrai,  se  faire  un 
devoir  de  prolonger  jusqu'au  bout  cette  équivoque  par  toutes  les  ten- 
dances de  sa  politique,  par  ses  alliances  ou  par  ses  exclusions  passion- 
nées; mais  certainement  aussi  le  radicalisme  fait  ce  qu'il  peut  pour  lui 
donner  des  armes  et  des  prétextes.  On  dirait  que  les  radicaux  ont  été 
créés  tout  exprès  pour  compromettre  la  république,  pour  la  rendre  sus- 
pecte, et  malheureusement  Paris  a  le  dangereux  privilège  de  rester  leur 
théâtre  de  prédilection.  Ce  n'est  pas  que  la  grande  ville  en  soit  pour  le 
moment  fort  émue  ou  qu'elle  s'associe  à  ces  banales  et  bruyantes  re- 
présentations de  salles  enfumées;  elle  ne  s'en  occupe  guère,  elle  ne  s'en 
occupe  même  pas  assez,  et  son  indifférence  sceptique  est  une  facilité 
de  plus  pour  cette  démagogie  quelquefois  illustre,  le  plus  souvent  in- 
connue qui  se  croit  le  droit  de  parler  en  son  nom. 

Cliose  curieuse  !  c'est  l'élection  du  sénat ,  qui  n'a  eu  certes  à  Paris 
rien  de  réactionnaire,  puisqu'elle  a  fait  d'un  ouvrier,  de  M.  Tolain,  un 
sénateur^  —  c'est  cette  élection  du  30  janvier  qui  a  mis  le  ra  licalisrae 
en  belle  humeur  et  qui  a  donné  le  signal  de  l'explosion.  Qaoi!  M.  Vic- 
tor Hugo  n'a  point  été  nommé  le  premier  d'un  vote  unanime  et  enthou- 
siaste, il  n'a  été  élu  que  le  quatrième  et  au  deuxième  tour  de  scrutin  f 
Olunpio  a  passé  trois  jours  à  dévorer  l'offense,  puis  il  s'est  rendu  dans 
une  réunion  électorale  pour  proposer  à  l'assemblée  de  protester  par  le 
suffrage  universel  contre  le  suffrage  restreint.  Il  ne  s'est  pas  souvenu, 
dans  le  puédl  dépit  de  sa  vanité,  que  peu  auparavant  il  avait  ambi- 
tionné l'honneur  d"être  le  mandataire  de  ce  suffrage  restreint,  un  élec- 
teur du  sénat,  et  qu'il  avait  trouvé  ce  titre  suffisant  pour  écrire  la  «  lettre 
du  délégué  de  Paris  aux  36,000  délégués  de  France.  »  M.  Hugo,  à  la 
vérité,  avait  l'air  de  venger  non  sa  propre  injure,  mais  la  défaite  de 
M,  Louis  Blanc,  qui  n'a  point  été  éki  du  tout  et  à  qui  Paris  devait  pour 
le  moins  la  protestation  d'un  plébiscite  solennel.  Nous  avons  vu  le  mo- 
ment où  l'auteur  de  Y  Organisation  du  travail  allait  être  présenté  dans 


9ZI8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

toutes  les  circonscriptions  parisiennes  ;  il  a  eu  la  modestie  de  se  borner 
à  accepter  la  candidature  dans  deux  arrondissemens.  Il  y  a  quinze  jours 
déjà  que  Paris  a  l'agrément  de  ces  glorieuses  représentations,  qui  n'ont 
sûrement  rien  de  nouveau,  qui  ont  leur  histoire  écrite  dans  la  comédie 
grecque. 

Si  Aristophane  assistait  aux  réunions  électorales,  il  s'écrierait  encore  : 
«  Voilà  qui  est  parler!  ah,  bienfaiteur  du  genre  humain,  continue...  Tu 
tiens  ton  homme,  ne  le  lâche  pas  ;  avec  de  pareils  poumons,  tu  auras 
bientôt  fait  de  l'achever...  »  Il  reconnaîtrait  Cléon  et  les  autres.  «  L'orge  » 
et  «  les  galettes  »  offertes  au  bon  peuple,  ce  sont  les  programmes.  Il  y 
en  a  de  toute  sorte.  Il  y  a  le  «  programme  Laurent  Pichat,  »  le  pro- 
gramme Accolas,  sans  parler  de  celui  de  M.  Victor  Hugo,  que,  par  un 
heureux  euphémisme,  l'auteur  se  dispense  de  définir  en  assurant  qu'il 
est  le  plus  large  de  tous.  Le  minimum  à  tout  événement,  c'est  le  «  pro- 
gramme Laurent  Pichat,  »  l'amnistie  pour  les  insurgés  de  la  commune, 
la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  l'instruction  laïque  ei  obligatoire, 
la  réforme  des  impôts  sur  le  travail,  l'abolition  du  volontariat  mili- 
taire,... etc.  D'autres  y  ajoutent  l'abolition  d'un  certain  nombre  de 
choses  telles  que  la  constitution,  le  sénat,  la  présidence,  le  gouverne- 
ment, les  préfets  et  le  genlarme  !  La  palme  est  à  celui  qui  va  le  plus 
loin.  Si  M.  Spuller,  candidat  de  M.  Gambetta,  a  l'air  d'hésiter  et  de  se 
prêter  aux  transactions,  M.  Bonnet-Duverdier  le  serre  de  près  et  se 
dresse  en  concurrent  devant  lui.  Le  malheureux'colonel  Denfert,  qui  a 
eu  la  singulière  idée  de  prendre  sa  retraite  comme  soldat  et  de  se  jeter 
dans  ces  bagarres,  a  été  vu  d'assez  mauvais  œil  pour  avoir  fait  quel- 
ques réserves  sur  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  comme  sur  l'am- 
nistie, et  pour  avoir  avoué  qu'il  n'avait  pas  ses  idées  encore  bien  fixées 
sur  la  suppression  des  impôts.  Voilà  comment  les  choses  se  passent,  et 
comment  Paris  se  trouve  en  possession  d'un  certain  nombre  de  candi- 
dats modèles  de  radicalisme,  M.  Clemenceau,  M.  Floquet,  l'inévitable 
Floquet,  M.  Lockroy,  — et  M.  Barodet,  l'illustre  M.  Barodet,  — sans  ou- 
blier tous  les  conseillers  municipaux,  qui  trouvent  naturellement  que  la 
députation  leur  est  bien  due  ! 

Qu'en  sera-t-il  de  tout  ce  mouvement  parisien,  auquel  la  population, 
il  faut  le  dire,  ne  prend  pas  une  part  bien  vive?  Sans  doute,  il  y  a  heu- 
reusement d'autres  candidats  de  diverses  nuances  mieux  faits  pour  ré- 
pondre aux  nécessités  du  moment  et  de  la  situation  du  pays.  M.  Thiers 
se  présente  dans  le  IX«  arrondissement,  et  son  élection  ne  semble  pas 
douteuse,  dès  qu'il  a  cru  devoir  solliciter  les  suffrages  des  Parisiens 
après  avoir  été  élu  sénateur  à  Belfort.  11  n'est  pas  besoin  de  dire  que 
M.  Thiers,  tout  républicain  qu'il  soit,  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  re- 
cevoir ceux  qui  se  proposaient  de  lui  porter  le  a  programme  Laurent 
Pichat.  ))  M.  le  duc  Decazes,  lui  aussi,  accepte  courageusement  la  lutte 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  949 

dans  le  VHP  arrondissement.  La  candidature  lui  a  été  ofTerte  par  un 
comité  composé  d'hommes  sérieux  et  actifs,  et  certes  le  commerce,  l'in- 
dustrie de  ce  quartier  de  Paris,  ne  peuvent  mieux  faire  que  d'assurer  le 
succès  du  ministre  qui  depuis  deux  ans  dirige  les  affaires  étrangères  de 
la  France  avec  habileté,  avec  un  soin  vigilant  pour  la  paix.  L'élection  de 
M.  le  duc  Decazes  aurait  la  valeur  d'une  sorte  de  manifestation  pacifique 
de  Paris.  M.  Vautrain  est  un  autre  candidat  modéré  dans  le  IV^  arron- 
dissement; mais  quoi!  M,  Vautrain  rencontre  sur  son  chemin  M.  Baro- 
det,  qu'un  radicalisme  bruyant  lui  oppose. 

Ainsi  voilà  un  homme  qui  a  rempli,  il  y  a  vingt-cinq  ans  déjà,  une 
magistrature  municipale  dans  le  quartier,  qui  a  rendu  de  réels  services 
aux  heures  les  plus  difficiles,  en  18/t8,  puis  pendant  le  siège,  qui  dans 
l'intervalle  est  resté  absolument  indépendant  de  l'empire,  fidèle  alors 
comme  aujourd'hui  à  une  république  sage,  éclairée  :  ce  que  les  radicaux 
du  IV^  arrondissement  ont  trouvé  de  plus  piquant,  de  plus  naturel,  c'est 
de  susciter  à  ce  galant  homme  la  concurrence  d'un  étranger  qui  n'a 
d'autre  titre  que  d'avoir  eu  un  jour  la  baroque  et  plaisante  fortune 
d'être  préféré  à  M.  de  Rémusat,  de  contribuer  à  la  chute  de  M.  Thiers 
et  de  pousser  la  république  dans  le  guêpier  du  24  mai!  Ils  combattent 
M.  Vautrain  comme  ils  combattent  M.  Decazes,  comme  ils  combattraient 
M.  Thiers  lui-même,  s'ils  l'osaient.  Croyez  bien  que  pour  eux  il  n'y  a  pas 
beaucoup  de  différence  entre  un  simple  modéré  constitutionnel  et  M.  le 
baron  Haussmann,  qui  relève  le  drapeau  de  l'empire  dans  le  I"  arron- 
dissement. Réussiront-ils?  Ce  n'est  point  impossible,  puisque  dans  cer- 
tains quartiers  ils  sont  sans  concurrens  et  que  dans  d'autres  la  lutte  est 
entre  radicaux  plus  ou  moins  nuancés.  Ils  réussiront  toujours  trop,  et 
c'est  là  un  de  ces  succès  d'excentricité  révolutionnaire  qui  sont  aussi 
compromettans,  aussi  dangereux  pour  Paris  lui-même  que  pour  la  ré- 
publique. 

S'il  y  a  en  France  une  ville  qu'on  devrait  respecter  et  faire  respecter, 
c'est  Paris,  la  cité  du  siège,  la  ville  qui  a  été  un  jour  la  citadelle  de 
l'indépendance  nationale  et  qui  pendant  cinq  mois  a  supporté  faim  et 
mort  sans  faiblir.  Comment  se  fait-il  que  ce  sentiment  de  respect  existe 
si  peu,  que  le  nom  de  Paris  excite  si  souvent  la  défiance,  une  inquié- 
tude jalouse  dans  les  provinces,  et,  pour  tout  dire,  que  le  séjour  du 
gouvernement,  des  assemblées  à  Versailles  soit  une  de  ces  choses  qui 
ne  semblent  ni  extraordinaires  ni  injustes?  C'est  que  Paris  n'a  pas  été 
seulement  la  cité  du  siège,  il  a  été  la  ville  des  séditions,  des  révolu- 
tions et  surtout  de  la  dernière,  de  la  plus  criminelle  insurrection,  de 
celle  qu'il  faudrait  oser  à  peine  nommer,  parce  qu'elle  a  été  un  atten- 
tat contre  l'honneur  national.  Que  font  les  radicaux?  Ils  se  plaisent  à 
exagérer  tout  ce  qui  rend  la  grande  ville  suspecte.  Ils  parlent  comme 
si  rien  ne  s'était  passé,  comme  s'ils  ne  marchaient  pas  au  milieu  des 


950  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ruines  et  des  souvenirs  pénibles.  Ils  se  figurent  relever  Paris  en  le  flat- 
tant dans  ses  crédulités  fanatiques,  en  l'appelant  encore  la  cité  sainte, 
la  Jérusalem  révolutionnaire,  et  à  la  tète  de  la  bande  M.  Victor  Hugo, 
la  lyre  en  main,  découvre  qu'en  ôtant  à  Paris  son  diadème  de  capitale 
on  n'a  fait  que  mettre  à  nu  son  large  et  puissant  cerveau  qui  rayonne 
sur  l'univers!  M.  Hugo  ne  s'aperçoit  pas  qu'en  se  couvrant  lui-même  de 
ridicule  il  livre  aux  railleries  du  monde  une  ville:  qui  mérite  plus  d'é- 
gards. Ce  n'est  pas  tout.  Voici  une  cité  puissante  qui  renferme  en  elle 
la  science,  les  lumières,  l'Institut,  les  plus  grandes  inlustries,  la  direc- 
tion des  plus  grandes  affaires,  —  et  par  qui  allez-vous  la  faire  repré- 
senter, cette  cité  souveraine?  M.  Louis  Blanc  a  sa  célébrité,  nous  n'en 
disconvenons  pas,  il  a  la  célébrité  du  sophiste,  du  déclamateur,  de 
l'homme  du  15  mai  1848;  puis  on  a  M.  Floquet,  M.  Clemenceau!  A 
qui  fera-t-on  croire  que  c'est  la  vraie  représentation  de  la  grande 
ville?  Est-ce  des  réunions  électorales  d'aujourd'hui  que  jaillit  la  lu- 
mière qui  rayonne  sur  le  monde?  Soyez  de  bon  compte,  s'il  n'y  avait 
rien  de  mieux,  ce  serait  assez  humiliant,  et  la  province  aurait  le  droit 
de  dire  à  Paris  :  nous  vous  envoyons  sans  cesse  tout  ce  que  nous 
avons  d'hommes  intelligens  et  supérieurs  que  vous  retenez,  que  vous 
absorbez,  et  voilà  tout  ce  que  vous  savez  trouver  parmi  eux  1  Autrefois 
vous  vous  faisiez  honneur  de  nommer  les  sommités  libérales;  aujour- 
d'hui Casimir  Perier  s'appelle  M.  BaroJet,  et  Benjamin  Constant  s'ap- 
pelle M.  Germain  Casse  !  On  aura  beau  voir  dans  ces  choix  des  mer- 
veilles de  progrès,  la  fleur  des  «  nouvelles  couches  sociales,  »  on 
n'effacera  pas  ce  qu'il  y  a  de  puéril  et  de  pénible  pour  la  fierté  d'une 
grande  population  dans  cette  invasion  de  la  médiocrité  révolutionnaire, 
et  en  infligeant  à  Paris  cette  épreuve  les  radicaux  compromettent  bien 
plus  encore  peut-être  la  république  elle-même. 

Certes,  s'il  y  a  un  fait  sensible,  c'est  que  depuis  quelques  années  la 
république,  en  vivant,  a  commencé  de  s'acclimater.  Elle  s'est  maintenue 
en  partie  sans  doute  parla  force  des  choses,  par  l'impuissance  de  toutes 
les  combinaisons  monarchiques  ;  elle  s'est  accréditée  aussi  parce  que, 
rompant  avec  des  traditions  de  violence,  avec  des  souvenirs  sinistres 
qui  ont  rendu  si  longtemps  son  nom  odieux,  elle  est  apparue  comme 
un  système  de  gouvernement  possible,  capable  de  se  contenir,  de  se 
régler,  de  protéger  la  paix  intérieure  et  la  paix  extérietire.  De  plus 
c'est  par  cette  modération  même,  c'est  par  des  transactions  incessantes 
qu'ont  pu  se  former  entre  diverses  fractions  parlementaires  des  alliances 
qui  ont  uni  par  avoir  pour  résultat  l'organisation  du  25  février  1875, 
un  ensemble  d'institutions  sages,  suffisamment  coaservatrices  sans  ces- 
ser d'être  libérales.  Eh  bien  !  il  faut  parler,  non  comme  d'imbéciles  dé- 
magogues, mais  comme  des  hommes  qui  voient  la  réalité.  Est-ce  qu'on 
croit  que  la  république  en  serait  aujourd'hui  là  où  elle  est  arrivée  avec 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

les  programmes  radicaux,  avec  des  réformes  prématurées  déchaînant 
des  luttes  religieuses,  avec  des  propositions  d'amnistie  réhabilitant  les 
criminels  sans  oser  dire  un  mot  du  crime  et  des  victimes,  avec  des  ré- 
volutions financières  ébranlant  le  crédit  et  les  conditions  du  travail  na- 
tional? Est-ce  qu'on  se  figure  que  beaucoup  de  ceux-là  même  qui  ont 
proposé  ou  voté  la  constitution  du  25  février,  qui  l'acceptent  sans  ar- 
rière-pensée et  sans  mauvais  vouloir,  suivraient  la  république  dans  ses 
aventures?  Supposez  un  instant  une  victoire  du  radicalisme  dans  les 
élections  :  est-il  un  esprit  sérieux  et  clairvoyant  qui  ait  un  doute  sur  le 
résultat,  sur  la  catastrophe  qui  attendrait  la  république?  —  Assurément, 
dira-t-on,  il  n'y  a  point  de  doute,  le  radicalisme  est  le  plus  grand  en- 
nemi de  la  république,  d'autant  plus  redoutable  qu'il  est  dans  la  place, 
et,  s'il  prenait  une  certaine  prépondérance,  il  aurait  bientôt  frayé  le 
chemin  à  l'empire  par  la  réaction  emportée  de  tous  les  instincts  conser- 
vateurs; mais  il  e?t  isolé,  il  ne  peut  rien,  si  ce  n'est  faire  des  pro- 
grammes pour  les  réunions  électorales  de  Paris  oij  il  est  le  maîîre.  A 
merveille!  cela  veut  dire  que  les  radicaux  restent  libres  de  faire  de 
Paris  ce  qu'ils  voudront,  et  qu'ils  ne  sont  des  agitateurs  provisoirement 
inoffensifs  que  parce  que  la  province  se  charge  de  réparer  ou  d'empê- 
cher par  ses  votes  le  mal  qu'ils  pourraient  faire. 

Les  républicains  sérieux  et  sincères,  que  la  passion  de  parti  n'aveugle 
pas,  ne  peuvent  s'y  méprendre;  ils  doivent  voir  aujourd'hui,  par  l'ex- 
périence qu'ils  ont  acquise,  de  quel  côté  ils  peuvent  s'étendre  utile- 
ment et  gagner  des  alliés  efficaces,  de  même  qu'ils  peuvent  voir,  par 
les  déchainemens  de  radicaUsme,  de  quel  côté  est  le  danger.  Ils  ont  à 
choisir  :  c'est  leur  affaire  encore  plus  que  celle  des  monarchistes  ralliés 
par  raison  à  la  constitution,  puisque  pour  eux  le  régime  actuel  est  la 
victoire  d'une  vieille  préférence  politique.  Plus  que  d'autres,  ils  sont 
intéressés  à  ne  pas  laisser  confondre  leurs  idées  avec  les  chimères  radi- 
cales, à  maintenir  la  force  conservatrice  du  gouvernement,  —  sous  peine 
de  prouver,  selon  le  mot  spirituel  de  M.  ïhiers,  que  la  république  n'est 
possible  que  sans  les  républicains.  Le  malheur  de  M.  Gambetta  notam- 
ment est  de  comprendre  le  danger  et  de  ne  pas  aller  jusqu'au  bout  de 
ses  instincts,  de  ne  point  oser  désavouer  résolument  ceux  qui  le  traite- 
raient en  ennemi,  s'ils  n'espéraient  pas  encore  se  servir  de  lui.  M.  Gam- 
betta joue,  en  vérité,  depuis  quelque  temps  un  jeu  périlleux  où  la  dex- 
térité ne  suffit  pas,  où  il  peut  tout  simplement  finir  par  rester  seul 
avec  sa  verve  méridionale,  avec  ses  longues  phrases  qui  vont  de 
Flandre  en  Provence.  Certainement,  quand  M.  Gambetta  est  à  Lille,  il 
parle  avec  une  intention  visible  de  modération  ;  il  défend  la  constitu- 
tion, le  sénat,  il  est  pour  la  politique  de  transaction,  pour  le  progrès 
patient  et  régulier,  et  il  se  défend  des  solutions  violentes  ou  chimé- 
riques. D'un  autre  côté,  que  pense-t-il  de  la  campagne  électorale  de 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris?  Comprend-il  les  problèmes  financiers  comme  son  ami,  M.  Spul- 
ler,  qui  a  trouvé  une  solution  toute  simple,  qui  veut  qu'on  dégrève  le 
travail  pour  replacer  l'impôt  sur  ceux  qui  ont  cessé  de  travailler?  Est-il 
avec  M.  Louis  Blanc,  M.  Barodet?  croit-il  la  république  tellement  hors 
d'affaire  qu'elle  n'ait  plus  besoin  d'alliés  comme  M.  le  duc  Decazes?  Si 
M.  Gambetta  est  avec  les  radicaux  parisiens,  à  quoi  lui  sert  de  parler 
de  modération?  S'il  n'est  point  avec  eux,  s'il  juge  leurs  programmes 
aussi  dangereux  que  puérils,  pourquoi  ne  point  le  dire,  et  faire  croire 
qu'en  jouant  pour  sa  part  à  l'habileté,  il  laisse  à  ses  amis  le  soin  de 
pousser  leur  campagne  révolutionnaire  ? 

Eh  bien!  c'est  dans  cette  situation  que  le  gouvernement,  au  lieu  de 
se  raidir,  aurait  pu  exercer  une  influence  utile,  sérieuse,  en  réduisant 
les  radicaux  à  un  isolement  complet,  en  donnant  rendez-vous  à  toutes 
les  opinions  sincères  sur  le  terrain  de  la  république  constitutionnelle 
et  conservatrice.  11  aurait  sûrement  rallié  dans  la  lutte  électorale  tous 
ces  républicains  de  bonne  foi  qui  ont  résumé  leur  politique  dans  un 
mot  :  la  république  avec  le  maréchal!  Malheureusement  M.  le  vice-pré- 
sident du  conseil  semble  éprouver  une  répugnance  invincible  à  se  pla- 
cer ouvertement  sur  ce  terrain,  où  le  gouvernement  eût  trouvé  une 
force  réelle.  Il  ne  peut  se  décider  à  marcher  avec  ses  vrais  alliés  ou  du 
moins  avec  tous  les  alliés  qu'il  pourrait  avoir,  et  il  en  a  d'autres  qui 
sont  pour  lui  une  avant-garde  aussi  compromettaute  que  peut  l'être 
l'avant-garde  radicale  pour  M.  Gambetta.  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
s'agite  dans  l'impatience,  et  rien  vraiment  ne  révèle  mieux  sa  politique 
que  cette  démission,  devenue  nécessaire,  de  M.  le  préfet  de  police  à  la 
veille  des  élections,  un  mois  après  la  crise  à  laquelle  M.  le  ministre 
des  finances  a  résisté.  M.  Léon  Renault  a  été  depuis  plus  de  trois  ans 
un  préfet  habile  qui  a  dirigé  la  police  de  Paris  d'une  main  souple  et 
ferme,  sans  faiblesse  et  sans  bruit.  A  l'approche  des  élections,  il  a  eu 
l'idée  de  se  présenter  comme  candidat  dans  l'arrondissement  de  Gor- 
beil,  et  il  a  écrit  une  circulaire  où  il  ne  se  borne  pas  à  exprimer  des 
opinions  franchement  constitutionnelles,  où  il  explique  de  plus  dans  le 
langage  le  plus  net  comment  il  a  été  conduit,  lui  partisan  de  la  monar- 
chie parlementaire,  à  accepter  définitivement  et  sans  arrière-pensée  la 
république  conservatrice.  On  a  parlé  d'incompatibilité  entre  les  fonc- 
tions de  préfet  et  le  rôle  de  candidat.  L'incompatibilité  n'est  peut-être 
pas  là,  elle  est  bien  plutôt  entre  le  langage  décidé,  résolu,  de  M.  Léon 
Renault  et  la  politique  de  M.  le  vice-président  du  conseil.  Vraisembla- 
blement elle  date  de  plus  loin,  elle  a  éclaté,  comme  toujours,  au  moindre 
prétexte.  Cette  fois  le  prétexte  a  été  une  lettre  par  laquelle  un  ancien 
républicain,  M.  Edmond  Valentin,  a  engagé  ses  amis  de  l'arrondisse- 
ment de  Gorbeil  à  voter  pour  le  préfet  de  police.  En  réalité,  M.  Léon 
Renault  n'avait  point  à  s'occuper  de  cette  lettre  écrite  par  un  homme 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

qui  avait  dû  d'abord  se  présenter  contre  lui,  qui  a  été  depuis  élu  séna- 
teur à  Lyon  et  qui  n'a  que  peu  de  relations  à  Corbeil.  De  là  cependant 
paraît  être  venu  le  mal,  M.  Buffet  aurait  jugé  aussitôt  que  le  préfet  de 
police  ne  pouvait  se  dispenser  de  répudier  hautement  cette  recomman- 
dation d'un  républicain,  et  M.  Léon  Renault,  n'ayant  pu  se  mettre  d'ac- 
cord avec  son  ministre  sur  les  termes  d'une  lettre,  a  préféré  donner  sa 
démission. 

Assurément,  lorsqu'on  ne  s'entend  plus  dans  un  service  aussi  délicat, 
rien  n'est  plus  naturel  que  de  se  séparer.  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
en  était  sans  doute  convaincu  quand  il  s'est  hâté  d'accepter  la  dé- 
mission de  M.  Léon  Renault.  Convenez  cependant  que  M.  le  vice-prési- 
dent du  conseil  a  du  malheur  dans  tout  ce  qui  lui  arrive.  Il  ne  peut 
faire  un  pas  sans  se  heurter  contre  quelque  modeste  constitutionnel  et 
sans  paraître  complaire  aux  bonapartistes.  Il  y  a  un  mois,  il  provoque 
une  crise  ministérielle  à  propos  de  la  candidature  sénatoriale  de  M.  Léon 
Say,  et  son  grief  principal  est  que  son  collègue  des  finances  coure  la  for- 
tune électorale  avec  le  républicain  le  plus  modéré,  M.  Feray.  M.  le  mi- 
nistre de  l'intérieur  reçoit  des  offres  de  candidatures,  et  il  se  trouve 
que  quelques-unes  de  ces  offres  viennent  de  bonapartistes  peu  dégui- 
sés. Aujourd'hui  M.  le  préfet  de  police  est  obligé  de  donner  sa  démission, 
et,  par  accident  sans  doute,  M.  Léon  Renault  a  eu  la  mauvaise  fortune 
de  se  signaler  il  y  a  quelque  temps  par  une  enquête  sévère  sur  les 
menées  impérialistes.  Qui  a  considéré  cette  démission  forcée  comme 
une  satisfaction?  toujours  les  bonapartistes,  et  c'est  ainsi  que,  par  ses 
alliances  comme  par  ses  antipathies,  M.  le  vice-président  du  conseil  se 
se  trouve  conduit  à  soutenir  la  lutte  électorale  hors  du  terrain  où  elle 
devrait  être  engagée.  La  constitution  devient  ce  qu'elle  peut  entre  bo- 
napartistes et  radicaux.  Où  est  la  solution?  C'est  au  pays  maintenant 
de  la  trouver,  de  la  faire  prévaloir,  et  il  le  peut  en  choisissant  des 
hommes  modérés,  hbéraux,  sincèrement  constitutionnels,  ralliés  au  pro- 
gramme exposé  par  M.  Léon  Renault,  développé  aussi  l'autre  jour  par 
M.  Henri  Germain  à  Trévoux.  Au  bruit  de  ces  conflits  d'élections  ce- 
pendant voici  un  homme  de  l'ancienne  politique  parlementaire,  un 
vieux  collaborateur,  M.  de  Carné,  qui  vient  de  disparaître.  C'était  un  es- 
prit fin,  instruit,  conciliant,  qui  a  joué  autrefois  un  rôle  dans  les  cham- 
bres, et  qui  laisse  de  nombreux  ouvrages  d'un  sentiment  historique  et 
politique  élevé.  De  récens  malheurs  de  famille  avaient  accablé  la  vieil- 
lesse de  M.  de  Carné,  et  il  n'a  pu  survivre  longtemps  à  ces  épreuves 
après  une  vie  publique  qui  a  eu  son  éclat. 

Le  parlement  d'Angleterre  vient  de  s'ouvrir.  C'est  la  reine  Victoria 
elle-même  qui  a  ouvert  cette  fois  la  session,  faisant  violence  à  des  ha- 
bitudes de  vie  privée  et  de  retraite  qui  l'ont  éloignée  depuis  quelques 
années  de  ces  solennités  publiques,  et  qui  ne  laissent  pas  de  donner  de 


954  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  à  autre  une  certaine  humeur  aux  Anglais.  Un  intérêt  assez  vif 
s'attachait  aux  premières  explications  parlementaires  qui  devaient  né- 
cessairement se  produire  au  sujet  de  la  politique  extérieure  de  l'A-ngle- 
terre  depuis  quelques  mois.  On  était  curieux  de  connaître  l'opinion  of- 
ficielle du  gouvernement  sur  les  affaires  d'Orient,  sur  l'adhésion  qu'il 
a  récemment  donnée  à  la  note  autrichienne  aussi  bien  que  sur  l'acte 
hardi  par  lequel  il  a  fait  de  l'Angleterre  la  propriétaire  de  la  moitié  des 
actions  du  canal  de  Suez. 

Si  l'on  s'attendait  à  de  l'imprévu,  l'attente  a  été  un  peu  trompée.  Les 
explications  ont  eu  lieu  en  effet,  elles  ont  été  provoquées  par  les  deux 
chefs  de  l'opposition  dans  la  chambre  des  lords  et  dans  la  chambre  des 
communes,  lord  Granville  et  lord  Hartington,  elles  ont  été  largement 
fournies  par  lord  Derby  et  par  le  chef  du  cabinet,  M.  Disraeli.  En  défi- 
nitive, elles  ne  dépassent  pas  sensiblement  ce  qu'on  savait,  elles  le  pré- 
cisent. Le  chef  du  ministère  a  peut-être  ajouté  quelques  détails  de  plus 
sur  les  petites  péripéties  qui  ont  précédé  la  transaction  relative  à  Suez» 
et,  quant  au  plan  de  réformes  que  la  diplomatie  des  puissances  du  nord 
proposait  de  porter  à  Gonstantinople ,  ce  qu'ont  dit  les  deux  ministres 
se  réduit  à  une  explication  aussi  modeste  que  simple.  L'Angleterre  ne 
pouvait  ni  conseiller  au  sultan  une  résistance  qui  l'eût  compromise  elle- 
même,  ni  se  réfugier  dans  une  abstention  qui  l'eût  complètement  isolée, 
ni  proposer  une  nouvelle  conférence  européenne  qui  n'eût  point  été  ac- 
ceptée, et  qui  d'ailleurs  n'aurait  eu  aucun  avantage  pratique,  si  l'on 
n'avait  pas  eu  un  plan  différent  à  présenter.  Dès  lors  elle  n'avait  plus 
d'autre  alternative  que  d'accepter  la  situation  qui  lui  était  faite  ea  adhé- 
rant, comme  la  France,  comme  l'Italie,  à  la  note  préparée  par  le  comte 
Andrassy  au  nom  des  trois  empereurs.  C'était  la  politique  la  moins  com- 
promettante, sinon  la  plus  brillante,  et  le  ministère,  en  suivant  cette 
politique,  a  eu  la  chance  d'obtenir  l'appui  assez  inattendu  de  M.  Glad- 
stone, qui  s'est  levé  pour  approuver  en  quelques  mots  ce  qui  a  été  fait. 
Ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  aujourd'hui  évidemment,  ce  serait  que  l'in- 
surrection de  l'Herzégovine,  se  sentant  abandonnée  à  ses  propres 
forces,  de  plus  en  plus  resserrée  dans  ses  frontières,  déposât  les  armes, 
laissant  les  gouvernemens  européens  et  la  Turquie  en  têie-à-tête  pour 
l'accomplissement  des  réformes  proposées.  Si  cependant  l'insurrection 
persistait,  si  l'impuissance  de  la  Turquie  devenait  de  plus  en  plus  fla- 
grante, si  des  combinaisons  nouvelles  ou  peut-être  des  interventions 
plus  effectives  devaient  être  la  conséquence  d'un  premier  acte  de  diplo- 
matie, qu'arriverait-il?  Ici  les  ministres  de  la  reine  ont  eu  le  soin  de 
déclarer  que  l'Angleterre  avait  réservé  sa  liberté  d'action,  qu'elle  ne 
s'était  point  engagée  au-delà  de  la  note  du  comte  Andrassy. 

Oui,  sans  doute,  l'Angleterre  a  réservé  sa  liberté  d'action,  comme 
tous  les  autres  cabinets  se  sont  réservé  le  droit  de  prendre  conseil  de 


REVUE.    CITRONIQUE.  965 

leurs  intérêts.  Cela  veut  dire  en  d'autres  termes  que  c'est  une  ques- 
tion  dont  tout  le  monde  sent  la  gravité,  et,  malgré  un  certain  penchant 
à  faire  aujourd'hui  assez  bon  marché  de  ce  qu'ils  appelaient  autrefois 
l'intégrité  nécessaire  de  la  Turquie,  les  Anglais  ne  sont  pas  les  derniers 
à  se  préoccuper  des  dangers  d'une  crise  qui  mettrait  en  lutte,  selon  le 
mot  de  lord  Derby,  les  populations  musulmanes  et  les  populations  chré- 
tiennes, qui  pourrait  avoir  son  contre-coup  jusque  dans  l'empire  in- 
dien. Nous  ne  parlons  pas  des  dangers  auxquels  l'Europe  entière  serait 
immédiatement  exposée. 

Pour  le  moment  du  moins,  ces  perspectives  semblent  écartées  par 
l'empressement  qu'a  mis  la  Porte  à  souscrire  au  plan  de  réformes  pré- 
paré par  le  comte  Andrassy,  appuyé  par  les  autres  gouvernemens  eu- 
ropéens à  Consiantinople.  C'est  un  premier  gage  de  succès  pour  une 
politique  d'apaisement,  et  rien  n'indique  après  tout  que  même  pour 
trouver  maintenant  des  garanties  efficaces  de  ces  réformes  turques, 
personne  aujourd'hui  en  Europe  soit  disposé  à  se  jeter  dans  des  aven- 
imres,  à  braver  des  conflits.  M.  de  Bismarck  lui-même  en  vérité  donne 
le  signal  de  la  paix  universelle.  Il  s'est  souvenu  que  l'an  dernier  il  avait 
fait  rendre  un  décret  qui  interdisait  l'exportation  des  chevaux  hors  de 
l'Allemagne,  et  qui  avait  pu  passer  pour  un  signe  belliqueux  :  il  vient 
de  provoquer  l'abrogation  de  ce  décret  inutile  ou  onéreux,  et  oe  n'est 
rien  encore;  il  a  prononcé  ces  jours  derniers  en  plein  Reichstag,  à  pro- 
pos de  la  réforme  du  code  pénal,  un  discours  qui  est  une  véritable  pro- 
testation contre  toute  idée  de  guerre.  De  tous  les  discours  que  le  chan- 
celier allemand  a  pu  prononcer,  celui  qu'il  a  fait  entendre  l'autre  jour 
au  Reichstag  est  assurément  le  plus  original,  le  plus  humoristique  et  le 
,plus  habilement  calculé.  Il  est  question  de  tout  dans  cette  harangue, 
particulièrement  des  «  journaux  ofiQcieux  »  que  le  chancelier  a  fort  mal- 
traités, dont  il  avoue  s'être  servi  souvent,  mais  dont  il  est  décidé  à  ne 
plus  se  servir,  parce  que  les  journaux  l'ont  exposé  à  endosser  la  res- 
ponsabilité de  trop  d'inepties.  M.  de  Bismarck  a  surtout  saisi  cette  oc- 
casion d'affirmer  avec  une  sorte  de  surabondance  de  verve  les  inten- 
tions absolument  pacifiques  de  l'Allemagne,  de  son  vieil  empereur  et  de 
son  grand-chancelier.  L'Allemagne  n'a  «  rien  à  gagner,  rien  à  conqué- 
rir, ))  elle  est  amplement  satisfaite  et  n'aspire  qu'à  vivre  tranquille. 

Bien  mieux,  tout  ce  qu'on  a  dit  au  dernier  printemps  des  périls  de 
nouveaux  conflits,  de  la  guerre  imminente,  tout  cela  n'était  «  que  de  la 
fantaisie  et  du  radotage!  »  Il  n'y  a  jamais  rien  eu  de  vrai.  Ce  sont  les 
journaux  qui  ont  imaginé  ces  bruits,  qui  les  ont  propagés  par  les  corres- 
pondances, par  les  télégrammes,  dans  un  intérêt  de  spéculation.  M.  de 
Bismarck  est  d'avis  que,  s'il  était  allé  ainsi  au  parlement  proposer  la  guerre 
sans  raison,  sans  aucun  motif,  le  parlement  n'aurait  eu  qu'à  lui  envoyer 
un  médecin  pour  examiner  son  état  mental.  Il  est  stupéfait  qu'on  ait  pu 
lui  prêter  cette  «  colossale  bêtise  »  de  dire  :  «  Il  est  possible  que  nous 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soyons  attaqués  dans  quelques  années;  pour  prévenir  cette  attaque, 
tombons  sur  notre  voisin  et  massacrons-le  avant  qu'il  ne  soit  relevé 
complètement.  »  Ce  serait  là  ce  que  le  chancelier  allemand  appelle  «  se 
suicider  pour  éviter  la  mort,  et  cela  dans  une  situation  tout  à  fait 
agréable,  où  personne  ne  songe  à  nous  faire  la  guerre.  »  —  Ainsi  c'est 
entendu,  il  n'y  a  rien  eu  au  printemps  dernier.  L'empereur  Alexandre 
est  allé  pour  son  plaisir  à  Berlin,  et  c'est  aussi  pour  son  plaisir  que  le 
prince  Gortschakof  expédiait  en  toute  hâte  des  dépêches  rassurantes. 
L'Angleterre  s'est  donné  beaucoup  de  mal  pour  provoquer  des  explica- 
tions et  pour  dissiper  des  fantômes.  Ce  décret  sur  l'exportation  des  che- 
vaux, qui  vient  d'être  abrogé,  c'était  tout  simplement  pour  favoriser  le 
commerce  allemand.  L'Europe  a  cru  traverser  une  crise  et  a  été  la  dupe 
de  sa  crédulité.  Voilà  qui  est  au  mieux!  Voilà  qui  eût  produit  surtout  un 
merveilleux  effet  au  mois  de  mai  1875,  et  qui,  pour  venir  dix  mois  après, 
ne  garde  pas  moins  son  prix!  La  moralité  est  qu'il  ne  faut  pas  toujours 
croire  à  ce  que  répètent  les  journaux  et  les  correspondans  des  journaux. 
M.  de  Bismarck  ne  dit  d'habitude  que  ce  qu'il  veut  dire;  il  n'y  a  au- 
cune raison  de  mettre  en  doute  la  sincérité  de  ses  paroles,  et  puisqu'un 
personnage  comme  lui  qui  a  la  faculté  d'assembler  et  de  dissiper  les 
nuages,  tient  à  se  montrer  pour  le  moment  si  rassuré,  si  rassurant,  ces 
déclarations  pacifiques  peuvent  certes  être  considérées  comme  un  élé- 
ment de  quelque  importance  dans  la  situation  présente  des  choses. 

Le  fait  est  qu'à  l'heure  où  nous  sommes,  presqu'à  la  veille  de  cette 
saison  toujours  redoutée  du  printemps,  l'Europe  semble  se  reposer, 
sans  de  trop  fâcheux  pressentimens,  dans  une  paix  dont  elle  ne  désire 
pas  voir  la  fin  prochaine.  Un  peu  partout  on  est  aux  affaires  intérieures. 
L'autre  jour,  le  roi  de  Suède  ouvrait  son  parlement  dans  les  conditions 
les  plus  régulières.  D'ici  à  peu  l'Espagne  aura  son  régime  constitutionnel 
complètement  rétabli  par  la  réunion  des  deux  chambres  qui  viennent 
d'être  élues,  pendant  que  son  armée  poursuit  ses  opérations  aussi  heu- 
reuses que  pénibles  contre  les  carlistes  dans  les  provinces  du  nord.  A 
son  tour,  l'Italie  trouve  dans  une  politique  libérale  et  modérée  la  ga- 
rantie d'une  indépendance  qu'elle  a  conquise  par  la  guerre,  qu'elle 
affermit  par  la  paix.  Le  parlement  italien,  dont  les  travaux  sont  sus- 
pendus, va  se  réunir  de  nouveau  prochainement.  Il  n'a  guère  en  per- 
spective que  des  discussions  sur  les  finances  ou  les  incidens  que  peut 
provoquer  Garibaldi  avec  ses  projets  grandioses  de  rectification  du 
Tibre.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux  en  effet,  c'est  qu'il  y  a  toujours  une 
question  du  Tibre,  qui  divise  Garibaldi  et  la  commission  du  budget, 
l'un  tenant  à  ses  idées,  la  commission  ayant  d'autres  vues  et  ne  voulant 
livrer  les  premiers  millions  qu'à  bon  escient.  Le  président  du  conseil, 
M.  Minghetti,  s'efforce  de  mettre  tout  le  monde  d'accord.  Ce  n'est  pas 
la  première  question  sur  laquelle  on  aura  fini  par  s'entendre  au-delà 
des  Alpes  en  dépit  de  l'humeur  et  des  sorties  de  Garibaldi. 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  957 

L'Italie  nouvelle,  dans  sa  liberté,  garde  un  mérite  ;  elle  sait  honorer 
ses  morts  illustres ,  et  elle  vient  de  le  prouver  encore  une  fois  autour 
de  la  tombe  de  ce  vieux  marquis  Gino  Gapponi,  'qui  vient  de  s'éteindre 
à  quatre-vingt-trois  ans,  dans  cette  aimable  Florence  qu'il  n'a  cessé 
d'habiter.  Gapponi  était  le  dernier  descendant  d'une  ancienne  famille 
qui  a  compté  des  prieurs,  des  gonfaloniers,  des  soldats,  des  diplomates. 
L'histoire  de  sa  maison  se  confond  avec  l'histoire  de  Florence.  Mêlé 
dans  sa  longue  carrière  à  tous  les  événemens,  personnage  indépen- 
dant et  libéral  sous  le  régime  absolu,  ministre  constitutionnel  du  grand- 
duc  Léopold  en  1848,  sénateur  depuis  l'indépendance,  il  avait  toujours 
gardé  la  modération  des  idées  et  l'honneur  du  caractère.  C'était  un  esprit 
très  cultivé,  qui  avait  été  l'ami  dévoué  encore  plus  que  le  patron  bienveil- 
lant de  tous  les  écrivains  contemporains  de  l'Italie,  qui  s'était  associé  à 
toutes  les  tentatives  pour  réveiller  le  gotit  des  études,  et  qui  avait  souvent 
écrit  lui-même,  qui  laisse  comme  testament  littéraire  une  Histoire  de  la 
république  de  Florence,  publiée  récemment.  Il  ne  pouvait  plus  depuis 
longtemps  avoir  un  rôle  actif,  il  avait  été  atteint ,  il  y  a  bien  des  an- 
nées, d'une  cécité  absolue.  Rien  n'était  plus  imposant  que  ce  grand  et 
affable  vieillard  aux  yeux  fermés  à  la  lumière,  à  l'intelligence  toujours 
lucide,  s'intéressant  à  tout,  suivant  d'une  pensée  attentive  et  ferme  les 
affaires  de  l'Europe  aussi  bien  que  les  affaires  de  son  pays.  On  aurait 
dit,  à  le  voir  dans  sa  haute  stature  respirant  la  franchise  et  la  force 
tranquille,  une  image  du  passé  souriant  au  présent.  Le  peuple  l'aimait 
et  le  vénérait;  les  passans  s'inclinaient  devant  lui  quand  il  allait  chaque 
jour,  conduit  par  un  serviteur,  à  sa  paroisse  de  l'Annunziata,  car  le 
vieux  libéral  italien  était  resté  de  religion  simple.  Sa  mort  a  été  un 
deuil  de  famille  pour  Florence,  un  deuil  national  pour  l'Italie. 

Il  y  a  deux  semaines,  la  ville  de  Pesth  se  pavoisait  de  noir  et  fermait 
ses  magasins  pour  la  mort  de  Deâk.  L'impératrice  d'Autriche  allait  dé- 
poser elle-même  une  couronne  sur  le  cercueil  du  patriote  hongrois.  Ces 
jours  derniers,  Florence,  elle  aussi,  s'est  pavoisée  pour  la  mort  de  Gino 
Capponi.  La  bourse  a  été  fermée,  le  drapeau  national  a  été  hissé  cou- 
vert d'un  crêpe  sur  le  palais  vieux.  Le  roi  Victor-Emmanuel  a  pris  part 
au  deuil  public,  le  président  du  conseil  s'est  rendu  à  Florence,  et  la 
population  entière  a  suivi  le  convoi  du  vieux  Florentin.  Les  peuples  li- 
bres s'honorent  eux-mêmes  par  ces  hommages  spontanés  rendus  non  à 
des  flatteurs  de  leurs  passions  et  de  leurs  faiblesses,  mais  à  ceux  qui 
meurent  comme  ils  ont  vécu,  fidèles  jusqu'au  bout  au  patriotisme  et  à 
l'honneur.  en.  de  mazade, 

Speeches  in  England  and  India,  by  Earl  of  Mayo,  edited  by  Goslo  Behary  MuUick, 
Calcutta  1873. 

On  n'a  pas  oublié  la  triste  mort  du  vice -roi  de  l'Inde,  lord  Mayo, 
assassiné  le  8  février  1872  par  un  fanatique  dans  une  visite  qu'il  fai- 


958  REVUE  DES  DEUX  MONWES. 

sait  nu  pénilencier  des  îles  Andaman.  Ce  déptorable  événement  met- 
tait une  sorte  d'auréole  au  front  de  la  victime.  Lord  Mayo  n'était  pas 
un  grand  homme,  certes,  ni  même  un  administrateur  renommé.  Ce- 
pendant il  remplissait  avec  sagacité  la  fonction  que  le  gouvernement 
anglais  lui  avait  confiée.  Doué  par  la  naissance  et  par  l'éducation  d'un 
air  de  dignité  que  rien  n'altérait,  il  tenait  sans  embarras  le  premier 
rang  au  milieu  de  princes  indigènes  dont  la  généalogie  remonte  quel- 
quefois aux  temps  héroïques  de  l'histoire  liindoue.  Il  était  issu  d'une 
famille  irlandaise  qui  avait  fourni  plusieurs  évêques  à  l'église  anglicane. 
Entré  jeune  encore  à  la  chambre  des  communes,  il  s'était  associé  à  la 
fortune  des  tories,  et  avait  obtenu  un  poste  secondaire  dans  le  gouver- 
nement chaque  fois  que  lord  Derby  revenait  aux  affaires.  Serviteur  zélé 
et  fidèle,  il  se  faisait  ainsi  une  réputation  sans  que  personne  eût  rien  à 
lui  reprocher.  C'est  dans  cette  catégorie  'd'hommes  d'état  de  second 
ordre  que  le  cabinet  prend  volontiers  tin  vice-roi  de  l'Inde  lorsque  cet 
éminent  emploi  devient  vacant.  En  1868,  il  y  lavait  vingt  ans  déjà  qu'il 
appartenait  à  la  chambre  des  communes,  M.  Disraeli  lui  offrit  la  vice- 
royauté,  qu'il  accepta.  Lord  Mayo  avait  toutes  les  qualités  extérieures 
que  réclame  l'exercice  d'une  dignité  où  l'esprit  de  parti  n'a  rien  à  faire. 
Qu'on  en  juge  par  un  seul  fait.  Le  principal  événement  du  règne  de 
lord  Mayo  fut  la  réception  à  Umballah  de  l'émir  Shir€-Ali,  le  souverain 
de  l'Afghanistan.  En  cette  occasion,  de  même  que  dans  les  durbars  so- 
lennels 011  il  convoquait  les  princes  déchus  de  l'Hindoustan,  il  donnait 
une  haute  idée  de  la  puissance  anglaise  à  ces  peuples  innocens,  qui  ju- 
gent du  pouvoir  d'une  nation  d'après  l'éclat  des  fêtes  que  donne  son 
représentant.  Il  montrait  aussi ,  ce  qui  est  plus  ilouable,  une  sympathie 
marquée  pour  l'éducation,  pour  les  œuvres  de  bienfaisance,,  pour  tout 
ce  qui  touche  au  bien-être  et  à  l'amélioration  de  la  population  con- 
quise. En  chacune  de  ces  circonstances,  il  prononçait  un  discours  d'ap- 
parat ;  c'est  la  collection  de  ces  allocutions  étudiées  que  l'on  a  publiée 
à  Calcutta.  Le  plus  curieux  est  que  cette  collection  est  l'ouvrage  d'un 
Hindou  et  qu'elle  est  faite  à  l'instigation  d'un  prince  indigène,  le  maha- 
rajah  de  Pultiala.  N'est-ce  pas  un  indice  de  l'influence  que  les  idées  an- 
glaises exercent  sur  la  population  'native  de  l'Inde?  Les  onirvrages  de 
M.  Gosto  Behary  Mu'llick  sont  nombreux  déjà  ;  celui  qu'il  a  consacré  à 
lord  Mayo  montre  non- seulement  qu'il  sait  écrire  correctement  l'an- 
glais, mais  aussi  qu'il  a  su  comprendre  les  mœurs  européennes. 

H.  BLERZY. 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


TABLE    DES   MATIERES 


TEEIZIÈIE  VOLTJIE 


TROISIÈME  PÉRIODE.  —  XLVI«  ANNÉE. 


JANVIER    —  FÉVRIER    1876 


Livraison  du,  1er  Janvier. 

L.\  Tour  de  Percemont,  dernière  partie,  par  M.  George  SAND 5 

Les  Souvenirs  dd  médecin  de  la  rei\e  Victoria.  —  I.  —  La  princesse  Char- 
lotte, par  M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER,  de  l'Académie  Française.  .   .  44 
Les  Maîtres  d'adtrefois. — Belgiqde-Hollande,  par  M.  Edgène  FROMENTIN.  91 
Le  Godvernbment  de  Gharleuagne.  —  Le  pouvoir  royal,  l'empire  romain,  les 
assemblées  nationales,  par  M.  FUSTEL  DE  GOULANGaS,    de  l'Institut 

de  France.    .  »  . 123 

Le  Premier  amour  d'Eugène  Pickering.  Une  femme  PHiLosopas,  par.  M.  Hesry 

JAMES , 153 

Les  Centres  de  création  et  l'apparition  successive  des  végétaux,  par  M.  Eu- 
gène FOURNIER 180 

L'Angleterre  et  le  canal  de  Suez,  par  M.  G.  VALBERT 198 

Chronique  db  la  Quinzaine,  histoire  politique,  et.  littéraire .,  211 

Revue  scientifique.  —  Recherches  nouvelles  sur  les  fonctions  du  cerveau..  -  222 

Essais  et  Notigej.  —  Un  Voyage  aux  chutes  du  Zvmbèse,  par  M^  R.  RADAU.  228 

Livraison  du  15  Janvier. 

Le  Fiancé  de  M"«  Saint-Mvur,  première  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.  2  il 

Le  mont  Athos,  un  voyage  dans  le  passé,  par  M'.  Eugëne-Melchiox  de  VOGUÉ.  281 
Les  Saladeuos  et  l'industrie  pastorale  dans  l'Améhique  du  Sud,  par  M.    Emile 

DAIREAUX 318 

Les  Maîtres    d'autrefois.  —  Belgique-Hollande.  —  II.  —  Rubens  et  l'école 

flamande,  par  M.  Eugène  FROMliNTIN 346 


960  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Les  Chemins  de  fer  aux  États-Unis,  notes  de  voyage,  par  M.  L.  SIMONIN.  .  380 
Un  Contel'r  espagnol   contemporain.   Antonio  de  Trueba,  par  M.   L.  LOUIS- 
LANDE 410 

Deux  Chanceliers.  —   VI.   —   Dix   ans  d'association,    dernière  partie,    par 

M.  Jdlian  KLACZKO 433 

Épisode  de  la  vie  d'un  jooedr  californien,  par  M.  BRET  HARTE 448 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 463 

Revue  musicale 474 

Livraison  du  l^f  Février. 

Le  Fiancé  de  M''"  Saint-Maur,  deuxième  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.      481 

Une  secte  religieuse  et  politique  en  Danemark.  —  Grundtvig  et  ses  doc- 
trines, par  M.  George  COGORDAN 524 

Les  Souvenirs  du  médecin  de  la  reine  Victoria.  —  II.  —  Le  procès  et  la 
MORT  DE  la  reine  CAROLINE,  par  M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER,  de 
l'Académie  Française 555 

Les  Maîtres  d'autrefois.  —  Belgique-Hollande.  —  III.  —  L'Écolb  hollan- 
daise, Paul  Potier,  par  M.  Eugène  FROMENTIN 602 

Les  Plantes  carnivores  d'après  de  récentes  découvertes,  par  M.  J.-E.  PLAN- 

CHON,  professeur  à  la  Faculté  de  Montpellier 631 

El  Resucitado.  —  Souvenirs  de  la  guerre  de  l'indépendance  en  Espagne,  par 

M.  A.  FIÉVÉE 660 

Les    Prévisions    des    pessimistes    pour   le   printemps    prochain,    par  M.    G. 

VALBERT 690 

Chronique  db  la  Quinzaine  ,  histoire  politique  et  littéraire.  ........       703 

Essais  et  Notices.  —  la  Savoie  industrielle 714 

Livraison  du  15  Février. 

Le  Fiancé  de  M'^'=  Saint-Maur,  troisième  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.      741 

Les    Preuves    de    la   théorie   de    l'évolution   en    histoire    naturelle,    par 

M.  Charles   MARTINS 750 

Les  Maîtres  d'autrefois.  —  Belgique-Hollande.  —  IV.  —  Ruysdael  et  Cuyp, 

par  M.  Eugène  FROMENTIN 770 

Les  Mémoires  de  lord  Shelburne,  un  ministre  de  George  III,  par  M.  Ernest 

FONTANÈS 802 

Ivan  le  Terrible  et  les  Anglais  en  Russie  d'après  de  nouvelles  publica- 
tions, par  M.   Alfred  RAMBAUD 832 

La  Peinture  de  batailles.  —  Le  nouveau  tableau  de  M.  Meissonier  et  l'ex- 
position DES  oeuvres  de  Pils,  par  M.   Henry   HOUSSAYE 864 

Les  Princes  colonisateurs  de  la  Prusse.  —  II.  —  Frédéric  lk  Grand,  par 

M.  Ernest   LAVISSE 890 

Les  Observatoires  de  montagne.  —  Les  nouveaux  observatoires  du  Puy-de- 
Dôme  ET  DU  Pic-DU-MiDi  de  Bigorre,  par  M.  R.  RADAU 911 

La  Société  des  agriculteurs  de  France,  par  M.  Félix  VIDALIN 933 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 930 

Essais  et  Notices , .      954 


Paris.  —  J.  CLAYE ,  Imprimeur,  1,  rue  Saint-Benoît. 


\     i 


TUFTS  UNIVERSITv  L'BRARIES 


3  9090  007  516  814